JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS
DE J. J. ROUSSEAU

[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE XII. t. XVII, pp. 41-139.]

LES CONFESSIONS
DE
J.J. ROUSSEAU.

SUITE DU LIVRE ONZIEME

[5] Je vivois à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir eu un seul jour de bonne santé. Quoique l’air y soit excellent, les eaux y sont mauvaises, & cela peut très-bien être une des causes qui contribuoient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l’automne 1761, je tombai tout-à-fait malade, & je passai l’hiver entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique, augmenté par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus sensibles. Depuis quelque temps de sourds & tristes pressentimens me troubloient, sans que je susse à propos de quoi. Je recevois des lettres [6] anonymes assez singulières, & même des lettres signées qui ne l’étoient guère moins. J’en reçus une d’un conseiller au parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitution des choses, & n’augurant pas bien des suites, me consultoit sur le choix d’un asyle à Genève ou en Suisse, pour s’y retirer avec sa famille. J’en reçus une de M. de..., président à Mortier au parlement de..., lequel me proposoit de rédiger pour ce parlement qui, pour lors, étoit mal avec la Cour, des mémoires & remontrances, offrant de me fournir tous les documens & matériaux dont j’aurois besoin pour cela.

Quand je souffre, je suis sujet à l’humeur. J’en avois en recevant ces lettres; j’en mis dans les réponses que j’y fis, refusant tout à plat ce qu’on me demandoit. Ce refus n’est assurément pas ce que je me reproche, puisque ces lettres pouvoient être des pièges de mes ennemis, & ce qu’on me demandoit étoit contraire à des principes dont je voulois moins me départir que jamais; mais pouvant refuser avec aménité, je refusai avec dureté; & voilà en quoi j’eus tort.

On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de parler. Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que je pensais, comme lui & comme beaucoup d’autres, que la constitution déclinante menaçoit la France d’un prochain délabrement. Les désastres d’une guerre malheureuse, qui tous venoient de la faute du gouvernement; l’incroyable désordre des finances, les tiraillemens continuels [7] de l’administration, partagée jusqu’àlors entre deux ou trois ministres, en guerre ouverte l’un avec l’autre, & qui, pour se nuire mutuellement, abîmoient le royaume; le mécontentement général du peuple & de tous les ordres de l’état; l’entêtement d’une femme obstinée, qui, sacrifiant toujours à ses goûts ses lumières, si tant est qu’elle en eût, écartoit presque toujours des emplois les plus capables, pour placer ceux qui lui plaisoient le plus; tout concouroit à justifier la prévoyance du conseiller & celle du public & la mienne. Cette prévoyance me mit même plusieurs fois en balance, si je ne chercherois pas moi-même un asyle hors du royaume avant les troubles qui sembloient le menacer; mais rassuré par ma petitesse & mon humeur paisible, je crus que, dans la solitude où je voulois vivre, nul orage ne pouvoit pénétrer jusqu’à moi; fâché seulement que dans cet état de choses, M. de Luxembourg se prêtât à des commissions qui devoient le faire moins bien valoir dans son gouvernement, j’aurois voulu qu’il s’y ménageât, à tout événement, une retraite, s’il arrivoit que la grande machine vînt à crouler, comme cela paroissoit à craindre dans l’état actuel des choses, & il me paraît encore à présent indubitable que si toutes les rênes du gouvernement ne fussent enfin tombées dans une seule main, la monarchie française seroit maintenant aux abois.

Tandis que mon état empiroit, l’impression de l’Emile se ralentissoit, & fut enfin tout-à-fait suspendue, sans que je pusse en apprendre la raison, sans que Guy daignât plus m’écrire ni me répondre, sans que je pusse avoir des nouvelles [8] de personne ni rien savoir de ce qui se passoit, M. de M[alesherbe]s étant pour lors à la campagne. Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble ni ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres: je redoute & je hais leur air noir; le mystère m’inquiète toujours, il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayeroit peu, ce me semble; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumoit ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avois à coeur la publication de mon dernier & meilleur ouvrage, plus je me tourmentois à chercher ce qui pouvoit l’accrocher; & toujours portant tout à l’extrême, dans la suspension de l’impression du livre j’en croyois voir la suppression. Cependant n’en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restois dans l’incertitude du monde la plus cruelle. J’écrivois lettres sur lettres à Guy, à M. de M[alesherbe]s, à Mde. de Luxembourg; & les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me troublois entièrement, je délirais. Malheureusement j’appris, dans le même temps, que le P. Griffet, jésuite, avoit parlé de l’Emile, & en avoit rapporté même des passages. A l’instant mon imagination part comme un éclair, & me dévoile tout le mystère d’iniquité: j’en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée. Je me figurai que les Jésuites, furieux du ton méprisant sur lequel j’avois parlé des collèges, s’étoient emparés de mon ouvrage, que c’étoient [9] eux qui en accrochoient l’édition; qu’instruits par Guérin, leur ami, de mon état présent, & prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutois pas, ils vouloient retarder l’impression jusqu’àlors, dans le dessein de tronquer, d’altérer mon ouvrage, & de me prêter, pour remplir leurs vues, des sentimens différens des miens. Il est étonnant quelle foule de faits & de circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie, & lui donner un air de vraisemblance, que dis-je? m’y montrer l’évidence & la démonstration. Guérin étoit totalement livré aux Jésuites, je le savois. Je leur attribuai toutes les avances d’amitié qu’il m’avoit faites; je me persuadai que c’étoit par leur impulsion qu’il m’avoit pressé de traiter avec Néaulme, que par ledit Néaulme ils avoient eu les premières feuilles de mon ouvrage, qu’ils avoient ensuite trouvé le moyen d’en arrêter l’impression chez Duchesne, & peut-être de s’emparer de mon manuscrit pour y travailler à leur aise, jusqu’à ce que ma mort les laissât libres de le publier travesti à leur mode. J’avois toujours senti, malgré le patelinage du P. B[erthie]r, que les Jésuites ne m’aimoient pas, non seulement comme encyclopédiste, mais parce que tous mes principes étoient encore plus opposés à leurs maximes & à leur crédit que l’incrédulité de mes confrères, puisque le fanatisme athée & le fanatisme dévot, se touchant par leur commune intolérance, peuvent même se réunir comme ils ont fait à la Chine, & comme ils font contre moi, au lieu que la religion raisonnable & morale, ôtant tout pouvoir humain sur les consciences, ne laisse plus de ressource aux arbitres de ce pouvoir. Je savois [10] que Mgr. le C[hancelie]r étoit aussi fort ami des Jésuites: je craignois que le fils, intimidé par le père, ne se vît forcé de leur abandonner l’ouvrage qu’il avoit protégé. Je croyois même voir l’effet de cet abandon dans les chicanes que l’on commençoit à me susciter sur les deux premiers volumes, où l’on exigeoit des cartons pour des riens; tandis que les deux autres volumes étoient, comme on ne l’ignoroit pas, remplis de choses si fortes, qu’il eût fallu les refondre en entier, en les censurant comme les deux premiers. Je savois de plus, & M. de M[alesherbe]s me le dit lui-même, que l’abbé de Grave, qu’il avoit chargé de l’inspection de cette édition, étoit encore un autre partisan des jésuites. Je ne voyois partout que jésuites, sans songer qu’à la veille d’être anéantis, & tout occupés de leur propre défense, ils avoient autre chose à faire que d’aller tracasser sur l’impression d’un livre où il ne s’agissoit pas d’eux. J’ai tort de dire sans songer, car j’y songeois très bien; & c’est même une objection que M. de M[alesherbe]s eut soin de me faire sitôt qu’il fut instruit de ma vision: mais, par un autre de ces travers d’un homme qui du fond de sa retraite veut juger du secret des grandes affaires, dont il ne soit rien, je ne voulus jamais croire que les jésuites fussent en danger, & je regardois le bruit qui s’en répandoit comme un leurre de leur part, pour endormir leurs adversaires. Leurs succès passés, qui ne s’étoient jamais démentis, me donnoient une si terrible idée de leur puissance, que je déplorois déjà l’avilissement du parlement. Je savois que M. de Choiseul avoit étudié chez les Jésuites, que Mde. de Pompadour n’étoit point mal avec eux, & que leur [11] ligue avec les favorites & les ministres avoit toujours paru avantageuse aux uns & aux autres contre leurs ennemis communs. La Cour paroissoit ne se mêler de rien, & persuadé que si la société recevoit un jour quelque rude échec, ce ne seroit jamais le parlement qui seroit assez fort pour le lui porter; je tirois de cette inaction de la Cour le fondement de leur confiance & l’augure de leur triomphe.

Enfin, ne voyant dans tous les bruits du jour qu’une feinte & des pièges de leur part, & leur croyant dans leur sécurité du tems pour vaquer à tout, je ne doutois pas qu’ils n’écrasassent dans peu le jansénisme & le parlement & les encyclopédistes, & tout ce qui n’auroit pas porté leur joug, & qu’enfin s’ils laissoient paroître mon livre, ce ne fût qu’après l’avoir transformé, au point de s’en faire une arme, en se prévalant de mon nom pour surprendre mes lecteurs.

Je me sentois mourant; j’ai peine à comprendre comment cette extravagance ne m’acheva pas: tant l’idée de ma mémoire déshonorée après moi, dans mon plus digne & meilleur livre, m’étoit effroyable. Jamais je n’ai tant craint de mourir, & je crois, que si j’étois mort dans ces circonstances, je serois mort désespéré. Aujourd’hui même que je vais marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais oit été tramé contre la mémoire d’un homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi, qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.

[12] M. de M[alesherbe]s, témoin & confident de mes agitations, se donna, pour les calmer, des soins qui prouvent son inépuisable bonté de coeur. Mde. de Luxembourg concourut à cette bonne oeuvre, & fut plusieurs fois chez Duchesne, pour savoir à quoi en étoit cette édition. Enfin, l’impression fut reprise & marcha plus rondement, sans que jamais j’aye pu savoir pourquoi elle avoit été suspendue. M. de M[alesherbe]s prit la peine de venir à Montmorency pour me tranquilliser: il en vint à bout; & ma parfaite confiance en sa droiture, l’ayant emporté sur l’égarement de ma pauvre tête, rendit efficace tout ce qu’il fit pour m’en ramener. Après ce qu’il avoit vu de mes angoisses & de mon délire, il étoit naturel qu’il me trouvât très à plaindre; aussi fit-il. Les propos incessamment rebattus de la cabale philosophique qui l’entouroit lui revinrent à l’esprit. Quand j’allai vivre à l’Hermitage, ils publièrent, comme je l’ai déjà dit, que je n’y tiendrois pas longtemps. Quand ils virent que je persévérais, ils dirent que c’étoit par obstination, par orgueil, par honte de m’en dédire; mais que je m’y ennuyois à périr, & que j’y vivois très malheureux. M. de M[alesherbe]s le crut & me l’écrivit. Sensible à cette erreur, dans un homme pour qui j’avois tant d’estime, je lui écrivis quatre lettres consécutives, où, lui exposant les vrais motifs de ma conduite, je lui décrivis fidèlement mes goûts, mes penchants, mon caractère, & tout ce qui se passoit dans mon coeur. Ces quatre lettres, faites sans brouillon, rapidement, à trait de plume, & sans même avoir été relues, sont peut-être la seule chose que j’aye écrite avec facilité dans toute ma vie; [13] ce qui est bien étonnant au milieu de mes souffrances & de l’extrême abattement où j’étois. Je gémissois en me sentant défaillir, de penser que je laissois dans l’esprit des honnêtes gens, une opinion de moi si peu juste, & par l’esquisse tracée à la hâte dans ces quatre lettres, je tâchois de suppléer en quelque sorte aux mémoires que j’avois projetés. Ces lettres qui plurent à M. de M[alesherbe]s, & qu’il montra dans Paris, sont en quelque façon le sommaire de ce que j’expose ici plus en détail, & méritent à ce titre d’être conservées. On trouvera parmi mes papiers la copie qu’il en fit faire à ma prière, & qu’il m’envoya quelques années après.

La seule chose qui m’affligeoit désormais, dans l’opinion de ma mort prochaine, étoit de n’avoir aucun homme lettré de confiance, entre les mains duquel je pusse déposer mes papiers, pour en faire après moi le triage.

Depuis mon voyage de Genève, je m’étois lié d’amitié avec M[oulto]u; j’avois de l’inclination pour ce jeune homme, & j’aurois désiré qu’il vînt me fermer les yeux; je lui marquai ce désir, & je crois qu’il auroit fait avec plaisir cet acte d’humanité, si ses affaires & sa famille le lui eussent permis. Privé de cette consolation, je voulus du moins lui marquer ma confiance en lui envoyant la profession de foi du Vicaire avant la publication. Il en fut content, mais il ne me parut pas dans sa réponse partager la sécurité avec laquelle j’en attendois pour lors l’effet. Il désira d’avoir de moi quelque morceau que n’eût personne autre. Je lui envoyai une Oraison funèbre du feu duc d’Orléans, que j’avois [14] faite pour l’abbé D’arty, & qui ne fut pas prononcée parce que, contre son attente, ce ne fut pas lui qui en fut chargé.

L’impression, après avoir été reprise, se continua, s’acheva même assez tranquillement; & j’y remarquai ceci de singulier, qu’après les cartons qu’on avoit sévèrement exigés pour les deux premiers volumes, on passa les deux derniers sans rien dire, & sans que leur contenu fit aucun obstacle à sa publication. J’eus pourtant encore quelque inquiétude que je ne dois pas passer sous silence. Après avoir eu peur des Jésuites, j’eus peur des jansénistes & des philosophes. Ennemi de tout ce qui s’appelle parti, faction, cabale, je n’ai jamais rien attendu de bon des gens qui en sont. Les Commères avoient, depuis un temps, quitté leur ancienne demeure, & s’étoient établis tout à côté de moi; en sorte que de leur chambre on entendoit tout ce qui se disoit dans la mienne & sur ma terrasse, & que de leur jardin on pouvoit très aisément escalader le petit mur qui le séparoit de mon donjon. J’avois fait de ce donjon mon cabinet de travail, en sorte que j’y avois une table couverte d’épreuves & de feuilles de l’Emile & du Contrat social; & brochant ces feuilles à mesure qu’on me les envoyoit, j’avois là tous mes volumes longtemps avant qu’on les publiât. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jardin duquel j’étois clos, faisoient que souvent, oubliant de fermer le soir mon donjon, je le trouvois le matin tout ouvert; ce qui ne m’eût guère inquiété, si je n’avois cru remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir [15] fait plusieurs fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le donjon. La serrure étoit mauvaise, la clef ne fermoit qu’à demi-tour. Devenu plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand je laissois tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé pendant un jour & deux nuits, sans qu’il me fût possible de savoir ce qu’il étoit devenu jusqu’au matin du troisième jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n’eus, ni n’ai jamais eu de soupçon sur M. Mathas, ni sur son neveu M. Du Moulin, sachant qu’ils m’aimoient l’un & l’autre, & prenant en eux toute confiance. Je commençois d’en avoir moins dans les Commères. Je savois que, quoique jansénistes, ils avoient quelques liaisons avec d’Alembert & logeoient dans la même maison. Cela me donna quelque inquiétude & me rendit plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, & je cessai tout-à-fait de voir ces gens-là, ayant su d’ailleurs qu’ils avoient fait parade dans plusieurs maisons, du premier volume de l’Emile, que j’avois eu l’imprudence de leur prêter. Quoiqu’ils continuassent d’être mes voisins jusqu’à mon départ, je n’ai plus eu de communication avec eux depuis lors. Le Contrat social parut un mais ou deux avant l’Emile. Rey, dont j’avois toujours exigé qu’il n’introduiroit jamais furtivement en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse: ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya après avoir tenté de les confisquer, mais il fit tant de bruit, qu’on les lui rendit. Des [16] curieux en tirèrent d’Amsterdam quelques exemplaires qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon qui en avoit oui parler & qui même en avoit vu quelque chose, m’en parla d’un ton mystérieux qui me surprit, & qui m’eût inquiété même, si certain d’être en règle à tous égards & de n’avoir nul reproche à me faire, je ne m’étois tranquillisé par ma grande maxime. Je ne doutois pas même que M. de Choiseul, déjà bien disposé pour moi, & sensible à l’éloge que mon estime pour lui m’en avoit fait faire dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette occasion contre la malveillance de Mde. de P[ompadou]r.

J’avois assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur les bontés de M. de Luxembourg, & sur son appui dans le besoin: car jamais il ne me donna de marques d’amitié ni plus fréquentes, ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état ne me permettant pas d’aller au château, il ne manqua pas un seul jour de me venir voir; & enfin me voyant souffrir sans relâche, il fit tant qu’il me détermina à voir le frère Côme, l’envoya chercher, me l’amena lui-même, & eut le courage, rare certes & méritoire dans un grand seigneur, de rester chez moi durant l’opération qui fut cruelle & longue. Au premier examen, le frère Côme crut trouver une grosse pierre, & me le dit; au second, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde & une troisième fois, avec un soin & une exactitude qui me firent trouver le tems fort long, il déclara qu’il n’y avoit point de pierre, mais que la prostate étoit squirreuse & d’une grosseur surnaturelle; & finit par me [17] déclarer que je souffrirois beaucoup & que je vivrois longtemps. Si la seconde prédiction s’accomplit aussi bien que la première, mes maux ne sont pas prêts à finir.

C’est ainsi qu’après avoir été traité successivement pendant tant d’années pour des maux que je n’avois pas, je finis par savoir que ma maladie, incurable sans être mortelle, dureroit autant que moi. Mon imagination, réprimée par cette connoissance, ne me fit plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul.

Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j’endurai plus paisiblement ces derniers. Il est constant que depuis ce temps, j’ai beaucoup moins souffert de la maladie que je n’avois fait jusqu’àlors, & je ne me rappelle jamais que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg, sans m’attendrir de nouveau sur sa mémoire.

Revenu, pour ainsi dire, à la vie, & plus occupé que jamais du plan sur lequel j’en voulois passer le reste, je n’attendois, pour l’exécuter que la publication de l’Emile. Je songeois à la Touraine où j’avois déjà été, & qui me plaisoit beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des habitans.

La terra molle lieta e dilettosa

Simile a se l’habitator produce.

J’avois déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg, qui m’en avoit voulu détourner; je lui en reparlai derechef, comme d’une chose résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues de Paris, comme un asyle qui [18] pouvoit me convenir, & dans lequel ils se feroient l’un & l’autre un plaisir de m’établir. Cette proposition me toucha & ne me déplut pas. Avant toute chose, il falloit voir le lieu; nous convînmes du jour où M. le Maréchal enverroit son valet de chambre avec une voiture, pour m’y conduire. Je me trouvai ce jour-là fort incommodé; il fallut remettre la partie, & les contretemps qui survinrent m’empêchèrent de l’exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n’étoit pas à M. le Maréchal, mais à Madame, je m’en consolai plus aisément de n’y être pas allé.

L’Emile parut enfin, sans que j’entendisse plus parler de cartons ni d’aucune difficulté. Avant sa publication, monsieur le maréchal me redemanda toutes les lettres de M. de M[alesherbe]s qui se rapportoient à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, ma profonde sécurité m’empêchèrent de réfléchir à ce qu’il y avoit d’extraordinaire & même d’inquiétant dans cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux, qui, par mégarde, étoient restées dans des livres. Quelque tems auparavant, M. de M[alesherbe]s m’avoit marqué qu’il retiroit les lettres que j’avois écrites à Duchesne durant mes alarmes au sujet des Jésuites, & il faut avouer que ces lettres ne faisoient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu’en nulle chose je ne voulois passer pour meilleur que je n’étais, & qu’il pouvoit lui laisser les lettres. J’ignore ce qu’il a fait.

La publication de ce livre ne se fit point avec cet éclat d’applaudissemens qui suivoit celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n’eut de si grands éloges particuliers, ni si peu [19] d’approbation publique. Ce que m’en dirent, ce que m’en écrivirent les gens les plus capables d’en juger, me confirma que c’étoit là le meilleur de mes écrits, ainsi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus bisarres, comme s’il eût importé de garder le secret du bien que l’on en pensoit. Mde. de B[ouffler]s, qui me marqua que l’auteur de ce livre méritoit des statues & les hommages de tous les humains, me pria sans façon à la fin de son billet, de le lui renvoyer. D’Alembert, qui m’écrivit que cet ouvrage décidoit de ma supériorité, & devoit me mettre à la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu’il eût signé toutes celles qu’il m’avoit écrites jusqu’àlors. Duclos, ami sûr, homme vrai, mais circonspect, & qui faisoit cas de ce livre, évita de m’en parler par écrit: la Condamine se jeta sur la profession de foi, & battit la campagne: Clairaut se borna, dans sa lettre, au même morceau; mais il ne craignit pas d’exprimer l’émotion que sa lecture lui avoit donnée, & il me marqua en propres termes que cette lecture avoit réchauffé sa vieille âme: de tous ceux à qui j’avois envoyé mon livre, il fut le seul qui dit hautement & librement à tout le monde tout le bien qu’il en pensoit.

Mathas, à qui j’en avois aussi donné un exemplaire avant qu’il fût en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au parlement, pere de l’intendant de Strasbourg. M. de Blaire avoit une maison de campagne à Saint-Gratien, & Mathas, son ancienne connoissance, l’y alloit voir quelquefois quand il pouvoit aller. Il lui fit lire l’Emile avant qu’il fût public. [20] En le lui rendant, M. de Blaire lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour: "M. Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans peu, plus qu’il ne seroit à désirer pour l’auteur." Quand il me rapporta ce propos, je ne fis qu’en rire, & je n’y vis que l’importance d’un homme de robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos inquiétans qui me revinrent ne me firent pas plus d’impression; & loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle je touchais, certain de l’utilité, de la beauté de mon ouvrage; certain d’être en règle à tous égards; certain, comme je croyois l’être, de tout le crédit de Mde. de Luxembourg & même de la faveur du ministère, je m’applaudissois du parti que j’avois pris de me retirer au milieu de mes triomphes, & lorsque je venois d’écraser tous mes envieux.

Une seule chose m’alarmoit dans la publication de ce livre, & cela, moins pour ma sûreté que pour l’acquit de mon coeur. A l’Hermitage, à Montmorency, j’avois vu de près & avec indignation les vexations qu’un soin jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur les malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que le gibier fait dans leurs champs, sans oser se défendre qu’à force de bruit, & forcés de passer les nuits dans leurs fèves & leurs pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour écarter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le comte de C[haroloi]s faisoit traiter ces pauvres gens, j’avois fait, vers la fin de l’Emile, une sortie contre cette cruauté. Autre infraction à mes maximes qui n’est pas restée impunie. [21] J’appris que les officiers de M. le prince de Conti n’en usoient guère moins durement sur ses terres; je tremblois que ce prince, pour lequel j’étois pénétré de respect & de reconnoissance, ne prît pour lui ce que l’humanité révoltée m’avoit fait dire pour d’autres, & ne s’en tînt offensé. Cependant, comme ma conscience me rassuroit pleinement sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, & je fis bien. Du moins, je n’ai jamais appris que ce grand prince oit fait la moindre attention à ce passage, écrit longtemps avant que j’eusse l’honneur d’être connu de lui.

Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors quelques platises dont on avoit entremêlé cet extroit. Ce livre portoit le nom d’un Genevois, appelé Balexert, & il étoit dit, dans le titre, qu’il avoit remporté le prix à l’académie de Harlem. Je compris aisément que cette académie & ce prix étoient d’une création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du public; mais je vis aussi qu’il y avoit à cela quelque intrigue antérieure, à laquelle je ne comprenois rien; soit par la communication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n’auroit pu se faire; soit pour bâtir l’histoire de ce prétendu prix, à laquelle il avoit bien fallu donner quelque fondement. Ce n’est que bien des années après que sur un mot échappé à d’Ivernois, j’ai pénétré le mystère & entrevu ceux qui avoient mis en jeu le Sieur Balexert.

