JEAN JACQUES ROUSSEAU

[553]

FRAGMENS D’OBSERVATIONS
Sur l’Alceste Italien de M. le Chevalier Gluck

L’examen de l’Opéra d’Alceste de Gluck, est trop au-dessus de mes forces, sur-tout dans l’etat de dépérissement ou sont, depuis plusieurs années, mes idées, ma mémoire & toutes mes facultés, pour que j’eusse eu la présomption d’en faire de moi-même la pénible entreprise, qui d’ailleurs ne peut être bonne a rien; mais M. Gluck m’en a si fort presse, que je n’ai pu lui refuser cette complaisance, quoi qu’aussi fatigante pour moi, qu’inutile pour lui. Je ne suis plus capable de donner l’attention nécessaire a un Ouvrage aussi travaille. Toutes mes observations peuvent être fausses & mal fondées; &, loin de les lui donner pour des regles, je les soumets a son jugement, sans vouloir, en aucune façon, les défendre: mais quand je me serois trompe dans toutes, ce qui restera toujours réel & vrai, c’est le témoignage qu’elles rendent a M. Gluck de ma déférence pour ses desirs, & de mon estime pour ses Ouvrages.

En considérant d’abord la marche totale de cette piece, j’y trouve une espece de contre-sens général, en ce que le [554] premier acte est le plus fort de Musique & le dernier le plus foible, ce qui est directement contraire a la bonne gradation du Drame, ou l’intérêt doit toujours aller en se renforçant. Je conviens que le grand pathétique du premier acte seroit hors de place dans les suivans, mais les forces de la Musique ne sont pas exclusivement dans le pathétique, mais dans l’énergie de tous les sentimens, & dans la vivacité de tous les tableaux. Par-tout ou l’intérêt est plus vis, la Musique doit être plus animée, & ses ressources ne sont pas moindres dans les expressions brillantes & vives, que dans les gémissemens & les pleurs.

Je conviens qu’il y a plus ici de la faute du Poete que du Musicien; mais je n’en crois pas celui-ci tout-a-fait disculpe. Ceci demande un peu d’explication.

Je ne connois point d’Opéra, ou les passions soient moins variées que dans l’Alceste; tout y roule presque sur deux seuls sentimens, l’affliction & l’effroi; & ces deux sentimens toujours prolonges, ont du coûter des peines incroyables au Musicien, pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie. En général, plus il y a de chaleur dans les situations, & dans les expressions, plus leur passage doit être prompt & rapide, sans quoi la force de l’émotion se ralentit dans les Auditeurs, & quand la mesure est passée, l’Acteur a beau continuer de se démener, le spectateur s’attiédit, se glace,: & finit par s’impatienter.

Il résulté de ce défaut que l’intérêt, au lieu de s’échauffer par degrés dans la marche de la piece, s’attiédit au contraire jusqu’au dénouement qui, n’en déplaise a Euripide lui-même, est froid, plat & presque risible a force du simplicité.

[555] Si l’Auteur du Drame a cru sauver ce défaut par la petite fête qu’il a mise au second acte, il s’est trompe. Cette fête, mal placée & ridiculement amenée, doit choquer a la représentation, parce qu’elle est contraire a toute vraisemblance & a toute bienséance, tant a cause de la promptitude avec laquelle elle se préparé & s’exécute, qu’a cause de l’absence de la Reine, dont on ne se met point en peine, jusqu’à ce que le Roi s’avise a la fin d’y penser.* [*J’ai donne, pour mieux encadrer cette fête de la rendre touchante & déchirante par sa gaîté même, une idée dont M. Gluck a profite dans son Alceste Françoise.]

J’oserai dire que cet Auteur, trop plein de son Euripide, n’a pas tire de son sujet ce qu’il pouvoit lui fournir pour soutenir l’intérêt, varier la scene & donner au Musicien de l’étoffe pour de nouveaux caracteres de Musique. Il faloit faire mourir Alceste au econd acte & employer tout le troisieme a préparer, par un nouvel intérêt, sa résurrection; ce qui pouvoit amener un coup de théâtre aussi admirable & frappant que ce froid retour est insipide. Mais, sans m’arrêter a ce que l’Auteur du Drame auroit du faire, je reviens ici a la Musique.

Son Auteur avoit donc a vaincre l’ennui de cette uniformité de passion, & a prévenir l’accablement qui devoit en être l’effet. Quel etoit le premier, le plus grand moyen qui se presentoit pour cela? C’etoit de suppléer a ce que n’avoir pas fait l’Auteur du Drame, en graduant tellement sa marche, que la Musique augmentât toujours de chaleur en avançant, & devint enfin d’une véhémence qui transportât l’Auditeur; [556] & il faloit tellement ménager ce progrès, que cette agitation finit ou change d’objet avant jetter l’oreille & le cœur dans l’épuisement.

