JEAN JACQUES ROUSSEAU

DISCOURS SUR CETTE QUESTION.
QUELLE EST LA VERTU LA PLUS NÉCESSAIRE AUX HÉROS

& QUELS SONT LES HÉROS À QUI CETTE VERTU A MANQUÉ?
PROPOSÉE EN 1751 PAR L’ACADÉMIE DE CORSE.

[1751; Publication, Paris, 1768 (l’Année littéraire); le Pléiade de édition, t. II, pp. 1262-1274. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. VII, pp. 3-22. Melanges t. II (1781)]

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DISCOURS
SUR
CETTE QUESTION.

Quelle est la Vertu
la plus nécessaire
aux Héros;
& quels sont
les Héros
à qui cette Vertu
a manqué?

Proposée en 1751 par l’Académie de Corse.

GENEVE

M. DCC. LXXXI.

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AVERTISSEMENT

Cette Piece est très-mauvaise, & je le sentis si bien après l’avoir écrite, que je ne daignai pas même l’envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le même sujet, mais non pas de faire bien: car il n’y a jamais de bonne réponse à faire à des questions frivoles. C’est toujours une leçon utile à tirer d’un mauvais écrit:

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DISCOURS
SUR
CETTE QUESTION.

Quelle est la Vertu
la plus nécessaire
aux Héros;
& quels sont
les Héros
à qui cette Vertu
a manqué?

Si je n’étois Alexandre, disoit ce Conquérant, je voudrois être Diogene. Le Philosophie eût-il dit: si je n’etois ce que je fuis, je voudrais être Alexandre. J’en doute; un Conquérant consentiroit plutôt d’être un Sage qu’un Sage d’être un Conquérant. Mais quel homme au monde ne consentiroit pas d’être un Héros? On sent donc que l’Héroïsme a des vertus à lui, qui ne dépendent point de la fortune, mais qui ont besoin d’elle pour se développer. Le Héros est l’ouvrage de la nature, de la fortune, & de lui-même. Pour bien le définir, il faudroit assigner ce qu’il tient de chacun des trois.

Toutes les vertus appartiennent au Sage. Le Héros se dédommage de celles qui lui manquent par l’éclat de celles qu’il possede. Les vertus du premier sont tempérées, mais il est exempt de vices; si le fécond a des défauts, ils sont effacés par l’éclat de ses vertus. L’un toujours vrai n’a point de mauvaises qualités; l’autre toujours grand n’en a point [6] de médiocres. Tous deux sont fermes & inébranlables, mais de différentes manieres & en différentes choses; l’un ne cede jamais que par raison, l’autre jamais que par générosité; les foiblesses sont aussi peu connues du Sage que les lâchetés le sont peu du Héros, & la violence n’a pas plus d’empire sur l’ame de celui-ci que les passions sur, celle de l’autre.

Il y a donc plus de solidité dans le caractere du Sage & plus d’éclat dans celui du Héros; & la préférence se trouveroit décidée en faveur du premier, en se contentant de les considérer ainsi en eux-mêmes. Mais si nous les envisageons par leur rapport avec l’intérêt de la Société, de nouvelles réflexions produiront bientôt d’autres jugemens & rendront aux qualités Héroiques cette prééminence qui leur est due, & qui leur a été accordée dans tous les siecles, d’un commun consentement.

En effet, le soin de sa propre félicité fait toute l’occupation du Sage, & c’en est bien assez sans doute pour remplir la tâche d’un homme ordinaire. Les vues du vrai Héros s’étendent plus loin; le bonheur des hommes est son objets c’est à ce sublime travail qu’il consacre la grande ame qu’il a reçue du Ciel. Les Philosophes, je l’avoue, prétendent enseigner aux hommes l’art d’être heureux, & comme, s’ils devoient s’attendre à former des nations de Sages, ils prêchent aux Peuples une félicité chimérique qu’ils n’ont pas eux-mêmes, & dont ceux-ci ne prennent jamais ni l’idée ni le goût. Socrate vit & déplora les malheurs de sa Patrie; mais c’est à Trasibule qu’il étoit réservé [7] de les finir; & Platon, après avoir perdu son éloquence, son honneur & son tems à la cour d’un Tyran, fut contraint d’abandonner à un autre la gloire de délivrer Syracuse du joug de la tyrannie. Le Philosophe peut donner à l’Univers quelques instructions salutaires; mais ses leçons ne corrigeront jamais ni les Grands qui les méprisent, ni le Peuple qui ne les entend point. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi par des vues abstraites; on ne les rend heureux qu’en les contraignant l’être, & il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer: voilà l’occupation & les talens du Héros; c’est souvent la force à la main qu’il se met en état de recevoir les bénédictions des hommes qu’il contraint d’abord à porter le joug des loix pour les soumettre enfin j’autorité de la raison.

