[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

LOUIS DUTENS

LETTRES
A MONSIEUR D.... B.... [De Bure]
SUR LA RÉFUTATION DU LIVRE
DE L’ESPRIT D’HELVÉTIUS,

PAR J. J. ROUSSEAU.
Suivies de deux Lettres d’Helvétius sur le même sujet.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 85-110 (1782); Louis Dutens, Lettres à Monsieur D...B...sur la réfutation du livre De l’Esprit d’Helvétius, par J. J. Rousseau, avec quelques lettres de ces deux auteurs, Londres, 1779; Pierre-Maurice Masson, «Rousseau contre Helévetius», Revue d’histoire littéraire de la France, t. XVIII.]

[95]

LETTRES
A MONSIEUR D.... B....
SUR LA RÉFUTATION DU LIVRE DE L’ESPRIT D’HELVÉTIUS,

PAR J. J. ROUSSEAU.
Suivies de deux Lettres d’Helvétius sur le même sujet.

LETTRE PREMIERE

Vous desirez savoir, Monsieur, si je suis encore possesseur de exemplaire de l’Esprit d’Helvétius, qui avoit appartenu à J. J. Rousseau, & si les notes que ce dernier avoit faites sur cet ouvrage, à dessein de le réfuter, sont aussi importantes qu’on vous les a représentées? La mort de J. J. Rousseau me laissant libre de faire de ces notes l’usage que je jugerai à propos, je n’hésite point à satisfaire votre empressement à cet égard.

Il y a douze ans que j’achetai à Londres les livres de J. J. Rousseau, au nombre d’environ mille volumes. Un exemplaire du livre de l’Esprit, avec des remarques à la marge de la main de Rousseau, lequel se trouvoit parmi ces livres, me détermina principalement à en faire l’acquisition, & Rousseau [96] consentit à me les céder, à condition que pendant sa vie je ne publierois point les notes que je pourrois trouver sur les livres qu’il me vendoit, & que, lui vivant, l’exemplaire du livre de l’Esprit ne sortiroit point de mes mains. Il paroît qu’il avoit entrepris de réfuter cet ouvrage de M. Helvétius, mais qu’il avoit abandonné cette idée dès qu’il l’avoit vu persécuté. M. Helvétius ayant appris que j’étois en possession de cet exemplaire, me fit proposer par le célèbre M. Hume & quelques autres amis, de le lui envoyer; j’étois lié par ma promesse, je le représentai à M. Helvétius; il approuva ma délicatesse, & se réduisit à me prier de lui extraire quelques-unes des remarques qui portoient le plus coup contre ses principes, & de les lui communiquer; ce que je fis. Il fut tellement alarmé du danger que couroit un édifice qu’il avoit pris tant de plaisir à élever, qu’il me répondit sur le champ, afin d’effacer les impressions qu’il ne doutoit pas que ces notes n’eussent fait sur mon esprit. Il m’annonçoit une autre lettre par le courier suivant, mais la mort l’enleva huit ou dix jours après sa seconde lettre.

Les remarques dont il s’agit sont en petit nombre, mais suffisantes pour détruire les principes sur lesquels M. Helvétius établit un systême que j’ai toujours regardé comme pernicieux à la société. Elles décèlent cette pénétration profonde, ce coup-d’œil vif & lumineux, si propres à leur auteur. Vous en jugerez, Monsieur, par l’exposé que je vais vous en mettre sous les yeux,

