JEAN JACQUES ROUSSEAU

EXAMEN
DE DEUX PRINCIPES 

Avances par M. Rameau, dans sa Brochure intitulée:
ERREURS SUR LA MUSIQUE DANS L’ENCYCLOPEDIE.

[1755, début; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 58, ms. R. 59, ms. R. 60; Œuvres posthumes, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 345-370 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 513-539.]

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EXAMEN
DE DEUX PRINCIPES

Avances par M. Rameau, dans sa Brochure intitulée:
ERREURS SUR LA MUSIQUE DANS L’ENCYCLOPEDIE.

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AVERTISSEMENT

Je jettai cet Ecrit sur le papier en I755, lorsque parut la Brochure de M. Rameau après avoir déclaré publiquement, sur la grande querelle que j’avois eut a soutenir, que je ne répondrois plus a mes adversaires. Content même d’avoir fait note de mes observations sur l’Ecrit de M. Rameau, je ne les publiai point; & je ne les joins maintenant ici, que parce qu’elles servent a l’éclaircissement de quelques Articles de mon Dictionnaire, ou la forme de l’Ouvrage ne me permettoit pas d’entrer dans de plus longues discussions.

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EXAMEN
DE DEUX
PRINCIPES

Avances par M. Rameau, dans sa Brochure intitulée:
ERREURS SUR LA MUSIQUE DANS L’ENCYCLOPEDIE.

C’est toujours avec plaisir que je vois paroître de nouveaux ecrits de M. Rameau: de quelque maniere qu’ils soient accueillis du Public, ils sont précieux aux Amateurs de l’Art, & je me fais honneur d’être de ceux qui tachent d’en profiter. Quand cet illustre Artiste relève mes fautes, il m’instruit, il m’honore, je lui dois des remercîmens; & comme, en renonçant aux querelles qui peuvent troubler ma tranquillité, je ne m’interdis point celles de pur amusement, je discuterai par occasion quelques points qu’il décide, bien sur d’avoir toujours fait une chose utile; s’il en peut résulter de sa part le nouveaux éclaircissemens. C’est même entrer en cela, dans les vues de ce grand Musicien, qui dit qu’on ne peut contester [516] les propositions qu’il avance, que pour lui fournir les moyens mettre dans un plus grand jour; d’ou je conclus qu’il est bon qu’on les conteste.

Je suis, au reste, fort éloigne de vouloir descendre mes articles de l’Encyclopédie; personne, a la vérité, n’en devroit être plus que M. Rameau, qui les attaque; mais personne au monde n’en est plus mécontent que moi. Cependant, quand on sera instruit du tems ou ils ont été faits, de que j’eus pour les faire, & de l’impuissance ou j’ai toujours été de reprendre un travail une fois fini; quand on saura je plus, que je n’eus point la présomption de me proposer pour celui-ci, mais que ce fut, pour ainsi dire, une imposée par l’amitié, on lira peut-être, avec quelque indulgence, des articles que j’eus a peine le tems d’écrire dans l’espace qui m’etoit donne pour les méditer, & que je n’aurois point entrepris, si je n’avois consulte que le tems & mes forces.

Mais ceci est une justification envers le Public, & pour autre lieu. Revenons a M. Rameau que j’ai beaucoup loue, & qui me fait un crime de ne l’avoir pas loue davantage. Si les Lecteurs veulent bien jetter les yeux sur les articles qu’il attaque, tels que CHIFFRER, ACCORD, ACCOMPAGNEMENT, &c. s’ils distinguent les vrais éloges que l’équité mesure aux talens, du vil encens que l’adulation prodigue a tout le monde; enfin s’ils sont instruits du poids que les procèdes de M. Rameau, vis-a-vis de moi, ajoute a la justice que j’aime a lui rendre, j’espere qu’en blâmant les fautes que j’ai pu faire dates dans l’exposition de ses principes, ils seront contens, [517] au moins des hommages que j’ai rendus a l’Auteur,

Je ne feindrai pas d’avouer que l’écrit intitule: Erreurs sur la Musique, me paroit en effet fourmiller d’erreurs, & que je n’y vois rien de, plus jette que le titre. Mais ces erreurs ne sont point dans les lumieres de M. Rameau, elles n’ont leur source que dans son cœur; & quand la passion ne l’aveuglera pas, il jugera mieux que personne des bonnes regles de son Art. Je ne m’attacherai donc point a relever un nombre de petites fautes qui disparoîtront avec sa haine; encore moins défendrai-je celles dont il m’accuse, & dont plusieurs en effet, ne sauroient être niées. Il me fait un crime, par exemple, d’écrire pour être entendu; c’est un défaut qu’il impute a mon ignorance, & dont je suis peu tente de la justifier. J’avoue avec plaisir, que, faute de choses savantes, je suis réduit a n’en dire que de raisonnables, & je n’envie a personne le profond savoir qui n’engendre que des ecrits inintelligibles.

Encore un coup, ce n’est point pour ma justification que j’écris, c’est pour le bien de la chose. Laissons toutes ces disputes personnelles qui ne sont rien au progrès de l’Art, ni a l’instruction du Public. Il faut abandonner ces petites chicanes aux Commençans, qui veulent se faire un nom aux dépens des noms déjà connus, & qui, pour une erreur qu’ils corrigent, ne craignent pas d’en commettre cent. Mais, ce qu’on ne sauroit examiner avec trop de soin, ce sont les principes de l’Art même, dans lesquels la moindre erreur est une source. d’egaremens, & ou l’Artiste ne peut se tromper en rien, que tous les efforts qu’il fait, pour perfectionner l’Art n’en éloignent la perfection.

