JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
A M. D’OFFREVILLE
A DOUAI.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto Édition; t. XII, pp. 134-141 (1782).]

[134]

[04-10-1761] LETTRE
A M. D’OFFREVILLE
A DOUAI

Sur cette question: S’il y a une morale démontrée, ou s’il n’y en a point.

Montmorenci 4 Octobre 1761.

La question que vous me proposez, Monsieur, dans votre lettre du 15 Septembre est importante & grave: c’est de sa solution qu’il dépend de savoir s’il y a une morale démontrée ou s’il n’y en a point.

Votre adversaire soutient que tout homme n’agit quoiqu’il fasse, que relativement à lui-même, & que jusqu’aux actes de vertu les plus sublimes, jusqu’aux œuvres de charité les plus pures, chacun rapporte tout à soi.

[135] Vous, Monsieur, vous pensez qu’on doit faire le bien pour le bien même sans aucun retour d’intérêt personnel, que les bonnes œuvres qu’on rapporte à soi ne sont plus des actes de vertu mais d’amour-propre; vous ajoutez que nos aumônes sont sans mérite, si nous ne les faisons que par vanité ou dans la vue d’écarter de notre esprit l’idée des miseres de la vie humaine, & en cela vous avez raison.

Mais sur le fond de la question, je dois vous avouer que je suis de l’avis de votre adversaire: car quand nous agissons, il faut que nous ayons un motif pour agir, & ce motif ne peut être étranger à nous, puisque c’est nous qu’il met en oeuvre: il est absurde d’imaginer qu’étant moi, j’agirai comme si j’étois un autre. N’est-il pas vrai que si l’on vous disoit qu’un corps est poussé sans que rien le touche, vous diriez que cela n’est pas concevable? C’est la même chose en morale quand on croit agir sans nul intérêt.

Mais il faut expliquer ce mot d’intérêt; car vous pourriez lui donner tel sens vous & votre adversaire que vous seriez d’accord sans vous entendre, & lui-même pourroit lui en donner un si grossier qu’alors ce seroit vous qui auriez raison.

Il y a un intérêt sensuel & palpable qui se rapporte uniquement à notre bien-être matériel, à la fortune, à la considération, aux biens physiques qui peuvent résulter pour nous de la bonne opinion d’autrui. Tout ce qu’on fait pour un tel intérêt ne produit qu’un bien du même ordre, comme un marchand fait son bien en vendant sa marchandise le mieux qu’il peut. Si j’oblige un autre homme en vue de m’acquérir des droits sur sa reconnoissance, je ne suis en cela qu’un marchand [136] qui fait le commerce, & même qui ruse avec l’acheteur. Si je fais l’aumône pour me faire estimer charitable & jouir des avantages attachés à cette estime, je ne suis encore qu’un marchand qui achete de la réputation. Il en est à-peu-prés de même, je ne fais cette aumône que pour me délivre de l’importunité d’un gueux ou du spectacle de sa misere; tous les actes de cette espece qui ont en vue un avantage extérieur ne peuvent porter le nom de bonnes actions, & l’on ne dit pas d’un marchand qui a bien fait ses affaires, qu’il s’y est comporté vertueusement.

Il y a un autre intérêt qui ne tient point aux avantage de la société, qui n’est relatif qu’à nous-mêmes, au bien de notre ame, à notre bien-être absolu, & que pour cela j’appelle intérêt spirituel ou moral par opposition au premier. Intérêt qui, pour n’avoir pas des objets sensibles, matériels, n’en est pas moins vrai, pas moins grand, pas moins, solide, & pour tout dire en un mot, le seul qui tenant intimement à notre nature, tende à notre véritable bonheur. Voilà, Monsieur, l’intérêt que la vertu se propose & qu’elle doit se proposer, sans rien ôter au mérite, à la pureté, à la bonté morale des actions qu’elle inspire.

