JEAN JACQUES ROUSSEAU

EPITRE
À M. BORDE(S)

[1741, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 204. Publication, Journal de Verdun, Mars 1743; Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776; le Pléiade édition, t. II, pp. 1130-1133, 1893.== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 412-416.]

[412]

EPITRE
À M. BORDES.

Toi qu’aux jeux du Parnasse Apollon même guide,

Tu daignes exciter une muse timide;

De mes foibles essais jugé trop indulgent,

Ton goût à ta bonté celle en m’encourageant.

Mais hélas! je n’ai point, pour tenter la carriere,

D’un athlete animé l’assurance guerriere,

Et, dès les premiers pas, inquiet & surpris,

L’haleine m’abandonne & je renonce au prix.

Bordes, daigne juger de toutes mes alarmes,

Vois quels sont les combats, & quelles sont les armes,

Ces lauriers sont bien doux, sans doute, à remporter;

Mais quelle audace à moi d’oser les disputer!

Quoi! j’irois; sur le ton de ma lyre critique,

Et prêchant durement de tristes vérités,

Révolter contre moi les lecteurs irrités!

Plus heureux, si tu veux, encor que téméraire,

Quand mes foibles talens trouveroient l’art de plaire,

Quand des sifflets publics, par bonheur préservés,

Mes vers des gens de goût pourroient être approuvés;

Dis-moi, sur quel sujet s’exercera ma muse?

Tout poëte est menteur, & métier l’excuse;

Il fait en mots pompeux faire d’un riche un fat,

D’un nouveau Mécénas un pilier de l’Etat.

Mais moi, qui connois peu les usages de France,

[413] Moi, fier républicain que blesse l’arrogance,

Du riche impertinent je dédaigne l’appui,

S’il le faut mendier en rampant devant lui;

Et ne sais applaudir qu’à toi, qu’au vrai mérite:

La sotte vanité me révolte & m’irrite.

Le riche me méprise, & malgré son orgueil,

Nous nous voyons souvent à-peu-prés de même oeil.

Mais quelque haine en moi que le travers inspire,

Mon coeur sincere & franc abhorre la satire:

Trop découvert peut-être, & jamais criminel,

Je dis la vérité sans l’abreuver de fiel.

Ainsi toujours ma plume, implacable ennemie

Et de la flatterie & de la calomnie,

Ne fait point en ses vers trahir la vérité,

Et toujours accordant un tribut mérité,

Toujours prête à donner des louanges acquises,

Jamais d’un vil Crésus n’encensa les sottises.

O vous, qui dans le sein d’une humble obscurité

Nourrissez les vertus avec la pauvreté,

Dont les desirs bornés dans la sage indigence

Méprisent sans orgueil une vaine abondance,

Restes trop précieux de ces antiques tems,

Où des moindres apprêts nos ancêtres contens,

Recherchés dans leurs moeurs, simples dans leur parure,

Ne sentoient de besoins que ceux de la nature;

Illustres malheureux, quels lieux habitez-vous?

Dites, quels sont vos noms? Il me sera trop doux

[414] D’exercer mes talens à chanter votre gloire,

A vous éterniser au temple de mémoire;

Et quand mes foibles vers n’y pourroient arriver,

Ces noms si respectés sauront les conserver.

Mais pourquoi m’occuper d’une vaine chimere:

Il n’est plus de sagesse où regne la misere:

Sons le poids de la faim le mérite abattu

Laissé en un triste coeur éteindre la vertu.

Tant de pompeux discours sur l’heureuse indigence

M’ont bien l’air d’être nés du sein de l’abondance:

Philosophe commode, on a toujours grand soin

De prêcher des vertus dont on n’a pas besoin.

Bordes, cherchons ailleurs des sujets pour ma muse,

De la pitié qu’il fait souvent le pauvre abuse;

Et décorant du nom de sainte charité

Les dons dont on nourrit sa vile oisiveté,

Sous l’aspect des vertus que l’infortuné opprime,

Cache l’amour du vice le penchant au crime.

J’honore le mérite aux rangs les plus abjects;

Mais je trouvé à louer peu de pareils sujets.

Non, célébrons plutôt industrie,

Qui fait multiplier les douceurs de la vie,

Et salutaire à tous dans ses utiles soins,

Par la route du luxe appaise les besoins.

C’est par cet art charmant que sans cessé enrichie

On voit briller au loin ton heureuse patrie.* [*La ville de Lyon.]

[415] OUVRAGES précieux, superbes ornemens,

On diroit que Minerve, en ses amusemens,

Avec l’or & la soie a d’une main savante

Formé de vos desseins la tissure élégante.

Turin, Londres en vain, pour vous le disputer

Par de jaloux efforts veulent vous imiter;

Vos mélanges charmans, assortis par les graves,

Les laissent de bien loin s’épuiser sur vos traces:

Le bon goût les dédaigne, & triomphe chez vous;

Et tandis qu’entraînés par leur dépit jaloux,

Dans leurs ouvrages froids ils forcent la nature,

Votre vivacité, toujours brillante & pure,

Donne à ce qu’elle pare un oeil plus délicat,

Et même à la beauté prête encor de l’éclat.

Ville heureuse, qui fait l’ornement de la France;

Trésor de l’univers, source de l’abondance,

Lyon, séjour charmant des enfans de Plutus,

Dans tes tranquilles murs tous les arts sont reçus:

D’un sage protecteur le goût les y rassemblé:

Apollon & Plutus, étonnés d’être ensemble,

De leurs longs différends ont peine à revenir,

Et demandent quel Dieu les a pu réunir.

On reconnoît tes soins, Pallu: * [*Intendant de Lyon.] tu nous ramenes

Les siecles renommés & de Tyr & d’Athenes:

De mille éclats divers Lyon brille à la fois,

Et son peuple opulent semble un peuple de rois.

[416] Toi, digne citoyen de cette ville illustre,

Tu peux contribuer à lui donner du lustre,

Par tes heureux talens tu peux la décorer,

Et c’est lui faire un vol que de plus différer?

COMMENT oses-tu bien me proposer d’écrire,

Toi, que Minerve même avoit pris soin d’instruire.

Toi de ses dons divins possesseur négligent,

Qui vient parler pour elle encor en l’outrageant.

Ah! si du feu divin qui brille en ton ouvrage

Une étincelle au moins eût été mon partage,

Ma muse, quelque jour, attendrissant les cœurs,

Peut-être sur la scene eût fait couler des pleurs.

Mais je te parle en vain; insensible à mes plaintes,

Par de cruels refus tu confirmes mes craintes,

Et je vois qu’impuissante à fléchir tes rigueurs,

Blanche* n’a pas encor épuisé ses malheurs.

[*Blanche de Bourbon, tragédie de M. de Bordes, qu’au grand regret de ses amis il refuse constamment de mettre au théâtre. Note de l’auteur]

FIN.

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