L’Héroïsme est donc, de toutes les qualités de l’ame, celle dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les gouvernent soient revêtus. C’est la collection d’un grand nombre de vertus sublimes, rares dans leur assemblage, plus rares dans leur énergie, & d’autant plus rares encore que l’Héroïsme qu’elles constituent, détaché de tout intérêt personnel, n’a pour objet que la félicite des autres & pour prix que leur admiration.

Je n’ai rien, dit ici de la gloire légitimement due aux grandes actions; je n’ai point parlé de la force de génie ni des autres qualités personnelles nécessaires au Héros, & qui, sans être vertus, servent souvent plus qu’elles au succès des grandes entreprises. Pour placer le vrai Héros a son rang, je n’ai eu recours qu’à ce principe incontestable: que c’est [8] entre les hommes celui qui se rend le plus utile aux autres qui doit être le premier de tous. Je ne crains point que les Sages appellent d’une décision fondée sur cette maxime.

Il est vrai, & je me hâte de l’avouer, qu’il se présente, dans cette maniere d’envisager l’Héroïsme, une objection qui semble d’autant plus difficile à résoudre qu’elle est tirée du fond même du sujet.

Il ne faut point, disoient les Anciens, deux Soleils dans la nature, ni deux Césars sur la terre. En effet, il en est de l’Héroïsme comme de ces métaux recherchés dont le prix consiste dans leur rareté, & que leur abondance rendroit pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a pacifié le Monde l’eût désolé, s’il y eût trouvé un seul rival digne de lui. Telles circonstances peuvent rendre un Héros nécessaire au salut du genre-humain; mais, en quelque tems que ce soit, un peuple de Héros en seroit infailliblement la ruine, &, semblable aux Soldats de Cadmus, il se détruiroit bientôt lui-même.

Quoi donc, me dira-t-on, la multiplication des bienfaiteurs de genre-humain peut-elle être dangereuse aux hommes, & peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous? Oui, sans doute, répondrai-je, quand ils s’y prennent mal, ou qu’ils ne s’en occupent qu’un apparence. Ne nous dissimulons rien; la félicité publique est bien moins la fin des actions du Héros qu’un moyen pour arriver à celle qu’il se propose, & cette fin est presque toujours sa gloire personnelle. L’amour de la gloire a fait des biens & des maux innombrables; l’amour de la Patrie est plus pur dans son principe, & plus sûr dans [9] ses effets; aussi le Monde a-t-il été souvent surcharge de Héros; mais les nations n’auront jamais assez citoyens. Il y a bien de la différence entre l’homme vertueux & celui qui a des vertus; celles du Héros ont rarement leur source dans la pureté de l’ame, &, semblables à ces drogues salutaires, mais peu agissantes, qu’il faut animer par des sels âcres & corrosifs, on diroit qu’elles aient besoin du concours de quelques vices pour leur donner de l’activité.

Il ne faut donc pas se représenter l’Héroïsme sous l’idée d’une perfection morale qui ne lui convient nullement, mais comme un composé de bonnes & mauvaises qualités salutaires ou nuisibles selon les circonstances, & combinées dans une telle proportion qu’il en résulte souvent plus de fortune & de gloire pour celui qui les possede, & quelquefois même plus de bonheur pour les Peuples, que d’une vertu parfaite.

De ces notions bien développées il s’ensuit qu’il peut y avoir bien des vertus contraires à l’Héroïsme; d’autres qui lui soient indifférentes; que d’autres lui sont plus ou moins favorables selon leurs différens rapports avec le grand art de subjuguer les cœurs & d’enlever l’admiration des Peuples; & qu’enfin parmi ces dernieres il doit y en avoir quelqu’une qui lui soit plus nécessaire, plus essentielle, plus indispensable, & qui le caractérise en quelque maniere: c’est cette vertu spéciale & proprement Héroïque qui doit être ici l’objet de mes recherches.

