JEAN JACQUES ROUSSEAU

CONSIDÉRATIONS
SUR LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE,
ET SUR SA RÉFORMATION PROJETÉE

[octobre 1771-avril 1772, Bibliothèque de la Ville, Neuchâtel; Wielhorski manuscrit* [*le Pléiade édition, t. III, p. 1889-1890. "Quelques mois plus tard, il remit a Du Peyrou le manuscrit original qu’il avait reçu entre-temps de Wielhorski, avec la recommandation de supprimer les passages relatifs aux intrigues russes au tems de l’élection de Stanilas & a la conduite des troupes russes en Pologne. C’est donc un texte incomplet de quelques paragraphes qui parut pour la première fois dans la COLLECTION COMPLETE DES OEUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU... 1782."]. Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. IX (1913), pp. 29-36, Venceslas Olszewicz, "Le Manuscrit Czartoryski des Considérations sur le Gouvernement de Pologne." Publication, du Peyrou-Moultou édition, Genève, 1782. le Pléiade édition, t. III, pp. 951-1041= Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto edition, t. I, pp. 415-539]

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CONSIDÉRATIONS
SUR LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE,
ET SUR
SA RÉFORMATION PROJETÉE.

Par J.-J. Rousseau.
En Avril 1772.

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CHAPITRE PREMIER

Etat de la question.

Le tableau du Gouvernement de Pologne fait par M. le comte Wielhorski & les réflexions qu’il y a jointes, sont des pièces instructives pour quiconque voudra former un plan régulier pour la refonte de ce Gouvernement. Je ne connois personne plus en état de tracer ce plan que lui-même, qui joint aux connoissances générales que ce travail exige toutes celles du local, & des détails particuliers, impossibles à donner par écrit, & néanmoins nécessaires à savoir pour approprier une institution au peuple auquel on la destine. Si l’on ne connaît à fond la nation pour laquelle on travaille, l’ouvrage qu’on fera pour elle, quelque excellent qu’il puisse être en lui-même, péchera toujours par l’application & bien plus encore, lorsqu’il s’agira d’une nation déjà toute instituée, [418] dont les goûts, les moeurs, les préjugés, & les vices, sont trop enracinés pour pouvoir être aisément étouffés par des semences nouvelles. Une bonne institution pour la Pologne ne peut être l’ouvrage que des Polonais, ou de quelqu’un qui ait bien étudié sur les lieux la nation Polonoise & celles qui l’avoisinent. Un étranger ne peut guère donner que dessues générales, pour éclairer, non pour guider, l’instituteur. Dans toute la vigueur de ma tête je n’aurois pu saisir l’ensemble de ces grands rapporte. Aujourd’hui qu’il me reste à peine la faculté de lier des idées, je dois me borner, pour obéir à M. le comte Wielhorski & faire acte de mon zèle pour sa patrie, à lui rendre compte des impressions que m’a faites la lecture de son travail, & des réflexions qu’il m’a suggérées.

En lisant l’histoire du Gouvernement de Pologne, on a peine à comprendre comment un État si bizarrement constitué a pu subsister si longtemps. Un grand corps formé d’un grand nombre de membres morts, & d’un petit nombre de membres dés unis, dont tous les mouvements presque indépendants les uns de autres, loin d’avoir une fin commune, s’entre-détruisent mutuellement; qui s’agit beaucoup pour ne rien faire; qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l’entamer; qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle; qui tombe en paralysie à chaque effort qu’il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoir; & qui, malgré tout cela, vit & se conserve en vigueur: voilà, ce me semble, un des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant. Je vois tous les États de l’Europe courir à leur raine. Monarchies, Républiques, toutes ces nations si magnifiquement instituées, [419] tous ces beaux Gouvernements si sagement pondérés, tombés en décrépitude, menacent d’une mort prochaine; & la Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée, ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs & de son anarchie, montre encore tout le feu de la jeunesse; elle ose demander un Gouvernement & des lois, comme si elle ne faisait que de naître. Elle est dans les fers, & discute les moyens de se conserver libre; elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles son ennemi venait d’asseoir son camp. Braves Polonais, prenez garde, prenez garde que, pour vouloir trop bien être, vous n’empiriez votre situation. En songeant à ce que vous voulez acquérir, n’oubliez pas ce que vous pouvez perdre. Corrigez, s’il se peut, les abus de votre constitution; mais ne méprisez pas celle qui vous a faits ce que vous êtes.

Vous aimez la liberté; vous en êtes dignes; vous l’avez défendue, contre un agresseur puissant & rusé, qui, feignant de vous présenter les liens de l’amitié, vous chargeait des fers de la servitude. Maintenant, las des troubles de votre patrie, vous soupirez après la tranquillité. Je crois fort aisé de l’obtenir; mais lacon server avec la liberté, voilà ce qui me parait difficile. C’est au seins de cette anarchie, qui vous est odieuse, que se sont formées ces âmes patriotiques qui vous ont garantis du joug. Elles s’endormaient dans un repos léthargique; l’orage les a réveillées. Après avoir brisé les fers qu’on leur destinait, elles sentent le poids de la fatigue. Elles voudraient allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. J’ai peur [420] qu’elles ne veuillent des choses contradictoires. Le repos & la liberté me paraissent incompatibles: il faut opter.

Je ne dis pas qu’il faille laisser les choses dans l’état où elles sont; mais je dis qu’il n’y faut toucher qu’avec une circonspection extrême. En ce moment on est plus frappé des abus que des avantages. Le temps viendra, je le crains, qu’on sentira mieux ces avantages; & malheureusement, ce sera quand on les aura perdus.

Qu’il soit aisé, si l’on veut, de faire de meilleures lois; il est impossible d’en faire dont les passions des hommes n’abusent pas, comme ils ont abusé des premières. Prévoir & peser tous ces abus à venir est peut-être une chose impossible à l’homme d’État le plus consommé. Mettre la Loi au-dessus de l’homme est un problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie. Résolvez bien ce problème; & le Gouvernement fondé sur cette solution sera bon & sans abus. Mais jusque-là soyez sûrs qu’ou vous croirez faire régner les lois ce seront les hommes qui régneront.

Il n’y aura jamais de bonne & solide constitution que celle où la Loi régnera sur les coeurs des citoyens: tant que la force législative n’ira pas jusque-là, les lois seront toujours éludées. Mais comment arriver aux coeurs? c’est à quoi nos instituteurs, qui ne voient jamais que la force & les châtiments, ne songent guère; & c’est à quoi les récompenses matérielles ne mèneraient peut-être pas mieux. La justice même la plus intègre n’y mène pas; parce que la justice est, ainsi que la santé, un bien dont on jouit sans le sentir, qui n’inspire point d’enthousiasme, et dont on ne sent le prix qu’après l’avoir perdu.

[421] Par où donc émouvoir les cœurs, & faire aimer la patrie & ses lois? L’oserai-je dire? Par des jeux d’enfants: par des institutions oiseuses aux yeux des hommes superficiels, mais qui forment des habitudes chéries & des attachements invincibles. Si j’extravague ici, c’est du moins bien complètement; car j’avoue que je vois ma folie sous tous les traits de la raison.

CHAPITRE II

Esprit des anciennes institutions.

Quand on lit l’histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers & parmi d’autres êtres. Qu’ont de commun les Français, les Anglais, les Russes, avec les Romains & les Grecs? Rien presque que la figure. Les fortes âmes de ceux-ci paraissent aux autres des exagérations de l’histoire. Comment eux, qui se sentent si petits, penseraient-ils qu’il y ait eu de si grands hommes? Ils existèrent pourtant, & c’étaient des humains comme nous. Qu’est-ce qui nous empêche d’être des hommes comme eux? Nos préjugés, notre basse philosophie, & les passions du petit intérêt, concentrées avec l’égoïsme dans tous les cœurs par des institutions ineptes que le génie ne dicta jamais.

Je regarde les nations modernes. J’y vois force faiseurs de lois & pas un Législateur. Chez les anciens, j’en vois trois principaux qui méritent une attention particulière: Moïse, Lycurgue & Numa. Tous trois ont mis leurs principaux soins [422] à des objets qui paraîtraient à nos docteurs dignes de risée. Tous trois ont eu des succès qu’on jugerait impossibles s’ils étaient moins attestés.

Le premier forma & exécuta l’étonnante entreprise d’instituer en Corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talents, sans vertus, sans courage, & qui, n’ayant pas en propre un seul pouce de terrain, faisaient une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un Corps politique, un peuple libre; et, tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette institution durable, à l’épreuve du temps, de la fortune & des conquérants, que cinq mille ans n’ont pu détruire ni même altérer, & qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, lors même que le Corps de la nation ne subsiste plus.

Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs & des usages inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières; il le gêna de mille façons, pour le tenir sans cesse en haleine & le rendre toujours étranger parmi les autres hommes; & tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa République étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l’empêchaient de se mêler avec eux. C’est par là que cette singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, & détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours éparse parmi les autres sans s’y confondre; & que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront [423] autant que le monde, malgré la haine & la persécution du reste du genre humain.

Lycurgue entreprit d’instituer un peuple déjà dégradé par la servitude & par les vices qui en sont l’effet. Il lui imposa un joug de fer, tel qu’aucun autre people n’en porta jamais un semblable; mais il l’attacha, l’identifia pour ainsi dire, à ce joug, en l’en occupante toujours. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins; il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul. & de cette continuelle contrainte, ennoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte, ou plutôt l’unique, passion des Spartiates, & qui en fit des êtres au dessus de l’humanité. Sparte n’était qu’une ville, il est vrai; mais, par la seule force de son institution, cette ville, donna des lois à toute la Grèce, en devint la capitale, & fit trembler l’empire persan. Sparte étoit le foyers d’ou sa législation étendait ses effets tout autour d’elle.

Ceux qui n’ont vu dans Numa qu’un instituteur de rites & de cérémonies religieuses ont bien mal jugé ce grand homme. Numa fut le vrai fondateur de Rome. Si Romulus n’eût fait qu’assembler des brigands qu’un revers pouvait disperser, son ouvrage imparfait n’eût pu résister au temps. Ce fut Numa qui le rendit solide & durable, en unissant ces brigands en un corps indissoluble, en les transformant en citoyens, moins par des lois, dont leur rustique pauvreté n’avait guère encore besoin, que par des institutions douces qui les attachaient les uns aux autres, & tous à leur sol; en rendant enfin leur ville sacrée [424] par ces rites, frivoles & superstitieux en apparence, dont si peu de gens sentent la force et l’effet, & dont cependant Romulus, le farouche Romulus lui-même, avait jeté les premiers fondements.

Le même esprit guida tous les anciens Législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les citoyens à la patrie & les uns aux autres: et ils les trouvèrent dans des usages particuliers, dans des cérémonies religieuses qui par leur nature étaient toujours exclusives & nationales; dans des jeux qui tenaient beaucoup les citoyens rassemblés; dans des exercices qui augmentaient avec leur vigueur & leurs forces leur fierté & l’estime d’eux-mêmes; dans des spectacles qui, leur rappelant l’histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs victoires, intéressaient leurs coeurs, les enflammaient d’un evive émulation, & les attachaient fortement à cette patrie dont on ne cessait de les occuper. Ce sont les poésies d’Homère récitées aux Grecs solennellement assemblés, non dans des coffres, sur des planches, & l’argent à la main, mais en plein air & en Corps de nation; ce sont les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, représentées souvent devant eux; ce sont les prix dont, aux acclamations de toute la Grèce, on couronnait les vainqueurs dans leurs jeux, qui, les embrasant continuellement d’émulation & de gloire, portèrent leur courage et leurs vertus à ce degré d’énergie dont rien aujourd’hui ne nous donne l’idée, et qu’il n’appartient pas même aux modernes de croire. S’ils ont des lois, c’est uniquement pour leur apprendre à bien [425] obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les poches, & à donner beaucoup d’argent aux fripons publics. S’ils ont des usages, c’est pour savoir amuser l’oisiveté des femmes galantes, & promener la leur avec grâce. S’ils s’assemblent, c’est dans des temples pour un culte qui n’arien de national, qui ne rappelle en rien la patrie; c’est dans des salles bien fermées & à prix d’argent, pour voir sur des théâtres efféminés, dissolus, où l’on ne sait parler que d’amour, déclamer des histrions, minauder des prostituées, et pour y prendre des leçons de corruption, les seules qui profitent de toutes celles qu’on fait semblant d’y donner; c’est dans des fêtes où le peuple, toujours méprisé, est toujours sans influence, où le blâme & l’approbation publique ne produisent rien; c’est dans des cohues licencieuses, pour s’y faire des liaisons secrètes, pour y chercher les plaisirs qui séparent, isolent le plus les hommes, et qui relâchent le plus les coeurs. Sont-ce là des stimulants pour le patriotisme? Faut-il s’étonner que des manières de vivre si dissemblables produisent des effets si différents, & que les modernes ne retrouvent plus rien en eux de cette vigueur d’âme que tout inspirait aux anciens? Pardonnez ces digressions à un reste de chaleur que vous avez ranimée. Je reviens avec plaisir à celui de tous les peuples d’aujourd’hui qui m’éloigne le moins de ceux dont je viens de parler.

CHAPITRE III

[426] Application.

La Pologne est un grand État environné d’États encore plus considérables, qui, par leur despotisme & par leur discipline, militaire, ont une grande force offensive. Faible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonaise, en butte à tous leurs outrages. Elle n’a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors d’état de défense. Aucun ordre économique; peu ou point de troupes; nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination; toujours divisée au dedans, toujours menacée au dehors, elle n’a par elle-même aucune consistance, & dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l’état présent des choses qu’un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque: c’est d’infuser, pour ainsi dire dans toute la nation l’âme des Confédérés; c’est d’établir tellement la République dans les coeurs des Polonais, qu’elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs; c’est là, ce me semble, l’unique asile où la force ne peut ni l’atteindre ni la détruire. On vient d’en voir une preuve à jamais mémorable la Pologne étoit dans les fers du Russe, mais les Polonois sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance & l’ambition de vos voisins. Vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent; faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer. De quelque façon [427] qu’on s’y prenne, avant qu’on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, & qu’aucune armée ne saurait forcer. Si vous faites en sorte qu’un Polonois ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les moeurs d’un peuple, qui le font être lui & non pas un autre, qui lui inspirent et ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d’ennui chez les autres peuples, au sein des délices dont il est privé dans son pays. Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés de la cour du grand roi, à qui l’on reprochait de regretter la sauce noire. Ah! dit-il au satrape, en soupirant, je connois tes plaisirs, mais tu ne connois pas les nôtres!’

Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemand, d’Espagnols, d’Anglois même, quoi qu’on en dise; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes moeurs, parce qu’aucun n’a reçu de formes nationales par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances, feront les mêmes choses: tous se diront dés intéressés, & seront fripons; tous parleront du bien public, & ne penseront qu’à eux-mêmes; tous vanteront la médiocrité, & voudront être des Crésus. Ils n’ont d’ambition que pour le luxe, ils n’ont de passion que celle de l’or: sûrs d’avoir [428] avec lui tout ce qui les tente, tousse vendront au premier qui voudra les payer. Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel État ils suivent les lois? Pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler & des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays.

Donnez une autre pente aux passions des Polonais, vous donnerez à leurs âmes une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre, de se plaire de s’allier, avec eux; une vigueur qui remplacera le jeu abusif des vains préceptes, qui leur fera faire par goût & par passion ce qu’on ne fait jamais assez bien quand on ne le fait que par devoir ou par intérêt. C’est sur ces âmes-là qu’une législation bien appropriée aura prise. Ils obéiront aux lois & ne les éluderont pas, parce qu’elles leur conviendront et qu’elles auront l’assentiment interne de leur volonté. Aimant la patrie, ils la serviront par zèle & de tout leur coeur. Avec ce seul sentiment, la législation, fût-elle mauvaise, ferait de bons citoyens; & il n’y a jamais que les bons citoyens qui fassent la force & la prospérité de l’État.

J’expliquerai ci-après le régime d’administration qui, sans presque toucher au fond de vos lois, me paraît propre à porter le patriotisme &, les vertus qui en sont inséparables au plus haut degré d’intensité qu’ils puissent avoir. Mais soit que vous adoptiez ou non ce régime, commencez toujours par donner aux Polonois une grande opinion d’eux-mêmes & de leur patrie: après la façon dont ils viennent de se montrer, cette opinion ne sera pas fausse. Il faut saisir la circonstance de l’événement présent pour monter les âmes [429] au ton des âmes antiques. Il est certain que la Confédération de Bar a sauvé la patrie expirante. Il faut graver cette grande époque en caractères sacrés dans ans tous les cœurs polonais. Je voudrois qu’on érigeât un monument en sa mémoire; qu’on y mît les noms de tous les confédérés, même de ceux qui dans la suite auraient pu trahir, la cause commune. Une si grande action doit effacer les fautes de toute la vie. Qu’on instituât une solennité périodique pour la célébrer tous les dix ans avec une pompe non brillante & frivole, mais simple, fière, & républicaine; qu’on y fit dignement, mais sans emphase, l’éloge de ces vertueux citoyens qui ont eu l’honneur de souffrir pour la patrie dans les fers de l’ennemi; qu’on accordât même à leurs familles quelque privilége honorifique qui rappelât toujours ce beau souvenir aux yeux du public. Je ne voudrois pourtant pas qu’on se permit dans ces solennités aucune invective contre les Russes; ni même qu’on en parlât: ces er ait trop les honorer. Ce silence, le souvenir de leur barbarie, & l’éloge de ceux qui leur ont résisté, diront d’eux tout ce qu’il en faut dire: vous devez trop les mépriser pour les haïr.

Je voudrois que, par des honneurs, par des récompenses publiques, on donnât de l’éclat à toutes les vertus patriotiques, qu’on occupât sans cesse les citoyens de la patrie, qu’on en fit leur plus grande affaire, qu’on la tint incessamment sous leurs yeux. De cette manière ils auraient moins, je l’avoue, les moyens & le temps de s’enrichir; mais ils en auraient moins aussi le désir & le besoin. Leurs cœurs apprendraient à connaître un autre bonheur quel celui de la fortune; & voilà l’art d’ennoblir les âmes & d’en faire un instrument plus puissant que l’or

[430] L’exposé succinct des moeurs des Polonois qu’a bien voulu me communiquer M. de Wielhorski ne suffit pas pour me mettre au fait de leurs usages civils et domestiques. Mais une grande nation qui ne s’est jamais trop mêlée avec ses voisins doit en avoir beaucoup qui lui soient propres, & qui peut-être s’abâtardissent journellement par la pente générale en Europe de prendre les goûts, & les moeurs des Français. Il faut maintenir, rétablir ces anciens usages, et en introduire de convenables qui soient propres aux Polonais. Ces usages, fussent-ils indifférents, fussent-ils mauvois même à certains égards, pourvu qu’ils ne le soient pas essentiellement, auront toujours l’avantage d’affectionner les Polonois à leur pays, & de leur donner une répugnance naturelle à se mêler avec l’étranger. Je regarde comme un bonheur qu’ils aient un habillement particulier. Conservez avec soin cet avantage: faites exactement le contraire de ce que fit ce Czar si vanté. Que le roi ni les sénateurs, ni aucun homme publie ne portent jamais d’autre vêtement que celui de la nation, & que nul Polonois n’ose paraître à la cour vêtu à la française.

Beaucoup de jeux publics où la bonne mère patrie se plaise à voir jouer ses enfants! Qu’elle s’occupe d’eux souvent afin qu’ils s’occupent toujours d’elle. Il faut abolir, même à la cour, à cause de l’exemple, les amusements ordinaires des cours, le jeu, les théâtres, comédie, opéra; tout ce qui effémine les hommes; tout ce qui les distrait, les isole, leur fait oublier leur patrie & leur devoir; tout ce qui les fait trouver bien partout, pourvu qu’ils s’amusent. [431] Il faut inventer des jeux, des fêtes, des solennités, qui soient si propres à cette cour-là qu’on ne les retrouve dans aucune autre. Il faut qu’on s’amuse en Pologne plus que dans les autres pays, mais non pas de la même manière. Il faut, en un mot, renverser un exécrable proverbe, & faire dire à tout Polonois au fond de son coeur: Ubi patria, ibi bene.

Rien, s’il se peut, d’exclusif pour les grands & les riches! Beaucoup de spectacles en plein air, où les rangs soient distingués avec soin, mais où tout le peuple prenne part également, comme chez les anciens, & où, dans certaines occasions, la jeune noblesse fasse preuve de force & d’adresse! Les combats des taureaux n’ont pas peu contribué à maintenir une certaine vigueur chez la nation espagnole. Ces cirques, où s’exerçait jadis la jeunesse en Pologne, devraient être soigneusement rétablis; on en devrait faire pour elle des théâtres d’honneur et d’émulation. Rien ne serait plus aisé que d’y substituer aux anciens combats des exercices moins cruels, où cependant la force & l’adresse auraient part, & où les victorieux auraient de même des honneurs & des récompenses. Le maniement des chevaux est, par exemple, un exercice très convenable aux Polonais, & très susceptible de l’éclat du spectacle.

Les héros d’Homère se distinguaient tous par leur force & leur adresse, & par là montraient aux yeux du peuple qu’ils étaient faits pour lui commander. Les tournois des paladins formaient des hommes non seulement vaillant et courageux, mais avides d’honneur & de gloire, & propres à toutes les vertus. L’usage des armes à feu, rendant ces [432] facultés du corps moins utiles à la guerre, les a fait tomber en discrédit. Il arrive de là que, hors les qualités de l’esprit, qui sont souvent équivoques, déplacées, sur lesquelles on a mille moyens de tromper,& dont le peuple est mauvois juge, un homme, avec l’avantage de la naissance, n’a rien en lui qui le distingue d’un autre, qui justifie la fortune, qui montre dans sa personne un droit naturel à la supériorité; & plus on néglige ces signes extérieurs, plus ceux qui nous gouvernent s’efféminent & se corrompent impunément. Il importe pourtant, & plus qu’on ne pense, que ceux qui doivent un jour commander aux autres se montrent dès leur jeunesse supérieurs à eux de tout point, ou du moins qu’ils y tâchent. Il est bon, de plus, que le peuple se trouve souvent avec ses chefs dans des occasions agréables, qu’il les connaisse, qu’il s’accoutume à les voir, qu’il partage avec eux ses plaisirs. Pourvu que la subordination soit toujours gardée & qu’il ne se confonde point avec eux, c’est le moyen qu’il s’y affectionne & qu’il joigne pour eux l’attachement au respect. Enfin, le goût des exercices corporels détourne d’une oisiveté dangereuse, des plaisirs efféminés & du luxe de l’esprit. C’est surtout à cause de l’âme qu’il faut exercer le corps; & voilà ce que nos petits sages sont loin devoir.

Ne négligez point une certaine décoration publique; qu’elle soit noble, imposante,& que la magnificence soit dans les hommes plus que dans les choses. On ne saurait croire à quel point le coeur du peuple suit ses yeux, & combien la majesté du cérémonial en impose. Cela donne à l’autorité [433] un air d’ordre & de règle qui inspire la confiances, & qui écarte les idées de caprice & de fantaisie attachées ancelle du pouvoir arbitraire. Il faut seulement éviter, dans l’appareil des solennités, le clinquant, le papillotage & les décorations de luxe qui sont d’usage dans les cours. Les fêtes d’un peuple libre doivent toujours respirer la décence & la gravité, & l’on n’y doit présenter à son admiration que des objets dignes de son estime. Les Romains, dans leurs triomphes, étalaient un luxe énorme, mais c’était le luxe des vaincus; plus il brillait, moins il séduisait; son éclat même étoit une grande leçon pour les Romains. Les rois captifs étaient enchaînés avec des chaînes d’or & de pierreries. Voilà du luxe bien entendu. Souvent on vient au même but par deux routes opposées. Les deux balles de la in émises dans la Chambre des Pairs d’Angleterre devant la place du Chancelier forment à mes yeux une décoration touchante & sublime. Deux gerbes de blé, placées de même dans le Sénat de Pologne, n’y feraient pas un moins bel effet à mon gré.