[518] Je remarque, dans les erreurs sur la Musique; deux de ces principes importans. Le premier qui a guide M. Rameau dans tous tes ecrits, &, qui pis est, dans toute sa Musique, est que l’harmonie est l’unique fondement de l’Art, que la mélodie en dérive, & que tous les grands effets de la Musique naissent de la seule harmonie.

L’autre principe, nouvellement avance par M. Rameau, & qu’il me reproche de n’avoir pas ajoute a ma définition de l’accompagnement, est que cet accompagnement représente le corps sonore. J’examinerai séparément ces deux principes. Commençons par le premier & le plus important, dont la vérité ou la fausseté démontrée, doit servir en quelque maniere de base a tout l’Art Musical.

Il faut d’abord remarquer que M. Rameau fait dériver toute l’harmonie de la résonance du corps sonore. Et il est certain que tout son est accompagne de trois autres sons harmoniques concomitans ou accessoires, qui forment avec lui un accord parfait, tierce-majeure. En cc sens, l’harmonie est naturelle & inséparable de la mélodie & du chant, tel qu’il puisse être, puisque tout son porte avec lui son accord parfait. Mais, outre ces trois sons harmoniques, chaque son principal en donne beaucoup d’autres qui ne sont point harmoniques & n’entrent point dans l’accord parfait. Telles sont toutes les aliquotes non réductibles par leurs octaves a quelqu’une de ces trois premieres. Or, il y a une infinité de ces aliquotes qui peuvent échapper a nos sens, mais dont la résonance est démontré par induction, & n’est pas impossible a confirmer par expérience. L’Art les a rejetées de l’harmonie, & voilà [519] ou il a commence a substituer ses regles a celles de la nature.

Veut-on donner aux trois sons qui constituent l’accord parfait, une prérogative particuliere, parce qu’ils forment entr’eux une sorte de proportion qu’il a plu aux anciens d’appeller harmonique, quoiqu’elle n’ait qu’une propriété de calcul? Je dis que cette propriété se trouve dans des rapports de sons qui ne sont nullement harmoniques. Si les trois sons représentés par les chiffres 1 1/3 1/5, lesquels sont en proportion harmonique, forment un accord consonant, les trois sons représentés par ces autres chiffres 1/5 1/6 1/7, sont de même en proportion harmonique, & ne forment qu’un accord discordant. Vous pouvez diviser harmoniquement une tierce-majeure, une tierce-mineure, un ton majeur, un ton mineur, &c. & jamais les sons donnes par ces divisons, ne feront des accords consonnans. Ce n’est donc, ni parce que les sons qui composent l’accord parfait répondent avec le son principal, ni parce qu’ils répondent aux aliquotes de la corde entiere, ni parce qu’ils sont en proportion harmonique, qu’ils ont été choisis exclusivement pour composer l’accord parfait, mais seulement parce que, dans l’ordre des intervalles, ils offrent les rapports les plus simples. Or cette simplicité, des rapports est une regle commune a l’harmonie & a la mélodie; regle dont celle-ci s’écarte pourtant en certains cas, jusqu’à rendre toute harmonie impraticable; ce qui prouve que la mélodie n’a point reçu la loi d’elle, & ne lui est point naturellement subordonnée.

Je n’ai. parle que de l’accord, parfait majeur. Que sera-ce quand il faudra montrer la génération du mode mineur, de 1a dissonance, & les regles de la Modulation? A l’instant [520] je perds la nature de vue, l’arbitraire perce de toutes parts, le plaisir même de l’oreille est l’ouvrage, de l’habitude; & de quel droit l’harmonie, qui ne peut se donner a elle-même un fondement naturel, voudroit-elle être celui de la qui fit des prodiges deux mille ans avant qu’il fut d’harmonie & d’accords?

Qu’une marche consonnante & régulière de Basse-fondamentale engendre des harmoniques qui procèdent diatoniquement & forment entr’eux une sorte de chant, cela se connoit & peut s’admettre. On pourroit même renverser cette génération, & comme, selon M. Rameau, chaque son n’a pas seulement la puissance d’ébranler ses aliquotes au-dessus, mais ses multiples en-dessous, le simple chant pourroit engendrer une sorte de Basse, comme la Basse engendre une sorte de chant, & cette génération seroit aussi naturelle que celle du mode mineur; mais je voudrois demander a M. Rameau deux choses: l’une, si ces sons ainsi engendres sont ce qu’il appelle mélodie, & l’autre, si c’est ainsi qu’il trouve la sienne, ou s’il pense même que jamais personne en ait trouve de cette maniere? Puissions-nous préserver nos oreilles de toute Musique dont l’Auteur commencera par établir une belle Basse-fondamentale; & pour nous mener savamment de dissonance en dissonance, changera de ton ou de mode a chaque note, entassera sans cesse accords sur accords, sans songer aux accens d’une mélodie simple, naturelle & passionnée, qui ne tire pas, son expression des progressions de la Baisse, mais inflexions que le sentiment donne a la voix!