Rien n’est si décisif que l’ignorance, & le doute est aussi rare parmi le Peuple que l’affirmation chez les vrais Philosophes. II y a long-tems que le préjugé vulgaire a prononcé sur la question que nous agitons aujourd’hui, & que la valeur [10] guerriere passe chez la plupart des hommes pour la premiere vertu de Héros. Osons appeller de ce jugement aveugle au Tribunal de la raison, & que les préjugés, si souvent ses ennemis & ses vainqueurs, apprennent a lui céder a leur tour.

Ne nous refusons point à la premiere réflexion que ce sujet fournit, & convenons d’abord que les Peuples ont bien inconsidérément accorde leur estime & leur encens a la vaillance martiale, ou que c’est en eux une inconséquence bien odieuse de croie que ce soit par la destruction des hommes que les bienfaiteurs du genre-humain annoncent leur caractere. Nous sommes à la fois bien mal-adroits & bien malheureux, si ce n’est qu’a force de nous désoler qu’on peut exciter notre admiration. Faut donc croire que, si jamais les jours de bonheur & de paix renaissoient parmi nous, ils en banniroient l’Héroïsme avec le cortege affreux des calamites publiques, & que les Héros seroient tous relégués dans le Temple de Janus, comme on enferme, après la guerre, de vieilles & inutiles armes dans nos Arsenaux.

Je sais qu’entre les qualités qui doivent former le grand homme, le courage est quelque chose; mais hors du combat la valeur n’est rien. Le brave ne fait ses preuves qu’aux jours de bataille; le vrai Héros fait la siennes tous les jours, & ses vertus, pour se montrer quelquefois en pompe, n’en sont pas d’un usage moins fréquent sous un extérieur plus modeste.

Osons le dire. Tant s’en faut que la valeur soit la premiere vertus du Héros, qu’il est douteux même qu’on la doive compter au nombre des vertus. Comment pourroit-on honorer de ce titre une qualité sur laquelle tant de scélérats ont fondé leurs [11] crimes? Non, jamais les Catilinas ni les Cromwels n’eussent rendu leurs noms célebres; jamais l’un n’eût tente la ruine de sa Patrie, ni l’autre asservi la sienne, si la plus inébranlable intrépidité n’eût fait le fond de leur caractere. Avec quelques vertus de plus, me direz-vous, ils eussent été des Héros; dites plutôt qu’avec quelques crimes de moins ils eussent été des hommes.

Je ne passerai point ici en revue ces guerriers funestes, la terreur & le fléau du genre-humain, ces hommes avides de sang & de conquêtes, dont on ne peut prononcer les noms, sans frémir, des Marius, des Totilas, des Tamerlans. Je ne me prévaudrai point de la juste horreur qu’ils ont inspirée aux nations. Et qu’est-il besoin de recourir à des monstres pour établir que la bravoure même la plus généreuse est plus suspecte dans son principe, plus journaliere dans ses exemples, plus funeste dans ses effets qu’il n’appartient à la constance, à la solidité & aux avantages de la vertu. Combien d’actions mémorables ont été inspirées par la honte ou par la vanité? Combien d’exploits, exécutés à la sage du Soleil, sous les yeux des chefs & en présence de toute une armée, ont été démentis dans le silence & l’obscurité de la nuit? Tel est brave au milieu de ses compagnons, qui ne seroit qu’un lâche, abandonné à lui-même; tel a la tête d’un Général qui n’eut jamais le cœur d’un Soldat; tel affronte sur une breche la mort & le fer de son ennemi, qui dans le secret de sa maison ne peut soutenir la vue du fer salutaire d’un Chirurgien.

Un tel étoit brave un tel jour, disoient les Espagnols du tems de Charles-Quint, & ces gens-là se connoissoient en [12] bravoure. En effet, rien peut-être n’est si journalier que sa valeur, & il y a bien peu de guerriers sinceres qui osassent répondre d’eux seulement pour vingt-quatre heures. Ajax épouvante Hector; Hector épouvante Ajax & suit devant Achille. Antiochus le Grand fut brave la moitié de sa vie, & lâche l’autre moitié. Le triomphateur des trois parties du Monde perdit le cœur & la tête à Pharsale. César lui-même fut ému à Dyrrachium, & eut peur à Munda; & le vainqueur de Brutus s’ensuit lâchement devant Octave & abandonna la victoire & l’empire du Monde à celui qui tenon de lui l’un & l’autre. Croira-t-on que ce soit faute d’exemples modernes que je n’en cite ici que d’anciens?