Premièrement, dans le systême de la religion, c’est-à-dire, des peines & des récompenses de l’autre vie, vous voyez l’intérêt de plaire à l’Auteur de notre être & au juge suprême de nos actions, est d’une importance qui l’emporte sur les plus grands maux, qui fait voler au martyre les vrais croyans, en même tems d’une pureté qui peut ennoblir les plus sublimes devoirs. La loi de bien faire est tirée de la raison [137] & le chrétien n’a besoin que de logique pour avoir de la vertu.

Mais outre cet intérêt qu’on peut regarder en quelque façon comme étranger à la chose, comme n’y tenant que par une expresse volonté de Dieu, vous me demanderez peut-être s’il y a quelque autre intérêt lié plus immédiatement, plus nécessairement à la vertu par sa nature, & qui doive nous la faire aimer uniquement pour elle-même. Ceci tient à d’autres questions dont la discussion passe les bornes d’une lettre, & dont par cette raison je ne tenterai pas ici l’examen. Comme, si nous avons un amour naturel pour l’ordre, pour le beau moral, si cet amour peut être assez vif par lui-même pour primer sur toutes nos passions, si la conscience est innée dans le coeur de l’homme, ou si elle n’est que l’ouvrage des préjugés & de l’éducation: car en ce dernier cas il est clair que nul n’ayant en soi-même aucun intérêt à bien faire, ne peut faire aucun bien que par le profit qu’il en attend d’autrui, qu’il n’y a par conséquent que des sots qui croyent à la vertu & des dupes qui la pratiquent; telle est la nouvelle philosophie.

Sans m’embarquer ici dans cette métaphysique qui nous meneroit trop loin, je me contenterai de vous proposer un fait que vous pourrez mettre en question avec votre adversaire, & qui, bien discuté, vous instruira peut-être mieux de les vrais sentimens que vous ne pourriez vous en instruire en restant dans la généralité de votre these.

En Angleterre quand un homme est accusé criminellement, douze jurés, enfermés dans une chambre pour opiner sur l’examen de la procédure s’il est coupable ou s’il ne l’est pas, ne [138] sortent plus de cette chambre & n’y reçoivent point à manger qu’ils ne soient tous d’accord, en sorte que leur jugement est toujours unanime, & décisif sur le sort de l’accusé.

Dans une de ces délibérations les preuves paroissant convaincantes, onze des jurés le condamnerent sans balancer; mais le douzieme s’obstina tellement à l’absoudre sans vouloir alléguer d’autre raison, sinon qu’il le croyoit innocent, que voyant ce juré déterminé à mourir de faim plutôt que d’être de leur avis, tous les autres pour ne pas s’exposer au même sort revinrent au sien, & l’accusé fut renvoyé absous.

L’affaire finie, quelques-uns des jurés presserent en secret leur collégue de leur dire la raison de son obstination, & ils furent enfin que c’étoit lui-même qui avoir fait le coup dont l’autre étoit accusé; & qu’il avoit eu moins d’horreur de la mort que de faire périr l’innocent, chargé de son propre crime.

Proposez le cas à votre homme & ne manquez pas d’examiner avec lui l’état de ce juré dans toutes ses circonstances. Ce n’étoit point un homme juste, puisqu’il avoir commis un crime, & dans cette affaire l’enthousiasme de la vertu ne pouvoit point lui élever le coeur, & lui faire mépriser la vie. Il avoit l’intérêt le plus réel à condamner l’accusé pour ensevelir avec lui l’imputation du forfait; il devoit craindre que son invincible obstination n’en fît soupçonner la véritable cause, & ne sût un commencement d’indice contre lui: la prudence & le soin de sa sureté demandoient, ce semble, qu’il fît ce qu’il ne fit pas, & l’on ne voit aucun intérêt sensible qui dût le porter à faire ce qu’il fit. Il n’y avoit cependant qu’un intérêt très-puissant qui pût le déterminer ainsi dans le secret de son [139] coeur, à toute sorte de risque; quel étoit donc cet intérêt auquel il sacrifioit sa vie même?