L’immense distance des fortunes qui sépare les seigneurs de la petite noblesse est un grand obstacle aux réformes nécessaires pour faire de l’amour de la patrie la passion dominante. Tant que le luxe régnera chez les grands, la cupidité régnera dans tous les cœurs. Toujours l’objet de l’admiration publique sera celui des voeux des particuliers; et, s’il faut être riche pour briller, la passion dominante sera toujours d’être riche. Grand moyen de corruption qu’il faut affaiblir autant qu’il est possible. Si d’autres objets attrayants, [434] si des marques de rang distinguaient les hommes en place, ceux qui ne seraient que riches en seraient privés; les voeux secrets prendraient naturellement la route de ces distinctions honorables, c’est-à-dire celles du mérite & de la vertu, quand on ne parviendrait que par là. Souvent les Consuls de Rome étaient très pauvres, mais il savaient des licteurs; l’appareil de ces licteurs fut convoité par le peuple, & les plébéiens parvinrent au consulat.

Oter tout à fait le luxe où règne l’inégalité me paraît, je l’avoue, une entreprise bien difficile. Mais n’y aurait-il pas moyen de changer les objets de ce luxe et d’en rendre l’exemple moins pernicieux? Par exemple, autrefois la pauvre noblesse en Pologne s’attachait aux grands, qui lui donnaient l’éducation & la subsistance à leur suite. Voilà un luxe vraiment grand & noble, dont je sens parfaitement l’inconvénient, mais qui du moins, loin d’avilir les âmes, les élève, leur donne des sentiments, du ressort, & fut sans abus chez les Romains, tant que dura la République. J’ai lus que le due d’Éperon, rencontrant un jour le due de Sully, voulait lui chercher querelle; mais que, n’ayant que six cents gentilshommes à sa suite, il n’osa attaquer Sully, qui en avait huit cents. Je doute qu’un luxe de cette espèce laisse une grande place à celui des colifichets; et l’exemple du moins n’en séduira pas les pauvres. Ramenez les grands en Pologne à n’en avoir que de ce genre; il en résultera peut-être des divisions, des partis, des querelles; mais il ne corrompra pas la nation. Après celui-là tolérons le luxe militaire, celui des armes, des chevaux; mais que toute parure [435] efféminée soit en mépris; & si l’on n’y peut faire renoncer les femmes, qu’on leur apprenne au moins à l’improuver & dédaigner dans les hommes.

Au reste, ce n’est pas par des lois somptuaires qu’on vient à bout d’extirper le luxe: c’est du fond des coeurs qu’il faut l’arracher, en y imprimant des goûts plus sains & plus nobles. Défendre les choses qu’on ne doit pas faire est un expédient inepte & vain, si l’on ne commence par les faire haïr & mépriser; & jamais improbation de la Loi n’est efficace que quand elle vient à l’appui de celle du jugements. Quiconque se mêle d’instituer un peuple doit savoir dominer les opinions, & par elles gouverner les passions, des hommes. Cela est vrai surtout dans l’objet dont je parle. Les lois que celui de l’éducation.

CHAPITRE IV

Éducation.

C’est ici l’article important. C’est l’éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale, & diriger tellement leurs opinions & leurs goûts, qu’elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie, & jusqu’à la mort ne doit plus voir qu’elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère [436] l’amour de sa patrie: c’est-à-dire, des lois & de la libertés. Cet amour fait toute son existence; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle; sitôt qu’il est seul, il est nul; sitôt qu’il n’a plus de patrie, il n’est plus; & s’il n’est pas mort, il est pis.

L’éducation nationale n’appartient qu’aux hommes libres; il n’y a qu’eux qui aient une existence commune & qui soient vraiment liés par la Loi. Un Français, un Anglais, un Espagnol, un Italien, un Russe, sont tous à peu près le même homme; il sort du collége déjà tout façonné pour la licence, c’est-à-dire pour laser vitu de. vingt ans, un Polonois ne doit pas être un autre homme; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays; qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes; qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois; qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire & le coeur pleins, & dont il ne puisse rendre compte à l’instant. On peut juger par là que ce ne sont pas les études ordinaires, dirigées par des étrangers & des prêtres, que je voudrois faire suivre aux enfants. La loi doit régler la matière, l’ordre & la forme de leurs études. Ils ne doivent avoir pour instituteurs que des Polonais: tous mariés, s’il est possible; tous distingués par leurs moeurs, par leur probité, par leur bon sens, par leurs lumières; & tous destinés à des emplois, non plus importants ni plus honorables, car cela n’est pas possible, mais moins pénibles & plus éclatants, lorsqu’au bout d’un certain nombre d’années ils auront [437] bien rempli celui-là. Gardez vous surtout de faire un métier de l’état de pédagogue. Tout homme publie en Pologne ne doit avoir d’autre état permanent que celui de citoyen. Tous les postes qu’il remplit, & surtout ceux qui sont importants, comme celui-ci, ne doivent être considérés que comme des places d’épreuve & des degrés pour monter plus haut après l’avoir mérité. J’exhorte les Polonois à faire attention à cette maxime, sur laquelle j’insisterai souvent: je la crois la clef d’un grand ressort dans l’État. On verra ci-après comment on peut, à mon avis, la rendre praticable sans exception. Je n’aime point ces distinctions de colléges & d’académies, qui font que la noblesse riche & la noblesse pauvre sont élevées différemment & séparément. Tous, étant égaux parla constitution de l’État, doivent être élevés ensemble& de la même manière; & si l’on ne peut établir une éducation publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres, puissent payer. Ne pourrait-on pas fonder dans chaque collége un certain nombre de places purement gratuites, c’est-à-dire aux frais de l’État, & qu’on appelle en France des bourses? Ces places, données aux enfants des pauvres gentilshommes qui auraient bien mérité de la patrie, non comme une aumône, mais comme une récompense des bons services des pères, deviendraient à ce titre honorables, & pourraient produire un double avantage qui ne serait pas à négliger. Il faudroit pour cela que la nomination n’en fût pas arbitraire, mais se fit par une espèce de jugement dont je parlerai ci-après. Ceux qui rempliraient ces places seraient appelés Enfants de l’État, & distingués par quelque marque [438] honorable qui donnerait la préséance sur les autres enfants de leur âge, sans excepter ceux des grands. Dans tous les colléges il faut établir un gymnase, ou lieu d’exercices corporels, pour les enfants. Cet article si négligé est, selon moi, la partie la plus importante de l’éducation, non seulement pour former des tempéraments robustes & sains, mais encore plus pour l’objet moral, qu’on néglige ou qu’on ne remplit que par un tas de préceptes pédantesques & vains, qui sont autant de paroles perdues. Je ne redirai jamais assez que la bonne éducation doit être négative. Empêchez les vices de naître, vous aurez assez fait pour la vertu. Le moyen en est de la dernière facilité dans la bonne éducation publique: c’est de tenir toujours les enfants en haleine, non par d’ennuyeuses études où ils n’entendent rien & qu’ils prennent en haine par cela seul qu’ils sont forcés de rester en place; mais par des exercices qui leur plaisent, en satisfaisant au besoin qu’en croissant a leur corps de s’agiter,& dont l’agrément pour eux ne se bornera pas là.

On ne doit point permettre qu’ils jouent séparément à leur fantaisie, mais tous ensemble & en public, de manière qu’il y ait toujours un but commun auquel tous aspirent, & qui excite la concurrence & l’émulation. Les parents qui préféreront l’éducation domestique, & feront élever leurs enfants sous leurs yeux, doivent cependant les envoyer à ces exercices. Leur instruction peut être domestique et particulière, mais leurs jeux doivent toujours être public set communs à tous; car il ne s’agit pas, seulement ici de les occuper, de leur former une constitution robuste, de les rendre agiles & découplés, [439] mais de les accoutumer de bonne heure à la règle, à l’égalité, à la fraternité, aux concurrences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens & à désirer l’approbation publique. Pour cela, il ne faut pas que les prix & récompenses des vainqueurs soient distribués arbitrairement par les maîtres des exercices, ni par les chefs du collége, mais par acclamation & au jugement des spectateurs; & l’on peut compter que ces jugements seront toujours justes, surtout si l’on a soin de rendre ces jeux attirants pour le publie, en les ordonnant avec un peu d’appareil & de façon qu’ils fassent spectacle. Alors il està présumer que tous les honnêtes gens & tous les bons patriotes se feront un devoir & un plaisir d’y assister.

A Berne il y a un exercice bien singulier pour les jeunes patriciens qui sortent du collége. C’est ce qu’on appelle l’État extérieur. C’est une copie en petit de tout ce qui compose le Gouvernement de la République: un sénat, des a voyers, des officiers, des huissiers, des orateurs, des causes, des jugements, des solennités. L’État extérieur a même un petit Gouvernement & quelques rentes; & cette institution, autorisée & protégée par le souverain, est la pépinière des hommes d’État, qui dirigeront un jour les affaires publiques dans les mêmes emplois qu’ils n’exercent d’abord que par jeu.

Quelque forme qu’on donne à l’éducation publique, dont je n’entreprends pas ici le détail, il convient d’établir un collége de magistrats du premier rang qui en ait la suprême administration, & qui nomme, révoque & change à sa volonté tant les principaux & chefs des colléges, lesquels seront eux-mêmes, comme je l’ai déjà dit, des candidats pour les [440] hautes magistratures, que les maîtres des exercices, dont on aura soin d’exciter aussi le zèle & la vigilance par des places plus élevées, qui leur seront ouvertes ou fermées selon la manière dont ils auront rempli celles-là. Comme c’est de ces établissements que dépend l’espoir de la République, la gloire & le sort de la nation, je les trouve, je l’avoue, d’une importance que je suis bien surpris qu’on n’ait songé à leur donner nulle part. Je suis affligé pour l’humanité que tant d’idées qui me paraissent bonnes & utiles se trouvent toujours, quoique très praticables, si loin de tout ce qui se fait.

Au reste, y je ne fais ici qu’indiquer; mais c’est assez pour ceux à qui je m’adresse. Ces idées mal développées montrent de loin les routes, inconnues aux modernes, par lesquelles les anciens menaient les hommes à cette vigueur d’âme, à ce zèle patriotique, à cette estime pour les qualités vraiment personnelles a, sans égard à ce qui n’est qu’étranger à l’homme, qui sont parmi nous sans exemple, mais dont les levains dans les coeurs de tous les hommes n’attendent pour fermenter que d’être mis en action par des institutions convenables. Dirigez dans cet esprit l’éducation, les usages, les coutumes, les moeurs, des Polonais; vous développerez en eux ce levain qui n’est pas encore éventé par des maximes corrompues, par des institutions usées, par une philosophie égoïste qui prêche et qui tue. La nation datera sa seconde naissance de la crise terrible dont elle sort; et voyant ce qu’ont fait ses membres encore indisciplinés, elle attendra beaucoup et obtiendra davantage d’une institution bien pondérée: elle chérira, elle respectera des lois qui flatteront son noble orgueil, [441] qui la rendront, qui la maintiendront heureuse & libre; arrachant de son sein les passions qui les éludent, elle y nourrira celles qui les font aimer; enfin, se renouvelant pour ainsi dire elle-même, elle reprendra dans ce nouvel âge toute la vigueur d’une nation naissante. Mais, sans ces précautions, n’attendez rien de vos lois. Quelque sages, quelque prévoyantes qu’elles puissent être, elles seront éludées & vaines; & vous aurez corrigé quelques abus qui vous blessent, pour en introduire d’autres que vousn’aurez pu prévus. Voilà des préliminaires que j’ai crus indispensables. Jetons maintenant les yeux sur la constitution.

CHAPITRE V

Vice radical.

Évitons, s’il se peut, de nous jeter dès les premiers pas dans des projets chimériques. Quelle entreprise, messieurs, vous occupe en ce moment? Celle de réformer le Gouvernement de Pologne: c’est-à-dire, de donner à la constitution d’un grand Royaume la consistance & la vigueur de celle d’une petite République. Avant de travailler l’exécution de ce projet, il faudroit voir d’abord s’il est possible d’y réussir. Grandeur des nations, étendue des États: première et principale source des malheurs du genre humain, & surtout des calamités sans nombre qui minent & détruisent les peuples policés. Presque tous les petits États, Républiques & Monarchies indifféremment, [442] prospèrent par cela seul qu’ils sont petits; que tous les citoyens s’y connaissent mutuellement & s’entre-gardent; que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’ils ont à faire; & que leurs ordres s’exécutent sous leurs yeux. Tous les grands peuples, écrasés par leurs propres masses, gémissent, ou comme vous dans l’anarchie, ou sous les oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force les rois de leur donner. Il n’y a que Dieu qui puisse gouverner le monde; & il faudroit des facultés plus qu’humaines pour gouverner de grandes nations. Il est étonnant, il est prodigieux, que la vaste étendue de la Pologne n’ait pas déjà cent fois opéré la conversion du Gouvernement en despotisme, abâtardi les âmes des Polonais, et corrompu la masse de la nation. C’est un exemple unique dans l’histoire qu’après des siècles un pareil État n’en soit encore qu’à l’anarchie. La lenteur de ce progrès est due à des avantages inséparables des inconvénients dont vous voulez vous délivrer. Ah! je ne saurois trop le redire; pensez-y bien avant de toucher à vos lois, & surtout à celles qui vous firent ce que vous êtes. La première réforme dont vous auriez besoin serait celle de votre étendue. Vos vastes provinces ne comporteront jamais la sévère administration des petites Républiques. Commencez par resserrer vos limites, si vous voulez réformer votre Gouvernement. Peut-être vos voisins songent-ils à vous rendre ce service. Ce serait sans doute un grand mal pour les parties démembrées; mais ce serait un grand bien pour le Corps de la nation.

Que si ces retranchements n’ont pas lieu, je ne vois qu’un [443] moyen qui pût y suppléer peut-être; et, ce qui est heureux, ce moyen est déjà dans l’esprit de votre institution. Que la séparation des deux Polognes soit aussi marquée que celle de la Lithuanie: ayez trois États réunis en un. Je voudrais, s’il étoit possible, que vous en eussiez autant que de Palatinats. Formez dans chacun autant d’administrations particulières. Perfectionnez la forme des Diétines, étendez leur autorité dans leurs Palatinats respectifs; mais marquez-en soigneusement les bornes, & faites que rien ne puisse rompre entre elles le lien de la commune législation & de la subordination au Corps de la République. En un mot, appliquez-vous à étendre & perfectionner le système des Gouvernements fédératifs: le seul qui réunisse les avantages des grands & des petits États, & par là le seul qui puisse vous convenir. Si vous négligez ce conseil, je doute que jamais vous puissiez faire un bon ouvrage.

CHAPITRE VI

Question des trois ordres.

Je n’entends guère parler de Gouvernement sans trouver qu’on remonte à des principes qui me paraissent faux ou louches. La République de Pologne, a-t-on souvent dit & répété, est composée de trois ordres: l’Ordre équestre, le Sénat et le Roi. J’aimerois mieux dire que la nation Polonoise est composée de trois ordres: les nobles, qui sont tout; les bourgeois, qui ne sont rien; & les pays ans, qui sont moins [444] que rien. Si l’on compte le Sénat pour un ordre dans l’État, pourquoi ne compte-t-on pas aussi pour tel la Chambre des Nonces, qui n’est pas moins distincte, & qui n’a pas moins d’autorité? Bien plus: cette division, dans le sens même qu’on la donne, est évidemment incomplète; car il y fallait ajouter les ministres, qui ne sont ni rois, ni sénateurs, ni nonces; & qui, dans la plus grande indépendance, n’en sont pas moins dépositaires de tout le pouvoir exécutif comment me fera-t-on jamais comprendre que la partie, qui n’existe que par le tout, forme pourtant, par rapport au tout, un ordre indépendant de lui? La pairie, en Angleterre, attendu qu’elle est héréditaire, forme, je l’avoue, un Ordre existant par lui-même. Mais en Pologne, ôtez l’Ordre équestre, il n’y a plus de Sénat; puisque nul ne peut être sénateur s’il n’est premièrement noble Polonais. De même, il n’y a plus de roi; puisque c’est l’Ordre équestre qui le nomme, et que le roi ne peut rien sans lui. Mais ôtez le Sénat & le roi: l’Ordre équestre et, par lui, l’État & le souverain demeurent en leur entier; & dès demain, s’il lui plaît, il aura un Sénat & un roi comme auparavant.

Mais, pour n’être pas un ordre dans l’État, il ne s’ensuit pas que le Sénat n’y soit rien; et, quand il n’aurait pas en corps le dépôt des lois, ses membres, indépendamment de l’autorité du corps, ne le seraient pas moins de la puissance législative; & ce serait leur ôter le droit qu’ils tiennent de leur naissance que de les empêcher d’y voter en pleine Diète toutes les fois qu’il s’agit de faire ou de révoquer des lois; mais ce n’est plus alors comme sénateurs qu’ils votent, c’est simplement comme citoyens. Sitôt que la puissance législative parle, [445] tout rentre dans l’égalité; toute autre autorité se tait devant elle; sa voix est la voix de Dieu sur la terre. Le roi même, qui préside à la Diète, n’a pas alors, je le soutiens, le droit d’y voter, S’il n’est Noble polonais.

On me dira sans doute ici que je prouve trop, & que, si les sénateurs n’ont pas voix comme tels à la Diète, ils ne doivent pas non plus l’avoir comme citoyens; puisque les membres de l’Ordre équestre n’y votent pas par eux-mêmes, mais seulement par leurs représentants, au nombre desquels les sénateurs ne sont pas. Et pourquoi voteraient-ils comme particuliers dans la Diète, puisque aucun autre noble, s’il n’est Nonce, n’y peut voter? Cette objection me parait solide dans l’état présent des choses; mais quand les changements projetés seront faits, elle ne le sera plus, parce qu’alors les sénateurs eux-mêmes seront des représentants perpétuels de la nation, mais qui ne pourront agir en matière de législation qu’avec le concours de leurs collègues.

Qu’on ne dise donc pas que le concours du roi, du Sénat & de l’Ordre équestre est nécessaire pour former une loi. Ce droit n’appartient qu’au seul Ordre équestre, dont les sénateurs sont membres comme les Nonces, mais où le Sénat en corps n’entre pour rien. Telle est, ou doit être, en Pologne la Loi de l’État. Mais la Loi de la nature, cette Loi sainte, imprescriptible, qui parle au coeur de l’homme & à sa raison, ne permet pas qu’on resserre ainsi l’autorité législative, et que les lois obligent quiconque n’y a pas voté personnellement, comme les Nonces, ou du moins par ses représentants, comme le Corps de la noblesse. On ne viole point impunément cette [446] Loi sacrée; & l’état de faiblesse, où une si grande nation se trouve réduite, est l’ouvrage de cette barbarie féodale qui fait retrancher du corps de l’État sa partie la plus nombreuse, & quelquefois la plus saine.

A Dieu ne plaise que je croie avoir besoin de prouver ici ce qu’un peu de bon sens & d’entrailles suffisent pour faire sentir à tout le monde! & d’où la Pologne prétend-elle tirer la puissance & les forces qu’elle étouffe à plaisir dans son sein? Nobles polonois soyez plus: soyez hommes. Alors seulement vous serez heureux & libres. Mais ne vous flattez jamais de l’être, tant que vous tiendrez vos frères dans les fers.

Je sens la difficulté du projet d’affranchir vos peuples. Ce que je crains n’est pas seulement l’intérêt mal entendu, l’amour-propre & les préjugés des maîtres. Cet obstacle vaincu, je craindrois les vices & la lâcheté des serfs. La liberté est un aliment de bon sue, mais de forte digestion; il fautes estomacs bien sains pour le supporter. Je ris de ces peuples avilis qui, se laissant ameuter par des ligueurs, osent parler de liberté sans même en avoir l’idée, et, le coeur plein de tous les vices des esclaves, s’imaginent que, pour être libres, il suffit d’être des mutins. Fière & sainte liberté si ces pauvres gens pouvaient te connaître, s’ils savaient à quel prix on t’acquiert & te conserve; s’ils sentaient combien tes lois sont plus austères que n’est dur le joug des tyrans: leurs faibles âmes, esclaves de passions qu’il faudroit étouffer, te craindraient plus cent fois que la servitude; ils te fuiraient avec effroi comme un fardeau prêt à les écraser.

Affranchir les peuples de Pologne est une grande & belle [447] opération; mais hardie, périlleuse, & qu’il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précautions à prendre, il en est une indispensable & qui demande du temps; c’est, avant toute chose, de rendre dignes de la liberté & capables de la supporter les serfs qu’on veut affranchir. J’exposerai ci-après un des moyens qu’on peut employer pour cela. Il serait téméraire à moi d’en garantir le succès, quoique je n’en doute pas. S’il est quelque meilleur moyen, qu’on le prenne. Mais quel qu’il soit, songez que vos serfs sont des hommes comme vous, qu’ils ont en eux l’étoffe pour devenir tout ce que vous êtes. Travaillez d’abord à la mettre en oeuvre, et n’affranchissez leurs corps qu’après avoir affranchi leurs âmes. Sans ce préliminaire, comptez que votre opération réussira mal.

CHAPITRE VII

Moyens de maintenir la constitution.

La législation de Pologne a été faite successivement de pièces & de morceaux, comme toutes celles de l’Europe. mesure qu’on voyait un abus, on faisait une loi pour y remédier. De cette loi naissaient d’autres abus, qu’il fallait corriger encore. Cette manière d’opérer n’a point de fin, & mène au plus terrible de tous les abus, qui est d’énerver toutes les lois à force de les multiplier.

L’affaiblissement de la législation s’est fait en Pologne d’une manière bien particulière, & peut-être unique: c’est qu’elle a [448] perdu sa force sans avoir été subjuguée par la puissance exécutive. En ce moment encore la puissance législative conserve toute son autorité; elle est dans l’inaction, mais sans rien voir au-dessus d’elle. La Diète est aussi souveraine qu’elle l’était lors de son établissement. Cependant elle est sans force: rien ne la domine; mais rien ne lui obéit. Cet état est remarquable & mérite réflexion.

Qu’est-ce qui a conservé jusqu’ici la législation? C’est la présence continuelle du Législateur. C’est la fréquence des Diètes, c’est le fréquent renouvellement dénonces, qui ont maintenu la République. L’Angleterre, qui jouit du premier de ces avantages, a perdu sa liberté pour avoir négligé l’autre. Le même Parlement dure si longtemps, que la Cour, qui s’épuiserait à l’acheter tous les ans, trouves on compte à l’acheter pour sept, & n’y manque pas. Première leçon pour vous.

Un second moyen, par lequel la puissance législative s’est conservée en Pologne, est premièrement le partage de la puissance exécutive, qui a empêché ses dépositaires d’agir de concert pour l’opprimer, & en second lieu le passage fréquent de cette même puissance exécutives par différentes mains: ce qui a empêché tout système suivi d’usurpation. Chaque roi faisait, dans le cours de son règne, quelques pas vers la puissance arbitraire. Mais l’élection de son successeur forçait celui-ci de rétrograder, au lieu de poursuivre; & les rois, au commencement de chaque règne, étaient contraints, par les pacte convent, de partir tous du même point. De sorte que, malgré la pente habituelle vers le despotisme, il n’y avait aucun progrès réel.

[449] Il en étoit de même des ministres & grands officiers. Tous, indépendants & du Sénat & les uns des autres, avaient, dans leurs départements respectifs, une autorité sans bornes; mais, outre que ces places se balançaient mutuellement, en ne se perpétuant pas dans les mêmes familles elles n’y portaient aucune force absolue; & tout le pouvoir, même usurpé, retournait toujours à sa source. Il n’en eût pas été de même, si toute la puissance exécutive eût été soit dans un seul Corps comme le Sénat, soit dans une famille par l’hérédité de la couronne. Cette famille ou ce Corps auraient probablement opprimé tôt ou tard la puissance législative, & par là mis les Polonois sous le joug que portent toutes les nations, et dont eux seuls sont encore exempts; car je ne compte déjà plus la Suède. Deuxième leçon.

Voilà l’avantage; il est grand sans doute. Mais voici l’inconvénient, qui n’est guère moindre. La puissance exécutive, partagée entre plusieurs individus, manque d’harmonie entre ses parties, & cause un tiraillement continuel incompatible avec le bon ordre. Chaque dépositaire d’une partie de cette puissance se met, en vertu de cette partie, à tous égards au dessus des magistrats& des lois. Il reconnaît, à la vérité, l’autorité de la Diète: mais, ne reconnaissant que celle-là, quand la Diète est dissoute il n’en reconnaît plus du tout; il méprise les tribunaux & brave leurs jugements. Ce sont autant de petits despotes qui, sans usurper précisément l’autorité souveraine, ne laissent pas d’opprimer en détailles citoyens, & donnent l’exemple funeste & trop suivi de violer sans scrupule et sans crainte les droits & la liberté des particuliers.