Non, ce n’est point la sans doute ce que M. Rameau veut [521] qu’on fasse, encore moins ce qu’il sait lui-même. Il entend seulement que l’harmonie guide l’artiste, sans qu’il y songe, dans l’invention de sa mélodie, & que toutes les fois qu’il fait un beau chant, il suit une harmonie régulière; ce qui doit être vrai, par la liaison que l’art a mise entre ces deux parties, dans tous les pays ou l’harmonie a dirige la marche des sons, les regles du chant, & l’accent musical: car ce qu’on appelle chant prend alors une beauté de convention, laquelle n’est point absolue, mais relative au système harmonique, & a ce que, dans ce système, on estime plus que le chant.

Mais si la longue routine de nos successions harmoniques guide l’homme exerce & le Compositeur de profession; quel fut le guide de ces ignorans, qui n’avoient jamais entendu d’harmonie, dans ces chants que la nature a dictes long-tems avant l’invention de l’Art? Avoient-ils donc un sentiment d’harmonie antérieur l’expérience; & si quelqu’un leur eut fait entendre la Basse-fondamentale de l’air qu’ils avoient compose, pense-t-on qu’aucun d’eux eut reconnu-là son guide, & qu’il eut trouve le moindre rapport entre cette Basse & cet air?

Je dirai plus. A juger de la mélodie des Grecs par les trois ou quatre airs qui nous en restent, comme il est impossible d’ajuster sous ces airs une bonne Basse-fondamentale, il est impossible aussi que le sentiment de cette Basse; d’autant plus régulière qu’elle est plus naturelle, leur ait suggère ces mêmes airs. Cependant cette mélodie qui les transportoit, etoit excellente a leurs oreilles, & l’on ne peut douter que la notre [522] ne leur eut paru d’une barbarie insupportable. Donc ils en jugeoient sur un autre principe que nous.

Les Grecs n’ont reconnu pour consonnances que celles que nous appellons consonnances parfaites; ils ont rejette de ce nombre les tierces & les sixtes. Pourquoi cela? C’est que l’intervalle du ton mineur étant ignore d’eux ou du moins proscrit de la pratique, & leurs consonnances n’étant point tempérées, toutes leurs tierces majeures etoient trop sortes d’un comma, & leurs tierces mineures trop foibles d’autant, & par conséquent leurs sixtes majeures & mineures altérées de même. Qu’on pense maintenant quelles notions d’harmonie on peut avoir, & quels modes harmoniques on peut établir, en bannissant les tierces & les sixtes du nombre des consonnances! Si les consonnances mêmes qu’ils admettoient leur eussent été connues par un vrai sentiment d’harmonie, ils les eussent du sentir ailleurs que dans la mélodie, ils les auroient, pour ainsi dire, sous-entendues au-dessous de leurs chants: la consonnance tacite des marches fondamentales leur eut fait donner ce nom aux marches diatoniques qu’elles engendroient; loin d’avoir eu moins de consonnances que nous, ils en auroient eu davantage, & préoccupes, par exemple, de la Basse tacite ut sol, ils eussent donne le nom de consonnance a l’intervalle mélodieux d’ut à re.

«Quoique l’auteur d’un chant, dit M. Rameau, ne connoisse pas les sons fondamentaux dont ce chant dérive, il ne puise pas moins dans cette source unique de toutes nos productions en Musique.» Cette doctrine est sans doute fort savante, car il m’est impossible de l’entendre. Tachons, s’il se peut, de m’expliquer ceci.

[523] La plupart des hommes qui ne savent pas la Musique, & qui n’ont pas appris combien il est beau de faire grand bruit, prennent tous leurs chants dans le Médium de leur voix, & son diapason ne s’étend pas communément jusqu’à pouvoir en entonner la Basse-fondamentale, quand même ils la sauroient. Ainsi, non-seulement cet ignorant qui compose un air, n’a nulle notion de la Basse-fondamentale de cet air, il est même également hors d’etat & d’exécuter cette Basse lui-même, & de la reconnoître lorsqu’un autre l’exécute. Mais cette Basse-fondamentale qui lui a suggère son chant, & qui n’est ni dans son entendement, ni dans son organe, ni dans sa mémoire, ou est-elle donc?

M. Rameau prétend qu’un ignorant entonnera naturellement les sons fondamentaux les plus sensibles, comme, par exemple, dans le ton. d’ut un sol sous un re, & un ut sous un mi. Puisqu’il dit en avoir fait l’expérience, je ne veux pas en ceci rejetter son autorité. Mais quels sujets a-t-il pris pour cette épreuve? Des gens qui, sans savoir la Musique, avoient cent fois entendu de l’harmonie & des accords; de sorte que l’impression des intervalles harmoniques, & du progrès correspondant des Parties dans les passages les plus frequens, etoit restée dans leur oreille, & se transmettroit a leur voix sans même qu’ils s’en doutassent. Le jeu des racleurs de Guinguettes suffit seul pour exercer le peuple des environs de Paris, a l’intonation des tierces & des quintes. J’ai sait ces mêmes expériences sur des hommes plus rustiques & dont l’oreille etoit juste; elles ne m’ont jamais rien donne de semblable. Ils n’ont entendu la Basse qu’autant que je la leur [524] soufflois; encore souvent ne pouvoient-ils la saisir: ils n’appercevoient jamais le moindre rapport entre deux sons differens entendus a la fois: cet ensemble même leur deplaisoit toujours, quelque juste que fut l’intervalle; leur oreille etoit choque d’une tierce comme la notre l’est d’une dissonance, & le puis assurer qu’il n’y en avoit pas un pour qui la cadence rompue n’eut pu terminer un air tout aussi bien que la cadence parfaite, si l’unisson s’y fut trouve de même.

