[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

Marianne de la Tour de Franqueville

LETTRE
A M. D’ALEMBERT

[16 octobre 1779 / 29 novembre 1779.== Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition, t. XV, pp. 453-467.]

LETTRE
A M. D’ALEMBERT.

[453] Jusqu’à présent, Monsieur, je n’ai osé franchir l’intervalle immense, que les titres éclatans dont vous êtes revêtu mettoient entre vous & moi. Mais il me paroît si prodigieusement raccourci par la lettre que vous avez fait insérer dans le Mercure du 25 septembre dernier; le style de M. Muzell Stosch est si rassurant; il prouve si invinciblement combien vous êtes de bonne composition sur le mérite littéraire de vos correspondans; que je me sens le courage d’examiner avec vous quelques articles de la lettre de M. Stosch, & de vous demander des éclaircissemens, dont le Public a surement autant de besoin que moi, pour concilier les contradictions qui se trouvent entre ce que vous faites, & ce que vous dites: supposé qu’il vous observe, & vous lise avec assez d’attention, pour qu’elles ne lui aient pas échappé. Je serai forcée, Monsieur, de vous copier souvent: je vous promets de le faire plus exactement que vous n’avez copié M. Stosch, dans les charitable notes dont votre bénignité a jugé à propos de grossir l’Eloge de mylord Maréchal; si toutefois on peut croire que vous ayez copié en entier, ce qui vous a été écrit de Berlin, au sujet de J. J. Rousseau. Car il y a entre les deux copies de la même lettre, des différences qui tirent à de sérieuses conséquences. C’est ce que je vous supplie de trouver bon que j’essaye de vous démontrer. Il est possible, je l’avoue, qu’on [454] omette par pure inadvertance, tout aussi bien que par mauvaise volonté, un mot, une phrase même, d’une lettre que l’on rapporte: mais, on n’y ajoute pas sans dessein; & quand l’addition qu’on se permet tend à nuire à quelqu’un, contre qui on a une animosité reconnue, & qui n’est plus en état de se défendre; ce procédé réunit les caracteres de la bassesse à ceux de l’infidélité! Voilà pourtant, Monsieur; de quoi vous vous êtes rendu coupable. C’est avec regret que je suis obligée de vous le reprocher; & pour me dédommager de ce qu’il m’en coûte pour remplir ce pénible devoir, convaincue que, vous offrir une nouvelle occasion de développer vos sentimens, & vos idées, c’est concourir à votre gloire, je veux, en dépit de toute méthode, avant de m’occuper de l’éloquent Prussien, vous adresser humblement les questions dont votre lettre me fournit le sujet. Aussi-bien, celui qui porte avec tant d’honneur le sceptre de la philosophie encyclopédique, doit-il avoir le pas sur tout le monde, même sur MONSIEUR LE BARON STOSCH.

On dit Messieurs, dites-vous, Monsieur, aux Rédacteurs du Mercure, que plusieurs amis de feu M. Rousseau, (qui méritent qu’on leur réponde) révoquent en doute, &c. On dit!... Cela est bien vague. Quoi! Ce ne seroit qu’un bruit passager que vous auriez saisi à la volée?.... Personne ne vous auroit parlé directement & à fond du foudroyant écrit qui a paru sous le titre de Procès du coeur, & de l’esprit de. Monsieur d’Alembert?.....En effet, il faut bien que vous n’en ayez aucune connoissance. Ne pouvant espérer de le persuader au Public, vous ne diriez pas que les amis de M. Rousseau, qui méritent [455] qu’on leur réponde, révoquent en doute la vérité de ce que vous avez dit......Mon amour propre qui ne manque pas de me placer dans la classe des gens qui méritent qu’on leur réponde, vous remercie, Monsieur, de la petite caresse que contient votre délicate parenthese; mais, quelque touchée que j’en sois, elle ne me séduira point jusqu’à m’empêcher de vous dire, que la distinction que vous accordez à plusieurs amis de feu M. Rousseau, est révoltante pour eux-mêmes, en ce qu’elle suppose que les autres ne la méritent pas. Tous ceux qui élevent la voix en faveur du respectable objet de vos outrages, méritent qu’on les écoute, qu’on leur réponde, que l’on prouve en se justifiant, si cela étoit possible, & puisque cela ne l’est pas, en se rétractant, le cas que l’on fait de leur estime. Oui, Monsieur, ils le méritent, puisque l’intérêt de la verité, l’amour de la vertu peuvent seuls les animer.