S’inscrire en faux contre le fait seroit prendre une mauvaise défaite; car on peut toujours l’établir par supposition, & chercher tout intérêt étranger mis à part, ce que seroit en pareil cas pour l’intérêt de lui-même tout homme de bon sens, qui ne ni vertueux, ni scélérat.

Posant successivement les deux cas, l’un que le juré ait prononcé la condamnation de l’accusé & l’ait fait périr pour se mettre en sureté, l’autre qu’il l’ait absous, comme il fit, à ses propres risques, puis suivant dans les deux cas le reste de la vie du juré & la probabilité du sort qu’il se seroit préparé, pressez votre homme de prononcer décisivement sur cette conduite, & d’exposer nettement de part ou d’autre l’intérêt & les motifs du parti qu’il auroit choisi; alors si votre dispute n’est pas finie, vous connoîtrez du moins si vous vous entendez l’un l’autre, ou si vous ne vous entendez pas.

Que s’il distingue entre l’intérêt d’un crime à commettre ou à ne pas commettre, & celui d’une bonne action à faire ou à ne pas faire, vous lui serez voir aisément que dans l’hypothese la raison de s’abstenir d’un crime avantageux qu’on peut commettre impunément, est du même genre que celle de faire entre le ciel & soi une bonne action onéreuse; car, outre que quelque bien que nous puissions faire; en cela nous ne sommes que justes, on ne peut avoir nul intérêt en soi-même à ne pas faire le mal qu’on n’ait un intérêt semblable à faire le bien; l’un & l’autre dérivent de la même source & ne peuvent être séparés.

Sur-tout, Monsieur, songez qu’il ne faut point outrer les [140] choses au-delà de la vérité, ni confondre comme faisoient les Stoïciens le bonheur avec la vertu. Il est certain que faire le bien pour le bien c’est le faire pour soi, pour notre propre intérêt, puisqu’il donne à l’ame une satisfaction intérieure, un contentement d’elle-même sans lequel il n’y a point de vrai bonheur. Il est sûr encore que les méchans sont tous misérables, quel que soit leur sort apparent; parce que le bonheur s’empoisonne dans une ame corrompue comme le plaisir des sens dans un corps mal sain. Mais il est faux que les bons soient tous heureux dès ce monde, & comme il ne suffit pas au corps d’être en santé pour avoir de quoi se nourrir, il ne suffit pas non plus à l’ame d’être saine pour obtenir tous les biens dont elle a besoin. Quoiqu’il n’y ait que les gens de bien qui puissent vivre contens, ce n’est pas à dire que tout homme de bien vive content. La vertu ne donne pas le bonheur, mais elle seule apprend à en jouir quand on l’a: la vertu ne garantit pas des maux de cette vie & n’en procure pas les biens; c’est ce que ne fait pas non plus le vice avec toutes ses ruses; mais la vertu fait porter plus patiemment les uns & goûter plus délicieusement les autres. Nous avons donc en tout état de cause un véritable intérêt à la cultiver, & nous faisons bien de travailler pour cet intérêt, quoiqu’il y ait des cas où il seroit insuffisant par lui-même, sans l’attente d’une vie à venir. Voilà mon sentiment sur la question que vous m’avez proposée.

En vous remerciant du bien que vous pensez de moi, je vous conseille pourtant, Monsieur, de ne plus perdre votre tems à me défendre ou à me louer. Tout le bien ou le mal qu’on dit d’un homme qu’on ne connoît point ne signifie pas [141] grand’chose. Si ceux qui m’accusent ont tort, c’est à ma conduite à me justifier; toute autre apologie est inutile ou superflue. J’aurois dû vous répondre plutôt; mais le triste état où je vis doit excuser ce retard. Dans le peu d’intervalle que mes maux me laissent, mes occupations ne sont pas de mon choix, & je vous avoue que quand elles en seroient, ce choix ne seroit pas d’écrire des lettres. Je ne réponds point à celles de complimens, & je ne répondrois pas non plus à la votre, si la question que vous m’y proposez ne me faisoit un devoir de vous en dire mon avis.

Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.

FIN.

public domain mark