C’est ce que M. Gluck me paroit n’avoir pas fait, puisque son premier acte, aussi fort de Musique que le second, l’est beaucoup plus que le troisieme, qu’ainsi la véhémence ne va point en croissant; &, des les deux premieres scenes du second acte, l’Auteur ayant épuise toutes les forces de son Art, ne peut plus dans la suite, que soutenir foiblement des émotions du même genre, qu’il a trop tôt portées au plus haut degré.

L’objection se présente ici d’elle-même. C’etoit a l’Auteur des paroles de renforcer, par une marche graduée, la chaleur & l’intérêt: celui de la Musique n’a pu rendre les affections de ses personnages, que dans le même ordre & au même degré que le Drame les lui présentoit. Il eut fait des contre-sens, s’il eut donne a ses expressions d’autres nuances que celles qu’exigeoient de lui les paroles qu’il avoit a rendre. Voilà l’objection: voici ma réponse. M. Gluck sentira bientôt qu’entre tous les Musiciens elle n’est faite que pour lui seul.

Trois choses concourent a produire les effets de la Musique Dramatique; savoir, l’accent, l’harmonie & le rhythme. L’accent est détermine par le Poete, & le Musicien ne peut gueres, sans faire des contre-sens, s’écarter en cela, ni pour le choix, ni pour la force de la juste expression des paroles. Mais, quant aux deux autres parties qui ne sont pas de même inhérentes a la langue, il peut, jusqu’à certain point, les [557] combiner a son gré, pour modifier & graduer l’intérêt, selon. qu’il convient a la marche qu’il s’est prescrite.

J’oserai même dire que le plaisir de l’oreille doit quelquefois l’emporter sur la vérité de l’expression; car la Musique ne sauroit aller au cœur que par le charme de la mélodie, & s’il n’etoit question que de rendre l’accent de la passion, l’art de la déclamation suffroit seul, & la Musique, devenue inutile, seroit plutôt importune qu’agréable: voilà l’un des écueils que le Compositeur, trop plein de son expression, doit éviter soigneusement. Il y a, dans tous les bons Opéra, & sur-tout dans ceux de M. Gluck, mille morceaux qui sont couler des larmes par la Musique, & qui ne donneroient qu’une émotion médiocre ou nulle, dépourvus de son secours, quelque bien déclames qu’ils pussent être.

Il suit de-la que, sans altérer la vérité de l’expression, le Musicien qui module long-tems dans les mêmes tons, & n’en change que rarement, est maître d’en varier les nuances par la combinaison des deux parties accessoires qu’il y fait concourir; savoir, l’harmonie & le rhythme. Parlons d’abord de la premiere. J’en distingue de trois especes. L’harmonie diatonique, la plus simple des trois, & peut-être la seule naturelle. L’harmonie chromatique, qui consiste en de continuels changemens de ton, par des successions fondamentales de quintes. Et enfin l’harmonie que j’appelle pathétique, qui consiste en des entrelacemens d’accords superflus & diminues, a la faveur desquels on parcourt des tons qui [558] ont peu d’analogie entr’eux; on affecte l’oreille d’intervalles déchirans, & l’ame d’idées rapides & vives, capables de la troubler.

L’harmonie diatonique n’est nulle part déplacée, elle est propre a tous les caracteres, a l’aide du rhythme & de la mélodie, elle peut suffire a toutes les expressions; elle est nécessaire aux deux autres harmonies, & toute Musique ou elle n’entreroit point, ne pourroit jamais être qu’une Musique détestable.

L’harmonie chromatique entre de même dans l’harmonie pathétique; mais elle peut fort bien s’en passer & rendre, quoiqu’a son défaut, peut-être plus foiblement les expressions les plus pathétiques. Ainsi, par la succession ménagée de ces trois harmonies, le Musicien peut graduer & renforcer les sentimens de même genre que le Poete a soutenus trop longtems au même degré d’énergie.

Il a pour cela, une seconde ressource dans la mélodie, & sur-tout dans sa cadence diversement scandée par le rhythme. Les mouvemens extrêmes de vitesse & de lenteur, les mesures contractées, les valeurs inégales, mêlées de lenteur & de rapidité; tout cela peut de même se graduer pour soutenir & ranimer l’intérêt & l’attention. Enfin, l’on a le plus ou moins de bruit & d’éclat, l’harmonie plus ou moins pleine, les silences de l’Orchestre, dont le perpétuel fracas seroit accablant pour l’oreille, quelques beaux qu’en pussent être les effets.