[450] Je crois que voilà la première & principale cause de l’anarchie qui règne dans l’État. Pour ôter cette cause, je ne vois qu’un moyen: ce n’est pas d’armer les tribunaux particuliers de la force publique contre ces petits tyrans; car cette force, tantôt mal administrée, & tantôt surmontée par une force supérieure, pourrait exciter des troubles & des désordres capables d’aller par degrés jusqu’aux guerres civiles; mais c’est d’armer de toute la force exécutive un Corps respectable & permanent, tel que le Sénat, capable, par sa consistance & par son autorité, de contenir dans leur devoir les magnats tentés de s’en écarter. Ce moyen me parait efficace, & le serait certainement; mais le danger en serait terrible & très difficile à éviter. Car, comme on peut voir dans le Contrat social, tout Corps dépositaire de la puissance exécutive tend fortement et continuellement à subjuguer la puissance législative, & y parvient tôt ou tard.

Pour parer cet inconvénients, on vous propose de partager le Sénat en plusieurs conseils ou départements, présidés chacun par le ministre chargé de ce département; lequel ministre, ainsi que les membres de chaque Conseil, changerait au bout d’un temps fixé, & roulerait avec ceux des autres départements. Cette idée peut être bonne; c’était celle de l’abbé de Saint-Pierre,& il l’a bien développée dans sa Polysynodie. La puissance exécutive, ainsi divisée & passagère, sera plus subordonnée à la législative, & les diverses parties de l’administration seront plus approfondies & mieux traitées séparément. Ne comptez pourtant pas trop sur ce moyen: si elles sont toujours séparées, elles manqueront de concert, & bientôt, se contrecarrant mutuellement, elles useront [451] presque toutes leurs forces les unes contre les autres, jusqu’à ce qu’une d’entre elles ait pris l’ascendant & les domine toutes; ou bien, si elles s’accordent & se concertent, elles ne feront réellement qu’un même Corps & n’auront qu’un même esprit, comme les chambres d’un Parlement. & de toutes manières je tiens pour impossible que l’indépendance & l’équilibre se maintiennent si bien entre elles, qu’il n’en résulte pu toujours un centre ou foyer d’administration, où toutes les forces particulières se réuniront toujours pour opprimer le souverain. Dans presque toutes nos Républiques, les Conseils sont ainsi distribués en départements qui, dans leur origine, étaient indépendants les une des autres,& qui bientôt ont cessé de l’être.

L’invention de cette division par Chambres ou départements est moderne. Les anciens, qui savaient mieux que nous comment se maintient la liberté, ne connurent point cet expédient. Le Sénat de Rome gouvernait la moitié du monde connu, & n’avait pas même l’idée de ces partages. Ce Sénat cependant ne parvint jamais à opprimer la puissance législative, quoique les sénateurs fussent à vie. Mais les lois avaient des Censeurs, le peuple avait des Tribuns, & le Sénat n’élisait, pas les Consuls.

Pour que l’administration soit forte, bonne, & marche bien à son but, toute la puissance exécutive doit être dans les mêmes mains. Mais il ne suffit pas que ces mains changent; il faut qu’elles n’agissent, s’il est possible, que sous les yeux du Législateur, & que ce soit lui qui les guide. Voilà le vrai secret pour qu’elles n’usurpent pas son autorité.

Tant que les États s’assembleront & que les Nonces changeront [452] fréquemment, il sera difficile que le Sénat ou le roi oppriment ou usurpent l’autorité législative. Il est remarquable que jusqu’ici les rois n’aient pas tenté de rendre les Diètes plus rares, quoiqu’ils ne fussent pas forcés, comme ceux d’Angleterre, à les assembler fréquemment sous peine de manquer d’argent. Il faut ou que les choses se soient toujours trouvées dans un état de crise qui ait rendu l’autorité royale insuffisante pour y pourvoir; ou que les rois se soient assurés, par leurs brigues dans les Diétines, d’avoir toujours la pluralité des Nonces à leur disposition; ou qu’à la faveur du liberum veto ils aient été sûrs d’arrêter toujours les délibérations qui pouvaient leur déplaire & de dissoudre les Diètes à leur volonté. Quand tous ces motifs ne subsisteront plus, on doit s’attendre que le roi, ou le Sénat, ou tous les deux ensemble, feront de grands efforts. pour se délivrer des Diètes & les rendre aussi rares qu’il se pourra. Voilà ce qu’il faut surtout prévenir et empêcher. Le moyen proposé est le seul; il est simple & ne peut manquer d’être efficace. Il est bien singulier qu’avant le Contrat social, où je le donne, personne ne s’en fût avisé.

Un des plus grande inconvénients des grands États, celui de tous qui y rend la liberté le plus difficile à conserver, est que la puissance législative ne peut s’y montrer elle-même, & ne peut agir que par députation. Cela a son mal & son bien; mais le mal l’emporte. Le Législateur en Corps est impossible à corrompre, mais facile à tromper. Ses Représentants sont difficilement trompés, mais aisément corrompus; & il arrive rarement qu’ils ne le soient pas. Vous avez sous les yeux l’exemple du Parlement d’Angleterre et, par le liberum [453] veto, celui de votre propre nation. Or, on peut éclairer celui qui s’abuse; mais comment retenir ce lui qui se vend? Sans être instruit des affaires de Pologne, je parierais tout au monde qu’il y a plus de lumières dans la Diète, & plus de vertu dans les Diétines.

Je vois deux moyens de prévenir ce mal terrible de la corruption, qui de l’organe de la liberté fait l’instrument de la servitude.

Le premier est, comme j’ai déjà dit’, la fréquence des Diètes, qui, changeant souvent les représentants, rend leur séduction plus coûteuse & plus difficile. Sur ce point, votre constitution vaut mieux que celle de la Grande-Bretagne & quand on aura ôté ou modifié le liberum veto, je n’y vois aucun autre changement à faire, si ce n’est d’ajouter quelques difficultés à l’envoi des mêmes Nonces à deux Diètes consécutives, & d’empêcher qu’ils ne soient élus un grand nombre de fois. Je reviendrai ci-après sur cet article.

Le second moyen est d’assujettir les représentants à suivre exactement leurs instructions, & à rendre un compte sévère à leurs constituantes de leur conduite à la Diète. Là-dessus je ne puisqu’admirer la négligence, l’incurie, & j’ose dire la stupidité, de la nation anglaise, qui, après avoir armé ses députés de la suprême puissance, n’y ajoute aucun frein pour régler l’usage qu’ils en pourront faire pendant sept ans entiers que dure leur commission.

Je vois que les Polonois ne sentent pas assez l’importance de leurs Diétines, ni tout ce qu’ils leur doivent, ni tout ce qu’ils peuvent en obtenir, en étendant leur autorité & en leur donnant [454] une forme plus régulière. Pour moi, je suis convaincu que si les Confédérations ont sauvé la patrie, ce sont les Diétines qui l’ont conservée, & que c’est là qu’est le vrai palladium de la liberté.

Les instructions des Nonces doivent être dressées avec grand soin, tant sur les articles annoncés dans les universaux, que sur les autres besoins présents de l’État ou de la province: & cela par une commission présidée, si l’on veut, par le Maréchal de la Diétine, mais composée au reste de membres choisis à la pluralité des voix; & la noblesse ne doit point se séparer que ces instructions n’aient été lues, discutées & consenties en pleine assemblée. Outre l’original de ces instructions, remis aux Nonces avec leurs pouvoirs, il en doit rester un double, signé d’eux, dans les registres de la Diétine. C’est sur ces instructions qu’ils doivent, à leur retour, rendre compte de leur conduite aux Diétines de relation qu’il faut absolument rétablir; & c’est sur ce compte rendu qu’ils derechef admissibles, quand ils auront suivi leurs instructions à la satisfaction de leurs constituante. Cet examen est de la dernière importance; on n’y saurait donner trop d’attention, ni en marquer l’effet avec trop de soin. Il faut qu’à chaque mot que le Nonce dit à la Diète, à chaque démarche qu’il fait, il se voie d’avance sous les yeux de ses constituante, & qu’il sente l’influence qu’aura leur jugement, tant sur ses projets d’avancement que sur l’estime de ses compatriotes, indispensable pour leur exécution; car, enfin, ce n’est pas pour y dire leur sentiment particulier, mais pour y déclarer les volontés de la nation, [455] qu’elle envoie des Nonces à la Diète. Ce frein est absolument nécessaire pour les contenir dans leur devoir & prévenir toute corruption, de quelque part qu’elle vienne. Quoi qu’on en puisse dire, je ne vois aucun inconvénients à cette gêne, puisque la Chambre des Nonces, n’ayant ou ne devant avoir aucune part au détail de l’administration, ne peut jamais avoir à traiter aucune matière imprévue: d’ailleurs, pourvu qu’un Nonce ne fasse rien de contraire à l’expresse volonté de ses constituants, ils ne lui feraient pas un crime d’avoir opiné en bon citoyen sur une matière qu’ils n’auraient pas prévue,& sur laquelle ils n’auraient rien déterminé. J’ajoute enfin que, quand il y auroit en effet quelque inconvénient à tenir ainsi les Nonces asservis à leurs instructions, il n’y aurait point encore à balancer, vis-à-vis l’avantage, immense que la Loi ne soit jamais que l’expression réelle des volontés de la nation.

Mais aussi, ces précautions prises, il ne doit jamais y avoir conflit de juridiction entre la Diète & les Diétines; & quand une loi a été portée en pleine Diète, je n’accorde pas même à celles-ci droit de protestation. Qu’elles punissent leurs Nonces; que, s’il le faut, elles leur fassent même couper la tête, quand ils ont prévariqué: mais qu’elles obéissent pleinement, toujours, sans exception, sans protestation; qu’elles portent, comme il est juste, la peine de leur mauvais choix; sauf à faire à la prochaine Diète, si elles le jugent à propos, des représentations aussi vives qu’il leur plaira.

Les Diètes, étant fréquentes, ont moins besoin d’être longues; & six semaines de durée me paraissent bien suffisantes pour les besoins ordinaires de l’État. Mais il est contradictoire [456] que l’autorité souveraine se donne des entraves à elle-même, surtout quand elle est immédiatement entre les mains de la nation. Que cette durée des Diètes ordinaires continue d’être fixée à six semaines, à la bonne heure: mais il dépendra toujours de l’assemblée de prolonger ce ternie par une délibération expresse, lorsque les affaires le demanderont. Car enfin, si la Diète, qui, par sa nature, est au-dessus de la Loi, dit: Je veux rester, qui est-ce qui lui dira. Je ne veux pas que tu restes? Il n’y a que le seul cas qu’une Diète voulût durer plus de deux ans, qu’elle ne le pourrait pas; ses pouvoirs alors finiraient, et ceux d’une autre Diète commenceraient, avec la troisième année. La Diète, qui peut tout, peut sans contredit prescrire un plus long intervalle entre les Diètes: mais cette nouvelle loi ne pourroit regarder que les Diètes subséquentes, & celle qui la porte n’en peut profiter. Les principes dont ces règles se déduisent sont établis dans le Contrat social.

A l’égard des Diètes extraordinaires, le bon ordre exige en effet qu’elles soient rares, & convoquées uniquement pour d’urgentes nécessités. Quand le roi les juge telles, il doit, je l’avoue, en être cru: mais ces nécessités pourraient exister & qu’il n’en convint pas; faut-il alors que Le sénat en juge? Dans un État libre, on doit prévoir tout ce qui peut attaquer la liberté. Si les Confédérations restent, elles peuvent en certains cas suppléer les Diètes extraordinaires; mais si vous abolissez les Confédérations, il faut un règlement pour ces Diètes nécessairement.

Il me paraît impossible que la Loi puisse fixer raisonnablement la durée des Diètes extraordinaires, puisqu’elle dépend absolument [457] de la nature des affaires qui la font convoquer. Pour l’ordinaire, la célérité y est nécessaire; mais cette célérité étant relative aux matières à traiter, qui ne sont pas dans l’ordre des affaires courantes, on ne peut rien statuer là-dessus d’avance; & l’on pourrait se trouver en tel état qu’il importeroit que la Diète restât assemblée jusqu’à ce que cet état eût changé, ou que le temps des Diètes ordinaires fît tomber les pouvoirs de celle-là.

Pour ménager le temps si précieux dans les Diètes, il faudroit tâcher d’ôter de ces assemblées les vaines discussions qui ne servent qu’à le faire perdre. Sans doute, il y faut non seulement de la règle & de l’ordre, mais du cérémonial & de la majesté. Je voudrois même qu’on donnât un soin particulier à cet article, & qu’on sentît, par exemple, la barbarie & l’horrible indécence de voir l’appareil des armes profaner le sanctuaire des lois. Polonais, êtes-vous plus guerriers que n’étaient les Romains? & jamais, dans les plus grands troubles de leur République, l’aspect d’un glaive ne souilla les Comices ni le Sénat. Mais je voudrois aussi qu’en s’attachant aux choses importantes & nécessaires on évitât tout ce qui peut se faire ailleurs également bien. Le rugi, par exemple, c’est-à-dire l’examen de la légitimité des Nonces, est un temps perdu dans la Diète: non que cet examen ne soit en lui-même une chose importante; mais parce qu’il peut se faire aussi bien & mieux dans le lieu même où ils ont été élus, où ils sont le plus connus, & où ils ont tous leurs concurrents. C’est dans leur Palatinat même, c’est dans la Diétine qui les députe, que la validité de leur élection peut être mieux constatée & [458] en moins de temps, comme cela se pratique pour les commissaires de Radom & les députés au Tribunal. Cela fait, la Diète doit les admettre sans discussion sur le laudum dont ils sont porteurs: & cela non seulement pour prévenir les obstacles qui peuvent retarder l’élection du Maréchal, mais surtout les intrigues par lesquelles le sénat ou le roi pourraient gêner les élections & chicaner les sujets qui leur seraient désagréables. Ce qui vient de se passer à Londres est une leçon pour les Polonais. Je sais bien que ce Wilkes n’est qu’un brouillon: mais par l’exemple de sa réjection la planche est faite; & désormois on n’admettra plus dans la Chambre des Communes que des sujets qui conviennent à la cour.

Il faudroit commencer par donner plus d’attention au choix des membres qui ont voix dans les Diétines. On discernerait par là plus aisément ceux qui sont éligibles pour la nonciature. Le livre d’or de Venise est un modèle à suivre, à cause des facilités qu’il donne. Il seroit commode & très aisé de tenir dans chaque Grod un registre exact de tous les nobles qui auraient, aux conditions requises, entrée & voix aux Diétines; on les inscriroit dans le registre de leur district à mesure qu’ils atteindraient l’âge requis par les lois; & l’on rayerait ceux qui devraient en être exclus, dès qu’ils tomberaient dans ce cas, en marquant la raison de leur exclusion. Par ces registres, auxquels il faudroit donner une forme bien authentique, on distingueroit aisément, tant les membres légitimes des Diétines, que les sujets éligibles pour la nonciature; & la longueur des discussions seroit fort abrégée sur cet article.

[459] Une meilleure police dans les Dietes & Diétines seroit assurément une chose fort utile; mais, je ne le redirai jamais trop, il ne faut pas vouloir à la fois deux choses contradictoires. La police est bonne, mais la liberté vaut mieux; & plus vous gênerez la liberté par des formes, plus ces formes fourniront de moyens à l’usurpation. Tous ceux dont vous userez pour empêcher la licence dans l’ordre législatif, quoique bons en eux-mêmes, seront tôt ou tard employés pour l’opprimer. C’est un grand mal que les longues & vaines harangues, qui font perdre un temps si précieux; mais c’en est un bien plus grand, qu’un bon citoyen n’ose parler, quand il a des choses utiles à dire. Dès qu’il n’y aura dans les Diètes que certaines bouches qui s’ouvrent, & qu’il leur sera défendu de tout dire, elles ne diront bientôt Plus que ce qui peut plaire aux puissants.

Après les changements indispensables dans la nomination des emplois & dans la distribution des grâces, il y aura vraisemblablement & moins de vaines harangues,& moins de flagorneries adressées au roi sous cette forme. On pourrait cependant, pour élaguer un peu les tortillages & les amphigouris, obliger tout harangueur à énoncer au commencement de son discours la proposition qu’il veut faire, et, après avoir déduit ses raisons, de donner ses conclusions sommaires, comme font les gens du roi dans les tribunaux. Si cela n’abrégeoit pas les discours, cela contiendroit du moins ceux qui ne veulent parler que pour ne rien dire, & faire consumer le temps à ne rien faire.

Je ne sais pas bien quelle est la forme établie dans les Diètes [460] pour donner la sanction aux lois; mais je sais que, pour des raisons dites ci-devant, cette forme ne doit pas être la même que dans le Parlement de la Grande-Bretagne; que le Sénat de Pologne doit avoir l’autorité d’administration, non de législation; que, dans toute cause législative, les sénateurs doivent voter seulement comme membres de la Diète, non comme membres du Sénat, & que les voix doivent être comptées par tête également dans les deux Chambres. Peut-être l’usage du liberum veto a-t-il empêché de faire cette distinction; mais elle sera très nécessaire quand le liberum veto sera ôté; & cela d’autant plus, que ce sera un avantage immense de moins dans la Chambre des Nonces: car je ne suppose pas que les sénateurs, bien moins les ministres, aient jamais eu part à ce droit.Le veto des Nonces polonois représente celui des Tribuns du peuple à Rome: or, ils n’exerçaient pas ce droit comme citoyens, mais comme Représentants du peuple romain. La perte du liberum veto n’est donc que pour la Chambre des Nonces; & le corps du Sénat, n’y perdant rien, y gagne par conséquent.

Ceci posé, je vois un défaut à corriger dans la Diète: c’est que, le nombre des sénateurs égalant presque celui des Nonces, le Sénat a une trop grande influence dans les délibérations, & peut aisément, par son crédit dans l’Ordre équestre, gagner le petit nombre de voix dont il a besoin pour être toujours prépondérant.

Je dis que c’est un défaut; parce que le Sénat, étant un corps particulier dans l’État, a nécessairement des intérêts de corps différents de ceux de la nation, etqui même, à certains [461] égards, y peuvent être contraires. Or, la Loi, qui n’est que l’expression de la volonté générale, est bien le résultat de tous les intérêts particuliers combinés & balancés par leur multitude; mais les intérêts de corps, faisant un poids trop considérable, rompraient l’équilibre, & ne doivent pas y entrer collectivement. Chaque individu doit avoir sa voix; nul Corps, quel qu’il soit, n’en doit avoir une. Or, si le Sénat avoit trop de poids dans la Diète, non seulement il y porteroit son intérêt, mais il le rendroit prépondérant.

Un remède naturel à ce défaut se présente de lui-même: c’est d’augmenter le nombre des Nonces; mais je craindrois que cela ne fît trop de mouvement dans l’État & n’approchât trop du tumulte démocratiques. S’il falloit absolument changer la proportion, au lieu d’augmenter le nombre des Nonces, j’aimerais mieux diminuer le nombre des sénateurs. Et, dans le fond, je ne vois pas trop pourquoi, y ayant déjà un Palatin à la tête de chaque province, il y faut encore de grands Castellans. Mais ne perdons jamais de vue l’importante maxime de ne rien changer sans nécessité, ni pour retrancher ni pour ajouter.

Il vaut mieux, à mon avis, avoir un Conseil moins nombreux, & laisser plus de liberté à ceux qui le composent, que d’en augmenter le nombre & de gêner la liberté dans les délibérations, comme on est toujours forcé de faire quand ce nombre devient trop grands. quoi j’ajouterai, s’il est permis de prévoir le bien ainsi que le mal, qu’il faut de rendre la Diète aussi nombreuse qu’elle peut l’être, pour ne pas s’ôter le moyen d’y admettre un jour, sans confusion, de nouveaux [462] députés, si jamais on en vient à l’annoblissement des villes & à l’affranchissement des serfs, comme il est à désirer pour la force & le bonheur de la nation.

Cherchons donc un moyen de remédier à ce défaut d’une autre manière, & avec le moins de changement qu’il se pourra. Tous les sénateurs sont nommés par le roi, & conséquemment sont ses créatures: de plus, ils sont à vie; et, à ce titre, ils forment un Corps indépendant & du roi et de l’Ordre équestre, qui, comme je l’ai dit, a son intérêt à part & doit tendre à l’usurpation. & l’on ne doit pas ici m’accuser de contradiction parce que j’admets le Sénat comme un Corps distinct dans la République, quoique je ne l’admette pas comme un ordre composant de la République; car cela est fort différents.

Premièrement, il faut ôter au roi la nomination du Sénat, non pas tant à cause du pouvoir qu’il conserve par là sur les sénateurs, & qui peut n’être pas grand, que par celui qu’il a sur tous ceux qui aspirent à l’être, & par eux sur le corps entier de la nation. Outre l’effet de ce changement dans la constitution, il en résultera l’avantage inestimable d’amortir, parmi la noblesse, l’esprit courtisan, & d’y substituer l’esprit patriotique. Je ne vois aucun inconvénient que les sénateurs soient nommés par la Diète, & j’y vois de grands biens, trop clairs pour avoir besoin d’être détaillés. Cette nomination peut se faire tout d’un coup dans la Diète, ou premièrement dans les Diétines, par la présentation d’un certain nombre de sujets pour chaque place vacante dans leurs Palatinats respectifs. Entre ces élus la Diète, feroit son choix, ou bien elle en éliroit un moindre nombre, parmi lesquels on pourroit laisser [463] encore au roi le droit de choisir. Mais, pour aller tout d’un coup au plus simple, pourquoi chaque Palatin ne serait-il pas éludé finitivement dans la Diétine de sa province? Quel inconvénient a-t-on vu naître de cette élection pour les Palatins de Polock, de Witebsk, & pour le Staroste de Samogitie? & quel mal y aurait-il que le privilége de ces trois provinces devînt un droit commun pour toutes? Ne perdons pas de vue l’importance dont il est pour la Pologne de tourner sa constitution vers la forme fédérative, pour écarter, autant qu’il est possible, les maux attachée à la grandeur, ou plutôt, à l’étendue, de l’État.

En second lieu, si vous faites que les sénateurs ne soient plus à vie, vous affaiblirez considérablement l’intérêt de corps, qui tend à l’usurpation. Mais cette opération a ses difficultés: premièrement, parce qu’il est dur à des hommes accoutumés à manier les affaires publiques de se voir réduits tout d’un coup à l’état privé sans avoir démérité; secondement, parce que les places de sénateurs sont unies à des titres de Palatins & de Castellans, & à l’autorité locale qui y est attachée, & qu’il résulteroit du désordre & des mécontentements du passage perpétuel de ces titres & de cette autorité d’un individu à un autre. Enfin, cette amovibilité ne peut pas s’étendre aux Évêques, & ne doit peut-être pas s’étendre aux Ministres, dont les places, exigeant des talents particuliers, ne sont pas toujours faciles à bien remplir. Si les Évêques seuls étaient à vie, l’autorité du clergé, déjà trop grande, augmenteroit considérablement; & il est important que cette autorité soit balancée par des sénateurs qui soient à vie, ainsi que les[464] Évêques, & qui ne craignent pas plus qu’eux d’être déplacés.

Voici ce que j’imaginerais, pour remédier à ces divers inconvénients. Je voudrais que les places de sénateurs du premier rang continuassent d’être à vie. Cela ferait, en y comprenant, outre les Évêques & les Palatins, tous les Castellans du premier rang, quatre-vingt-neuf sénateurs inamovibles.

Quant aux Castellans du second rang, je les voudrais, tous à temps, soit pour deux ans, en faisant à chaque Diète une nouvelle élection, soit pour plus longtemps s’il étoit jugé à propos; mais toujours sortant de place à chaque terme, sauf à élire de nouveau ceux que la Diète voudroit continuer: ce que je permettrois un certain nombre de fois seulement, selon le projet qu’on trouvera ci-après.

L’obstacle des titres seroit faible, parce que ces titres, ne donnant presque d’autre fonction que de siéger au Sénat, pourraient être supprimés sans inconvénient, et qu’au lieu du titre de Castellans à bancs, ils pourraient porter simplement celui de Sénateurs députés. Comme, par la réforme, le Sénat, revêtu de la puissance exécutive, seroit perpétuellement assemblé dans un semblé dans un certain nombre, de ses membres, un nombre proportionnel de Sénateurs députés seraient de même tenus d’y assister toujours à tour de rôle. Mais il ne s’agit pas ici de ces sortes de détails.

