[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

EXTRAIT DU NO. 21
DE L’ANNÉE LITTÉRAIRE 1779

[17 juillet 1779/25 juillet 1779==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 446-452.]

[446]

EXTRAIT
DU NO. 21
DE L’ANNÉE LITTÉRAIRE 1779.

A MONSIEUR FRÉRON.

MONSIEUR,

J’ai lu, Monsieur, avec beaucoup de satisfaction dans le NO. 18 de l’Année littéraire, le compte que vous rendez du nouveau Dictionnaire historique. L’extrait que vous en faites justifie bien la préférence que vous lui adjugez sur tous les ouvrages de ce genre. Mais il contient un article que votre honnêteté reconnue me porte à croire que vous auriez relevé vous-même, si vous aviez eu des liaisons particulieres avec J. J. Rousseau. Le portrait ressemblant, à beaucoup d’égards, que les estimables Auteurs du nouveau Dictionnaire historique sont de ce vertueux philosophe, est défiguré par un trait peu digne de leur pinceau; & sur lequel ils ne trouveront pas mauvais que l’amitié s’empresse de passer l’éponge. Ce n’est pas assez pour dire la vérité d’être équitable, impartial, bien intionné, il faut la savoir; & pour ne rien dire qui lui soit opposé, il faut savoir qu’on ne la sait pas. Ces Messieurs en ont cru des gens qui, sans doute, méritoient leur confiance; mais qui n’ayant pas été à portée d’observer eux-mêmes les nuances du caractere de J. J. Rousseau, s’en sont rapportés à des bruits publics, toujours suspects, quand ils ont pour objet des hommes que des moeurs régulieres, un mérite éclatant, tirent [447] de la classe générale; & certainement faux, quand ils portent sur celui dont il s’agit. Tant de beaux esprits à vilaines ames, servens adorateurs du favori des Muses, & sur-tout de la FORTUNE, ont senti qu’à l’odorat de leur Dieu, le sacrifice de J.J.Rousseau valoit une hécatombe.....* [* Malgré la dépravation du goût, & des moeurs, quelques gens à reputation se sont pourtant abstenu de fournir leur grain d’encens, aux dépens du vraiment éloquent, mais isolé, mais inutile Genevois. Il y a à-peu-prés quinze ans qu’un homme de beaucoup d’esprit, qui probablement ne prétendoit pas alors au fauteuil académique, qu’il occupe aujourd’hui, dit à Paris, en plein spectacle, toutes les vertus de Voltaire sont dans, sa tête, & toutes elles de Rousseau sont dans son coeur. Je ne nommerai point cet Académicien, dans la crainte que ce propos, qui n’étoit peut-être que de circonstance, ne lui fasse des ennemis, que, dans cette supposition, il n’auroit pas assez mérités. Depuis quinze ans, rien n’a dû le faire changer d’opinion sur le compte de deux hommes, qu’une maniere d’être si opposée, & des moyens si différens, ont rendus également célébres. S’il pensoit ce qu’il disoit, il doit le penser encore, se reconnoître, & se nommer.]

Les Auteurs du Dictionnaire, dont avec raison, Monsieur vous faites tant de cas, n’auroient pas dit, s’ils eussent parlé d’après eux-mêmes, le caractere de Jean-Jaques étoit certainement original; mais la nature ne lui en avoit donné qu le germe, & l’art avoit beaucoup contribué à le rendre encore plus singulier.

L’art n’a point fortifié la teinte de singularité que Jean-Jaques tenoit de la nature:

L’art le plus innocent tient de la perfidie.

Ce que Voltaire a dit comme Poëte, Rousseau le croyoit, le sentoit comme honnête homme. L’art n’est jamais entré pour rien dans sa conduite; ce qui le prouve, c’est qu’il n’avoit pas [448] le talent de le démêler dans celle des autres: personne n’étoit si aisé à duper que lui: entraîné par la pente qu’on a généralement à juger du coeur d’autrui, d’après le sien propre, il croyoit à la bonne foi de tous ceux qui lui en montroient, de même qu’il soutenoit que les hommes naissent bons, quoiqu’il n’éprouvât que trop combien ils sont méchans.