Quant au rhythme, en quoi consiste la plus grande force de la Musique, il demande un grand Art pour être heureusement [559] traite dans la vocale. J’ai dit & je le crois, que les Tragédies Grecques etoient de vrais Opéra. La langue Grecque, vraiment harmonieuse & musicale, avoit par elle-même un accent mélodieux, il ne faloit qu’y joindre le rhythme, pour rendre la déclamation Musicale; ainsi, non-seulement les Tragédies mais toutes les Poésies etoient nécessairement chantées; les Poetes disoient avec raison, je chante, au commencement de leurs Poèmes; formule que les nôtres ont très-ridiculement conservées: mais nos langues modernes, production des Peuples Barbares, n’étant point naturellement musicales, pas même l’Italienne, il faut, quand on veut leur appliquer la Musique, prendre de grandes précautions pour rendre cette union supportable, & pour la rendre allez naturelle dans la Musique imitative, pour faire illusion au théâtre; mais de quelque façon qu’on s’y prenne, on ne parviendra jamais a persuader a l’Auditeur, que le chant qu’il entend n’est que de la parole; & si l’on y pouvoit parvenir, ce ne seroit jamais qu’en fortifiant une des grandes puissances de la Musique, qui est le rhythme musical, bien différent pour nous du rhythme poétique, & qui ne peut même s’associer avec lui que très-rarement & très-imparfaitement.

C’est un grand & beau problème a résoudre, déterminer jusqu’à quel point on peut faire chanter la langue & parler la Musique. C’est d’une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la Musique Dramatique. L’instinct seul a conduit, sur ce point, les Italiens dans la pratique, aussi bien qu’il etoit possible, & les défauts énormes de leurs Opéra, ne viennent pas d’un mauvais genre de [560] Musique, mais d’une mauvaise application d’un bon genre.

L’accent oral par lui-même, a sans doute une grande force, mais c’est seulement dans la déclamation; cette force est indépendante de toute Musique; & avec cet accent seul, on peut faire entendre une bonne Tragédie, mais non pas un bon Opéra. Si-tôt que la Musique s’y mêle, il faut qu’elle s’arme de tous ses charmes pour subjuguer le cœur par l’oreille; si elle n’y déployé toutes ses beautés, elle y sera importune, comme si l’on faisoit accompagner un Orateur par des instrumens; mais en y mêlant ses richesses, il faut pourtant que ce soit avec un grand ménagement, afin de prévenir l’épuisement ou jetteroit bientôt nos organes, un longue action toute en Musique.

De ces principes il suit qu’il faut varier dans un Drame, l’application de la Musique, tantôt en laissant dominer l’accent de la langue & le rhythme poétique, & tantôt en faisant dominer la Musique a son tour, & prodiguant toutes les richesses de la mélodie, de l’harmonie & du rhythme musical, pour frapper l’oreille & toucher le cœur par des charmes auxquelles il ne puisse résister. Voilà les raisons de la division d’un Opéra en récitatif simple, récitatif oblige & airs.

Quand le discours, rapide dans sa marche, doit être simplement débite, c’est le cas de s’y livrer uniquement a l’accent de la déclamation, & quand la langue a un accent, il ne s’agit que de rendre cet accent appréciable, en le notant par des intervalles musicaux, en s’attachant fidèlement a la prosodie, au rhythme poétique & aux inflexions passionnées qu’exige le sens du discours. Voilà le récitatif [561] simple, & ce récitatif doit être aussi pris de la simple parole qu’il est possible; il ne doit tenir a la Musique que parce que la Musique est la langue de l’Opéra, & que parler & chanter alternativement, comme on fait ici dans les Opéra comiques, c’est s’énoncer successivement dans deux langues différentes, ce qui rend toujours choquant & ridicule le passage de l’une a l’autre, & qu’il est souverainement absurde qu’au moment ou l’on se passionne, on change de voix pour dire une chanson. L’accompagnement de la Basse est nécessaire dans le récitatif simple, non-seulement pour soutenir & guider l’acteur, mais aussi pour déterminer l’espece des intervalles, & marquer avec précision les entrelacemens de modulation qui sont tant d’effet dans un beau récitatif: mais loin qu’il soit nécessaire de rendre cet accompagnement éclatant, je voudrois au contraire qu’il ne se fit point remarquer & qu’il produisit son effet sans qu’on y fit aucune attention. Ainsi je crois que les autres instrumens ne doivent point s’y mêler, quand ce ne seroit que pour laisser reposer, tant les oreilles des auditeurs que l’Orchestre qu’on doit tout-a-fait oublier, & dont les rentrées bien ménagées, sont par-la un plus grand effet; au lieu que quand la symphonie regne tout le long de la piece, elle a beau commencer par plaire, elle finit par accabler.