Qu’on ne nous dise donc plus que la palme Héroique n’appartient qu’à la valeur & aux talens militaires. Ce n’est point sur les exploits des grands hommes que leur réputation est mesurée. Cent fois les vaincus ont remporté le prix de là gloire sur les vainqueurs. Qu’on recueille les suffrages & qu’on me dite, lequel est le plus grand d’Alexandre ou de Porus, de Pyrrhus ou de Fabrice, d’Antoine ou de Brutus; de François I dans les fers ou de Charles-Quint triomphant, de Valois vainqueur ou de Coligny vaincu?

Que dirons-nous de ces grands hommes qui, pour n’avoir point souillé leurs mains dans le sang, n’en sont que plus surement immortels? Que dirons-nous du Législateur de Sparte, qui, après avoir, goûté le plaisir de régner, eut les courage de rendre la couronne au légitime possesseur qui ne la lui demandoit pas; de ce doux & pacifique Citoyen qui savoit venger ses injures non par la mort de l’offenseur, mais [13] en le rendant honnête homme? Faudra-t-il démentir l’oracle qui lui accorda presque les honneurs divins, & refuser l’Héroïsme à celui qui a fait des Héros de tous ses compatriotes? Que dirons-nous du législateur d’Athenes qui sut garder sa liberté & sa vertu à la Cour même des tyrans, & osa soutenir en face à un Monarque opulent que la puissance & les richesses ne rendent point un homme heureux? Que dirons-nous du plus grand des Romains & du plus vertueux des hommes, de ce modele des citoyens auquel seul l’oppresseur de la Patrie fit l’honneur de le haïr assez pour prendre la plume contre lui, même après sa mort? Ferons-nous cet affront à l’Héroïsme d’en refuser le titre à Caton d’Utique? Et pourtant cet homme ne s’est point illustré dans les combats, & n’a point rempli le monde du bruit de ses exploits. Je me trompe; il en a fait un, le plus difficile qui ait jamais été entrepris, & le seul qui ne sera point imite, quand d’un corps de gens de guerre il forma une société d’hommes sages, équitables & modestes.

On sait assez que le partage d’Auguste n’étoit pas la valeur. Ce n’est point aux rives d’Actium ni dans les plaines de Philippes qu’il a cueilli les lauriers qui l’ont immortalisé mais bien dans Rome pacifique & rendue heureuse. L’Univers soumis a moins fait pour la gloire & pour la sureté de sa vie que l’équité de ses loix & le pardon de Cinna: tant les vertus sociales sont dans les Héros même préférables au courage! Le plus grand Capitaine du monde meurt assassiné en plein Sénat pour un peu de hauteur indiscrete, pour avoir voulu ajouter un vain titre a un pouvoir réel; & l’auteur odieux [14] des proscriptions, effaçant ses forfaits à force de justice & de clémence, devient le pere de sa Patrie qu’il avoir désolée, & meurt adoré des Romains qu’il avoir asservis.

Qui de nous osera ôter à tous ces grands hommes la couronne Héroïque dont leurs têtes immortelles sont ornées? Qui l’osera refuser à ce guerrier Philosophe & bienfaisant qui d’une main accoutumée à manier les armes, écarte de votre sein ses calamités d’une longue & funeste guerre, & fait briller au milieu de vous avec une magnificence Royale ses sciences & les beaux-arts. O Spectacle digne des tems Héroiques! Je vois les Muses dans tout leur éclat marcher d’un pas assuré parmi vos bataillons, Apollon & Mars se couronner réciproquement & votre Isle encore fumante des ravages de la foudre en braver désormais les éclats à l’abri de ces doubles lauriers. Décidez donc, Citoyens illustres, lesquels ont mieux mérité la palme Héroïque, des Guerriers qui sont accourus à votre defense, ou des Sages qui sont tout pour votre bonheur; ou plutôt épargnez-vous un choix inutile, puisqu’à ce double titre vous n’aurez que les mêmes fronts à couronner.

Aux exemples qui se présentent en foule & qu’il ne m’est pas permis d’épuiser, ajoutons quelques réflexions qui confirment les inductions que j’en veux tirer ici. Assigner le premier rang à la valeur dans le caractere Héroïque, ce seroit donner au bras qui exécute la préférence sur la tête qui projette. Cependant on trouve plus aisément des bras que des têtes. On peut confier à d’autres l’exécution d’un grand projet sans en perdre le principal mérite; mais exécuter le [15] projet d’autrui, c’est rentrer volontairement dans l’ordre subalterne qui ne convient point au Héros.