Quoique le principe de l’harmonie soit naturel, comme il ne s’offre au sens que sous l’apparence de l’unisson, le sentiment qui le développe est acquis & factice, comme la plupart de ceux qu’on attribue a la nature, & c’est sur-tout en cette partie de la Musique qu’il y a, comme dit très-bien M. d’Alembert, un art d’entendre comme un art d’exécuter. J’avoue que ces observations, quoique justes, rendent a Paris les expériences difficiles, car les oreilles ne s’y préviennent gueres moins vite que les esprits: mais c’est un inconvéniens inséparable des grandes villes, qu’il y faut toujours chercher la nature au loin.

Un autre exemple dont M. Rameau attend tout, & qui me semble a moi ne prouver rien, c’est l’intervalle des deux notes ut fa dièse, sous lequel, appliquant différentes Basses qui marquent différentes transitions harmoniques, il prétend montrer par les diverses affections qui en naissent, que la force de ces affections dépend de l’harmonie & non du chant. Comment M. Rameau a-t-il pu se laisser abuser par ses yeux, par ses préjuges, au point de prendre tous ces divers passages pour un même chant, parce que c’est le même intervalle [525] apparent, sans songer qu’un intervalle ne doit être censé le même, & sur-tout en mélodie, qu’autant qu’il a le même rapport au mode; ce qui n’a lieu dans aucun des passages qu’il cite. Ce sont bien sur le clavier les mêmes touches, & voilà ce qui trompe M. Rameau, mais ce sont réellement autant de mélodies différentes; car, non-seulement elles se présentent toutes a l’oreille sous des idées diverses, mais même leurs intervalles exacts différent presque tous les uns des autres. Quel est le Musicien qui dira qu’un triton & une fausse quinte, une septieme diminuée & une sixte majeure, une tierce mineure & une seconde superflue forment la même mélodie, parce que les intervalles qui les donnent sont les mêmes sur le clavier? Comme si l’oreille n’apprecioit pas toujours les intervalles selon leur justesse dans le mode, & ne corrigeoit par les erreurs du tempérament sur les rapports de la modulation! Quoique la Basse détermine quelquefois avec plus de promptitude & d’Energie les changemens de ton, ces changemens ne laisseroient pourtant pas de se faire sans elle, & je n’ai jamais prétendu que l’accompagnement fut inutile a la mélodie, mais seulement qu’il lui devoit être subordonne. Quand tous ces passages de l’ut au fa dièse seroient exactement le même intervalle, employés dans leurs différentes places, ils n’en seroient pas moins autant de chants differens, étant pris ou supposes sur différentes cordes du mode, & composes de plus ou moins de degrés. Leur variété ne vient donc pas de l’harmonie, mais seulement de la modulation qui appartient incontestablement a la mélodie.

Nous ne parlons ici que de deux notes d’une durée indéterminée; [526] mais deux notes d’une durée indéterminée ne suffisent pas pour constituer un chant, puisqu’elles ne marquent ni mode ni phrase, ni commencement ni fin. Qui est-ce qui peut imaginer un chant dépourvu de tout cela? A quoi pense M. Rameau, de nous donner pour des accessoires de la mélodie, la mesure, la différence du haut ou du bas, du doux ou du fort, du vite & du lent; tandis que toutes ces choses ne sont que la mélodie elle-même, & que si on les en separoit, elle n’existeroit plus. La mélodie est un langage comme la parole; tout chant qui ne dit rien n’est rien, & celui-là seul peut dépendre de l’harmonie. Les sons aigus ou graves représentent les accens semblables dans le discours, les brèves les longues, les quantités semblables dans la prosodie, la mesure égale & constante, le rythme & les pieds des vers, les doux & les forts, la voix remisse ou véhément de l’orateur. Y a-t-il un homme au monde assez froid, assez dépourvu d’sentiment pour dire ou lire des choses passionnées, sans jamais adoucir ni renforcer la voix. M. Rameau, pour comparer la mélodie a l’harmonie, commence par dépouiller la premiere de tout ce qui lui étant propre, ne peut convenir a l’autre: il ne considère pas la mélodie comme un chant, mais comme un remplissage; il dis que ce remplissage naît de l’harmonie, & il a raison.

Qu’est-ce qu’une suite de sons indéterminés, quant a durée? Des sons isoles & dépourvus de tout effet commun qu’on entend, qu’on saisit séparément les uns des autres, & qui bien qu’engendres par une succession harmonique, n’offrent aucun ensemble a l’oreille, & attendent, pour former [527] une phrase & dire quelque chose, la liaison que la mesure leur donne. Qu’on présente au Musicien une suite de notes de valeur indéterminée, il en va faire cinquante mélodies entièrement différentes, seulement par les diverses manieres de les scander, d’en combiner & varier les mouvemens; preuve invincible que c’est a la mesure qu’il appartient de fixer toute mélodie. Que si la diversité d’harmonie qu’on peut donner a ces suites, varie aussi leurs effets, c’est qu’elle en fait réellement encore autant de mélodies différentes, en donnant aux mêmes intervalles, divers emplacemens dans l’échelle du mode, ce qui, comme je l’ai déjà dit, change entièrement les rapports des sons & le sens des phrases.

