[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

Marianne de la Tour de Franqueville/Pierre-Alexandre Du Peyrou

MON DERNIER MOT,*

OU Réponse à la Lettre que M. D. L. B. a adressée à M. l’Abbé Roussier,
en tête du
Supplément à l’Essai sur la Musique.
Par l’Auteur de l’Errata de l’Essai sur la Musique.
/ COMMENTAIRE JOINT A LA LETTRE PRECEDENTE.

[28 octobre 1781 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XV, pp. 560-568.]

[560]

MON DERNIER MOT,*
OU
Réponse
à la Lettre que
M. D. L. B.
a adressée
à M. l’Abbé Roussier, en tête du
Supplément
à l’Essai
sur la Musique. Par l’Auteur
de l’Errata
de l’Essai sur
la Musique.

[*Lorsque dans l’introduction que j’ai mise à la tête de ce recueil, j’ai donné à la précédente lettre le titre de derniere, je me flattois qu’il lui conviendroit toujours. Il y avoit huit mois que l’Errata de l’Essai sur la musique avoit paru; & personne ne parloit encore du Supplément à cet Essai, dont la premiere, & la seule remarquable partie, est la lettre de M. D. L. B. à M. l’Abbé Roussier. Enfin ce Supplément m’est parvenu vers le mois d’Octobre 1781; & j’y ai répondu; voulant avoir pour M. D. L. B. la déférence de le laisser se taire le premier; puisque c’est ce que nous faisons le mieux l’un & l’autre.]

Je suis, Monsieur, la douce & gentille Dame anonyme en faveur de laquelle votre mépris a emprunté le style de la rage. C’est moi qui, dites vous, vous injurie à chaque phrase de mon libelle* [*Je savois bien qu’il y avoit des libelles anonymes, comme par exemple l’Essai sur la musique: mais je ne savois pas qu’on pût appeller libelle quoique ce fût adressé à un anonyme.] par un amour effréné pour la réputation de Jean-Jaques. J’avoue que je vous ai un peu maltraité. Si j’avois su positivement qui vous étiez, sans mettre de frein à mon amour pour la réputation de Jean-Jaques, sentiment qui ne peut aller trop loin, attendu son principe, sa nature, & son objet, sans doute, j’aurois adouci les couleurs que j’ai employées à peindre votre caractere. Mais vous n’aviez point mis [561] votre nom à l’Essai sur la musique, & je n’ai pas cru l’honnêteté me permît de partir de simples ouï-dires pour vous attribuer un ouvrage aussi mal-honnête que celui-là. «Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. *» [*Préface de la Nouvelle Héloise.] Si vous aviez profité de cette sage leçon, vous m’auriez obligée à supprimer tout ce qui n’étoit pas indispensablement necessaire à la défense de Jean-Jaques.* [*Vous me reprocherez peut-être de ne la pas pratiquer moi-même cette leçon. Monsieur, elle ne me regarde pas. Je ne suis point un honnête homme; je ne veux point l’être; & la probité étant un devoir commun aux deux sexes, je prendrois ce titre à injure. Combien d’hommes estimés, n’auroient pas le courage de vivre en honnêtes femmes!] C’est donc votre faute si j’ai accordé quelque chose à l’indignation que tout ce qui l’attaque m’inspire. Cependant il ne tiendroit qu’à mon amour-propre que vous fussiez bien vengé. Vous braquez contre moi toute l’artillerie de Voltaire. Vous m’appelez, vieille.....du bon Jean-Jaques,* [*Bon Jean-Jaques! Je supplie mes lecteurs d’observer combien est plate, cette épithete qui voudroit être ironique. Ne semble-t-il pas que la bonté soit incompatible avec la supposition que l’honnête réticence de M. D. L. B. tend à établir.] -- la bonne, -- bonne femme d’une ignorance crasse, -- pauvre imbécille, --pauvre vieille, -- sempiternelle, & qui pis est auteur-femelle. Vous parlez ma personne, comme d’une grêle machine en décadence,* [*Cela est trop plaisant pour ceux qui me connoissent] de mon ouvrage, comme d’une Diatribe écrite en style des halles; & de tous deux, comme ne méritant pas que vous vous donniez la peine de répondre aux reproches que je vous fais. Que croyez-vous que je réponde à tout cela?......