Le grand but de M. Helvétius, dans son ouvrage, est de réduire toutes les facultés de l’homme à une existence purement [97] matérielle. Il débute par avancer «que nous avons en nous deux facultés, ou, s’il l’ose dire, deux puissances passives; la sensibilité physique & la mémoire; & il définit la mémoire une sensation continuée mais affoiblie.»* [*De l’Esprit, Paris 1758, 4to. p. 2.] A quoi Rousseau répond: II me semble qu’il faudrait distinguer impressions purement organiques & locales, des impressions qui affectent tout l’individu; les premières ne sont que de simples sensations; les autres sont des sentimens. Et un peu plus bas il ajoute: Non pas; «la mémoire est la faculté de se rappeller la sensation, mais la sensation, même affoiblie, ne dure pas continuellement.«La mémoire, continue Helvétius, ne peut être qu’un des organes de la sensibilité physique: le principe qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient; puisque se ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir.» Je ne sais pas encore, dit Rousseau, comme il va prouver cela, mais je sais bien que l’objet présent, & sentir l’objet absent sont deux opérations dont la différence mérite bien d’être examinée.

«Lorsque par une suite de mes idées, ajoute l’Auteur, ou par l’ébranlement que certains sons causent dans l’organe de mon oreille, je me rappelle l’image d’un chêne; alors mes organes intérieurs doivent nécessairement se trouver à-peu-près dans la même situation où ils étoient à la vue de ce chêne; or, cette situation des organes doit incontestablement produire une sensation: il est donc évident que se ressouvenir c’est sentir.»

[98] Oui, dit Rousseau, vos organes intérieurs se trouvent à la vérité dans la même situation où ils étoient à la vue du chêne, mais par l’effet d’une opération très-différente. Et quant à que vous dites que cette situation doit produire une sensation: qu’appelle vous sensation? dit-il; si une sensation est l’impression transmise par l’organe extérieur à l’organe intérieur, la situation de l’organe intérieur a beau être suposée la même, celle de l’organe extérieur manquant, ce défaut seul suffit pour distinguer le souvenir de la sensation. D’ailleurs, il n’est pas vrai que la situation de l’organe intérieur soit la même, dans la mémoire & dans la sensation; autrement il seroit impossible de distinguer le souvenir de la sensation d’avec la sensation. Aussi l’auteur se sauve-t-il par un A-PEU-PRÈS; mais une situation d’organes, qui n’est qu’à-peu-près la même, ne doit pas produire exactement le même effet.

II est donc évident, dit Helvétius, que «se ressouvenir soit sentir.» Il y a cette différence, répond Rousseau, que la mémoire produit une sensation semblable & non pas le sentiment, & cette autre différence encore, que la cause n’est pas la même.

L’auteur ayant posé son principe se croit en droit de conclure ainsi: «je dis encore que c’est dans la capacité que nous avons d’appercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu’ont entr’eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l’esprit. Or, cette capacité n’est que la sensibilité physique même: tout se réduit donc à sentir.» Voici qui est plaisant, s’écrie son adversaire! après avoir légèrement [99] affermé qu’appercevoir comparer sont la même chose, l’auteur conclut en grand appareil que juger c’est sentir. La conclusion me paraît claire; mais c’est de l’antécédent qu’il s’agit.

Je viens à l’objection la plus forte de toutes celles que renferment les notes du citoyen de Genève, & qui alarma le plus Helvétius, lorsque je la lui communiquai. L’auteur répete sa conclusion d’une autre manière* [*Page 9.] & dit: «La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que, si tous les mots des langues ne désignent jamais que des objets, ou les rapports de ces objets avec nous & entr’eux, tout l’esprit par conséquent consiste à comparer & nos sensations & nos idées; c’est-à-dire à voir les ressemblances & les différences, les convenances & les disconvenances qu’elles ont entr’elles. Or, comme le jugement n’est que cette appercevance elle-même, ou du moins que de cette appercevance, il s’ensuit que opérations de l’esprit se réduisent à juger.» Rousseau oppose à cette conclusion une distinction si lumineuse qu’elle suffit pour éclaircir entièrement cette question, & dissiper les ténèbres dont la fausse philosophie cherche à envelopper les jeunes esprits. APPERCEVOIR LES OBJETS, dit-il, C’EST SENTIR; APPERCEVOIR LES RAPPORTS, C’EST JUGER. Ce peu de mots n’a pas besoin de commentaire, ils serviront à jamais bouclier contre toutes les entreprises des matérialistes pour anéantir dans l’homme la substance spirituelle. Ils établissent clairement, non deux puissances passives, comme le dit M. Helvétius au commencement de son ouvrage; mais [100] une substance passive qui reçoit les impressions, & une puissance active qui examine ces impressions, voit leurs rapports, les combine, & juge. Appercevoir les objets, c’est sentir; appercevoir les rapports, c’est juger.