La raison pourquoi les anciens n’avoient point de Musique purement instrumentale, c’est qu’ils n’avoient pas l’idée d’un chant sans mesure, ni d’une autre mesure que celle de la Poésie; & la raison pourquoi les Vers se chantoient toujours & jamais l’a Prose, c’est que la Prose n’avoit que la partie du chant qui dépend de l’intonation, au lieu que les vers avoient encore l’autre partie constitutive de la mélodie, savoir le rythme.

Jamais personne, pas même M. Rameau, n’a divise la Musique en mélodie, harmonie & mesure, mais en harmonie & mélodie; après quoi l’une & l’autre se considère par les sons & par les tems.

M. Rameau prétend que tout le charme, toute l’énergie de la Musique est dans l’harmonie, que la mélodie n’y a qu’une part surbordonnée & ne donne a l’oreille qu’un léger & stérile agrément. Il faut l’entendre raisonner lui-même. Ses [528] preuves perdroient trop a être rendues par un autre que lui.

Tout chœur de Musique, dit-il, qui est lent, dont la succession harmonique est bonne, plaît toujours sans le secours, d’aucun dessein, ni d’une mélodie qui puisse affecter d’elle-même; & ce plaisir est tout autre que celui qu’on éprouve ordinairement d’un chant agréable ou simplement vis & gai. (Ce parallele d’un chœur lent & d’un air vis & gai me paroit assez plaisant). L’un se rapporte directement a l’ame, (notez bien que c’est le grand chœur a quatre parties.) L’autre ne passe pas le canal de l’oreille. (C’est le chant selon M. Rameau. (J’en appelle encore a l’Amour triomphe, déjà cite plus d’une fois. (Cela est vrai,) Que l’on compare le plaisir, qu’on éprouve a celui que cause un air, soit vocal, soit instrumental. J’y consens, Qu’on me laisse choisir la voix & l’air, sans me restreindre au seul mouvement vis & gai, car cela n’est pas juste; & que M. Rameau vienne de son cote avec son chœur l’Amour triomphe & tout ce terrible appareil d’instrumens & de voix, il aura beau se choisir des juges qu’on n’affecte qu’a force de bruit & qui sont plus touches d’un tambour que du rossignol, ils seront hommes enfin. Je n’en veux pas davantage pour leur faire sentir que les sons les plus capables d’affecter l’ame ne sont point ceux d’un chœur de Musique.

L’harmonie est une cause purement physique; l’impression qu’elle produit reste dans le même ordre; des accords ne peuvent qu’imprimer aux nerfs un ébranlement passager & stérile; ils donneroient plutôt des vapeurs que des passions. Le plaisir qu’on prend a entendre un chœur lent, dépourvu [529] de mélodie, est purement de sensation, & tourneroit bientôt a l’ennui, si l’on n’avoit soin de faire ce chœur très-court, sur-tout lorsqu’on y met toutes les voix dans leur Médium. Mais si les voix sont remisses & bases, il peut affecter l’ame sans le secours de l’harmonie; car une voix remisse & lente est une expression naturelle de tristesse; un chœur a l’unisson pourroit faire le même effet.

Les plus beaux accords, ainsi que les plus belles couleurs, peuvent porter aux sens une impression agréable, & rien de plus. Mais les accens de la voix passent jusqu’à l’ame; car ils sont l’expression naturelle des passions, & en les peignant, ils les excitent. C’est par eux que la oratoire, éloquente, imitative, ils en forment le langage; c’est par eux qu’elle peint a l’imagination les objets, qu’elle porte au cœur les sentimens. La mélodie est dans la Musique ce qu’est le dessein dans la Peinture, l’harmonie n’y fait que l’effet des couleurs. C’est par le chant, non par les accords que les sons ont de l’expression, du feu, de la vie; c’est le chant seul qui leur donne les effets moraux qui sont toute l’énergie de la Musique. En un mot, le seul physique de l’Art se réduit a bien peu de chose, & l’harmonie ne passe pas au-delà.

Que s’il y a quelques mouvemens de l’ame qui semblent excites par la seule harmonie, comme l’ardeur des soldats par les instrumens militaires, c’est que tout grand bruit, tout bruit éclatant peut être bon pour cela; parce qu’il n’est question que d’une certaine agitation qui transmet de l’oreille au cerveau, & que l’imagination, ébranlée ainsi, fait le reste. Encore cet effet dépend-il moins de l’harmonie que [530] du rhythme ou de la mesure, qui est une des parties constitutives de la mélodie, comme je l’ai fait voir ci-dessus.

Je ne suivrai point M. Rameau dans les exemples qu’il tire de tes Ouvrages pour illustrer son principe. J’avoue qu’il ne lui est pas difficile de montrer, par cette voie, l’infériorité de la mélodie; mais l’ai parle de la Musique, de non de sa Musique. Sans vouloir démentir les éloges qu’il se donne, je puis n’être pas de son avis sur tel ou tel morceau; & tous ces jugemens particuliers, pour ou contre, ne sont pas d’un grand avantage au progrès de l’Art.