Le récitatif ennuyé sur les théâtres d’Italie, non-seulement parce qu’il est trop long, mais parce qu’il est mal chante & plus mal place. Des scenes vives, intéressantes, comme doivent toujours être celles d’un Opéra, rendues avec chaleur, avec vérité, & soutenues d’un jeu naturel & anime, ne peuvent manquer d’émouvoir [562] & de plaire a la faveur de l’illusion; mais débitées froidement & platement par castrâtes, comme des leçons d’ecolier, elles ennuyeront sans doute, & sur-tout quand elles seront trop longues, mais ce ne sera pas la faute du récitatif.

Dans les momens ou le récitatif, moins récitant & plus passionne, prend un caractere plus touchant, on peut y placer avec sucées un simple accompagnement de notes tenues qui, par le concours de cette harmonie, donnent plus de douceur a l’expression. C’est le simple récitatif accompagne, qui revenant par intervalles rares & bien choisis, contraste avec la sécheresse du récitatif nud & produit un très-bon effet.

Enfin, quand la violence de la passion fait entre-couper la parole par des propos commences & interrompus, tant a cause de la force des sentimens qui ne trouvent point de termes suffisans pour s’exprimer, qu’a cause de leur impétuosité qui les fait succéder en tumulte les uns aux autres, avec une rapidité sans suite & sans ordre, je crois que le mélange alternatif de la parole & de la symphonie peut seul exprimer une pareille situation. L’acteur livre tout entier a sa passion n’en doit trouver que l’accent. La mélodie trop peu appropriée a l’accent de la langue, & le rhythme musical qui ne s’y prête point du tout, affoibliroient, énerveroient toute l’expression en s’y mêlant; cependant ce rhythme & cette mélodie ont un grand charme pour l’oreille, & par elle une grande force sur le cœur. Que faire alors pour employer a la sois toutes ces especes de forces? Faire exactement ce qu’on fait dans le récitatif oblige; donner a la parole tout l’accent [563] possible & convenable a ce qu’elle exprime, & jetter dans des ritournelles de symphonie toute la mélodie, toute la cadence & le rhythme qui peuvent venir a l’appui. Le silence de l’acteur dit alors plus que ses paroles, & ces réticences bien placées, bien ménagées & remplies d’un cote par la voix de l’Orchestre & d’un autre par le jeu muet d’un Acteur qui sent & ce qu’il dit & ce qu’il ne peut dire, ces réticences, dis-je, sont un effet supérieur a celui même de la déclamation & l’on ne peut les ôter sans lui ôter la plus grande partie de sa force. Il n’y a point de bon Acteur qui dans ces momens violens ne fasse de longues pauses, & ces pauses remplies d’une expression analogue par une ritournelle mélodieuse & bien ménagée, ne doivent-elles pas devenir encore plus intéressantes que lorsqu’il y regne un silence absolu? Je n’en veux pour preuve que l’effet étonnant que ne manque jamais de produire tout récitatif oblige bien place & bien traite.

Persuade que la langue Françoise destituée de tout accent n’est nullement propre a la Musique, & principalement au récitatif, j’ai imagine un genre de Drame, dans lequel les paroles & la Musique, au lieu de marcher ensemble, se sont entendre successivement, & ou la phrase parlée est en quelque sorte annoncée & préparée par la phrase musicale. La scene de Pygmalion est un exemple de ce genre de composition, qui n’a pas eu d’imitateurs. En perfectionnant cette méthode, reuniroit le double avantage de soulager l’Acteur par de frequens repos, & d’offrir au Spectateur François l’espece de mélodrame le plus convenable a sa langue. Cette réunion de l’art déclamatoire avec l’art musical, ne produira qu’imparfaitement [564] tous les effets du vrai récitatif, & les oreilles délicates s’appercevront toujours désagréablement du contraste qui regne entre le langage de l’Acteur & celui de l’Orchestre qui l’accompagne; mais un Acteur sensible & intelligent, en rapprochant le ton de sa voix & l’accent de sa déclamation de ce qu’exprime le trait musical, mêle ces couleurs étrangères avec tant d’art, que le spectateur n’en peut discerner les nuances. Ainsi cette espece d’ouvrage pourroit constituer un genre moyen entre la simple déclamation & le véritable melodrame, dont il n’atteindra jamais la beauté. Au reste, quelques difficultés qu’offre la langue, elles ne sont pas insurmontables; l’Auteur du Dictionnaire de Musique* [*Diction. De Mus. art, Récitatif oblige.] a invite les Composteurs François a faire de nouveaux le essais, & a introduire dans leurs Opéra, le récitatif oblige qui, lorsqu’on l’emploie a propos, produit les plus grands effets.