Par ce changement à peine sensible, ces Castellans ou Sénateurs députés deviendraient réellement autant de représentants de la Diète, qui feraient contre-poids au corps du Sénat, & renforceraient l’ordre équestre dans les assemblées de la nation; en sorte que les Sénateurs à vie, quoique devenus[465] plus puissants, tant par l’abolition du veto que par la diminution de la puissance royale & de celle des ministres, fondue en partie dans leur corps, n’y pourraient pourtant faire dominer l’esprit de ce corps; & le Sénat, ainsi mi-parti de membres à temps & de membres à vie, seroit aussi bien constitué qu’il est possible pour faire un pouvoir intermédiaire entre la Chambre des Nonces & le roi: ayant à la fois assez de consistance pour régler l’administration, & assez de dépendance pour être soumis aux lois. Cette opération me paraît bonne, parce qu’elle est simple, & cependant d’un grand effet.

On propose, pour modérer les abus du veto, de ne plus compter les voix par tête de Nonce, mais de les compter par Palatinats. On ne sauroit trop réfléchir sur ce changement avant que de l’adopter, quoiqu’il ait ses avantages & qu’il soit favorable à la forme fédérative. Les voix prises par masse et collectivement vont toujours moins directement à l’intérêt commun que prises ségrégativement par individu. Il arrivera très souvent que, parmi les Nonces d’un palatinat, un d’entre eux, dans leurs délibérations particulières, prendra l’ascendant sur les autres, & déterminera pour son avis la pluralité, qu’il n’aurait pas si chaque voix demeuroit indépendante. Ainsi les corrupteurs auront moins à faire & sauront mieux à qui s’adresser. De plus, il vaut mieux que chaque Nonce ait à répondre pour lui seul à sa Diétine, afin que nul ne s’excuse sur les autres, que l’innocent & le coupable ne soient pas confondus, & que la justice distributivesoit mieux observée. Il se présente bien des raisons contre cette forme, qui relâcheroit beaucoup le lien commun, & pourrait, à chaque Diète, [466] exposer l’État à se diviser. En rendant les Nonces plus dépendants de leurs instructions & de leurs constituants, on gagne à peu près le même avantage sans aucun inconvénient. Ceci suppose, il est vrai, que les suffrages ne se donnent point par scrutin, mais à haute voix, afin que la conduite & l’opinion de chaque Nonce à la Diète soient connues, & qu’il en réponde en son propre & privé nom. Mais cette matière des suffrages étant une de celles que j’ai discutées avec le plus de soin dans le Contrat social, il est superflu de me répéter ici.

Quant aux élections, on trouvera peut-être d’abord quelque embarras à nommer à la fois dans chaque Diète tant de Sénateurs députés; et, en général, aux élections d’un grand nombre sur un plus grand nombre qui reviendront quelquefois dans le projet que j’ai à proposer. Mais, en recourant pour cet article au scrutin, l’onôterait aisément cet embarras au moyen de cartons imprimés & numérotés qu’on distribueroit aux électeurs la veille de l’élection & qui contiendraient les noms de tous les candidats entre lesquels cette élection doit être faite. Le lendemain les électeurs viendraient à la file rapporter dans une corbeille tous leurs cartons, après avoir marqué, chacun dans le sien, ceux qu’il élit ou ceux qu’il exclut, selon l’avis qui seroit en tête des cartons. Le déchiffrement de ces mêmes cartons se feroit tout de suite, en présence de l’assemblée, par le Secrétaire de la Diète, assisté de deux autres secrétaires ad actum, nommés sur-le-champ par le Maréchal dans le nombre des Nonces présents. Par cette méthode, l’opération deviendroit si courte & si simple, que, sans dispute & sans bruit, tout le Sénat se remplirait, aisément dans une séance. [467] Il est vrai qu’il faudroit encore une règle pour déterminer la liste des candidats; mais cet article aura sa place & ne sera pas oublié.

Reste à parler du Roi, qui préside à la Diète, & qui doit être, par sa place, le suprême administrateur des lois.

CHAPITRE VIII

Du Roi.

C’est un grand mal que le chef d’une nation soit l’ennemi né de la liberté, dont il devroit être le défenseur. Ce mal, à mon avis, n’est pas tellement inhérent à cette place qu’on ne pût l’en détacher, ou du moins l’amoindrir considérablement. Il n’y a point de tentation sans espoir. Rendez l’usurpation impossible à vos rois, vous leur en ôterez la fantaisie; & ils mettront, à vous bien gouverner & à vous défendre, tous les efforts qu’ils font maintenant pour vous asservir. Les instituteurs de la Pologne, comme l’a remarqué M. le comte Wiehorski, ont bien songé à ôter aux rois les moyens de nuire, mais non pas celui de corrompre; & les grâces dont ils sont les distributeurs leur donnent abondamment ce moyen. La difficulté est qu’en leur ôtant cette distribution l’on paraît leur tout ôter. C’est pourtant ce qu’il ne faut pas faire; car autant vaudroit n’avoir point de roi; et je crois impossible à un aussi grand État que la Pologne de s’en passer: c’est-à-dire, d’un chef suprême qui soit à vie. [468] Or, à moins que le chef d’une nation ne soit tout à fait nul, & par conséquent inutile, il faut bien qu’il puisse faire quelque chose; & si peu qu’il fasse, il faut nécessairement que ce soit du bien ou du mal.

Maintenant tout le Sénat est à la nomination du roi: c’est trop. S’il n’a aucune part à cette nomination, ce n’est pas assez. Quoique la pairie en Angleterre soit aussi à la nomination du roi, elle en est bien moins dépendante, parce que cette pairie, une fois donnée, est héréditaire; au lieu que les évêchés, palatinats et Castellanies n’étant qu’à vie, retournent, à la mort de chaque titulaire, à la nomination du roi.

J’ai dit comment il me paroit que cette nomination devroit se faire: savoir, les Palatins & grands Castellans, à vie & par leurs Diétines respectives; les Castellans du second rang, à temps & par la Diète. l’égard des Évêques, il me paraît difficile, à moins qu’on ne les fasse élire par leurs chapitres, d’en ôter la nomination au roi: & je crois qu’on peut la lui laisser, excepté toutefois celle de l’Archevêque de Gnesne, qui appartient naturellement à la Diète; à moins qu’on n’en sépare la primatie, dont elle seule doit disposer. Quant aux Ministres, surtout les grands Généraux & grands Trésoriers, quoique leur puissance, qui fait contre-poids à celle du roi, doive être diminuée en proportion de la sienne, il ne me paraît pas prudent de laisser au roi le droit de remplir ces places par ses créatures; & je voudrois au moins qu’il n’eût que le choix sur un petit nombre de sujets présentés par la Diète. Je conviens que, ne pouvant plus ôter ces places après les avoir données, il ne peut plus compter absolument sur ceux qui les remplissent. [469] Mais c’est assez du pouvoir qu’elles lui donnent sur les aspirants, sinon pour le mettre en état de changer la face du Gouvernement, du moins pour lui en laisser l’espérance; et c’est surtout cette espérance qu’il importe de lui ôter à tout prix.

Pour le grand Chancelier, il doit, ce me semble, être de nomination royale. Les rois sont les juges nés de leurs peuples; c’est pour cette fonction, quoiqu’ils l’aient tous abandonnée, qu’ils ont été établis: elle ne peut leur être ôtée; et, quand ils ne veulent pas la remplir eux-mêmes, la nomination de leurs substituts en cette partie est de leur droit, parce que c’est toujours à eux de répondre des jugements qui se rendent en leur nom. La nation peut, il est vrai, leur donner des assesseurs, & le doit lorsqu’ils ne jugent pas eux-mêmes: ainsi le Tribunal de la couronne, où préside, non le roi, mais le grand Chancelier, est sous l’inspection de la nation; & c’est avec raison que les Diétines en nomment les autres membres. Si le roi jugeoit en personne, j’estime qu’il auroit le droit de juger seul. En tout état de cause, son intérêt seroit toujours d’être juste; & jamais des jugements iniques ne furent une bonne voie pour parvenir à l’usurpation.

A l’égard des autres dignités, tant de la couronne que des Palatinats, qui ne sont que des titres honorifiques & donnent plus d’éclat que de crédit, on ne peut mieux faire que de lui en laisser la pleine disposition. Qu’il puisse honorer le mérite et flatter la vanité; mais qu’il ne puisse conférer la puissance.

La majesté du trône doit être entretenue avec splendeur; mais il importe que, de toute la dépense nécessaire à cet effet, [470] on en laisse faire au roi le moins qu’il est possible. Il seroit à désirer que tous les officiers du roi fument aux gages de la République, & non pas aux siens, & qu’on réduisît en même rapport tous les revenus royaux, afin de diminuer, autant qu’il se peut, le maniement des deniers par les mains du roi.

On a proposé de rendre la couronne héréditaire. Assurez-vous qu’au moment que cette loi sera portée la Pologne peut dire adieu pour jamais à sa liberté. On pense y pourvoir suffisamment en bornant la puissance royale. On ne voit pas que ces bornes posées par les lois seront franchies à trait de temps par des usurpations graduelles, & qu’un système adopté & suivi sans interruption par une famille royale doit l’emporter à la longue sur une législation qui, par sa nature, tend sans cesse au relâchement. Si le roi ne peut corrompre les grands par des grâces, il peut toujours les corrompre par des promesses dont ses successeurs sont garants;& comme les plans formés par la famille royale se perpétuent avec elle, on prendra bien plus de confiance en ses engagements, & l’on comptera bien plus sur leur accomplissement, que quand la couronne élective montre la fin des projets du monarque avec celle de sa vie. La Pologne est libre, parce que chaque règne est précédé d’un intervalle où la nation, rentrée dans tous ses droits être prenant une vigueur nouvelle, coupe le progrès des abus & des usurpations; où la législation se remonte & reprend son premier ressort. Que deviendront les pacta conventa, l’égide de la Pologne, quand une famille établie sur le trône à perpétuité le remplira sans intervalle, & ne laissera à la nation, entre la mort du père & le couronnement du [471] fils, qu’une vaine ombre de liberté sans effet, qu’anéantira bientôt la simagrée du serment fait par tous les rois à leur sacre, et par tous oublié pour jamais l’instant d’après? Vous avez vu le Danemark, vous voyez l’Angleterre, & vous allez voir la Suède. Profitez de ces exemples pour apprendre une fois pour toutes que, quelques précautions qu’on puisse entasser, hérédité dans le trône & liberté dans la nation seront à jamais des choses incompatibles.

Les Polonois ont toujours eu du penchant à transmettre la couronne du père au fils, ou au plus proche par voie d’héritage, quoique toujours par droits d’élection. Cette inclination, s’ils continuent à la suivre, les mènera tôt ou tard au malheur de rendre la couronne héréditaire; & il ne faut pas qu’ils espèrent lutter aussi longtemps de cette manière contre la puissance royale, que les membres de l’empire germanique ont lutté contre celle de l’Empereur; parce que la Pologne n’a point en elle-même de contre-poids suffisant pour maintenir un roi héréditaire dans la subordination légale. Malgré la puissance de plusieurs membres de l’Empire, sans l’élection accidentelle de Charles VII les capitulations impériales ne seraient déjà plus qu’un vain formulaire comme elles l’étaient au commencement de ce siècle; & les pacta conventa deviendront bien plus vains encore quand la famille royale aura eu le temps de s’affermir & de mettre toutes les autres au-dessous d’elle. Pour dire en un mot mon sentiment sur cet article, je pense qu’une couronne élective, avec le plus absolu pouvoir, vaudroit encore mieux pour la Pologne qu’une couronne héréditaire avec un pouvoir presque nul.

[472] Au lieu de cette fatale loi qui rendroit la couronne héréditaire, j’en proposerais une bien contraire, qui, si elle étoit admise, maintiendroit la liberté de la Pologne: ce seroit d’ordonner, par une loi fondamentale, que jamais la couronne ne passeroit du père au fils, & que tout fils d’un roi de Pologne seroit pour toujours exclu du trône. Je dis que je proposerois cette loi, si elle étoit nécessaire; mais, occupé d’un projet qui feroit le même effet sans elle, je renvoie à sa place l’explication de ce projet; & supposant que par son effet les fils seront exclus du trône de leur père, au moins immédiatement, je crois voir que la liberté bien assurée ne sera pas le seul avantage qui résultera de cette exclusion. Il en naîtra un autre encore très considérable: c’est, en ôtant tout espoir aux rois d’usurper ettrans mettre à leurs enfants un pouvoir arbitraire, de porter toute leur activité vers la gloire & la prospérité de l’État: la seule voie, qui reste ouverte à leur ambition. C’est ainsi que le chef de la nation en deviendra, non plus l’ennemi né, mais le premier citoyen; c’est ainsi qu’il fera sa grande affaire d’illustrer son règne par des établissements utiles qui le rendent cher à son peuple, respectable à ses voisins, qui fassent bénir après lui sa mémoire; & c’est ainsi que, hors les moyens de nuire & de séduire qu’il ne faut jamais lui laisser, il conviendra d’augmenter sa puissance en tout ce qui peut concourir au bien publie. Il aura peu de force immédiate & directe pour agir par lui-même; mais il aura beaucoup d’autorité, de surveillance & d’inspection pour contenir chacun dans son devoir, & pour diriger le Gouvernement à son véritable but. La présidence de la [473] Diète, du Sénat & de tous les Corps, un sévère examen de la conduite de tous les gens en place, un grand soin de maintenir la justice & l’intégrité dans tous les tribunaux, de conserver l’ordre & la tranquillité dans l’État, de lui donner une bonne assiette au dehors, le commandement des armées en temps de guerre, les établissements utiles en temps de paix, sont des devoirs qui tiennent particulièrement à son office de roi, & qui l’occuperont assez s’il veut les remplir par lui-même. Car les détails de l’administration étant confiés à des ministres établis pour cela, ce doit être un crime à un roi de Pologne de confier aucune partie de la sienne à des favoris. Qu’il fasse son métier en personne, ou qu’il y renonce: article important, sur lequel la nation ne doit jamais se relâcher.

C’est sur de semblables principes qu’il faut établir l’équilibre & la pondération des pouvoirs qui composent la législation & l’administration. Ces pouvoirs, dans les mains de leurs dépositaires & dans la meilleure proportion possible, devraient être en raison directe de leur nombre & inverse du temps qu’ils restent en place. Les parties composantes de la Diète suivront d’assez prés ce meilleur rapport. La Chambre des Nonces, la plus nombreuse, sera aussi la plus puissante; mais tous ses membres changeront fréquemment. Le Sénat, moins nombreux, aura une moindre part à la législation, mais une plus grande à la puissance exécutive; & ses membres, participant à la constitution des deux extrêmes, seront partie à temps & partie à vie, comme il convient à un Corps intermédiaire. Le Roi, qui préside à tout, continuera d’être à vie; & son pouvoir, toujours très grand pour l’inspection, sera borné par la [474] Chambre des Nonces quant à la législation; & par le sénat quant à l’administration. Mais, pour maintenir l’égalité, principe de la constitution, rien n’y doit être héréditaire que la noblesse. Si la couronne étoit héréditaire, il faudrait, pour conserver l’équilibre, que la pairie ou l’ordre sénatorial le fût aussi, comme en Angleterre. Alors l’Ordre équestre abaissé perdroit son pouvoir, la Chambre des Nonces n’ayant pas, comme celle des Communes, celui d’ouvrir & fermer tous les ans le trèsor publie; & la constitution Polonoise seroit renversée de fond en comble.

CHAPITRE IX

Causes particulières de l’anarchie.

La Diète, bien proportionnée & bien pondérée ainsi dans toutes ses parties, sera la source d’une bonne législation & d’un bon Gouvernement. Mais il faut pour cela que ses ordres soient respectés & suivis. Le mépris des lois, & l’anarchie où la Pologne a vécu jusqu’ici, ont des causes faciles à voir. J’en ai déjà ci-devant marqué la principale, & j’en ai indiqué le remède. Les autres causes concourantes sont: 1. le liberum veto, 2. les Confédérations, & 3. l’abus qu’ont fait les particuliers du droit qu’on leur a laissé d’avoir des gens de guerre à leur service.

Ce dernier abus est tel, que, si l’on ne commence pas par l’ôter, si l’on ne commence pas par l’ôter, toutes les autres réformes sont inutiles. Tant que les [475] particuliers auront le pouvoir de résister à la force exécutive, ils croiront en avoir le droit; & tant qu’ils auront entre eux de petites guerres, comment veut-on que l’État soit en paix? J’avoue que les places fortes ont besoin de gardes; mais pourquoi faut-il des places qui sont fortes seulement contre les citoyens, & faibles contre l’ennemi? J’ai peur que cette réforme ne souffre des difficultés; cependant je ne crois pas impossible de les vaincre; et, pour peu qu’un citoyen puissant soit raisonnable, il consentira sans peine à n’avoir plus à lui de gens de guerre, quand aucun autre n’en aura.

J’ai dessein de parler ci-après des établissements militaires; ainsi je renvoie à cet article ce que j’aurais à dire dans celui-ci.

Le liberum veto n’est pas un droit vicieux en lui-même; mais, sitôt qu’il passe sa borne, il devient le plus dangereux des abus. Il étoit le garant de la liberté publique; il n’est plus que l’instrument de l’oppression. Il ne reste, pour ôter cet abus funeste, que d’en détruire la cause tout à fait. Mais il est dans le coeur de l’homme de tenir aux priviléges individuels plus qu’à des avantages plus grands& plus généraux. Il n’y a qu’un patriotisme éclairé par l’expérience qui puisse apprendre à sacrifier à de plus grands biens un droit brillant devenu pernicieux par son abus, & dont cet abus est désormois inséparable. Tous les Polonais doivent sentir vivement les maux que leur a, fait souffrir ce malheureux droit. S’ils aiment l’ordre & la paix, ils n’ont aucun moyen d’établir chez eux l’un et l’autre, tant qu’ils y laisseront subsister ce droit: bon dans la formation du Corps politique, ou quand il a toute sa perfection; [476] mais absurde & funeste, tant qu’il reste des changements à faire. & il est impossible qu’il n’en reste pas toujours; surtout dans un grand État, entouré de voisins puissants & ambitieux.

Le liberum veto seroit moins déraisonnable s’il tomboit uniquement sur les points fondamentaux de la constitution; mais qu’il ait lieu généralement dans toutes les délibérations des Diètes, c’est ce qui ne peut s’admettre en aucune façon. C’est un vice dans la constitution Polonoise que la législation & l’administration n’y soient pas assez distinguées; & que la Diète, exerçant le pouvoir législatif, y mêle des parties d’administration, fasse indifféremment des actes de souveraineté& de Gouvernement, souvent même des actes mixtes, par lesquels ses membres sont magistrats & législateurs tout à la fois.

Les changements proposés tendent à mieux distinguer ces deux pouvoirs, & par là même à mieux marquer les bornes du liberum veto. Car je ne crois pas qu’il soit jamais tombé dans l’esprit de personne de l’étendre aux matières de pure administration: ce qui seroit anéantir l’autorité civile & tout le Gouvernement.

Par le droit naturel des sociétés, l’unanimité a été requise pour la formation du Corps politique & pour les lois fondamentales qui tiennent à son existence: telles, par exemple, que la première corrigée, la cinquième, la neuvième, et l’onzième, marquées dans la pseudo-diète de 1768. Or, l’unanimité requise pour l’établissement de ces lois doit l’être de même pour leur abrogation. Ainsi voilà des points sur lesquels le liberum [477] veto peut continuer de subsister. & puisqu’il ne s’agit pas de le détruire totalement, les Polonais, qui, sans beaucoup de murmure, ont vu resserrer ce droit par la Diète de 1768, devront sans peine le voir réduire & limiter dans une Diète plus libre & plus légitime.

Il faut bien peser & bien méditer les points capitaux qu’on établira comme lois fondamentales & l’on fera porter sur ces points seulement la force du liberum veto. De cette manière, on rendra la constitution solide & ces lois irrévocables, autant qu’elles peuvent l’être. Car il est contre la nature du Corps politique de s’imposer des lois qu’il ne puisse révoquer; mais il n’est ni contre la nature, ni contre la raison, qu’il ne puisse révoquer ces lois qu’avec la même solennité qu’il mit à les établir. Voilà toute la chaîne qu’il peut se donner pour l’avenir. C’en est assez & pour affermir la constitution, & pour contenter l’amour des Polonais pour le liberum veto, sans s’exposer dans la suite aux abus qu’il a fait naître.

Quant à ces multitudes d’articles qu’on a mis ridiculement au nombre des lois fondamentales, & qui font seulement le corps de la législation, de même que tous ceux qu’on range sous le titre de matières d’État, ils sont sujets, par la vicissitude des choses, à des variations indispensables qui ne permettent pas d’y requérir l’unanimité. Il est encore absurde que, dans quelque cas que ce puisse être, un membre de la Diète en puisse arrêter l’activité, & que la retraite ou la protestation d’un Nonce, ou de plusieurs, puisse dissoudre l’assemblée, et casser ainsi l’autorité souveraine. Il faut abolir ce droit barbare, & décerner peine capitale contre quiconque seroit tenté [478] de s’en prévaloir. S’il y avoit des cas de protestation contre la Diète, ce qui ne peut être tant qu’elle sera libre & complète, ce seroit aux Palatinats & Diétines que ce droit pourroit être conféré; mais jamais à des Nonces qui, comme membres de la Diète, ne doivent avoir sur elle aucun degré d’autorité ni récuser ses décisions.

Entre le veto, qui est la plus grande force individuelle que puissent avoir les membres de la souveraine puissance, & qui ne doit avoir lieu que pour les lois véritablement fondamentales, & la pluralité, qui est la moindre & qui se rapporte aux matières de simple administration, il y a différentes proportions sur lesquelles on peut déterminer la prépondérance des avis en raison de l’importance des matières. Par exemple, quand il s’agira de législation, l’on peut exiger les trois quarts au moins des suffrages, les deux tiers dans les matières d’État, la pluralité seulement pour les élections & autres affaires courantes set momentanées. Ceci n’est qu’un exemple pour expliquer mon idée, & non une proportion que je détermine.

Dans un État tel que la Pologne, où les âmes ont encore un grand ressort, peut-être eût-on pu conserver dans son entier ce beau droit du liberum veto sans beaucoup de risque, & peut-être même avec avantage, pourvu qu’on eût rendu ce droit dangereux à exercer, & qu’on y eût attaché de grandes conséquences pour celui qui s’en seroit prévalu. Car il est, j’ose le dire, extravagant que celui qui rompt ainsi l’activité de la Diète, & laisse l’État sans ressource, s’en aille jouir chez lui tranquillement & impunément de la désolation publique qu’il a causée.

[479] Si donc, dans une résolution presque unanime, un seul opposant conservoit le droit de l’annuler, je voudrois qu’il répondît de son opposition sur sa tête, non seulement à ses constituants dans la Diétine post-comitiale, mais ensuite à toute la nation dont il a fait le malheur. Je voudrois qu’il fût ordonné par la Loi que, six mois après son opposition, il seroit jugé solennellement par un tribunal extraordinaire établi pour cela seul, composé de tout ce que la nation a de plus sage, de plus illustre & de plus respecté, & qui ne pourroit le renvoyer simplement absous, mais seroit obligé de le condamner à mort sans aucune grâce, ou de lui décerner une récompense & des honneurs publics pour toute sa vie, sans pouvoir jamais prendre aucun milieu entre ces deux alternatives.

Des établissements de cette espèce, si favorables à l’énergie du courage & à l’amour de la liberté, sont trop éloignés de l’esprit moderne pour qu’on puisse espérer qu’ils soient adoptés ni goûtés. Mais ils n’étaient pas inconnus aux anciens; & c’est par là que leurs instituteurs savaient élever les âmes & les enflammer au besoin d’un zèle vraiment héroïque. On a vu, dans les Républiques où régnaient des lois plus dures encore, de généreux citoyens se dévouer à la mort dans le péril de la patrie, pour ouvrir un avis qui pût la sauver. Un veto, suivi du même danger, peut sauver l’État dans l’occasion, & n’y sera jamais fort à craindre.