J’aurois à me reprocher un manque d’équité entre les deux antagonistes que je fais entrer en lice, si je ne publiois la réponse que M. Helvétius me fit lorsque je lui envoyai cette objection, accompagnée de deux ou trois autres; on verra* [*Voyez la lettre de M. Helvétius, No. 2. à la fin.] que non-seulement il ne bannit point de l’esprit les doutes que Rousseau y introduit, mais qu’il appréhende lui-même le peu d’effet de sa lettre, puisqu’il en annonce une autre sur le même sujet, qu’il eût écrite sans doute s’il eût vécu. Mais continuons à le suivre dans les preuves qu’il allègue pour justifier sa conclusion.

«La question renfermée dans ces bornes, continue l’auteur de l’Esprit, j’examinerai maintenant si juger n’est pas sentir. Quand je juge de la grandeur ou de la couleur des objets qu’on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets ont faites sur mes sens, n’est proprement qu’une sensation; que je puis dire également, je juge ou je sens que, de deux objets, l’un, que j’appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j’appelle pied; que la couleur que je nomme rouge, agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune; & j’en conclus qu’en pareil cas juger n’est jamais que sentir.» Il y a ici un sophisme très-subtil & très-important à bien remarquer, reprend Rousseau, autre chose est sentir une différence entre une toise & un pied, & [101] autre chose mesurer cette différence. Dans la première opération l’esprit est purement passif, mais dans l’autre il est actif. Celui qui a plus de justesse dans l’esprit, pour transporter par la pensée le pied sur la toise, & voir combien de fois il y est contenu, est celui qui en ce point a l’esprit la plus juste & juge le mieux. Et quant à la conclusion, «qu’en pareil cas juger n’est jamais, que sentir:» Rousseau soutient que c’est autre chose; parce que la comparaison du jaune & du rouge n’est pas la sensation du jaune ni celle du rouge.

L’auteur se fait ensuite cette objection: «mais, dira-t-on, supposons qu’on veuille savoir si la force est préférable à la grandeur du corps, peut-on assurer qu’alors juger soit sentir? oui, répondrai-je: car pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit me tracer successivement les situations différentes où je puis me trouver le plus communément dans le cours de ma vie.» Comment, réplique à cela Rousseau! la comparaison successive de mille idées est aussi un sentiment? Il ne faut pas disputer des mots; mais l’auteur se fait là un étrange dictionnaire.

Il se trouve quelques autres notes à ce chapitre premier de l’ouvrage de l’Esprit, dans lesquelles Rousseau accuse son auteur de raisonnemens sophistiques. Enfin Helvétius finit ainsi: «Mais, dira-t-on, comment jusqu’à ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir? l’on ne doit cette supposition, répondrai-je, l’impossibilité où l’on s’est cru jusqu’à présent d’exipliquer d’aucune autre manière certaines erreurs de l’esprit.»[102] Point du tout, reprend Rousseau. C’est qu’il est très-simple de supposer que deux opérations d’especes différentes se sont par deux différentes facultés.

Voici, Monsieur, l’exposé de la réfutation des principes d’Helvétius contenus dans le premier chapitre de son livre. Rousseau avoit fait de ces notes le canevas d’un ouvrage qu’il avoit dessein de mettre au jour; vous sentez qu’il n’étoit pas aisé de donner de la liaison à des notes jettées au hasard sur la marge d’un livre, j’ai cherché à vous les présenter de la manière la plus suivie, & je me flatte que vous imputerez au sujet ce qu’il peut y avoir de défectueux dans la méthode que j’ai adoptée, pour vous mettre au fait de ce que vous desiriez savoir.