Les sourds mugissemens qui précèdent l’orage commençoient [22] à se faire entendre, & tous les gens un peu pénétrans virent bien qu’il se couvoit au sujet de mon livre & de moi, quelque complot qui ne tarderoit pas d’éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité fut telle, que, loin de prévoir mon malheur, je n’en soupçonnai pas même la cause, après en avoir ressenti l’effet. On commença par répandre avec assez d’adresse qu’en sévissant contre les jésuites, on ne pouvoit marquer une indulgence partiale pour les livres & les auteurs qui attaquoient la religion. On me reprochoit d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avois pas mis à tous mes autres écrits, & auxquels on n’avoit rien dit. Il sembloit qu’on craignît de se voir forcé à quelques démarches qu’on feroit à regret, mais que les circonstances rendoient nécessaires, auxquelles mon imprudence avoit donné lieu. Ces bruits me parvinrent & ne m’inquiétèrent guère: il ne me vint pas même à l’esprit qu’il pût y avoir dans toute cette affaire la moindre chose qui me regardât personnellement, moi qui me sentois si parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous égards, & qui ne craignois pas que Mde. de Luxembourg me laissât dans l’embarras, pour un tort qui, s’il existoit, étoit tout entier à elle seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se passent, & que l’usage est de sévir contre les libraires en ménageant les auteurs, je n’étois pas sans inquiétude pour le pauvre Duchesne, si M. de M[alesherbe]s venoit à l’abandonner.

Je restai tranquille. Les bruits augmentèrent & changèrent bientôt de ton. Le public & sur-tout le parlement sembloient [23] s’irriter par ma tranquillité. Au bout de quelques jours la fermentation devint terrible, & les menaces changeant d’objet, s’adressèrent directement à moi. On entendoit dire tout ouvertement aux parlementaires qu’on n’avançoit rien à brûler les livres, & qu’il falloit brûler les auteurs: pour les libraires, on n’en parloit point. La premiere fois que ces propos, plus dignes d’un inquisiteur de Goa que d’un sénateur, me revinrent, je ne doutai point que ce ne fût une invention des H[olbachien]s pour tâcher de m’effrayer & de m’exciter à fuir. Je ris de cette puérile ruse, & je me disois en me moquant d’eux, que s’ils avoient su la vérité des choses, ils auroient cherché quelque autre moyen de me faire peur: mais la rumeur enfin devint telle qu’il fut clair que c’étoit tout de bon. M. & Mde. de Luxembourg avoient cette année avancé leur second voyage de Montmorency, de sorte qu’ils y étoient au commencement de Juin. J’y entendis très-peu parler de mes nouveaux livres, malgré le bruit qu’ils faisoient à Paris, & les maîtres de la maison ne m’en parloient point du tout. Un matin cependant, que j’étois seul avec M. de Luxembourg, il me dit: avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat Social? Moi! lui dis-je, en reculant de surprise, non, je vous jure; mais j’en ai fait en revanche, & d’une plume qui n’est point louangeuse, le plus bel éloge que jamais ministre oit reçu; & tout de suite je lui rapportai le passage. Et dans l’Emile? reprit-il. Pas un mot, répondis-je; il n’y a pas un seul mot qui le regarde. Ah! dit-il, avec plus de vivacité qu’il n’en avoit d’ordinaire, il falloit faire la même chose dans l’autre [24] livre, ou être plus clair. J’ai cru l’être, ajoutai-je, je l’estimois assez pour cela.

Il alloit reprendre la parole; je le vis prêt à s’ouvrir; il se retint, & se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs coeurs domine l’amitié même!

Cette conversation, quoique courte, m’éclaira sur ma situation, du moins à certain égard, & me fit comprendre que c’étoit bien à moi qu’on en vouloit. Je déplorai cette inouie fatalité qui tournoit à mon préjudice tout ce que je disois & faisois de bien. Cependant me sentant pour plastron dans cette affaire Mde. de Luxembourg & M. de M[alesherbe]s, je ne voyois pas comment on pouvoit s’y prendre pour les écarter & venir jusqu’à moi: car d’ailleurs je sentis bien Dès-lors qu’il ne seroit plus question d’équité ni de justice, & qu’on ne s’embarrasseroit pas d’examiner si j’avois réellement tort ou non. L’orage cependant grondoit de plus en plus. Il n’y avoit pas jusqu’à Néaulme qui, dans la diffusion de son bavardage, ne me montrât du regret de s’être mêlé de cet ouvrage, & la certitude où il paroissoit être du sort qui menaçoit le livre & l’auteur. Une chose pourtant me rassuroit toujours: je voyois Mde. de Luxembourg si tranquille, si contente, si riante même, qu’il falloit bien qu’elle fût sûre de son fait, pour n’avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas me dire un seul mot de commisération ni d’excuse, pour voir le tour que prendroit cette affaire, avec autant de sang-froid que si elle ne s’en fût pas mêlée, & qu’elle n’eût pas pris à moi le moindre intérêt. Ce qui me surprenoit étoit qu’elle [25] ne me disoit rien du tout. Il me sembloit qu’elle auroit dû me dire quelque chose. Mde. de B[ouffler]s paroissoit moins tranquille. Elle alloit & venoit avec un air d’agitation, se donnant beaucoup de mouvement, & m’assurant que M. le prince de Conti s’en donnoit beaucoup aussi, pour parer le coup qui m’étoit préparé, & qu’elle attribuoit toujours aux circonstances présentes, dans lesquelles il importoit au parlement de ne pas se laisser accuser par les Jésuites, d’indifférence sur la religion. Elle paroissoit, cependant, peu compter sur les démarches du prince & des siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes, tendoient toutes à m’engager à la retraite, & elle me conseilloit toujours l’Angleterre où elle m’offroit beaucoup d’amis, entre autres le célèbre Hume, qui étoit le sien depuis long-temps. Voyant que je persistois à rester tranquille, elle prit un tour plus capable de m’ébranler. Elle me fit entendre que si j’étois arrêté & interrogé, je me mettois dans la nécessité de nommer Mde. de Luxembourg, & que son amitié pour moi méritoit bien que je ne m’exposasse pas à la compromettre. Je répondis qu’en pareil cas, elle pouvoit rester tranquille, & que je ne la compromettrois point. Elle répliqua que cette résolution étoit plus facile à prendre qu’à exécuter; & en cela elle avoit raison, sur-tout pour moi, bien déterminé à ne jamais me parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque qu’il pût y avoir à dire la vérité.

Voyant que cette réflexion m’avoit fait quelque impression, sans cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille pour quelques semaines, comme d’un [26] moyen de me soustraire à la juridiction du parlement, qui ne se mêle pas des prisonniers d’Etat. Je n’objectai rien contre cette singulière grâce, pourvu qu’elle ne fût pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m’en parla plus, j’ai jugé dans la suite qu’elle n’avoit proposé cette idée que pour me sonder, & qu’on n’avoit point voulu d’un expédient qui finissoit tout.

Peu de jours après, M. le Maréchal reçut du curé de Deuil, ami de G[rimm] & de Mde. D’E[pina]y, une lettre portant l’avis, qu’il disoit avoir eu de bonne part, que le parlement devoit procéder contre moi avec la dernière sévérité, & que tel jour, qu’il marqua, je serois décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique H[olbachiqu]e; je savois que le parlement étoit très attentif aux formes, & que c’étoit toutes les enfreindre que de commencer en cette occasion par un décret de prise de corps, avant de savoir juridiquement si j’avouois le livre, & si réellement j’en étois l’auteur. Il n’y a, disois-je à Mde. de B[ouffler]s, que les crimes qui portent atteinte à la sûreté publique, dont sur le simple indice on décrète les accusés de prise de corps, de peur qu’ils n’échappent au châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des honneurs & des récompenses, on procède contre le livre, & l’on évite autant qu’on peut de s’en prendre à l’auteur.

Elle me fit à cela une distinction subtile, que j’ai oubliée, pour me prouver que c’étoit par faveur qu’on me décrétoit de prise de corps, au lieu de m’assigner pour être oui. Le lendemain je reçus une lettre de Guy, qui me marquoit que [27] s’étant trouvé le même jour chez M. le procureur-général, il avoit vu sur son bureau le brouillon d’un réquisitoire contre l’Emile & son auteur. Notez que ledit Guy étoit l’associé de Duchesne, qui avoit imprimé l’ouvrage; lequel, fort tranquille pour son propre compte, donnoit par charité cet avis à l’auteur. On peut juger combien tout cela me parut croyable!

Il étoit si simple, si naturel, qu’un libraire admis à l’audience de monsieur le procureur-général, lût tranquillement les manuscrits & brouillons épars sur le bureau de ce magistrat! Mde. de B[ouffler]s & d’autres me confirmèrent la même chose. Sur les absurdités dont on me rebattoit incessamment les oreilles, j’étois tenté de croire que tout le monde étoit devenu fou.

Sentant bien qu’il y avoit sous tout cela quelque mystère qu’on ne vouloit pas me dire, j’attendois tranquillement l’événement, me reposant sur ma droiture & mon innocence en toute cette affaire, & trop heureux, quelque persécution qui dût m’atteindre, d’être appelé à l’honneur de souffrir pour la vérité. Loin de craindre & de me tenir caché, j’allai tous les jours au château, & je faisois les après-midi ma promenade ordinaire. Le huit Juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens, le P. Alamanni & le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un petit goûter que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublié des verres: nous y suppléâmes par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges pour pomper à qui mieux mieux. Je n’ai de ma vie été si gai.

[28] J’ai conté comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse. Depuis lors j’avois bien l’habitude de lire tous les soirs dans mon lit jusqu’à ce que je sentisse mes yeux s’appesantir. Alors j’éteignois ma bougie, & je tâchois de m’assoupir quelques instants, qui ne duroient guère. Ma lecture ordinaire du soir étoit la Bible, & je l’ai lue entière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu’à l’ordinaire, je prolongeai plus longtemps ma lecture, & je lus tout entier le livre qui finit par le Lévite d’Ephraim, & qui, si je ne me trompe, est le livre des Juges; car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Cette histoire m’affecta beaucoup, & j’en étois occupé dans une espèce de rêve, quand tout à coup j’en fus tiré par du bruit & de la lumière. Thérèse, qui la portoit, éclairoit M. la Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me dit: Ne vous alarmez pas; c’est de la part de Mde. la Maréchale, qui vous écrit & vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. En effet, dans la lettre de Mde. de Luxembourg je trouvai celle qu’un exprès de ce prince venoit de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses efforts, on étoit déterminé à procéder contre moi à toute rigueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême; rien ne peut parer le coup; la Cour l’exige, le parlement le veut; à sept heures du matin il sera décrété de prise de corps, & l’on enverra sur-le-champ le saisir. J’ai obtenu qu’on ne le poursuivra pas, s’il s’éloigne; mais s’il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris. La Roche me conjura, de la part de Mde. la Maréchale, de me lever, & d’aller conférer avec elle. [29] Il étoit deux heures; elle venoit de se coucher. Elle vous attend, ajouta-t-il, & ne veut pas s’endormir sans vous avoir vu. Je m’habillai à la hâte, & j’y courus.

Elle me parut agitée. C’étoit la premiere fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n’étois pas moi-même exempt d’émotion; mais en la voyant, je m’oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle, & au triste rôle qu’elle alloit jouer si je me laissois prendre: car, me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire & me perdre, je ne me sentois ni assez de présence d’esprit, ni assez d’adresse, ni peut-être assez de fermeté pour éviter de la compromettre si j’étois vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu’elle ne put se tromper sur mon motif; cependant, elle ne me dit pas un mot qui marquât qu’elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter: mais M. le Maréchal survint; Mde. de B[ouffler]s arriva de Paris quelques momens après. Ils firent ce qu’auroit dû faire Mde. de Luxembourg. Je me laissai flatter; j’eus honte de me dédire, & il ne fut plus question que du lieu de ma retraite, & du tems de mon départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours incognito pour délibérer & prendre nos mesures plus à loisir; je n’y consentis point, non plus qu’à la proposition [30] d’aller secrètement au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.

Sentant que j’avois des ennemis secrets & puissans dans le royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j’en devois sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement fut de me retirer à Genève; mais un instant de réflexion suffit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savois que le ministère de France, encore plus puissant à Genève qu’à Paris, ne me laisseroit pas plus en paix dans une de ces villes que dans l’autre, s’il avoit résolu de me tourmenter. Je savois que le Discours sur l’inégalité avoit excité contre moi, dans le Conseil, une haine d’autant plus dangereuse qu’il n’osoit la manifester. Je savois qu’en dernier lieu, quand la nouvelle Héloise parut, il s’étoit pressé de la défendre, à la sollicitation du d[octeu]r T[ronchi]n, mais voyant que personne ne l’imitoit, pas même à Paris, il eut honte de cette étourderie, & retira la défense.

Je ne doutois pas que, trouvant ici l’occasion plus favorable, il n’eût grand soin d’en profiter. Je savois que, malgré tous les beaux semblans, il régnoit contre moi, dans tous les coeurs Genevois, une secrète jalousie qui n’attendoit que l’occasion de s’assouvir. Néanmoins, l’amour de la patrie me rappeloit dans la mienne; & si j’avois pu me flatter d’y vivre en paix, je n’aurois pas balancé: mais l’honneur ni la raison ne me permettant pas de m’y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m’en rapprocher seulement, & d’aller attendre, en Suisse, celui qu’on prendroit à Genève à [31] mon égard. On verra bientôt que cette incertitude ne dura pas long-temps.

Madame de B[ouffler]s désapprouva beaucoup cette résolution, & fit de nouveaux efforts pour m’engager à passer en Angleterre. Elle ne m’ébranla pas. Je n’ai jamais aimé l’Angleterre ni les Anglois, & toute l’éloquence de Mde. de B[ouffler]s, loin de vaincre ma répugnance, sembloit l’augmenter, sans que je susse pourquoi. Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour tout le monde, & la Roche, par qui j’envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l’étois ou ne l’étois pas. Depuis que j’avois résolu d’écrire un jour mes mémoires, j’avois accumulé beaucoup de lettres & autres papiers, de sorte qu’il fallut plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà triés, furent mis à part, & je m’occupai le reste de la matinée à trier les autres, afin de n’emporter que ce qui pouvoit m’être utile, & brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m’aider à ce travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, & je n’eus le tems de rien brûler. M. le Maréchal m’offrit de se charger du reste du triage, de brûler le rebut lui-même, sans s’en rapporter à qui que ce fût, de m’envoyer tout ce qui auroit été mis à part. J’acceptai l’offre, fort aise d’être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d’heures qui me restoient avec des personnes si chères, que j’allois quitter pour jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissois ces papiers, & à mon instante prière il envoya chercher ma pauvre tante qui se consumoit dans la perplexité mortelle de ce que j’étois [32] devenu, & de ce qu’elle alloit devenir, & attendant à chaque instant les huissiers, sans savoir comment se conduire & que leur répondre. La Roche l’amena au château, sans lui rien dire; elle me croyoit déjà bien loin: en m’apercevant, elle perça l’air de ses cris, & se précipita dans mes bras. O amitié, rapport des coeurs, habitude, intimité!

Dans ce doux & cruel moment se rassemblèrent tous les jours de bonheur, de tendresse & de paix passés ensemble pour mieux me faire sentir le déchirement d’une premiere séparation, après nous être à peine perdus de vue un seul jour pendant près de dix-sept ans.

Le Maréchal, témoin de cet embrassement, ne put retenir ses larmes. Il nous laissa. Thérèse ne vouloit plus me quitter. Je lui fis sentir l’inconvénient qu’elle me suivît en ce moment, & la nécessité qu’elle restât pour liquider mes effets & recueillir mon argent. Quand on décrète un homme de prise de corps, l’usage est de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses effets, ou d’en faire l’inventaire, & d’y nommer un gardien. Il falloit bien qu’elle restât pour veiller à ce qui se passeroit, & tirer de tout le meilleur parti possible. Je lui promis qu’elle me rejoindroit dans peu: monsieur le maréchal confirma ma promesse; mais je ne voulus jamais lui dire où j’allais, afin que, interrogée par ceux qui viendroient me saisir, elle pût protester avec vérité de son ignorance sur cet article. En l’embrassant au moment de nous quitter, je sentis en moi-même un mouvement très extraordinaire, & je lui dis, dans un transport, hélas! trop prophétique: Mon enfant, il faut t’armer de courage. Tu as [33] partagé la prospérité de mes beaux jours; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères. N’attends plus qu’affronts & calamités à ma suite. Le sort que ce triste jour commence pour moi, me poursuivra jusqu’à ma dernière heure.

Il ne me restoit plus qu’à songer au départ. Les huissiers avoient dû venir à dix heures. Il en étoit quatre après midi quand je partis, & ils n’étoient pas encore arrivés. Il avoit été décidé que je prendrois la poste. Je n’avois point de chaise, M. le Maréchal me fit présent d’un cabriolet, & me prêta des chevaux & un postillon jusqu’à la premiere poste, où, par les mesures qu’il avoit prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des chevaux.

Comme je n’avois point dîné à table, & ne m’étois pas montré dans le château, les Dames vinrent me dire adieu dans l’entresol où j’avois passé la journée. Mde. la Maréchale m’embrassa plusieurs fois d’un air assez triste; mais je ne sentis plus dans ces embrassemens les étreintes de ceux qu’elle m’avoit prodigués il y avoit deux ou trois ans. Mde. de B[ouffler]s m’embrassa aussi, & me dit de fort belles choses. Un embrassement qui me surprit davantage, fut celui de Mde. de M[irepoi]x; car elle étoit aussi-là. Mde. la Maréchale de M[irepoi]x est une personne extrêmement froide, décente & réservée, & ne me paraît pas tout-à-fait exempte de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine. Elle ne m’avoit jamais témoigné beaucoup d’attention. Soit que, flatté d’un honneur auquel je ne m’attendois pas, je cherchasse à m’en augmenter le prix; soit qu’en effet elle eût mis dans cet embrassement [34] un peu de cette commisération naturelle aux coeurs généreux, je trouvai dans son mouvement & dans son regard je ne sais quoi d’énergique qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j’ai soupçonné dans la suite que, n’ignorant pas à quel sort j’étois condamné, elle n’avoit pu se défendre d’un mouvement d’attendrissement sur ma destinée.

M. le Maréchal n’ouvroit pas la bouche; il étoit pâle comme un mort. Il voulut absolument m’accompagner jusqu’à ma chaise qui m’attendoit à l’abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J’avois une clef du parc, dont je me servois pour ouvrir la porte; après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui rendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser souvent depuis ce temps-là. Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long & muet: nous sentîmes l’un & l’autre que cet embrassement étoit un dernier adieu.

Entre la Barre & Montmorency je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en me souriant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l’heure de leur arrivée, & de la façon dont ils se comportèrent, je n’ai point douté que ce ne fussent eux; sur-tout ayant appris dans la suite qu’au lieu d’être décrété à sept heures, comme on me l’avoit annoncé, je ne l’avois été qu’à midi. Il fallut traverser tout Paris. On n’est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d’un [35] air de connoissance, mais je n’en reconnus aucune. Le même soir je me détournai pour passer à Villeroy. A Lyon les courriers doivent être menés au commandant. Cela pouvoit être embarrassant pour un homme qui ne vouloit ni mentir ni changer son nom. J’allois avec une lettre de Mde. de Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse exempté de cette corvée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage, parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore cachetée parmi mes papiers. M. le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroy; mais j’aimai mieux reprendre la grande route, & je fis encore deux postes le même jour.

Ma chaise étoit rude, & j’étois trop incommodé pour pouvoir marcher à grandes journées. D’ailleurs je n’avois pas l’air assez imposant pour me faire bien servir, & l’on soit qu’en France les chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine & au propos, ce fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qui marchoit par commission & qui couroit la poste pour la premiere fois de sa vie. Dès-lors je n’eus plus que des rosses, & je devins le jouet des postillons. Je finis, comme j’aurois dû commencer, par prendre patience, ne rien dire, & aller comme il leur plut.

J’avois de quoi ne pas m’ennuyer en route, en me livrant aux réflexions qui se présentoient sur tout ce qui venoit de m’arriver; mais ce n’étoit là ni mon tour d’esprit, ni la pente de mon coeur. Il est étonnant avec quelle facilité [36] j’oublie le mal passé, quelque récent qu’il puisse être. Autant sa prévoyance m’effraye & me trouble tant que je la vais dans l’avenir, autant son souvenir me revient foiblement & s’éteint sans peine aussitôt qu’il est arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, & m’empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n’y a plus de précautions à prendre, & il est inutile de s’en occuper. J’épuise en quelque façon mon malheur d’avance: plus j’ai souffert à le prévoir, plus j’ai de facilité à l’oublier; tandis qu’au contraire, sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle & le rumine pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux. C’est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n’avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un coeur vindicatif par le souvenir continuel des offenses reçues, & qui le tourmente lui-même de tout le mal qu’il voudroit faire à son ennemi. Naturellement emporté, j’ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au dedans de moi. Je m’occupe trop peu de l’offense pour m’occuper beaucoup de l’offenseur. Je ne pense au mal que j’en ai reçu qu’à cause de celui que j’en peux recevoir encore; & si j’étois sûr qu’il ne m’en fît plus, celui qu’il m’a fait seroit à l’instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon des offenses: c’est une fort belle vertu sans doute, mais qui n’est pas à mon usage. J’ignore si mon coeur sauroit dominer sa haine, car il n’en a jamais senti, & je pense trop peu à [37] mes ennemis pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, & dont je les défie: c’est en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d’eux.

Dès le lendemain de mon départ, j’oubliai si parfaitement tout ce qui venoit de se passer, & le parlement, & Mde. de P[ompadou]r, & M. de C[hoiseu]l, & G[rimm], & d’Alembert, & leurs complots, & leurs complices, que je n’y aurois pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j’étois obligé d’user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma dernière lecture la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m’avoit envoyées il y avoit quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien & se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir en traitant à la manière de Gessner, le sujet du Lévite d’Ephraim. Ce style champêtre & naïf ne paroissoit guère propre à un sujet si atroce, & il n’étoit guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour l’égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser dans ma chaise & sans aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé que je fus étonné de l’aménité de mes idées, & de la facilité que j’éprouvois à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers, & je suis sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne [38] une douceur de moeurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naives, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toutes choses, & tout cela, malgré l’horreur du sujet, qui dans le fond est abominable, de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d’Ephraim, s’il n’est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri. Jamais je ne l’ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l’applaudissement d’un coeur sans fiel, qui, loin de s’aigrir par ses malheurs, s’en console avec lui-même, & trouve en soi de quoi s’en dédommager. Qu’on rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs dans leurs livres à l’adversité qu’ils n’éprouvèrent jamais; qu’on les mette dans une position pareille à la mienne, & que, dans la premiere indignation de l’honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à faire: on verra comment ils s’en tireront.

En partant de Montmorency pour la Suisse, j’avois pris la résolution d’aller m’arrêter à Yverdun chez mon bon vieux ami M. Roguin, qui s’y étoit retiré depuis quelques années, & qui m’avoit même invité à l’y aller voir. J’appris en route que Lyon faisoit un détour; cela m’évita d’y passer. Mais en revanche il falloit passer par Besançon, place de guerre, & par conséquent sujette au même inconvénient. Je m’avisai de gauchir, & de passer par Salins, sous prétexte d’aller voir M. de M[aira]n, neveu de M. D[upi]n, qui avoit un emploi à la saline, & qui m’avoit fait jadis force invitation de l’y aller voir. L’expédient me réussit; je ne trouvai point M. de [39] M[aira], fort aise d’être dispensé de m’arrêter, je continuai ma route sans que personne me dît mot.

En entrant sur le territoire de Berne je fis arrêter; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, & m’écriai dans mon transport: Ciel, protecteur de la vertu, je te loue! je touche une terre de liberté! C’est ainsi qu’aveugle & confiant dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devoit faire mon malheur. Mon postillon surpris me crut fou; je remontai dans ma chaise, & peu d’heures après, j’eus la joie aussi pure que vive, de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah! respirons quelques instans chez ce digne hôte! J’ai besoin d’y reprendre du courage & des forces; je trouverai bientôt à les employer. Ce n’est pas sans raison que je me suis étendu dans le récit que je viens de faire sur toutes les circonstances que j’ai pu me rappeler. Quoiqu’elles ne paroissent pas fort lumineuses, quand on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche, & par exemple, sans donner la premiere idée du problème que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.

