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LETTRE DE J.J. ROUSSEAU, A MONSIEUR PHILOPOLIS [Charles Bonnet]

JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE DE J.J. ROUSSEAU,
A MONSIEUR PHILOPOLIS [Charles Bonnet]

[1755, octobre. Publication, Genève, 1782 (du Peyrou/Moultou édition); le Pléiade édition, t. III, pp. 230-236, 1383-1387 (Lettre de M. Philopolis au sujet du Discours de M. J. J. Rousseau....) == Du Peyrou/ Moultou 1780-1789 quarto édition t. I, pp.177-186. Réponse à Lettre au sujet du Discours de M. J.-J. Rousseau de Genève, sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes par Philopolis (Charles Bonnet); Mercure de France, octobre 1755. lePléiade édition, t. III. pp. 1383-1386.]

[177]

LETTRE
DE J.J. ROUSSEAU,
A MONSIEUR PHILOPOLIS.

Vous voulez, Monsieur, que je vous réponde, puisque vous me faites des questions. Il s’agit, d’ailleurs, d’un ouvrage dédié à mes Concitoyens; je dois en le défendant justifier l’honneur qu’ils m’ont fait de l’accepter. Je laisse à part dans votre lettre ce qui me regarde en bien & en mal, parce que l’un compense l’autre à-peu-prés, que j’y prends peu d’intérêt, le Public encore moins, & que tout cela ne fait rien à la recherche de la vérité. Je commence donc par le raisonnement que vous me proposez, comme essentiel à la question que j’ai tâché de résoudre.

L’état de société, me dites-vous, résulte immédiatement des facultés de l’homme & par conséquent de sa nature. Vouloir que l’homme ne devînt point sociable, ce seroit donc vouloir qu’il ne fût point homme, & c’est attaquer l’ouvrage de Dieu que de s’élever contre la société humaine. Permettez-moi, Monsieur, de vous proposer à mon tour une difficulté avant de résoudre la vôtre. Je vous épargnerois ce détour si je connoissois un chemin plus sûr pour aller au but.

[178] Supposons que quelques Savans trouvassent un jour le secret d’accélérer la vieillesse, & l’art d’engager les hommes à faire usage de cette rare découverte. Persuasion qui ne seroit peut-être pas si difficile à produire qu’elle paroît au premier aspect; car la raison, ce grand véhicule de toutes nos sottises, n’auroit garde de nous manquer à celle-ci. Les Philosophes, sur-tout & les gens sensés, pour secouer le joug des passions & goûter le précieux repos de l’ame, gagneroient à grands pas l’âge de Nestor, & renonceroient volontiers aux desirs qu’on peut satisfaire, afin de se garantir de ceux qu’il faut étouffer. Il n’y auroit que quelques étourdis qui, rougissant même de leur foiblesse, voudroient sollement rester jeunes heureux au lieu de vieillir pour être sages.

Supposons qu’un esprit singulier, bizarre, & pour tout dire, un homme à paradoxes, s’avisât alors de reprocher aux autres l’absurdité de leurs maximes, de leur prouver qu’ils courent la mort en cherchant la tranquillité, qu’ils ne sont que radoter à force d’être raisonnables; & que s’il faut qu’ils soient vieux un jour, ils devroient tâcher au moins de l’être le plus tard qu’il seroit possible.

Il ne faut pas demander si nos sophistes craignant le décri de leur Arcane, se hâteroient d’interrompre ce discoureur importun. "Sages vieillards", diroient-ils à leurs sectateurs, "remerciez le Ciel des graces qu’il vous accorde, & félicitez-vous sans cesse d’avoir si bien suivi ses volontés. Vous êtes décrépits, il est vrai, languissans, cacochymes; tel est le sort inévitable de l’homme, mais votre entendement est sain; vous êtes perclus de tous les membres, mais [179] votre tête en est plus libre; vous ne sauriez agir, mais vous parlez comme des oracles; & si vos douleurs augmentent de jour en jour, votre Philosophie augmente avec elles. Plaignez cette jeunesse impétueuse que sa brutale santé prive des biens attachés à votre foiblesse. Heureuses infirmités qui rassemblent autour de vous tant d’habiles Pharmaciens fournis de plus de drogues que vous n’avez de maux, tant de savans Médecins qui connoissent à fond votre pouls, qui savent en grec les noms de tous vos rhumatismes, tant de zélés consolateurs & d’héritiers fideles qui vous conduisent agréablement à votre derniere heure. Que de secours perdus pour vous si vous n’aviez su vous donner les maux qui les ont rendus nécessaires"!