Après avoir établi comme on a vu, le fait, vrai par rapport a nous, mais très-faux, généralement parlant, que l’harmonie engendre la mélodie, M. Rameau finit sa dissertation dans ces termes: Ainsi, toute Musique étant comprise dans l’harmonie, on en doit conclure que ce n’est qu’a cette seule harmonie qu’on doit comparer quelque science que ce soit, pag. 64. J’avoue que je ne vois rien a répondre a cette merveilleuse conclusion.

Le second principe avance par M. Rameau, & duquel il me reste a parler, est que l’harmonie représente le corps sonore. Il me reproche de n’avoir pas ajoute cette idée dans la définition de l’accompagnement. Il est à croire que si le l’y eusse ajoutée, il me l’eut reproche davantage, ou du moins avec plus de raison. Ce n’est pas sans répugnance que j’entre dans l’examen de cette, addition qu’il exige: car, quoique le principe que je viens d examiner, ne soit pas en lui-même plus vrai que celui-ci, l’on doit beaucoup l’en distinguer, en ce que si c’est une erreur, c’est au moins l’erreur d’un grand [531] Musicien s’égare a force de science. Mais ici je ne vois que des mots vides de sens, & je ne puis pas même supposer de la bonne soi dans l’Auteur qui les ose donner au Public, comme un principe de l’Art qu’il professe.

L’harmonie représente le corps sonore! Ce mot de corps sonore a un certain éclat scientifique, il annonce un Physicien dans celui qui l’emploie; mais en Musique que signifie-t-il? Le Musicien ne considère pas le corps sonore en lui-même, il ne le considère qu’en action. Or, qu’est-ce que le corps sonore en action? c’est le son: l’harmonie représente donc le son. Mais l’harmonie accompagne le son. Le son n’a donc pas besoin qu’on le représente, puisqu’il est la. Si ce galimathias paroit risible, ce n’est pas ma faute assurément.

Mais ce n’est peut-être pas le son mélodieux que l’harmonie représente, c’est la collection des sons harmoniques qui l’accompagnent: mais ces sons ne sont que l’harmonie elle-même; l’harmonie représente donc l’harmonie, & l’accompagnement, l’accompagnement.

Si l’harmonie ne représente ni le son mélodieux, ni ses harmoniques, que représente-t-elle donc? Le son fondamental & ses harmoniques, dans lesquels est compris le son mélodieux. Le son fondamental & ses harmoniques sont donc ce que M. Rameau appelle le corps sonore. Soit; mais voyons.

Si l’harmonie doit représenter le corps sonore, la Basse ne doit jamais contenir que des sons fondamentaux; car, a chaque renversement, le corps sonore ne rend point sur la Basse l’harmonie renversée du son fondamental, mais l’harmonie directe du son renverse qui est a la Basse, & qui, dans le. corps sonore, [532] devient ainsi fondamentale. Que M. Rameau prenne la peine de répondre à cette seule objection, mais qu’il y réponde clairement, & je lui donne gain de cause.

Jamais le son fondamental ni ses harmoniques, pris pour le corps sonore, ne donnent d’accord mineur; jamais ils ne donnent la dissonance; je parle dans le système de M. Rameau. L’harmonie & l’accompagnement sont pleins de tout cela, principalement dans sa pratique: donc l’harmonie & l’accompagnement ne peuvent représenter le corps sonore.

Il faut qu’il y ait une différence inconcevable entre la maniere de raisonner de cet Auteur & la mienne; car voici les premieres conséquences que son principe, admis par supposition, me suggère.

Si l’accompagnement représente le corps sonore, il ne doit rendre que les sons rendus parle corps sonore. Or, ces sons ne forment que des accords parfaits. Pourquoi donc hérisser l’accompagnement de dissonances?

Selon M. Rameau, les sons concomitans rendus par le corps sonore, se bornent a deux; savoir la tierce-majeure & la quinte. Si l’accompagnement représente le corps sonore, il faut donc le simplifier.

L’instrument dont on accompagne, est un corps sonore lui-même, dont chaque son est toujours accompagne de ses harmoniques naturels. Si donc l’accompagnement représente le corps sonore, on ne doit frapper que des unissons; car les harmoniques des harmoniques ne se trouvent point dans le corps sonore. En vérité, si ce principe que je combats m’etoit venu? & que je l’eusse trouve solide, je m’en serois [533] servi contre le système de M. Rameau, & je l’aurois cru renverse.

Mais donnons, s’il se peut, de la précision a ses idées; nous pourrons mieux en sentir la justesse ou la fausseté.

Pour concevoir son principe, il faut entendre que le corps sonore est représente par la Basse & son accompagnement, de façon que la Basse-fondamentale représente le son générateur, & l’accompagnement ses productions harmoniques. Or, comme les sons harmoniques sont produits par la Basse-fondamentale, la Basse-fondamentale, a son tour, est produite par le concours des sons harmoniques: ceci n’est pas un principe de système, c’est un fait d’expérience, connu dans l’Italie depuis long-tems.

Il ne s’agit donc plus que de voir quelles conditions sont requises dans l’accompagnement, pour représenter exactement les productions harmoniques du corps sonore, & fournir par leur concours, la Basse-fondamentale qui leur convient.

Il est évident que la premiere & la plus essentielle de ces conditions est de produire, a chaque accord, un son fondamental unique; car, si vous produisez deux sans fondamentaux, vous représentez deux corps sonores au lieu d’un, & vous avez duplicité d’harmonie, comme il a déjà été observe par M. Serre.