D’ou naît le charme du récitatif oblige, qu’est-ce qui fait son énergie? L’accent oratoire & pathétique de l’acteur produiroit-il seul autant d’effet? Non, sans doute. Mais les traits alternatifs de symphonie, réveillant & soutenant le sentiment de la mesure que le seul récitatif laisseroit éteindre, joignent a l’expression purement, déclamatoire toute celle du rhythme musical qui la renforce. Je distingue ici le rhythme & la mesure, parce que ce sont en effet deux choses très-différentes. La mesure n’est qu’un retour périodique de tems égaux, le rhythme est la combinaison des valeurs ou quantités qui remplissent les mêmes tems, appropriée aux expressions qu’on veut rendre & aux passions qu’on veut exciter. Il peut y avoir mesure [565] sans rhythme, mais il n’y a point de rhythme sans mesure.... C’est en approfondissant cette partie de son art, que le Compositeur donne l’essor a son génie, toute la science des accords ne peut suffire a ses besoins.

Il importe ici de remarquer, contre le préjugé de tous les Musiciens, que l’harmonie par elle-même, ne pouvant parler qu’a l’oreille & n’imitant rien, ne peut avoir que de très-foibles effets. Quand elle entre avec succès dans la Musique imitative, ce n’est jamais qu’en représentant, déterminant & renforçant les accens mélodieux qui, par eux-mêmes, ne sont pas toujours assez détermines sans le secours de l’accompagnement. Des intervalles absolus n’ont aucun caractere par eux-mêmes; une seconde superflue & une tierce-mineure, une septieme mineure & une sixte superflue, une fausse quinte & un triton, sont le même intervalle, & ne prennent les affections qui les déterminent, que par leur place dans la modulation, & c’est a l’accompagnement de leur fixer cette place, qui resteroit souvent équivoque par le seul chant. Voilà quel est l’usage & l’effet de l’harmonie dans la Musique imitative & théâtral. C’est par les accens de la mélodie, c’est par la cadence du rhythme que la Musique, imitant les inflexions que donnent les passions a la voix humaine, peut pénétrer jusqu’au cœur & l’émouvoir par des sentimens; au lieu que la seule harmonie n’imitant rien, ne peut donner qu’un plaisir de sensation. De simples accords peuvent flatter l’oreille, comme de belles couleurs flattent les yeux; mais ni les uns, ni ales autres ne porteront jamais au cœur la moindre émotion, parce que ni les uns, ni les autres n’imitent [566] rien, si le dessin ne vient animer les couleurs, & si la mélodie ne vient animer les accords. Mais, au contraire, le dessin par lui-même peut, sans coloris, nous représenter des objets attendrissans, & la mélodie imitative peut de même nous émouvoir seule, sans le secours des accords.

Voilà ce qui rend toute la Musique Françoise si languissante & si fade, parce que dans leurs froides scenes, pleins de leurs sots préjugés & de leur science, qui, dans le fond, n’est qu’une ignorance véritable, puisqu’ils ne savent pas en quoi consistent les plus grandes beautés de leur Art, les Compositeurs François ne cherchent que dans les accords, les grands effets dont l’énergie n’est que dans le rhythme. M. Gluck fait mieux que moi que le rhythme sans harmonie, agit bien plus puissamment sur l’ame, que l’harmonie sans rhythme; lui qui, avec une harmonie a mon avis un peu monotone, ne laisse pas de produire de si grandes émotions, parce qu’il sent & qu’il emploie, avec un Art profond, tous les prestiges de la mesure & de la quantité. Mais je l’exhorte a ne pas trop se prévenir pour la déclamation, & a penser toujours qu’un des défauts de la Musique purement déclamatoire, est de perdre une partie des ressources du dont la plus grande force est dans les airs.

J’ai rempli la partie la moins pénible de la tache que je me suis imposée; une observation générale sur la marche de l’Opéra d’Alceste, m’a conduit a traiter cette question vraiment intéressante: quelle est la liberté qu’on doit accorder [567] au Musicien qui travailla sur un Poème, dont il n’est pas l’Auteur?.l’ai distingue les trois parties de la Musique imitative, en convenant que l’accent est détermine par le Poete, j’ai fait voir que l’harmonie, & sur-tout le rhythme, offroient au Musicien des ressources dont il devoit profiter.