Il y a beaucoup d’autres notes répandues dans le reste de l’ouvrage; mais comme elles attaquent le plus souvent des idées particulières de l’auteur, & ne sont pas relatives au systême favori qu’il a voulu établir au commencement de son ouvrage, je remets à vous en faire part dans une autre lettre, pour peu que vous le desiriez.

J’ai l’honneur d’être,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur,

L. DUTENS.

[103]

LETTRE II

Vous êtres bien bon, Monsieur, de mettre tant de prix au peu de tems que j’ai employé pour vous communiquer les notes de J. J. Rousseau contre le livre de l’Esprit. Vous avez raison de dire qu’elles contiennent des objections & des argumens irréplicables. M. Helevétius le sentoit bien lui-même & sa lettre en est une preuve. On ne peut en effet disconvenir que le citoyen de Geneve, si ingénieux à soutenir les paradoxes les plus inexplicables, ne fût aussi le champion le plus propre à renverser les autels du sophisme. C’est Diogene qui tout fou qu’il étoit, n’en fournissoit pas moins des armes à la vérité.

Vous témoignez tant d’empressement de connoître les autres notes qui se trouvent à la marge de l’exemplaire de l’Esprit, que je ne puis me refuser au plaisir de vous donner cette satisfaction; mais ne vous attendez plus à une marche régulière. L’ouvrage d’Helvétius n’étant composé que de chapitres sans liaison, d’idées décousues, de jolis petits contes & de bons mots; les notes que vous allez lire, à deux ou trois près, ne sont aussi que des sorties sur quelques sentimens particuliers; vous en allez juger.

A la fin du premier discours,* [*Ch. iv. p. 41.] M. Helvétius revenant à son grand principe, dit: «rien ne m’empêche maintenant d’avancer que juger, comme je l’ai déjà prouvé, n’est proprement que sentir.» Vous n’avez rien prouvé sur ce point, répond Rousseau; sinon que vous ajoute au sens du mot SENTIR, [104] le sens que nous donnons au mot JUGER; vous réunissez sous un mot commun deux facultés essentiellement différentes. Et sur ce que Helvétius dit encore; que «l’esprit peut être considéré comme la faculté productrice de nos pensées, & n’est en ce sens que sensibilité & mémoire:» Rousseau met en note: Sensibilité, Mémoire, JUGEMENT. Ces deux notes appartiennent encore au sujet de ma première lettre, celles qui suivent sont différentes.

Dans son second discours, M. Helvétius avance: «que nous ne concevons que des idées analogues aux nôtres, que nous n’avons d’estime sentie que pour cette espece d’idées, & de-là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé d’avoir de soi-même, & qu’il appelle la nécessité où nous sommes de nous estimer préférablement aux autres.* [*Discours deuxieme, chap. 2. p. 68.] Mais, ajoute-t-il,* [*Pag. 69.] on me dira que l’on voit quelques gens reconnoître dans les autres plus d’esprit qu’en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en faire l’aveu; & cet aveu est d’une belle ame: cependant ils n’ont pour celui qu’ils avouent leur supérieur qu’une estime sur parole; ils ne sont que donner à l’opinion publique la préférence sur la leur, & convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être intérieurement convaincus qu’elles soient plus estimables.» Cela, n’est pas vrai, reprend brusquement Rousseau, j’ai long-tems médité sur un sujet, & j’en ai tiré quelques vues avec toute l’attention que j’étois capable d’y mettre. Je communique ce même sujet à un autre homme & durant [105] notre entretien je vois sortir du cerveau de cet homme, des foules d’idées neuves & de grandes vues sur ce même sujet qui m’en avoit fourni si peu. Je ne suis pas assez stupide pour ne pas sentir l’avantage de ses vues & de ses idées sur les miennes; je suis donc forcé de sentir intérieurement que cet homme a plus d’esprit que moi, & de lui accorder dans mon cœur une estime sentie, supérieure à celle que j’ai pour moi. Tel fut le jugement que Philippe second porta de l’esprit d’Alonzo Perez, & qui fit que celui-ci s’estima perdu.