Supposons que pour l’exécution du complot dont j’étois l’objet, mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devoit, pour l’opérer, se passer à-peu-près comme il se passa; mais si, sans me laisser épouvanter par l’ambassade nocturne de Mde. de Luxembourg & troubler par ses alarmes, j’avois continué de tenir ferme comme j’avois commencé, & qu’au lieu de rester au château, je m’en fusse retourné dans mon lit, dormir tranquillement la fraîche matinée, aurois-je [40] également été décrété? Grande question, d’où dépend la solution de beaucoup d’autres, & pour l’examen de laquelle l’heure du décret comminatoire & celle du décret réel ne sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de l’importance des moindres détails dans l’exposé des faits dont on cherche les causes secrètes, pour les découvrir par induction.

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LIVRE DOUZIÈME

Ici commence l’oeuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m’y sais pu prendre, il m’oit été possible d’en percer l’effrayante obscurité. Dans l’abîme de maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés, j’en apperçois l’instrument immédiat, mais je ne puis voir ni la main qui les dirige, ni les moyens qu’elle met en oeuvre. L’opprobre & les malheurs tombent sur moi comme d’eux-mêmes & sans qu’il y paroisse. Quand mon coeur déchiré laisse échapper des gémissemens, j’ai l’air d’un homme qui se plaint sans sujet, & les auteurs de ma ruine ont trouvé l’art inconcevable de rendre le public complice de leur complot, sans qu’il s’en doute lui-même, & sans qu’il en apperçoive l’effet. En narrant donc les événemens qui me regardent, les traitemens que j’ai soufferts, & tout ce qui m’est arrivé, je suis hors d’état de remonter à la main motrice, [42] & d’assigner les causes en disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans les trois précédens livres; tous les intérêts relatifs à moi, tous les motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les étranges événemens de ma vie: voilà ce qu’il m’est impossible d’expliquer, même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s’en trouve d’assez généreux pour vouloir approfondir ces mystères, & découvrir la vérité, qu’ils relisent avec soin les trois précédens livres; qu’ensuite à chaque fait qu’ils liront dans les suivans ils prennent les informations qui seront à leur portée, qu’ils remontent d’intrigue en intrigue, & d’agent en agent jusqu’aux premiers moteurs de tout, je sais certainement à quel terme aboutiront leurs recherches; mais je me perds dans la route obscure, & tortueuse des souterrains qui les y conduiront.

Durant mon séjour à Yverdon, j’y fis connoissance avec toute la famille de M. Roguin, & entr’autres avec sa nièce Mde. Boy de la Tour, & ses filles, dont, comme je crois l’avoir dit, j’avois autrefois connu le pere à Lyon. Elle étoit venue à Yverdon voir son oncle, & ses soeurs; sa fille aînée, âgée d’environ quinze ans, m’enchanta par son grand sens, & son excellent caractère. Je m’attachai de l’amitié la plus tendre à la mere, & à la fille. Cette dernière étoit destinée par M. Roguin au colonel son neveu, déjà d’un certain âge, & qui me témoignoit aussi la plus grande affection; mais, quoique l’oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, & que je prisse un intérêt très-vif à la satisfaction de l’un & de l’autre, la grande [43] disproportion d’âge & l’extrême répugnance de la jeune personne me firent concourir avec la mere à détourner ce mariage, qui ne se fit point. Le colonel épousa depuis Mademoiselle Dillan sa parente, d’un caractère & d’une beauté bien selon mon coeur, & qui l’a rendu le plus heureux des maris & des pères. Malgré cela, M. Roguin n’a pu oublier que j’aye en cette occasion contrarié ses désirs. Je m’en suis consolé par la certitude d’avoir rempli, tant envers lui qu’envers sa famille, le devoir de la plus sainte amitié, qui n’est pas de se rendre toujours agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.

Je ne fus pas long-temps en doute sur l’accueil qui m’attendoit à Genève, au cas que j’eusse envie d’y retourner. Mon livre y fut brûlé, & j’y fus décrété le 18 Juin, c’est-à-dire neuf jours après l’avoir été à Paris. Tant d’incroyables absurdités étoient cumulées dans ce second décret, & l’édit ecclésiastique y étoit si formellement violé, que je refusai d’ajouter foi aux premières nouvelles qui m’en vinrent, & que, quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu’une si manifeste & criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous: j’eus de quoi me rassurer; tout resta tranquille. S’il s’émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre moi, & je fus traité publiquement par toutes les caillettes & par tous les cuistres comme un écolier qu’on menaceroit du fouet, pour n’avoir pas bien dit son catéchisme.

Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction [44] qui s’éleva contre moi dans toute l’Europe avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les François sur-tout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance, & d’égards pour les malheureux, oubliant tout d’un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre, & la violence des outrages dont il m’accabloit à l’envi. J’étois un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue Lycanthropie un écart qui montroit assez bien la sienne. Enfin, vous eussiez dit qu’on craignoit à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquoit d’y larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le monde étoit devenu fou. Quoi! le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde; l’éditeur du Vicaire Savoyard est un impie; l’auteur de la Nouvelle Héloise est un loup; celui de l’Emile est un enragé. Eh! mon Dieu, qu’aurais-je donc été, si j’avois publié le livre de l’Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable? Et pourtant, dans l’orage qui s’éleva contre l’auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d’eux par ses éloges. Que l’on compare son livre, & les miens, l’accueil différent qu’ils ont reçu, les traitemens faits aux deux auteurs dans les divers états de l’Europe; qu’on trouve à ces différences des causes qui puissent contenter un homme sensé: voilà tout ce que je demande, & je me tais.

[45] Je me trouvois si bien du séjour d’Yverdon, que je pris la résolution d’y rester à la vive sollicitation de M. Roguin & de toute sa famille. M. de Moiry de Gingins, bailli de cette ville, m’encourageoit aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me pressa si fort d’accepter l’habitation d’un petit pavillon qu’il avoit dans sa maison, entre Cour & jardin, que j’y consentis, & aussitôt il s’empressa de le meubler & garnir de tout ce qui étoit nécessaire pour mon petit ménage.

Le banneret Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittoit pas de la journée. J’étois toujours très sensible à tant de caresses, mais j’en étois quelquefois importuné. Le jour de mon emménagement étoit déjà marqué, & j’avois écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout-à-coup j’appris qu’il s’élevoit à Berne un orage contre moi, qu’on attribuoit aux dévots, & dont je n’ai jamais pu pénétrer la premiere cause. Le sénat excité, sans qu’on sût par qui, paroissoit ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu’eut M. le bailli de cette fermentation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant leur aveugle intolérance, & leur faisant honte de vouloir refuser à un homme de mérite opprimé l’asyle que tant de bandits trouvoient dans leurs états. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avoit plus aigri qu’adouci les esprits. Quoiqu’il en soit, son crédit, ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l’ordre qu’il devoit me signifier, il m’en avertit d’avance, & pour ne pas attendre cet ordre, je résolus de [46] partir dès le lendemain. La difficulté étoit de savoir où aller, voyant que Genève & la France m’étoient fermés, & prévoyant bien que dans cette affaire chacun s’empresseroit d’imiter son voisin.

Mde. Boy de la Tour me proposa d’aller m’établir dans une maison vide, mais toute meublée, qui appartenoit à son fils au village de Motiers dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il n’y avoit qu’une montagne à traverser pour m’y rendre. L’offre venoit d’autant plus à propos, que dans les états du roi de Prusse je devois naturellement être à l’abri des persécutions, & qu’au moins la religion n’y pouvoit guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu’il ne me convenoit pas de dire, avoit bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora toujours mon coeur, joint à mon penchant secret pour la France, m’avoit inspiré de l’aversion pour le roi de Prusse, qui me paroissoit, par ses maximes, & par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle, & pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j’avois orné mon donjon à Montmorency, étoit un portroit de ce prince, au-dessous duquel étoit un distique qui finissoit ainsi:

Il pense en philosophe, & se conduit en roi.

Ce vers qui, sous toute autre plume, eût fait un assez bel éloge, avoit sous la mienne un sens qui n’étoit pas équivoque, & qu’expliquoit d’ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avoit été vu de tous ceux qui venoient [47] me voir, & qui n’étoient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzi l’avoit même écrit pour le donner à d’Alembert, & je ne doutois pas que d’Alembert n’eût pris le soin d’en faire ma Cour à ce prince. J’avois encore aggravé ce premier tort par un passage de l’Emile où, sous le nom d’Adraste, roi des Dauniens, on voyoit assez qui j’avois en vue, & la remarque n’avoit pas échappé aux épilogueurs, puisque Mde. de B[ouffler]s m’avoit mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j’étois bien sûr d’être inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse; & supposant d’ailleurs qu’il eût les principes que j’avois osé lui attribuer, mes écrits & leur auteur ne pouvoient par cela seul que lui déplaire: car on soit que les méchans & les tyrans m’ont toujours pris dans la plus mortelle haine, même sans me connoître, & sur la seule lecture de mes écrits.

J’osai pourtant me mettre à sa merci, & je crus courir peu de risque. Je savois que les passions basses ne subjuguent guère que les hommes foibles, & ont peu de prise sur les âmes d’une forte trempe, telles que j’avois toujours reconnu la sienne. Je jugeois que dans son art de régner il entroit de se montrer magnanime en pareille occasion, & qu’il n’étoit pas au-dessus de son caractère de l’être en effet. Je jugeai qu’une vile & facile vengeance ne balanceroit pas un moment en lui l’amour de la gloire, & me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu’il se prévalût de la circonstance pour accabler du poids de sa générosité l’homme qui avoit osé mal penser de lui. J’allai donc m’établir à Motiers, avec une confiance dont je le crus fait pour sentir le prix, & je [48] me dis: Quand Jean-Jacques s’élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-t-il au-dessous du général des Volsques?

Le colonel Roguin voulut absolument passer avec moi la montagne, & venir m’installer à Motiers. Une belle-soeur de Mde. Boy de la Tour, appelée Mde. Girardier, à qui la maison que j’allois occuper étoit très commode, ne me vit pas arriver avec un certain plaisir; cependant elle me mit de bonne grace en possession de mon logement, & je mangeai chez elle en attendant que Thérèse fût venue, & que mon petit ménage fût établi.

Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien que je serois désormois fugitif sur la terre, j’hésitois à permettre qu’elle vint me joindre, & partager la vie errante à laquelle je me voyois condamné. Je sentois que par cette catastrophe nos relations alloient changer, & que ce qui jusqu’àlors avoit été faveur, & bienfoit de ma part le seroit désormois de la sienne. Si son attachement restoit à l’épreuve de mes malheurs, elle en seroit déchirée, & sa douleur ajouteroit à mes maux. Si ma disgrâce attiédissoit son coeur, elle me feroit valoir sa constance comme un sacrifice; & au lieu de sentir le plaisir que j’avois à partager avec elle mon dernier morceau de pain, elle ne sentiroit que le mérite qu’elle auroit de vouloir bien me suivre partout où le sort me forçoit d’aller.

Il faut tout dire: je n’ai dissimulé ni les vices de ma pauvre maman, ni les miens; je ne dois pas faire plus de grace à Thérèse, & quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne qui m’est si chère, je ne veux pas [49] non plus déguiser ses torts, si tant est même qu’un changement involontaire dans les affections du coeur soit un vrai tort. Depuis long-tems je m’appercevois de l’attiédissement du sien. Je sentois qu’elle n’étoit plus pour moi ce qu’elle fut dans nos belles années, & je le sentois d’autant mieux que j’étois le même pour elle toujours. Je retombai dans le même inconvénient dont j’avois senti l’effet auprès de maman, & cet effet fut le même auprès de Thérèse: N’allons pas chercher des perfections hors de la nature; il seroit le même auprès de quelque femme que ce fût. Le parti que j’avois pris à l’égard de mes enfans, quelque bien raisonné qu’il m’eût paru, ne m’avoit pas toujours laissé le coeur tranquille. En méditant mon traité de l’éducation, je sentis que j’avois négligé des devoirs dont rien ne pouvoit me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’Emile, & le trait même est si clair, qu’après un tel passage il est surprenant qu’on oit eu le courage de me la reprocher. Ma situation, cependant, étoit alors la même, & pire encore par l’animosité de mes ennemis, qui ne cherchoient qu’à me prendre en faute. Je craignis la récidive, & n’en voulant pas courir le risque, j’aimai mieux me condamner à l’abstinence que d’exposer Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J’avois d’ailleurs remarqué que l’habitation des femmes empiroit sensiblement mon état: cette double raison m’avoit fait former des résolutions que j’avois quelquefois assez mal tenues; mais dans lesquelles je persistois avec plus de constance depuis trois ou quatre ans; [50] c’étoit aussi depuis cette époque que j’avois remarqué du refroidissement dans Thérèse: elle avoit pour moi le même attachement par devoir, mais elle n’en avoit plus par amour. Cela jetoit nécessairement moins d’agrément dans notre commerce, & j’imaginai que, sûre de la continuation de mes soins où qu’elle pût être, elle aimeroit peut-être mieux rester à Paris que d’errer avec moi. Cependant elle avoit marqué tant de douleur à notre séparation, elle avoit exigé de moi des promesses si positives de nous rejoindre, elle en exprimoit si vivement le désir depuis mon départ, tant à M. le prince de Conti qu’à M. de Luxembourg, que, loin d’avoir le courage de lui parler de séparation, j’eus à peine celui d’y penser moi-même; & après avoir senti dans mon coeur combien il m’étoit impossible de me passer d’elle, je ne songeai plus qu’à la rappeller incessamment. Je lui écrivis donc de partir; elle vint. A peine y avait-il deux mais que je l’avois quittée; mais c’étoit, depuis tant d’années, notre premiere séparation. Nous l’avions sentie bien cruellement l’un, & l’autre. Quel saisissement en nous embrassant! O que les larmes de tendresse & de joie sont douces! Comme mon coeur s’en abreuve! Pourquoi m’a-t-on fait verser si peu de celles-là!

En arrivant à Motiers, j’avois écrit à milord Keith, Maréchal d’Ecosse, gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma retraite dans les états de sa Majesté, & pour lui demander sa protection. Il me répondit avec la générosité qu’on lui connoît & que j’attendois de lui. Il m’invita à l’aller voir. J’y fus avec M. Martinet, châtelain du Val-de-Travers, [51] qui étoit en grande faveur auprès de son Excellence. L’aspect vénérable de cet illustre & vertueux Ecossois, m’émut puissamment le coeur, & dès l’instant même commença entre lui & moi ce vif attachement qui, de ma part est toujours demeuré le même, & qui le seroit toujours de la sienne, si les traîtres qui m’ont ôté toutes les consolations de la vie, n’eussent profité de mon éloignement pour abuser sa vieillesse & me défigurer à ses yeux.

George Keith, Maréchal héréditaire d’Ecosse, & frère du célèbre général Keith, qui vécut glorieusement & mourut au lit d’honneur, avoit quitté son pays dans sa jeunesse, & y fut proscrit pour s’être attaché à la maison Stuart, dont il se dégoûta bientôt par l’esprit injuste & tyrannique qu’il y remarqua, & qui en fit toujours le caractère dominant. Il demeura long-temps en Espagne dont le climat lui plaisoit beaucoup, & finit par s’attacher, ainsi que son frère, au roi de Prusse, qui se connoissoit en hommes, & les accueillit comme ils le méritoient. Il fut bien payé de cet accueil par les grands services que lui rendit le Maréchal Keith, & par une chose bien plus précieuse encore, la sincère amitié de milord Maréchal. La grande ame de ce digne homme, toute républicaine & fière, ne pouvoit se plier que sous le joug de l’amitié; mais elle s’y plioit si parfaitement, qu’avec des maximes bien différentes, il ne vit plus que Frédéric, du moment qu’il lui fut attaché. Le roi le chargea d’affaires importantes, l’envoya à Paris, en Espagne, & enfin le voyant déjà vieux, avoir besoin de repos, lui donna pour retraite le gouvernement de Neuchâtel, avec la délicieuse [52] occupation d’y passer le reste de sa vie, à rendre ce petit peuple heureux.

Les Neuchâtelois qui n’aiment que la pretintaille & le clinquant, qui ne se connoissent point en véritable étoffe, & mettent l’esprit dans les longues phrases, voyant un homme froid & sans façon, prirent sa simplicité pour de la hauteur, sa franchise pour de la rusticité, son laconisme pour de la bêtise; se cabrèrent contre ses soins bienfaisants, parce que, voulant être utile, & non cajoleur, il ne savoit point flatter les gens qu’il n’estimoit pas. Dans la ridicule affaire du ministre Petitpierre, qui fut chassé par ses confrères pour n’avoir pas voulu qu’ils fussent damnés éternellement, milord, s’étant opposé aux usurpations des ministres, vit soulever contre lui tout le pays, dont il prenoit le parti; & quand j’y arrivai, ce stupide murmure n’étoit pas éteint encore. Il passoit au moins pour un homme qui se laissoit prévenir; & de toutes les imputations dont il fut chargé, c’étoit peut-être la moins injuste. Mon premier mouvement, en voyant ce vénérable vieillard, fut de m’attendrir sur la maigreur de son corps, déjà décharné par les ans; mais en levant les yeux sur sa physionomie animée, ouverte, & noble, je me sentis saisi d’un respect mêlé de confiance, qui l’emporta sur tout autre sentiment. Au compliment très court que je lui fis en l’abordant, il répondit en parlant d’autre chose, comme si j’eusse été là depuis huit jours. Il ne nous dit pas même de nous asseoir. L’empesé Châtelain resta debout. Pour moi, je vis dans l’oeil perçant, & fin de milord je ne sais quoi de si caressant, que me sentant d’abord à mon aise, j’allai sans [53] façon partager son sofa, & m’asseoir à côté de lui. Au ton familier qu’il prit à l’instant, je sentis que cette liberté lui faisoit plaisir, & qu’il se disoit en lui-même: celui-ci n’est pas un Neuchâtelois.

Effet singulier de la grande convenance des caractères! Dans un âge où le coeur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon vieillard se réchauffa pour moi d’une façon qui surprit tout le monde. Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, & y passa deux jours sans toucher un fusil. Il s’établit entre nous une telle amitié, car c’est le mot, que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre: le château de Colombier qu’il habitoit l’été, étoit à six lieues de Motiers; j’allois tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-quatre heures, puis je revenois de même en pèlerin, le coeur toujours plein de lui. L’émotion que j’éprouvois jadis dans mes courses de l’Hermitage à Eaubonne, étoit bien différente assurément mais elle n’étoit pas plus douce que celle avec laquelle j’approchois de Colombier.

Que de larmes d’attendrissement j’ai souvent versé dans ma route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aimables, à la douce philosophie de ce respectable vieillard! Je l’appelois mon père, il m’appeloit son enfant. Ces doux noms rendent en partie l’idée de l’attachement qui nous unissoit, mais ils ne rendent pas encore celle du besoin que nous avions l’un de l’autre, & du désir continuel de nous rapprocher. Il vouloit absolument me loger au château de Colombier, & me pressa long-temps d’y prendre à demeure [54] l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étois plus libre chez moi, & que j’aimois mieux passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette franchise & ne m’en parla plus. O bon milord! O mon digne père! que mon coeur s’émeut encore en pensant à vous! Ah! les barbares! quel coup ils m’ont porté en vous détachant de moi! mais non, non, grand homme, vous êtes, & serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.

Milord Maréchal n’est pas sans défaut; c’est un sage, mais c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connoissance des hommes, il se laisse abuser quelquefois, & n’en revient pas. Il a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre, & d’étranger dans son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours, & se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins: ses attentions paraissent hors de propos; ses cadeaux sont de fantaisie, & non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur, indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui: Milord lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au roi. En recevant cette singulière recommandation, le roi place à l’instant celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendoient milord Maréchal que [55] plus intéressant. J’étois bien sûr, & j’ai bien éprouvé dans la suite, qu’elles n’influoient pas sur ses sentimens, ni sur les soins que lui prescrit l’amitié dans les occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d’obliger, il met encore la même singularité que dans ses manières. Je n’en citerai qu’un seul trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier étoit trop forte pour moi, je la partageois d’ordinaire en partant après dîner & couchant à Brot, à moitié chemin. L’hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grace qui lui importoit extrêmement, me pria de demander a son Excellence à la demander pour lui: volontiers. Je le mène avec moi; je le laisse dans l’antichambre & je parle de son affaire à milord, qui ne me répond rien. La matinée se passe; en traversant la salle pour aller dîner, je vais le pauvre Sandoz qui se morfondoit d’attendre. Croyant que milord l’avoit oublié, je lui en reparle avant de nous mettre à table; mot, comme auparavant. Je trouvai cette manière de me faire sentir combien je l’importunois, un peu dure, & je me tus en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En m’en retournant le lendemain, je fus bien surpris du remerciement qu’il me fit, du bon accueil & du dîne qu’il avoit eus chez S. E., qui de plus avoit reçu son papier. Trois semaines après, milord lui envoya le rescrit qu’il avoit demandé, expédié par le ministre, & signé du roi, & cela, sans m’avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu’il ne vouloit pas se charger.

Je voudrois ne pas cesser de parler de George Keith: [56] c’est de lui que me viennent mes derniers souvenirs heureux; tout le reste de ma vie n’a plus été qu’afflictions & serremens de coeur. La mémoire en est si triste, & m’en vient si confusément, qu’il ne m’est pas possible de mettre aucun ordre dans mes récits, je serai forcé désormois de les arranger au hasard & comme ils se présenteront.

Je ne tardai pas d’être tiré d’inquiétude sur mon asyle, par la réponse du Roi à milord maréchal, en qui, comme on peut croire, j’avois trouvé un bon avocat. Non seulement Sa Majesté approuva ce qu’il avoit fait, mais elle le chargea (car il faut tout dire) de me donner douze louis. Le bon milord, embarrassé d’une pareille commission, & ne sachant comment s’en acquitter honnêtement, tâcha d’en exténuer l’insulte en transformant cet argent en nature de provisions, & me marquant qu’il avoit ordre de me fournir du bois, & du charbon pour commencer mon petit ménage; il ajouta même, & peut-être de son chef, que le Roi me feroit volontiers bâtir une petite maison à ma fantaisie, si j’en voulois choisir l’emplacement. Cette dernière offre me toucha fort, & me fit oublier la mesquinerie de l’autre. Sans accepter aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur, & mon protecteur, & je m’attachai si sincèrement à lui, que je pris Dès-lors autant d’intérêt à sa gloire que j’avois trouvé jusqu’àlors d’injustice à ses succès. A la paix qu’il fit peu de tems après, je témoignai ma joie par une illumination de très bon goût: c’étoit un cordon de guirlandes, dont j’ornai la maison que j’habitais, & où j’eus, il est vrai, la fierté vindicative de dépenser presque [57] autant d’argent qu’il m’en avoit voulu donner. La paix conclue, je crus que sa gloire militaire & politique étant au comble, il alloit s’en donner une d’une autre espèce en revivifiant ses états, en y faisant régner le commerce, l’agriculture, en y créant un nouveau sol, en le couvrant d’un nouveau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voisins, en se faisant l’arbitre de l’Europe après en avoir été la terreur. Il pouvoit sans risque poser l’épée, bien sûr qu’on ne l’obligeroit pas à la reprendre. Voyant qu’il ne désarmoit pas, je craignis qu’il ne profitât mal de ses avantages, & qu’il ne fût grand qu’à demi. J’osai lui écrire à ce sujet, & prenant le ton familier, fait pour plaire aux hommes de sa trempe, porter jusqu’à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu de rois sont faits pour entendre. Ce ne fut qu’en secret & de moi à lui que je pris cette liberté. Je n’en fis pas même participant milord Maréchal, & je lui envoyai ma lettre au roi toute cachetée. Milord envoya la lettre sans s’informer de son contenu. Le roi n’y fit aucune réponse, & quelque temps après, milord Maréchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que je l’avois bien grondé. Je compris par-là que ma lettre avoit été mal reçue, & que la franchise de mon zèle avoit passé pour la rusticité d’un pédant. Dans le fond, cela pouvoit très bien être; peut-être ne dis-je pas ce qu’il falloit dire, & ne pris-je pas le ton qu’il falloit prendre. Je ne puis répondre que du sentiment qui m’avoit mis la plume à la main.

Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisseroit [58] tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’étoit pas une idée nouvelle. Elle m’étoit venue diverses fois dans le cours de ma vie, & elle me revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venoit souvent voir un parent qu’il avoit à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en dira-t-on, dont je me souciois très peu. Cependant, avant d’adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l’avis de Mde. de Luxembourg, qui me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des tems plus tranquilles, & ce ne fut que quelques mais après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, sur-tout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvois le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture; & après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez milord maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit, pour tout compliment salamaleki, après quoi tout fut fini, & je ne portai plus d’autre habit.

Ayant quitté tout-à-fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une vie tranquille & douce autant qu’il dépendroit de moi. Seul, je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désoeuvrement: mon imagination remplissant [59] tous les vides, suffit seule pour m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore passe; les pieds & les yeux font au moins quelque chose: mais rester là les bras croisés, à parler du tems qu’il fait & des mouches qui volent, ou, qui pis est, à s’entrefaire des complimens, cela m’est un supplice insupportable. Je m’avisai pour ne pas vivre en sauvage, d’apprendre à faire des lacets. Je portois mon coussin dans mes visites, ou j’allois, comme les femmes, travailler à ma porte & causer avec les passants. Cela me faisoit supporter l’inanité du babillage, & passer mon temps sans ennui chez mes voisines, dont plusieurs étoient assez aimables, & ne manquoient pas d’esprit. Une entre autres, appelée Isabelle d’Ivernois, fille du procureur-général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour me lier avec elle d’une amitié particulière, dont elle ne s’est pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés, & par les soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles, de sorte que maintenant, digne & vertueuse mere de famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa vie & son bonheur. De mon côté, je lui dois des consolations très-douces, & sur-tout durant un bien triste hiver où, dans le fort de mes maux & de mes peines, elle venoit passer avec Thérèse & moi de longues soirées, qu’elle savoit nous rendre bien courtes par l’agrément de son esprit & par les mutuels épanchemens de nos coeurs. Elle m’appeloit son papa, je l’appelois ma fille, & ces noms [60] que nous nous donnons encore, ne cesseront point, je l’espère, de lui être aussi chers qu’à moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque chose, j’en faisois présent à mes jeunes amies à leur mariage, à condition qu’elles nourriroient leurs enfans. Sa soeur aînée en eut un à ce titre, & l’a mérité; Isabelle en eut un de même, & ne l’a pas moins mérité par l’intention; mais elle n’a pas eu le bonheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j’écrivis à l’une, & à l’autre des lettres, dont la premiere a couru le monde; mais tant d’éclat n’alloit pas à la seconde: l’amitié ne marche pas avec si grand bruit.

Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, & dans le détail desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avoit une maison sur la montagne, où il venoit passer les étés. Je n’étois pas empressé de sa connoissance, parce que je savois qu’il étoit très mal à la Cour, & auprès de milord maréchal, qu’il ne voyoit point. Cependant, comme il vint me voir, & me fit beaucoup d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour; cela continua; & nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui connoissance avec M. D. P[eyro]u, & ensuite une amitié trop intime, pour que je puisse me dispenser de parler de lui.

M. D. P[eyro]u étoit américain, fils d’un commandant de Surinam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s’établir dans le pays de son second mari.

D. P[eyro]u, fils unique, fort riche, & tendrement aimé [61] de sa mère, avoit été élevé avec assez de soin, & son éducation lui avoit profité. Il avoit acquis beaucoup de demi-connoissances, quelque goût pour les arts, & il se piquoit sur-tout d’avoir cultivé sa raison: son air hollandois, froid, & philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse & cachée, favorisoient beaucoup cette opinion. Il étoit sourd & goutteux, quoique jeune encore. Cela rendoit tous ses mouvemens fort posés, fort graves, & quoiqu’il aimât à disputer, généralement il parloit peu, parce qu’il n’entendoit pas. Tout cet extérieur m’en imposa. Je me dis, voici un penseur, un homme sage, tel qu’on seroit heureux d’avoir un ami. Pour achever de me prendre, il m’adressoit souvent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me parloit peu de moi, peu de mes livres, très peu de lui; il n’étoit pas dépourvu d’idées, & tout ce qu’il disoit étoit assez juste. Cette justesse & cette égalité m’attirèrent. Il n’avoit dans l’esprit ni l’élévation, ni la finesse de celui de milord Maréchal, mais il en avoit la simplicité; c’étoit toujours le représenter en quelque chose. Je ne m’engouai pas, mais je m’attachai par l’estime & peu-à-peu cette estime amena l’amitié, & j’oubliai totalement avec lui l’objection que j’avois faite au baron d’H[olbac]k, qu’il étoit trop riche.

Pendant assez long-temps, je vis peu D. P[eyro]u, parce que je n’allois point à Neuchâtel, & qu’il ne venoit qu’une fois l’année à la montagne du colonel Pury. Pourquoi n’allois-je point à Neuchâtel? C’est un enfantillage qu’il ne faut pas taire.

Quoique protégé par le roi de Prusse & par milord Maréchal, [62] si j’évitai d’abord la persécution dans mon asyle, je n’évitai pas du moins les murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres. Après le branle donné par la France, il n’étoit pas du bon air de ne pas me faire au moins quelque insulte: on auroit eu peur de paroître improuver mes persécuteurs, en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel, c’est-à-dire la compagnie des ministres de cette ville, donna le branle, en tentant d’émouvoir contre moi le conseil d’état. Cette tentative n’ayant pas réussi, les ministres s’adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt défendre mon livre, & me traitant en toute occasion peu honnêtement, faisoit comprendre, & disoit même que si j’avois voulu m’établir en ville, on ne m’y auroit pas souffert. Ils remplirent leur Mercure d’inepties, & du plus plat cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne laissoit pas d’échauffer le peuple, & de l’animer contre moi. Tout cela n’empêchoit pas qu’à les entendre je ne dusse être très reconnaissant de l’extrême grace qu’ils me faisoient de me laisser vivre à Motiers, où ils n’avoient aucune autorité; ils m’auroient volontiers mesuré l’air à la pinte, à condition que je l’eusse payé bien cher. Ils vouloient que je leur fusse obligé de la protection que le Roi m’accordoit malgré eux, & qu’ils travailloient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir, après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent, & m’avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu’ils avoient de me souffrir dans leur pays. J’aurois dû leur rire au nez pour toute réponse, je fus assez bête pour me [63] piquer, & j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à Neuchâtel, résolution que je tins près de deux ans, comme si ce n’étoit pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs, des esprits sans culture & sans lumière, qui ne connoissent d’autre objet de leur estime, que le crédit, la puissance & l’argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque égard aux talens, & qu’il y oit du déshonneur à les outrager.

Un certain maire de village qui pour ses malversations avoit été cassé, disoit au lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle: On dit que ce Rousseau a tant d’esprit; amenez-le-moi, que je voye si cela est vrai. Assurément, les mécontentemens d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.

Sur la façon dont on me traitoit à Paris, à Genève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m’attendois pas à plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je lui avois cependant été recommandé par Mde. Boy-de-la-Tour, & il m’avoit fait beaucoup d’accueil; mais dans ce pays où l’on flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant après ma réunion à l’église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvois, sans manquer à mes engagemens, & à mon devoir de citoyen, négliger la profession du culte où j’étois entré: j’assistois donc au service Devin. D’un autre côté, je craignois, en me présentant à la table sacrée, de m’exposer à [64] l’affront d’un refus, & il n’étoit nullement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le Conseil, & à Neuchâtel par la Classe, il voulût m’administrer tranquillement la Cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin (c’étoit le nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté, & lui déclarer que j’étois toujours uni de coeur à l’église protestante; je lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur des articles de foi, que je ne voulois aucune explication particulière sur le dogme. M’étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne doutant pas que M. de Montmollin ne refusât de m’admettre sans la discussion préliminaire, dont je ne voulois point, & qu’ainsi tout fût fini sans qu’il y eût de ma faute. Point du tout: au moment où je m’y attendois le moins, M. de Montmollin vint me déclarer, non seulement qu’il m’admettoit à la communion sous la clause que j’y avois mise, mais, de plus, que lui, & ses anciens se faisoient un grand honneur de m’avoir dans son troupeau. Je n’eus de mes jours pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur la terre me paroissoit un destin bien triste, sur-tout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions, & de persécutions, je trouvois une douceur extrême à pouvoir me dire: Au moins je suis parmi mes frères; & j’allai communier avec une émotion de coeur, & des larmes d’attendrissement, qui étoient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.

Quelque temps après, milord m’envoya une lettre de [65] Mde. de B[ouffler]s, venue, du moins je le présumai, par la voie de d’Alembert, qui connoissoit milord Maréchal. Dans cette lettre, la premiere que cette Dame m’eût écrite depuis mon départ de Montmorency, elle me tançoit vivement de celle que j’avois écrite à M. de Montmollin & sur-tout d’avoir communié. Je compris d’autant moins à qui elle en avoit avec sa mercuriale, que depuis mon voyage de Genève, je m’étois toujours déclaré hautement protestant, & que j’avois été très-publiquement à l’hôtel de Hollande, sans que personne au monde l’eût trouvé mauvais. Il me paroissoit plaisant que Mde. la comtesse de B[ouffler]s voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de religion. Toutefois comme je ne doutois pas que son intention, quoique je n’y comprisse rien, ne fût la meilleure du monde, je ne m’offensai point de cette singulière sortie, & je lui répondis sans colère, en lui disant mes raisons.

Cependant les injures imprimées alloient leur train, & leurs bénins auteurs reprochoient aux puissances de me traiter trop doucement. Ce concours d’aboyemens dont les moteurs continuoient d’agir sous le voile, avoit quelque chose de sinistre & d’effrayant. Pour moi je laissois dire sans m’émouvoir. On m’assura qu’il y avoit une censure de la Sorbonne, je n’en crus rien. De quoi pouvoit se mêler la Sorbonne dans cette affaire? Vouloit-elle assurer que je n’étois pas Catholique? Tout le monde le savoit. Vouloit-elle prouver que je n’étois pas bon Calviniste? Que lui importoit! C’étoit prendre un soin bien singulier; c’étoit se faire les substituts de nos ministres. Avant que d’avoir vu cet écrit, je crus [66] qu’on le faisoit courir sous le nom de la Sorbonne pour se moquer d’elle; je le crus bien plus encore après l’avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce que je me réduisis à croire, fut qu’il falloit mettre la Sorbonne aux petites maisons.

Un autre écrit m’affecta davantage, parce qu’il venoit d’un homme pour qui j’eus toujours de l’estime, & dont j’admirois la constance en plaignant son aveuglement. Je parle du Mandement de l’Archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me devois d’y répondre. Je le pouvois sans m’avilir; c’étoit un cas à peu près semblable à celui du Roi de Pologne. Je n’ai jamais aimé les disputes brutales à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité, & je veux que celui qui m’attaque ne déshonore pas mes coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutois point que ce Mandement ne fût de la façon des Jésuites, & quoiqu’ils fussent alors malheureux eux-mêmes, j’y reconnoissois toujours leur ancienne maxime, d’écraser les malheureux. Je pouvois donc aussi suivre mon ancienne maxime, d’honorer l’auteur titulaire, & de foudroyer l’ouvrage, & c’est ce que je crois avoir fait avec assez de succès.

Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable; & pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me manquoit qu’une subsistance assurée: mais on y vit assez chèrement, & j’avois vu renverser tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par l’établissement d’un nouveau, par la vente ou dissipation de tous mes meubles, & par les dépenses qu’il m’avoit fallu faire depuis mon départ de Montmorenci. [67] Je voyois diminuer journellement le petit capital que j’avois devant moi. Deux ou trois ans suffisoient pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins de recommencer à faire des livres; métier funeste auquel j’avois déjà renoncé. Persuadé que tout changeroit bientôt à mon égard, & que le public revenu de sa frénésie en feroit rougir les puissances; je ne cherchois qu’à prolonger mes ressources jusqu’à cet heureux changement, qui me laisseroit plus en état de choisir parmi celles qui pourroient s’offrir. Pour cela je repris mon Dictionnaire de musique, que dix ans de travail avoient déjà fort avancé, & auquel il ne manquoit que la dernière main & d’être mis au net. Mes livres qui m’avoient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens d’achever cet ouvrage: mes papiers qui me furent envoyés en même temps, me mirent en état de commencer l’entreprise de mes mémoires, dont je voulois uniquement m’occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l’ordre des faits & des temps. J’avois déjà fait le triage de celles que je voulois conserver pour cet effet, & la suite depuis près de dix ans n’en étoit point interrompue. Cependant en les arrangeant pour les transcrire, j’y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune étoit de près de six mois, depuis Octobre 1756 jusqu’au mais de Mars suivant. Je me souvenois parfaitement d’avoir mis dans mon triage nombre de lettres de Diderot, de De Leyre, de Mde. D’[Epina]y, de Mde. de C[henonceau]x, etc., qui remplissoient cette lacune, & qui ne se trouvèrent plus. Qu’étoient-elles [68] devenues? Quelqu’un avoit-il mis la main sur mes papiers, pendant quelques mois qu’ils étoient restés à l’hôtel de Luxembourg? Cela n’étoit pas concevable, & j’avois vu M. le Maréchal prendre la clef de la chambre où je les avois déposés. Comme plusieurs lettres de femmes, & toutes celles de Diderot étoient sans dates, & que j’avois été forcé de remplir ces dates de mémoire, & en tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d’abord avoir fait des erreurs de dates, & je passai en revue toutes les lettres qui n’en avoient point, ou auxquelles je les avois suppléées, pour voir si je n’y trouverois point celles qui devoient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point! Je vis que le vide étoit bien réel, & que les lettres avoient bien certainement été enlevées. Par qui, & pourquoi? Voilà ce qui me passoit. Ces lettres, antérieures à mes grandes querelles, & du tems de ma premiere ivresse de la Julie, ne pouvoient intéresser personne. C’étoient tout au plus quelques tracasseries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre; & des témoignages d’amitié de Mde. de C[henonceau]x & même de Mde. D’[Epina]y, avec laquelle j’étois alors le mieux du monde. A qui pouvoient importer ces lettres? Qu’en voulait-on faire? Ce n’est que sept ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol. Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j’en découvrirois quelque autre. J’en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive, & celui de l’extroit des Aventures de milord Edouard. Ce dernier, [69] je l’avoue, me donna des soupçons sur Mde. de Luxembourg. C’étoit la Roche son valet-de-chambre qui m’avoit expédié ces papiers, & je n’imaginai qu’elle au monde qui pût prendre intérêt à ce chiffon; mais quel intérêt pouvait-elle prendre à l’autre & aux lettres enlevées dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvoit faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier? Pour M. le Maréchal dont je connoissois la droiture invariable & la vérité de son amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même arrêter ce soupçon sur Mde. la Maréchale.

Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué long-temps à chercher l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’A[lember]t, qui déjà faufilé chez Mde. de Luxembourg, avoit pu trouver le moyen de fureter ces papiers & d’en enlever ce qu’il lui avoit plu, tant en manuscrits qu’en lettres; soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvoit convenir. Je supposai qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avoit cru trouver le plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il auroit tiré contre moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. Sûr qu’il seroit bientôt détrompé par l’examen du brouillon, & déterminé à quitter tout-à-fait la littérature, je m’inquiétai peu de ces larcins, qui n’étoient pas les premiers de la même main* [*J’avois trouvé dans ses Elémens de musique beaucoup de choses tirées de ce que j’avois écrit sur cet art pour l’Encyclopédie, & qui lui fut remis plusieurs années avant la publication de ses élémens. J’ignore la part qu’il à pu avoir a un livre intitulé: Dictionnaire des Beaux-Arts; mais j’y trouvé des articles transcrits des miens, mot à mot, & cela long-temps avant que ces articles fussent imprimés dans l’Encyclopédie.] que j’avois endurés sans me [70] plaindre. Bientôt je ne songeai pas plus à cette infidélité que si l’on ne m’en eût fait aucune, & je me mis à rassembler les matériaux qu’on m’avoit laissés, pour travailler à mes Confessions.

J’avois long-temps cru qu’à Genève la compagnie des ministres, ou du moins les citoyens, & bourgeois, réclameroient contre l’infraction de l’édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à l’extérieur; car il y avoit un mécontentement général qui n’attendoit qu’une occasion pour se manifester. Mes amis, ou soi-disant tels, m’écrivoient lettres sur lettres pour m’exhorter à venir me mettre à leur tête, m’assurant d’une réparation publique de la part du Conseil. La crainte du désordre, & des troubles que ma présence pouvoit causer m’empêcha d’acquiescer à leurs instances; & fidèle au serment que j’avois fait autrefois de ne jamais tremper dans aucune dissension civile dans mon pays, j’aimai mieux laisser subsister l’offense, & me bannir pour jamais de ma patrie que d’y rentrer par des moyens violens, & dangereux. Il est vrai que je m’étois attendu, de la part de la bourgeoisie, à des représentations légales, & paisibles contre une infraction qui l’intéressoit extrêmement. Il n’y en eut point. Ceux qui la conduisoient cherchoient moins le vrai redressement des griefs que l’occasion de se rendre nécessaires. On cabaloit, mais on gardoit le silence, & on laissoit clabauder les caillettes, & les cafards [71] ou soi-disant tels, que le conseil mettoit en avant pour me rendre odieux à la populace, & faire attribuer son incartade au zèle de la religion.

Après avoir attendu vainement plus d’un an que quelqu’un réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti, & me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon ingrate patrie où je n’avois jamais vécu, dont je n’avois reçu ni bien ni service, & dont, pour prix de l’honneur que j’avois tâché de lui rendre, je me voyois si indignement traité d’un consentement unanime, puisque ceux qui devoient parler n’avoient rien dit. J’écrivis donc au premier syndic de cette année-là qui, je crois, étoit M. Favre, une lettre par laquelle j’abdiquois solennellement mon droit de bourgeoisie, & dans laquelle, au reste, j’observai la décence & la modération que j’ai toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis m’a souvent arrachés dans mes malheurs.

Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens, sentant qu’ils avoient eu tort pour leur propre intérêt d’abandonner ma défense, ils la prirent quand il n’étoit plus temps. Ils avoient d’autres griefs qu’ils joignirent à celui-là, & ils en firent la matière de plusieurs représentations très-bien raisonnées qu’ils étendirent & renforcèrent à mesure que les refus du Conseil, soutenu par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet formé de les asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidoient rien, jusqu’à-ce que parurent tout-d’un coup les Lettres écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du Conseil avec un [72] art infini, & par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un tems écrasé. Cette pièce, monument durable des rares talens de son auteur, étoit du procureur général T[ronchin], homme d’esprit, homme éclairé, très-versé dans les lois & le gouvernement de la république. Siluit terra.

Les représentans, revenus de leur premier abattement, entreprirent une réponse, & s’en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire, avec espoir de le terrasser. J’avoue que je pensai de même; & poussé par mes concitoyens, qui me faisoient un devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j’avois été l’occasion, j’entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne, & j’en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que je mis aux miennes. Je fis, & j’exécutai cette entreprise si secrètement que, dans un rendez-vous que j’eus à Thonon avec les chefs des représentants, pour parler de leurs affaires, & où ils me montrèrent l’esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne qui étoit déjà faite, craignant qu’il ne survînt quelque obstacle à l’impression s’il en parvenoit le moindre vent, soit aux magistrats, soit à mes ennemis particuliers. Je n’évitai pourtant pas que cet ouvrage ne fût connu en France avant la publication; mais on aima mieux le laisser paroître que de me faire trop comprendre comment on avoit découvert mon secret. Je dirai là-dessus ce que j’ai su, qui se borne à très peu de chose; je me tairai sur ce que j’ai conjecturé.

[73] J’avois à Motiers presque autant de visites que j’en avois à l’Hermitage & à Montmorency, mais elles étoient la plupart d’une espèce fort différente. Ceux qui m’étoient venus voir jusqu’àlors étoient des gens qui, ayant avec moi des rapports de talens, de goûts, de maximes, les alléguoient pour cause de leurs visites, & me mettoient d’abord sur des matières dont je pouvois m’entretenir avec eux. A Motiers, ce n’étoit plus cela, sur-tout du côté de France. C’étoient des officiers ou d’autres gens qui n’avoient aucun goût pour la littérature, qui, même pour la plupart, n’avoient jamais lu mes écrits, & qui ne laissoient pas, à ce qu’ils disoient, d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me venir voir & admirer l’homme illustre, célèbre, très-célèbre, le grand homme, etc. Car dès-lors on n’a cessé de me jeter grossièrement à la face les plus impudentes flagorneries, dont l’estime de ceux qui m’abordoient m’avoit garanti jusqu’àlors. Comme la plupart ne daignoient ni se nommer, ni me dire leur état, que leurs connoissances & les miennes ne tomboient pas sur les mêmes objets, & qu’ils n’avoient ni lu ni parcouru mes ouvrages, je ne savois de quoi leur parler: j’attendois qu’ils parlassent eux-mêmes, puisque c’étoit à eux à savoir & à me dire pourquoi ils me venoient voir. On sent que cela ne faisoit pas pour moi des conversations bien intéressantes, quoiqu’elles pussent l’être pour eux, selon ce qu’ils vouloient savoir: car, comme j’étois sans défiance, je m’exprimois sans réserve sur toutes les questions qu’ils jugeoient à propos de me faire, & ils s’en retournoient pour l’ordinaire [74] aussi savans que moi sur tous les détails de ma situation.

J’eus, par exemple, de cette façon M. de Feins, écuyer de la reine & capitaine de cavalerie dans le régiment de la reine, lequel eut la constance de passer plusieurs jours à Motiers, & même de me suivre pédestrement jusqu’à la Ferrière, menant son cheval par la bride, sans avoir avec moi d’autre point de réunion, sinon que nous connaissions tous deux Mlle. Fel, & que nous jouions l’un, & l’autre au bilboquet.

J’eus, avant, & après M. de Feins, une autre visite bien plus extraordinaire. Deux hommes arrivent à pied, conduisant chacun un mulet chargé de son petit bagage, logent à l’auberge, pansent leurs mulets eux-mêmes, & demandent à me venir voir. A l’équipage de ces muletiers on les prit pour des contrebandiers; & la nouvelle courut aussitôt que des contrebandiers venoient me rendre visite. Leur seule façon de m’aborder m’apprit que c’étoient des gens d’une autre étoffe; mais sans être des contrebandiers ce pouvoit être des aventuriers, & ce doute me tint quelque tems en garde. Ils ne tardèrent pas à me tranquilliser. L’un étoit M. de Montauban, appelé le comte de la Tour-du-Pin, gentilhomme du Dauphiné; l’autre étoit M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui avoit mis sa croix de St. Louis dans sa poche, ne pouvant pas l’étaler. Ces Messieurs, tous deux très aimables, avoient tous deux beaucoup d’esprit; leur conversation étoit agréable, & intéressante; leur manière de voyager, si bien dans mon goût, & si peu dans celui des [75] gentilshommes François, me donna pour eux une sorte d’attachement que leur commerce ne pouvoit qu’affermir. Cette connoissance même ne finit pas là, puisqu’elle dure encore, & qu’ils me sont revenus voir diverses fois, non plus à pied cependant, cela étoit bon pour le début; mais plus j’ai vu ces Messieurs, moins j’ai trouvé de rapports entre leurs goûts & les miens, moins j’ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur fussent familiers, qu’il y eût aucune véritable sympathie entre eux & moi. Que me vouloient-ils donc? Pourquoi me venir voir dans cet équipage? Pourquoi rester plusieurs jours? Pourquoi revenir plusieurs fois? Pourquoi désirer si fort de m’avoir pour hôte? Je ne m’avisai pas alors de me faire ces questions. Je me les suis faites quelquefois depuis ce temps-là.

