JEAN JACQUES ROUSSEAU

OBSERVATIONS
Sur l’Exposé succinct de la contestation
qui s’est élevée entre M. HUME & M. Rousseau.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 372-416 (1782).]

[372]

OBSERVATIONS
Sur l’Exposé succinct
de la contestation
qui s’est élevée entre M. HUME
& M. Rousseau.*

[*Au moment, que j’acheve ces observations, paroît une brochure* [* Justification de J. J. Rousseau dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume, à Londres 1766.] qui fait honneur au coeur de la personne qui l’a écrite: elle se trompe en supposant les amis de M. Rousseau abattus; j’ai vu ceux que je connois, tranquilles sans abattement; certains de la probité, de la bonne foi de leur ami, ils imitent son silence: la raison qui m’a déterminé à le rompre, c’est que les honnêtes gens ne sauroient être étrangers entr’eux, & qu’on ne peut accuser un inconnu de partialité.]

Paris, ce 14 Octobre 1766.

Nous voilà enfin à portée de nous instruire des démêlés survenus entre M. Rousseau & M. Hume. La brochure qu’on vient de publier au nom du savant Anglois, sous le titre d’Exposé succinct, peut être considérée comme le mémoire instructif de son procès, dont il défere le jugement au public. M. Rousseau seul pourront répondre à quelques notes où il est question de dates, à quelques récriminations vagues: peut-être les dédaignera-t-il, les jugeant trop foibles poux opérer la justification de M. Hume, & les estimant par cela même propres à établir la sienne. En attendant le parti qu’il prendra, je vais faire quelques observations sur cet écrit. Quoique je n’aye l’honneur de connoître ni M. Rousseau ni M. Hume, je ne saurois, avoir pour leurs démêlés l’insipide, indifférence que [373] Messieurs les Editeurs voudroient nous inspirer. Le conseil qu’ils donnent de ne pas lire cette brochure,* [*Pag. 285 de l’Avertissement.] ne me paroît pas un moyen bien efficace pour justifier leur ami; ce conseil est d’ailleurs assez peu conséquent avec ce qu’ils disent quelques lignes après.

* [*Ibidem.] «Tous les faits sont actuellement sous les yeux du public. M. Hume abandonne sa cause au jugement des esprits droits & des coeurs honnêtes.»

Pour que les esprits droits & les coeurs honnêtes puissent juger le procès de M. Hume, il faut de nécessité qu’ils le lisent puisqu’on le plaide aujourd’hui par écrit. Ce qu’on vient de lire, prouve seulement qu’on doit se méfier un peu des décisions de Messieurs les Editeurs.

Le procès étonnant qu’ils produisent, se réduit à ce fait. MM. Rousseau & Hume sont deux hommes célebres; l’un d’eux a manoeuvré pour perdre un contemporain trop fameux; ils s’en accusent réciproquement. C’est au publie à peser quel est celui qui auroit pu former avec succès un projet aussi détestable; c’est au public à examiner s’il y a, d’une part, de la vraisemblance, qu’ignorant la langue du pays où l’on le mene, ne pouvant conséquemment ni parler, ni entendre, seul, sans appui, sans connoissance, malade, allant chercher du repos la campagne, un étranger ait pu, du fond de sa retraite, machiner, ourdir des trames contre sont conducteur: d’autre part, le public verra ce patron au milieu de son pays, en grand crédit à la Cour, à la ville, répandu dans le plus grand [374] monde, à la tête des gens de Lettres, en grande relation chez l’étranger, sur-tout avec les plus mortels ennemis de son recommandé.

Quoique ces points de vue n’offrent pas des déparités, le public auroit certainement tort d’inculper ce patron: il verra avec surprise que sous le nom de M. Hume, la livide, la maigre & pâle envie, qui imprime ce caractere extérieur sur les vils sectateurs qui l’encensent, & qu’elle corrode lentement, l’envie seule a armé contre M. Rousseau les mains seches & brûlantes de la calomnie, qui distillent le poison & le fiel.

Il faut rejoindre Messieurs les Editeurs. Je vais parcourir l’espece d’Avertissement qu’ils ont mis à la tête d’un ouvrage qui n’auroit jamais dû voir le jour j’observerai en passant, que dans la collection des pieces d’un procès qu’on donne au public,* [*Page 285.] le nom modeste d’Editeur équivaut dans toute la force du terme, à celui de Rapporteur; personne n’ignore que ses fonctions sont de narrer nuement les faits, sans apologie ainsi que sans aigreur pour aucune des parties, & de signer sou nom au bas des pieces. Meilleurs les Editeurs de cette brochure ont-ils rempli quelques-uns de ces devoirs? L’incognito qu’ils ont gardé est-il décent pour eux-mêmes,* [*Je ne crois pas qu’on s’avise de me faire l’application de ces questions, 1°. parce qu’en m’adressant aux Editeurs, je parle à des inconnus, & qu’il est naturel que je le fois pour eux. 2°. Parce que ce que j’ai dit est vrai; je ne connois M. Rousseau que par ses ouvrages.] est-il honorable pour M. Hume?