Ces Messieurs n’auroient pas dit: il tâchoit sur-tout de se rendre intéressant, par la peinture de ses malheurs, & de sa pauvreté, quoique ses infortunes fussent moins grandes qu’il ne le disoit, & ne le sentoit; & quoiqu’il eût des ressources assurées contre l’indigence.

Jean-Jaques n’a jamais rien tâché, Monsieur; il ne faisoit point tout ce qu’il n’auroit fait qu’avec peine; sa paresse naturelle, & l’indépendance de son caractere, étoient incompatibles avec la contrainte qu’il faut s’imposer pour s’assujettir à un plan, tendre à un but: il n’en avoir point d’autres que de suivre ses inclinations; s’il en avoit eu de moins heureuses, se seroit-il fait violence pour les combattre? C’est ce que n’oserois affirmer. Tant il est vrai que ses vertus n’étoient pas dans sa tête. Sa répugnance pour les bienfaits, son goût dominant pour la solitude, le préservoient de la manie de vouloir se rendre intéressant; on ne cherche point à intéresser les hommes, quand on n’en attend rien, pas même la douceur d’être plaint; & on ne desire de la société ni pitié, ni secours, quand on la suit.

A quelque point que son imagination fut forte, que sa sensibilité fut exquise, elles ne pouvoient exagérer ni l’idée ni le sentiment, ni la peinture de ses malheurs, & de sa pauvreté.

[449] Sans compter les persécutions que ses opinions lui attirerent, les perfidies auxquelles sa franchise l’exposa, les outrages que ses succès lui valurent, personne n’a jamais été plus cruellement traité de la nature, & de la fortune. Il a passé presque toute sa vie dans les douleurs cuisantes, encore irritées par la certitude de n’en pouvoir être délivré que par la mort; & il les a souffertes avec une résignation étonnante, dans un homme sur qui la délicatesse de son organisation leur donnoit tant de prise.

Loin qu’il eût, lorsqu’il parloit de sa pauvreté, des ressources assurées contre l’indigence, il atteignit sa cinquante-troisieme année sans avoir d’autres moyens de subsister, que ceux qu’il tiroit de son travail, & de la plus rigoureuse économie; moyens qui d’un instant à l’autre pouvoient lui échapper, & dont le dépérissement de sa santé lui présageoit journellement la perte. A cinquante-trois ans, il trouva dans la personne de George Keith, Maréchal héréditaire d’Ecosse, un ami, vis-à-vis duquel la reconnoissance ne devoit rien coûter à sa fierté; il consentit à en accepter 6oo liv. de rente viagere. Par une suite d’arrangemens concernant la vente de ses ouvrages, de ses estampes, & de sa bibliotheque, il parvint à se faire, y compris les 600 liv. de Mylord, 1140 liv. de rente viagere, auxquelles il ajouta en se mariant, les 300 liv. que Mlle. le Vasseur tenoit d’un des libraires avec qui il avoit traité. Ces différentes sommes composent les 1440 liv. à quoi M. le Begue de Presse évalue sa fortune. Si toutefois un si mince revenu, partagé entre deux personnes âgées, dont l’infirmité [450] multiplie les besoins de l’une, & menace l’autre, ne mérite pas mieux le nom d’indigence.