Helvétius veut appuyer son sentiment d’un exemple & dit:* [*Pag. 69 note] «En poésie Fontenelle seroit sans peine convenu de la supériorité du génie de Corneille sur le sien, mais il ne l’auroit pas sentie. Je suppose pour s’en convaincre, qu’on eût prié ce même Fontenelle de donner, en fait de poésie, l’idée qu’il s’étoit formée de la perfection; il est certain qu’il n’auroit en ce genre proposé d’autres règles fines que celles qu’il avoit lui-même aussi bien observées que Corneille.» Mais Rousseau objecte à cela: II ne s’agit pas de règles, il s’agit du génie qui trouve les grandes images & les grands sentimens. Fontenelle auroit pu se croire meilleur juge de tout cela que Corneille, mais non pas aussi bon inventeur; il étoit fait pour sentir le génie de Corneille & non pour l’égaler. Si l’auteur ne croit pas qu’un homme puisse sentir la supériorité d’un autre dans son propre genre, assurément il se trompe beaucoup; moi-même je sens la sienne, quoique je ne sois pas de son sentiment. Je sens qu’il se trompe en homme qui a plus d’esprit que moi. Il a plus de vues, & plus lumineuses, mais [106] les miennes sont plus saines. Fénelon l’emportoit sur moi tous égards, cela est certain. A ce sujet Helvétius ayant laissé échapper l’expression «du poids importun de l’estime:» Rousseau le relevé en s’écriant: le poids importun de l’estime! eh Dieu! rien n’est si doux que l’estime, même pour ceux qu’on croit supérieurs à soi.

«Ce n’est peut-être qu’en vivant loin des sociétés, dit Helvétius,* [*Pag. 70.] qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte & pure, sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique; sans avoir une connoissance profonde des véritables intérêts de ce public, & par conséquent de la morale & de la politique.» A ce compte, répond Rousseau, il n’y a de véritable probité que chez les philosophes. Ma foi, ils sont bien de s’en faire compliment les uns aux autres.

«Conséquemment au principe que venoit d’avancer l’auteur,* [*Pag. 70. note.] il dit que Fontenelle définissoit le mensonge; taire une vérité qu’on doit. Un homme sort du lit d’une femme, il en rencontre le mari: D’ou venez-vous; lui dit celui-ci. Que lui répondre? lui doit-on alors la vérité? non, dit Fontenelle, parce qu’alors la vérité n’est utile à personne.» Plaisant exemple! s’écrie Rousseau, comme si celui qui ne se sait pas un scrupule de coucher avec la femme d’autrui s’en faisoit un de dire un mensonge! Il je peut qu’un [107] adultere soit obligé de mentir; mais l’homme de bien ne veut être ni menteur, ni adultere.