Il faut entrer dans les détails; c’est une grande fatigue pour moi de suivre des partitions un peu chargées; celle d’Alceste l’est beaucoup, & de plus très-embrouillée, pleine de fausses clefs, de fausses notes, de parties entassées confusément.

En examinant le Drame d’Alceste, & la maniere dont M. Gluck s’est cru oblige de le traiter, on a peine a comprendre comment il en a pu rendre la representation supportable. Non que ce Drame, ecrit sur le plan des Tragedies Grecques, ne brille de solides beautes, non que la Musique n’en soit admirable, mais par les difficultes qu’il a falu vaincre dans une si grande uniformite de caracteres & d’expression, pour prevenir l’accablement & l’ennui, & soutenir jusqu’au bout l’interet & l’attention.

L’ouverture d’un seul morceau d’une belle & simple ordonnance y est bien & regalierement dessinée; l’Auteur a eu l’intention d’y préparer les spectateurs a la tristesse, ou il alloit les plonger des le commencement du premier acte & dans tout le cours de la Piece. Et pour cela, il a module sort ouverture presque toute entiere, en mode mineur, & même avec affectation, puisqu’il n’y a, dans tout ce morceau qui est assez long, que la premiere accolade de la page 4, & la [568] premiere accolade relative de la page 9 qui soient en majeur. Il a d’ailleurs affecte les dissonances superflues & diminuées, & des sons soutenus & forces dans le haut, pour exprimer les gemissemens & les plaintes; tout cela est bon & bien entendu en soi, puisque l’ouverture ne doit être employée qu’a disposer le cœur du spectateur au genre d’intérêt, par lequel on va l’émouvoir; mais il en résulte trois inconvéniens: le premier, l’emploi d’un genre d’harmonie trop peu sonore pour une ouverture destinée a éveiller le spectateur, en remplissant son oreille & le préparant a l’attention, l’autre, d’anticiper sur ce même genre d’harmonie qu’on sera force d’employer si long-tems, & qu’il faut par conséquent ménager très-sobrement pour prévenir la satiété; & le troisieme, d’anticiper aussi sur l’ordre des tems, en nous exprimant d’avance une douleur qui n’est pas encore sur la scene, & qu’y va seulement faire naître l’annonce du Héraut public, & je ne crois pas qu’on doive marquer dans un ordre rétrograde, ce qui est a venir comme déjà passe. Pour remédier a tout cela, j’aurois imagine de composer l’ouverture de deux morceaux de caractere différent; mais tous deux traites dans une harmonie sonore & consonnante; le premier, portant dans les cœurs le sentiment d’une douce & tendre gaîté, eut représente la félicite du regne d’Admete & les charmes de l’union conjugale; le second, dans une mesure plus coupée & par des mouvemens plus vifs & un phrase plus interrompu, eut exprime l’inquiétude du Peuple sur la maladie d’Admete, & eut servi d’introduction très-naturelle au début de la piece & a l’annonce du Crieur. [569] Page 12. Après les deux mots qui suivent ces mots Udite, je serois cesser l’accompagnement jusqu’à la fin du récitatif. Cela exprimeroit mieux le silence du Peuple écoutant le Crieur; & les spectateurs, curieux de bien entendre cette annonce, n’ont pas besoin de cet accompagnement; la Basse suffit toute seule, & l’entrée du Chœur qui suit en feroit plus d’effet encore. Ce Chœur alternatif, avec les petits Solos d’Evandre de d’Ismene, me paroit un très-beau début & d’un bon caractere. La ritournelle de quatre mesures qui s’y reprend plusieurs fois, est triste sans être sombre & d’une simplicité exquise. Tout ce Chœur seroit d’un très-bon ton; s’il ne s’y mêloit souvent, & des la seconde mesure, des expressions trop pathétiques. Je n’aime gueres non plus le coup de tonnerre de la page 14, c’est un trait joue sur le mot & qui me paroit déplace. Mais j’aime fort la maniere dont le même Chœur repris, page 34, s’anime ensuite a l’idée du malheur prêt a le foudroyer.

E vuoi morire o misera. Cette lugubre psalmodie est d’une simplicité sublime, & doit produire un grand effet. Mais la même tenue, répétée de la même maniere sur ces autres paroles, Altro non puoi raccogliere, me paroit froide & presque plate. Il est naturel a la voix de s’élever un peu quand on parle plusieurs fois de suite a la même personne; si l’on eut donc fait monter la seconde fois cette même psalmodie, seulement d’un semi-ton sur dis, c’est-a-dire sur mi bémol, cela eut pu suffire pour la rendre plus naturelle & même plus énergique: mais je crois qu’il faloit un peu la varier de quelque [570] que maniere. Au reste il y a, dans la huitième & dans la dixième mesure, un triton qui n’est ni ne peut être sauve, quoi qu’il paroisse l’être la deuxieme sois par le second violon;cela produit une succession d’accords qui n’ont pas un bon fondement & sont contre les regles. Je sais qu’on peut tout faire sur une tenue, sur-tout en pareil cas; & ce n’est pas que je désapprouve le passage, quoique j’en marque l’irrégularité

(Fin d’une observation sur le Chœur suggiamo, dont le commencement est perdu).