Voudriez-vous bien, Monsieur, avoir la bonté de déterminer ce que vous avez prétendu nous faire entendre en vous exprimant ainsi.

Cette lettre dont je conserve l’original (que vous ne vous engagez cependant point à produire) m’a été écrite par M. Muzell Stosch, que je dois nommer ici, pour sa justification, & pour la mienne. Quant à la votre, il est facile de concevoir, qu’en nommant l’auteur de cette lettre, vous vous lavez du soupçon de l’avoir supposée: pourvu toutefois que cet auteur vive encore; & qu’il ait la bonne foi de confesser cette iniquité. Mais que l’on puisse opérer la justification d’un homme, en publiant que c’est lui qui a écrit une lettre également opposée à la vérité, au bon sens & à l’honnêteté, c’est ce que nous [456] ne comprendrons jamais, si vous ne daignez venir notre aide. Certainement, il faut être géometre pour résoudre ce problême-là......En ce moment, Monsieur, je reçois un petit écrit* [*Ceci n’est point une singerie littéraire; rien n’est plus vrai que cet envoi.] intitulé Commentaire sur la lettre de M. d’Alembert, du 18 septembre, adressée aux Rédacteurs du Mercure de France, insérée dans celui du 25. Cet écrit m’est envoyé par une personne très-estimable. Oh! Pour celle-là, qui que ce soit n’en disconviendra, si jamais vous me sommez de la nommer. Quant à moi, je la trouve de plus très-aimable, car en m’envoyant sur un texte qu’il n’est pas aisé de commenter de sang froid, un Commentaire, exempt d’amertume, de partialité, de prévention, d’inconséquence, en un mot, tout-à-fait digne de vous être communiqué, elle favorise à-la-fois ma paresse naturelle, & le desir que j’ai de trouver dans tous les amis de l’immortel Jean-Jaques, autant de zele, & plus de talens que je ne puis lui en consacrer. Voici, Monsieur, ce Commentaire: graces, je vous supplie, pour les redites que la circonstance rend inévitables.

«On dit, Messieurs, que plusieurs amis de feu M. Rousseau (qui méritent qu’on leur réponde) révoquent en doute la vérité de ce que j’ai dit dans l’Eloge de mylord Maréchal, sur les sujets de plaintes que le philosophe Genevois lui avoit donnés.

Cela plaît à dire à Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie Françoise: il est, ou veut paroître mal informé. Les amis de Rousseau, ceux qui, selon. M. d’Alembert, [457] méritent qu’on leur réponde, ne s’en sont pas tenus à révoquer en doute ses assertions. Ils en ont démontré la fausseté; & cela en invoquant le témoignage de mylord Maréchal lui-même. M. d’Alembert l’ignore-t-il? ou ce témoignage lui paroît-il plus suspect que celui de M. Stosch? ou enfin lui auroit-il paru trop accablant pour qu’il ait voulu en reconnoître l’existence?

Ceux qui me connoissent, savent que je suis incapable d’avancer légérement un pareil fait.

Il est bien malheureux pour M. d’Alembert d’avoir enfin détrompé ceux qui le connoissoient, ou plutôt, qui le croyoient incapable d’avancer légérement un pareil fait. Car enfin, quelle vocation l’obligeoit à affirmer à toute l’Europe, que Rousseau n’avoit été qu’un monstre également vil & ingrat? Dans la supposition même d’une semblable obligation, devoit-il donner pour preuves authentiques, une lettre pleine de contradictions qui n’ont pas pu lui échapper, & que d’ailleurs, tout démontre avoir été mendiée? Il y a plus; quand au lieu d’avoir calomnié Rousseau, il n’auroit fait qu’en médire, il devroit être regardé comme le plus cruel ennemi de la société. On ne pense pas que personne puisse révoquer en doute cette assertion.

Je crois pourtant devoir me défendre, en imprimant en entier, ce qui m’a été écrit de Berlin sur ce sujet.

Il eut été plus sage à M. d’Alembert, de ne pas se mettre dans le cas de cette défense; & après s’y être mis, moins déshonorant de se taire, que d’en présenter une pareille au Public.