Ainsi, quelle que soit la vertu qui le caractérise, elle doit annoncer le génie & en être inséparable. Les qualités Héroiques ont bien leur germe dans le cœur, mais c’est dans la tête qu’elles se développent & prennent de la solidité. L’ame la plus pure peut s’égarer dans la route même du bien, si l’esprit & la raison ne la guident, & toues les vertus s’alterent sans le concours de la sagesse. La fermeté dégénere aisément en opiniâtreté, la douceur en foiblesse, le zele en fanatisme, la valeur en férocité. Souvent uni grande entreprise mal concertée fait plus de tort à celui qui la manque qu’un succès mérité ne lui eût fait d’honneur; car le mépris est ordinairement plus fort que l’estime. Il semble même que, pour établir une réputation éclatante, les talens suppléent bien plus aisément aux vertus que les vertus aux talens. Le Soldat du Nord, avec un génie étroit & un courage sans bornes, perdit sans retour, dès le milieu de sa carriere, une gloire acquise par des prodiges de valeur & ce générosité; & il est encore douteux dans l’opinion publique si le meurtrier de Charles Suard n’est point avec tous ses forfaits un des plus grands hommes qui aient jamais existe.

La bravoure ne constitue point un caractere, & c’est au contraire du caractere de celui qui la possede qu’elle tire sa forme particuliere. Elle est vertu dans une ame vertueuse & vice dans un méchant. Le Chevalier Bayard étoit brave; Cartouche l’étoit aussi: mais croira-t-on jamais qu’ils le fussent de la même maniere? La valeur est susceptible de toutes les formes; [16] elle est généreuse ou brutale, stupide ou éclairée, furieuse ou tranquille, selon l’ame qui la possede; selon les circonstances, elle est l’épée du vice ou le bouclier de la vertu; & puisqu’elle n’annonce nécessairement ni la grandeur de l’ame ni celle de l’esprit, elle n’est point la vertu la plus nécessaire au Héros. Pardonnez-le moi, Peuple vaillant & infortuné qui avez si long-tems rempli l’Europe du bruit de vos exploits & de vos malheurs. Non, ce n’est point à la bravoure de ceux de vos Concitoyens qui ont versé leur sang pour leur pays que j’accorderai la Couronne Héroique, mais à leur ardent amour pour la Patrie & à leur constance invincible dans l’adversité. Pour être des Héros avec de tels sentimens, ils auroient même pu se passer d’être braves.

J’ai attaqué une opinion dangereuse & trop répandue; je n’ai pas les mêmes raisons pour suivre dans tous ces détails la méthode des exclusions. Toutes les vertus naissent des différens rapports que la Société a établis entre les hommes. Orle nombre de ces rapports est presqu’infini. Quelle tache seroit-ce donc d’entreprendre de les parcourir? Elle seroit immense; puisqu’il y a parmi les hommes autant de vertus possibles que de vices réels; elle seroit superflue, puisque dans le nombre des grandes & difficiles vertus dont le Héros a besoin pour bien commander, on ne sauroit comprendre comme nécessaires le grand nombre de vertus plus difficiles encore, dont la multitude a besoin pour obéir. Tel a brillé dans le premier rang qui, né dans le dernier, fût mort obscur sans s’être sait remarquer. Je ne sais ce qui fût arrivé d’Epictete, place sur le trône du Monde; mais je sais qu’a la place d’Epictete [17] César lui-même n’eut jamais été qu’un chétif esclave.

Bornons-nous donc, pour abréger, aux divisions établies par les Philosophes, & contentons-nous de parcourir les quatre principales vertus auxquelles ils rapportent toutes les autres, bien sûrs que ce n’est pas dans des qualités accessoires, obscures & subalternes, que son doit chercher la base de Héroïsme.