[562] Rien du tout. Le Public jugera, je l’espere, qu’une femme qui reçoit, même de vous, de pareilles qualifications, sans s’en émouvoir, est bien sûre de ne les pas mériter; & que ce n’est pas l’impuissance de parler qui réduit l’auteur de l’Errata au silence. D’ailleurs, puisque j’établis que ne vous étant pas nommé, vous avez tort de vous plaindre de moi, ne me nommant pas, j’aurois tort de me plaindre de vous; & avoir tort est un plaisir que je veux pas vous faire. Les combats polémiques, Monsieur, n’ont pas les mêmes regles que le bal de l’opéra. On ne doit rien aux anonymes, par la raison qu’on ne peut déterminer ce qu’on leur devroit s’ils se faisoient connoître; & qu’il ne seroit pas juste que, tel auteur, qui, s’il se montroit, n’auroit aucun droit aux égards des honnêtes gens, n’eût qu’à se cacher pour y prétendre. Mais, il faut être bien abject pour ne se rien devoir à soi-même; & vous, M. D. L. B. vous auriez dû (au moins je veux le croire), au lieu de descendre à de si grossieres trivialités, faire insérer dans tous les Journaux, les trois lettres tant de Voltaire, que de Rousseau, dont vous alongez la vôtre; & dire que, vous croyant dispensé de répondre à l’auteur de l’Errata, & desirant que le Public ne puisse pas douter de la vérité de ce que vous avec avancé, vous déclarez que vous êtes prêt à montrer à quiconque voudra la voir la vie de J. J. Rousseau faite par lui, & écrite de sa main, d’où vous avez tiré les particularités que vous rapportez sur son compte dans l’Essai sur la musique.

Ce moyen de répondre aux deux défis que je vous fais, eut encore été une rodomontade, il est vrai; mais enfin, sa tournure [563] auroit été plus décente pour vous-même; & n’auroit pas compromis M. l’Abbé Roussier, dont la délicatesse a dû cruellement souffrir, de recevoir publiquement une lettre de l’espece de la vôtre; où, pour comble d’humiliation, vous le classez avec vous, en lui disant: au reste, je suis sûr que les injures de cette pauvre vieille vous ont fait autant de pitié qu’à moi. Il n’y a que vous au monde, M. D. L. B. qui soyez capable de prêter à M. l’Abbé Roussier une façon de penser à laquelle il s’est montré si supérieur dans la Note qu’il a faite sur la vingt-huitieme page de l’Errata; & qui a donné lieu à la lettre que j’ai eu l’honneur de lui adresser. Obligé de répondre à la vôtre, il a fait tout ce qu’il pouvoit faire de mieux, en ne disant pas un seul mot sur tout ce qui étoit étranger aux Mémoires qu’elle accompagnoit. Malheureusement il y a de si mauvais pas, qu’on n’en peut sortir sans quelques éclaboussures. Aussi ai-je été forcée de défendre moi-même cet estimable Abbé, contre des gens excessivement honnêtes, à qui ses intimes relations avec vous, Monsieur, avoient fait prendre de lui des impressions peu favorables. Je me flatte d’être parvenue à leur persuader qu’en dépit du proverbe, la conformité d’occupations qui l étroitement les hommes, n’entraîne pas toujours celle des principes; qu’il y a loin des goûts aux sentimens; que M. l’Abbé Roussier pouvoir bien VOUS FAIRE PARLER, mais non pas vous faire taire; & que très-surement ce n’étoit pas à diffamer J. J. Rousseau qu’il vous avoit AIDÉ dans la composition de votre savant ouvrage.

Il faut pourtant convenir que cette lettre si embarrassante pour M. l’Abbé Roussier, si dégoûtante pour vos lenteurs [564] est moins mal écrite que tout ce que j’avois vu de vous jusqu’à elle. Il y a même quelques phrases élégantes, que j’ai remarquées d’aussi bon coeur, que si vous m’aviez dit les plus jolies choses du monde. Croyez-moi, Monsieur, si vous voulez vous faire une réputation, renoncez à disserter sur la musique, même à calomnier de grands hommes, ce dont vous vous tirez assez gauchement, & invectivez des femmes; c’est là votre genre.