[458] C’est avec regret que je suis obligé (M. d’Alembert a du foible pour cette phrase), de rendre publics plusieurs traits de cette lettre, que j’a vois supprimés par ménagement pour celui qui en est l’objet: tant j’étois éloigné de vouloir aggraver ses torts.

On est stupéfait en lisant cette tirade. Quels sont donc les traits de cette lettre, supprimés par ménagement pour Rousseau? Les hautes spéculations du savant Académicien auroient-elles dérangé son cerveau, ou prend-il ses lecteurs pour des animaux stupides? Que l’on compare la lettre de M. Stosch avec les extraits qu’en a faits l’honnête M. d’Alembert? qu’on examine le parti qu’il en a su tirer; & que l’on dise en quoi consistent les ménagemens qu’il a gardés pour la mémoire de Rousseau. Il faut pourtant convenir, qu’en morcelant cette lettre, le PERPÉTUEL SECRÉTAIRE a usé de ménagemens, & même de ménagemens fort prudens. Il a bien senti que la lettre en entier auroit porté l’antidote avec le poison, & c’étoit déjà trop pour un homme aussi adroit que lui, d’avoir été obligé de s’y prendre à deux fois pour asséner un coup mortel à la réputation de Jean-Jaques.

Mais avant de passer à l’examen de cette lumineuse lettre, il convient de la mettre sous les yeux du lecteur, à côté des extraits qu’en a faits M. d’Alembert, dans toute la simplicité de son esprit, & la droiture de son coeur. Ce coup-d’oeil est allez intéressant.»

[459] Lettre de M. Muzell Stosch à M. d’Alembert, du 21 novembre 1778. Feu M. Rousseau écrivit un jour à mylord Maréchal, qu’il étoit content de son fort; mais qu’il gémissoit sur celui de sa femme, qui, s’il venoit à mourir, seroit dans la misere; qu’il seroit content si par son industrie, il pouvoit seulement lui acquérir une rente de 6oo liv. de France. Mylord Maréchal, dont le coeur étoit toujours ouvert à la bienfaisance, étant fort attaché à Rousseau, prit cette plainte pour une insinuation, & assura à Jean-Jaques, & à sa femme une rente de trente louis d’or. Rousseau n’y répondit pas avec gratitude: quelque tems après il fit une querelle au bon

Extraits de cette lettre faits par M. d’Alembert, dans son Eloge de mylord Maréchal. Pages 49 & 50. Le philosophe Genevois lui écrivit un jour, qu’il étoit content de son sort: mais qu’il gémissoit sur les malheurs dont sa femme étoit menacée, en cas qu’elle vînt à le perdre: qu’il voudroit seulement lui procurer par son travail, 6oo liv. de rente. Mylord Maréchal se fit un plaisir de donner à cette lettre, le sens que lui suggéroient l’élévation, & la bonté de son ame; il assura au mari, & à la femme la rente qui manquoit à leur bonheur. La vérité nous oblige de dire, (& ce n’est pas sans un regret bien sincere), que le bienfaiteur eut depuis fort à se plaindre de celui qu’il avoit si noblement & si promptement obligé. Mais la mort du coupable, & les justes raisons que nous avons eues de nous en plaindre nous-mêmes, nous obligent à tirer le rideau sur ce détail affligeant, dont les preuves sont malheureusement consignées dans des lettres authentiques. Ces preuves n’ont été connues que depuis la mort de mylord Maréchal; car il gardoit toujours le silence sur les torts qu’on avoit avec lui; & son coeur indulgent ne lui permit jamais la médisance, ni même la plainte. Page 87. Il est triste qu’après tant de marques d’estime & d’intérêt