Mais dirons-nous que la justice soit cette base, tandis que c’est sur l’injustice même que la plupart des grands hommes ont fondé le monument de leur gloire? Les uns enivrés d’amour pour la Patrie n’ont rien trouvé pour la servir & n’ont point hésité d’employer pour son avantage des moyens odieux que leurs généreuses ames n’eussent jamais pu se résoudre à employer pour le leur, d’autres dévorés d’ambition n’ont travaillé qu’à mettre leur pays dans les fers; l’ardeur de la vengeance en a porté d’autres à le trahir. Les uns ont été d’avides conquérans, d’autres d’adroits usurpateurs, d’autres même n’ont pas eu honte de se rendre les Ministres de la tyrannie d’autrui. Les uns, ont méprisé leur devoir, les autres se sont joués de leur foi. Quelques-uns ont été injustes par systême, d’autres par foiblesse, la plupart par ambition: tous sont allés à l’immortalité.

La justice n’est donc pas la vertu qui caractérise le Héros. On ne dira pas mieux que ce soit la tempérance ou la modération, puisque c’est pour avoir manque de cette derniere vertu que les hommes les plus célebres se sont rendus immortels, & que le vice opposé à l’autre n’a empêche nul d’entr’eux de le devenir; pas même Alexandre, que ce vice affreux couvrit du sang de son ami; pas même César, à qui toutes les dissolutions [18] de sa vie n’ôteront pas un seul autel après sa mort.

La prudence est plutôt une qualité de l’esprit qu’une vertu de l’ame. Mais, de quelque maniere qu’on l’envisage, on lui trouve toujours plus de solidité que d’éclat, & elle sert plutôt à faire valoir les autres vertus qu’à briller par elle-même. La prudence, dit Montagne, si tendre & circonspecte, est mortelle ennemie des hautes exécutions, & de tout acte véritablement héroïque: si elle prévient les grandes fautes, elle nuit aussi aux grandes entreprises; car il en est peu ou il ne faille toujours donner au hazard beaucoup plus qu’il ne convient à l’homme sage. D’ailleurs, le caractere de l’Héroïsme est de porter au plus haut degré les vertus qui lui sont propres. Or rien n’approche tant de la pusillanimité qu’une prudence excessive, & l’on ne s’éleve gueres au-dessus de l’homme, qu’en foulant quelquefois aux pieds la raison humaine. La prudence n’est donc point encore la vertu caractéristique du Héros.

La tempérance l’est encore moins, elle à qui l’Héroïsme même, qui n’est qu’une intempérance de gloire, semble donner l’exclusion. Ou sont les Héros que des excès de quelque espece n’ont point avilis? Alexandre, dit-on, fut chaste; mais fut-il sobre? Cet émule du premier vainqueur de l’Inde n’imita-t-il pas ses dissolutions? ne les réunit-il pas, quand à la suite d’une Courtisans il brûla le Palais de Persepolis? Ah, que n’avoit-il une Maîtresse! Dans sa funeste crapule il n’eut point tué son ami. César fut sobre, mais fut-il chaste, lui qui fit connoÎtre à Rome des prostitution inouies & changeoit de sexe a son gré.? Alcibiade eut toutes les sortes d’intempérances, & n’en fut pas moins un des grands hommes de la Grece. Le vieux [19] Caton lui-même aima l’argent & le vin. Il eut des vices ignobles & fut l’admiration des Romains. Or ce Peuple se connoissoit en gloire.

L’homme vertueux est juste, prudent, modéré, sans être pour cela un Héros; & trop fréquemment le Héros n’est rien de toit cela. Ne craignons point d’en convenir; c’est souvent au mépris même de ces vertus que l’Héroïsme a dû son éclat. Que deviennent César, Alexandre, Pyrrhus, Annibal, envisagés de ce côté? Avec quelques vices de moins peut-être eussent-ils été moins célebres; car la gloire est le prix de l’Héroïsme; mais il en faut un autre pour la vertu.

S’il faloit distribuer les vertus à ceux à qui elles conviennent le mieux; l’assignerois à l’homme d’Etat la prudence; au Citoyen la justice; au l’Philosophe la modération; pour la force de l’ame, je la donnerois au Héros, & il n’auroit pas à se plaindre de son partage.

En effet, la force est la vrai fondement de Héroisme; elle est la source ou le supplément des vertus qui le composent, & c’est elle qui le rend propre aux grandes choses. Rassemblez à plaisir les qualités qui peuvent concourir à former le grand homme, si vous n’y joignez la force pour les animer, elles tombent toutes en langueur & l’Héroïsme s’évanouit. Au contraire, la seule force de l’ame donne nécessairement un grand nombre de vertus Héroiques à celui qui en est doue, & supplée à toutes les autres.