Après avoir exalté ses talens littéraires justement applaudis du public, Messieurs les Editeurs content des choses singulieres [375] de sa modération. Je voudrois de tout mon coeur pouvoir les croire sur les parole, mais qui ne fait avec un peu d’expérience, que cette qualité, qui n’exclut pas la sensibilité, en tempere neanmoins les effets, & garantit des démarches toujours inconsidérées, des premiers mouvemens, auxquels M. Hume s’est livré, au dire même de ses amis. Voyez comme ils en parlent.

* [*Page 283.] «Dans le tans que M. Hume travailloit à rendre à M. Rousseau le service le plus essentiel, il reçut de lui la lettre la plus outrageante; plus le coup étoit inattendu, plus il devoit être sensible. M. Hume écrivit à quelques-uns de ses amis avec toute l’indignation que lui inspiroit un si étrange procédé; il se crut dispensé d’avoir aucun ménagement pour un homme qui, après avoir reçu de lui les marques d’amitié les plus constantes, & les moins équivoques, l’appelloit sans motifs, faux, traître & le plus méchant des hommes.»

Voilà M. Hume qui écrit avec indignation, qui ne sait plus garder de ménagement; que faisoit-il alors de cette modération tant vantée? Revenu à lui, ce philosophe se rappellera quelque jour, que lors même que l’on se croit le plus autorité n’avoir aucun ménagement pour quelqu’un, il ne faut pas oublier que l’on s’en doit encore à soi-même. Plus je réfléchis à la gravité, à la violence des accusations de M. Rousseau, & moins je reviens de l’étonnement où me jette l’indignation circulante de M. Hume. Je puis assurer qu’avec le témoignage d’une conscience intégré, si quelqu’un m’écrivoit [376] que j’ai voulu l’assassiner sur un grand chemin, ou dans quelque sentier obscur, loin de me courroucer, je sens que je lever rois les épaules, comme cela vient de m’arriver machinalement en y pensant, par humanité pour cet accusateur; que je compatirois, je chercherois à le dissuader de la folie de son accusation, & si, en admettant l’impossible, elle m’étoit faite par mon ami, je pleurerois sur lui, je calmerois son imagination alarmée par la franchise de mes explications: mais il ne m’arriveroit certainement pas de m’en plaindre. Avançons.

«Cependant le démêlé de ces deux hommes célebres ne tarda pas à éclater. Les plaintes de M. Hume parvinrent bientôt à la connoissance du public, qui eut d’abord de la peine à croire que M. Rousseau fût coupable de l’excès d’ingratitude dont on l’accusoit.»* [*Page 283.]

Il suit de cet aveu, que c’est M. Hume qui a ébruité, répandu ses démêlés avec M. Rousseau par le canal de ses nombreux amis. Si l’on vouloir infirmer cet aveu si essentiel, j’en appellerois à tout Paris. J’ose attester sans craindre d’être contrarié, qu’il en apprit d’eux seuls & la nouvelle, & les circonstances; ces bruits, quoique divers, invoquoient tous pour garants les lettres de M. Hume.

Il envoya à ses amis qui craignoient qu’il ne se fût laissé emporter trop loin, un précis de ce qui s’étoit passé entre lui & M. Rousseau, & ne se rendit pas aux raisons qu’ils lui alléguoient pour le faire imprimer: «il aima mieux courir le risque d’un jugement injuste, que de se résoudre à un éclat si contraire à son caractere.

[377] Il se présente ici une réflexion bien naturelle: ou M. Hume en déposant dans le sein de ses amis les peines que ce démêlé lui causoit, les transports qu’il avoit excités dans son ame, ne cherchoit qu’à leur faire une confidence qui devoit mourir entr’eux, ou, son dessein étoit de rendre publiques, & les offenses de M. Rousseau, & ses plaintes à lui. Le premier cas ne paroît ni vrai, ni vraisemblable; car il faudroit supposer, ce qui ne tombe pas sous les sens, que ces amis qui sont des gens mûrs, des Philosophes de la premiere trempe,* [*On s’appercevra bien, sans que je le dise, que je juge des amis de M. Hume par lui.] auroient trahi sa confiance par noirceur ou par indiscrétion, M. Hume alors s’en seroit plaint hautement. Il ne l’a pas ait il faut donc conclure que cet éclat n’étoit contraire ni son caractere, ni à ses desseins.