Dans le chapitre* [*Ch. 12. Disc. 11. p. 104.] où l’auteur avance que dans ses jugemens le public ne prend conseil que de son intérêt, il apporte plusieurs exemples à l’appui de son sentiment, qui ne sont point admis par son censeur. Lorsqu’il dit«qu’un poète dramatique fasse une bonne tragédie sur un plan déjà connu, c’est, dit-on, un plagiaire méprisable; mais qu’un général se serve dans une campagne de l’ordre de bataille & des stratagêmes d’un autre général, ri n’en paroît souvent que plus estimable.» L’autre le relevé en disant: vraiment, je le crois bien! le premier se donne pour l’auteur d’une piece nouvelle, le second ne se donne pour rien, son objet est de battre l’ennemi. S’il faisoit un livre sur les batailles, on ne lui pardonneroit pas plus le plagiat qu’à l’auteur dramatique. Rousseau n’est plus indulgent envers M. Helvétius lorsque celui-ci altere les faits pour autoriser ses principes. Par exemple, lors-que voulant prouver que «dans tous les siecles & dans tous les pays la probité n’est que l’habitude des actions utiles à sa nation, il allégue l’exemple des Lacédémoniens qui per mettoient le vol, & conclut ensuite que le vol, nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devoit être honoré.»* [*Chap. 13. p. 136.] Rousseau remarque: que le vol n’étoit permis qu’enfans, & qu’il n’est dit nulle part que les hommes volassent, ce qui est vrai. Et sur le même sujet l’auteur dans ayant dit: «qu’un jeune Lacédémonien plutôt que [108] d’avouer son larcin se laissa sans crier dévorer le ventre par un jeune renard qu’il avoit volé & caché sous sa robe:» Son critique le reprend ainsi avec raison; il n’est dit nulle par que l’enfant fut questionné. Il ne s’agissoit que de ne pas déceler son vol, & non de le nier. Mais l’auteur est bien aise de mettre adroitement le mensonge au nombre des vertus Lacédémoniennes.

M. Helvétius, faisant l’apologie du luxe, porte l’esprit du paradoxe jusqu’à dire que les femmes galantes, dans un sens politique, sont plus utiles à l’Etat que les femmes sages. Mais Rousseau répond: l’une soulage des gens qui souffrent, l’autre favorise des gens qui veulent s’enrichir. En excitant l’industrie des artisans du luxe, elle en augmente le nombre; en faisant la fortune de deux ou trois elle en excite vingt à prendre un état ou ils resteront misérables. Elle multiplie les sujets dans les professions inutiles & les fait manquer dans les professions nécessaires.

Dans une autre occasion M. Helvétius remarquant que «l’envie permet à chacun d’être le panégyriste de sa probité, & non de son esprit;» Rousseau loin d’être de son avis dit: ce n’est point cela, mais c’est qu’en premier lieu la probité est indispensable & non l’esprit; & qu’en second lieu il dépend de nous d’être honnêtes gens, & non pas gens d’esprit.

Enfin dans le premier chapitre du 3me. discours l’auteur entre dans la question de l’éducation, & de l’égalité naturelle des esprits. Voici le sentiment de Rousseau là-dessus, exprimé dans une de ses notes. Le principe duquel l’auteur déduit dans [109] les chapitres suivans l’égalité naturelle des esprits, & qu’il a tâché d’établi au commencement de cet ouvrage, est que les jugemens humains sont purement passifs. Ce principe a été etabli & discuté avec beaucoup de philosophie & de profondeur dans l’Encyclopédie, article EVIDENCE. J’ignore quel est l’auteur de cet article; mais c’est certainement un très-grand métaphysicien. Je soupçonne l’abbé de Condillac ou M. de Buffon. Quoi qu’il en soit, j’ai tâché de combattre & d’établir l’activité de nos jugemens dans les notes que j’ai écrites au commencement de ce livre, & sur-tout dans la première partie de la profession de foi du Vicaire Savoyard. Si j’ai raison, & Helvétius & de l’auteur susdit soit faux, les raisonnemens des chapitres suivans qui n’en sont que des conséquences tombent, & il n’est pas vrai que l’inégalité des esprits soit l’effet de la seule éducation, quoiqu’elle y puisse influer beaucoup.

Voici, Monsieur, tout ce que j’ai cru digne de votre attention parmi les notes que j’ai trouvées à la marge du livre de l’Esprit; il y en a encore d’autres moins importantes que vous pourrez vous-même parcourir un jour; je vous le porterai la premiere fois que j’irai à Paris, & le laisserai même avec vous, en ayant à présent fait tout l’usage que je desirois en faire. Je vous envoie aussi une copie des lettres que M. Helvétius m’écrivit à ce sujet; il est juste de lui donner le champ libre pour repousser les attaques d’un aussi puissant antagoniste, mais verrez qu’il n’y réussit pas; & qu’en se battant même il a le sentiment de sa défaite.