Touché de leurs avances, mon coeur se livroit sans raisonner, sur-tout à M. Dastier, dont l’air plus ouvert me plaisoit davantage. Je demeurai même en correspondance avec lui, & quand je voulus faire imprimer les Lettres de la montagne, je songeai à m’adresser à lui pour donner le change à ceux qui attendoient mon paquet sur la route de Hollande. Il m’avoit parlé beaucoup, & peut-être à dessein, de la liberté de la presse à Avignon; il m’avoit offert ses soins si j’avois quelque chose à y faire imprimer; je me prévalus de cette offre, & je lui adressai successivement par la poste mes premiers cahiers. Après les avoir gardés assez long-temps, il me les renvoya, en me marquant qu’aucun libraire n’avoit osé s’en charger, & je fus contraint de [76] revenir à Rey, prenant soin de n’envoyer mes cahiers que l’un après l’autre, & de ne lâcher les suivans qu’après avoir eu avis de la réception des premiers. Avant la publication de l’ouvrage, je sus qu’il avoit été vu dans les bureaux des ministres; & d’Escherny, de Neuchâtel, me parla d’un livre de l’homme de la montagne, que d’H[olbac]k lui avoit dit être de moi. Je l’assurai, comme il étoit vrai, n’avoir jamais fait de livre qui eût ce titre. Quand les lettres parurent il étoit furieux, & m’accusa de mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la vérité. Voilà comment j’eus l’assurance que mon manuscrit étoit connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus forcé de porter ailleurs mes conjectures; & celle à laquelle j’aimai le mieux m’arrêter fut que mes paquets avoient été ouverts à la poste.

Une autre connoissance à peu près du même temps, mais que je fis d’abord seulement par lettres, fut celle d’un M. L[aliau]d, de Nîmes, lequel m’écrivit de Paris, pour me prier de lui envoyer mon profil à la silhouette, dont il avoit, disait-il, besoin pour mon buste en marbre, qu’il faisoit faire par le Moine, pour le placer dans sa bibliothèque. Si c’étoit une cajolerie inventée pour m’apprivoiser, elle réussit pleinement. Je jugeai qu’un homme qui vouloit avoir mon buste en marbre dans sa bibliothèque étoit plein de mes ouvrages, par conséquent de mes principes, & qu’il m’aimoit, parce que son ame étoit au ton de la mienne. Il étoit difficile que cette idée ne me séduisît pas. J’ai vu M. L[aliau]d dans la suite. Je l’ai trouvé très zélé pour me rendre beaucoup de petits services, pour s’entremêler beaucoup [77] dans mes petites affaires. Mais, au reste, je doute qu’aucun de mes écrits oit été du petit nombre des livres qu’il a lus en sa vie. J’ignore s’il a une bibliothèque, & si c’est un meuble à son usage; & quant au buste, il s’est borné à une mauvaise esquisse en terre, faite par le Moine, sur laquelle il a fait graver un portroit hideux, qui ne laisse pas de courir sous mon nom, comme s’il avoit avec moi quelque ressemblance.

Le seul François qui parut me venir voir par goût pour mes sentimens & pour mes ouvrages, fut un jeune officier du régiment de Limousin, appelé M. S[éguie]r de St. B[risso]n, qu’on a vu & qu’on voit peut-être encore briller à Paris & dans le monde par des talens assez aimables, & par des prétentions au bel-esprit. Il m’étoit venu voir à Montmorency l’hiver qui précéda ma catastrophe. Je lui trouvai une vivacité de sentiment qui me plut. Il m’écrivit dans la suite à Motiers, & soit qu’il voulût me cajoler, ou que réellement la tête lui tournât de l’Emile, il m’apprit qu’il quittoit le service pour vivre indépendant, & qu’il apprenoit le métier de menuisier. Il avoit un frère aîné, capitaine dans le même régiment, pour lequel étoit toute la prédilection de la mère, qui, dévote outrée, & dirigée par je ne sais quel abbé Tartufe, en usoit très-mal avec le cadet, qu’elle accusoit d’irréligion, & même du crime irrémissible d’avoir des liaisons avec moi. Voilà les griefs sur lesquels il voulut rompre avec sa mère, & prendre le parti dont je viens de parler; le tout pour faire le petit Emile. Alarmé de cette pétulance, je me hâtai de lui écrire pour le faire changer de résolution, [78] & je mis à mes exhortations toute la force dont j’étois capable: elles furent écoutées. Il rentra dans son devoir vis-à-vis de sa mère, & il retira des mains de son colonel sa démission qu’il lui avoit donnée, & dont celui-ci avoit eu la prudence de ne faire aucun usage, pour lui laisser le tems d’y mieux réfléchir. St. B[risso]n, revenu de ses folies, en fit une un peu moins choquante, mais qui n’étoit guère plus de mon goût: ce fut de se faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois brochures qui n’annonçoient pas un homme sans talents, mais sur lesquelles je n’aurai pas à me reprocher de lui avoir donné des éloges bien encourageans pour poursuivre cette carrière.

Quelque temps après il me vint voir, & nous fîmes ensemble le pèlerinage de l’isle de St. Pierre. Je le trouvai dans ce voyage différent de ce que je l’avois vu à Montmorency. Il avoit je ne sais quoi d’affecté, qui d’abord ne me choqua pas beaucoup, mais qui m’est revenu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint voir encore une fois à l’hôtel de St. Simon, à mon passage à Paris pour aller en Angleterre. J’appris là (ce qu’il ne m’avoit pas dit) qu’il vivoit dans les grandes sociétés, & qu’il voyoit assez souvent Mde. de Luxembourg. Il ne me donna aucun signe de vie à Trie, & ne me fit rien dire par sa parente Mlle. Séguier, qui étoit ma voisine, & qui ne m’a jamais paru bien favorablement disposée pour moi. En un mot, l’engouement de M. de St. B[risso]n finit tout d’un coup, comme la liaison de M. de Feins: mais celui-ci ne me devoit rien, & l’autre me devoit quelque chose; à moins que les sottises [79] que je l’avois empêché de faire, n’eussent été qu’un jeu de sa part: ce qui, dans le fond, pourroit très-bien être.

J’eus aussi des visites de Genève tant & plus. Les D[elu]c pere & fils me choisirent successivement pour leur garde-malade: le pere tomba malade en route; le fils l’étoit en partant de Genève; tous deux vinrent se rétablir chez moi. Des ministres, des parents, des cagots, des quidams de toute espèce venoient de Genève & de Suisse, non pas comme ceux de France pour m’admirer & me persifler, mais pour me tancer & catéchiser: le seul qui me fit plaisir fut Moultou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi, & que j’y aurois bien voulu retenir davantage; le plus constant de tous, celui qui s’opiniâtra le plus, & qui me subjugua à force d’importunités, fut un M. d’I[vernoi]s, commerçant de Genève, François réfugié, & parent du procureur-général de Neuchâtel. Ce M. d’I[vernoi]s, de Genève passoit à Motiers deux fois l’an, tout exprès pour m’y venir voir, restoit chez moi du matin au soir plusieurs jours de suite, se mettoit de mes promenades, m’apportoit mille sortes de petits cadeaux, s’insinuoit malgré moi dans ma confidence, se mêloit de toutes mes affaires, sans qu’il y eût entre lui & moi aucune communion d’idées, ni d’inclinations, ni de sentimens, ni de connaissances. Je doute qu’il oit lu dans toute sa vie un livre entier d’aucune espèce, & qu’il sache même de quoi traitent les miens. Quand je commençai d’herboriser il me suivit dans mes courses de botanique, sans goût pour cet amusement sans avoir rien à me dire, ni moi à lui. Il eut même le courage de passer avec moi trois jours entiers [80] tête-à-tête, dans un cabaret à Goumoins, d’où j’avois cru le chasser à force de l’ennuyer & de lui faire sentir combien il m’ennuyoit; & tout cela sans qu’il m’oit été possible jamais de rebuter son incroyable constance, ni d’en pénétrer le motif.

Parmi toutes ces liaisons que je ne fis & n’entretins que par force, je ne dois pas omettre la seule qui m’oit été agréable, & à laquelle j’aye mis un véritable intérêt de coeur: c’est celle d’un jeune Hongrois qui vint se fixer à Neuchâtel, & de-là à Motiers, quelques mais après que j’y fus établi moi-même. On l’appeloit dans le pays le baron de Sauttern, nom sous lequel il avoit été recommandé de Zurich. Il étoit grand, & bien fait, d’une figure agréable, d’une société liante, & douce. Il dit à tout le monde, & me fit entendre à moi-même, qu’il n’étoit venu à Neuchâtel qu’à cause de moi, & pour former sa jeunesse à la vertu par mon commerce. Sa physionomie, son ton, ses manières me parurent d’accord avec ses discours; & j’aurois cru manquer à l’un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune homme en qui je ne voyois rien que d’aimable, & qui me recherchoit par un si respectable motif. Mon coeur ne soit point se livrer à demi. Bientôt il eut toute mon amitié, toute ma confiance; nous devînmes inséparables. Il étoit de toutes mes courses pédestres, il y prenoit goût. Je le menai chez milord maréchal, qui lui fit mille caresses. Comme il ne pouvoit encore s’exprimer en français, il ne me parloit, & ne m’écrivoit qu’en latin: je lui répondois en françois, & ce mélange des deux langues ne rendoit nos entretiens ni moins coulans, [81] ni moins vifs à tous égards. Il me parla de sa famille, de ses affaires, de ses aventures, de la Cour de Vienne dont il paroissoit bien connoître les détails domestiques. Enfin pendant près de deux ans que nous passâmes dans la plus grande intimité, je ne lui trouvai qu’une douceur de caractère à toute épreuve, des moeurs non-seulement honnêtes mais élégantes, une grande propreté sur sa personne, une décence extrême dans tous ses discours, enfin toutes les marques d’un homme bien né, qui me le rendirent trop estimable pour ne pas me le rendre cher.

Dans le fort de mes liaisons avec lui, d’I[vernoi]s de Genève m’écrivit que je prisse garde au jeune Hongrois qui étoit venu s’établir auprès de moi; qu’on l’avoit assuré que c’étoit un espion, que le ministère de France avoit auprès de moi. Cet avis pouvoit paroître d’autant plus inquiétant que, dans le pays où j’étois tout le monde m’avertissoit de me tenir sur mes gardes, qu’on me guettoit, & qu’on cherchoit à m’attirer sur le territoire de France pour m’y faire un mauvais parti.

Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces ineptes donneurs d’avis, je proposai à Sauttern, sans le prévenir de rien, une promenade pédestre à Pontarlier; il y consentit. Quand nous fûmes arrivés à Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d’I[vernoi]s, & puis l’embrassant avec ardeur, je lui dis: Sauttern n’a pas besoin que je lui prouve ma confiance, mais le public a besoin que je lui prouve que je la sais bien placer. Cet embrassement fut bien doux; ce fut un de [82] ces plaisirs de l’âme que les persécuteurs ne sauroient connoître ni ôter aux opprimés.

Je ne croirai jamais que Sauttern fût un espion, ni qu’il m’oit trahi; mais il m’a trompé. Quand j’épanchois avec lui mon coeur sans réserve, il eut le courage de me fermer constamment le sien, & de m’abuser par des mensonges. Il me controuva je ne sais quelle histoire, qui me fit juger que sa présence étoit nécessaire dans son pays. Je l’exhortai de partir au plus vite: il partit; & quand je le croyois déjà en Hongrie, j’appris qu’il étoit à Strasbourg. Ce n’étoit pas la premiere fois qu’il y avoit été. Il y avoit jetté du désordre dans un ménage: le mari, sachant que je le voyais, m’avoit écrit. Je n’avois omis aucun soin pour ramener la jeune femme à la vertu, & Sauttern à son devoir.

Quand je les croyois parfaitement détachés l’un de l’autre, ils s’étoient rapprochés, & le mari même eut la complaisance de reprendre le jeune homme dans sa maison; dès-lors je n’eus plus rien à dire. J’appris que le prétendu baron m’en avoit imposé par un tas de mensonges. Il ne s’appeloit point Sauttern, il s’appeloit Sauttersheim. A l’égard du titre de baron, qu’on lui donnoit en Suisse, je ne pouvois le lui reprocher, parce qu’il ne l’avoit jamais pris; mais je ne doute pas qu’il ne fût bien gentilhomme; & milord maréchal, qui se connoissoit en hommes, & qui avoit été dans son pays, l’a toujours regardé, & traité comme tel.

Sitôt qu’il fut parti, la servante de l’auberge où il mangeoit à Motiers, se déclara grosse de son fait. C’étoit une si vilaine salope, & Sauttern, généralement estimé & considéré [83] dans tout le pays par sa conduite, & ses moeurs honnêtes, se piquoit si fort de propreté, que cette imprudence choqua tout le monde. Les plus aimables personnes du pays, qui lui avoient inutilement prodigué leurs agaceries, étoient furieuses: j’étois outré d’indignation. Je fis tous mes efforts pour faire arrêter cette effrontée, offrant de payer tous les frais & de cautionner Sauttersheim. Je lui écrivis dans la forte persuasion, non seulement que cette grossesse n’étoit pas de son fait, mais qu’elle étoit feinte, & que tout cela n’étoit qu’un jeu joué par ses ennemis & les miens. Je voulois qu’il revînt dans le pays confondre cette coquine, & ceux qui la faisoient parler. Je fus surpris de la molesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur dont la salope étoit paroissienne, & fit en sorte d’assoupir l’affaire, ce que voyant, je cessai de m’en mêler, fort étonné qu’un homme aussi crapuleux eût pu être assez maître de lui-même pour m’en imposer, par sa réserve dans la plus intime familiarité.

De Strasbourg, Sauttersheim fut à Paris chercher fortune, & n’y trouva que de la misère. Il m’écrivit en disant son peccavi. Mes entrailles s’émurent au souvenir de notre ancienne amitié, je lui envoyai quelque argent. L’année suivante à mon passage à Paris, je le revis à-peu-près dans le même état; mais grand ami de M. L[aliau]d, sans que j’aye pu savoir d’où lui venoit cette connoissance, & si elle étoit ancienne ou nouvelle. Deux ans après, Sauttersheim retourna à Strasbourg, d’où il m’écrivit, & où il est mort. Voilà l’histoire abrégée de nos liaisons, & ce que je sais de ses aventures: mais en déplorant le sort de ce malheureux [84] jeune homme, je ne cesserai jamais de croire qu’il étoit bien né, & que tout le désordre de sa conduite fut l’effet des situations où il s’est trouvé.

Telles furent les acquisitions que je fis à Motiers en fait de liaisons, & de connaissances. Qu’il en auroit fallu de pareilles pour compenser les cruelles pertes que je fis dans le même temps!

La premiere fut celle de M. de Luxembourg qui, après avoir été tourmenté long-temps par les médecins, fut enfin leur victime, traité de la goutte, qu’ils ne voulurent point reconnaître, comme d’un mal qu’ils pouvoient guérir.

Si l’on doit s’en rapporter là-dessus à la relation que m’en écrivit la Roche, l’homme de confiance de Mde. la Maréchale, c’est bien par cet exemple, aussi cruel que mémorable, qu’il faut déplorer les misères de la grandeur.

La perte de ce bon seigneur me fut d’autant plus sensible, que c’étoit le seul ami vrai que j’eusse en France, & la douceur de son caractère étoit telle, qu’elle m’avoit fait oublier tout à fait son rang, pour m’attacher à lui comme à mon égal. Nos liaisons ne cessèrent point par ma retraite, & il continua de m’écrire comme auparavant.

Je crus pourtant remarquer que l’absence ou mon malheur avoit attiédi son affection. Il est bien difficile qu’un courtisan garde le même attachement pour quelqu’un qu’il soit être dans la disgrâce des puissances. J’ai jugé d’ailleurs que le grand ascendant qu’avoit sur lui Mde. de Luxembourg ne m’avoit pas été favorable, & qu’elle avoit profité de mon éloignement pour me nuire dans son esprit. Pour elle, [85] malgré quelques démonstrations affectées & toujours plus rares, elle cacha moins de jour en jour son changement à mon égard. Elle m’écrivit quatre ou cinq fois en Suisse, de tems à autre, après quoi elle ne m’écrivit plus du tout; & il falloit toute la prévention, toute la confiance, tout l’aveuglement où j’étois encore, pour ne pas voir en elle plus que du refroidissement envers moi.

Le libraire Guy, associé de Duchesne, qui depuis moi fréquentoit beaucoup l’hôtel de Luxembourg, m’écrivit que j’étois sur le testament de M. le Maréchal. Il n’y avoit rien là que de très naturel & de très croyable; ainsi je n’en doutai pas. Cela me fit délibérer en moi-même comment je me comporterois sur le legs. Tout bien pesé, je résolus de l’accepter, quel qu’il pût être, & de rendre cet honneur à un honnête homme qui, dans un rang où l’amitié ne pénètre guère, en avoit eu une véritable pour moi. J’ai été dispensé de ce devoir, n’ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou faux; & en vérité j’aurois été peiné de blesser une des grandes maximes de ma morale, en profitant de quelque chose à la mort de quelqu’un qui m’avoit été cher. Durant la dernière maladie de notre ami Mussard, Lenieps me proposa de profiter de la sensibilité qu’il marquoit à nos soins, pour lui insinuer quelques dispositions en notre faveur. Ah! cher Lenieps, lui dis-je, ne souillons pas par des idées d’intérêt les tristes mais sacrés devoirs que nous rendons à notre ami mourant, j’espère n’être jamais dans le testament de personne, & jamais du moins dans celui d’aucun de mes amis. Ce fut à-peu-près dans ce même temps-ci, que [86] milord Maréchal me parla du sien, de ce qu’il avoit dessein d’y faire pour moi, & que je lui fis la réponse dont j’ai parlé dans ma premiere partie.

Ma seconde perte, plus sensible encore, & bien plus irréparable, fut celle de la meilleure des femmes, & des mères, qui, déjà chargée d’ans, & surchargée d’infirmités, & de misères, quitta cette vallée de larmes pour passer dans le séjour des bons, où l’aimable souvenir du bien que l’on a fait ici-bas en fait l’éternelle récompense. Allez, ame douce, & bienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des Catinat, & de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert, comme eux, leurs coeurs à la charité véritable; allez goûter le fruit de la vôtre, & préparer à votre élève la place qu’il espere un jour occuper près de vous! Heureuse, dans vos infortunes, que le Ciel en les terminant vous oit épargné le cruel spectacle des siennes! Craignant de contrister son coeur par le récit de mes premiers désastres, je ne lui vois point écrit depuis mon arrivée en Suisse; mais j’écrivis à M. de Conzié pour m’informer d’elle, & ce fut lui qui m’apprit qu’elle avoit cessé de soulager ceux qui souffroient, & de souffrir elle-même. Bientôt je cesserai de souffrir aussi; mais si je croyois ne la pas revoir dans l’autre vie, ma foible imagination se refuseroit à l’idée du bonheur parfait que je m’y promets.

Ma troisième perte & la dernière, car, depuis lors il ne m’est plus resté d’amis à perdre, fut celle de milord Maréchal. Il ne mourut pas, mais las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, & depuis lors, je ne l’ai pas revu. Il vit [87] & me survivra, je l’espère: il vit, & grace à lui, tous mes attachemens ne sont pas rompus sur la terre, il y reste encore un homme digne de mon amitié; car son vrai prix est encore plus dans celle qu’on sent que dans celle qu’on inspire;: mais j’ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguoit, & je ne peux plus le mettre qu’au rang de ceux que j’aime encore, mais avec qui je n’ai plus de liaison. Il alloit en Angleterre recevoir sa grace du roi, & racheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous séparâmes point sans des projets de réunion, qui paroissoient presque aussi doux pour lui que pour moi. Il vouloit se fixer à son château de Keith-Hall près d’Aberdeen, & je devois m’y rendre auprès de lui; mais ce projet me flattoit trop pour que j’en pusse espérer le succès. Il ne resta point en Ecosse. Les tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelèrent à Berlin, & l’on verra bientôt comment je fus empêché de l’y aller joindre.

Avant son départ, prévoyant l’orage que l’on commençoit à susciter contre moi, il m’envoya de son propre mouvement des lettres de naturalité, qui sembloient être une précaution très-sûre pour qu’on ne pût pas me chasser du pays. La communauté de Couvet dans le Val-de-Travers, imita l’exemple du gouverneur, & me donna des lettres de Communier gratuites, comme les premières. Ainsi, devenu de tout point citoyen du pays, j’étois à l’abri de toute expulsion légale, même de la part du prince: mais ce n’a jamais été par des voies légitimes qu’on a pu persécuter celui de tous les hommes qui a toujours le plus respecté les lois. Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes que je fis [88] en ce même temps, celle de l’abbé de Mably. Ayant demeuré chez son frère, j’avois eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien intimes, & j’ai quelque lieu de croire que ses sentimens à mon égard avoient changé de nature depuis que j’avois acquis plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publication des Lettres de la montagne que j’eus le premier signe de sa mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans Genève une lettre à Mde. Saladin, qui lui étoit attribuée, & dans laquelle il parloit de cet ouvrage comme des clameurs séditieuses d’un démagogue effréné.

L’estime que j’avois pour l’abbé de Mably, & le cas que je faisois de ses lumières ne me permirent pas un instant de croire que cette extravagante lettre fût de lui. Je pris là-dessus le parti que m’inspira la franchise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en l’avertissant qu’on la lui attribuoit. Il ne me fit aucune réponse. Ce silence m’étonna; mais qu’on juge de ma surprise quand Mde. de C[henonceau]x me manda que la lettre étoit réellement de l’abbé, & que la mienne l’avoit fort embarrassé! Car enfin, quand il auroit eu raison, comment pouvait-il excuser une démarche éclatante, & publique, faite de gaieté de coeur, sans obligation, sans nécessité, à l’unique fin d’accabler au plus fort de ses malheurs un homme auquel il avoit toujours marqué de la bienveillance, & qui n’avoit jamais démérité de lui? Quelque tems après parurent les Dialogues de Phocion, où je ne vis qu’une compilation de mes écrits, faite sans retenue, & sans honte.

Je sentis, à la lecture de ce livre, que l’auteur avoit pris [89] son parti à mon égard, & que je n’aurois point désormois de pire ennemi. Je crois qu’il ne m’a pardonné ni le Contrat Social, trop au-dessus de ses forces, ni la Paix perpétuelle; & qu’il n’avoit paru désirer que je fisse un extroit de l’abbé de St. Pierre qu’en supposant que je ne m’en tirerois pas si bien.

Plus j’avance dans mes récits, moins j’y puis mettre d’ordre & de suite. L’agitation du reste de ma vie n’a pas laissé aux événemens le temps de s’arranger dans ma tête. Ils ont été trop nombreux, trop mêlés, trop désagréables pour pouvoir être narrés sans confusion. La seule impression forte qu’ils m’ont laissée est celle de l’horrible mystère qui couvre leur cause, & de l’état déplorable où ils m’ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu’à l’aventure, & selon que les idées me reviendront dans l’esprit. Je me rappelle que dans le temps dont je parle, tout occupé de mes confessions, j’en parlois très-imprudemment à tout le monde, n’imaginant pas même que personne eût intérêt, ni volonté, ni pouvoir de mettre obstacle à cette entreprise, & quand je l’aurois cru, je n’en aurois guère été plus discret, par l’impossibilité totale où je suis par mon naturel de tenir caché rien de ce que je sens & de ce que je pense. Cette entreprise connue fut, autant que j’en puis juger, la véritable cause de l’orage qu’on excita pour m’expulser de la Suisse, & me livrer entre des mains qui m’empêchassent de l’exécuter.

J’en avois une autre qui n’étoit guère vue de meilleur oeil par ceux qui craignoient la première; c’étoit celle d’une [90] édition générale de mes écrits. Cette édition me paroissoit nécessaire pour constater ceux des livres portant mon nom qui étoient véritablement de moi, & mettre le public en état de les distinguer de ces écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtoient pour me discréditer & m’avilir. Outre cela, cette édition étoit un moyen simple & honnête de m’assurer du pain, & c’étoit le seul; puisque, ayant renoncé à faire des livres, mes mémoires ne pouvant paroître de mon vivant, ne gagnant pas un sou d’aucune autre manière, & dépensant toujours, je voyois la fin de mes ressources dans celle du produit de mes derniers écrits. Cette raison m’avoit pressé de donner mon Dictionnaire de musique, encore informe. Il m’avoit valu cent louis comptans, & cent écus de rente viagère; mais encore devait-on voir bientôt la fin de cent louis, quand on en dépensoit annuellement plus de soixante; & cent écus de rente étoient comme rien pour un homme sur qui les quidams, & les gueux venoient incessamment fondre comme des étourneaux.