Comme on peut faire des actions de vertu sans être vertueux, on peut faire de grandes actions sans avoir droit à l’Héroïsme. Le Héros ne fait pas toujours de grandes actions; [20] mais il est toujours prêt à en faire au besoin, & se montre grand dans toutes les circonstances de sa vie; voir ce qui le distingue de l’homme vulgaire. Un infirme peut prendre, la bêche & labourer quelques momens la terre: mais il s’épuise & se lasse bientôt. Un robuste laboureur ne supporte pas de grands travaux sans cesse; mais il le pourroit sans s’incommoder, & c’est à sa force corporelle qu’il doit ce pouvoir: La force de l’ame est la même chose; elle consiste à pouvoir toujours agir fortement.

Les hommes, sont plus aveugles que méchans; & il y a plus de foiblesse que de malignité dans leurs vices. Nous nous trompons nous-mêmes avant que de tromper les autres, & nos fautes ne viennent que de nos erreurs; nous n’en commettons gueres que parce que nous nous laissons gagner à de petits intérêts présens qui nous font oublier les choses, plus importantes & plus éloignées. De-là toutes les petitesses qui caractérisent le vulgaire, inconstance, légéreté, caprice, fourberie, fanatisme, cruauté: vices qui tous ont leur source dans la foiblesse de l’ame. Au contraire, tout est grand & généreux dans une ame forte, parce qu’elle fait discerner le beau., du spécieux, la réalité de l’apparence, & se fixer à son objet avec cette fermeté qui écarte les illusions & surmonte les plus grands obstacles.

C’est ainsi qu’un jugement incertain & un cœur facile à séduire rendent les hommes foibles & petits. Pour être grand il ne faut que se rendre maître de foi. C’est au-dedans de nous-mêmes que sont nos plus redoutables ennemis; & quiconque aura su les combattre. & les: vaincre, aura. plus fait pour la [21] gloire, au jugement des Sages, que s’il eut conquis l’Univers.

Voilà ce que produit la force de l’ame; c’est ainsi qu’elle peut éclairer l’esprit, étendre le génie & donner de l’énergie & de la vigueur à toutes les autres vertus; elle peut même suppléer à celles qui nous manquent; car celui qui ne seroit ni courageux, ni juste, ni sage, ni modéré par inclination, le sera pourtant par raison, si-tôt qu’ayant surmonte ses passions & vaincu ses préjugés, il sentira combien il lui est avantageux de l’être; si-tôt qu’il sera convaincu qu’il ne peut faire fort bonheur qu’en travaillant à celui des autres. La force est donc la vertu qui caractere l’Héroïsme, & elle l’est encore par un autre argument sans replique que je tire des réflexions d’un. grand homme: les autres vertus, dit Bacon, nous délivrent de la domination des vices; la seule force nous garantit de celle de la fortune. En effet, quelles sont les vertus qui n’ont pas besoin de certaines circonstances pour les mettre en œuvre? De quoi sert la justice avec les tyrans, la prudence avec les insensés, la tempérance dans la misere? Mais tous les événemens honorent l’homme fort, le bonheur & l’adversité servent également à sa gloire, & il ne regne pas moins dans les fers que sur le Trône. Le martyre de Regulus à Carthage, le festin de Caron rejetté du consulat, le sens-froid d’Epictete estropié par son maître ne sont pas moins illustres que les triomphes d’Alexandre & de César; & si Socrate étoit morte dans son lit, on douteroit peut-être aujourd’hui. s’il fut rien, de plus qu’un adroit Sophiste.

Après avoir déterminé la vertu la plus propre au Héros, je devrois parler encore de ceux qui sont parvenus l’Héroïsme [22] sans la posséder. Mais comment y seroient-ils parvenus sans la partie qui seule constitue le vrai héros & qui lui est essentielle? Je n’ai rien à dire là-dessus, & c’est le triomphe de ma cause. Parmi les hommes célebres, dont les noms sont inscrits au Temple de la Gloire, les uns ont manqué de sagesse, les autres de modération; il y en a eu de cruels, d’injustes, d’imprudens, de perfides; tous ont eu des foiblesses; nul d’entr’eux n’a été un homme foibIe. En un mot, toutes les autres vertus ont pu manquer à quelques grands hommes; mais, sans la force de l’ame, il n’y eut jamais de Héros.

FIN.

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