Vous voulez aussi voir les lettres que je vous ai dites avoir [110] reçu quelquefois de Rousseau; comme elles ont rapport à l’acquisition que je fis de ses livres, & qu’elles contiennent certaines particularités ignorées de cet homme extraordinaire, je vous envoie la copie, avec d’autant moins de répugnance qu’elles ne dévoilent rien de secret. Elles peuvent même servir à ajouter quelques traits à son caractere, & pour vous mettre en état de les mieux comprendre, j’ai ajouté quelques notes qui éclaircissent ce qui auroit été obscur pour vous.

J’ai l’honneur d’être,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur.

L. DUTENS,

[111]

LETTRES
DE M. HELVETIUS

LETTRE PREMIERE

A Paris ce 22 Septembre 1771.

MONSIEUR,

VOTRE parole est une chose sacrée, & je ne vous demande plus rien, puisque vous avez promis de garder inviolablement l’exemplaire de M. Rousseau. J’aurois été bien aise de voir les notes qu’il a mises sur mon ouvrage, mais mes desirs à cet égard sont fort modérés. J’estime fort son éloquence & fort peu sa philosophie. C’est, dit mylord Bolinbroke, du ciel que Platon part pour descendre sur la terre, & c’est de la terre que Démocrite part pour s’élever au ciel; le vol du dernier est le plus sûr. M. Hume ne m’a communiqué aucune des notes dont vous lui aviez fait part; j’étois alors vraisemblablement à mes terres: présentez-lui, je vous prie, mes respects ainsi qu’à M. Elisson. Sil y avoir cependant dans les notes de N. Rousseau quelques-unes qui vous parussent très-fortes & que vous pussiez me les adresser, je vous enverrois la réponse, si elle n’exigeoit pas trop de discussion.

Je suis avec un très-profond respect,

MONSIEUR,

Votre très-humble, & très-obéissant serviteur.

HELVÉTIUS

[112]

LETTRE II

A Vore ce 26 Novembre 1771.

MONSIEUR,

Une indisposition de ma fille m’a retenu à la campagne quinze jours de plus qu’à l’ordinaire; c’est à mes terres que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire je serai dans huit jours à Paris; à mon arrivée je ferai tenir à M. Lutton la lettre que vous m’adressez pour lui. Je vous remercie bien des notes que vous m’avez envoyées. Vous avez le tact sûr; c’est dans la note quatrieme & la derniere, que se trouvent les plus fortes objections contre mes principes.

Le plan de l’ouvrage de l’Esprit ne me laissoit pas la liberté de tout dire sur ce sujet; je m’attendois, lorsque je le donnai au public, qu’on m’attaqueroit sur ces deux points, & j’avois déjà tracé l’esquisse d’un ouvrage dont le plan me permettoit de m’étendre sur ces deux questions; l’ouvrage est fait, mais je ne pourrois le faire imprimer sans m’exposer à de grandes persécutions. Notre parlement n’est plus composé que de prêtres, & l’inquisition est plus sévere ici qu’en Espagne. Cet ouvrage où je traite bien ou mal une infinité de questions piquantes, ne peut donc paroître qu’à ma mort.

Si vous veniez à Paris, je serois ravi de vous le communiquer, mais comment vous en donner un extrait dans une lettre? C’est sur une infinité d’observations fines que j’établis mes principes; la copie de ces observations seroit très-longue; [113] il est vrai qu’avec un homme d’autant d’esprit que vous, on peut enjamber sur bien des raisonnemens, & qu’il suffit de lui montrer de loin en loin quelques jallons, pour qu’il devine tous les points par où la route doit passer.