Plusieurs mois se sont écoulés sans qu’on ait entendu parler de M. Rousseau, que par les gens qui causoient d’après M. Hume. A la fin «M. Rousseau a adressé à un Libraire de Paris une lettre où il accuse sans détour M. Hume de s’être ligué avec ses ennemis pour le trahir & le diffamer, & où il le défie hautement de faire imprimer les pieces qu’il a entre les mains; cette lettre a été communiquée à Paris à un très-grand nombre de personnes, elle a été traduite en Anglois, & la traduction est imprimée dans les papiers de Londres. Une accusation & un défi si publics, ne pouvoient rester sans réponse.»* [*Page 284.]

M. Guy, à qui cette lettre a été adressée, ne l’a communiquée [378] qu’avec peine, aux personnes qui ont été l’en prier. Peut-on la qualifier d’un défi public? J’ignore si elle est traduite en Anglois; Messieurs les Editeurs le disent, croyons-les donc, quoiqu’il ne paroisse pas probable que la copie ait été imprimée à Londres, & que l’original soit encore manuscrit à Paris. Mû par des considérations aussi puissantes, M. Hume, après avoir donné à ses démêlés la publicité orale vient d’y joindre celle que donne l’impression, par la raison, disent Messieurs les Editeurs, qu’un plus long silence auroit été interprété d’une maniere peu favorable pour lui.

«D’ailleurs, la nouvelle de ce démêlé s’est répandue dans toute l’Europe, & l’on en a porté des jugemens fort divers. Il seroit plus heureux sans doute que toute cette affaire eût été ensevelie dans le plus profond secret; mais puisqu’on n’a pu empêcher le public de s’en occuper, il faut du moins qu’il sache à quoi s’en tenir.»* [*Page 284.]

Peut-on vous demander, Messieurs les Editeurs,* [*On sentira, j’espere, qu’en m’adressant à Messieurs les Editeurs, je crois parler aux amis de M. Hume derriere la toile.] qui est-ce qui a sonné le tocsin? Qui est-ce qui a crié, instruit l’Europe entiere? C’est vous, Messieurs, ou M. Hume par vous: ce qu’il n’eût pas fait s’il eût cru ce qu’il fait, que les querelles des gens de Lettres, sont le scandale de la Philosophie. Ce que vous n’eussiez pas fait vous-mêmes, si vous eussiez été convaincus, qu’il seroit heureux que cette affaire eût été ensevelie dans le plus profond secret.

Puisque vous avez agi, contradictoirement, il paroit bien [379] difficile de ne pas croire que vous ayez eu vos raisons en commun. Les gens sensés, & les savans qui doivent l’être plus que les hommes ordinaires, ont des principes dont la conduite est toujours la conséquence

Après avoir démontré clairement que l’affaire de M. Hume a éclaté par son propre fait, & celui de ses amis, que conclure? Pourquoi se plaint-il, pourquoi a-t-on l’air de se plaindre pour lui, d’un aussi fâcheux éclat? Is fecit.....

Avant de passer à l’examen de l’ouvrage qui en est résulté, convient, ce me semble, d’annoncer sommairement les griefs de M. Rousseau, de dire qu’il a vu, mais trop tard, un foyer de haines sourdes à Geneve,* [*Il est allez indifférent qu’on place le foyer des haines à Geneve, ou à Paris, pourvu qu’on s’apperçoive que les ennemis de M. Rousseau, quoiqu’éloignés les uns des autres, ont procédé de concert.] s’étendre à Paris, se développer à Londres pour l’entourer de toutes parts, & le perdre sans ressource. Des Editeurs impartiaux devoient énoncer cette idée, la placer à la tête du livre, comme le sujet & la base de la rixe, la laisser combattre à M. Hume, mais la donner telle ou à-peu-près comme un fil propre à conduire les lecteurs. Peu le saisiront: si on le manque, on ne verra dans cette brochure que des accusations plus vives que probantes de la part de M. Rousseau, vaguement repoussées par M. Hume. Je suis bien éloigné de nommer les comploteurs;* [*J’avertis très-sincérement que cette épithete, que j’ai emprunté de M. Rousseau, ne porte point sur M. Hume. Je le prouverai plus loin.] M. Rousseau avoue l’impossibilité d’administrer les preuves juridiques du complot. Au défaut des preuves, la [380] justice elle-même cherche des présomptions, qui, prises separément, ne sont autre chose que des vraisemblances. On ne sera donc pas surpris qu’on les appelle ici.