Ce ne doit pas être une suite de précipitation, comme devant l’ennemi, mais une suite de consternation qui, pour ainsi dire, doit être honteuse & clandestine, plutôt qu’éclatante & rapide. Si l’Auteur eut voulu faire de la fin de ce Chœur exhortation la joie, il n’eut pas pu mieux réussir.

Après le Chœur suggiamo, j’aurois sait taire entièrement tout l’Orchestre, & déclamer le récitatif ove son avec la simple Basse. Mais immédiatement après ces mots. V’e chi t’anca a tal segno, j’aurois fait commencer un récitatif oblige par une symphonie noble, éclatante, sublime qui annonçât dignement le parti que va prendre Alceste; qui disposât l’Auditeur a sentir toute l’énergie de ces mots Ah vi son io, trop peu annonces par les deux mesures qui précèdent. Cette symphonie qui auroit offert l’image de ces deux vers, qui tolle alla mia mente luminare si mostra; la grande idée eut été soutenue avec le même éclat durant toutes les ritournelles de ce récitatif. J’aurois traite l’air qui suit Ombre larve sur deux [571] mouvemens contrastes; savoir, un allegro sombre & terrible jusqu’à ces mots non voglio pieta, & un adagio ou largo plein de tristesse & de douceur. Sur ceux-ci, se vi tolgo l’amato consorte. M. Gluck, qui n’aime pas les rondeaux, me permettra de lui dire que c’etoit ici le cas d’en employer un bien heureusement, en faisant du reste de ce monologue la seconde partie de l’air, & reprenant seulement l’allegro pour finir.

L’air eterni Dei me paroit d’une grande beauté; j’aurois désire seulement qu’on n’eut pas été oblige d’en varier les expressions par des mesures différentes. Deux, quand elles sont nécessaires, peuvent former des contrastes agréables, mais trois c’est trop, & cela rompt l’unité. Les oppositions sont bien plus belles & sont plus d’effet, quand elles se sont sans changer de mesure & par les seules combinaisons de valeur & de quantité. La raison pourquoi il vaut mieux contraster sur le même mouvement que d’en changer, est que pour produire l’illusion & l’intérêt, il faut cacher l’art autant qu’il est possible, & qu’aussi-tôt qu’on change le mouvement, l’art se décèle & se fait sentir. Par la même raison, je voudrois que, dans un même air, l’on changeât de ton le moins qu’il est possible, qu’on se contentât autant qu’on pourroit de deux seules cadences principale & dominante, & qu’on cherchât plutôt les effets dans, un beau phrase & dans les combinaisons mélodieuses, que dans une harmonie recherchée & des changemens de ton

[572] L’air io non chiedo eterni Dei, est sur-tout dans son commencement d’un chant exquis, comme sont presque tous ceux du même Auteur. Mais ou est dans cet air l’unité de dessein, de tableau, de caractere? Ce n’est point la, ce me semble, un air, mais une suite de plusieurs airs: les enfans y mêlent leur chant a celui de leur mere, ce pas ce que je désapprouve. Mais on y change fréquemment, de mesure, non pour contraster & alterner les deux parties d’un même motif, mais pour passer successivement par des chants absolument differens. On ne sauroit montrer dans ce morceau, aucun dessein commun qui le lie & le fasse un. Cependant, c’est ce qui me paroit nécessaire pour constituer véritablement un air. L’Auteur, après avoir module dans plusieurs tons, se croit néanmoins oblige de finir en E la fa comme il a commence. Il sent donc bien lui-même que le tout doit être traite sur un même dessein, & former unité. Cependant, je ne puis la voir dans les differens membres de cet air, a moins qu’on ne veuille la trouver dans la répétition modifiée de l’allegro non comprende i mali miei, par laquelle finit ce morceau; ce qui ne me paroit pas suffisant pour faire liaison entre tous les membres dont il est compose. J’avoue que le premier changement de mesure rend admirablement le sens & la ponctuation des paroles. Mais il n’en est pas moins vrai qu’on pouvoir y parvenir aussi sans en changer, qu’en général ces changemens de mesure, dans un même air, doivent faire contraste & changer aussi le mouvement; & qu’enfin celui-ci amene deux fois de suite cadence sur la même dominante, sorte de monotonie qu’on doit éviter autant qu’il se [573] peut. Je prendrai encore la liberté de dire que la derniere mesure de la page 27, me paroît d’une expression bien foible pour l’accent du mot qu’elle doit rendre. Cette quinte que le chant fait sur la Basse & la tierce-mineure qui s’y joint, font à mon oreille un accord un peu languissant. J’aurois mieux aimé rendre le chant un peu plus animé & substituer la sixte à la quinte, à-peu-près de la maniere suivante, que je n’ai pas l’impertinence de donner comme une correction, mais que je propose seulement pour mieux expliquer mon idée.

