JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
A MONSIEUR LE MARQUIS
DE MIRABEAU

[Victor-Riguelti Mirabeau, Marquis de--1715-1789]

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XII, pp. 160-164 (1782)]

[160]

[26-07-1767] LETTRE
A MONSIEUR
LE MARQUIS
DE MIRABEAU.

Trye le 26 Juillet 1767.

J’aurois dû, Monsieur, vous écrire en recevant votre dernier billet: mais j’ai mieux aimé tarder quelques jours encore à réparer ma négligence, & pouvoir vous parler en même tems du livre* [*L’ordre essentiel des Sociétés politiques.] que vous m’avez envoyé. Dans l’impossibilité de le lire tout entier, j’ai choisi les chapitres où l’Auteur casse les vîtres, & qui m’ont paru les plus importans. Cette lecture m’a moins satisfait que je ne m’y attendois; & je sens que les traces de mes vieilles idées, racornies dans mon cerveau, ne permettent plus à des idées si nouvelles d’y faire de fortes impressions. Je n’ai jamais pu bien entendre ce que c’étoit que cette évidence qui sert de base au Despotisme légal, & rien ne m’a paru moins évident que le chapitre qui traite de toutes ces évidences. Ceci ressemble assez au systême de l’Abbé. de St. Pierre, qui prétendoit que la raison humaine alloit toujours en se perfectionnant, attendu que chaque siecle ajoute ses lumières à celles des siecles précédens. Il ne voyoit pas que l’entendement humain n’a toujours qu’une même mesure & très-étroite, qu’il perd d’un côté tout autant qu’il gagne de l’autre, & que des préjugés toujours renaissans nous ôtent autant de lumieres acquises que la raison cultivée en peut remplacer. Il me semble que l’évidence ne peut jamais [161] être dans les loix naturelles & politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier que tant d’élémens divers composent, cette évidence disparoît nécessairement. Car la science du gouvernement n’est qu’une science de combinaisons, d’applications & d’exceptions, selon les tems, les lieux, les circonstances. Jamais le public ne peut voir avec évidence les rapports & le jeu de tout cela. Et, de grace, qu’arrivera-t-il, que deviendront vos droits sacrés de propriété dans de grands dangers, dans des calamités extraordinaires, quand vos valeurs disponibles ne suffiront plus, & que le salus populi suprema lex esto sera prononcé par le Despote?

Mais supposons toute cette théorie des loix naturelles toujours parfaitement évidente, même dans ses applications, & d’une clarté qui se proportionne à tous les yeux; comment des philosophes qui connoissent le coeur humain, peuvent-ils donner à cette évidence tant d’autorité sur les actions des hommes, comme s’ils ignoroient que chacun se conduit très-rarement par ses lumieres & très-fréquemment par ses passions. On prouve que le plus véritable intérêt du Despote est de gouverner légalement; cela est reconnu de tous les tems: mais qui est-ce qui se conduit sur ses plus vrais intérêts? Le sage seul, s’il existe. Vous faites donc, Messieurs, de vos Despotes autant de sages. Presque tous les hommes connoissent leurs vrais intérêts, & ne les suivent pas mieux pour cela. Le prodigue qui mange ses capitaux sait parfaitement qu’il se ruine, & n’en va pas moins son train; de quoi sert que la raison nous éclaire quand la passion nous conduit?

[162] Video meliora proboque, deteriora sequor.

Voilà ce que sera votre Despote, ambitieux, prodigue, avare, amoureux, vindicatif, jaloux, foible: car c’est ainsi qu’ils sont tous, & que nous faisons tous. Messieurs, permettez-moi de vous le dire; vous donnez trop de force à vos calculs, & pas assez aux penchans du coeur humain, & au jeu des passions. Votre systême est très-bon pour les gens de l’Utopie, il ne vaut rien pour les enfans d’Adam.

Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en Politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en Géométrie, & à celui des longitudes en Astronomie. Trouver une forme de Gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme.

Si cette forme est trouvable, cherchons la & tâchons de l’établir. Vous prétendez, Messieurs, trouver cette loi dominante dans l’évidence des autres. Vous prouvez trop: car cette évidence a dû être dans tous les Gouvernemens sera jamais dans aucun.

Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, & j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité & mettre tout-d’un coup l’homme autant au-dessus de la loi qu’il peut l’être, par conséquent établir le despotisme arbitraire & le plus arbitraire qu’il est possible: je voudrois que le Despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austere Démocratie & le Hobbisme le plus parfait: car le conflit des hommes & des loix qui met dans l’Etat une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques.

[163] Mais les Caligula, les Nérons, les Tiberes!.... mon Dieu.... je me roule par terre, & je gémis d’être homme.

Je n’ai pas entendu tout ce que vous avez dit des loix dans votre livre, & ce qu’en dit l’Auteur nouveau dans je sien. Je trouve qu’il traite un peu légérement des diverses formes de gouvernement, bien légèrement sur-tout des suffrages. Ce qu’il a dit des vices du Despotisme électif est très-vrai: ces vices sont terribles. Ceux du Despotisme héréditaire, qu’il n’a pas dits, le sont encore plus.

Voici un second problême qui depuis long-tems m’a roulé dans l’esprit.

Trouver dans le Despotisme arbitraire une forme de succession qui ne soit ni élective ni héréditaire, ou plutôt qui soit à la fois l’une & l’autre, & par laquelle on s’assure autant qu’il est possible de n’avoir ni des Tiberes ni des Nérons.

Si jamais j’ai le malheur de m’occuper derechef de cette folle idée, je vous reprocherai toute ma vie de m’avoir ôté de mon ratelier. J’espere que cela n’arrivera pas; mais, Monsieur, quoi qu’il arrive, ne me parlez plus de votre Despotisme légal. Je ne saurois le goûter ni même l’entendre; & je ne vois là que deux mots contradictoires, qui réunis ne signifient rien pour moi.

Je connois d’autant moins votre principe de population, qu’il me paroît inexplicable en lui-même, contradictoire avec les faits, impossible à concilier avec l’origine des nations. Selon vous, Monsieur, la population multiplicative n’auroit dû commencer que quand elle a cessé réellement. Dans mes vieilles idées si-tôt qu’il y a eu pour un sol de ce que vous [164] appeliez richesses ou valeur disponible, si-tôt que s’est fait le premier échange, la population multiplicative a dû cesser, c’est aussi ce qui est arrivé.

Votre systême économique est admirable. Rien n’est plus profond, plus vrai, mieux vu, plus utile. Il est plein de grandes & sublimes vérités qui transportent. Il s’étend à tout; le champ est vaste; mais j’ai peur qu’il n’aboutisse à des pays bien différens de ceux où vous prétendez aller.

J’ai voulu vous marquer mon obéissance en vous montrant que je vous avois du moins parcouru. Maintenant, illustre ami des hommes & le mien, je me prosterne à vos pieds pour vous conjurer d’avoir pitié de mon état & de mes malheurs, de laisser en paix ma mourante tête, de n’y plus réveille des idées presque éteintes, & qui ne peuvent renaître que pour m’abymer dans de nouveaux gouffres de maux. Aimez-moi toujours; mais ne m’envoyez plus de livres; n’exigez plus que j’en lise; ne tentez pas même de m’éclairer si je m’égaré: il n’est plus tems. On ne se convertit point sincérement a mon âge. Je puis me tromper, & vous pouvez me convaincre; mais non pas me persuader. D’ailleurs je ne dispute jamais; j’aime mieux céder & me taire; trouvez bon que je m’en tienne à cette résolution. Je vous embrasse de la plus tendre amitié & avec le plus vrai respect.

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