Il se présenta une compagnie de négocians de Neuchâtel pour l’entreprise de mon édition générale, & un imprimeur ou libraire de Lyon, appelé Reguillat, vint je ne sais comment se fourrer parmi eux pour la diriger. L’accord se fit sur un pied raisonnable, & suffisant pour bien remplir mon objet. J’avais, tant en ouvrages imprimés qu’en pièces encore manuscrites, de quoi fournir six volumes in-quarto; je m’engageai de plus à veiller sur l’édition, au moyen de quoi ils devoient me faire une pension viagère de seize cens livres de France, & un présent de mille écus une fois payés.

[91] Le traité étoit conclu, non encore signé, quand les Lettres écrites de la montagne parurent. La terrible explosion qui se fit contre cet infernal ouvrage & contre son abominable auteur épouvanta la compagnie, & l’entreprise s’évanouit. Je comparerois l’effet de ce dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la musique françoise, si cette lettre, en m’attirant la haine & m’exposant au péril, ne m’eût laissé du moins la considération & l’estime. Mais après ce dernier ouvrage, on parut s’étonner à Genève & à V[ersailles] qu’on laissât respirer un monstre tel que moi. Le petit Conseil, excité par le R[ésiden]t de F[rance], & dirigé par le procureur-général, donna une déclaration sur mon ouvrage, par laquelle, avec les qualifications les plus dures, il le déclare indigne d’être brûlé par le bourreau, & ajoute avec une adresse qui tient du burlesque, qu’on ne peut, sans se déshonorer, y répondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrois pouvoir transcrire ici cette curieuse pièce, mais malheureusement je ne l’ai pas & ne m’en souviens pas d’un seul mot. Je désire ardemment que quelqu’un de mes lecteurs, animé du zèle de la vérité & de l’équité veuille relire en entier les Lettres écrites de la montagne; il sentira, j’ose le dire, la stoique modération qui règne dans cet ouvrage, après les sensibles & cruels outrages dont on venoit à l’envi d’accabler l’auteur. Mais ne pouvant répondre aux injures, parce qu’il n’y en avoit point, ni aux raisons, parce qu’elles étoient sans réponse, ils prirent le parti de paroître trop courroucés pour vouloir répondre; & il est vrai que s’ils prenoient les [92] argumens invincibles pour des injures, ils devoient se tenir fort injuriés.

Les représentans, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse déclaration, suivirent la route qu’elle leur traçoit, & au lieu de faire trophée des Lettres de la montagne, qu’ils voilèrent pour s’en faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni justice à cet écrit fait pour leur défense, & à leur sollicitation, ni le citer, ni le nommer, quoiqu’ils en tirassent tacitement tous leurs arguments, & que l’exactitude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel finit cet ouvrage oit été la seule cause de leur salut, & de leur victoire. Ils m’avoient imposé ce devoir; je l’avois rempli, j’avois jusqu’au bout servi la patrie, & leur cause. Je les priai d’abandonner la mienne, & de ne songer qu’à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot, & je ne me suis plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix, ne doutant pas que, s’ils s’obstinoient, ils ne fussent écrasés par la France. Cela n’est pas arrivé; j’en comprends la raison, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire.

L’effet des Lettres de la montagne, à Neuchâtel, fut d’abord très-paisible. J’en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin; il le reçut bien, & le lut sans objection. Il étoit malade, aussi bien que moi; il me vint voir amicalement quand il fut rétabli, & ne me parla de rien. Cependant la rumeur commençoit; on brûla le livre je ne sais où. De Genève, de Berne, & de Versailles peut-être, le foyer de l’effervescence passa bientôt à Neuchâtel, & sur-tout dans [93] le Val-de-Travers, où, avant même que la Classe eût fait aucun mouvement apparent, on avoit commencé d’ameuter le peuple par des pratiques souterraines. Je devois, j’ose le dire, être aimé du peuple dans ce pays-là, comme je l’ai été dans tous ceux où j’ai vécu, versant les aumônes à pleines mains, ne laissant sans assistance aucun indigent autour de moi, ne refusant à personne aucun service que je pusse rendre & qui fût dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec tout le monde, & me dérobant de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la jalousie. Tout cela n’empêcha pas que la populace, soulevée secrètement je ne sais par qui, ne s’animât contre moi par degrés jusqu’à la fureur, qu’elle ne m’insultât publiquement en plein jour, non-seulement dans la campagne & dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui j’avois fait le plus de bien étoient les plus acharnés, & des gens même à qui je continuois d’en faire, n’osant se montrer, excitoient les autres, & sembloient vouloir se venger ainsi de l’humiliation de m’être obligés. Montmollin paroissoit ne rien voir, & ne se montroit pas encore. Mais comme on approchoit d’un temps de communion, il vint chez moi pour me conseiller de m’abstenir de m’y présenter, m’assurant que du reste il ne m’en vouloit point, & qu’il me laisseroit tranquille. Je trouvai le compliment bizarre; il me rappeloit la lettre de Mde. de B[ouffler]s, & je ne pouvois concevoir à qui donc il importoit si fort que je communiasse ou non. Comme je regardois cette condescendance de ma part comme un acte de lâcheté, & que d’ailleurs je ne voulois pas donner au peuple ce nouveau [94] prétexte de crier à l’impie, je refusai net le ministre, & il s’en retourna mécontent, me faisant entendre que je m’en repentirois.

Il ne pouvoit pas m’interdire la communion de sa seule autorité: il falloit celle du Consistoire qui m’avoit admis, & tant que le Consistoire n’avoit rien dit, je pouvois me présenter hardiment sans crainte de refus. Montmollin se fit donner par la classe la commission de me citer au consistoire pour y rendre compte de ma foi, & de m’excommunier en cas de refus. Cette excommunication ne pouvoit non plus se faire que par le consistoire, & à la pluralité des voix. Mais les paysans qui, sous le nom d’anciens, composoient cette assemblée, présidés, & comme on comprend bien, gouvernés par leur ministre, ne devoient pas naturellement être d’un autre avis que le sien, principalement sur des matières théologiques, qu’ils entendoient encore moins que lui. Je fus donc cité, & je résolus de comparaître.

Quelle circonstance heureuse, & quel triomphe pour moi si j’avois su parler, & que j’eusse eu, pour ainsi dire, ma plume dans ma bouche! Avec quelle supériorité, avec quelle facilité j’aurois terrassé ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans! L’avidité de dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous les principes de la réformation, je n’avais, pour l’y rappeler, & le réduire au silence, qu’à commenter mes premières Lettres de la montagne, sur lesquelles ils avoient la bêtise de m’épiloguer. Mon texte étoit tout fait, je n’avois qu’à l’étendre, & mon homme étoit confondu. Je n’aurois pas été assez sot pour me tenir sur la défensive; [95] il m’étoit aisé de devenir agresseur sans même qu’il s’en apperçût, ou qu’il pût s’en garantir. Les Prestolets de la Classe, non moins étourdis qu’ignorans, m’avoient mis eux-mêmes dans la position la plus heureuse que j’aurois pu désirer, pour les écraser à plaisir. Mais quoi? Il falloit parler, & parler sur-le-champ, trouver les idées, les tours, les mots au moment du besoin, avoir toujours l’esprit présent, être toujours de sens froid, ne jamais me troubler un moment. Que pouvois-je espérer de moi, qui sentois si bien mon inaptitude à m’exprimer impromptu? J’avois été réduit au silence le plus humiliant à Genève, devant une assemblée tout en ma faveur & déjà résolue de tout approuver. Ici c’étoit tout le contraire, j’avois affaire à un tracassier qui mettoit l’astuce à la place du savoir, qui me tendroit cent pièges avant que j’en apperçusse un, & tout déterminé à me prendre en faute à quelque prix que ce fût. Plus j’examinai cette position, plus elle me parut périlleuse, & sentant l’impossibilité de m’en tirer avec succès, j’imaginai un autre expédient. Je méditai un discours à prononcer devant le Consistoire, pour le récuser & me dispenser de répondre; la chose étoit très-facile. J’écrivis ce discours & me mis à l’étudier par coeur avec une ardeur sans égale. Thérèse se moquoit de moi en m’entendant marmotter & répéter incessamment les mêmes phrases, pour tâcher de les fourrer dans ma tête. J’espérois tenir enfin mon discours; je savois que le Châtelain, comme officier du prince, assisteroit au Consistoire, que malgré les manœuvres & les bouteilles de Montmollin, la plupart des Anciens étoient bien disposés pour [96] moi, j’avois en ma faveur la raison, la vérité, la justice, la protection du roi, l’autorité du Conseil d’état, les voeux de tous les bons patriotes, qu’intéressoit l’établissement de cette inquisition; tout contribuoit à m’encourager.

La veille du jour marqué, je savois mon discours par coeur; je le récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête; le matin je ne le savois plus; j’hésite à chaque mot, je me crois déjà dans l’illustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête se perd; enfin, presque au moment d’aller, le courage me manque totalement; je reste chez moi, & je prends le parti d’écrire au consistoire, en disant mes raisons à la hâte, & prétextant mes incommodités, qui véritablement dans l’état où j’étois alors, m’auroient difficilement laissé soutenir la séance entière.

Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l’affaire à une autre séance. Dans l’intervalle il se donna par lui-même & par ses créatures mille mouvemens pour séduire ceux des anciens qui, suivant les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes, n’opinoient pas au gré de la classe, & au sien. Quelque puissans que ses argumens tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de gens, il n’en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui étoient déjà dévoués, & qu’on appeloit ses âmes damnées. L’officier du prince, & le colonel de Pury, qui se porta dans cette affaire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur devoir; & quand ce Montmollin voulut procéder à l’excommunication, son consistoire, à la pluralité des voix, le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier expédient d’ameuter la populace, il [97] se mit avec ses confrères & d’autres gens à y travailler ouvertement, & avec un tel succès, que malgré les forts & fréquens rescrits du roi, malgré tous les ordres du Conseil d’état, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer l’officier du prince à s’y faire assassiner lui-même en me défendant.

Je n’ai qu’un souvenir si confus de toute cette affaire, qu’il m’est impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les idées qui m’en reviennent, & que je ne les puis rendre qu’éparses & isolées, comme elles se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu’il y avoit eu avec la Classe quelque espèce de négociation, dont Montmollin avoit été l’entremetteur. Il avoit feint qu’on craignoit que par mes écrits je ne troublasse le repos du pays, à qui l’on s’en prendroit de ma liberté d’écrire. Il m’avoit fait entendre, que si je m’engageois à quitter la plume on seroit coulant sur le passé. J’avois déjà pris cet engagement avec moi-même; je ne balançai point à le prendre avec la Classe, mais conditionnel, & seulement quant aux matières de religion. Il trouva le moyen d’avoir cet écrit à double, sur quelque changement qu’il exigea: la condition ayant été rejetée par la Classe, je redemandai mon écrit: il me rendit un des doubles & garda l’autre, prétextant qu’il l’avoit égaré. Après cela, le peuple ouvertement excité par les ministres, se moqua des rescrits du roi, des ordres du Conseil d’état, & ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nommé l’Antechrist, & poursuivi dans la campagne comme un loup-garou. Mon habit d’Arménien servoit de renseignement à la populace; [98] j’en sentois cruellement l’inconvénient; mais le quitter dans ces circonstances me sembloit une lâcheté. Je ne pus m’y résoudre, & je me promenois tranquillement dans le pays avec mon caffetan & mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille & quelquefois de ses cailloux. Plusieurs fois en passant devant des maisons, j’entendois dire à ceux qui les habitoient: Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus. Je n’en allois pas plus vite: ils n’en étoient que plus furieux, mais ils s’en tinrent toujours aux menaces, du moins pour l’article des armes à feu.

Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas d’avoir deux fort grands plaisirs auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pouvoir faire un acte de reconnoissance par le canal de milord Maréchal. Tous les honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des traitemens que j’essuyois, & des manœuvres dont j’étois la victime, avoient les ministres en exécration, sentant bien qu’ils suivoient des impulsions étrangères, & qu’ils n’étoient que les satellites d’autres gens qui se cachoient en les faisant agir, & craignant que mon exemple ne tirât à conséquence pour l’établissement d’une véritable inquisition. Les magistrats & sur-tout M. Meuron qui avoit succédé à M. d’Ivernois, dans la charge de procureur général, faisoient tous leurs efforts pour me défendre. Le colonel de Pury, quoique simple particulier, en fit davantage, & réussit mieux. Ce fut lui qui trouva le moyen de faire bouquer Montmollin dans son consistoire, en retenant les anciens dans leur devoir. Comme il avoit du crédit, il l’employa tant qu’il put pour arrêter la sédition; mais il n’avoit [99] que l’autorité des lois, de la justice & de la raison à opposer à celle de l’argent & du vin, la partie n’étoit pas égale, & dans ce point, Montmollin triompha de lui. Cependant sensible à ses soins & à son zèle, j’aurois voulu pouvoir lui rendre bon office pour bon office, & pouvoir m’acquitter avec lui de quelque façon. Je savois qu’il convoitoit fort une place de conseiller d’état; mais s’étant mal conduit au gré de la Cour dans l’affaire du ministre Petitpierre, il étoit en disgrâce auprès du prince & du gouverneur. Je risquai pourtant d’écrire en sa faveur à milord Maréchal: j’osai même parler de l’emploi qu’il désiroit, & si heureusement, que contre l’attente de tout le monde, il lui fut presque aussitôt conféré par le roi. C’est ainsi que le sort qui m’a toujours mis en même temps trop haut & trop bas, continuoit à me balotter d’une extrémité à l’autre, & tandis que la populace me couvroit de fange, je faisois un conseiller d’état.

Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire Mde. de V[erdeli]n avec sa fille, qu’elle avoit menée aux bains de Bourbonne, d’où elle poussa jusqu’à Motiers, & logea chez moi deux ou trois jours. A force d’attention & de soins elle avoit enfin surmonté ma longue répugnance, & mon coeur, vaincu par ses caresses, lui rendoit toute l’amitié qu’elle m’avoit si long-temps témoignée. Je fus touché de ce voyage, sur-tout dans la circonstance où je me trouvois, & où j’avois grand besoin pour soutenir mon courage des consolations de l’amitié. Je craignois qu’elle ne s’affectât des insultes que je recevois de la populace, & j’aurois voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas contrister son coeur; [100] mais cela ne me fut pas possible, & quoique sa présence contînt un peu les insolens dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passoit dans les autres temps. Ce fut même durant son séjour chez moi que je commençai d’être attaqué de nuit dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva ma fenêtre couverte, un matin, des pierres qu’on y avoit jetées pendant la nuit. Un banc très massif, qui étoit dans la rue à côté de ma porte, & fortement attaché, fut détaché, enlevé, & posé debout contre la porte, de sorte que, si l’on ne s’en fût apperçu, le premier qui, pour sortir, auroit ouvert la porte d’entrée, devoit naturellement être assommé. Mde. de V[erdeli]n n’ignoroit rien de ce qui se passoit; car, outre ce qu’elle voyoit elle-même, son domestique, homme de confiance, étoit très répandu dans le village, y accostoit tout le monde, & on le vit même en conférence avec Montmollin. Cependant elle ne parut faire aucune attention à rien de ce qui m’arrivoit, ne me parla ni de Montmollin ni de personne, & répondit peu de chose à ce que je lui en dis quelquefois. Seulement, paraissant persuadée que le séjour de l’Angleterre me convenoit plus qu’aucun autre, elle me parla beaucoup de M. Hume, qui étoit alors à Paris, de son amitié pour moi, du désir qu’il avoit de m’être utile dans son pays. Il est tems de dire quelque chose de M. Hume.

Il s’étoit acquis une grande réputation en France, & sur-tout parmi les Encyclopédistes par ses traités de commerce & de politique, & en dernier lieu par son histoire de la maison de Stuart, le seul de ses écrits dont j’avois lu quelque [101] chose dans la traduction de l’abbé Prévot. Faute d’avoir lu ses autres ouvrages, j’étois persuadé, sur ce qu’on m’avoit dit de lui, que M. Hume associoit une ame très-républicaine aux paradoxes anglois en faveur du luxe. Sur cette opinion, je regardois toute son apologie de Charles I comme un prodige d’impartialité, & j’avois une aussi grande idée de sa vertu que de son génie. Le désir de connoître cet homme rare & d’obtenir son amitié, avoit beaucoup augmenté les tentations de passer en Angleterre, que me donnoient les sollicitations de Mde. de B[ouffler]s, intime amie de M. Hume. Arrivé en Suisse, j’y reçu de lui, par la voie de cette Dame, une lettre extrêmement flatteuse, dans laquelle aux plus grandes louanges sur mon génie, il joignoit la pressante invitation de passer en Angleterre, & l’offre de tout son crédit & de tous ses amis pour m’en rendre le séjour agréable. Je trouvai sur les lieux milord Maréchal, le compatriote & l’ami de M. Hume, qui me confirma tout le bien que j’en pensois, & qui m’apprit même à son sujet, une anecdote littéraire, qui l’avoit beaucoup frappé & qui me frappa de même. Vallace, qui avoit écrit contre Hume au sujet de la population des anciens, étoit absent tandis qu’on imprimoit son ouvrage. Hume se chargea de revoir les épreuves & de veiller à l’édition. Cette conduite étoit dans mon tour d’esprit. C’est ainsi que j’avois débité des copies à six sols pièce, d’une chanson qu’on avoit faite contre moi. J’avois donc toute sorte de préjugés en faveur de Hume, quand Mde. de V[erdeli]n vint me parler vivement de l’amitié qu’il disoit avoir pour moi, & de son empressement à me faire [102] les honneurs de l’Angleterre, car c’est ainsi qu’elle s’exprimoit. Elle me pressa beaucoup de profiter de ce zèle & d’écrire à M. Hume. Comme je n’avois pas naturellement de penchant pour l’Angleterre, & que je ne voulois prendre ce parti qu’à l’extrémité, je refusai d’écrire, & de promettre; mais je la laissai la maîtresse de faire tout ce qu’elle jugeroit à propos pour maintenir Hume dans ses bonnes dispositions. En quittant Motiers, elle me laissa persuadé, par tout ce qu’elle m’avoit dit de cet homme illustre, qu’il étoit de mes amis, & qu’elle étoit encore plus de ses amies.

Après son départ, Montmollin poussa ses manœuvres, & la populace ne connut plus de frein. Je continuai cependant à me promener tranquillement au milieu des huées; & le goût de la botanique, que j’avois commencé de prendre auprès du docteur d’Ivernois, donnant un nouvel intérêt à mes promenades, me faisoit parcourir le pays en herborisant, sans m’émouvoir des clameurs de toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisoit qu’irriter la fureur. Une des choses qui m’affectèrent le plus, fut de voir les familles de mes amis,* [*Cette fatalité avoit commencé dès mon séjour à Yverdon; car le banneret R[ogui]n n’étant mort un an ou deux après mon départ de cette ville, le vieux papa R[ogui]n eut la bonne-foi de me manquer, avec douleur, qu’on avoit trouvé dans les papiers de son parent, des preuves qu’il étoit entré dans le complot pour m’expulser d’Yverdon, & de l’état de Berne. Cela prouvoit bien clairement que ce complot n’étoit pas, comme on vouloit le faire croire, un affaire de cagotisme, puisque le baneret R[oguin]n loin d’être un dévot, poussoit le matérialisme, & l’incrédulité jusqu’à l’intolérance, & au fanatisme. Au reste personne à Yverdon ne s’étoit si fort emparé de moi, ne m’avoit tant prodigué de caresses, de louanges, & de flatterie, que ledit banneret. Il suivoit fidellement le plan chéri de mes persécuteurs.] ou des gens qui portoient ce nom, entrer [103] assez ouvertement dans la ligue de mes persécuteurs; comme les d’I[vernoi]s, sans en excepter même le pere, & le frère de mon Isabelle, B[oy] de la T[our], parent de l’amie chez qui j’étois logé, & Mde. G[irardie]r, sa belle-soeur. Ce Pierre B[oy] étoit si butor, si bête, & se comporta si brutalement que, pour ne pas me mettre en colère, je me permis de le plaisanter, & je fis dans le goût du petit prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée la Vision de Pierre de la montagne, dit le Voyant, dans laquelle je trouvai le moyen de tirer assez plaisamment sur des miracles, qui faisoient alors le grand prétexte de ma persécution. D. fit imprimer à Genève ce chiffon, qui n’eut dans le pays qu’un succès médiocre, les Neuchâtelois avec tout leur esprit, ne sentent guère le sel attique ni la plaisanterie, sitôt qu’elle est un peu fine.

Dans la plus grande fureur des décrets, & de la persécution, les Genevois s’étoient particulièrement signalés en criant haro de toute leur force, & mon ami V[ernes] entr’autres avec une générosité vraiment heroique, choisit précisément ce temps-là pour publier contre moi des lettres, où il prétendoit prouver que je n’étois pas chrétien. Ces lettres, écrites avec un ton de suffisance, n’en étoient pas meilleures, quoiqu’on assurât que le célèbre B[onne]t y avoit mis la main: car ledit B[onne]t, quoique matérialiste, ne laisse pas d’être d’une orthodoxie très-intolérante sitôt qu’il s’agit de moi. Je ne fus assurément pas tenté de répondre à cet ouvrage: mais [104] l’occasion s’étant présentée d’en dire un mot dans les Lettres de la montagne, j’y insérai une petite note assez dédaigneuse qui mit V[ernes] en fureur. Il remplit Genève des cris de sa rage, & d’I[vernoi]s me marqua qu’il ne se possédoit pas. Quelque tems après parut une feuille anonyme, qui sembloit écrite, au lieu d’encre, avec l’eau du Phlégéton. On m’accusoit, dans cette lettre, d’avoir exposé mes enfans dans les rues, de traîner après moi une coureuse de corps de garde, d’être usé de débauche, pourri de vérole, & d’autres gentillesses semblables. Il ne me fut pas difficile de reconnoître mon homme. Ma premiere idée, à la lecture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix tout ce qu’on appelle renommée, & réputation parmi les hommes, en voyant traiter de coureur de bordel un homme qui n’y fut de sa vie, & dont le plus grand défaut fut toujours d’être timide, & honteux comme une vierge, & en me voyant passer pour être pourri de vérole, moi qui non seulement n’eus de mes jours la moindre atteinte d’aucun mal de cette espèce, mais que des gens de l’art ont même cru conformé de manière à n’en pouvoir contracter. Tout bien pesé, je crus ne pouvoir mieux réfuter ce libelle qu’en le faisant imprimer dans la ville où j’avois le plus vécu; & je l’envoyai à Duchesne pour le faire imprimer tel qu’il étoit, avec un avertissement où je nommois M. V[ernes], & quelques courtes notes pour l’éclaircissement des faits. Non content d’avoir fait imprimer cette feuille, je l’envoyai à plusieurs personnes, & entre autres à M. le prince Louis de Wirtemberg, qui m’avoit fait des avances très honnêtes, & avec lequel j’étois alors en correspondance. [105] Ce prince, Du Peyrou, & d’autres parurent douter que V[ernes] fût l’auteur du libelle, & me blâmèrent de l’avoir nommé trop légèrement. Sur leurs représentations, le scrupule me prit, & j’écrivis à Duchesne de supprimer cette feuille. Guy m’écrivit l’avoir supprimée; je ne sais pas s’il l’a fait; je l’ai été trompe en tant d’occasions, que celle-là de plus ne seroit pas une merveille, & dès-lors j’étois enveloppé de ces profondes ténèbres à travers lesquelles il m’est impossible de pénétrer aucune sorte de vérité.