Or, l’accord parfait, tierce-majeure, est le seul qui ne donne qu’un son fondamental; tout autre accord le multiplie ceci n’a besoin de démonstration pour aucun Théoricien, je me contenterai d’un exemple i simple, que sans figure ni note, il puisse été entendu des Lectures les moins verses [534] en Musique, pourvu que les termes leur en soient connus.

Dans l’expérience dont je viens de parler, on trouve que la tierce-majeure produit pour son fondamental, l’octave du son grave, & que la tierce-mineure produit la dixième majeure; c’est-a-dire, que cette. tierce-majeure ut mi vous donnera l’octave de l’ut pour son fondamental, & que cette tierce-mineure mi sol, vous donnera encore le même ut pour son fondamental. Ainsi, tout cet accord entier ut mi sol ne vous donne qu’un son fondamental; car la quinte ut sol qui donne l’unisson de sa note grave, peut être censée en donner l’octave, ou bien en descendant ce sol a son octave, l’accord est un a la derniere rigueur; car le son fondamental de la sixte-majeure sol mi est a la quinte du grave, &, le son fondamental de la quarte sol ut est encore a la quinte, du grave. De cette maniere, l’harmonie est bien ordonnée & représente exactement le corps sonore: mais, au lieu de diviser harmoniquement la quinte, en mettant la tierce-majeure au grave, & la mineure a l’aigu, transposons cet ordre en la divisant arithmétiquement, nous aurons cet accord parfait tierce-mineure, ut mi bémol sol & prenant d’autres notes pour plus de commodité, cet accord semblable la ut mi.

Alors on trouve la dixième fa pour son fondamental de la tierce-mineure la ut, & l’octave ut pour son fondamental de la tierce-majeure ut mi. On ne sauroit donc frapper cet accord complet, sans produire a la fois deux sons fondamentaux n’étant le vrai fondement de l’accord & du mode, il mous faut une troisieme Basse la qui donne ce fondement. [535] Alors il est manifeste que l’accompagnement ne peut représenter le corps sonore, qu’en prenant seulement les notes deux a deux; auquel cas on aura la pour Basse engendrée sous la quinte la mi, fa sous la tierce-mineure la ut, & ut sous la tierce-majeure ut mi. Si-tôt donc que vous ajouterez un troisieme son, ou vous ferez un accord parfait majeur, ou vous aurez deux sons fondamentaux, & par conséquent la représentation du corps sonore disparoîtra.

Ce que je dis ici de l’accord parfait mineur, doit s’entendre a plus sorte raison de tout accord dissonant complet, ou les sons fondamentaux se multiplient par la composition de l’accord, & l’on ne doit pas oublier que tout cela n’est déduit que du principe même de M. Rameau, adopte par supposition. Si l’accompagnement devoit représenter le corps sonore, combien donc n’y devroit-on pas être circonspect dans le choix des sons & des dissonances, quoique régulières & bien sauvées. Voilà la premiere conséquence qu’il faudroit tirer de ce principe suppose vrai. La raison, l’oreille, l’expérience, la pratique de tous les peuples qui ont le plus de justesse & de sensibilité dans l’organe, tout suggéroit cette conséquence a M. Rameau. Il en tire pourtant une toute contraire; &, pour l’établir, il réclame les droits de la nature, mois qu’en qualité d’Artiste il ne devroit jamais prononcer.

Il me fait un grand crime d’avoir dit qu’il faloit retrancher quelquefois des sons dans l’accompagnement, & un bien plus grand encore d’avoir compte la quinte parmi ces sons qu’il faloit retrancher dans l’occasion. La quinte, dit-il, qui est l’arc-boutant de l’harmonie, & qu’on doit par conséquent [536] préférer par-tout ou elle doit être employée. A la bonne heure, qu’on la préféré quand elle doit être employée: mais cela me prouve: pas qu’elle doive toujours l’être: au-contraire; c’est justement parce qu’elle est trop harmonieuse & sonore qu’il la faut souvent retrancher, sur-tout dans les accords trop éloignes des cordes principales, de peur que l’idée du ton ne s’éloigne & ne s’éteigne, de peur que d’oreille incertaine ne partage son attention entre les deux sons qui forment la quinte, ou ne la donne précisément a celui qui est etranger a la mélodie, & qu’on doit le moins écouter. L’ellipse n’a pas moins d’usage dans l’harmonie que dans la grammaire; il ne s’agit pas toujours de tout dire, mais de se faire entendre suffisamment. Celui qui, dans un accompagnement écrit, voudroit sonner la quinte dans chaque accord ou elle entre, seroit une harmonie insupportable, & M. Rameau lui-même s’est bien garde d’en user ainsi.

Pour revenir au Clavecin, j’interpelle tout homme dont une habitude invéterée n’a pas corrompu les organes; qu’il écoute, s’il peut, l’étrange & barbare accompagnement prescrit par M. Rameau, qu’il le compare avec l’accompagnement simple & harmonieux des Italiens., &’s’il refuse de juger par la raison, qu’il juge au moins le sentiment. entre-eux & lui. Comment un homme de goût a-t-il pu jamais imaginer qu’il falut remplir tous les accords, pour représenter le corps sonore, qu’il employer toutes les dissonances qu’on peut employer? Comment a-t-il pu faire un crime a Correlli de n’avoir pas chiffre toutes celles qui pouvoient entrer dans son accompagnement? Comment la plume ne lui tomboit-elle [537] pas des mains a chaque faute qu’il reprochoit a ce grand harmoniste de n’avoir pas faite? Comment n’a-t-il pas senti que la confusion n’a’jamais rien produit d’agréable, qu’une harmonie trop chargée est la mort de toute expression, & que c’est par cette raison que toute la Musique, sortie de son ecole, c’est que du bruit sans effet? Comment ne se reproche-t-il pas a lui-même d’avoir fait hérisser les Basses Françoises de ces forets de chiffres, qui sont mal aux oreilles seulement a les voir? Comment la force des beaux chants qu’on trouve quelquefois dans sa Musique, n’a-t-elle pas désarme sa main paternelle, quand il les gâtoit sur son Clavecin?