Supposons pour un moment qu’il fût possible, que pour des raisons personnelles, des ennemis de M. Rousseau fussent parvenus par cabales odieuses, à le faire maltraiter par sa patrie, & à le forcer d’y renoncer! Supposons qu’après qu’il se fût retiré à Motiers-Travers, ces mêmes ennemis l’eussent trouvé trop près d’eux, qu’ils eussent excité secrétement le fanatisme de quelques prêtres inconsidérés, que ceux-ci en eussent infecté le peuple, qu’ils l’eussent ameuté contre M. Rousseau, & malgré la protection ouverte du Gouvernement il eût été obligé par délicatesse de quitter le village où il croyoit vivre & mourir tranquille: supposons qu’il eût trouvé la Suisse fermée pour lui, & cela, par les menées de ses ennemis; il tourne les yeux vers l’Angleterre; son digne protecteur Mylord Maréchal le détermine à y aller; M. Hume, savant estimé, s’offre de l’y conduire: il traverse la France, va le joindre à Paris; le seul bien qui lui reste, sa probité, sa réputation l’ont devancé dans cette ancienne patrie d’adoption, où elles lui firent des amis tendres dans le monde, & des ennemis cachés dans le public littéraire. La réception honorable qu’il reçut à Paris, réveilla leur haine endormie, elle entreprit ce que n’avoient pu faire de longs revers, de lui ravir sa réputation; les moyens qu’elle projetta d’employer furent le ridicule & le mépris qui devoient le bannir ignominieusement de chez un peuple libre.

M. Rousseau part sans soupçonner les horreurs qui le suivent; [381] je n’ai garde de croire que M. Hume s’en doutât, les gens de bien ne sont pas méfians, & il n’est pas rare de voir un homme d’esprit & de génie, mené par des gens qui en ont beaucoup moins. Supposons encore qu’il ait, sans le savoir, servi d’instrument aux ennemis de M. Rousseau, que leur restoit-il à faire? Le brouiller peu-à-peu avec M. Hume, indisposer par degré le peuple Anglois. Rien ne paroissoit moins aisé. Les Anglois aiment le mérite & le fêtent, ils accueillent volontiers les infortunés. Comment attaquer M. Rousseau dans leur sein? La force ouverte étoit impraticable. Ses ennemis étoient trop adroits pour l’employer quand elle ne l’eût pas été. Supposons qu’ils l’eussent laisse jouir de la paix les premiers jours de son arrivée, ils ne pouvoient la troubler impunément, les papiers publics en parloient comme d’une époque heureuse, parce qu’elle prouvoit la bonté de leur Gouvernement. Patience; le peuple est peuple par-tout, & celui d’Angleterre se plie tout aussi bien qu’un autre, quand on sait l’y disposer.

M. Rousseau, après avoir été honoré, fêté, finit par éprouver dans la capitale des empressemens & des froideurs. Il se retire à la campagne. Supposons que ses ennemis ayant attendu sa retraite pour l’attaquer & l’insulter sans mesure dans les papiers publics; pas un Anglois n’ayant aucune raison pour se livrer à cette noire escrime, & ces papiers ayant été salis par différens libelles, ils ne pouvoient partir que des ennemis de M. Rousseau; quelque Anglois tout au plus se prêtoit à les faire imprimer.

Le signal du décri de M. Rousseau est donné, les écrits en [382] retentissent, les libelles se succédent, en se disputant de noirceur. Tant de traits accumulés avec art, envenimés par la haine, ne pouvoient partir que de quelques coeurs calcinés de vengeance. Dans l’impossibilité morale & physique où étoit M. Rousseau de s’être fait aucun ennemi dans les trois royaumes, il dût nécessairement les chercher ailleurs, quoiqu’ils manoeuvrassent à Londres.

Jusques-là les ombrages qu’avoit pu lui inspirer l’amitié froide, mais fastueuse de M. Hume; les inquiétudes qu’avoient pu lui donner le rêve cité,* [*Voyez page 344.] & ces expressions menaçantes, je te tiens J. J. Rousseau, je te tiens; ses regards ardens, moqueurs, trop souvent répétés,* [*Page 325.] n’étoient que des indices foibles en eux-mêmes; l’explication à laquelle il s’étoit refusé,* [*Pages 329, 330. Pag. 334, 336. Deux libelles de la même main.] tout au plus une présomption: mais lorsque dans les libelles subséquens,* [*Page 337. Libelle d’une autre main; il faut se souvenir qu’ils ont été fabriqués loin de Londres. Xe. Ke.] M. Rousseau reconnut la main de ses ennemis aussi aisément qu’on connaît les ouvrages d’un peintre à sa maniere, à son faire; lorsqu’il fut que M. Hume étoit lié avec eux tous, qu’il avoit logé,* [*Page 324. Il faut tout dire, M. Hume nie ici au moins la moitié de l’imputation, en avoue le quart, & bat les broussailles ailleurs sur le, même sujet.] qu’il étoit en correspondance avec plus d’un, & qu’il fut convaincu que l’un des derniers libelles ne pouvoit avoir été fourni que par lui, dans ce moment les indices se changerent pour M. Rousseau en présomptions, les présomptions en semi-preuves, [383] les liaisons de M. Hume en preuves, l’ensemble en corps formel de délit & de complot, qui ne lui permirent plus de douter qu’il ne fût trahi: M. Rousseau s’en plaignit dans une feuille périodique, rompit avec M. Hume, & ne lui écrivit plus.