Il est fâcheux que ce salutaire conseil ne vous ait pas été donné assez-tôt pour prévenir votre second crime; c’est-à-dire, votre Supplément. Vous n’y articulez rien de nouveau contre J. J. Rousseau, parce que vous aviez épuisé dans l’Essai sur la musique tout ce que la méchanceté la plus consommée pouvoit imaginer de plus propre à le déshonorer: mais vous y soutenez avec une effronterie qu’il faut enfin confondre, la seule de vos accusations dont l’Errata n’ait pas démontré la fausseté: celle d’avoir manoeuvré pour faire chasser Voltaire de sa maison des Délices.

Vous croyez m’avoir atterrée en produisant une lettre de Voltaire, adressée à je ne sais qui, de je ne sais où. Une lettre de Voltaire!..... contre Rousseau!..... Si je nie permettois de plaisanter sur un sujet aussi grave, je dirois que c’est se rétracter que de produire une pareille preuve. Mais je me suis engagée à discuter toutes celles que vous allégueriez, à les vérifier, à les détruire.* [*Errata de l’Essai sur la Musique, page 84.] J’aurois pu ajouter à vous pétrifier: car je savois bien où prendre la tête de Méduse, & dans un instant je vais vous la montrer.

[565] Vous annoncez, Monsieur, page 3 de votre délicate lettre, que vous n’êtes pas homme à vous formaliser d’être traité comme d’Alembert; & je conçois que votre petite vanité puisse encore y trouver son compte. Eh bien! Je vous ai servi à votre gré. Obligée de combattre les odieuses imputations dont M. d’Alembert chargeoit la fatigante mémoire de l’immortel Genevois, j’eus recours à M. Du Peyrou, sentant bien que les armes qu’il me prêteroit, seroient plus tranchantes que tous les raisonnemens que pourroit me fournir mon amour effréné pour la réputation de Jean-Jaques. J’ai fait de même par rapport à vous: c’est encore M. Du Peyrou que j’ai appellé à mon aide, bien sûre que son zele ne se rebuteroit pas: je lui ai envoyé votre lettre; je l’ai prié de l’examiner; & de me faire passer tout ce qui dans ma réponse devoit porter le sceau de l’authenticité: il a embrassé ce soin avec tout l’empressement que j’avois lieu de présumer de l’intérêt qui nous anime; & le service qu’il m’a rendu est d’autant plus touchant, qu’en le chargeant d’acquitter ma parole, je fais plus que je n’avois promis. Je vais, Monsieur, vous communiquer sa lettre à moi & le Commentaire qu’il a fait sur la vôtre: vous y verrez qu’il a négligé (je l’avois bien attendu de son discernement), tout ce qui appartient à votre sentiment particulier sur la personne le caractere, les talens de Jean-Jaques, pour ne s’attache qu’à la discussion des prétendus faits que vous tâchez de métamorphoser en preuves; & j’espere que vous serez content de ce qu’il y oppose. Je n’entrerai point à son égard, vis-à-vis de vous, dans le détail de tout ce qu’il y a à dire de quelqu’un qui réunit à tous les avantages qu’on peut tenir du hasard, tous [566] ceux qu’on peut acquérir en cultivant un esprit juste, une raison saine, une ame sensible: car au fond, ce n’est pas pour vous que je vous réponds; c’est pour le Public; & l’opinion du Public sur le compte de cet homme recommandable est à jamais fixée. Mais comme il seroit très-possible que, malgré les outrages que vous prodiguez à ma décrépitude, vous m’imaginassiez plus jeune, plus aimable, plus séduisante que je ne suis, & que vous tirassiez de l’attachement que me marque M. Du Peyrou des conséquences à votre maniere, dussent les choses flatteuses qu’il m’adresse en perdre tout leur poids, je vous dirai qu’il ne m’a jamais vue; qu’il y a toujours eu entre nous soixante-dix à quatre-vingt lieues de distance; & que je ne suis redevable des sentimens dont il m’honore, qu’à l’idée que lui a fait prendre de ma conduite, de mon caractere, & de mon coeur, la correspondance que la mort de Jean-Jaques, notre ami commun, nous a mis dans le cas d’entretenir; & sur-tout mon amour effréné pour la réputation de ce grand homme. Voici enfin, Monsieur, la tête de Méduse.

