JEAN JACQUES ROUSSEAU

LE DEVIN DU VILLAGE

[LE DEVIN DU VILLAGE, INTERMEDE. [D.] 1752, printemps-été; [M.] Bibliothèque Municipale de Lyon, Bibliothèque du Palais-Bourbon à Paris, Bibliothèque Nationale, Paris, d’autres; [O.] texte seul, Le Devin Village, etc. Chez la v. Delormel & Fils, Paris, 1753; Le Devin Village, etc., l’Académie Royale de Musique, 1753; Le Devin Village, Intermède en un Acte, 1753; [S.] le Pléiade édition, t. II, pp. 1093-1114 SOURCE=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 157-179.]

[160]

ACTEURS

COLIN.

COLETTE.

LE DEVIN.

TROUPE DE JEUNES GENS DU VILLAGE.

[Tableau-8-7]

[161]

LE DEVIN
DU VILLAGE,
INTERMEDE.

Le Théâtre représente d’un cote la Maison du Devin, de l’autre des Arbres & des Fontaines, & dans le fond un Hameau.

SCENE PREMIERE

COLETTE soupirant, & s’essuyant les yeux de son tablier.

   J’ai perdu tout mon bonheur;

   J’ai perdu mon serviteur;

   Colin me délaisse.

   Hélas, il a pu charter!

   Je voudrois n’y plus songer:

   J’y songe sans cesse.

   J’ai perdu mon serviteur;

   J’ai perdu toit mon bonheur,

   Colin me délaisse.

Il m’aimoit autrefois, & ce fut mon malheur.

Mais quelle est donc celle qu’il me préfere!

Elle est donc bien charmante! imprudente Bergere,

[162] Ne crains-tu point les maux que j’éprouve en ce jour?

Colin m’a pu changer; tu peux avoir ton tour.

   Que me sert d’y rêver sans cesse?

   Rien ne peut guérir mon amour,

   Et tout augmente ma tristesse.

   J’ai perdu mon serviteur;

   J’ai perdu tout mon bonheur,

   Colin me délaisse.

Je veux le hair....je le dois....

Peut-être il m’aime encor..pourquoi me fuir sans cesse?

   Il me cherchoit tant autrefois.

Le Devin du canton fait ici sa demeure;

Il fait tout; il faura le fort de mon amour:

Je le vois, & je veux m’éclaircir en ce jour.

SCENE II

LE DEVIN, COLETTE. Tandis que le DEVIN s’avance gravement, COLETTE compte dans sa main de la monnoie; puis elle la plie dans un papier, & la présente au DEVIN, après avoir un peu hésite à l’aborder.

COLETTE d’un air timide.

Perdrai-je Colin sans retour?

Dites-moi s’il faut que je meure.

[163] LE DEVIN gravement.

Je lis dans votre cœur, & j’ai lu dans le sien.

COLETTE.

O Dieux!

LE DEVIN.

Modérez-vous.

COLETTE.

Eh bien?

Colin....

LE DEVIN.

Vous est infidèle.

COLETTE.

Je me meurs.

LE DEVIN.

Et pourtant, il vous aime toujours.

COLETTE vivement.

Que dites-vous?

LE DEVIN.

Plus adroite & moins belle,

La Dame de ces lieux....

COLETTE.

         Il me quitte pour elle!

LE DEVIN.

Je vous l’ai déjà dit, il vous aime toujours.

[164] COLETTE tristement.

Et toujours il me fuit.

LE DEVIN.

         Comptez sur mon secours.

Je pretends à vos pieds ramener le volage.

Colin veut être brave, il aime à se parer:

Sa vanité vous a fait un outrage

   Que son amour doit réparer.

COLETTE.

   Si des galans de la ville

   J’eusse écoute les discours,

   Ah! qu’il m’eut été facile

   De former d’autres amours!

   Mise en riche Demoiselle

   Je brillerois tous les jours;

   De rubans & de dentelle

   Je chargerois mes atours.

   Pour l’amour de l’infidelle

   J’ai refuse mon bonheur,

   J’aimois mieux être moins belle

   Et lui conserver mon cœur.

LE DEVIN.

Je vous rendrai le sien, ce sera mon ouvrage.

Vous, à le mieux garder appliquez tous vos soins;

   Pour vous faire aimer davantage,

   Feignez d’aimer un peu moins.

[165] L’amour croit s’il s’inquiette;

Il s’endort s’il est content:

La Bergere un peu coquette

Rend le Berger plus constant.

COLETTE.

A vos sages leçons Colette s’abandonne.