Examinez donc ce que l’ame est en nous, après en avoir abstrait l’organe physique de la mémoire qui se perd par un coup, une apoplexie, &c. L’ame alors le trouve réduite à la seule faculté de sentir; sans mémoire, il n’est point d’esprit dont toutes les opérations se réduisent à voir la ressemblance ou la différence, la convenance ou la disconvenance que les objets ont entr’eux & avec nous. Esprit suppose comparaison des objets & point de comparaison sans mémoire; aussi les muses, selon les Grecs, étoient les filles de Mnémosine; l’imbécille qu’on met sur le pas de sa porte, n’est qu’un homme privé plus ou moins de l’organe de la mémoire.

Assuré par ce raisonnement & une infinité d’autres que l’ame n’est pas l’esprit, puisqu’un imbécille a une ame, on s’apperçoit que l’ame n’est en nous que la faculté de sentir: je supprime les conséquences de ce principe, vous les devinez.

Pour éclaircir toutes les opérations de l’esprit, examinez d’abord ce que c’est que juger dans les objets physiques: vous verrez que tout jugement suppose comparaison entre plusieurs objets. Mais dans ce cas qu’est-ce que comparer? C’est voir alternativement. On met deux échantillons jaunes sous mes yeux; je les compare, c’est-à-dire, je les regarde alternativement, & quand je dis que l’un est plus foncé que l’autre, je dis, selon l’observation de Newton, que l’un réfléchit moins de rayons d’une certaine espece, c’est-à-dire, [114] que mon oeil reçoit une moindre sensation, c’est-à-dire, qu’il est plus foncé: or, le jugement n’est que le prononcé de la sensation éprouvée.

A l’égard des mots de nos langues qui exposent des idées, si je l’ose dire, intellectuelles, tels sont les mots force, grandeur, &c. qui ne sont représentatifs d’aucune substance physique, je prouve que ces mots, & généralement tous ceux qui ne sont représentatifs d’aucun de ces objets, ne vous donnent aucune idée réelle, & que nous ne pouvons porter aucun jugement sur ces mots, si nous ne les avons rendus physiques par leur application à telle ou telle substance. Que ces mots, sont dans nos langues ce que sont a & b en algebre, auxquels il est impossible d’attacher aucune idée réelle s’ils ne sont mis en équations; aussi avons-nous une idée différente du mot grandeur, selon que nous l’attachons à une mouche ou un éléphant. Quant à la faculté que nous avons de comparer les objets entr’eux, il est facile de prouver que cette faculté n’est autre chose que l’intérêt même que nous avons de les comparer, lequel intérêt mis en décomposition peut lui-même toujours se réduire à une sensation physique.

S’il étoit possible que nous fussions impassibles, nous ne comparerions pas faute d’intérêt pour comparer.

Si d’ailleurs toutes nos idées, comme le prouve Locke, nous viennent par les sens, c’est que nous n’avons que des sens; aussi peut-on pareillement réduire toutes les idées abstraites & collectives à de pures sensation.

Si le décousu de toutes ces idées ne vous en fait naître aucune, il faudroit que le hasard vous amenât à Paris, pour [115] que je pusse vous montrer tout le développement de mes idées, par-tout appuyées de faits.

Tout ce que je vous marque à ce sujet ne sont que des indications obscures, & pour m’entendre, peut-être faudroit-il que vous vissiez mon livre.

Si par hasard ces idées vous paroisssoient mériter la peine d’y rêver, je vous esquifferois dans une seconde les motifs qui me portent à poser; que tous les hommes, communément bien organisés, ont tous une égale aptitude à penser.

Je vous prie de ne communiquer cette lettre à personne,* [*L’ouvrage auquel ceci a rapport est le livre de l’Homme, publié peu après la mort de M. Helvetius, & cette Lettre n’a été communiquée qu’après la publication de cet ouvrage.] elle pourroit donner à quelqu’un le fil de mes idées; & puisque l’ouvrage est fait, il faut que le mérite de mes idées, si elles sont vraies, me reste.

J’ai l’honneur d’être avec respect,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur, HELVETIUS

Je vous prie d’assurer Messieurs Hume & Elisson de mes respects.

FIN.

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