JEAN JACQUES ROUSSEAU

[LE VERGER DE MADAME LA BARONNE DE WARENS]

[1739, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231 (1742). Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776; le Pléiade t. II, pp. 1123-1129, 1890.== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 401-411.]

[LE VERGER
DE MADAME
LA BARONNE
DE WARENS.]

[401]

AVERTISSEMENT

J’ai eu le malheur autrefois de refuser des vers à des personnes que j’honorois, & que je respectois infiniment, parce que je m’étois désormais interdit d’en faire. J’ose espérer cependant que ceux que je publie aujourd’hui ne les offenseront point; & je crois pouvoir dire, sans trop de rafinement, qu’ils sont l’ouvrage de mon cœur, & non de mon esprit. Il est même aisé de s’appercevoir que c’est un enthousiasme impromptu, si je puis parler ainsi, dans lequel je n’ai gueres songé à briller. De fréquentes répétitions dans les pensées, & même dans les tours, & beaucoup de négligence dans la diction, n’annoncent pas un homme fort empressé de la gloire d’être un bon poete. Je déclare de plus que si l’on nie trouvé jamais à faire des vers galons, ou de ces sortes de belles choses qu’on appelle des jeux d’esprit, je m’abandonne volontiers à toute l’indignation que j’aurai méritée.

Il faudroit m’excuser auprès de certaines gens d’avoir loué ma bienfaitrice, & auprès des personnes de mérite, de n’en avoir pas assez dit de bien; le silence que je garde à l’égard des premiers n’est pas sans fondement: quant aux autres, j’ai l’honneur de les assurer que je serai toujours infiniment satisfait de m’entendre faire le même reproche.

Il est vrai qu’en félicitant Madame de W * * *. sur son penchant à faire du bien, je pouvois m’étendre sur beaucoup, d’autres vérités non moins honorables pour elle. Je n’ai point [402] prétendu être ici un panégyriste, mais simplement un homme sensible & reconnoissant, qui s’amuse à décrire ses plaisirs.

On ne manquera pas de s’écrier: un malade faire des vers! un homme à deux doigts du tombeau! C’est précisément pour cela que j’ai fait des vers. Si je me portois moins mal, je me croirois comptable de mes occupations au bien de la société; l’état où je suis ne me permet de travailler qu’à ma propre satisfaction. Combien de gens qui regorgent de biens & de santé ne passent pas autrement leur vie entiere? II faudroit aussi savoir si ceux qui me feront ce reproche sont disposés à m’employer à quelque chose de mieux.

[403]

LE VERGER DES CHARMETTES.

Rara domus tenuem non aspernatur amieum:

Raraque non humilem calcat fastosa clientem.

Verger cher à mon coeur, séjour de l’innocence,

Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense,

Solitude charmante, asyle de la paix,

Puissé-je, heureux verger, ne vous quitter jamais!

O jours délicieux, coulez sous vos ombrages!

De Philomele en pleurs les languissans ramages,

D’un ruisseau fugitif le murmure flatteur,

Excitent dans mon ame un charme séducteur.

J’apprends sur votre émail à jouir de la vie:

J’apprends à méditer sans regret, sans envie,

Sur les frivoles goûts des mortels insensés;

Leurs jours tumultueux, l’un par l’autre poussés,

N’enflamment point mon coeur du desir de les suivre.

A de plus grands plaisirs je mets le prix de vivre;

Plaisirs toujours charmans, toujours doux toujours purs,

A mon coeur enchanté vous êtes toujours sûrs.