Oserais-je parler ici des Confédérations, & n’être pas de l’avis des savants? Ils ne voient que le mal qu’elles font; il faudroit voir aussi celui qu’elles empêchent. Sans contredit, la Confédération est un état violent dans la République; mais [480]il est des maux extrêmes qui rendent les remèdes violents nécessaires, & dont il faut tâcher de guérir à tout prix. La Confédération est en Pologne ce qu’étoit la Dictature chez les Romains. L’une & l’autre font taire les lois dans un péril pressant: mais avec cette grande différence que la Dictature, directement contraire à la législation romaine & à l’esprit du Gouvernement, a fini par le détruire; & que les Confédérations, au contraire, n’étant qu’un moyen de raffermir & rétablir la constitution ébranlée par de grands efforts, peuvent tendre& renforcer le ressort relâché de l’État, sans pouvoir jamais le briser. Cette forme fédérative, qui peut-être dans son origine eut une cause fortuite, me paraît être un chef-d’oeuvre de politique. Partout où la liberté règne, elle est incessamment attaquée, & très souvent en péril. Tout État libre, où les grandes crises n’ont pas été prévues, est à chaque orage en danger de périr. Il n’y a que les Polonais qui de ces crises mêmes aient su tirer un nouveau moyen de maintenir la constitution. Sans les Confédérations, il y a longtemps que la République de Pologne ne seroit plus; & j’ai grand peur qu’elle ne dure pas longtemps après elles, si l’on prend le parti de les abolir. Jetez les yeux sur ce qui vient de se passer. Sans les Confédérations, l’État étoit subjugué; la liberté étoit pour jamais anéantie. Voulez-vous ôter à la République la ressource qui vient de la sauver?

Et qu’on ne pense pas que, quand le liberum veto sera aboli & la pluralité rétablie, les Confédérations deviendront inutiles, comme si tout leur avantage consistoit dans cette pluralité. C’en est pas la même chose. La puissance exécutive attachée [481] aux Confédérations leur donnera toujours, dans les besoins extrêmes, une vigueur, une activité, une célérité que ne peut avoir la Diète, forcée à marcher à pas plus lents, avec plus de formalités, & qui ne peut faire un seul mouvement irrégulier sans renverser la constitution.

Non, les Confédérations sont le bouclier, l’asile, le sanctuaire de cette constitution. Tant qu’elles subsisteront, il me paraît impossible qu’elle se détruis. Il faut les laisser, mais il faut les régler. Si tous les abus étaient ôtés, les Confédérations deviendraient presque inutiles. La réforme de votre gouvernement doit opérer cet effet. Il n’y aura plus que les entreprises violentes qui mettent dans la nécessité d’y recourir; mais ces entreprises sont dans l’ordre des choses qu’il faut prévoir. Au lieu donc d’abolir les Confédérations, déterminez les cas où elles peuvent légitimement avoir lieu; & puis réglez-en bien la forme & l’effet, pour leur donner une sanction légale, autant qu’il est possible, sans gêner leur formation ni leur activité. Il y a même de ces cas où, par le seul fait, toute la Pologne doit être à l’instant confédérée; comme, par exemple, au moment où, sous quelque prétexte que ce soit & hors le eu d’une guerre ouverte, des troupes étrangères mettent le pied dans l’État; parce qu’enfin, quel que soit le sujet de cette entrée, & le Gouvernement même y eût-il consenti, confédération chez soi n’est pas hostilité chez lei autres. Lorsque, par quelque obstacle que ce puisse être, la Diète est empêchée de s’assembler au temps marqué par la Loi; lorsqu’à l’instigation de qui que ce soit on fait trouver des gens de guerre au temps & au lieu des on assemblée; ou que sa forme est altérée, ou [482] que son activité est suspendue, ou que sa liberté est gênée en quelque façon que ce soit: dans tous ces cas, la Confédération générale doit exister par le seul fait. Les assemblées et signatures particulières n’en sont que des branches; & tous les Maréchaux en doivent être subordonnés à celui qui aura été nommé le premier.

CHAPITRE X

Administration.

Sans entrer dans des détails d’administration, pour lesquels les connoissances et les vues me manquent également, je risquerai seulement sur les deux parties des finances & de la guerre quelques idées que je dois dire, puisque je les crois bonnes, quoique presque assuré qu’elles ne seront pas goûtées. Mais, avant tout, je ferai sur l’administration de la justice une remarque qui s’éloigne un peu moins de l’esprit du Gouvernement polonais.

Les deux états d’homme d’épée & d’homme de robe étaient inconnus des anciens. Les citoyens n’étaient par métier ni soldats, ni juges, ni prêtres; ils étaient tout par devoir. Voilà le vrai secret de faire que tout marche au but commun, d’empêcher que l’esprit d’état ne s’enracine dans les corps aux dépens du patriotisme, & que l’hydre de la chicane ne dévore une nation. La fonction de juge, tant dans les tribunaux suprêmes que dans les justices terrestres, doit être un état passager[483] d’épreuve sur lequel la nation puisse apprécier le mérite & la probité d’un citoyen, pour l’élever ensuite aux postes plus éminents dont il est trouvé capable. Cette manière de s’envisager eux-mêmes ne peut que rendre les juges très attentifs à se mettre à l’abri de tout reproche, & leur donner généralement toute l’attention & toute l’intégrité que leur place exige. C’est ainsi que dans les beaux temps de Rome on passoit par la préture pour arriver au consulat. Voilà le moyen qu’avec peu de lois, claires & simples, même avec peu de juges, la justice soit bien administrée, en laissant aux juges le pouvoir de les interpréter & d’y suppléer au besoin par les lumières naturelles de la droiture & du bon sens. Rien de plus puéril que les précautions prises sur ce point par les Anglais. Pour ôter les jugements arbitraires, ils se sont soumis à mille jugements iniques & même extravagants. Des nuées de gens de loi les dévorent, d’éternels procès les consument; & avec la folle idée de vouloir tout prévoir, ils ont fait de leurs lois un dédale immense où la mémoire & la raison se perdent également.

Il faut faire trois codes: l’un politique, l’autre civil, & l’autre criminel; tous trois clairs, courts & précis autant qu’il sera possible. Ces codes seront enseignés non seulement dans les universités, mais dans tous les colléges; & l’on n’a pas besoin d’autre corps de droit. Toutes les règles du droit naturel sont mieux gravées dans les coeurs des hommes que dans tout le fatras de Justinien. Rendez-les seulement honnêtes & vertueux, & je vous réponds qu’ils sauront assez de droit. Mais il faut que tous les citoyens, & surtout les hommes publics, soient instruits des lois positives de leur pays & des règles particulières [484] sur lesquelles ils sont gouvernés. Ils les trouveront dans ces codes qu’ils doivent étudier; & tous les nobles, avant d’être inscrits dans le livre d’or qui doit leur ouvrir l’entrée d’une Diétine, doivent soutenir sur ces codes, & en particulier sur le premier, un examen qui ne soit pas une simple formalité, & sur lequel, s’ils ne sont pas suffisamment instruits, ils seront renvoyés jusqu’à ce qu’ils le soient mieux. l’égard du droit romain & des coutumes, tout ce la s’il existe, doit être ôté des écoles & des tribunaux. On n’y doit connaître d’autre autorité que les lois de l’État; elles doivent être uniformes dans toutes les provinces, pour tarir une source de procès;& les questions qui n’y seront pas décidées doivent l’être par le bon sens et l’intégrité des juges. Comptez que, quand la magistrature ne sera pour ceux qui l’exercent qu’un état d’épreuve pour monter plus haut, cette autorité n’aura pasen eux l’abus qu’on en pourroit craindre; ou que, si cet abus a lieu, il sera toujours moindre que celui de ces foules de lois qui souvent se contredisent, dont le nombre rend les procès éternels, & dont le conflit rend également les jugements, & dont le conflit rend également les jugements arbitraires.

Ce que je dis ici des juges doit s’entendre à plus forte raison des avocats. Cet état si respectable en lui-même se dégrade & s’avilit sitôt qu’il devient un métier. L’avocat doit être le premier juge de son client & le plus sévère; son emploi doit être, comme il étoit à Rome, & comme il est encore à Genève, le premier pas pour arriver aux magistratures; & en effet les avocats sont fort considérés à Genève, & méritent de l’être. Ce sont des postulants pour le Conseil, très attentifs à ne rien faire qui leur attire l’improbation publique. Je voudrois [485] que toutes les fonctions publiques menassent ainsi de lune à l’autre, afin que nul ne s’arrangeant pour rester dans la sienne ne sen fit un métier lucratif et ne se mît au-dessus du jugement des hommes. Ce moyen rempliroit parfaitement le voeu de faire passer les enfants des citoyens opulents par l’état d’avocat, ainsi rendu honorable & passager. Je développerai mieux cette idée dans un moment.

Je dois dire ici en passant, puisque cela me vient à l’esprit, qu’il est contre le système d’égalité dans l’Ordre équestre d’y établir des substitutions & des majorats. Il faut que la législation tende toujours à diminuer la grande inégalité de fortune & de pouvoir qui met trop de distance entre les seigneurs & les simples nobles, & qu’un progrès naturel tend toujours à augmenter. l’égard du cens, par lequel on fixeroit la quantité de terre qu’un noble doit posséder pour être admis aux Diétines, voyant à cela du bien & du mal, & ne connaissant pas assez le pays pour comparer les effets, je n’ose absolument décider cette question. Sans contredit, il seroit à désirer qu’un citoyen ayant voix dans un palatinat y possédât quelques terres, mais je n’aimerois pas trop qu’on en fixât la quantité. En comptant les possessions pour beaucoup de choses, faut-il donc tout à fait compter les hommes pour rien? Eh quoi! parce qu’un gentilhomme aura peu ou point de terre, cesse-t-il pour cela d’être libre & noble? & sa pauvreté seule est-elle un crime assez grave pour lui faire perdre son droit de citoyen?

Au reste, il ne faut jamais souffrir qu’aucune loi tombe en désuétude. Fût-elle indifférente, fût-elle mauvaise, il faut [486] l’abroger formellement, ou la maintenir en vigueur. Cette maxime, qui est fondamentale, obligera de passer en revue toutes les anciennes lois, d’en abroger beaucoup, & de donner la sanction la plus sévère à celles qu’on voudra conserver. On regarde en France comme une maxime d’État, de fermer les yeux sur beaucoup de choses: c’est à quoi le despotisme oblige toujours. Mais, dans un Gouvernement libre, c’est le moyen d’énerver la législation & d’ébranler la constitution. Peu de lois, mais bien digérées, & surtout bien observées. Tous les abus qui ne sont pas défendus sont encore sans conséquence: mais qui dit une loi dans un État libre dit une chose devant laquelle tout citoyen tremble, & le roi tout le premier. En un mot, souffrez tout, plutôt que d’user le ressort des lois; car, quand une fois ce ressort est usé, l’État est perdu sans ressource.

CHAPITRE XI

Système économique.

Le choix du système économique que doit adopter la Pologne dépend de l’objet qu’elle se propose en corrigeant sa constitution. Si vous ne voulez que devenir bruyants, brillants, redoutables, & influer sur les autres peuples de l’Europe, vous avez leur exemple; appliquez-vous à l’imiter. Cultivez les sciences, les arts, le commerce, l’industrie; ayez des troupes réglées, des places fortes, des académies; surtout un bon système [487] de finances qui fasse bien circuler l’argent, qui par là le multiplie, qui vous en procure beaucoup; travaillez à le rendre très nécessaire, afin de tenir le peuple dans une grande dépendance; & pour cela, fomentez & le luxe matériel, & le luxe de l’esprit qui en est inséparable. De cette manière vous formerez un peuple intrigant, ardent, avide, ambitieux, servile & fripon, comme les autres; toujours, sans aucun milieu, à l’un des deux extrêmes de la misère oude l’opulence, de la licence ou de l’esclavage. Mais on vous comptera parmi les grandes Puissances de l’Europe vous entrerez dans tous les systèmes politiques; dans toutes les négociations, on recherchera votre alliance; on vous liera par des traités; il n’y aura pas une guerre en Europe où vous n’ayez l’honneur d’être fourrés. Si le bonheur vous en veut, vous pourrez rentrer dans vos anciennes possessions, peut-être en conquérir de nouvelles, & puis dire, comme Pyrrhus ou comme les Russes, c’est-à-dire comme les enfants: Quand tout le monde sera à moi, je mangerai bien du sucre.’

Mais si par hasard vous aimiez mieux former une nation libre, paisible et sage, qui n’a ni peur ni besoin de personne, qui se suffit à elle-même & qui est heureuse; alors il faut prendre une méthode toute différente: maintenir, rétablir chez vous des moeurs simples, des goûts sains, un esprit martial sans ambition; former des âmes courageuses & désintéressées; appliquer vos peuples à l’agriculture & aux arts nécessaires à la vie; rendre l’argent méprisable et, s’il se peut, inutile; chercher, trouver, pour opérer de grandes choses, des ressorts plus puissants & plus sûrs. Je conviens qu’en suivant cette route [488] vous ne remplirez pas les gazettes du bruit de vos fêtes, de vos négociations, de vos exploits; que les philosophes ne vous encenseront pas, que les poètes ne vous chanteront pas, qu’en Europe on parlera peu de vous; peut-être même affectera-t-on de vous dédaigner. Mais vous vivrez dans la véritable abondance, dans la justice & dans la liberté; mais on ne vous cherchera pas querelle; on vous craindra sans en faire semblant; & je vous réponds que les Russes ni d’autres ne viendront plus faire les maîtres chez vous, ou que, si pour leur malheur ils y viennent, ils seront beaucoup plus pressés d’en sortir. Ne tentez pas surtout d’allier ces deux projets, ils sont trop contradictoires; & vouloir aller aux deux par une marche composée, c’est vouloir les manquer tous deux. Choisissez donc; et, si vous préférez le premier parti, cessez ici de me lire. Car, de tout ce qui me reste à proposer, rien ne se rapporte plus qu’au second.

Il y a, sans contredit, d’excellentes vues économiques dans les papiers qui m’on tété communiqués. Le défaut que j’y vois est d’être plus favorables à la richesse qu’à la prospérité. En fait de nouveaux établissements, il ne faut pas se contenter d’en voir l’effet immédiat; il faut encore en bien prévoir les conséquences éloignées, mais nécessaires. Le projet, pour exemple, pour la vente des Starosties & pour la manière d’en employer le produit me paroit bien entendu & d’une exécution facile dans le système, établi dans toute l’Europe, de tout faire avec de l’argent. Mais ce système est-il bon en lui-même, & va-t-il bien à son but? Est-il sûr que l’argent soit le nerf de la guerre? Les peuples riches ont toujours été battus & [489] conquis par les peuples pauvres. Est-il sûr que l’argent soit le ressort d’un bon Gouvernement? Les systèmes de finances sont modernes. Je n’en vois rien sortir de bon, ni de grand. Les Gouvernements anciens ne connaissaient pas même ce mot de finance, & ce qu’ils faisaient avec des hommes est prodigieux. L’argent est tout au plus le supplément des hommes, & le supplément ne vaudra jamais la chose. Polonais, laissez-moi tout cet argent aux autres; ou contentez-vous de celui qu’il faudra bien, qu’ils vous donnent, puisqu’ils ont plus besoin de vos blés que vous de leur or. Il vaut mieux, croyez-moi, vivre dans l’abondance que dans l’opulence; soyez mieux que pécunieux, soyez riches. Cultivez bien vos champs, sans vous soucier du reste; bientôt vous moissonnerez de l’or, & plus qu’il n’en faut pour vous procurer l’huile & le vin qui vous manquent, puisqu’à cela près la Pologne abonde, ou peut abonder, de tout. Pour vous maintenir heureux & libres, ce sont des têtes, des coeurs & des bras qu’il vous faut; c’est là ce qui fait la force d’un État & la prospérité d’un peuple. Les systèmes de finances font des âmes vénales; & dès qu’on ne veut que gagner, on gagne toujours plus à être fripon qu’honnête homme. L’emploi de l’argent se dévoie & se cache; il est destiné à une chose, & employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner; & que sont tous les surveillants qu’on leur donne, sinon d’autres fripons qu’on envoie partager avec eux? S’il n’y avait que des richesses publiques & manifestes, si la marche de l’or laissoit une marque ostensible, & ne pouvoit se cacher, il n’y auroit point d’expédient plus commode pour acheter des services, du courage, [490] de la fidélité, des vertus. Mais, vu sa circulation secrète, il est plus commode encore pour faire des pillards & des traîtres, pour mettre à l’enchère le bien publie & la liberté. En un mot, l’argent est à la fois le ressort le plus faible & le plus vain que je connaisse, pour faire marcher à son but la machine politique; le plus fort & le plus sûr, pour l’en détourner.

On ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt, je le sais; mais l’intérêt pécuniaire est le plus mauvois de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption,& même, je le répète avec confiance & le soutiendrai toujours, le moindre et le plus faible aux yeux de qui connaît bien le coeur humain. Il est naturellement dans tous les coeurs de grandes passions en réserve; quand il n’y reste, plus que celle de l’argent, c’est qu’on a énervé, étouffé toutes les autres, qu’il fallait exciter & développer. L’avare n’a point proprement de passion qui le domine; il n’aspire à l’argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront lui venir. Sachez les fomenter & les contenter directement sans cette ressource; bientôt elle perdra tout son prix.

Les dépenses publiques sont inévitables, j’en conviens encore; avec toute autre chose qu’avec de l’argent. De nos jours encore on voit en Suisse les officiers, magistrats & autres stipendiaires publics, payés avec des denrées. Ils ont des dîmes du vin, du bois; des droits utiles, honorifiques. Tout le service publie se fait par corvées; l’État ne paye presque rien en argent. Il en faut, dira-t-on, pour le payement des troupes. Cet article aura sa place dans un moment. Cette manière de payement n’est pas sans inconvénients: il y a de la perte, du gaspillage; [491] l’administration de ces sortes de biens est plus embarrassante; elle déplaît surtout à. ceux qui en sont chargés, parce qu’ils y trouvent moins à faire leur compte. Tout cela est vrai; mais que le mal est petit, en comparaison de la foule de maux qu’il sauve! Un homme voudroit mal verser, qu’il ne le pourrait pas; du moins, sans qu’il y parût. On m’objectera les Baillifs de quelques Cantons Suisses, mais d’où viennent leurs vexations? des amendes pécuniaires qu’ils imposent. Ces amendes arbitraires sont un grand mal déjà par elles-mêmes; cependant, s’ils ne les pouvaient exiger qu’en denrées, ce ne seroit presque rien. L’argent extorqué se cache aisément; des magasins ne se cacheraient pas de même. Cherchez en tout pays, en tout Gouvernement & par toute terre; vous n’y trouverez pas un grand mal en morale & en politique où l’argent ne soit mêlé.

On me dira que l’égalité des fortunes qui règne en Suisse rend la parcimonie aisée dans l’administration; au lieu que tant de puissantes maisons & de grands seigneurs qui sont en Pologne demandent pour leur entretien de grandes dépenses& des finances pour y pourvoir. Point du tout. Ces grands seigneurs sont riches par leurs patrimoines; & leurs dépenses seront moindres, quand le luxe cessera d’être en honneur dans l’État, sans qu’elles les distinguent moins des fortunes inférieures, qui suivront la même proportion. Payez leurs services par de l’autorité, des honneurs, de grandes places. L’inégalité des rangs est compensée en Pologne par l’avantage de la noblesse, qui rend ceux qui les remplissent plus jaloux des honneurs que du profit. La République, en graduant & distribuant [492] à propos ces récompenses purement honorifiques, se ménage un trésor qui ne la ruinera pas, & qui lui donnera des héros pour citoyens. Ce trésor des honneurs est une ressource inépuisable chez un peuple qui a de l’honneur; & plût à Dieu que la Pologne eût l’espoir d’épuiser cette ressource! O heureuse la nation, qui ne trouvera plus dans son sein de distinctions possibles pour la vertus!

Au défaut de n’être pas dignes d’elle les récompenses pécuniaires joignent celui de n’être pas assez publiques, de ne parler pas sans cesse aux yeux & aux coeurs, de disparaître aussitôt qu’elles sont accordées, & de ne laisser aucune trace visible qui excite l’émulation, en perpétuant l’honneur qui doit les accompagner. Je voudrois que tous les grades, tous les emplois, toutes les récompenses honorifiques se marquassent par des signes extérieurs; qu’il ne fût jamais permis à un homme en place de marcher incognito; que les marques de son rang ou de sa dignité le suivissent partout, afin que le peuple le respectât toujours, & qu’il se respectât toujours lui-même; qu’il pût ainsi toujours dominer l’opulence; qu’un riche qui n’est que riche, sans cesse, offusqué par des citoyens titrés & pauvres, ne trouvât ni considération ni agrément dans sa patrie; qu’il fût forcé de la servir pour y briller, d’être intègre par ambition, & d’aspirer malgré sa richesse à des rangs où la seule approbation publique mène, & d’où le blâme peut toujours faire déchoir. Voilà comment on énerve la force des richesses, & comment on fait des hommes qui ne sont point à vendre. J’insiste beaucoup sur ce point, bien persuadé que vos voisins, & surtout les Russes, n’épargneront rien pour[493]corrompre vos gens en place, & que la grande affaire de votre Gouvernement est de travailler à les rendre incorruptibles.

Si l’on me dit que je veux faire de la Pologne un peuple de capucins, je réponds d’abord que ce n’est là qu’un argument à la française, & que plaisanter n’est pas raisonner. Je réponds encore qu’il ne faut pas outrer mes maximes au delà de mes intentions & de la raison; que mon dessein n’est pas de supprimer la circulation des espèces, mais seulement de la ralentir’, et de prouver surtout combien il importe qu’un bon système économique ne soit pas un système de finance & d’argent. Lycurgue, pour déraciner la cupidité dans Sparte, n’anéantit pas la monnaie, mais il en fit une de fer. Pour moi, je n’entends proscrire ni l’argent ni l’or, mais les rendre moins nécessaires’; & faire que celui qui n’en a pas soit pauvre, sans être gueux. Au fond, l’argent n’est pas la richesse, il n’en est que le signe; ce n’est pas le signe qu’il faut multiplier, mais la chose représentée. J’ai vu, malgré les fables des voyageurs, que les Anglais, au milieu de tout leur or, n’étaient pas en détail moins nécessiteux que les autres peuples. Et que m’importe, après tout, d’avoir cent guinées au lieu de dix, si ces cent guinées ne me rapportent pas une subsistance plus aisée? La richesse pécuniaire n’est que relative; et, selon des rapports qui peuvent changer par mille causes, on peut se trouver successivement riche & pauvre avec la même somme; mais non pas avec des biens en nature: car, comme immédiatement utiles à l’homme, il sont toujours leur valeur absolue qui ne dépend point d’une opération de commerce. J’accorderai que le peuple Anglois est plus riche que les autres peuples: mais [494] il ne sen suit pas qu’un bourgeois de Londres vive plus à son aise qu’un bourgeois de Paris. De peuple à peuple, celui qui a plus d’argent a de l’avantage. Mais cela ne fait rien au sort des particuliers; & ce n’est pas là que gît la prospérité d’une nation.

Favorisez l’agriculture & les arts utiles, non pas en enrichissant les cultivateurs, ce qui ne seroit que les exciter à quitter leur état, mais en le leur rendant honorable & agréable. Établissez les manufactures de première nécessité; multipliez sans cesse vos blés & vos hommes, sans vous mettre en souci du reste. Le superflu du produit de vos terres, qui, par les monopoles multipliés, va manquer au reste de l’Europe, vous apportera nécessairement plus d’argent que vous n’en aurez besoin. Au delà de ce produit nécessaire & sûr, vous serez pauvres, tant que vous voudrez en avoir; sitôt que vous saurez vous en passer, vous serez riches. Voilà l’esprit que je voudrois faire régner dans votre système économique: peu songer à l’étranger, peu vous soucier du commerce; mais multiplier chez vous, autant qu’il est possible, & la denrée & les consommateurs. L’effet infaillible & naturel d’un Gouvernement libre & juste est la population. Plus donc vous perfectionnerez votre Gouvernement, plus vous multiplierez votre peuple sans même y songer. Vous n’aurez ainsi ni mendiants, ni millionnaires. Le luxe & l’indigence disparaîtront ensemble insensiblement; et les citoyens, guéris des goûts frivoles que donne l’opulence & des vices attachés à la misère, mettront leurs soins & leur gloire à bien servir la patrie, & trouveront leur bonheur dans leurs devoirs.