LE DEVIN.

Avec Colin prenez un autre ton.

COLETTE.

Je feindrai d’imiter l’exemple qu’il me donne.

LE DEVIN.

Ne l’imitez pas tout de bon;

Mais qu’il ne puisse le connoître.

Mon art m’apprend qu’il va paroître,

Je vous appellerai quand il en sera tems.

SCENE III

LE DEVIN.

J’ai tout su de Colin, & ces pauvres enfans

Admirent tous les deux la science profonde

Qui me fait deviner tout ce qu’ils m’ont appris,

Leur amour à propos en ce jour me seconde;

En les rendant heureux, il faut que je confonde

De la Dame du lieu les airs & les mépris.

[166]

SCENE IV

LE DEVIN, COLIN.

COLIN.

L’amour & vos leçons m’ont enfin rendu sage;

Je préfere Colette à des biens superflus:

Je sus lui plaire en habit de village;

Sous un habit dore qu’obtiendrois-je de plus?

LE DEVIN.

Colin, il n’est plus tems, & Colette t’oublie.

COLIN.

Elle m’oublie, o Ciel! Colette a pu changer!

LE DEVIN.

   Elle est femme, jeune & jolie;

   Manqueroit-elle a se venger?

COLIN.

Non, Colette n’est point trompeuse;

   Elle m’a promis sa foi:

   Peut-elle être l’Amoureuse

   D’un autre Berger que moi?

LE DEVIN.

Ce n’est point un Berger qu’elle préfere à toi,

   C’est un beau Monsieur de la Ville.

COLIN.

Qui vous l’a dit?

[167] LE DEVIN avec emphase.

       Mon art.

COLIN.

         Je n’en saurois douter.

   Hélas qu’il m’en va coûter

   Pour avoir été trop facile

A m’en laisser conter par les Dames de Cour!

Aurois-je donc perdu Colette sans retour?

LE DEVIN.

On sert mal à la fois fortune & l’Amour.

D’être si beau garçon quelquefois il en coûte.

COLIN.

De grace, apprenez-moi le moyen d’éviter

   Le coup affreux que je redoute.

LE DEVIN.

Laisse-moi seul un moment consulter.

Le Devin tire de sa poche un Livre de grimoire & un petit bâton de Jacob, avec lesquels il fait un charme. De jeunes Paysannes qui venoient le consulter, laissent tomber leurs presens, & se sauvent toutes effrayées en voyant ses contorsions.

LE DEVIN.

Le charme est fait. Colette en ce lieu va se rendre;

     Il faut ici l’attendre.

COLIN.

   A l’appaiser pourrai-je parvenir?

[168] Hélas, voudra-t-elle m’entendre?

LE DEVIN.

Avec un cœur fidele & tendre

   On a droit de tout obtenir.

A part. Sur ce qu’elle doit dire allons la prévenir.

SCENE V

COLIN.

   Je vais revoir ma charmante Maîtresse.

   Adieu châteaux, grandeurs, richesse,

   Votre éclat ne me tente plus.

   Si mes pleurs, mes soins assidus

   Peuvent toucher ce que j’adore,

   Je vous verrai renaître encore

   Doux momens que j’ai perdus.

   Quand on fait aimer dc plaire

   A-t’on besoin d’autre bien!

   Rends-moi ton cœur ma Bergere,

   Colin t’a rendu le sien.

   Mon chalumeau, ma houlette,

   Soyez mes seules grandeurs;

   Ma parure est ma Colette,

   Mes trésors sont ses faveurs.

   Que de seigneurs d’importance

   [169] Voudroient bien avoir sa foi!

   Malgré toute leur puissance,

   Ils sont moins heureux que moi.

SCENE VI

COLIN, COLETTE parée.

COLIN à part

Je l’apperçois....Je tremble en m’offrant À sa vue....

....Sauvons-nous....Je la perds si je fuis....

COLETTE À part.

   Il me voit....Que je suis émue!

   Le cœur me bat....

COLIN.

Je ne sais ou j’en suis.

COLETTE.

Trop près, sans y songer, je me suis approchée.

COLIN.

Je ne puis m’en dédire, il la faut aborder.

     A Colette, d’un ton radouci, & d’un air moitié riant, moitié embarrasse.

   Ma Colette....êtes-vous fâchée?

   Je suis Colin: daignez me regarder.

[170] COLETTE, osant À peine jetter les yeux sur lui.

   Colin m’aimoit: Colin m’etoit fidelle:

   Je vous regarde, & ne vois plus Colin.