[IMAGE MANQUANTE]

(Ici vient le Choeur des Prêtres d’Apollon).

Le seul reproche que j’aie à faire à ce récitatif, est qu’il est trop beau. Mais, dans la place où il est, ce reproche en est un. Si l’Auteur commence dès-a-présent à prodiguer l’enharmonique, que sera-t-il donc dans les situations déchirantes qui doivent suivre? Ce récitatif doit être touchan & pathétique; je le fais bien, mais non pas, ce me semble, à un si haut degré, parce qu’à mesure qu’on avance, il faut se ménager des coups de force pour réveiller l’Auditeur, [574] quand il commence a se laisser même des belles choses. Cette gradation me paroit absolument nécessaire dans un Opéra.

Page 55.

Le récitatif du grand-Prêtre est un bel exemple de l’effet du récitatif oblige, on ne peut mieux annoncer l’oracle & la majesté de celui qui va le rendre. La seule chose que j’y desirerois, seroit une annonce qui fut plus brillante que terrible; car il me semble qu’Apollon ne doit ni paroître, ni parler; comme Jupiter. Par la même raison, je ne voudrois pas donner a ce Dieu, qu’on nous représente sous la figure d’un beau jeune blondin, une voix de basse-taille.

Pag. 39 Dilegua il nero turbine

Me freme al trono intorno,

O faretrato Apolline

Col chiaro tuo splendor.

Tout ce Chœur en rondeau pourroit être mieux, ces quatre vers doivent être d’abord chantes par le grand-Prêtre, puis répétés entiers par le Chœur, sans en excepter les deux derniers que l’Auteur fait dire seul au grand-Prêtre. Au contraire le grand-Prêtre doit dire seul les vers suivans;

Sai che ramingo, esule,

T’accolse Admetto un di,

Che del anfriso al margine

Tu fosti il suo pastor.

Et le Chœur, au lieu de ces vers qu’il ne doit pas répéter [575] non plus que le grand-Prêtre, doit reprendre les quatre premiers. Je trouve aussi que la réponse des deux premieres mesures en espece d’imitation n’a pas assez de gravite. J’aimerois mieux que tout le Chœur fut syllabique.

Au reste j’ai remarque, avec grand plaisir, la maniere également agréable, simple & savante dont l’Auteur passe du ton de la médiante a celui de la septieme note du ton dans les trois dernieres mesures de la pag. 39.

Et après y avoir séjourne assez long-tems, revient pat une marche analogue a son ton principal, en repassant derechef par la médiante dans la 2, 3 & 4e mesure de la pag. 43, mais ce que je n’ai pas trouve si simple a beaucoup près, c’est le récitatif, nume eterno. pag. 52.

Je ne parlerai point de l’air de danse de la page 17, ni de tous ceux de cet Ouvrage. J’ai dit, dans mon article Opéra, ce que je pensois des ballets coupant les pieces & suspendant la marche de l’intérêt. Je n’ai pas change de sentiment depuis lors sur cet article, mais il est très-possible que je me trompe.

Je ne voudrois point d’accompagnement que la Basse au récitatif d’Evandre, pag. 20, 21 & 22

Je trouve encore le Choeur, pag. 22, beaucoup trop pathétique, malgré les expressions douloureuses dont il est plein; mais les alternatives de la droite & de la gauche, & les réponses des divers instrumens me paroissent devoir rendre cette Musique très-intéressante au théâtre

[576] Popoli di Tessaglia, pag. 24. Je citerai ce récitatif d’Alceste en exemple d’une modulation touchante & tendre, sans aller jusqu’au pathétique, si ce n’est tout a la fin. C’est par des renversemens d’une harmonie assez simple, que M. Gluck produit ces beaux effets. Il eut été le maître de se tenir long-tems dans la même route sans devenir languissant & froid. Mais on voit par, le récitatif accompagne nume eterno de la page 52, qu’il ne tarde pas a prendre un autre vol.

FIN.

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