[495] Je voudrois qu’on imposât toujours les bras des hommes plus que leurs bourses; que les chemins, les ponts, les édifices publics, le service du prince & de l’État se fissent par des corvées & non point à prix d’argent. Cette sorte d’impôt est au fond la moins onéreuse, & surtout celle dont on peut le moins abuser. Car l’argent disparaît en sortant des mains qui le payent; mais chacun voit à quoi les hommes sont employés, & l’on ne peut les surcharger à pure perte. Je sais que cette méthode est impraticable où règnent le luxe, le commerce & les arts: mais rien n’est si facile chez un peuple simple & de bonnes moeurs, & rien n’est plus utile pour les conserver telles. C’est une raison de plus pour la préférer.

Je reviens donc aux Starosties: & je conviens derechef que le projet de les vendre, pour en faire valoir le produit au profit du trésor publie, est bon & bien entendu, quant à son objet économique. Mais, quant à l’objet politique & moral, ce projet est si peu de mon goût, que, si les Starosties étaient vendues, je voudrais qu’on les rachetât pour en faire le fonds des salaires & récompenses de ceux qui serviraient la patrie ou qui auraient bien mérité d’elle. En un mot, je voudrais, s’il étoit possible, qu’il n’y eût point de trésor publie, & que le fisc ne connût pas même les payements en argent. Je sens que la chose à la rigueur n’est pas possible; mais l’esprit du Gouvernement doit toujours tendre à la rendre telle: et rien n’est plus contraire à cet esprit que la vente dont il s’agit. La République en seroit plus riche, il est vrai; mais le ressort du Gouvernement en seroit plus faible en proportion.

J’avoue que la régie des biens publics en deviendroit plus [496] difficile, & surtout moins agréable aux régisseurs, quand tous ces biens seront en nature & point en argent: mais il faut faire alors de cette régie & de son inspection autant d’épreuves de bon sens, de vigilance, & surtout d’intégrité, pour parvenir à des places plus éminentes. On ne fera qu’imiter à cet égard l’administration municipale établie à Lyon, où il faut commencer par être administrateur de l’Hôtel-Dieu pour parvenir aux charges de la ville; & c’est sur la manière dont on s’acquitte de celle-là qu’on fait juger si l’on est digne des autre. Il n’y avoit rien de plus intègre que les Questeurs des armées romaines, parce que la questure était le premier pas pour arriver aux charges curules. Dans les places qui peuvent tenter la cupidité, il faut faire en sorte que l’ambition la réprime. Le plus grand bien qui résulte de là n’est pas l’épargne des friponneries; mais c’est de mettre en honneur le désintéressement, & de rendre la pauvreté respectable quand elle est le fruit de l’intégrité.

Les revenus de la République n’égalent pas sa dépense. Je le crois bien; les citoyens ne veulent rien payer du tout. Mais des hommes qui veulent être libres ne doivent pas être esclaves de leur bourse; & où est l’État où la liberté ne s’achète pas, & même très cher? On me citera la Suisse, mais, comme je l’ai déjà dit, dans la Suisse les citoyens remplissent eux-mêmes les fonctions que partout ailleurs ils aiment mieux payer, pour les faire remplir par d’autres. Ils sont soldats, officiers, magistrats, ouvriers: ils sont tout pour le service de l’État; et, toujours prêts à payer de leur personne, ils n’ont pas besoin de payer encore de leur bourse. Quand les Polonois [497] voudront en faire autant, ils n’auront pas plus besoin d’argent que les Suisses. Mais, si un grand État refuse de se conduire sur les maximes des petites Républiques, il ne faut pas qu’il en recherche les avantages, ni qu’il veuille l’effet en rejetant les moyens de l’obtenir. Si la Pologne était, selon mon désir, une confédération de trente-trois petits États, elle réuniroit la force des grandes Monarchies & la liberté des petites Républiques; mais il faudroit pour cela renoncer à l’ostentation, & j’ai peur que cet article ne soit le plus difficile.

De toutes les manières d’asseoir un impôt, la plus commode & celle qui coûte le moins de frais est sans contredit la capitation; mais c’est aussi la plus forcée, la plus arbitraire; & c’est sans doute pour cela que Montesquieu la trouve servile, quoiqu’elle ait été la seule pratiquée par les Romains, & qu’elle existe encore en ce moment en plusieurs Républiques; sous d’autres noms, à la vérité, comme à Genève, où l’on appelle cela payer les gardes, & où les seuls Citoyens et Bourgeois payent cette taxe, tandis que les Habitants & Natifs en payent d’autres: ce qui est exactement le contraire de l’idée de Montesquieu.

Mais comme il est injuste & déraisonnable d’imposer les gens qui n’ont rien, les impositions réelles valent toujours mieux que les personnelles. Seulement il faut éviter celles dont la perception est difficile & coûteuse, & celles surtout qu’on élude par la contrebande: qui fait des non-valeurs, remplit l’État de fraudeurs et de brigands, & corrompt la fidélité des citoyens. Il faut que l’imposition soit si bien proportionnée, que l’embarras de la fraude en surpasse le profit. Ainsi, jamais [498] d’impôt sur ce qui se cache aisément, comme la dentelle & les bijoux; il vaut mieux défendre de les porter que de les entrer. En France on excite à plaisir la tentation de la contrebande; & cela me fait croire que la Ferme trouve son compte à ce qu’il y ait des contrebandiers. Ce système est abominable et contraire à tout bon sens. L’expérience apprend que le papier timbré est un impôt singulièrement onéreux aux pauvres, gênant pour le commerce, qui multiplie extrêmement les chicanes, & fait beaucoup crier, le peuple partout où il est établi: je ne conseillerois pas d’y penser. Celui sur les bestiaux me paraît beaucoup meilleur, pourvu qu’on évite la fraude, car toute fraude possible est toujours une source de maux. Mais il peut être onéreux aux contribuables, en ce qu’il faut le payer en argent, & le produit des contributions de cette espèce est trop sujet à être dévoyé de sa destination.

L’impôt le meilleur, à mon avis, le plus naturel, & qui n’est point sujet à la fraude, est une taxe proportionnelle sur les terres, & sur toutes les terres sans exception, comme l’ont proposée le maréchal de Vauban & l’abbé de Saint-Pierre; car, enfin, c’est ce qui produit qui doit payer. Tous les biens royaux, terrestres, ecclésiastiques & en roture doivent payer également, c’est-à-dire proportionnellement à leur étendue & à leur produit, quel qu’en soit le propriétaire. Cette imposition paraîtroit demander une opération préliminaire qui seroit longue & coûteuse: savoir, un cadastre général. Mais cette dépense peut très bien s’éviter, & même avec avantage, en asseyant l’impôt non sur la terre directement, mais sur son produit, ce qui seroit encore plus juste: c’est-à-dire en établissant, [499] dans la proportion qui seroit jugée convenable, une dîme qui se lèveroit en nature sur la récolte, comme la dîme ecclésiastique. Et, pour éviter l’embarras des détails & des magasins, on affermeroit ces dîmes à l’enchère, comme font les curés; en sorte que les particuliers ne seraient tenus de payer la dîme que sur leur récolte, & ne la payeraient de leur bourse que lorsqu’ils l’aimeraient mieux ainsi, sur un tarif réglé par le Gouvernement. Ces fermes réunies pourraient être un objet de commerce, par le débit des denrées qu’elles produiraient, & qui pourraient passer à l’étranger par la voie de Dantzick ou de Riga. On éviteroit encore par là tous les frais de perception & de régie, toutes ces nuées de commis & d’employés si odieux au peuple, si incommodes au publie; et, ce qui est le plus grand point, la République auroit de l’argent sans que les citoyens fussent obligés d’en donner. Car je ne répéterai jamais assez que ce qui rend la taille & tous les impôts onéreux au cultivateur, est qu’ils sont pécuniaires, & qu’il est premièrement obligé de vendre pour parvenir à payer.

CHAPITRE XII

Système militaire.

De toutes les dépenses de la République, l’entretien de l’armée de la couronne est la plus considérable; & certainement les services que rend cette armée ne sont pas proportionnés à ce qu’elle coûte. Il faut pourtant, va-t-on dire aussitôt, [500] des troupes pour garder l’État. J’en conviendrais, si ces troupes le gardaient en effet; mais je ne vois pas que cette armée l’ait jamais garanti d’aucune invasion, & j’ai grand peur qu’elle ne l’en garantisse pas plus dans la suite.

La Pologne est environnée de puissances belliqueuses qui ont continuellement sur pied de nombreuses troupes parfaitement disciplinées, auxquelles, avec les plus grande efforts, elle n’en pourra jamais opposer de pareilles, sans s’épuiser en très peu de temps: surtout dans l’état déplorable où les brigands qui la désolent vont la laisser. D’ailleurs, on ne la laisseroit pas faire; & si, avec les ressources de la plus vigoureuse administration, elle vouloit mettre son armée sur un pied respectable, ses voisins, attentifs à la prévenir, l’écraser aient bien vite, avant qu’elle pût exécuter son projet. Non, si elle ne veut que les imiter, elle ne leur résistera jamais.

La nation Polonoise est différente de naturel, de Gouvernement, de moeurs, de langage, non seulement de celles qui l’avoisinent, mais de tout le reste de l’Europe. Je voudrois qu’elle en différât encore. Je voudrois qu’elle en différât encore dans sa constitution militaire, dans sa tactique, dans sa discipline; qu’elle fût toujours elle, & non pas une autre. C’est alors seulement qu’elle sera tout ce qu’elle peut être, & qu’elle tirera de son sein toutes les ressources qu’elle peut avoir. La plus inviolable loi de la nature est la loi du plus fort. Il n’y a point de législation, point de constitution, qui puisse exempter de cette loi. Chercher les moyens de vous garantir des invasions d’un voisin plus fort que vous, c’est chercher une chimère. C’en seroit une encore plus grande, de vouloir faire des conquêtes & vous donner [501] une force offensive; elle est incompatible avec la forme de votre Gouvernement. Quiconque veut être libre ne doit pas vouloir être conquérant. Les Romains le furent par nécessité, et, pour ainsi dire, malgré eux-mêmes. La guerre étoit un remède nécessaire au vice de leur constitution. Toujours attaqués & toujours vainqueurs, ils étaient le seul peuple discipliné parmi des barbares, & devinrent les maîtres du monde en se défendant toujours. Votre position est si différente, que vous ne sauriez même vous défendre contre qui vous attaquera. Vous n’aurez jamais la force offensive; de longtemps vous n’aurez la défensive. Mais vous aurez bientôt, ou, pour mieux dire, vous avez déjà, la force conservatrice, qui, même subjugués, vous garantira de la destruction, & conservera votre Gouvernement & votre liberté dans son seul et vrai sanctuaire, qui est le coeur des Polonais.

Les troupes réglées, peste & dépopulation de l’Europe, ne sont bonnes qu’à deux fins: ou pour attaquer & conquérir les voisins, ou pour en chaîner & asservir les citoyens. Ces deux fins vous sont également étrangères: renoncez donc au moyen par lequel on y parvient. L’État ne doit pas rester sans défens eurs, je le sais; mais ses vrais défenseurs sont ses membres. Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l’être par métier. Tel fut le système militaire des Romains; tel est aujourd’hui celui des Suisses; tel doit être celui de tout État libre, & surtout de la Pologne. Hors d’état de solder une armée suffisante pour la défendre, il faut qu’elle trouve au besoin cette armée dans ses habitants. Une bonne milice, une véritable milice bien exercée, est seule capable de remplir [502] cet objet. Cette milice coûtera peu de chose à la République, sera toujours prête à la servir, & la servira bien, parce qu’enfin l’on défend toujours mieux son propre bien que celui d’autrui.

M. le comte Wielhorski propose de lever un régiment par palatinat, & de l’entretenir toujours sur pied. Ceci suppose qu’on licencieroit l’armée de la couronne, ou du moins l’infanterie; car je crois que l’entretien de ces trente-trois régiments surchargerait trop la République si elle avait, outre cela, l’armée de la couronne à payer. Ce changement auroit son utilité, & me paraît facile à faire; mais il peut devenir onéreux encore, & l’on préviendra difficilement les abus. Je ne serois pas d’avis d’épar piller les soldats pour maintenir l’ordre dans les bourgs& villages; cela seroit pour eux une mauvaise discipline. Les soldats, surtout ceux qui sont tels par métier, ne doivent jamais être livrés seuls à leur propre conduite; & bien moins, chargés de quelque inspection sur propre les citoyens. Ils doivent toujours marcher & séjourner en corps; toujours subordonnés. Et surveillés, ils ne doivent être que des instruments aveugles dans les mains de leurs officiers. De quelque petite inspection qu’on les chargeât, il en résulterait des violences, des vexations, des abus sans nombre; les soldats & les habitante deviendraient ennemis les uns des autres. C’est un malheur attaché partout aux troupes réglées; ces régiments toujours subsistantes en prendraient l’esprit; et jamais cet esprit n’est favorable à la liberté. La République romaine fut détruite par ses légions, quand l’éloignement de ses conquêtes la força d’en avoir toujours sur pied. Encore une fois, [503] les Polonois ne doivent point jeter les yeux autour d’eux pour imiter ce qui s’y fait, même de bien. Ce bien, relatif à des constitutions toutes différentes, seroit un mal dans la leur. Ils doivent rechercher uniquement ce qui leur est convenable, & non pas ce que d’autres font.

Pourquoi donc, au lieu des troupes réglées, cent fois plus onéreuses qu’utiles à tout peuple qui n’a pas l’esprit de conquêtes, n’établirait-on pas en Pologne une véritable milice, exactement comme elle est établie en Suisse, où tout habitant est soldat, mais seulement quand il faut l’être? La servitude établie en Pologne ne permet pas, je l’avoue, qu’on arme sitôt les paysans: les armes dans des mains serviles seront toujours plus dangereuses qu’utiles à l’État. Mais, en attendant que l’heureux moment, de les affranchir soit venu, la Pologne fourmille de villes, & leurs habitants enrégimentés pourraient fournir au besoin des troupes nombreuses dont, hors le temps de ce môme besoin, l’entretien ne coûteroit rien à l’État. La plupart de ces habitante, n’ayant point de terres, payeraient ainsi leur contingent en service; & ce service pourroit aisément être distribué de manière à ne leur être point onéreux, quoiqu’ils fussent suffisamment exercés.

En Suisse, tout particulier qui se marie est obligé d’être fourni d’un uniforme, qui devient son habit de fête, d’un fusil de calibre, & de tout l’équipage d’un fantassin; & il est inscrit dans la compagnie de son quartier. Durant l’été, les dimanches & les jours de fêtes, on exerce ces milices selon l’ordre de leurs rôles, d’abord par petites escouades, ensuite par compagnies, puis par régiments; jusqu’à ce que, leur tour étant venu, ils se [504] rassemblent en campagne, & forment successivement de petits camps, dans lesquels on les exerce à toutes les manœuvres qui conviennent à l’infanterie. Tant qu’ils ne sortent pas du lieu de leur demeure, peu ou point détournés de leurs travaux, ils n’ont aucune paye; mais sitôt qu’ils marchent en campagne, ils ont le pain de munition & sont à la solde de l’État; & il n’est permis à personne d’envoyer un autre homme à sa place, afin que chacun soit exercé lui-même & que tous fassent le service. Dans un État tel que la Pologne, on peut tirer de ses vastes provinces de quoi remplace r aisément l’armée de la couronne par un nombre suffisant de milice toujours sur pied, mais qui, changeant au moins tous les ans’, & prise par petits détachements sur tous les corps, seroit peu onéreuse aux particuliers, dont le tour viendroit à peine de douze à quinze ans une fois. De cette manière, toute la nation serait exercée, on auroit une belle & nombreuse armée toujours prête au besoin, & qui coûteroit beaucoup moins, surtout en temps de paix, que ne coûte aujourd’hui l’armée de la couronne.

Mais, pour bien réussir dans cette opération, il faudroit commencer par changer sur ce point l’opinion publique sur un état qui change en effet du tout au tout, et faire qu’on ne regardât plus en Pologne un soldat comme un bandit qui, pour vivre, se vend à cinq sous par jour, mais comme un citoyen qui sert la patrie et qui est à son devoir. Il faut remettre cet état dans le même honneur où il était jadis, & où il est encore en Suisse & à Genève, où les meilleurs bourgeois sont aussi fiers à leur corps & sous les armes qu’à l’Hôtel de ville & au Conseil[505] souverain. Pour cela, il importe que dans le choix des officiers on n’ait aucun égard au rang, au crédit et, à la fortune, mais uniquement à l’expérience et aux talents. Rien n’est plus aisé que de jeter sur le bon maniement des armes un point d’honneur qui fait que chacun s’exerce avec zèle pour le service de la patrie, aux yeux de sa famille & des siens: zèle qui ne peut s’allumer de même chez de la canaille enrôlée. au hasard, & qui ne sent que la peine de s’exercer. J’ai vu le temps qu’à Genève les Bourgeois manoeuvraient beaucoup mieux que des troupes réglées; mais les magistrats, trouvant que cela je toit dans la bourgeoisie un esprit militaire qui n’alloit pas à leurs vues, ont pris peine à étouffer cette émulation, & n’ont que trop bien réussi.

Dans l’exécution de ce projet, on pourrait, sans aucun danger, rendre au roi l’autorité militaire naturellement attachée à sa place; car il n’est pas concevable que la nation puisse être employée à s’opprimer elle-même, du moins quand tous ceux qui la composent auront part à la liberté. Ce n’est jamais qu’avec des troupes réglées & toujours subsistantes que la puissance exécutive peut asservir l’État. Les grandes armées romaines furent sans abus, tant qu’elles changèrent à chaque Consul; et, jusqu’à Marius, il ne vint pas même à l’esprit d’aucun d’eux qu’ils en pussent tirer aucun moyen d’asservir la République. Ce ne fut que quand le grand éloignement des conquêtes força les Romains de tenir longtemps sur pied les mêmes armées, de les recruter de gens sans aveu, & d’en perpétuer le commandement à des proconsuls, que ceux-ci commencèrent à sentir leur indépendance & à vouloir s’en [506] servir pour établir leur pouvoir. Les armées de Sylla, de Pompée & de César devinrent de véritables troupes réglées, qui substituèrent l’esprit du Gouvernement militaire à celui du républicain; & cela est si vrai que les soldats de César se tinrent très offensés quand, dans un mécontentement réciproque, il les traita de citoyens, Quirites. Dans le plan que j’imagine & que j’achèverai bientôt de tracer, toute la Pologne deviendra guerrière, autant pour la défense de sa liberté contre les entreprises du prince que contre celles de ses voisins; & j’oserai dire que, ce projet une fois bien exécuté, l’on pourroit supprimer la charge de Grand général & la réunir à la couronne, sans qu’il en résultât le moindre danger pour la liberté, à moins que la nation ne se laissât leurrer par des projets de conquêtes: auquel, cas je ne répondrois plus de rien. Quiconque veut ôter aux autres leur liberté finit presque toujours par perdre la sienne: cela est vrai même pour les rois, & bien plus vrai surtout pour les peuples.

Pourquoi l’Ordre équestre, en qui réside véritablement la République, ne suivrait-il pas lui-même un plan pareil à celui que je propose pour l’infanterie? Établissez dans tous les palatinats des corps de cavalerie où toute la noblesse soit inscrite, & qui ait ses officiers, son état-major, ses étendards, ses quartiers assignés en cas d’alarmes, ses temps marqués pour s’y rassembler tous les ans. Que cette brave noblesse s’exerce à escadronner, à faire toutes sortes de mouvements, d’évolutions, à mettre de l’ordre & de la précision dans ses manœuvres, à connaître la subordination militaire. Je ne voudrois point qu’elle imitât servilement la tactique des autres nations. [507] Je voudrois qu’elle s’en fit une qui lui fût propre, qui développât & perfectionnât ses dispositions naturelles et nationales; qu’elle s’exerçât surtout à la vitesse & à la légèreté, à se rompre, s’éparpiller, & se rassembler sans peine & sans confusion; qu’elle excellât dans ce qu’on appelle la petite guerre, dans toutes les manœuvres qui conviennent à des troupes légères, dans l’art d’inonder un pays comme un torrent, d’atteindre partout & de n’être jamais atteinte, d’agir toujours de concert quoique séparée, de couper les communications, d’intercepter des convois’, de charger des arrière-gardes, d’enlever des gardes avancées, de surprendre des détachements, de harceler de grands corps qui marchent & campent réunis; qu’elle prît la manière des anciens Parthes, comme elle en a la valeur, & qu’elle apprit comme eux à vaincre & détruire les armées les mieux disciplinées, sans jamais livrer de bataille& sans leur laisser le moment de respirer. En un mot, ayez de l’infanterie, puisqu’il en faut, mais ne comptez que sur votre cavalerie, & n’oubliez rien pour inventer un système qui mette tout le sort de la guerre entre ses mains.

C’est un mauvois conseil pour un peuple libre que celui d’avoir des places fortes; elles ne conviennent point au génie polonais, & partout elles deviennent tôt ou tard des nids à tyrans. Les places que vous croirez fortifier contre les Russes, vous les fortifierez infailliblement pour eux; & elles deviendront pour vous des entraves dont vous ne vous délivrerez plus. Négligez même les avantages de postes, & ne vous ruinez pas en artillerie: ce n’est pas tout cela qu’il vous faut. Une invasion brusque, est un grand malheur, sans doute; mais [508] des chaînes permanentes en sont un beaucoup plus grand. Vous ne ferez jamais en sorte qu’il soit difficile à vos voisins d’entrer chez vous; mais vous pouvez faire en sorte qu’il leur soit difficile d’en sortir impunément; & c’est à quoi vous devez mettre tous vos soins. Antoine & Crassus entrèrent aisément, mais pour leur malheur, chez les Parthes. Un pays aussi vaste que le vôtre offre toujours à ses habitants des refuges & de grandes ressources pour échapper à ses agresseurs. Tout l’art humain ne sauroit empêcher l’action brusque du fort contre le faible; mais il peut se ménager des ressorts pour la réaction; & quand l’expérience apprendra que la sortie de chez vous est si difficile, on deviendra moins pressé d’y entrer. Laissez donc votre pays tout ouvert comme Sparte, mais bâtissez-vous comme elle de bonnes citadelles dans les coeurs des citoyens; et, comme Thémistocle emmenait Athènes sur sa flotte, emportez au besoin vos villes sur vos chevaux. L’esprit d’imitation produit peu de bonnes choses & ne produit jamais rien de grand. Chaque pays a des avantages qui lui sont propres, & que l’institution doit étendre& favoriser. Ménagez, cultivez ceux de la Pologne; elle aura peu d’autres nations à envier.

Une seule chose suffit pour la rendre impossible à subjuguer: l’amour de la patrie& de la liberté animé par les vertus qui en sont inséparables. Vous venez d’en donner un exemple mémorable à jamais. Tant que cet amour brûlera dans les coeurs, il ne vous garantira pas peut-être d’un joug passager; mais tôt ou tard il fera son explosion, secouera le joug & vous rendra libres. Travaillez donc sans relâche, sans cesse, à porter le patriotisme au plus haut degré dans tous les cœurs polonais. [509] J’ai ci-devant indiqué quelques-uns des moyens propres à cet effet. Il me reste à développer ici celui que je crois être le plus fort, le plus puissant, et même infaillible dans son succès, s’il est bien exécuté: c’est de faire en sorte que tous les citoyens se sentent incessamment sous les yeux du publie; que nul n’avance & ne parvienne que par la faveur publique; qu’aucun poste, aucun emploi ne soit rempli, que par le voeu de la nation; & qu’enfin, depuis le dernier noble, depuis même le dernier manant, jusqu’au roi, s’il est possible, tous dépendent tellement de l’estime publique qu’on ne puisse rien faire, rien acquérir, parvenir à rien, sans elle. De l’effervescence excitée par cette commune émulation naîtra cette ivresse patriotique qui seule sait élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, & sans laquelle la liberté n’est qu’un vain nom & la législation qu’une chimère.