COLIN.

Mon cœur n’a point change; mon erreur trop cruelle

Venoit d’un sort jette par quelque esprit malin:

Le Devin l’a détruit; je suis, malgré l’envie,

Toujours Colin, toujours plus amoureux.

COLETTE.

Par un sort, À mon tour, je me sens poursuivie.

Le Devin n’y peut rien.

COLIN.

         Que je suis malheureux!

COLETTE.

D’un amant plus constant....

COLIN.

         Ah! de ma mort suivie

Votre infidélité....

COLETTE.

       Vos soins sont superflus;

   Non, Colin, je ne t’aime plus.

COLIN.

   Ta foi ne m’est point ravie;

   Non, consulte mieux ton cœur:

   Toi-même en m’ôtant la vie

   Tu perdrois tout ton bonheur.

[171] COLETTE

A part. Hélas! À Colin. Non vous m’avez trahie,

     Vos soins sont superflus:

   Non, Colin, je ne t’aime plus.

COLIN.

C’en est donc fait; vous voulez que je meure;

Et je vais pour jamais rn’éloigner du hameau.

COLETTE, rappellant Colin qui s’éloigne lentement.

Colin?

COLIN.

   Quoi?

COLETTE.

     Tu me suis?

COLIN.

         Faut-il que je demeure

   Pour vous voir un amant nouveau?

COLETTE. Duo.

   Tant qu’a mon Colin j’ai su plaire,

   Mon sort combloit mes desirs.

COLIN.

   Quand je plaisois À ma Bergere,

   Je vivois dans les plaisirs.

COLETTE.

   Depuis que son cœur me méprise

   Un autre a gagne le mien.

[172] COLIN.

   Après le doux nœud quelle brise

       Seroit-il un autre bien?

                                                            D’un ton pénétré.

    Ma Colette se dégage!

COLETTE.

   Je crains un amant volage,

ENSEMBLE.

   Je me dégage À mon tour.

   Mon cœur, devenu paisible,

   Oubliera, s’il est possible,

    Que tu lui fus cher/chere un jour.

COLIN.

   Quelque bonheur qu’on me promette

   Dans les nœuds qui me sont offerts,

   J’eusse encor préféré Colette

   A tous les biens de l’Univers.

COLETTE.

   Quoi qu’un Seigneur jeune, aimable,

    Me parle aujourd’hui d’Amour,

   Colin m’eut semble préférable

   A tout l’éclat de la Cour.

COLIN tendrement.

   Ah Colette!

[173] COLETTE avec un soupir.

         Ah! Berger volage,

   Faut-il t’aimer malgré moi?

Colin se jette aux pieds de Colette; elle lui fait remarquer à son chapeau un Ruban fort riche qu’il a reçu de la Dame. Colin le jette avec dédain. Colette lui en donne un plus simple, dont elle etoit parée, & qu’il reçoit avec transport.

ENSEMBLE.

   A jamais Colin je t’engage/t’engage

   Mon/ Son cœur & ma/sa foi.

   Qu’un doux mariage

   M’unisse avec toi.

   Aimons toujours sans partage,

   Que l’Amour soit notre loi.

   A jamais, &c.

SCENE VII

LE DEVIN, COLIN, COLETTE.

LE DEVIN.

Je vous ai délivrés d’un cruel maléfice;

Vous vous aimez encor malgré les envieux.

[174] COLIN.

                                                 Ils offrent chacun un présent au Devin.

Quel don pourroit jamais payer un tel service?

LE DEVIN recevant des deux mains.

Je suis assez paye si vous êtes heureux.

   Venez jeunes Garçons, venez aimables Filles,

   Rassemblez-vous, venez les imiter;

   Venez galans Bergers, venez beautés gentilles

   En chantant leur bonheur apprendre À le goûter.

SCENE DERNIERE

LE DEVIN, COLIN, COLETTE.

Garçons & Filles du Village.

CHŒUR.

   Colin revient À sa Bergere;

   Célébrons un retour si beau.

   Que leur amitié sincere

   Soit un charme toujours nouveau.

   Du Devin de notre Village

   Chantons le pouvoir éclatant:

   Il ramene un Amant volage,

   Et le rend heureux & constant.

                                                        On danse.

[175] COLIN.

ROMANCE.

   Dans ma cabane obscure

   Toujours soucis nouveaux;

   Vent, Soleil, ou froidure,

   Toujours peine & travaux.

   Colette ma Bergere

   Si tu viens l’habiter,

   Colin dans sa chaumière

   N’a rien À regretter.