Soit qu’au premier aspect d’an beau jour prêt d’éclore,

J’aille voir ces côteaux qu’un soleil levant dore,

[404] Soit que vers le midi, chassé par son ardeur,

Sous un arbre touffu je cherche la fraîcheur;

Là, portant avec moi Montagne ou la Bruyere,

Je ris tranquillement de l’humaine misere;

Ou bien avec Socrate & le divin Platon

Je m’exerce à marcher sur les pas de Caton:

Soit qu’une nuit brillante, en étendant ses voiles;

Découvre à mes regards la lune & les étoiles,

Alors, suivant de loin la Hire & Cassini,

Je calcule, j’observe, & prés de l’infini,

Sur ces mondes divers que l’éther nous recele,

Je pousse, en raisonnant, Huyghens & Fontenelle:

Soit enfin que, surpris d’un orage imprévu,

Je rassure, en courant, le berger éperdu;

Qu’épouvante les vents qui siflent sur sa tête,

Les tourbillons, l’éclair, la foudre, la tempête;

Toujours également heureux & satisfait,

Je ne desire point un bonheur plus parfait.

O vous, sage Warens, éleve de Minerve,

Pardonnez ces transports d’une indiscrete verve;

Quoique j’eusse promis de ne rimer jamais,

J’ose chanter ici les fruits de vos bienfaits.

Oui, si mon cœur jouit du sort le plus tranquille,

Si je suis la vertu dans un chemin facile,

Si je goûte en ces lieux un repos innocent,

Je ne dois qu’à vous seule un si rare présent.

Vainement des coeurs bas, des ames mercenaires,

Par des avis cruels plutôt que salutaires,

[405] Cent fois ont essayé de m’ôter vos bontés:

Ils ne connoissent pas le bien que vous goûtez,

En faisant des heureux, en essuyant des larmes:

Ces plaisirs délicats pour eux n’ont point de charmes.

De Tite & de Trajan les libérales mains

N’excitent dans leurs coeurs que des ris inhumains.

Pourquoi faire du bien dans le siecle où nous sommes?

Se trouvé-t-il quelqu’un dans la race des hommes

Digne d’être tiré du rang des indigens?

Peut-il, dans la misere, être d’honnêtes gens?

Et ne vaut-il pas mieux employer ses richesses

A jouir des plaisirs qu’à faire des largesses?

Qu’ils suivent à leur gré ces sentimens affreux,

Je me garderai bien de rien exiger d’eux.

Je n’irai pas ramper, ni chercher à leur plaire;

Mon coeur fait, s’il le faut, affronter la misere,

Et plus délicat qu’eux, plus sensible à l’honneur,

Regarde de plus près au choix d’un bienfaiteur.

Oui, j’en donne aujourd’hui l’assurance publique,

Cet écrit en sera le témoin authentique,

Que si jamais ce sort m’arrache à vos bienfaits,

Mes besoins jusqu’aux leurs ne recourront jamais.

Laissez des envieux la troupe méprisable

Attaquer des vertus dont l’éclat les accable.

Dédaignez leurs complots, leur haine, leur fureur;

La paix n’en est pas moins au fond de voire coeur,

Tandis que vils jouets de leurs propres furies,

Alimens des serpens dont elles sont nourries,

[406] Le crime & les remords portent au fond des leurs

Le triste châtiment de leurs noires horreurs.

Semblables en leur rage à la guêpe maligne,

De travail incapable, & de secours indigne,

Qui ne vit que de vols, & dont enfin le sort

Est de faire du mal en se donnant la mort:

Qu’ils exhalent en vain leur colore impuissante,

Leurs menaces pour vous n’ont rien qui m’épouvante;

Ils voudroient d’un grand roi vous ôter les bienfaits;

Mais de plus nobles soins illustrent ses projets.

Leur basse jalousie, & leur fureur injuste,

N’arriveront jamais jusqu’à son trône auguste,

Et le monstre qui regne en leurs cœurs abattus

N’est pas fait pour braver l’éclat de ses vertus.

C’est ainsi qu’un bon roi rend son empire aimable;

Il soutient la vertu que l’infortuné accable:

Quand il doit menacer, la foudre est en ses mains.

Tout roi, sans s’élever au-dessus des humains,

Contre les criminels peut lancer le tonnerre;

Mais s’il fait des heureux, c’est un Dieu sur la terre.