Ne pouvons nous pas imaginer qu’apostrophant ensuite notre imprudent avertisseur, ils lui parleroient à-peu-près ainsi:

«Cessez, déclamateur téméraire, de tenir ces discours impies. Osez-vous blâmer ainsi la volonté de celui qui a fait le genre-humain? L’état de vieillesse ne découle-t-il pas de la constitution de l’homme? N’est-il pas naturel à l’homme de vieillir? Que faites-vous donc dans vos discours séditieux que d’attaquer une loi de la nature & par conséquent la volonté de son Créateur? Puisque l’homme vieillit, Dieu veut qu’il vieillisse. Les faits sont-ils autre chose que l’expression de sa volonté? Apprenez que l’homme jeune n’est point celui que Dieu a voulu faire, & que pour s’empresser d’obéir à ses ordres il faut se hâter de vieillir.»

Tout cela supposé, je vous demande, Monsieur, si l’homme aux paradoxes doit se taire ou répondre, & dans ce dernier [180] cas, de vouloir bien m’indiquer ce qu’il doit dire, je tâcherai de résoudre alors votre objection.

Puisque vous prétendez m’attaquer par mon propre systême, n’oubliez pas, je vous prie, que selon moi la société est naturelle à l’espece humaine comme la décrépitude à l’individu, & qu’il faut des Arts, des Loix, des Gourvernemens aux Peuples comme il faut des bequilles aux vieillards. Toute la différence est que l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’nature de l’homme, & que celui de société découle de la nature du genre-humain; non pas immédiatement comme vous le dites, mais seulement comme je l’ai prouvé, à l’aide de certaines circonstances extérieures qui pouvoient être ou m’être pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, & par conséquent accélérer ou ralentir le progrès. Plusieurs même de ces circonstances, dépendent de la volonté des hommes; j’ai été obligé pour établir une parité parfaite, de supposer dans l’individu le pouvoir d’accélérer sa vieillesse comme l’espece a celui de retarder la sienne. L’état de société ayant donc un terme extrême auquel les hommes sont les maîtres d’arriver plus tôt ou plus tard, il n’est pas inutile de leur montrer le danger d’aller si vîte, & les miseres d’une condition qu’ils prennent pour la perfection de l’espece.

A l’énumération des maux dont les hommes sont accablés & que je soutiens être leur propre ouvrage, vous m’assurez, Leibnitz & vous, que tout est bien, & qu’ainsi la providence est justifiée. J’étois éloigné de croire qu’elle eût besoin pour sa justification du secours de la Philosophie Leibnitzienne, ni d’aucune autre. Pensez-vous sérieusement, vous même, [181] qu’un systême de Philosophie, quel qu’il soit, puisse être plus irrépréhensible que l’ûnivers, & que pour disculper la providence, les argumens d’un Philosophe soient plus convaincans que les ouvrages de Dieu? Au reste, nier que le mal existe, est un moyen fort commode d’excuser l’auteur & mal. Les Stoïciens se sont autrefois rendus ridicules à meilleur marché.

Selon Leibnitz & Pope, tout ce qui est, est bien. S’il y a des sociétés, c’est que le bien général veut qu’il y en ait; s’il n’y en a point, le bien général veut qu’il n’y en ait pas; si quelqu’un persuadoit aux hommes de retourner vivre dans les forêts, il seroit bon qu’ils y retournassent vivre. On ne doit pas appliquer à la nature des choses une idée de bien ou de mal qu’on ne tire que de leurs rapports, car elles peuvent être bonnes relativement au tout, quoique mauvaises en elles-mêmes. Ce qui concourt au bien général peut être un mal particulier, dont il est permis de se délivrer quand il est possible. Car si ce mal, tandis qu’on le supporte, est utile au tout, le bien contraire qu’on s’efforce de lui substituer ne lui sera pas moins utile si-tôt qu’il aura lieu. Par la même raison que tout est bien comme il est, si quelqu’un s’efforce de changer l’état des choses, il est bon qu’il s’efforce de les changer; & s’il est bien ou mal qu’il réussisse, c’est ce qu’on peut apprendre de l’événement seul & non de la raison. Rien l’empêche en cela que le mal particulier ne soit un mal réel pour celui qui le souffre. Il étoit bon pour le tout que nous fussions civilisés puisque nous le sommes, mais i1 eût certainement été mieux pour nous de ne pas l’être. Leibnitz [182] n’eût jamais rien tiré de son systême qui pût combattre cette proposistion; & il est clair que l’optimisme bien entendu, ne fait rien ni pour ni contre moi.