[460] Lord Maréchal, lui dit des injures garda la pension. Ceci et bien postérieur à l’affaire de David Hume, que Mylord aimoit beaucoup, & qu’il appelloit toujours le bon David. Mylord Maréchal avoit joué un rôle dans cette fameuse querelle. J’en posséde toutes les lettres en propre original. Il blâmoit beaucoup Rousseau, disant qu’il faisoit des folies pour faire parler de lui. Feu mylord Maréchal m’avoit donné cette correspondance, avec ordre de ne pas ouvrir le paquet de son vivant. De fréquens voyages m’ont empêché d’y penser après sa mort. Je dois rendre la justice à la mémoire de Lord Maréchal, que malgré les justes plaintes qu’il avoit contre Jean-Jaques, jamais je ne lui ai entendu dire un mot qui fût à son désavantage. Il me données à M. Rousseau, le bienfaisant & paisible Mylord qui auroit pu s’attendre à l’amitié n’ait pas même éprouvé la reconnoissance. Pages 87 & 88. Mylord Maréchal avoit pris beaucoup de part à la querelle trop affligante, & trop connue, faite à M. Hume, par M. Rousseau. Le respect que nous devons à la vérité, & à la mémoire de M. Hume, nous oblige de dire que l’équitable Mylord donnoit à M. Rousseau, le tort qu’il avoit si évidemment, & aux yeux même de ses partisans les plus zélés. Mylord Maréchal conserva soigneusement toute la correspondance qu’il avoit eue avec ces deux illustres Ecrivains, & que peut-être il faudroit supprimer pour l’honneur du philosophe Genevois, si celui du philosophe Ecossois n’y étoit intéressé. Une personne très-estimable, que Mylord honoroit avec justice de son amitié & de sa confiance, nous a écrit ces propres paroles. «Mylord lord m’avoit donné sa correspondance avec Rousseau, en me recommandant de ne l’ouvrir qu’après sa mort.....Je dois rendre cette justice à sa mémoire, que malgré les justes sujets de plaintes qu’il avoit contre Jean-Jaques, jamais je ne lui ai entendu dire un mot qui fut à son désavantage il me montra seulement la derniere lettre qu’il en reçut, & nie conta historiquement

[461] montra seulement la derniere lettre qu’il en reçut, & me raconta historiquement l’affaire de la pension. Aussi par son testament il lui légué la montre qu’il portoit toujours, & qui a été envoyée à sa veuve.

l’affaire de la pension.» Cette lettre (ajoute la même personne* [*J’ai beau chercher cette addition dans la lettre de M. Stosch; je ne l’y trouve point. Cependant M. Alembert nous dit qu’il l’imprime en entier.] étoit remplie d’injures: il faut, dit le bon Mylord en la recevant, pardonner ces écarts)à un homme que le malheur rend injuste, qu’on doit regarder & traiter comme un malade. Aussi, pardonnoit il si bien à M. Rousseau, que par son testament il lui a légué la montre qu’il portoit toujours, elle a été envoyée à sa veuve.

«On vient de lire cette lettre de M. Stosch, que M. d’Alembert assure avoir publiée en entier. Ce M. Stosch, il faut l’avouer, commence assez singuliérement ses lettres.

Feu M. Rousseau écrivit un jour, &c. &c. Quoi! cet homme, qui n’a rien eu à démêler avec Rousseau; que l’on ne peut soupçonner d’avoir voulu lui imputer des torts qu’il n’auroit point eus; cet homme, qu’on nous peint si désintéressé dans cette affaire; cet homme d’honneur & de probité, en prenant la plume pour écrire à M. d’Alembert, homme aussi d’honneur & de probité, désintéressé comme lui dans cette affaire, n’a pourtant rien de plus pressé que de parler des crimes de Rousseau; & ne parle à M. d’Alembert que de cela, comme si M. d’Alembert lui eût demandé des mémoires sur ce sujet!.... Certes, voilà pour deux correspondans désintéressés, hommes d’honneur & de probité, & dans des dispositions pour Rousseau non suspectes, une correspondance bien surprenante. Pour moi, je soupçonne [462] que le vrai début de cette lettre est resté entre ces Mesieurs, & que pour de très-bonnes raisons, le public n’est pas appellé à cette confidence. En effet, où étoit la nécessité de lui apprendre que cette lettre n’étoit au fond qu’une réponse amicale de M. Stosch, aux demandes amicales de M. d’Alembert? Poursuivons. M. Stosch fait dire à Rousseau qu’il seroit content si par son industrie, &c. Ce terme qui indique si visiblement le ton, & le caractere du philosophe Genevois, a paru trop outrageant au bon M. d’Alembert, il s’est souvenu à propos que, qui veut trop prouver ne prouve rien; & il a substitué le mot de travail à celui d’industrie. Excellente correction! On y reconnoît la finesse académique. Car il est vrai que travail est plus doux, plus propre à surprendre la confiance du lecteur, qu’industrie, qui l’eût vraisemblablement étonné dans la bouche de Rousseau: mais qu’il n’est pas étonnant que M. Stosch ait employé.