M. V[ernes] supporta cette imputation avec une modération plus qu’étonnante dans un homme qui ne l’auroit pas méritée, après la fureur qu’il avoit montrée auparavant. Il m’écrivit deux ou trois lettres très-mesurées, dont le but parut être de tâcher de pénétrer, par mes réponses, à quel point j’étois instruit, & si j’avois quelque preuve contre lui. Je lui fis deux réponses courtes, sèches, dures dans le sens, mais sans malhonnêteté dans les termes, & dont il ne se fâcha point. A sa troisième lettre, voyant qu’il vouloit lier une espèce de correspondance, je ne répondis plus: il me fit parler par d’Ivernois. Mde. Cramer écrivit à Du Peyrou qu’elle étoit sûre que le libelle n’étoit pas de V[ernes]. Tout cela n’ébranla point ma persuasion. Mais comme enfin je pouvois me tromper, & qu’en ce cas, je devois à V[ernes] une réparation authentique, je lui fis dire par d’I[vernoi]s que je la lui ferois telle qu’il en seroit content, s’il pouvoit m’indiquer le véritable auteur du libelle, ou me prouver du moins qu’il ne l’étoit pas. Je fis plus: sentant bien qu’après tout, s’il n’étoit pas coupable, je n’avois pas droit d’exiger [106] qu’il me prouvât rien, je pris le parti d’écrire, dans un mémoire assez ample les raisons de ma persuasion, & de les soumettre au jugement d’un arbitre que V[ernes] ne pût récuser. On ne devineroit pas quel fut cet arbitre que je choisis: le conseil de Genève. Je déclarai à la fin du Mémoire que si, après l’avoir examiné, & fait les perquisitions qu’il jugeroit nécessaires, & qu’il étoit bien à portée de faire avec succès, le Conseil prononçoit que M. V[ernes] n’étoit pas l’auteur du memoire, dès l’instant je cesserois sincèrement de croire qu’il l’est, je partirois pour m’aller jeter à ses pieds, & lui demander pardon jusqu’à ce que je l’eusse obtenu. J’ose le dire, jamais mon zèle ardent pour l’équité, jamais la droiture, la générosité de mon âme, jamais ma confiance dans cet amour de la justice, inné dans tous les coeurs, ne se montrèrent plus pleinement, plus sensiblement, que dans ce sage, & touchant mémoire, où je prenois sans hésiter mes plus implacables ennemis pour arbitres entre mon calomniateur, & moi. Je lus cet écrit à Du P[eyrou]: il fut d’avis de le supprimer, & je le supprimai. Il me conseilla d’attendre les preuves que V[ernes] promettoit. Je les attendis, & je les attends encore; il me conseilla de me taire en attendant, je me tus, & me tairai le reste de ma vie, blâmé d’avoir chargé V[ernes] d’une imputation grave, fausse, & sans preuve, quoique je reste intérieurement persuadé, convaincu, comme de ma propre existence, qu’il est l’auteur du libelle. Mon mémoire est entre les mains de M. D. P[eyrou]. Si jamais il voit le jour, on y trouvera mes raisons, & l’on y connaîtra, je l’espère, l’âme de Jean-Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.

[107] Il est temps d’en venir à ma catastrophe de Motiers, & à mon départ du Val-de-Travers, après deux ans & demi de séjour, & huit mais d’une constance inébranlable à souffrir les plus indignes traitemens. Il m’est impossible de me rappeller nettement les détails de cette désagréable époque. Mais on les trouvera dans la relation qu’en publia D. P[eyro]u, & dont j’aurai à parler dans la suite.

Depuis le départ de Mde. de V[erdeli]n la fermentation devenoit plus vive, & malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fréquens du Conseil d’Etat, malgré les soins du Châtelain & des magistrats du lieu, le peuple me regardant tout de bon comme l’Antechrist, & voyant toutes ses clameurs inutiles, parut enfin vouloir en venir aux voies de fait; déjà dans les chemins les cailloux commençoient à rouler auprès de moi, lancés cependant encore d’un peu trop loin pour pouvoir m’atteindre. Enfin la nuit de la foire de Motiers, qui est au commencement de Septembre, je fus attaqué dans ma demeure, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui l’habitoient.

A minuit j’entendis un grand bruit dans la galerie qui régnoit sur le derrière de la maison. Une grêle de cailloux lancés contre la fenêtre & la porte qui donnoit sur cette galerie y tombèrent avec tant de fracas, que mon chien qui couchoit dans la galerie & qui avoit commencé par aboyer, se tut de frayeur, & se sauva dans un coin, rongeant & grattant les planches pour tâcher de fuir. Je me lève au bruit, j’allois sortir de ma chambre pour passer dans la cuisine, quand un caillou lancé d’une main vigoureuse [108] traversa la cuisine après en avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre & tomber au pied de mon lit, de sorte que si je m’étois pressé d’une seconde, j’avois le caillou dans l’estomac. Je jugeai que le bruit avoit été fait pour m’attirer, & le caillou lancé pour m’accueillir à ma sortie. Je saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse, qui s’étoit aussi levée, & qui toute tremblante accouroit à moi. Nous nous rangeons contre un mur, hors de la direction de la fenêtre, pour éviter l’atteinte des pierres, & délibérer sur ce que nous avions à faire: car sortir pour appeller du secours étoit le moyen de nous faire assommer. Heureusement la servante d’un vieux bon homme qui logeoit au-dessous de moi se leva au bruit, & courut après M. le châtelain, dont nous étions porte à porte. Il saute de son lit, prend sa robe de chambre à la hâte, & vient à l’instant avec la garde qui, à cause de la foire, faisoit la ronde cette nuit-là, & se trouva à sa portée. Le châtelain vit le dégât avec un tel effroi, qu’il en pâlit; & à la vue des cailloux dont la galerie étoit pleine, il s’écria: Mon Dieu! c’est une carrière! En visitant le bas, on trouva que la porte d’une petite Cour avoit été forcée, & qu’on avoit tenté de pénétrer dans la maison par la galerie. En recherchant pourquoi la garde n’avoit point apperçu ou empêché le désordre, il se trouva que ceux de Motiers s’étoient obstinés à vouloir faire cette garde hors de leur rang, quoique ce fût le tour d’un autre village.

Le lendemain le Châtelain envoya son rapport au Conseil d’Etat, qui deux jours après, lui envoya l’ordre d’informer [109] sur cette affaire, de promettre une récompense, & le secret à ceux qui dénonceroient les coupables, & de mettre en attendant, aux frais du prince, des gardes à ma maison & à celle du Châtelain qui la touchoit. Le lendemain le colonel de Pury, le procureur-général Meuron, le châtelain Martinet, le receveur Guyenet, le trésorier d’Ivernois & son père, en un mot tout ce qu’il y avoit de gens distingués dans le pays vinrent me voir, & réunirent leurs sollicitations pour m’engager à céder à l’orage, & à sortir au moins pour un tems d’une paroisse où je ne pouvois plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je m’apperçus même que le Châtelain effrayé des fureurs de ce peuple forcené, & craignant qu’elles ne s’étendissent jusqu’à lui, auroit été bien aise de m’en voir partir au plus vite pour n’avoir plus l’embarras de m’y protéger, & pouvoir la quitter lui-même, comme il fit après mon départ. Je cédai donc, & même avec peu de peine, car le spectacle de la haine du peuple me causoit un déchirement de coeur que je ne pouvois plus supporter.

J’avois plus d’une retraite à choisir. Depuis le retour de Mde. de V[erdeli]n à Paris, elle m’avoit parlé dans plusieurs lettres d’un M. Walpole qu’elle appeloit milord, lequel pris d’un grand zèle en ma faveur, me propsoit dans une de ses terres un asyle dont elle me faisoit les descriptions les plus agréables, entrant par rapport au logement & à la subsistance, dans des détails qui marquoient à quel point le dit milord Walpole s’occupoit avec elle de ce projet. Milord Maréchal m’avoit toujours conseillé l’Angleterre ou l’Ecosse, & m’y offroit un asyle aussi dans ses terres; mais il m’en [110] offroit un qui me tentoit beaucoup davantage à Potzdam, auprès de lui. Il venoit de me faire part d’un propos que le roi lui avoit tenu à mon sujet, & qui étoit une espèce d’invitation à m’y rendre, & Mde. la duchesse de Saxe-Gotha comptoit si bien sur ce voyage, qu’elle m’écrivit pour me presser d’aller la voir en passant, & de m’arrêter quelque tems auprès d’elle: mais j’avois un tel attachement pour la Suisse, que je ne pouvois me résoudre à la quitter tant qu’il me seroit possible d’y vivre, & je pris ce tems pour exécuter un projet dont j’étois occupé depuis quelques mois, & dont je n’ai pu parler encore, pour ne pas couper le fil de mon récit.

Ce projet consistoit à m’aller établir dans l’isle de St. Pierre, domaine de l’hôpital de Berne au milieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pédestre que j’avois fait l’été précédent avec D[u Peyro]u, nous avions visité cette isle, & j’en avois été tellement enchanté que je n’avois cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d’y faire ma demeure. Le plus grand obstacle étoit que l’île appartenoit aux Bernois, qui, trois ans auparavant, m’avoient vilainement chassé de chez eux; & outre que ma fierté pâtissoit à retourner chez des gens qui m’avoient si mal reçu, j’avois lieu de craindre qu’ils ne me laissassent pas plus en repos dans cette île qu’ils n’avoient fait à Yverdon. J’avois consulté là-dessus milord Maréchal, qui, pensant comme moi que les Bernois seroient bien aises de me voir relégué dans cette île, & de m’y tenir en otage, pour les écrits que je pourrois être tenté de faire, avoit fait sonder là-dessus leurs dispositions par un M. Sturler, son [111] ancien voisin de Colombier. M. Sturler s’adressa à des chefs de l’état, & sur leur réponse, assura milord Maréchal que les Bernois, faches de leur conduite passée, ne demandoient pas mieux que de me voir domicilié dans l’isle de St. Pierre & de m’y laisser tranquille. Pour surcroît de précaution, avant de risquer d’y aller résider, je fis prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet qui me confirma les mêmes choses, & le receveur de l’isle ayant reçu de ses maîtres la permission de m’y loger, je crus ne rien risquer d’aller m’établir chez lui, avec l’agrément tacite tant du souverain que des propriétaires; car je ne pouvois espérer que MM. de Berne reconnussent ouvertement l’injustice qu’ils m’avoient faite, & péchassent ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les souverains.

L’isle de St. Pierre, appelée à Neuchâtel l’isle de la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ une demi lieue de tour; mais dans ce petit espace elle fournit toutes les principales productions nécessaires à la vie. Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois, des vignes, & le tout à la faveur d’un terrain varié & montagneux, forme une distribution d’autant plus agréable que ses parties ne se découvrant pas toutes ensemble se font valoir mutuellement, & font juger l’isle plus grande qu’elle n’est en effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie occidentale qui regarde Gleresse & Neuveville. On a planté cette terrasse d’une longue allée qu’on a coupée dans son milieu par un grand salon, où durant les vendanges on se rassemble les dimanches de tous les rivages voisins pour danser & se réjouir. Il n’y a dans l’isle [112] qu’une seule maison, mais vaste & commode, où loge le receveur, & située dans un enfoncement qui la tient à l’abri des vents.

A cinq ou six cens pas de l’île, est, du côté du sud, une autre île beaucoup plus petite, inculte, & déserte, qui paraît avoir été détachée autrefois de la grande par les orages, & ne produit parmi ses graviers que des saules, & des persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné, & très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève, & de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, sur-tout dans la partie occidentale, qui est très peuplée, & bordée de vignes au pied d’une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d’aussi bons vins. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de St. Jean, Neuveville, Bienne, & Nidau à l’extrémité du lac; le tout entremêlé de villages très agréables.

Tel étoit l’asyle que je m’étois ménagé, & où je résolus d’aller m’établir en quittant le Val-de-Travers.* [*Il n’est peut-être pas inutile d’avertir que j’y laissois un ennemi particulier dans un M. du T[errau]x, maire des Verrières, en très-médiocre estime dans le pays, mais qui a un frère, qu’on dit honnête homme, dans les bureaux de M. de St. Florentin. Le maire l’étoit allé voir quelque tems avant mon aventure. Les petites remarques de cette espèce, qui par elles-mêmes ne sont rien, peuvent mener dans la suite à la découverte de bien des souterrains.] Ce choix étoit si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire, & paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. [113] Il me sembloit que dans cette isle je serois plus séparé des hommes, plus à l’abri de leurs outrages, plus oublié d’eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désoeuvrement & de la vie contemplative: J’aurois voulu être tellement confiné dans cette isle que je n’eusse plus de commerce avec les mortels, & il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d’en entretenir.

Il s’agissoit de subsister, & tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette isle, où d’ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que Du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avoit entrepris & abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J’en fis l’arrangement & la distribution. J’y joignis l’engagement de lui remettre les mémoires de ma vie, & je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n’en faire usage qu’après ma mort, ayant à coeur d’achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela la pension viagère qu’il se chargeoit de me payer suffisoit pour ma subsistance. Milord Maréchal ayant recouvré tous ses biens, m’en avoit offert une de douze cent francs que je n’avois acceptée qu’en la réduisant à la moitié. Il m’en voulut envoyer le capital que je refusai, par l’embarras de le placer. Il fit passer ce capital à Du Peyrou entre les mains de qui il est resté, & qui m’en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. [114] Joignant donc mon traité avec Du Peyrou, la pension de milord Maréchal dont les deux tiers étoient réversibles à Thérèse après ma mort, & la rente de 300 francs que j’avois sur Duchesne, je pouvois compter sur une subsistance honnête, & pour moi, & après moi pour Thérèse, à qui je laissois sept cent francs de rente, tant de la pension de Rey, que de celle de milord Maréchal: ainsi je n’avois plus à craindre que le pain lui manquât non plus qu’à moi. Mais il étoit écrit que l’honneur me forceroit de repousser toutes les ressources que la fortune, & mon travail mettroient à ma portée, & que je mourrois aussi pauvre que j’ai vécu. On jugera si, à moins d’être le dernier des infâmes, j’ai pu tenir des arrangemens qu’on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m’ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrois dans cette alternative? Ils ont toujours jugé de mon coeur par les leurs.

En repos du côté de la subsistance, j’étois sans souci de tout autre. Quoique j’abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissois dans le noble enthousiasme qui avoit dicté mes écrits, & dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon ame qui répondoit à celui que toute ma conduite rendoit de mon naturel. Je n’avois pas besoin d’une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvoient peindre sous mon nom un autre homme, mais ils ne pouvoient tromper que ceux qui vouloient être trompés. Je pouvois leur donner ma vie à épiloguer [115] d’un bout à l’autre, j’étois sûr qu’à travers mes fautes & mes foiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouveroit toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnoître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d’autrui; cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes & douces, & portant en toute chose la sincérité jusqu’à l’imprudence, jusqu’au plus incroyable désintéressement.

Je prenois donc en quelque sorte congé de mon siècle & de mes contemporains, & je faisois mes adieux au monde, en me confinant dans cette isle pour le reste de mes jours; car telle étoit ma résolution, & c’étoit-là que je comptois exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse auquel j’avois inutilement consacré jusqu’àlors tout le peu d’activité que le ciel m’avoit départie. Cette isle alloit devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l’on dort;

Où l’on fait plus, où l’on fait nulle chose.

Ce plus étoit tout pour moi, car j’ai toujours peu regretté le sommeil; l’oisiveté me suffit, & pourvu que je ne fasse rien, j’aime encore mieux rêver éveillé qu’en songe. L’âge des projets romanesques étant passé, & la fumée de la gloriole m’ayant plus étourdi que flatté, il ne me restoit, pour dernière espérance, que celle de vivre sans gêne dans un loisir éternel. C’est la vie des bienheureux dans l’autre monde, & j’en faisois désormois mon bonheur suprême dans celui-ci.

[116] Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. J’ai dit que l’oisiveté des cercles me les rendoit insupportables, & me voilà recherchant la solitude uniquement pour m’y livrer à l’oisiveté. C’est pourtant ainsi que je suis; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature, & non pas du mien: mais il y en a si peu, que c’est par là précisément que je suis toujours moi. L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité. Celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre, & de volonté. Dans une compagnie il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’y suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver; ayant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté, & tout le tourment de la contrainte; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent, & à tous les complimens qui se font, & de fatiguer incessamment ma Minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus, & mon mensonge., & vous appelez cela de l’oisiveté! C’est un travail de forçat.

L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, & ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, & celle d’un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses, & n’en achever aucune, à aller & venir comme la [117] tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, & à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre & sans suite, & à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.

La botanique telle que je l’ai toujours considérée, & telle qu’elle commençoit à devenir passion pour moi, étoit précisément une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser place au délire de l’imagination, ni à l’ennui d’un désoeuvrement total. Errer nonchalamment dans les bois & dans la campagne, prendre machinalement çà & là, tantôt une fleur, tantôt un rameau; brouter mon foin presque au hasard, observer mille & mille fois les mêmes choses, & toujours avec le même intérêt, parce que je les oubliois toujours, étoit de quoi passer l’éternité sans pouvoir m’ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un oeil ignorant pour l’intéresser. Cette constante analogie, & pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n’ont, à l’aspect de tous ces trésors de la nature, qu’une admiration stupide & monotone. Ils ne voyent rien en détail, parce qu’ils ne savent pas même ce qu’il faut regarder, & ils ne voyent plus l’ensemble, parce qu’ils n’ont aucune idée de cette chaîne de rapports & de [118] combinaisons qui accable de ses merveilles l’esprit de l’observateur. J’étois, & mon défaut de mémoire me devoit tenir toujours, dans cet heureux point d’en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau, & assez pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l’isle, quoique petite, étoit partagée, m’offroient une suffisante variété de plantes pour l’étude, & pour l’amusement de toute ma vie. Je n’y voulois pas laisser un poil d’herbe sans analyse, & je m’arrangeois déjà pour faire, avec un recueil immense d’observations curieuses, la Flora Petrinsularis.

Je fis venir Thérèse avec mes livres & mes effets. Nous nous mîmes en pension chez le receveur de l’isle. Sa femme avoit à Nidau ses soeurs qui la venoient voir tour-à-tour, & qui faisoient à Thérèse une compagnie. Je fis là l’essai d’une douce vie dans laquelle j’aurois voulu passer la mienne, & dont le goût que j’y pris ne servit qu’à me faire mieux sentir l’amertume de celle qui devoit si promptement y succéder.

J’ai toujours aimé l’eau passionnément, & sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquois point à mon lever, lorsqu’il faisoit beau, de courir sur la terrasse humer l’air salubre, & frais du matin, & planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives, & les montagnes qui le bordent enchantoient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu’excite la contemplation de ses oeuvres, & qui ne s’exprime point par des actes développés. Je comprends comment les habitans [119] des villes, qui ne voyent que des murs, des rues, & des crimes, ont peu de foi; mais je ne puis comprendre comment des campagnards, & sur-tout des solitaires, peuvent n’en point avoir. Comment leur ame ne s’élève-t-elle pas cent fois le jour avec extase à l’auteur des merveilles qui les frappent? Pour moi, c’est sur-tout à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu’une longue habitude me porte à ces élévations de coeur qui n’imposent point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement & plus sèchement: mais à l’aspect d’un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J’ai lu qu’un sage Evêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savoit dire que ô; il lui dit: Bonne mère, continuez toujours de prier ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure prière est aussi la mienne.

Après le déjeuner, je me hâtois d’écrire en rechignant quelques malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l’heureux moment de n’en plus écrire du tout. Je tracassois quelques instans autour de mes livres & papiers, pour les déballer & arranger, plutôt que pour les lire; & cet arrangement qui devenoit pour moi l’oeuvre de Pénélope, me donnoit le plaisir de muser quelques momens, après quoi je m’en ennuyois & le quittois pour passer les trois ou quatre heures qui me restoient de la matinée à l’étude de la botanique, & sur-tout au système de Linnaeus, pour lequel je pris une passion dont je n’ai pu bien me guérir, [120] même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est à mon gré le seul avec Ludwig qui oit vu jusqu’ici la botanique en naturaliste & en philosophe; mais il l’a trop étudiée dans des herbiers & dans des jardins, & pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenois pour jardin l’isle entière; sitôt que j’avois besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courois dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras: là, je me couchois par terre auprès de la plante en question, pour l’examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m’a beaucoup servi pour connoître les végétaux dans leur état naturel, avant qu’ils oient été cultivés, & dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XV, qui nommoit, & connoissoit parfaitement toutes les plantes du jardin royal, étoit d’une telle ignorance dans la campagne, qu’il n’y connoissoit plus rien. Je suis précisément le contraire: je connois quelque chose à l’ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.

Pour les après-dînés, je les livrois totalement à mon humeur oiseuse, & nonchalante, & à suivre sans règle l’impulsion du moment. Souvent, quand l’air étoit calme, j’allois immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m’avoit appris à mener avec une seule rame; je m’avançois en pleine eau. Le moment où je dérivois me donnoit une joie qui alloit jusqu’au tressaillement, & dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’étoit peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants. [121] J’errois ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n’y abordant jamais. Souvent laissant aller mon bateau à la merci de l’air & de l’eau, je me livrois à des rêveries sans objet, & qui, pour être stupides, n’en étoient pas moins douces. Je m’écriois par fois avec attendrissement: O nature! ô ma mère! me voici sous ta seule garde; il n’y a point ici d’homme adroit & fourbe qui s’interpose entre toi & moi. Je m’éloignois ainsi jusqu’à demi-lieue de terre; j’aurois voulu que ce lac eût été l’océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n’aimoit pas autant que moi de si longues stations sur l’eau, je suivois d’ordinaire un but de promenade; c’étoit d’aller débarquer à la petite isle, de m’y promener une heure ou deux, ou de m’étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m’assouvir du plaisir d’admirer ce lac & ses environs, pour examiner & disséquer toutes les herbes qui se trouvoient à ma portée, & pour me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite isle. Je m’affectionnai fortement à cette butte. Quand j’y pouvois mener promener Thérèse avec la receveuse & ses soeurs, comme j’étois fier d’être leur pilote & leur guide! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler. Autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite isle encore plus intéressante. J’y allois plus souvent & avec plus de plaisir depuis ce temps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitans.

A ces amusements, j’en joignis un qui me rappeloit la douce vie des Charmettes, & auquel la saison m’invitoit particulièrement. C’étoit un détail de soins rustiques pour la [122] récolte des légumes & des fruits, & que nous nous faisions un plaisir, Thérèse & moi, de partager avec la receveuse & sa famille. Je me souviens qu’un Bernois, nommé M. Kirchberger, m’étant venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, & déjà si plein de pommes, que je ne pouvois plus me remuer. Je ne fus pas fâché de cette rencontre, & de plusieurs autres pareilles. J’espérois que les Bernois, témoins de l’emploi de mes loisirs, ne songeroient plus à en troubler la tranquillité, & me laisseroient en paix dans ma solitude. J’aurois bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la mienne: j’aurois été plus assuré de n’y point voir troubler mon repos.

Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d’avance de l’incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu’ils oient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections internes qui ne ressembloient point aux leurs. Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentimens bons ou indifférens qu’ils n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauroient même entrer dans un coeur d’homme: ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, & de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer.