A-peu-près dans le même tans parurent plusieurs libelles que M. Hume auroit peut-être dû repousser: sans s’en mettre en peine, il alloit sollicitant une pension du Roi son maître pour M. Rousseau, & l’obtint, à condition qu’elle seroit secrete; il le lui écrivit: mais ne voyant point venir de remerciemens de sa part ou de lettres, M. Hume dit que, persuadé que c’étoit la condition qui le blessoit, il fit de nouvelles sollicitations auprès des ministres de son Maître, pour que la pension fût publique. M. Rousseau ne répondit rien à M Hume sur cette nouvelle démarche, il s’adressa au Lord Conway pour le prier de suspendre les bontés de Sa Majesté Britannique; & voici comme il dit que M. Hume a raisonné sur cette pension. Si M. Rousseau accepte, avec les preuves que j’ai en main, je le déshonore; s’il refuse, il faudra qu’il dise pourquoi; s’il m’accuse, il est perdu.

Rousseau ayant lassé entrevoir à M. Hume qu’il le regardoit comme un perfide, ne pouvoit accepter aucun bienfait par sa médiation, non-seulement sans s’exposer à être déshonoré, mais sans mériter de l’être: il est incontestable qu’il étoit forcé de parler en refusant la pension, & de motiver ses refus aux ministres; il étoit impossible qu’il parlât accuser sans accuser M. Hume, à moins de vaguer sur le refus, en appuyant sur toute la reconnoissance d’un coeur pénétré. Sa lettre dût être très-obscure pour le Lord Conway & fort claire [384] pour M. Hume,* [*C’est le dire de M. Rousseau. Voyez sa lettre, pag. 327.] qui devoit nécessairement demander des explications; M. Rousseau ne pouvoit y satisfaire qu’avec amertume. Après les avoir données, il ne se seront plus occuppé qu’à rappeller sa tranquillité qu’il voyoit fuir devant lui, à gémir, & à oublier M. Hume: celle de ce patron n’exigeoit aucun éclat, il pouvoit s’expliquer, se plaindre à M. Rousseau, cesser tout commerce avec lui. Vivant à cent cinquante milles l’un de l’autre, personne n’eût soupçonné leur rupture.

Mais d’après les suppositions que nous avons admises, le silence qui auroit dû suffire à M. Hume, eût accablé les ennemis de M. Rousseau. Supposons donc pour la derniere fois, qu’ils ayant enragé M. Hume sans qu’il ait pénétré leurs desseins, à se plaindre avec éclat; leur haine ayant manqué la vengeance la plus atroce, ils en auront du moins caressé l’ombre; ne pouvant faire tout le mal qu’ils avoient médité, ils auront du moins fait tout le bruit possible; ne pouvant enlever à M. Rousseau sa probité, ils auront du moins cherché à l’obscurcir; ne pouvant lui ôter sa réputation d’écrivain sublime, ils l’auront du moins fait passer pour un esprit inquiet, soupçonneux, bizarre, insociable; ils savent que toutes leurs horreurs seront couvertes par la nuit des tans, ils sentent avec douleur que les écrits de M. Rousseau lui échapperont; n’ayant pu flétrir son nom, ce sera du moins une consolation pour eux d’avoir empoisonné sa vie.

Tant de noirceurs pourront paroître trop compliquées pour être admises. Ah! plût au ciel que pour l’honneur de l’humanité, [385] elles fussent même sans vraisemblance.* [*Voyez le recueil des lettres de M. J. J. Rousseau, & les autres pieces relatives à sa perfécution & à sa défense: le tout transcrit d’après les originaux.] La lecture de ce qui s’est passé à Motiers-Travers, les conduit au-delà, le corps de l’ouvrage qui nous reste à examiner, sert à les appuyer encore.

En le commençant, M. Hume donne la date de sa correspondance avec M. Rousseau

(1762), & la lettre qu’il reçut de lui en remerciement de ses offres, au commencement de année suivante

«Ce n’eût point par vanité, dit-il, que je publie cette lettre, car je vais bientôt mettre au jour une rétraction de tous ces éloges, c’est seulement pour compléter la suite de notre correspondance & pour faire voir qu’il y a long-tems que j’ai été disposé à rendre service à M. Rousseau.»

«Notre commerce avoit entièrement cessé jusqu’au milieu de l’été de l’année derniere.»