Son système ne me paroit gueres mieux fonde dans les principes de théorie, que dans ceux de pratique. Toute sa génération harmonique se borne a des progressions d’accords parfaits majeurs; on n’y comprend plus rien, si-tôt qu’il s’agit du mode mineur & de la dissonance; & les vertus des nombres de Pythagore ne sont pas plus ténébreuses que les propriétés physiques qu’il prétend donner a de simples rapports.

M. Rameau dit que la résonnance d’une corde sonore met en mouvement une autre corde sonore triple ou quintuple de la premiere, & la fait frémir sensiblement dans sa totalité, quoi qu’elle ne résonne point. Voilà le fait sur lequel il établit les calculs qui lui servent a la production de la dissonance & du mode mineur. Examinons.

Qu’une corde vibrante, se divisant en ses aliquotes, les fasse vibrer & résonner chacune en particulier, de sorte que les vibrations, plus fortes de la corde en produisent de plus foibles dans ses parties, ce phénomène, ce conçoit & n’a rien [538] de contradictoire. Mais qu’une aliquote puisse émouvoir son tout, en lui donnant des vibrations plus lentes, & conséquemment plus sortes,* [*Ce qui rend les vibrations plus lentes, c est, ou plus de matiere a mouvoir dans la corde, eu son plus grand écart de la ligne de repos.] qu’une force quelconque en produise une autre triple & une autre quintuple d’elle-même, c’est ce que l’observation dément, & que la raison ne peut admettre. Si l’expérience de M. Rameau est vraie, il faut nécessairement que celle de M. Sauveur soit fausse. Car, si une corde résonnante fait vibrer son triple & son quintuple, il s’ensuit que les nœuds de M. Sauveur ne pouvoient exister, que sur la résonnance d’une partie, la corde entiere ne pouvoit frémir, que les papiers blancs & rouges devoient également tomber, & qu’il faut rejetter sur ce fait; le témoignage de toute l’Académie.

Que M. Rameau prenne la peine de nous expliquer ce que c’est qu’une corde sonore qui vibre & ne résonne pas. Voici certainement une nouvelle physique. Ce ne sont donc plus les vibrations du corps sonore qui produisent le son, nous n’avons qu’a chercher une autre cause.

Au reste, je n’accuse point ici M. Rameau de mauvaise foi; je conjecture même comment il a pu te tromper. Premièrement, dans une expérience fine & délicate, un homme a système voit souvent ce qu’il a envie de voir. De plus, la grande corde se divisant en parties égales entr’elles & a la petite, on a vu frémir a la fois toutes ses parties, & l’on a pris cela pour le frémissement de la corde entiere: on n’a point entendu de son; cela est encore fort naturel. Au lieu du son de la corde entiere qu’on attendoit, on n’a eu que [539] l’unisson de la plus petite partie, & on ne l’a pas distingue. Le fait important, dont il faloit s’assurer & dont dependoit tout le reste, etoit qu’il n’existoit point de nœuds immobiles; & que, tandis qu’on n’entendoit que le son d’une partie, on voyoit frémir la corde dans la totalité; ce qui est faux.

Quand cette expérience seroit vraie, les origines qu’en déduit M. Rameau ne seroient pas plus réelles: car l’harmonie ne consiste pas dans les rapports de vibrations, mais dans le concours des sons qui en résultent; & si ces sons sont nuls, comment toutes les proportions du monde leur donneroient-elles une existence qu’ils n’ont pas?

Il est tems de m’arrêter. Voilà jusqu’où l’examen des erreurs de M. Rameau peut importer a la science harmonique. Le reste n’intéresse ni les Lecteurs, ni moi-même. Arme par le droit d’une juste défense, j’avois a combattre deux principes de cet Auteur, dont l’un a produit toute la mauvaise Musique dont son ecole inonde le Public depuis nombre d’années; l’autre le mauvais accompagnement qu’on apprend par sa méthode. J’avois a montrer que son système harmonique est insuffisant, mal prouve, fonde sur une fausse expérience. J’ai cru ces recherches intéressantes. J’ai dit mes raisons, M. Rameau a dit ou dira les siennes; le Public nous jugera. Si je finis si-tôt cet écrit, ce n’est pas que la matiere me manque; mais j’en ai dit assez pour l’utilité de l’Art & pour l’honneur de la vérité; je ne crois pas avoir a défendre le mien contre les outrages de M. Rameau. Tant qu’il m’attaque en Artiste, je me fais un devoir de lui répondre, & discute avec lui volontiers les points contestes. Si-tôt que l’homme se montre & m’attaque personnellement, je n’ai plus rien a lui dire, & ne vois en lui que le Musicien.

FIN.

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