   Des champs, de la prairie

   Retournant chaque soir,

   Chaque soir plus chérie

   Je viendrai te revoir:

   Du Soleil dans nos plaines

   Devançant le retour,

   Je charmerai mes peines

   En chantant notre Amour.

On danse une PANTOMIME.

LE DEVIN.

   Il faut tous À l’envi

   Nous signaler ici;

   Si je ne puis fauter ainsi,

Je dirai pour ma part une Chanson nouvelle.

                                       Il tire une Chanson de sa poche.

I.

   L’art À l’Amour est favorable,

   [176] Et sans art l’Amour fait charmer;

   A la Ville on est plus aimable,

   Au Village on fait mieux aimer

     Ah! pour l’ordinaire,

     L’Amour ne fait guère

   Ce qu’il permet., ce qu’il défend;

   C’est un Enfant, c’est un Enfant.

   COLIN avec le Chœur répete le refrain.

   Ah! pour l’ordinaire,

   L’Amour ne fait guère

   Ce qu’il permet, ce qu’il défend;

   C’est un Enfant, c’est un Enfant.

                                             Regardant la Chanson.

Elle a d’autres Couplets! je la trouve assez belle.

COLETTE avec empressement.

   Voyons, voyons; nous chanterons aussi.

                                                 Elle prend la Chanson.

II.

   Ici de la simple Nature,

   L’Amour suit la naïveté;

   En d’autres lieux de la parure

   Il cherche l’éclat emprunte.

   Ah! pour l’ordinaire,

   L’Amour ne fait guère

 Ce qu’il permet, ce qu’il défend;

 C’est un Enfant, c’est un Enfant.

[177] CHŒUR

   C’est un Enfant, c’est un Enfant.

COLIN.

III

   Souvent une flâme chérie

   Est celle d’un cœur ingénu:

   Souvent par la coquetterie

   Un cœur volage est retenu.

     Ah! pour l’ordinaire, &c.

                        À la fin de chaque Couplet, le Chœur répete toujours ce vers.

   C’est un Enfant, c’est un Enfant.

LE DEVIN.

IV.

   L’Amour selon sa fantaisie,

   Ordonne & dispose de nous:

   Ce Dieu permet la jalousie,

   Et ce Dieu punit les jaloux.

     Ah! pour l’ordinaire, &c.

COLIN.

V.

   A voltiger de belle en belle,

   On perd souvent l’heureux instant;

   Souvent un Berger trop fidelle

   Est moins aime qu’un inconstant.

     Ah! pour l’ordinaire, &c.

[178] COLETTE.

VI.

     A son caprice on est en butte,

   Il veut les ris, il veut les pleurs;

   Par les.... par les....

COLIN lui aidant À lire.

   Par les rigueurs on le rebutte.

COLETTE.

   On l’affoiblit par les faveurs.

ENSEMBLE.

   Ah! pour l’ordinaire,

   L’Amour ne fait guère

   Ce qu’il permet, ce qu’il défend;

  C’est un Enfant, c’est un Enfant.

CHŒUR.

   C’est un Enfant; c’est un Enfant. On danse.

COLETTE.

   Avec l’objet de mes amours,

   Rien ne m’afflige, tout m’enchante;

   Sans cesse il rit, toujours je chante:

   C’est une chaîne d’heureux jours.

   Quand on fait bien aimer, que la vie est charmante?

   Tel, au milieu des fleurs qui brillent sur son cours,

   Un doux ruisseau coule & serpente.

   Quand on fait bien aimer, que la vie est charmante!

                                                                         On danse.

[179] COLETTE.

   Allons danser sous les ormeaux,

   Animez-vous jeunes fillettes:

   Allons danser sous les ormeaux,

   Galans prenez vos chalumeaux.

LES VILLAGEOISES repentent ces quatre vers.

COLETTE.

   Répétons mille chansonnettes,

   Et pour avoir le cœur joyeux,

   Dansons avec nos amoureux,

   Mais n’y restons jamais seulettes.

   Allons danser sous les ormeaux, &c.

LES VILLAGEOISES.

   Allons danser sous les ormeaux, &c.

COLETTE.

A la Ville on fait bien plus de fracas;

Mais sont-ils aussi gais dans leurs ébats?

     Toujours contens,

     Toujours chantans;

     Beauté sans fard,

     Plaisir sans art;

Tous leurs Concerts valent-ils nos musettes?

   Allons danser sous les ormeaux, &c.

LES VILLAGEOISES.

   Allons danser sous les ormeaux, &c.

FIN.

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