Neufchâtel le 28 octobre 1781.

Je n’ai sans doute pas besoin, Madame, de justifier auprès de vous le retard qu’a éprouvé l’envoi que je vous fais aujourd’hui. Vous connoissez toute l’importance que je mets à tout ce qui a trait à l’honneur de la mémoire de J. J. Rousseau; & quand à ce motif, déjà si puissant sur mon coeur, vous réunissez celui de vous complaire, croyez que mon zele ainsi excité ne me laisse aucun repos qu’il ne soit satisfait. Mais la recherche des pieces originales; les copies qu’il en a fallu faire & [567] collationner; jusqu’aux éclaircissemens dont j’ai cru nécessaire de les accompagner, & dont vous disposerez, Madame, ainsi que vous le jugerez à propos, tout en cette occasion a contrarié mon empressement à vous servir; & c’est-là l’unique sentiment pénible que m’ait donné ce travail. Mais quel ample dédommagement! Ah! Madame, concourir avec vous à l’honneur de confondre l’imposture & la calomnie, de venger l’innocence & la vérité; y être appellé par vous, c’est être jugé digne de votre estime; & pour qui a le bonheur de vous connoître, c’est obtenir la récompense la plus honorable tout-à-la-fois, & la plus douce.

Mais, Madame, il est inconcevable que M. D. L. B. non content de revenir. à la charge pour diffamer Rousseau, ait eu la brutale démence de diriger les traits jusques sur vous. En vérité c’est grand dommage que cet homme n’ait pas l’étoffe d’un héros! On pourroit le comparer à ceux d’Homere qui osoient défier & combattre leurs Divinités. Mais enfin, puisque rien en lui n’autorise cette comparaison, il faut se rabattre à mépriser la lâcheté de caractere qu’il décelé en voulant outrager une femme; & le plaindre de ne pas connoître celle qu’il croit outrager. Au reste, Madame, sa conduite prouve que votre secret a été scrupuleusement gardé par vos amis, & qu’il ne connoît de vous que ce que vous en avez avoué vous-même dans l’Errata de l’Essai sur la musique. Il sait donc que vous êtes une femme; & voilà tout. S’il vous avoit seulement entendu nommer, son amour-propre l’auroit préservé de l’excès auquel il s’est livré: il auroit su que les épithetes qu’il vous donne sont aussi absurdes par leur application, que rebutantes par leur [568] espece. Mais tout brutal qu’il se montre à l’égard de votre sexe, comptez que, s’il n’est pas aveugle, la plus cruelle vengeance est entre vos mains. Oui, Madame, si un tel homme étoit digne de votre courroux, je vous dirois, cédez à son invitation;* [*Cette invitation se trouve comme on le verra dans la lettre de M. D. L. B. à M. l’Abbé Roussier.] montrez-vous à ses yeux parée de tous les dons de la nature; & que sa confusion devienne son moindre supplice. Mais non, je vous connois trop, Madame, pour, ignorer qu’a l’indignation qu’excitent en vous les outrages faits à la mémoire de vos amis, succede le plus profond mépris, quand ces outrages vous deviennent personnels. Tenons-nous-en donc à ce sentiment comme au seul que nous devions concevoir pour votre antagoniste; & si dans le Commentaire ci-joint (auquel j’ai cru devoir donner la forme d’une lettre) il m’est arrivé d’aller au-delà, pardonnez-le moi; & songez combien il est difficile d’allier la modération avec les sentimens que vous inspirez.

J’ai l’honneur d’être avec le dévouement le plus respectueux.

MADAME,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur,

DU PEYROU.

FIN.

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