Il ne sera pas hors de propos de le remarquer. L’envie que M. Hume avoit d’obliger M. Rousseau, partoit d’une disposition générale & honnête, qu’ont les gens de bien a rendre service; si le docte Anglois eût senti quelques dispositions de préférence pour lui, s’il eût été plus particuliérement affecté de ses peines que de celles de tout autre infortuné, la correspondance qu’il avoit entamée avec chaleur, n’eût pas dormi pendant près de trois années; elle n’auroit vraisemblablement pas eu d’autre suite, si M. Hume n’eût appris par un tiers que [386] M. Rousseau voulant passer en Angleterre,* [*Page 290.] avoir dessein de s’adresser à lui. Alors, je le dis avec plaisir, M. Hume le prévint par de nouvelles offres de service qui furent acceptées avec reconnoissance.

«Je n’avois pas attendu ce moment pour m’occuper des moyens d’être utile à M. Rousseau.* [*Page 291.] M. Clairaut, quelques semaines avant sa mort, m’avoit communiqué la lettre suivante.»

M. ROUSSEAU A M. CLAIRAUT

A Motiers, le 3 Mars 1765.

«Le souvenir, Monsieur, de vos anciennes bontés pour moi, vous cause une nouvelle importunité de ma part. Il a s’agiroit de vouloir bien être, pour la seconde fois, censeur d’un de mes ouvrages. C’est une très-mauvaise rapsodie que j’ai compilée il y a plusieurs années, sous le nom de Dictionnaire de Musique, & que je suis forcé de donner aujourd’hui pour avoir du pain. Dans le torrent des malheurs qui m’entraîne, je suis hors d’état de revoir ce recueil. Je sais qu’il est plein d’erreurs & de bévues. Si quelqu’intérêt pour le sort du plus malheureux des hommes vous portoit à voir son ouvrage avec un peu plus d’attention que celui d’un autre, je vous serois sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger chemin faisant. Les indiquer sans les corriger ne seroit rien faire, car je suis [387] absolument hors d’état d’y donner la moindre attention, & si vous daignez en user comme de votre bien, pour changer, ajouter, ou retrancher, vous exercerez une charité très-utile & dont je serai très-reconnoissant. Recevez, Monsieur, mes très-humbles excuses & mes salutations.»

J. J. R.

«Je le dis avec regret, mais je suis forcé de le dire: je sais aujourd’hui avec certitude que cette affectation de misere & de pauvreté extrême, n’est qu’une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie avec succès pour se rendre plus intéressant & exciter la commisération du public; mais j’étois bien loin de soupçonner alors un semblable artifice.»

Cet aveu que M. Hume ne fait qu’à regret de l’affectation de pauvreté de M. Rousseau, qu’il dit n’être qu’une petite charlatanerie de sa part, cet aveu si pénible porte surement sur ces deux phrases de la lettre. Ce Dictionnaire que je suis forcé de donner aujourd’hui pour avoir du pain, & sur celle-ci: vous exercerez une charité très-utile, & dont je serai très-reconnoissant.

Ces locutions rampantes sont trop incompatibles avec le caractere noble & fier de M. Rousseau, pour ne pas faire douter qu’il les ait employées dans sa lettre. Messieurs les Editeurs l’ont en original: je les somme aujourd’hui de les faire lire, & sur-tout la premiere, écrites de la main de M. Rousseau. Je puis les défier sans imprudence: un fait que tout le monde peut vérifier, garantit la sureté du défi. Le voici.

Environ deux mois avant d’écrire cette lettre, M. Rousseau [388] avoit vendu par contrat son Dictionnaire de Musique au Libraire Duchesne; dès-lors ce livre est devenu le propre de ce Libraire. Quel qu’en soit le débit, M. Rousseau ne l’apprendra que par relation, & ne peut y prendre part que par l’intérêt qu’il porte à cet honnête Libraire. Il n’est donc pas vraisemblable, il ne peut paroître vrai qu’il ait écrit à M. Clairaut qu’il étoit forcé de donner ce Dictionnaire pour avoir du pain.

C’est pourtant d’après cette phrase que M. Hume forma pour lui des projets secrets de fortune. Ecoutons-le parler.

«Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, je la sis voir à plusieurs des amis & des protecteurs que M. Rousseau avoit à Paris. Je leur proposai un arrangement par lequel on pouvoit procurer des secours à M. Rousseau sans qu’il s’en doutât. C’étoit d’engager le Libraire qui se chargeroit de son Dictionnaire de Musique, à lui en donner une somme plus considérable que celle qu’il en auroit offerte lui-même, & de rembourser cet excédent au Libraire. Ce projet pour l’exécution duquel les soins de M. Clairaut étoient nécessaires, échoua par la mort inopinée de ce profond & estimable savant.»