Aussi n’est-ce ni à Leibnitz ni à Pope que j’ai à répondre, mais à vous seul qui, sans distinguer le mal universel qu’ils nient, du mal particulier qu’ils ne nient pas, prétendez que c’est assez qu’une chose exile pour qu’il ne soit pas permis de desirer qu’elle existât autrement. Mais, Monsieur, si tout est bien comme il est, tout étoit bien comme il étoit avant qu’il y eût des Gouvernemens & des Loix; il fut donc au-moins superflu de les établir, & Jean-Jaques alors, avec votre systême, eût eu beau jeu contre Philopolis. Si tout est bien comme il est, de la maniere que vous l’entendez, à quoi bon corriger nos vices, guérir nos maux, redresser nos erreurs? Que servent nos Chaires, nos Tribunaux, nos Académies? Pourquoi faire appeller un Médecin quand vous avez la fievre? Que avez vous si le bien du plus grand tout que vous ne connoissez pas, n’exige point que vous ayez le transport, & si la santé des habitans de Saturne ou de Sirius ne souffriroient point du rétablissement de la vôtre? Laissez aller tout comme il pourra, afin que tout aille toujours bien. Si tout est le mieux qu’il peut être, vous devez blâmer toute action quelconque; car toute action produit nécessairement quelque changement dans l’état où sont les choses, au moment qu’elle se fait; on ne peut donc toucher à rien sans mal faire, & le quiétisme le plus parfait est la seule vertu qui reste à l’homme. Enfin si tout est bien comme il est, il est bon qu’il y ait des Lapons, des Esquimaux, des [183] Algonquins, des Chicacas, des Caraïbes, qui se passent de notre police, des Hottentots qui s’en moquent, & un Genevois qui les approuve. Leibnitz lui-même conviendroit de ceci.

L’homme, dites-vous, est tel que l’exigeoit la place qu’il devoit occuper dans l’univers. Mais les hommes différent tellement selon les tems & les lieux, qu’avec une pareille logique, on seroit sujet à tirer du particulier à l’universel des conséquences fort contradictoires & fort peu concluantes. Il ne faut qu’une erreur de Géographie pour bouleverser toute cette prétendue doctrine qui déduit ce qui doit être de ce qu’on voit. C’est à faire aux Castors, dira l’Indien, de s’ensouir dans des tanneries, l’homme doit dormir à l’air dans un hamac suspendu à des arbres. Non, non, dira le Tartare, l’homme est fait pour coucher dans un chariot. Pauvres gens, s’écrieront nos Philopolis d’un air de pitié, ne voyez-vous pas que l’homme est fait pour bâtir des villes! Quand il est question de raisonner sur la nature humaine, le vrai Philosophe n’est ni Indien, ni Tartare, ni de Geneve, ni de Paris, mais il est homme.

Que le singe soit une bête, je le crois, & j’en ai dit la raison; que l’Orang-Outang en soit une aussi, voilà ce que vous avez la bonté de m’apprendre, & j’avoue qu’après les faits que j’ai cités, la preuve de celui-là me sembloit difficile. Vous philosophez trop bien pour prononcer là-dessus aussi légérement que nos voyageurs qui s’exposent quelquefois sans beaucoup de façons, à mettre leurs semblables au rang des bêtes. Vous obligerez donc surement le Public, & vous instruirez même les Naturalistes en nous apprenant les moyens que vous avez employés pour décider cette question.