Charles, on reconnoît ton empire à ses traits;

Ta main porte en tous lieux la joie & les bienfaits,

Tes sujets égalés éprouvent ta justice;

On ne réclame plus par un honteux caprice

Un principe odieux, proscrit par l’équité,

Qui, blessant tous les droits de la société,

Brisé les nœuds sacrés dont elle étoit unie,

Refuse à ses besoins la meilleure partie,

[407] Et prétend affranchir de ses plus justes loix

Ceux qu’elle fait jouir de ses plus riches droits.

Ah! s’il t’avoit suffi de te rendre terrible,

Quel autre, plus que toi, pouvoit être invincible,

Quand l’Europe t’a vu, guidant tes étendards,

Seul entre tous ses rois briller aux champs de Mars!

Mais ce n’est pas assez d’épouvanter la terre;

Il est d’autres devoirs que les soins de la guerre;

Et c’est par eux, grand roi, que ton peuple aujourd’hui,

Trouvé en toi son vengeur, son pere & son appui.

Et vous, sage Warens, que ce héros protège,

En vain la calomnie en secret vous assiége,

Craignez peu ses effets, bravez son vain courroux,

La vertu vous défend, & c’est assez pour vous:

Ce grand roi vous estime, il connoît votre zele,

Toujours à sa parole il fait être fidele,

Et pour tout dire, enfin, garant de ses bontés,

Votre coeur vous répond que vous les méritez.

On me connoit assez, & ma muse sévere

Ne fait point dispenser un encens mercenaire;

Jamais d’un vil flatteur le langage affecté

N’a souillé dans mes vers l’auguste vérité.

Vous méprisez vous-même un éloge insipide,

Vos sinceres vertus n’ont point l’orgueil pour guide.

Avec vos ennemis convenons, s’il le faut,

Que la sagesse en vous n’exclut point tout défaut.

Sur cette terre hélas! telle est notre misere,

Que la perfection n’est qu’erreur & chimere!

[408] Connoître mes travers est mon premier souhait,

Et je fais peu de cas de tout homme parfait.

La haine quelquefois donne un avis utile:

Blâmez cette bonté trop douce & trop facile,

Qui souvent à leurs yeux a causé vos malheurs.

Reconnoissez en vous les foibles des bons coeurs:

Mais sachez qu’en secret l’éternelle sagesse

Hait leurs fausses vertus plus que votre foiblesse;

Et qu’il vaut mieux cent fois se montrer à ses yeux

Imparfait comme vous, que vertueux comme eux.

Vous donc, dès mon enfance attachée à m’instruire,

A travers ma misere, hélas! qui crûtes lire

Que de quelques talens le ciel m’avoit pourvu,

Qui daignâtes former mon coeur à la vertu,

Vous, que j’ose appeller du tendre nom de mere,

Acceptez aujourd’hui cet hommage sincere,

Le tribut légitime, & trop bien mérité,

Que ma reconnoissance offre à la vérité.

Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie,

Si j’ai pu jusqu’ici me soustraire à l’envie,

Si le coeur plus sensible, & l’esprit moins grossier,

Au-dessus du vulgaire on m’a vu m’élever,

Enfin, si chaque jour je jouis de moi-même,

Tantôt en m’élançant jusqu’à l’Etre suprême,

Tantôt en méditant dans un profond repos

Les erreurs des humains, & leurs biens & leurs maux:

Tantôt, philosophant sur les loix naturelles,

J’entre dans le secret des causes éternelles,

[409] Je cherche à pénétrer tous les ressorts divers,

Les principes cachés qui meuvent l’univers;

Si, dis-je, en mon pouvoir j’ai tous ces avantages,

Je le répété encor, ce sont là vos ouvrages,

Vertueuse Warens, c’est de vous que je tiens

Le vrai bonheur de l’homme, & les solides biens.