Mais quoiqu’ils en puissent croire ou dire, je n’en continuerai [123] pas moins d’exposer fidèlement ce que fut, fit, & pensa J.-J. Rousseau, sans expliquer ni justifier les singularités de ses sentimens & de ses idées, ni rechercher si d’autres ont pensé comme lui. Je pris tant de goût à l’isle de St. Pierre, & son séjour me convenoit si fort, qu’à force d’inscrire tous mes désirs dans cette isle, je formai celui de n’en point sortir. Les visites que j’avois à rendre au voisinage; les courses qu’il me faudroit faire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguoient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l’isle me paroissoit retranché de mon bonheur, & sortir de l’enceinte de ce lac étoit pour moi sortir de mon élément. D’ailleurs l’expérience du passé m’avoit rendu craintif. Il suffisoit que quelque bien flattât mon coeur pour que je dusse m’attendre à le perdre, & l’ardent désir de finir mes jours dans cette isle étoit inséparable de la crainte d’être forcé d’en sortir. J’avois pris l’habitude d’aller les soirs m’asseoir sur la grève, sur-tout quand le lac étoit agité. Je sentois un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je m’en faisois l’image du tumulte du monde & de la paix de mon habitation, & je m’attendrissois quelquefois à cette douce idée, jusqu’à sentir couler des larmes de mes yeux. Ce repos dont je jouissois avec passion, n’étoit troublé que par l’inquiétude de le perdre, mais cette inquiétude alloit au point d’en altérer la douceur. Je sentois ma situation si précaire que je n’osois y compter. Ah! que je changerois volontiers, me disois-je, la liberté de sortir d’ici, dont je ne me soucie point, avec l’assurance d’y pouvoir rester toujours! Au lieu d’être souffert par grâce, que n’y [124] suis-je détenu par force! Ceux qui ne font que m’y souffrir peuvent à chaque instant m’en chasser, & puis-je espérer que mes persécuteurs m’y voyant heureux, m’y laissent continuer de l’être? Ah! c’est peu qu’on me permette d’y vivre, je voudrois qu’on m’y condamnât & je voudrois être contraint d’y rester pour ne l’être pas d’en sortir. Je jettois un oeil d’envie sur l’heureux Micheli Du Cret qui, tranquille au château d’Arbourg, n’avoit eu qu’à vouloir être heureux, pour l’être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions, & aux pressentimens inquiétans des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j’en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu’au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison perpétuelle; & je puis jurer que s’il n’eût tenu qu’à moi de m’y faire condamner, je l’aurois fait avec la plus grande joie, préférant mille fois la nécessité d’y passer le reste de ma vie au danger d’en être expulsé.

Cette crainte ne demeura pas long-tems vaine. Au moment où je m’y attendois le moins, je reçus une lettre de M. le baillif de Nidau, dans le gouvernement duquel étoit l’isle de St. Pierre: par cette lettre, il m’intimoit, de la part de LL. EE. l’ordre de sortir de l’île, & de leurs états. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de moins raisonnable, de moins prévu qu’un pareil ordre: car j’avois plutôt regardé mes pressentimens comme les inquiétudes d’un homme effarouché par ses malheurs que comme une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement. Les mesures que j’avois prises pour m’assurer de l’agrément tacite [125] du souverain, la tranquillité avec laquelle on m’avoit laissé faire mon établissement, les visites de plusieurs Bernois & du baillif lui-même, qui m’avoit comblé d’amitiés & de prévenances: la rigueur de la saison, dans laquelle il étoit barbare d’expulser un homme infirme, tout me fit croire avec beaucoup de gens qu’il y avoit quelque mal-entendu dans cet ordre, & que les mal-intentionnés avoient pris exprès le temps des vendanges & de l’infréquence du Sénat, pour me porter brusquement ce coup.

Si j’avois écouté ma premiere indignation, je serois parti sur le champ. Mais où aller? Que devenir à l’entrée de l’hiver, sans but, sans préparatif, sans conducteur, sans voiture? A moins de laisser tout à l’abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me falloit du temps pour y pourvoir, & il n’étoit pas dit dans l’ordre si on m’en laissoit ou non. La continuité des malheurs commençoit d’affaisser mon courage. Pour la premiere fois je sentis ma fierté naturelle fléchir sous le joug de la nécessité, & malgré les murmures de mon coeur, il fallut m’abaisser à demander un délai. C’étoit à M. de Graffenried, qui m’avoit envoyé l’ordre, que je m’adressai pour le faire interpréter. Sa lettre portoit une très-vive improbation de ce même ordre, qu’il ne m’intimoit qu’avec le plus grand regret, & les témoignages de douleur & d’estime dont elle étoit remplie me sembloient autant d’invitations bien douces de lui parler à coeur ouvert; je le fis. Je ne doutois pas même que ma lettre ne fit ouvrir les yeux à les perfecuteurs, & que si l’on ne révoquoit pas un ordre si cruel, on ne [126] m’accordât du moins un délai raisonnable & peut-être l’hiver entier, pour me préparer à la retraite & pour en choisir le lieu.

En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation & à délibérer sur le parti que j’avois à prendre. Je vis tant de difficultés de toutes parts, le chagrin m’avoit si fort affecté, & ma santé en ce moment étoit si mauvaise, que je me laissai tout-à-fait abattre, & que l’effet de mon découragement fut de m’ôter le peu de ressources qui pouvoient me rester dans l’esprit, pour tirer le meilleur parti possible de ma triste situation. En quelque asyle que je voulusse me réfugier, il étoit clair que je ne pouvois m’y soustraire à aucune des deux manières qu’on avoit prises pour m’expulser: l’une, en soulevant contre moi la populace par des manœuvres souterraines; l’autre, en me chassant à force ouverte, sans en dire aucune raison. Je ne pouvois donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de l’aller chercher plus loin que mes forces, & la saison ne sembloient me le permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venois de m’occuper, j’osai désirer, & proposer qu’on voulût plutôt disposer de moi dans une captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment sur la terre, en m’expulsant successivement de tous les asiles que j’aurois choisis. Deux jours après ma premiere lettre, j’en écrivis une seconde à M. de Graffenried pour le prier d’en faire la proposition à LL. EE. La réponse de Berne à l’une, & à l’autre fut un ordre conçu dans les termes les plus formels & les plus durs, de sortir de l’isle & de tout le territoire médiat & [127] immédiat de la république, dans l’espace de vingt-quatre heures, & de n’y rentrer jamais sous les plus grièves peines.

Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m’affligea le plus fut d’être forcé de renoncer au projet qui m’avoit fait désirer de passer l’hiver dans l’isle. Il est temps de rapporter l’anecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, & qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettoient déjà d’égaler un jour celles de Sparte & de Rome. J’avois parlé des Corses dans le Contrat social comme d’un peuple neuf, le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation, & j’avois marqué la grande espérance qu’on devoit avoir d’un tel peuple, s’il avoit le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlois d’eux, & le cas où ils se trouvoient de travailler à l’établissement de leur république, fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d’une des premières familles du pays, & capitaine en France dans Royal-Italien, m’écrivit à ce sujet & me fournit plusieurs pièces que je lui avois demandées pour me mettre au fait de l’histoire de la nation & de l’état du pays. M. Paoli m’écrivit aussi plusieurs fois, & quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser pour concourir à une si grande & belle oeuvre, lorsque j’aurois pris toutes les instructions dont j’avois besoin pour cela. Ce fut dans ce [128] sens que je répondis à l’un & à l’autre, & cette correspondance continua jusqu’à mon départ.

Précisément dans le même temps j’appris que la France envoyoit des troupes en Corse, & qu’elle avoit fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes m’inquiétèrent, & sans m’imaginer encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeois impossible & ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il alloit peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que, s’il y avoit dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resteroit pas, comme il faisoit, au service de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, & ses étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvoient me laisser aucun soupçon sur son compte; & quand j’appris qu’il faisoit de fréquens voyages à Versailles, & à Fontainebleau, & qu’il avoit des relations avec M. de Choiseul, je n’en conclus autre chose, sinon qu’il avoit sur les véritables intentions de la Cour de France des sûretés qu’il me laissoit entendre, mais sur lesquelles il ne vouloit pas s’expliquer ouvertement par lettres.

Tout cela me rassuroit en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet envoi de troupes françoises; ne pouvant raisonnablement penser qu’elles fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu’ils étoient très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvois me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, [129] jusqu’à ce que j’eusse des preuves solides que tout cela n’étoit pas un jeu pour me persifler. J’aurois extrêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco; c’étoit le vrai moyen d’en tirer les éclaircissemens dont j’avois besoin. Il me la fit espérer, & je l’attendois avec la plus grande impatience. Pour lui, je ne sais s’il en avoit véritablement le projet; mais quand il l’auroit eu, mes désastres m’auroient empêché d’en profiter.

Plus je méditois sur l’entreprise proposée, plus j’avançois dans l’examen des pièces que j’avois entre les mains, & plus je sentois la nécessité d’étudier de près, & le peuple à instituer & le sol qu’il habitoit & tous les rapports par lesquels il lui falloit approprier cette institution. Je comprenois chaque jour davantage qu’il m’étoit impossible d’acquérir de loin toutes les lumières nécessaires pour me guider. Je l’écrivis à Buttafuoco; il le sentit lui-même. Et si je ne formai pas précisément la résolution de passer en Corse, je m’occupai beaucoup des moyens de faire ce voyage. J’en parlai à M. Dastier, qui, ayant autrefois servi dans cette isle sous M. de Maillebois, devoit la connaître. Il n’épargna rien pour me détourner de ce dessein, & j’avoue que la peinture affreuse qu’il me fit des Corses & de leur pays, refroidit beaucoup le désir que j’avois d’aller vivre au milieu d’eux.

Mais quand les persécutions de Motiers me firent songer de quitter la Suisse, ce désir se ranima par l’espoir de trouver enfin chez ces insulaires ce repos qu’on ne vouloit me laisser nulle part. Une chose seulement m’effarouchoit sur ce voyage; [130] c’étoit l’inaptitude & l’aversion que j’eus toujours pour la vie active à laquelle j’allois être condamné. Fait pour méditer à loisir dans la solitude, je ne l’étois point pour parler, agir, traiter d’affaires parmi les hommes. La nature, qui m’avoit donné le premier talent, m’avoit refusé l’autre. Cependant je sentois que, sans prendre part directement aux affaires publiques, je serois nécessité, sitôt que je serois en Corse, de me livrer à l’empressement du peuple, & de conférer très souvent avec les chefs. L’objet même de mon voyage exigeoit qu’au lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein de la nation, les lumières dont j’avois besoin. Il étoit clair que je ne pourrois plus disposer de moi-même; qu’entraîné malgré moi dans un tourbillon pour lequel je n’étois point né, j’y mènerois une vie toute contraire à mon goût, & ne m’y montrerois qu’à mon désavantage. Je prévoyois que, soutenant mal par ma présence l’opinion de capacité qu’avoient pu leur donner mes livres, je me décréditerois chez les Corses, & perdrais, autant à leur préjudice qu’au mien, la confiance qu’ils m’avoient donnée, & sans laquelle je ne pouvois faire avec succès l’oeuvre qu’ils attendoient de moi. J’étois sûr qu’en sortant ainsi de ma sphère, je leur deviendrois inutile & me rendrois malheureux.

Tourmenté, battu d’orages de toute espèce, fatigué de voyages & de persécutions depuis plusieurs années, je sentois vivement le besoin du repos, dont mes barbares ennemis se faisoient un jeu de me priver; je soupirois plus que jamais après cette aimable oisiveté, après cette douce quiétude d’esprit & de corps que j’avois tant convoitée, & à [131] laquelle, revenu des chimères de l’amour & de l’amitié, mon coeur bornoit sa félicité suprême. Je n’envisageois qu’avec effroi les travaux que j’allois entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j’allois me livrer; & si la grandeur, la beauté, l’utilité de l’objet animoient mon courage, l’impossibilité de payer de ma personne avec succès, me l’ôtoit absolument. Vingt ans de méditation profonde, à part moi, m’auroient moins coûté que six mais d’une vie active, au milieu des hommes & des affaires, & certain d’y mal réussir.

Je m’avisai d’un expédient qui me parut propre à tout concilier. Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes secrets persécuteurs, & ne voyant plus que la Corse où je pusse espérer pour mes vieux jours, le repos qu’ils ne vouloient me laisser nulle part, je résolus de m’y rendre avec les directions de Buttafuoco, aussitôt que j’en aurois la possibilité, mais pour y vivre tranquille, de renoncer, du moins en apparence, au travail de la législation, & de me borner, pour payer en quelque sorte à mes hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur histoire, sauf à prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur devenir plus utile, si je voyois jour à y réussir. En commençant ainsi par ne m’engager à rien, j’espérois être en état de méditer en secret & plus à mon aise un plan qui pût leur convenir, & cela sans renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni me soumettre à un genre de vie qui m’étoit insupportable, & dont je n’avois pas le talent.

Mois ce voyage dans ma situation n’étoit pas une chose [132] aisée à exécuter. A la manière dont M. Dastier m’avoit parlé de la Corse, je n’y devois trouver des plus simples commodités de la vie, que celles que j’y porterois, linge, habits, vaisselle, batterie de cuisine, papiers, livres, il falloit tout porter avec soi. Pour m’y transporter avec ma gouvernante, il falloit franchir les Alpes, & dans un trajet de deux cens lieues traîner à ma suite tout un bagage; il falloit passer à travers les états de plusieurs souverains; & sur le ton donné par toute l’Europe, je devois naturellement m’attendre, après mes malheurs, à trouver partout des obstacles, & à voir chacun se faire un honneur de m’accabler de quelque nouvelle disgrâce, & violer avec moi tous les droits des gens, & de l’humanité. Les frais immenses, les fatigues, les risques d’un pareil voyage, m’obligeoient d’en prévoir d’avance, & d’en bien peser toutes les difficultés. L’idée de me trouver enfin seul, sans ressource à mon âge, & loin de toutes mes connaissances, à la merci de ce peuple barbare, & féroce, tel que me le peignoit M. Dastier, étoit bien propre à me faire rêver sur une pareille résolution avant de l’exécuter. Je désirois passionnément l’entrevue que Buttafuoco m’avoit fait espérer, & j’en attendois l’effet pour prendre tout à fait mon parti.

Tandis que je balançois ainsi, vinrent les persécutions de Motiers, qui me forcèrent à la retraite. Je n’étois pas prêt pour un long voyage, & sur-tout pour celui de Corse. J’attendois des nouvelles de Buttafuoco; je me réfugiai dans l’isle de St. Pierre, d’où je fus chassé à l’entrée de l’hiver, comme j’ai dit ci-devant. Les Alpes couvertes de neige [133] rendoient alors pour moi cette émigration impraticable, sur-tout avec la précipitation qu’on me prescrivoit. Il est vrai que l’extravagance d’un pareil ordre le rendoit impossible à exécuter: car du milieu de cette solitude enfermée, au milieu des eaux, n’ayant que vingt-quatre heures depuis l’intimation de l’ordre pour me préparer au départ, pour trouver bateaux & voitures pour sortir de l’isle & de tout le territoire; quand j’aurois eu des ailes, j’aurois eu peine à pouvoir obéir. Je l’écrivis à M. le bailli de Nidau, en répondant à sa lettre, & je m’empressai de sortir de ce pays d’iniquité. Voilà comment il fallut renoncer à mon projet chéri, & comment n’ayant pu dans mon découragement obtenir qu’on disposât de moi, je me déterminai, sur l’invitation de milord Maréchal, au voyage de Berlin, laissant Thérèse hiverner à l’isle de St. Pierre, avec mes effets & mes livres, & déposant mes papiers dans les mains de Du Peyrou. Je fis une telle diligence, que dès le lendemain matin, je partis de l’isle & me rendis à Bienne encore avant midi. Peu s’en fallut que je n’y terminasse mon voyage par un incident dont le récit ne doit pas être omis.

Sitôt que le bruit s’étoit répandu que j’avois ordre de quitter mon asyle, j’eus une affluence de visites du voisinage, & sur-tout de B[ernoi]s qui venoient avec la plus détestable fausseté me flagorner, m’adoucir & me protester qu’on avoit pris le moment des vacances & de l’infréquence du Sénat pour minuter & m’intimer cet ordre, contre lequel, disoient-ils, tous les Deux-cent étoient indignés. Parmi ce tas de consolateurs, il en vint quelques-uns de la ville de [134] Bienne, petit état libre enclavé dans celui de Berne, & entr’autres un jeune homme, appelé Wildremet, dont la famille tenoit le premier rang, & avoit le principal crédit dans cette petite ville. Wildremet me conjura vivement, au nom de ses concitoyens, de choisir ma retraite au milieu d’eux, m’assurant qu’ils désiroient avec empressement de m’y recevoir; qu’ils se feroient une gloire, & un devoir de m’y faire oublier les persécutions que j’avois souffertes; que je n’avois à craindre chez eux aucune influence des Bernois, que Bienne étoit une ville libre, qui ne recevoit des loix de personne, & que tous les citoyens étoient unanimement déterminés à n’écouter aucune sollicitation qui me fût contraire.

Wildremet voyant qu’il ne m’ébranloit pas, se fit appuyer de plusieurs autres personnes, tant de Bienne & des environs que de Berne même, & entre autres du même Kirkeberguer dont j’ai parlé, qui m’avoit recherché depuis ma retraite en Suisse, & que ses talens, & ses principes me rendoient intéressant. Mais des sollicitations moins prévues, & plus prépondérantes furent celles de M. Barthès, secrétaire d’ambassade de France, qui vint me voir avec Wildremet, m’exhorta fort de me rendre à son invitation, & m’étonna par l’intérêt vif, & tendre qu’il paroissoit prendre à moi. Je ne connoissois point du tout M. Barthès; cependant je le voyois mettre à ses discours la chaleur, le zèle de l’amitié, & je voyois qu’il lui tenoit véritablement au coeur de me persuader de m’établir à Bienne. Il me fit l’éloge le plus pompeux de cette ville & de ses habitans, [135] avec lesquels il se montroit si intimement lié, qu’il les appela plusieurs fois devant moi, ses patrons & ses pères.

Cette démarche de Barthès me dérouta dans toutes mes conjectures. J’avois toujours soupçonné M. de C[hoiseu]l d’être l’auteur caché de toutes les persécutions que j’éprouvois en Suisse. La conduite du résident de France à Genève, celle de l’ambassadeur à Soleure, ne confirmoient que trop ces soupçons; je voyois la France influer en secret sur tout ce qui m’arrivoit à Berne, à Genève, à Neuchâtel, & je ne croyois avoir en France aucun ennemi puissant que le seul duc de C[hoiseu]l. Que pouvois-je donc penser de la visite de Barthès & du tendre intérêt qu’il paroissoit prendre à mon sort? Mes malheurs n’avoient pas encore détruit cette confiance naturelle à mon coeur, & l’expérience ne m’avoit pas encore appris à voir partout des embûches sous les caresses. Je cherchois avec surprise la raison de cette bienveillance de Barthès; je n’étois pas assez sot pour croire qu’il fit cette démarche de son chef, j’y voyois une publicité, & même une affectation qui marquoit une intention cachée, & j’étois bien éloigné d’avoir jamais trouvé dans tous ces petits agens subalternes cette intrépidité généreuse qui, dans un poste semblable, avoit souvent fait bouillonner mon coeur.

J’avois autrefois un peu connu le chevalier de Beauteville chez M. de Luxembourg; il m’avoit témoigné quelque bienveillance; depuis son ambassade, il m’avoit encore donné quelques signes de souvenir, & m’avoit même fait inviter à l’aller voir à Soleure: invitation dont, sans m’y rendre, j’avois été touché, n’ayant pas accoutumé d’être traité si [136] honnêtement par les gens en place. Je présumai donc que M. de Beauteville, forcé de suivre ses instructions en ce qui regardoit les affaires de Genève, me plaignant cependant dans mes malheurs, m’avoit ménagé, par des soins particuliers, cet asyle de Bienne pour y pouvoir vivre tranquille sous ses auspices. Je fus sensible à cette attention, mais sans en vouloir profiter, & déterminé tout-à-fait au voyage de Berlin, j’aspirois avec ardeur au moment de rejoindre milord maréchal, persuadé que ce n’étoit plus qu’auprès de lui que je trouverois un vrai repos & un bonheur durable.

A mon départ de l’isle, Kirkeberguer m’accompagna jusqu’à Bienne. J’y trouvai Wildremet & quelques autres Biennois qui m’attendoient à la descente du bateau. Nous dînâmes tous ensemble à l’auberge, & en y arrivant, mon premier soin fut de faire chercher une chaise, voulant partir dès le lendemain matin. Pendant le dîner, ces Messieurs reprirent leurs instances pour me retenir parmi eux, & cela avec tant de chaleur, & des protestations si touchantes, que, malgré toutes mes résolutions, mon coeur, qui n’a jamais sçu résister aux caresses, se laissa émouvoir aux leurs. Sitôt qu’ils me virent ébranlé, ils redoublèrent si bien leurs efforts, qu’enfin je me laissai vaincre, & consentis de rester à Bienne, au moins jusqu’au printemps prochain.

Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d’un logement, & me vanta comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur un derrière, au troisième étage, donnant sur une Cour, où j’avois pour régal l’étalage des peaux puantes d’un chamoiseur. Mon hôte étoit un petit homme de basse mine & [137] passablement fripon, que j’appris le lendemain être débauché, joueur, & en fort mauvais prédicament dans le quartier; il n’avoit ni femme, ni enfans, ni domestiques, & tristement reclus dans ma chambre solitaire, j’étois dans le plus riant pays du monde, logé de manière à périr de mélancolie en peu de jours. Ce qui m’affecta le plus, malgré tout ce qu’on m’avoit dit de l’empressement des habitans à me recevoir, fut de n’appercevoir en passant dans les rues rien d’honnête envers moi dans leurs manières, ni d’obligeant dans leurs regards. J’étois pourtant tout déterminé à rester là, quand j’appris, vis, & sentis même dès le jour suivant, qu’il y avoit dans la ville une fermentation terrible à mon égard; plusieurs empressés vinrent obligeamment m’avertir qu’on devoit dès le lendemain me signifier le plus durement qu’on pourroit, un ordre de sortir sur le champ de l’état, c’est-à-dire de la ville. Je n’avois personne à qui me confier; tous ceux qui m’avoient retenu s’étoient éparpillés. Wildremet avoit disparu, je n’entendis plus parler de Barthès, & il ne parut pas que sa recommandation m’eût mis en grande faveur auprès des patrons & des pères qu’il s’étoit donnés devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avoit une jolie maison proche la ville, m’y offrit cependant un asyle, espérant, me dit-il, que j’y pourrois éviter d’être lapidé. L’avantage ne me parut pas assez flatteur pour me tenter de prolonger mon séjour chez ce peuple hospitalier.

Cependant ayant perdu trois jours à ce retard, j’avois déjà passé de beaucoup les vingt-quatre heures que les Bernois m’avoient données pour sortir de tous leurs états, & [138] je ne laissois pas, connoissant leur dureté, d’être en quelque peine sur la manière dont ils me les laisseroient traverser, quand M. le baillif de Nidau vint tout à propos me tirer d’embarras. Comme il avoit hautement improuvé le violent procédé de LL. EE., il crut, dans sa générosité, me devoir un témoignage public qu’il n’y prenoit aucune part, & ne craignit pas de sortir de son bailliage pour venir me faire une visite à Bienne. Il vint la veille de mon départ, & loin de venir incognito, il affecta même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse avec son secrétaire, & m’apporta un passeport en son nom pour traverser l’état de Berne à mon aise, & sans crainte d’être inquiété. La visite me toucha plus que le passeport. Je n’y aurois guère été moins sensible quand elle auroit eu pour objet un autre que moi. Je ne connois rien de si puissant sur mon coeur qu’un acte de courage fait à propos, en faveur du foible injustement opprimé.

Enfin, après m’être avec peine procuré une chaise, je partis le lendemain matin de cette terre homicide, avant l’arrivée de la députation dont on devoit m’honorer, avant même d’avoir pu revoir Thérèse, à qui j’avois marqué de me venir joindre quand j’avois cru m’arrêter à Bienne, & que j’eus à peine le tems de contremander par un mot de lettre, en lui marquant mon nouveau désastre; on verra dans ma troisième partie, si jamais j’ai la force de l’écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour l’Angleterre, & comment les deux Dames qui vouloient disposer de moi, après m’avoir à force d’intrigues chassé de [139] la Suisse où je n’étois pas assez en leur pouvoir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami.

J’ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet écrit à M. & Mde. la comtesse d’Egmont, à M. le prince Pignatelli, à Mde. la marquise de Mesmes & à M. le marquis de Juigné.

J’ai dit la vérité; si quelqu’un soit des choses contraires à ce que je viens d’exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il soit des mensonges & des impostures, & s’il refuse de les approfondir & de les éclaircir avec moi, tandis que je suis en vie, il n’aime ni la justice ni la vérité. Pour moi je le déclare hautement & sans crainte: Quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes moeurs, mes penchans, mes plaisirs, mes habitudes, & pourra me croire un mal-honnête homme, est lui-même un homme à étouffer.

J’achevai ainsi ma lecture & tout le monde se tut. Mde. d’Egmont fut la seule qui me parut émue; elle tressaillit visiblement, mais elle se remit bien vite, & garda le silence ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture & de ma déclaration.

Fin du douzième Livre.

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