[184] Dans mon Epître dédicatoire, j’ai félicité ma Patrie d’avoir un des meilleurs Gouvernemens qui pussent exister. J’ai trouvé dans le Discours qu’il devoit y avoir très-peu de bons Gouvernemens: je ne vois pas où est la contradiction que vous remarquez en cela. Mais comment savez-vous, Monsieur, que j’irois vivre dans les bois si ma santé me le permettoit, plutôt que parmi mes Concitoyens pour lesquels vous connoissez ma tendresse? Loin de rien dire de semblable dans mon Ouvrage, vous y avez dû voir des raisons très-fortes de ne point choisir ce genre de vie. Je sens trop en mon particulier combien peu je puis me passer de vivre avec des hommes aussi corrompus que moi, & le sage même, s’il en est, n’ira pas aujourd’hui chercher le bonheur au fond d’un désert. Il faut fixer, quand on le peut, son séjour dans sa Patrie pour l’aimer & la servir. Heureux celui qui, privé de cet avantage, peut au moins vivre au sein de l’amitié dans la Patrie commune du genre-humain, dans cet asyle immense ouvert à tous les hommes, où se plaisent également l’austere sagesse & la jeunesse solâtre; où régnent l’humanité, l’hospitalité, la douceur, & tous les charmes d’une société facile; où le pauvre trouve encore des amis, la vertu des exemples qui l’animent, & la raison des guides qui l’éclairent. C’est sur ce grand théâtre de la fortune, du vice, & quelquefois des vertus, qu’on peut observer avec fruit le spectacle de la vie; mais c’est dans son pays que chacun devroit en paix achever la sienne.

II me semble, Monsieur, que vous me censurez bien gravement, sur une réflexion qui me paroît très-juste, & qui, juste ou non, n’a point dans mort écrit le sens qu’il vous, plaît [185] de lui donner par l’addition d’une seule lettre. Si la nature nous a destinés à être saints, me faites-vous dire, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, & que l’homme qui médite est un animal dépravé. Je vous avoue que si j’avais ainsi confondu la santé avec la sainteté, & que la proposition fût vraie, je me croirois très-propre à devenir un grand saint moi-même dans l’autre monde, ou du moins à me porter toujours, bien dans celui-ci.

Je finis, Monsieur, en répondant à vos trois dernieres questions. Je n’abuserai pas du tems que vous me donnez pour y réfléchir; c’est un soin que j’avois pris d’avance.

Un homme ou tout autre Etre sensible qui n’auroit jamais connu la douleur, auroit-il de la pitié, & seroit-il ému à la vue d’un enfant qu’on égorgeroit? Je réponds que non.

Pourquoi la populace à qui M. Rousseau accorde une si grande dose de pitié, se repaît-elle avec tant d’avidité du spectacle d’un malheureux expirant sur la roue? Par la même raison que vous allez pleurer au théâtre & voir Seide égorger son père, ou Thyeste boire le sang de son fils. La pitié est un sentiment si délicieux qu’il n’est pas étonnant qu’on cherche à l’éprouver. D’ailleurs, chacun a une curiosité secrete d’étudier les mouvemens de la nature aux approches de ce moment redoutable que nul ne peut éviter. Ajoutez à cela le plaisir d’être pendant deux mois l’orateur du quartier & de raconter pathétiquement aux voisins la belle mort du dernier roué.

L’affection que les femelles des animaux témoignent pour petits, a-t-elle ces petits pour objet, ou la mere? D’abord la mere pour son besoin, puis les petits par habitude. Je l’avois [186] dit dans le Discours. Si par hasard c’étoit celle-ci, le bien-être des petits n’en seroit que plus assuré. Je le croirois ainsi. Cependant cette maxime demande moins à être étendue que resserrée; car, dès que les poussins sont éclos, on ne voit pas que la poule ait aucun besoin d’eux, & sa tendresse maternelle ne le cede pourtant à nulle autre.

Voilà, Monsieur, mes réponses. Remarquez au reste que, dans cette affaire comme dans celle du premier Discours, je suis toujours le monstre qui soutient que l’homme est naturellement bon, & que mes adversaires sont toujours les honnêtes gens qui, à l’édification publique, s’efforcent de prouver que la nature n’a fait que des scélérats.

Je finis, autant qu’on peut l’être, de quelqu’un qu’on ne connoît point. Monsieur, &c.

FIN.

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