Dans l’Ordre équestre, ce système est facile à établir, si l’on a soin d’y suivre partout une marche graduelle, & de n’admettre personne aux honneurs & dignités de l’État qu’il n’ait préalablement passé par les grades inférieurs, lesquels serviront d’entrée & d’épreuve pour arriver à une plus grande élévation. Puisque l’égalité parmi la noblesse est une loi fondamentale de la Pologne, la carrière des affaires publiques y doit toujours commencer parles emplois subalternes: c’est l’esprit de la constitution. Ils doivent être ouverts à tout citoyen que son zèle porte à s’y présenter, & qui croit se sentir en état de les remplir avec succès: mais ils doivent être le premier pas indispensable à quiconque, grand ou petit, veut avancer dans cette carrière. Chacun est libre de ne s’y pas présenter; mais [510] sitôt que quelqu’un y entre, il faut, à moins d’une retraite volontaire, qu’il avance, ou qu’il soit rebuté avec improbation. Il faut que dans toute sa conduite, vu & jugé par ses concitoyens, il sache que tous ses pas sont suivis, que toutes ses actions sont pesées, & qu’on tient du bien & du mal un compte fidèle dont l’influence s’étendra sur tout le reste de sa vie.

CHAPITRE XIII

Projet pour assujettir à une marche graduelle tous les membres du Gouvernement.

Voici, pour graduer cette marche, un projet que j’ai tâché d’adapter aussi bien qu’il étoit possible à la forme du Gouvernement établi, réformé seulement quant à la nomination des Sénateurs, de la manière & par les raisons ci-devant déduites.

Tous les membres actifs de la République, j’entends ceux qui auront part à l’administration, seront partagés en trois classes, marquées par autant de signes distinctifs, que ceux qui composeront ces classes porteront sur leurs personnes. Les ordres de chevalerie, qui jadis étaient des preuves de vertu, ne sont maintenant que des signes de la faveur des rois. Les rubans & bijoux, qui en sont la marque, ont un air de colifichet & de parure féminine qu’il faut éviter dans notre institution. Je voudrois que les marques des trois ordres que je propose fussent des plaques de divers métaux, [511] dont le prix matériel seroit en raison inverse du grade de ceux qui les porteraient.

Le premier pas dans les affaires publiques sera précédé d’une épreuve pour la jeunesse dans les places d’avocats, d’assesseurs, de juges même, dans les tribunaux subalternes, de régisseurs de quelque portion des deniers publics, & en général dans tous les postes inférieurs qui donnent à ceux qui les remplissent occasion de montrer leur mérite, leur capacité, leur exactitude, & surtout leur intégrité. Cet état d’épreuve doit durer au moins trois ans, au bout desquels, munis des certificats de leurs supérieurs & du témoignage de la voix publique, ils se présenteront à la Diétine de leur province, où, après un examen sévère de leur conduite, on honorera ceux qui en seront jugés dignes d’une plaque d’or, portant leur nom, celui de leur province, la date de leur réception, & au dessous cette inscription en plus gros caractères: Spes patriae. Ceux qui auront reçu cette plaque la porteront toujours attachée à leur bras droit ou sur leur coeur; ils prendront le titre de Servants d’État; & jamais dans l’Ordre équestre il n’y aura que des Servants d’État qui puissent être élus Nonces à la Diète, Députés au Tribunal, Commissaires à la Chambre des Comptes, ni chargés d’aucune fonction publique qui appartienne à la souveraineté.

Pour arriver au second grade il sera nécessaire d’avoir été trois fois Nonce à la Diète, & d’avoir obtenu chaque fois aux Diétines de relation l’approbation de ses constituants; & nul ne pourra être élu Nonce une seconde ou troisième fois s’il n’est muni de cet acte pour sa une seconde ou troisième fois s’il n’est muni de cet acte pour sa précédente nonciature. [512] Le service au Tribunal ou à Radom, en qualité de Commissaire ou de Député, équivaudra à une nonciature; & il suffira d’avoir siégé trois fois dans ces assemblées indifféremment, mais toujours avec approbation, pour arriver de droit au second grade. En sorte que, sur les trois certificats présentés à la Diète, le Servant d’État, qui les aura obtenu, sera honoré de la seconde plaque & du titre dont elle est la marque.

Cette plaque sera d’argent, de même forme & grandeur que la précédente; elle portera les mêmes inscriptions, excepté qu’au lieu des deux mots, Spes patriae, on y gravera ces deux-ci: Civis electus. Ceux qui porteront ces plaques seront appelés Citoyens de choix, ou simplement Élus, & ne pourront plus être simples Nonces, députés au Tribunal, ni commissaires à la Chambre; mais ils seront autant de candidats pour les places de Sénateurs. Nul ne pourra entrer au Sénat qu’il n’ait passé par ce second grade, qu’il n’en ait porté la marque; & tous les Sénateurs députés, qui, selon le projet, en seront immédiatement tirés, continueront de la porter jusqu’à ce qu’ils parviennent au troisième grade.

C’est parmi ceux qui auront atteint le second que je voudrois choisir les Principaux des colléges & inspecteurs de l’éducation des enfants. Ils pourraient être obligés de remplir un certain temps cet emploi avant que d’être admis au Sénat, & seraient tenus de présenter à la Diète l’approbation du collége des Administrateurs de l’éducation: sans oublier que cette approbation, comme toutes les autres, doit toujours être visée par la voix publique, qu’on a mille moyens de consulter.

[513] L’élection des Sénateurs députés se fera dans la Chambre des Nonces à chaque Diète ordinaire, en sorte qu’ils ne resteront que, deux ans en place; mais ils pourront être continués, ou élus derechef, deux autres fois, pourvu que chaque fois, en sortant de place, ils aient préalablement obtenu de la même Chambre un acte d’approbation semblable à celui qu’il est nécessaire d’obtenir des Diétines, pour être élu Nonce une seconde & troisième fois. Car, sans un acte pareil obtenu à, chaque gestion, l’on ne parviendra plus à rien; & l’on n’aura, pour n’être pas exclu du Gouvernement, que la ressource de recommencer par les grades inférieurs, ce qui doit être permis pour ne pas ôter à un citoyen zélé, quelque faute qu’il puisse avoir commise, tout espoir de l’effacer & de parvenir. Au reste, on ne doit jamais charger aucun comité particulier d’expédier ou refuser ces certificats ou approbations; il faut toujours que ces jugements soient portés par toute la Chambre: ce qui se fera sans embarras ni perte de temps si l’on suit, pour le jugement des Sénateurs députés sortant de place, la même méthode des cartons que j’ai proposée pour leur élection.

On dira peut-être ici que tous ces actes d’approbation donnés d’abord par des corps particuliers, ensuite par les Diétines, & enfin par la Diète, seront moins accordés au mérite, à la justice & à la vérité, qu’extorqués par la brigue & le crédit. cela je n’ai qu’une chose à répondre. J’ai cru parler à un peuple qui, sans être exempt de vices, avoit encore du ressort & des vertus; et, cela supposé, mon projet est bon. Mais, si déjà la Pologne en est à ce point [514] que tout y soit vénal & corrompu jusqu’à la racine, c’est en vain qu’elle cherche à réformer ses lois & à conserver sa liberté; il faut qu’elle y renonce & qu’elle plie sa tête au joug. Mais revenons.

Tout Sénateur député, qui l’aura été trois fois avec approbation, passera de droit au troisième grade, le plus élevé dans l’État; & la marque lui en sera conférée parle roi sur la nomination de la Diète. Cette marque sera une plaque d’acier bleu semblable aux précédentes, & portera cette inscription: Custos legum. Ceux qui l’auront reçue la porteront tout le reste de leur vie, à quelque poste éminent qu’ils, parviennent, & même sur le trône, quand il leur arrivera d’y monter’.Les Palatins & grands Castellans ne pourront être tirés que du corps des Gardiens des lois, de la même manière que ceux-ci l’ont été des Citoyens élus: c’est-à-dire par le choix de la Diète. Et, comme ces Palatins occupent les postes les plus éminents de la République & qu’ils les occupent à vie, afin que leur émulation ne s’endorme pas dans les places où ils en voient plus que le, trône au-dessus d’eux, l’accès leur en sera ouvert, mais de manière à n’y pouvoir arriver encore que par la voix publique & à force de vertu.

Remarquons, avant que d’aller plus loin, que la carrière que je donne à parcourir aux citoyens pour arriver graduellement à la tête de la République paraît assez bien proportionnée aux mesures de la vie humaine pour que ceux qui tiennent les rênes du Gouvernement, ayant passé la fougue de la jeunesse, puissent néanmoins être encore dans la vigueur de l’âge, & qu’après quinze ou vingt ans d’épreuve continuellement [515] sous les yeux du publie il leur reste encore un assez grand nombre d’années à faire jouir la patrie de leurs talents, de leur expérience & de leurs vertus, & à jouir eux-mêmes, dans les premières places de l’État, du respect & des honneurs qu’ils auront si bien mérités. En supposant qu’un homme commence à vingt ans d’entrer dans les affaires, il est possible qu’à trente-cinq il soit déjà Palatin; mais comme il est bien difficile, & qu’il n’est pas même à propos, que cette marche graduelle se fasse si rapidement, on n’arrivera guère à ce poste éminent avant la quarantaine; & c’est l’âge, à mon avis, le plus convenable pour réunir toutes les qualités qu’on doit rechercher dans un homme d’État. Ajoutons ici que cette marche paraît appropriée, autant qu’il est possible, aux besoins du Gouvernement. Dans le calcul des probabilités, j’estime qu’on aura tous les deux ans au moins cinquante nouveaux Citoyens élus & vingt Gardiens des lois: nombres plus que suffisants pour recruter les deux parties du Sénat auxquelles mènent respectivement ces deux grades. Car on voit aisément que, quoique le premier rang du Sénat soit le plus nombreux, étant à vie il aura moins souvent des places à remplir que le second, qui, dans mon projet, se renouvelle à chaque Diète ordinaire.

On a déjà vu, & l’on verra bientôt encore, que je ne laisse pas oisifs les Élus surnuméraires, en attendant qu’ils entrent au Sénat comme Députés. Pour ne pas laisser oisifs non plus les Gardiens des lois, en attendant qu’ils y rentrent comme Palatins ou Castellans c’est de leur corps que je formerois le collége des Administrateurs de l’éducation dont [516] j’ai parlé ci-devant. On pourroit donner pour Président à ce collége le Primat ou un autre Évêque, en statuant au surplus qu’aucun autre ecclésiastique, fût-il Évêque & Sénateur, ne pourroit y être admis.

Voilà, ce me semble, une marche assez bien graduée pour la partie essentielle et intermédiaire du tout: savoir, la noblesse & les magistrats. Mais il nous manque encore les deux extrêmes: savoir, le peuple & le roi. Commençons par le premier, jusqu’ici compté pour rien, mais qu’il importe enfin de compter pour quelque chose, si l’on veut donner une certaine force, une certaine consistance, à la Pologne. Rien de plus délicat que l’opération dont il s’agit; car enfin, bien que chacun sente quel grand mal c’est pour la République que la nation soit en quelque façon renfermée dans l’Ordre équestre, & que tout le reste, paysans et bourgeois, soit nul, tant dans le Gouvernement que dans la législation, telle est l’antique constitution. Il ne seroit en ce moment ni prudent, ni possible, de la changer tout d’un coup. Mais il peut l’être d’amener par degrés ce changement: de faire, sans révolution sensible, que la partie la plus nombreuse de la nation s’attache d’affection à la patrie & même au Gouvernement. Cela s’obtiendra par deux moyens: le premier, une exacte observation de la justice, en sorte que le serf & le roturier, n’ayant jamais à craindre d’être injustement vexés par le noble, se guérissent de l’aversion qu’ils doivent naturellement avoir pour lui. Ceci demande une grande réforme dans les tribunaux, & un soin particulier pour la formation du corps des avocats.

[517] Le second moyen, sans lequel le premier n’est rien, est d’ouvrir une porte aux serfs pour acquérir la liberté, & aux bourgeois pour acquérir la noblesse. Quand la chose dans le fait ne seroit pas praticable, il faudroit au moins qu’on la vît telle en possibilité. Mais on peut faire plus, ce me semble, & cela sans courir aucun risque. Voici, par exemple, un moyen qui me paraît mener de cette manière au but proposé.

Tous les deux ans, dans l’intervalle d’une Diète à l’autre, on choisiroit dans chaque province un temps & un lieu convenables, où les Élus de la même province qui ne seraient pas encore Sénateurs députés s’assembleraient, sous la présidence d’un Custos legum qui ne seroit pas encore Sénateur à vie, dans un comité censorial ou de bienfaisance, auquel on inviterait, non tous les curés, mais seulement ceux qu’on jugeroit les plus dignes de cet honneur. Je crois même que cette préférence, formant un jugement tacite aux yeux du peuple, pourroit jeter aussi quelque émulation parmi les curés de village, & en garantir un grand nombre des moeurs crapuleuses auxquelles ils ne sont que trop sujets.

Dans cette assemblée, où l’on pourroit encore appeler des vieillards & notables de tous les états, on s’occuperoit à l’examen des projets d’établissements utiles pour la province; on entendroit les rapports des curés sur l’état de leurs paroisses & des paroisses voisines; celui des notables sur l’état de la culture, sur celui des familles de leur canton. On vérifieroit soigneusement ces rapports; chaque membre du comité y ajouteroit ses propres observations; & l’on tiendrait de tout cela un fidèle registre, dont on tireroit des mémoires succincts, pour les Diétines.

[518] On examineroit en détail les besoins des familles surchargées, des infirmes, des veuves, des orphelins, & l’on y pourvoiroit proportionnellement, sur un fonds formé par les contributions gratuites des aisés de la province. Ces contributions seraient d’autant moins onéreuses qu’elles deviendraient le seul tributs de charité, attendu qu’on ne doit souffrir dans toute la Pologne ni mendiants ni hôpitaux. Les prêtres, sans doute, crieront beaucoup pour la conservation des hôpitaux; et ces cris ne sont qu’une raison de plus pour les détruire.

Dans ce même comité, qui ne s’occuperoit jamais de punitions ni de réprimandes, mais seulement de bienfaits, de louanges & d’encouragements, on ferait, sur de bonnes informations, des listes exactes des particuliers de tous états, dont la conduite seroit digne, dont la conduite seroit digne d’honneur & de récompense.* [* II faut dans ces estimations avoir beaucoup plus d’égards aux personnes qu’à quelques actions isolées. Le vrai bien se fait avec peu d’éclat. C’est par une conduite uniforme & soutenue, par des vertus privées &domestiques, par tous les devoirs de son état bien remplis, par des actions enfin qui découlent de son caractère& de ses principes qu’un homme peut mériter des honneurs, plutôt que par quelques grands coups de théatre qui trouvent déjà leur récompense dans l’admiration publique. L’ostentation philosophique aime beaucoup les actions d’éclat; mais tel, avec cinq ou six actions de cette espèce bien brillantes bien bruyantes & bien prônées n’a pour but que de donner le change sur son compte & d’être toute sa vie injuste & dur impunément. Donnez-nous la monnaie des grandes actions. Ce mot de femme test un mot très judicieux.] Ces listes seraient envoyées au Sénat & au roi pour y avoir égard dans l’occasion,& placer toujours bien leurs choix & leurs préférences; & c’est sur les indications des mêmes assemblées que seraient données, dans les colléges, par [519] les Administrateurs de l’éducation, les places gratuites dont j’ai parlé ci-devant.

Mais la principale & plus importante occupation de ce comité seroit de dresser sur de fidèles mémoires & sur le rapports de la voix publique bien vérifié, un rôle des paysans qui se distingueraient par une bonne conduite, une bonne culture, de bonnes moeurs, par le soin de leur famille, par tous les devoirs de leur état bien remplis. Ce rôle seroit ensuite présenté à la Diétine, qui y choisiroit un nombre fixé par la Loi pour être affranchi & qui pourvoirait, par des moyens convenus, au dédommagement des patrons, en les faisant jouir d’exemptions, de prérogatives, d’avantages, enfin, proportionnés au nombre de leurs paysans qui auraient été trouvés dignes de la liberté. Car il faudroit absolument faire en sorte qu’au lieu d’être onéreux au maître l’affranchissement du serf lui devînt honorable et avantageux; bien entendu que, pour éviter l’abus, ces affranchissements ne se feraient point par les maîtres, mais dans les Diétines, par jugement, & seulement jusqu’au nombre fixé par la Loi.

Quand on auroit affranchi successivement un certain nombre de familles dans un canton, l’on pourroit affranchir des villages entiers, y former peu à peu des communes, leur assigner quelques biens-fonds, quelques terres communales comme en Suisse, y établir des officiers communaux; et, lorsqu’on auroit amené par degrés les choses jusqu’à pouvoir, sans révolution sensible, achever l’opération en grand, leur rendre enfin le droit, que leur donna la nature, de participer à l’administration de leur pays en envoyant des Députés aux Diétines.

[520] Tout cela fait, on armeroit tous ces paysans, devenus hommes libres & citoyens, on les enrégimenterait, on les exercerait, & l’on finiroit par avoir une milice vraiment excellente, plus que suffisante pour la défense de l’État.

On pourroit suivre une méthode semblable pour l’annoblissement d’un certain nombre de bourgeois, & même, sans les annoblir leur destiner certains postes brillants qu’ils rempliraient seuls, à l’exclusion des nobles: & cela, à l’imitation des Vénitiens si jaloux de leur noblesse, qui néanmoins, outre d’autres emplois subalternes, donnent toujours à un citadin la seconde place de l’État, savoir celle de grand Chancelier sans qu’aucun patricien puisse jamais y prétendre. De cette manière, ouvrant à la bourgeoisie la porte de la noblesse et des honneurs, on l’attacheroit d’affection à la patrie & au maintien de la constitution. On pourroit encore, sans annoblir les individus, annoblir collectivement certaines villes, en préférant celles où fleuriraient davantage le commerce, l’industrie & les arts, & où par conséquent l’administration municipale seroit la meilleure. Ces villes annoblies pourraient, à l’instar des villes impériales, envoyer des Nonces à la Diète; & leur exemple ne manquerait pas d’exciter dans toutes les autres un vif désir d’obtenir le même honneur.

Les comités censoriaux chargés de ce département de bienfaisance, qui jamais, à la honte des rois & des peuples, n’a encore existé nulle part, seraient, quoique sans élection, composés de la manière la plus propre à remplir leurs fonctions avec zèle & intégrité; attendu que leurs membres, aspirant aux places sénatoriales où mènent leurs grades respectifs, porteraient [521] une grande attention à mériter par l’approbation publique les suffrages de la Diète. & ce seroit une occupation suffisante pour tenir ces aspirants en haleine & sous les yeux du publie dans les intervalles qui pourraient séparer leurs élections successives. Remarquez que cela se feroit cependant sans les tirer, pour ces intervalles, de l’état de simples citoyens gradués; puisque cette espèce de tribunal, si utile & si respectable, n’ayant jamais que du bien à faire, ne seroit revêtu d’aucune puissance coactive. Ainsi je ne multiplie point ici les magistratures; mais je me sers, chemin faisant, du passage de l’une à l’autre, pour tirer parti de ceux qui les doivent remplir.

Sur ce plan gradué dans son exécution par une marche successive, qu’on pourrait précipiter, ralentir, ou même arrêter, selon son bon ou mauvais succès, on n’avanceroit qu’à volonté, guidé par l’expérience; on allumeroit dans tous les états inférieurs un zèle ardent pour contribuer au bien public; on parviendrait enfin à vivifier toutes les parties de la Pologne, & à les lier de manière à ne faire plus qu’un même Corps, dont la vigueur & les forces seraient au moins décuplées de ce qu’elles peuvent être aujourd’hui: & cela, avec l’avantage inestimable d’avoir évité tout changement vif & brusque, & le danger des révolutions.

Vous avez une belle occasion de commencer cette opération d’une manière éclatante & noble, qui doit faire le plus grand effet. Il n’est pas possible que, dans les malheurs que vient d’essuyer la Pologne, les Confédérés n’aient reçu des assistances & des marques d’attachement de quelques bourgeois, & même de quelques paysans. Imitez la magnanimité [522] des Romains, si soigneux, après les grandes calamités de, leur République, de combler des témoignages de leur gratitude les étrangers, les sujets, les esclaves, & même jusqu’aux animaux, qui durant leurs disgrâces leur a rendu quelques services signalés. O le beau début, à mon gré, que de donner solennellement la noblesse à ces bourgeois & la franchise à ces paysans: & cela, avec toute la pompe & tout l’appareil qui peuvent rendre cette cérémonie auguste, touchante & mémorable! & ne vous en tenez pas à ce début. Ces hommes ainsi distingués doivent demeurer toujours les enfants de choix de la patrie. Il faut veiller sur eux, les protéger, les aider, les soutenir, fussent-ils même de mauvois sujets. Il faut à tout prix les faire prospérer toute leur vie, afin que, par cet exemple mis sous les yeux du publie, la Pologne montre à l’Europe entière ce que doit attendre d’elle dans ses succès quiconque osa l’assister dans sa détresse.

Voilà quelque idée grossière, & seulement par forme d’exemple, de la manière dont on peut procéder pour que chacun voie devant lui la route libre pour arriver à tout; que tout tende graduellement, en bien servant la patrie, aux rangs les plus honorables; & que la vertu puisse ouvrir toutes les portes que la fortune se plaît à fermer.

Mais tout n’est pas fait encore; & la partie de ce projet qui me reste à exposer est, sans contredit, la plus embarrassante & la plus difficile. Elle offre à surmonter des obstacles contre lesquels la prudence & l’expérience des politiques les plus consommés ont toujours échoué. Cependant il me semble qu’en supposant mon projet adopté, avec le moyen très simple que [523] j’ai à proposer, toutes les difficultés sont levées, tous les abus sont prévenus, & ce qui sembloit faire un nouvel obstacle se tourne en avantage dans l’exécution.

CHAPITRE XIV

Élection des Rois.

Toutes ces difficultés se réduisent à celle de donner à l’État un chef dont le choix ne cause pas des troubles, & qui n’attente pas à la liberté. Ce qui augmente la même difficulté est que ce chef doit être doué des grandes qualités nécessaires à quiconque ose gouverner des hommes libres. L’hérédité de la couronne prévient les troubles, mais elle amène la servitude; l’élection maintient la liberté, mais à chaque règne elle ébranle l’État. Cette alternative est fâcheuse; mais, avant de parler des moyens de l’éviter, qu’on me permette un moment de réflexion sur la manière dont les Polonois disposent ordinairement de leur couronne.

D’abord, je le demande, pourquoi faut-il qu’ils se donnent des rois étrangers? Par quel singulier aveuglement ont-ils pris ainsi le moyen le plus sûr d’asservir leur nation, d’abolir leurs usages, de se rendre le jouet des autres cours; et d’augmenter à plaisir l’orage des interrègnes? Quelle injustice envers eux-mêmes, quel affront fait à leur patrie! Comme si, désespérant de trouver dans son sein un homme digne de les [524] commander, ils étaient forcés de l’aller chercher au loin! Comment n’ont-ils pas senti, comment n’ont-ils pas vu, que c’étoit tout le contraire? Ouvrez les annales de votre nation, vous ne la verrez jamais illustre et triomphante que sous des rois polonais; vous la verrez presque toujours opprimée & avilie sous les étrangers. Que l’expérience vienne enfin à l’appui de la raison! voyez quels maux vous vous faites, & quels biens vous vous ôtez.

Car, je le demande encore, comment la nation polonaise, ayant tant fait que de rendre sa couronne élective, n’a-t-elle point songé à tirer parti de cette loi pour jeter parmi les membres de l’administration une émulation de zèle & de gloire, qui seule eût plus fait pour le bien de la patrie que toutes les autres lois ensemble? Quel ressort puissant sur des âmes grandes & ambitieuses que cette couronne destinée au plus digne, & mise en perspective devant les yeux de tout citoyen qui saura mériter l’estime publique! Que de vertus, que de nobles efforts l’espoir d’en acquérir le plus haut prix ne doit-il pas exciter dans la nation! quel ferment de patriotisme dans tous les coeurs, quand on sauroit bien que ce n’est que par là qu’on peut obtenir cette place devenue l’objet secret des voeux de tous les particuliers, sitôt qu’à force de mérite & de services il dépendra d’eux de s’en approcher toujours davantage, et, si la fortune les seconde, d’y parvenir enfin tout à fait! Cherchons le meilleur moyen de mettre en jeu ce grand ressort, si puissant dans la République, & si négligé jusqu’ici. L’on me dira qu’il ne suffit pas de ne donner la couronne qu’à des Polonais, pour lever les difficultés dont [525] il s’agit; c’est ce que nous verrons tout à l’heure, après que j’aurai proposé mon expédient. Cet expédient est simple; mais il paraîtra d’abord manquer le but que je viens de marquer moi-même, quand j’aurai dit qu’il consiste à faire entrer le sort dans l’élection des rois. Je demande en grâce qu’on me laisse le temps de m’expliquer, ou seulement qu’on me relise avec attentions.