J’avois toujours pensé que la plus douce des vertus humaines, l’active & modeste bienfaisance, marchoit sans faste, & fuyoit les témoins. Il faut que je me sois trompé jusqu’à présent. Un Anglois généreux, un Philosophe, semble assembler un conseil pour discuter sur le bien qu’il veut faire. Je prie M. Hume d’excuser ma mal-adresse, si j’avoue que je ne conçois pas en quoi M. Clairaut pouvoit servir ses projets, & si je ne conçois pas davantage pourquoi il consultoit les amis, les protecteurs [389] de M. Rousseau sur cela. Je ne croirai jamais pour l’honneur de M. Hume, qu’il ait eu l’idée avilissante pour lui, de faire entrer dans son arrangement toutes ces personnes par répartition. Il ne faudroit pas croire non plus, qu’il voulût par vanité s’en faire honneur à leurs yeux; mais il ne faudroit pas connoître sa réputation & ses talens, pour imaginer qu’il eût besoin de l’avis de tant de personnes sur la façon de procéder dans une affaire très-facile à tenter pour tout homme qui, avec le sens commun, auroit eu, je ne dis pas un desir violent, mais une velléïté soutenue. Il ne falloit que savoir le nom du Libraire, & s’aboucher avec lui, &c. &c. Si M. Hume se fut sérieusement occupé de ce projet, il ne diroit pas, la mort de M. Clairaut l’a seule fait échouer: mieux informé, il se seroit rejetté sur le contrat de vente du Dictionnaire. Il est du 27 janvier 1765. La lettre de M. Rousseau est datée du 3 mars, approbation de M. Clairaut comme censeur, est du 5 avril. Il est mort le 17 du même mois; je prie le Lecteur de peser ces faits, & de vérifier les titres que j’allégue chez la veuve Duchesne. Il conclura ensuite.

M. Hume ne se découragea point par l’irréussite de son premier plan, dont l’ai fait sentir la valeur. Dès qu’il fut que M. Rousseau étoit décidé de passer en Angleterre,* [*Page 294] il chargea secrétement M. Gilbert Elliot (devenu Chevalier), de charger M. Stewart, sous le sceau du secret, de chercher un fermier honnête qui voulût prendre en pension M. Rousseau & sa gouvernante pour 5O à 60 louis ou environ, avec la clause secrete [390] de n’en exiger que 20 ou 25. Le surplus de la dépense, ainsi que les frais d’ameublement pour sort habitation, devoient être fournis à son insçu par M. Hume: aussi dit-il, avec modestie: «ce plan dans lequel il n’entroit assurément aucun motif de vanité, puisque le secret en faisoit une condition nécessaire, n’eut pas lieu:» & tout de suite il cite pour témoins Mrs. Stewart & Elliot. Il pouvoir aussi appeller en témoignage le fermier qu’on avoit trouvé,* [*Page 294.] ce qui ne fait en tout que trois, & prouve contre le proverbe vulgaire, qui dit qu’un secret connu de trois personnes, n’en est plus un.

Ce second plan n’ayant pas eu plus de succès que le premier, M. Hume en forma un troisieme beaucoup plus magnifique. Ce fut d’acheter la maison de campagne du colonel. Webb, avec un petit bien qui y est annexé, pour en faire un établissement à M. Rousseau. Les témoins ne manquent pas ici.* [*Page 295.] M. Hume est toujours en regle.

Ce qui me peine pour lui, c’est qu’il démontre sans réplique, que sans avoir dépensé un sou pour M. Rousseau, il avoir, à son intention, préparé des dépenses considérables en idée d’où je conclus 1°. que M. Hume ne court aucun risque de se ruiner. 2°. Qu’il est malheureux: car c’est l’être, que de ne pouvoir faire du bien quand on le desire.

Après nous avoir exposé progressivement ses soins infructueux, il vient (page 295) reprendre M. Rousseau à Paris, & tout-à-coup il le transporte à Wootton.* [*Wootton est une maison de campagne appartenante à M. Davenport dans le comté de Disbig.] Je consens de ne [391] pas relever le désordre apparent qui regne dans les pieces de ce procès. Je consens qu’on ne dise pas:

Souvent un beau désordre est un effet de l’art.

Art Poet.

Mais qu’on me permette de le remarquer une fois en passant, de l’imiter si la fantaisie m’en prend, & de suppléer ce que n’a pas dit M. Hume, que l’estimable M. Davenport en offrant à M. Rousseau la retraite qu’il habite, le fit uniquement par amitié pour lui.* [*Voyez la lettre du 10 juillet.] Quand M. Davenport voulut bien me l’offrir, dit M. Rousseau, ce ne fut pas pour lui (M. Hume), qu’il ne connoissoit pas. Si le fait n’étoit pas constant, & que M. Hume eût coopéré quelque chose dans cet établissement, il en auroit certainement informé le public; car il lui conte jusqu’à ses moindres idées avec une confiance qui fait plaisir: lui parle des frais qu’il a faits en complaisance & en petits, soins pour son ami recommandé. Il rapporte ensuite deux lettres qu’il lui a écrites de Wootton.* [*Page 296.] Je vais transcrire la premiere dont nous aurons souvent occasion de parler.