Mylord prit cette plainte pour une insinuation, dit M. Stosch. De quelle plainte parle-t-il donc? auroit pu dire un lecteur bénévole, qui n’auroit vu dans ce qui précede, qu’un épanchement de confiance dans le sein d’un ami, à qui on rend compte de ses projets. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie Françoise, toujours par bonté d’ame, a encore corrigé le style de son correspondant; & si heureusement qu’il sauve tout à-la-fois au complaisant M. Stosch; un contre-sens, & une erreur de 120 liv. sur la pension, que M. Stosch, informé par Mylord, portoit à 30 louis, & que M. d’Alembert sait bien n’être que de 6OO liv. Mais [463] voici bien un autre sujet de scandale! Comment M. le Baron, qui jouissoit depuis vingt ans, de toute la confiance de mylord Maréchal, ne fait pas ce que ce Seigneur a fait il y en a quatorze!.....Ah! Mylord, combien cela déroge à l’opinion qu’on avoit de vous! Quoi! Vous étiez un trompeur; vous promettiez votre confiance, & vous ne la donniez pas! Cela est encore pire que de la mal placer, comme vous en auriez couru les risques: car enfin, se tromper soi-même n’est qu’un malheur, & tromper les autres est un tort.

Rousseau n’y répondit pas avec gratitude. Quelle dureté dans cette expression! Mais aussi quelle aménité dans celle de M. d’Alembert, il est triste qu’après, &c. Non content de cette élégante version, l’académicien (toujours par ménagement pour Rousseau) a commenté le texte de son correspondant, dans le paragraphe qui commence ainsi, page 49. La vérité nous oblige, &c.

Quelque tems après, dit M. Stosch, il fit une querelle au bon Lord Maréchal, lui dit des injures, & garda la pension. Ah! pour le coup, M. d’Alembert a usé de ménagement, car il a supprimé la querelle faite, & la pension, gardée: mais pour les injures dites, il a préféré d’en remplir une lettre. Cela est plus fort, mieux constaté, & dès-là plus favorable à Jean-Jaques.

Ceci est bien postérieur à l’affaire de David Hume, &c. Je ne vois pas pourquoi M. d’Alembert n’a pas fait usage de cette phrase. Est-ce encore par ménagement? a-t-il imaginé que la querelle faite à Mylord par Rousseau, ayant une toute autre cause que l’affaire du bon David, en [464] devenoit plus impardonnable; ou bien a-t-il jugé convenable de sauver à M. le Baron, l’embarras d’indiquer cette autre cause postérieure,? Il semble que M. d’Alembert ne compte pas tellement sur les mémoires du très-estimable M. Stosch, qu’il n’ait la précaution d’en faire un usage fort discret.... Mais ne seroit-ce pas cette phrase, ceci est bien postérieur, &c. supprimée par M. d’Alembert, qui l’auroit engagé à faire écrire des injures à Mylord par Jean-Jaques, au lieu de lui en faire dire? Si je ne me trompe, Jean-Jaques n’a pas revu Mylord, depuis l’affaire de M. Hume; & dans ce cas là, il n’a pas pu lui dires des injures: mais il auroit pu lui en écrire; on peut donc le supposer sans choquer la vraisemblance: en voilà allez pour mettre à l’aise M. d’Alembert, bien moins attaché, quoiqu’il en dise, à la vérité, qu’à la vraisemblance, que la fureur de nuire à Jean-Jaques, lui fait cependant par fois négliger.

J’en possede toutes les lettres en propre original. Posséder en propre original toutes les lettres d’une querelle!..... Quel jargon! Un Allemand obligé d’écrire en françois, à un savant qui ne l’entendroit pas, s’il lui écrivoit en allemand, a bien des droits à notre indulgence. Mais le bon sens est de tous les pays; & M. le Baron, qui a TANT VOYAGÉ devroit bien, INTELLIGENT comme il l’est, connoître un peu mieux la langue françoise, adoptée dans presque toutes les cours de l’Europe.