Non, Monsieur, la destinée de J. J. Rousseau, n’a rien laissé à faire à son imagination pour le tourmenter; injures sanglantes, interprétations odieuses, imputations déshonorantes, calomnies atroces, services offensans, abandon de ses amis, proscription de sa patrie, indigence, maux physiques, tout ce qui peut porter le désespoir dans une ame sensible, s’est réuni pour accabler la sienne, & il a tout enduré avec la plus héroïque modération. J’espere que vous n’en exigerez pas des preuves plus incontestables, & plus touchantes, que les notes, qu’il a mises à l’infâme libelle (si généralement, & sans doute si justement attribué à Voltaire), * [*Depuis que j’ai écrit cette lettre, j’ai acquis la preuve que ce libelle effectivement du Seigneur de Ferney] intitulé, Sentimens des citoyens de Geneve. Production que cette République, malgré ses préventions, a fait brûler sous la qualification qui lui convenoit; & dont il seroit à souhaiter pour la réputation de son Auteur, que le feu eût pu effacer la mémoire. Enfin, Monsieur, le bonheur de pouvoir s’estimer, est le seul dont Jean-Jaques ait joui; & le malheur de haïr, le seul qu’il n’ai pas éprouvé.

Je ne défendrai point la nouvelle Héloise contre la critique qu’en fait le nouveau Dictionnaire historique: ce n’est pas que je croye qu’on n’y puisse répondre, à certains égards, avec quelqu’avantage; c’est que le mérite de ce roman est indifférent à la gloire de Jean-Jaques: ou du moins qu’il en jugeoit ainsi, puisqu’il ne daigna pas en faire mention, dans une note [451] de ses ouvrages imprimés, qu’il envoya à Paris pendant son séjour en Suisse. Mais, Monsieur, je n’ai pu garder le même silence sur ce que j’ai relevé. Tout ce que disent des Auteurs aussi recommandables que ceux du nouveau Dictionnaire historique tire à conséquence; leurs talens, l’utilité de l’objet auquel ils le consacrent, doivent leur donner trop d’influence sur l’opinion publique, pour que leurs méprises soient sans danger. Plus ils annoncent de candeur, d’équité, d’impartialité, moins je dois craindre de les blesser en démontrant qu’ils ont été mal informés sur le caractere d’un homme, aux vertus de qui il est aisé de voir qu’ils se plaisent à rendre justice. Peut-être dans une autre édition, (& leur ouvrage est fait pour en avoir beaucoup) rectifieront-ils une erreur qui ne déprise point leurs lumieres; & dont l’aveu peut faire tant d’honneur à leurs sentimens. Les details où je me suis permis d’entrer, ne dérogent point à la déférence que je crois due à leurs décisions, quand ils les prononcent avec connoissance de cause. Ils ne sont point coupables d’avoir dit ce qu’ils croyoient être vrai; je le serois de ne point relever ce que je sais qui ne l’est pas, puisqu’en pareil cas, se taire, c’est acquiescer. Enfin, quand je n’aurois pas eu pour J. J. Rousseau un attachement dont je m’honore, je n’en regarderois pas moins comme un devoir, de lui acquérir de ces Messieurs, en le leur faisant mieux connoître, une portion d’estime encore plus considérable que celle qu’il en obtient.

17 juillet 1779.

[452] Réflexions servant de reponse à la lettre précédente.

Quelques personnes d’un zele, peut-être trop ardent, m’ont blâmé de prendre trop souvent la défense de Rousseau. Je ne prétends point encenser ses erreurs, pas même les excuser; mais puisque lui-même a paru les reconnoître, & en cessant d’écrire contre la religion, & en rompant tout commerce avec les vrais ennemis de toute religion, je crois qu’on ne doit pas user à son égard de la même sévérité qu’avec les Salmonées modernes. Au reste, ses erreurs ne doivent pas empêcher de rendre justice à ses grandes & bonnes qualités; c’est uniquement ce que je me suis permis.

Cependant je prie les personnes respectables qui m’adressant continuellement,* [*Cela est bon à remarquer.] des apologies de Jean-Jaques, de considérer que le Public qui sait à quoi s’en tenir sur son caractere, se laisseroit à la fin de tant d’apologies, quand elles seroient toutes aussi-bien faites que celle que je viens de publier.

Je suis, &c.

Paris, ce 25 juillet 1779.

FIN.

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