Car si l’on dit: Comment s’assurer qu’un roi tiré au sort ait les qualités requises pour remplir dignement sa place?’on fait une objection que j’ai déjà résolue; puisqu’il suffit pour cet effet que le roi ne puisse être tiré que des Sénateurs à vie. Car, puisqu’ils seront tirés eux-mêmes de l’ordre des Gardiens des lois, & qu’ils auront passé avec honneur par tous les grades de la République, l’épreuve de toute leur vie & l’approbation publique dans tous les postes qu’ils auront remplis seront des garants suffisants du mérite & des vertus de chacun d’eux.

Je n’entends pas néanmoins que, môme entre les Sénateurs à vie, le sort décide seul de la préférence: ce seroit toujours manquer en partie le grand but qu’on doit se proposer. Il faut que le sort fasse quelque chose, & que le choix fasse beaucoup; afin, d’un côté, d’amortir les brigues & les menées des Puissances étrangères, & d’engager, de l’autre, tous les Palatins par un si grand intérêt à ne point se relâcher dans leur conduite, mais à continuer de servir la patrie avec zèle pour mériter la préférence sur leurs concurrents.

J’avoue que la classe de ces concurrents me paraît bien nombreuse, si l’on y fait entrer les grands Castellans, presque égaux [526] en rang aux Palatins par la constitution présente. Mais je ne vois pas quel inconvénient il y auroit à donner aux seuls Palatins l’accès immédiat au trône. Cela feroit dans le même ordre un nouveau grade que les grands Castellans auraient encore à passer pour devenir Palatins, & par conséquent un moyen de plus pour tenir le Sénat dépendant du Législateur. On a déjà vu que ces grands Castellans me paraissent superflus dans la constitution. Que néanmoins, pour éviter tout grand changement, on leur laisse leur place & leur rang au Sénat, je l’approuve. Mais dans la graduation que je propose, rien n’oblige de les mettre au niveau des Palatins; & comme rien n’en empêche non plus, on pourra sans inconvénient se décider pour le parti qu’on jugera le meilleur. Je suppose ici que ce parti préféré sera d’ouvrir aux seuls Palatins l’accès immédiat au trône.

Aussitôt donc après la mort du Roi, c’est-à-dire dans le moindre intervalle qu’il sera possible, & qui sera fixé par la Loi, la Diète d’élection sera solennellement convoquée; les noms de tous les Palatins seront mis en concurrence; & il en sera tiré trois-au sort, avec toutes les précautions possibles pour qu’aucune fraude n’altère cette opération. Ces trois noms seront à haute voix déclarés à l’assemblée, qui, dans la même séance & à la pluralité des voix, choisira celui qu’elle préfère; & il sera proclamé Roi dès le même jour.

On trouvera dans cette forme d’élection un grand inconvénient, je l’avoue: c’est que la nation ne puisse choisir librement dans le nombre des Palatins celui qu’elle honore, & chérit davantage, & qu’elle juge le plus digne de la royauté. [527] Mais cet inconvénient n’est pas nouveau en Pologne, où l’on a vu, dans plusieurs élections, & surtout dans la dernière, que, sans égard pour ceux que la nation favorise, on la force de choisir celui qu’elle eût rebutés. Mais pour cet avantage, qu’elle n’avait plus & qu’elle sacrifie, combien d’autres plus importants elle gagne par cette forme d’élection!

Premièrement, l’action du sort amortit tout d’un coup les factions & brigues des nations étrangères, qui ne peuvent influer sur cette élection, trop incertaines du succès pour y mettre beaucoup d’efforts, vu que la fraude même serait insuffisante en faveur d’un sujet que la nation peut toujours rejeter. La grandeur seule de cet avantage est telle, qu’il assure le repos de la Pologne, étouffe la vénalité dans la Républiques, & laisse à l’élection presque toute la tranquillité de l’hérédité.

Le même avantage a lieu contre les brigues mêmes des candidats. Car, qui d’entre eux voudra se mettre en frais pour s’assurer une préférence qui ne dépend point des hommes, & sacrifier sa fortune à un événement qui tient à tant de chances contraires, pour une favorable? Ajoutons que ceux que le sort a favorisés ne sont plus à temps d’acheter des électeurs, puisque l’élection doit se faire dans la même séance.

Le choix libre de la nation entre trois candidats la préserve des inconvénients du sort, qui, par supposition, tomberoit sur un sujet indigne. Car, dans cette supposition, la nation se gardera de le choisir; & il n’est pas possible qu’entre trente-trois hommes illustres, l’élite de la nation, où l’on ne comprend pas même comment il peut se trouver un seul sujet indigne, ceux que favorisera le sort le soient tous les trois.

[528] Ainsi, & cette observation est d’un grand poids, nous réunissons par cette forme tous les avantages de l’élection à ceux de l’hérédité.

Car, premièrement, la couronne ne passant point du père au fils, il n’y aura jamais continuité de système pour l’asservissement de la République. En second lieu, le sort même dans cette forme est l’instrument d’une élection éclairée & volontaire. Dans le Corps respectable des Gardiens des lois & des Palatins qui en sont tirés, il ne peut faire un choix, quel qu’il puisse être, qui n’ait été déjà fait par la nations.

Mais voyez quelle émulation cette perspective doit porter dans le Corps des Palatins & grands Castellans, qui, dans des places à vie, pourraient se relâcher parla certitude qu’on ne peut plus les leur ôter. Ils ne peuvent plus être contenus parla crainte; mais l’espoir de remplir un trône, que chacun d’eux voit si près de lui, est un nouvel aiguillon qui les tient sans cesse attentifs sur eux-mêmes. Ils savent que le sort les favoriseroit en vain, s’ils sont rejetés à l’élection, & que le seul moyen d’être choisis est de le mériter. Cet avantage est trop grand, trop évident, pour qu’il soit nécessaire d’y insister.

Supposons un moment, pour aller au pis, qu’on ne peut éviter la fraude dans l’opération du sort, & qu’un des concurrents vint à tromper la vigilance de tous les autres, si intéressés à cette opération. Cette fraude seroit un malheur pour les candidats exclus. Mais l’effet pour la République seroit le même que si la décision du sort eût été fidèle: car on n’en auroit pas moins l’avantage de l’élection, on n’en préviendroit pas moins les troubles des interrègnes & les dangers [529] de l’hérédité; le candidat que son ambition séduiroit jusqu’à recourir à cette fraude n’en seroit pas moins, au surplus, un homme de mérite, capable, au jugement de la nation, de porter la couronne avec honneur; & enfin, même après cette fraude, il n’endépendroit pas moins, pour en profiter, du choix subséquent et formel de la République.

Par ce projet, adopté dans toute son étendue, tout est lié dans l’État; et depuis le dernier particulier jusqu’au premier Palatin, nul ne voit aucun moyen d’avancer que par la route du devoir & de l’approbation publique. Le Roi seul, une fois élu, ne voyant plus que les lois au-dessus de lui, n’a nul autre frein qui le contienne; & n’ayant Plus besoin de l’approbation publique, il peut s’en passer sans risque, si ses projets le demandent. Je ne vois guère à cela qu’un remède, auquel même il ne faut pas songer: ce seroit que la couronne fût en quelque manière amovible, & qu’au bout de certaines périodes les Rois eussent besoin d’être confirmés. Mais, encore une fois, cet expédient n’est pas proposable: tenant le trône & l’État dans une agitation continuelle, il ne laisseroit jamais l’administration dans une assiette assez solide pour pouvoir s’appliquer uniquement & utilement au bien publie.

Il fut un usage antique qui n’a jamais été pratiqué que chez un seul peuples, mais dont il est étonnant que le succès n’ait tenté aucuns autre de l’imiter. Il est vrai qu’il n’est guère propre qu’à un royaume électif, quoique inventé & pratiqué dans un royaume héréditaire. Je parle du jugement des rois d’Égypte après leur mort, & de l’arrêt par lequel la sépulture & les honneurs royaux leur étaient accordés ou[530] refusés, selon qu’ils avaient bien ou mal gouverné l’État durant leur vie. L’indifférence des modernes sur tous les objets moraux, & sur tout ce qui peut donner du ressort aux âmes, leur fera sans doute regarder l’idée de rétablir cet usage pour les rois de Pologne comme une folie; & ce n’est pas à des Français, surtout à des philosophes, que je voudrois tenter de la faire adopter; mais je crois qu’on peut la proposer à des Polonais. J’ose même avancer, que cet établissement auroit chez eux de grands avantages auxquels il est impossible de suppléer d’aucune autre manière, & pas un seul inconvénient. Dans l’objet présent, on voit qu’à moins d’une âme vile, & insensible à l’honneur de sa mémoire, il n’est pas possible que l’intégrité d’un jugement inévitable n’en impose au roi, & ne mette à ses passions un frein plus ou moins fort, je l’avoue, mais toujours capable de les contenir jusqu’à certain point; surtout quand on y joindra l’intérêt de ses enfants, dont le sort sera décidé par l’arrêt porté sur la mémoire du père.

Je voudrois donc qu’après la mort de chaque roi son corps fût déposé dans un lieu sortable, jusqu’à ce qu’il eût été prononcé sur sa mémoire; que le tribunal, qui doit en décider & décerner sa sépulture, fût assemblé le plus tôt qu’il seroit possible; que là sa vie & son règne fussent examinés sévèrement; & qu’après des informations, dans lesquelles tout citoyen seroit admis à l’accuser & à le défendre, le procès, bien instruit, fût suivi d’un arrêt porté avec toute la solennité possible.

En conséquence de cet arrêt, s’il étoit favorable, le feu [531] roi seroit déclaré bon et juste prince, son nom inscrit avec honneur dans la liste des Rois de Pologne, son corps mis avec pompe dans leur sépulture, l’épithète de glorieuse mémoire ajoutée à son nom dans tous les actes & discours publics, un douaire assigné à sa veuve; & ses enfants, déclarés Princes royaux, seraient honorée, leur vie durant, de tous les avantages attachés, à ce titre.

Que si, au contraire, il étoit trouvé coupable d’injustice, de violence, de malversation, & surtout d’avoir attenté à la liberté publique, sa mémoire serait condamnée & flétrie; son corps, privé de la sépulture royale, seroit enterré sans honneur comme celui d’un particulier, son nom effacé du registre publie des Rois; & ses enfants, privés du titre de princes royaux & des prérogatives qui y sont attachées, rentreraient dans la classe des simples citoyens, sans aucune distinction honorable ni flétrissante.

Je voudrois que ce jugement se fît avec le plus grand appareil, mais qu’il précédât, s’il étoit possible, l’élection de son successeur, afin que le crédit de celui-ci ne pût influer sur la sentence, dont il auroit pour lui-même intérêt d’adoucir la sévérité. Je sais qu’il seroit à désirer qu’on eût plus de temps pour dévoiler bien des vérités cachées, & mieux instruire le procès. Mais si l’on tardoit après l’élection, j’aurois peur que cet acte important ne devînt bientôt qu’une vaine cérémonie, et, comme il arriverait infailliblement dans un royaume héréditaire, plutôt une oraison funèbre du roi défunt qu’un jugement juste et sévère sur sa conduite. Il vaut mieux en cette occasion donner davantage à la voix publique, & perdre quelques [532] lumières de détail, pour conserver l’intégrité et l’austérité d’un jugement, qui, sans cela, deviendroit inutile.

A l’égard du tribunal qui prononceroit cette sentence, je voudrois que ce ne fût ni le Sénat, ni la Diète, ni aucun corps revêtu de quelque autorité dans le Gouvernement, mais un Ordre entier de citoyens, qui ne peut être aisément ni trompé ni corrompu. Il me paraît que les Cives electi, plus instruits, plus expérimentés que les Servants d’État, & moins intéressés que les Gardiens des lois, déjà trop voisins du trône, seraient précisément le Corps intermédiaire où l’on trouveroit à la fois le plus de lumières & d’intégrité, le plus propre à ne porter que des jugements sûrs, & par là préférable aux deux autres en cette occasion. Si même il arrivoit que ce Corps ne fût pas assez nombreux pour un jugement de cette importance, j’aimerois mieux qu’on lui donnât des adjoints tirés des Servants d’État que des Gardiens des lois. Enfin, je voudrais que ce tribunal ne fût présidé par aucun homme en place, mais par un maréchal tiré de son corps, & qu’il éliroit lui-même, comme ceux des Diètes & des Confédérations: tant il faudroit éviter qu’aucun intérêt particulier n’influât dans cet acte, qui peut devenir très auguste ou très ridicule, selon la manière dont il y sera procédé.

En finissant cet article de l’élection & du jugement des rois, je dois dire ici qu’une chose dans vos usages m’a paru bien choquante & bien contraire à l’esprit de votre constitution: c’est de la voir presque renversée & anéantie à la mort du roi, jusqu’à suspendre & fermer tous les tribunaux; comme si cette constitution tenoit tellement à ce [533] prince, que la mort de l’un fût la destruction de l’autre. Eh, mon Dieu! ce devroit être exactement le contraire. Le roi mort, tout devroit aller comme S’il vivoit encore; on devroit s’apercevoir à peine qu’il manque une pièce à la machine, tant cette pièce étoit peu essentielle à sa solidité. Heureusement, cette inconséquence ne tient à rien. Il n’y a qu’à dire qu’elle n’exister a plus, et rien au surplus ne doit être changé. Mais il ne faut pas laisser subsister cette étrange contradiction; car, si c’en est une déjà dans la présente constitution, c’en seroit une bien plus grande encore après la réforme.

CHAPITRE XV

Conclusion.

Voilà mon plan suffisamment esquissé. Je m’arrête. Quel que soit celui qu’on adoptera, l’on ne doit pas oublier ce que j’ai dit dans le Contrat social de l’état de faiblesse & d’anarchie où se trouve une nation tandis qu’elle établit ou réforme sa constitution. Dans ce moment de désordre & d’effervescence, elle est hors d’état de faire aucune résistance, & le moindre choc est capable de tout renverser. Il importe donc de se ménager à tout prix un intervalle de tranquillité, durant lequel on puisse sans risque agir sur soi-même & rajeunir sa constitution. Quoique les changements à faire dans la vôtre ne soient pas fondamentaux & ne paraissent pas [534] fort grands, ils sont suffisants pour exiger cette précaution; & il faut nécessairement un certain temps pour sentir l’effet de la meilleure réforme et prendre la consistance qui doit en être le fruit. Ce n’est qu’en supposant que le succès réponde au courage des Confédérés & à la justice de leur cause, qu’on peut songer à l’entreprise dont il s’agit. Vous ne serez jamais libres, tant qu’il restera un seul soldat russe en Pologne; & vous serez toujours menacés de cesser de l’être, tant que la Russie se mêlera de vos affaires. Mais, si vous parvenez à la forcer de traiter avec vous comme de Puissance à Puissance, & non plus comme de protecteur à protégé, profitez alors de l’épuisement où l’aura jetée la guerre de Turquie, pour faire votre œuvre avant qu’elle puisse la troubler. Quoique je ne fasse aucun cas de la sûreté qu’on se procure au dehors par des traités, cette circonstance unique vous forcera peut-être de vous étayer, autant qu’il se peut, de cet appui, ne fût-ce que pour connaître la disposition présente de ceux qui traiteront avec vous. Mais ce cas excepté, & peut-être en d’autres temps quelques traités de commerce, ne vous fatiguez pas à de vaines négociations; ne vous ruinez pas en ambassadeurs & ministres dans d’autres cours; & ne comptez pas les alliances & traités pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien avec les Puissances chrétiennes: elles ne connaissent d’autres liens que ceux de leur intérêts. Quand elles le trouveront à remplir leurs engagements, elles les rempliront; quand elles le trouveront à les rompre, elles les rompront: autant vaudroit n’en point prendre. Encore, si cet intérêt étoit toujours vrai, la connaissance de ce qu’il leur [535] convient de faire pourroit faire prévoir ce qu’elles feront. Mais ce n’est presque jamais la raison d’État qui les guide: c’est l’intérêt momentané d’un ministre, d’une fille, d’un favori; c’est le motif qu’aucune sagesse humaine n’a pu prévoir, qui les détermine tantôt pour, tantôt contre, leurs vrais intérêts. De quoi peut-on s’assurer avec des gens qui n’ont aucun système fixe, & qui ne se conduisent que par des impulsions fortuites? Rien n’est plus frivole que la science politique des cours. Comme elle n’a nul principe assuré, l’on n’en peut tirer aucune conséquence certaine; & toute cette belle doctrine des intérêts des princes est un jeu d’enfants qui fait rire les hommes sensés.

Ne vous appuyez donc avec confiance ni sur vos alliés ni sur vos voisins. Vous n’en avez qu’un sur lequel vous puissiez un peu compter: c’est le Grand Seigneur, & vous ne devez rien épargner pour vous en faire un appui. Non que ses maximes d’État soient beaucoup plus certaines que celles des autres Puissances: tout y dépend également d’un vizir, d’une favorite, d’une intrigue de sérail. Mais l’intérêt de la Porte est clair, simple; il s’agit de tout pour elle; et généralement il y règne, avec bien moins de lumières & de finesse, plus de droiture & de bon sens. On a du moins avec elle cet avantage de plus qu’avec les Puissances chrétiennes, qu’elle aime à remplir ses engagements & respecte ordinairement les traités. Il faut tâcher d’en faire avec elle un pour vingt ans, aussi fort, aussi clair, qu’il sera possible. Ce traité, tant qu’une autre Puissance cachera ses projets, sera le meilleur, peut-être le seul, garant que vous puissiez avoir; et, dans l’état où la [536] présente guerre laissera vraisemblablement la Russie, j’estime qu’il peut vous suffire pour entreprendre avec sûreté votre ouvrages; d’autant plus, que l’intérêt commun des Puissances de l’Europe, & surtout de vos autres voisins, est de vous laisser toujours pour barrière entre eux & les Russes, et qu’à force de changer de folies il faut bien qu’ils soient sages au moins quelquefois.

Une chose me fait croire que généralement on vous verra sans jalousie travailler à la réforme de votre constitution: c’est que cet ouvrage ne tend qu’à l’affermissement de la législation, par conséquent de la liberté; & que cette liberté passe dans toutes les cours pour une manie de visionnaires qui tend plus à affaiblir qu’à renforcer un État. C’est pour cela que la France a toujours favorisé la liberté du Corps germanique & de la Hollande; & c’est pour cela qu’aujourd’hui la Russie favorise le Gouvernement présent de Suède, et contrecarre de toutes ses forces les projets du Roi. Tous ces grands ministres qui, jugeant les hommes en général sur eux-mêmes & ceux qui les entourent, croient les connaître, sont bien loin d’imaginer quel ressort l’amour de la patrie & l’élan de la vertu peuvent donner à des âmes libres. Ils ont beau être les dupes de la basse opinion qu’ils ont des Républiques, & y trouver dans toutes leurs entreprises une résistance qu’ils n’attendaient pas; ils ne reviendront jamais d’un préjugé fondé sur le mépris dont ils se sentent dignes, & sur lequel ils apprécient le genre humain. Malgré l’expérience assez frappantes que les Russes viennent des faire en Pologne, rien ne les fera changer d’opinion. Ils regarderont toujours[537] les hommes libres comme il faut les regarder eux-mêmes: c’est-à-dire, comme des hommes nuls, sur lesquels deux seuls instruments ont prise, savoir l’argent et le knout. S’ils voient donc que la République de Pologne, au lieu de s’appliquer à remplir ses coffres, à grossir ses finances, à lever bien des troupes réglées?, songe au contraire à licencier son armée & à se passer d’argent, ils croiront qu’elle travaille à s’affaiblir; et, persuadés qu’ils n’auront, pour en faire la conquête, qu’à s’y présenter quand ils voudront, ils la laisseront se régler tout à son aise, en se moquant en eux-mêmes de son travail. & il faut convenir que l’état de liberté ôte à un peuple la force offensive, & qu’en suivant le plan que je propose on doit renoncer à tout espoir de conquête. Mais que, votre œuvre faite, dans vingt ans les Russes tentent de vous envahir; & ils connaîtront quels soldats sont pour la défense de leurs foyers ces hommes de paix qui ne savent pas attaquer ceux des autres, & qui ont oublié le prix de l’argent.

Quant à la manière d’entamer l’oeuvre dont il s’agit, je ne puis goûter toutes les subtilités qu’on vous propose pour surprendre & tromper en quelque sorte la nation sur les changements à faire à ses lois. Je serois d’avis seulement, en montrant votre plan dans toute son étendue, de n’en point commencer brusquement l’exécution par remplir la République de mécontents; de laisser en place la plupart de ceux qui y sont; de ne conférer les emplois selon la nouvelle réforme qu’à mesure qu’ils viendraient à vaquer. N’ébranlez jamais trop brusquement la machine. Je ne doute point qu’un bon plan une fois adopté ne change même l’esprit de ceux qui [538] auront eu part au Gouvernement sous un autre. Ne pouvant créer tout d’un coup de nouveaux citoyens, il faut commencer par tirer parti de ceux qui existent; & offrir une route nouvelle à leur ambition, c’est le moyen de les disposer à la suivre.

Que si, malgré le courage & la constance des Confédérés & malgré la justice de leur cause, la fortune & toutes les Puissances les abandonnent, & livrent la patrie à ses oppresseurs.mais je n’ai pas l’honneur d’être Polonais, et, dans une situation pareille à celle où vous êtes, il n’est permis de donner son avis que par son exemple.

Je viens de remplir, selon la mesure de mes forces, & plût à Dieu que ce fût avec autant de succès que d’ardeur; la tâche que M. le comte Wielhorski m’a imposée. Peut-être tout ceci n’est-il qu’un tas de chimères; mais voilà mes idées. Ce n’est pas ma faute si elles ressemblent si peu à celles des autres hommes; & il n’a pas dépendu de moi d’organiser ma tête d’une autre façon. J’avoue même que, quelque singularité qu’on leur trouve, je n’y vois rien, quant à moi, que de bien adapté au coeur humain, de bon, de praticable, surtout en Pologne; m’étant appliqué dans mes vues à suivre l’esprit de cette République, & à n’y proposer que le moins de changements que j’ai pu, pour en corriger les défauts. Il me semble qu’un Gouvernement monté sur de pareils ressorts doit marcher à son vrai but aussi directement, aussi sûrement, aussi longtemps, qu’il est possible; n’ignorant pas au surplus que tous les ouvrages des hommes sont imparfaits, passagers & périssables comme eux.

J’ai omis à dessein beaucoup d’articles très importants, sur [539] lesquels je ne me sentois pas les lumières suffisantes pour en bien juger. Je laisse ce soin à des hommes plus éclairés & plus sages que moi; & je mets fin à ce long fatras en faisant à M. le comte Wielhorski mes excuses de l’en avoir occupé si longtemps. Quoique je pense autrement que les autres hommes, je ne me flatte pas d’être plus sage qu’eux, ni qu’il trouve dans mes rêveries rien qui puisse être réellement utile à sa patrie. Mais mes voeux pour sa prospérité sont trop vrais, trop purs, trop désintéressés, pour que l’orgueil d’y contribuer puisse ajouter à mon zèle. Puisse-t-elle triompher de ses ennemis, devenir, demeurer paisible, heureuse et libre, donner un grand exemple à l’univers, et, profitant des travaux patriotiques de M. le comte Wielhorski, trouver & former dans son sein beaucoup de citoyens qui lui ressemblent!

TABLE DES CHAPITRES

CHAPITRE PREMIER. Etat de la question. 417

CHAP. II. Esprit des anciennes institutions. 421

CHAP. III. Application 426

CHAP. IV. Education. 435

CHAP. V. Vice Radical. 441

CHAP. VI. Question des trois ordres. 443

CHAP. VII. Moyens de maintenir la constitution. 447

CHAP. VIII. Du Roi. 467

CHAP. IX. Causes particulieres de l’Anarchie. 474

CHAP. X. Administration. 482

CHAP. XI. Systême économique. 486

CHAP. XII. Systême militaire. 499

CHAP. XIII. Projet pour assujettir à une marche graduelle tous les membres du Gouvernement. 510

CHAP. XIV. Election des Rois. 523

CHAP. XV. Conclusion. 533

FIN.

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