Sans craintes, sans desirs, dans cette solitude,

Je laissé aller mes jours exempts d’inquiétude:

O que mon coeur touché ne peut-il à son gré

Peindre sur ce papier, dans un juste degré,

Des plaisirs qu’il ressent la volupté parfaite!

Présent dont je jouis, passé que je regrette,

Tems précieux, hélas! je ne vous perdrai plus

En bizarres projets, en soucis superflus.

Dans ce verger charmant j’en partage l’espace.

Sous un ombrage frais tantôt je me délasse;

Tantôt avec Leibnitz, Mallebranche & Newton,

Je monte ma raison sur un sublime ton,

J’examine les loix des corps & des pensées,

Avec Loche je fais l’histoire des idées:

Avec Kepler, Wallis, Barrow, Rainaud, Pascal,

Je devance Archimede, & je suis l’Hôpital.*

[*Le marquis de l’Hôpital, auteur de l’Analyse des infiniment petits, & de plusieurs autres ouvrages de mathématique.]

Tantôt à la physique appliquant mes problêmes,

Je me laissé entraîner à l’esprit des systêmes:

Je tâtonne Descartes & ses égaremens,

Sublimes, il est vrai, mais frivoles romans.

[410] J’abandonne bientôt l’hypothese infidelle,

Content d’étudier l’histoire naturelle.

Là, Pluie & Niuwentyt, m’aidant de leur savoir,

M’apprennent à penser, ouvrir les yeux & voir.

Quelquefois, descendant de ces vastes lumieres,

Des différens mortels je suis les caracteres.

Quelquefois, m’amusant jusqu’à la fiction,

Télémaque & Séthos me donnent leur leçon,

Ou bien dans Cléveland j’observe la nature,

Qui se montre à mes yeux touchante & toujours pure.

Tantôt aussi de Spon parcourant les cahiers,

De ma patrie en pleurs je relis les dangers.

Geneve, jadis si sage, ô ma chere patrie!

Quel démon dans ton sein produit la frénésie?

Souviens-toi qu’autrefois tu donnas des héros,

Dont le sang t’acheta les douceurs du repos!

Transportés aujourd’hui d’une soudaine rage,

Aveugles citoyens, cherchez-vous l’esclavage?

Trop tôt peut-être hélas! pourrez-vous le trouver!

Mais, s’il est encor tems, c’est à vous d’y songer.

Jouissez des bienfaits que Louis vous accorde,

Rappellez dans vos murs cette antique concorde.

Heureux! si, reprenant la foi de vos aieux,

Vous n’oubliez jamais d’être libres comme eux.

O vous tendre Racine, ô vous aimable Horace!

Dans mes loisirs aussi vous trouvez votre place:

Claville, S. Aubin, Plutarque, Mézerai,

Despréaux, Cicéron, Pope, Rollin, Barclai,

[411] Et vous, trop doux la Mothe, & toi, touchant Voltaire

Ta lecture à mon coeur restera toujours chere,

Mais mon goût se refuse à tout frivole écrit,

Dont l’Auteur n’a pour but que d’amuser l’esprit.

Il a beau prodiguer la brillante antithese,

Semer par-tout des fleurs, chercher un tour qui plaise,

Le coeur, plus que l’esprit, a chez moi des besoins,

Et s’il n’est attendri, rebute tous ses soins.

C’est ainsi que mes jours s’écoulent sans alarmes.

Mes yeux sur mes malheurs ne versent point de larmes,

Si des pleurs quelquefois alterent mon repos,

C’est pour d’autres sujets que pour mes propres maux.

Vainement la douleur, les craintes, les miseres,

Veulent décourager la fin de ma carriere,

D’Epictete asservi la stoique fierté

M’apprend à supporter les maux, la pauvreté;

Je vois, sans m’affliger, la langueur qui m’accable:

L’approche du trépas ne m’est point effroyable;

Et le mal dont mon corps se sent presque abattu

N’est pour moi qu’un sujet d’affermir ma vertu.

FIN.

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