Il (Mylord blâmoit beaucoup Rousseau, disant qu’il faisoit des folies pour faire parler de lui. L’excellent ami que ce bon Lord!.... Cependant malgré les justes plaintes qu’il avoit contre Jean-Jaques, (avoir des plaintes contre quel [465] qu’un!.... Mais passions) M. Stosch assure ne lui avoir jamais entendu dire un mot qui fût au désavantage de Jean-Jaques. Pourroit-on demander à M. Stosch, ce que c’est que parler au désavantage de quelqu’un, si la jolie phrase qu’il prête à mylord Maréchal, n’est pas au désavantage de Jean-Jaques? M. Stosch voudroit-il bien nous expliquer, comment Mylord ne lui ayant jamais dit un mot au désavantage de Jean-Jaques, lui, M. Stosch en a tant à dire? Pourroit-on demander à M. d’Alembert, par quelle espece de ménagement, il n’a rapporté qu’une partie de ce que dit ici M. Stosch? N’auroit-il pas apperçu une contradiction qu’il falloit escamoter, par ménagement pour Jean-Jaques..... L’indignation me gagne: il faut finir, il faut passer sous silence, & ce dépôt de la correspondance, négligé par M. Stosch jusqu’à l’époque où il écrit à M. d’Alembert, & les fréquens voyages de M. Stosch, qui l’ont empêché de penser aux preuves de confiance que lui a données un ami de 20 ans, jusqu’au moment où M. d’Alembert lui a rappellé leur existence; & tant d’autres articles de cette incroyable lettre, que tout lecteur raisonnable saura bien remarquer. C’est pourtant sur cette lettre, en pleine contradiction avec elle-même, & avec le témoignage PAR ÉCRIT de mylord Maréchal, que M. d’Alembert nous assure n’avoir pas le moindre doute sur la vérité des faits que M. Stosch, l’honnête M. Stosch, lui a mandés; & pour se tirer d’affaire il renvoie à son digne correspondant ceux, qui pourroient encore douter de la vérité de ces faits. Et voilà ce que M. d’Alembert appelle sa défense!

[466] Ce que le très-estimable auteur de ce commentaire dit de vous, Monsieur, tout le monde le pense, même ceux qui n’ayant pas connu les qualités attachantes du philosophe Genevois, ne peuvent avoir pour lui, que les sentimens qu’imprime à tous les coeurs honnêtes, l’heureux assemblage des plus héroïques vertus. Malheureusement l’indulgence qu’inspire la bonté de ce grand homme est à pure perte pour vous; on ne peut vous trouver d’excuse: vous méditez si long-tems les petites méchancetés que vous faites! Votre tête & votre coeur sont si froids!..... Malgré cela votre compas vous trompe; vous mesurez mal jusqu’où vous pouvez vous avancer sans vous compromettre: aussi votre crédit baisse-t-il tous les jours. Croyez-moi, Monsieur, tombez de bonne grâce, puisque vous ne pouvez plus vous soutenir; c’est le seul moyen de terminer votre rôle avec quelque décence. Du moins on vous saura gré de quelque chose. Mais vous n’avez pas un seul moment à perdre; à peine vous reste-t-il d’autres partisans que vos complices; & eux seuls peuvent voir sans un mélange de mépris & d’horreur, tout ce que la rage également timide & cruelle, que les malheurs & la mort de J. J. Rousseau n’ont pu assouvir, suppose de foiblesse & de férocité dans votre caractere. Quant à moi qui aime Jean-Jaques, jusqu’à desirer la haine de tout ce qui le hait, je regrette de ne pas pouvoir la provoquer en me nommant. Ce n’est pas la crainte qui l’en empêche quiconque n’emploie ses armes qu’à repousser les efforts de la calomnie, ne doit rien redouter de l’autorité légitime; & si la ténébreuse intrigue dont Jean-Jaques est depuis si long-tems le fléau & la victime, travailloit à me [467] punir de l’avoir déconcertée, les gens en place, à qui j’ai honneur de tenir, sauroient bien détruire son ouvrage. L’anonyme n’est donc point un masque dont la pusillanimité me couvre; c’est un voile que la modestie étend sur mes traits. En le gardant, je rends un nouvel hommage à la mémoire de l’illustre Rousseau, de qui je ne fus pas moins disciple qu’amie; & qui n’approuvoit pas qu’une femme, par quelque moyen que ce pût être, attirât sur elle les regards du public. Cherchez à me connoître, Monsieur, parvenez-y,

& vous verrez si je vous trompe.

Le 16 Octobre 1779.

P. S. Cette lettre, Monsieur, est de bien vieille date: c’est plus votre faute que la mienne. Je pense que vous devinerez le mot de cette énigme-là.

Le 19 Novembre 1779.

FIN.

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