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Wootton, le 22 mars 1766.

«Vous voyez déjà, mon cher Patron, par la date de ma lettre, que je suis arrivé au lieu de ma destination. Mais vous ne pouvez voir tous les charmes que j’y trouve; il faudroit [392] droit connoître le lieu & lire dans mon coeur. Vous y devez lire au moins les sentimens qui vous regardent & que vous avez si bien mérités. Si je vis dans cet agréable asyle aussi heureux que je l’espere, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un homme heureux c’est mériter de l’être. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi! Seul, j’aurois pu trouver de l’hospitalité, peut-être; mais je ne l’aurois jamais aussi bien goûtée qu’en la tenant de votre amitié. Conservez-la moi toujours, mon cher Patron, aimez moi pour moi qui vous dois tant; pour vous-même; aimez moi pour le bien que vous m’avez fait. Je sens tout le prix de votre sincere amitié; je la desire ardemment; j’y veux répondre par toute la mienne; & je sens dans mon coeur de quoi vous convaincre un jour qu’elle n’est pas non plus sans quelque prix. Comme, pour des raisons dont nous avons parlé, je ne veux rien recevoir par la porte, je vous prie, lorsque vous serez la bonne œuvre de m’écrire, de remettre votre lettre à M. Davenport. L’affaire de ma voiture n’est pas arrangée, parce que je sais qu’on m’en a imposé; c’est une petite faute qui peut n’être que l’ouvrage d’une vanité obligeante, quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trempé, je vous conseille de quitter une fois pour toutes ces petites ruses, qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en pieges contre la simplicité. Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur que j’espere & desire trouver en vous.»

J. J. R.

[393] On voit clairement dans cette lettre, que les expressions de reconnoissance sont mêlées d’inquiétude sur les sentimens de M. Hume. M. Rousseau fait entendre des soupçons qu’il n’ose développer.

Dans la seconde, les soupçons se taisent, l’amitié seule parle.

M. Hume argumente fréquemment de la première, il dit que d’après le ton de cordialité qui y regne, il ne devoir pas s’attendre d’être soupçonné par M. Rousseau d’avoir prêté la main à ses ennemis; & que s’il a eu quelques soupçons, il les a tenus bien secrets.

L’on seroit tenté de croire que M. Hume n’avoit pas cette lettre sous les yeux. Il est impossible de se méprendre à plusieurs de ses phrases & sur-tout à sa finale.

«Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur, que j’espere & desire trouver en vous.»

Cette phrase seule, qui dans une amitié naissante seroit un sentiment, ne peut-être estimée qu’un doute dans une amitié confirmée. Si cela est vrai, ce doute & tous les autres qui sont aussi sensibles, appelloient une explication. Pourquoi M. Hume l’a-t-il esquivée? C’étoit la fuir que ne pas la demander.

Lui sied-il bien après cela de chercher à mettre cette lettre en opposition avec la conduite de M. Rousseau? Rien n’est cependant si aisé à concilier. Celle de M. Hume lui avoir fait naître des soupçons, il chercha à s’en débarrasser par une effusion de coeur qui fut froidement répondue. Le lendemain il partit pour la campagne, ses soupçons importuns l’y suivirent: sa premiere lettre s’en ressentit. Rentrant bientôt dans son caractere franc & peu méfiant, il secoua toute idée injurieuse [394] à M. Hume, & lui écrivit sept jours après, la seconde lettre pleine d’amitié sans ombrage. A quelques jours de-la il lit a dans les papiers publics la lettre prétendue du Roi de Prusse. Ses soupçons reviennent l’assaillir avec plus de force. Il rompt tout commerce avec M. Hume. Suivons-le dans sa méthode.

Il nous ramene à Calais où il proposa à M. Rousseau de lui obtenir une pension du Roi d’Angleterre. En historien habile & adroit, il nous peint ses inquiétudes sur le caractere de M.. Rousseau, qui ne devoit pas, selon son calcul, lui permettre de jouir paisiblement de l’hospitalité qu’on alloit lui accorder.* [*Pag. 301.] M. Hume dit qu’il voyoit bien cela, mais qu’il ne s’attendoit pas d’être l’objet de ses plaintes, ni la victime de cette malheureuse disposition de caractere. Pour nous expliquer comment il l’a été, & tacitement comment il s’en est tiré, il nous apprend que quoique la lettre de M. Walpole eût été composée trois semaines avant son départ de Paris par cet ami avec lequel il logeoit, il n’en savoit cependant rien, & qu’il ne fut pas étonné,* [*Page 302.] (on doit bien le croire), de la voir paroître à Londres dans les écrits périodiques, mais qu’il le fut beaucoup de voir la réponse publique de M. Rousseau,* [*Ibidem.] & de la chaleur qu’il y mit. Il disoit à l’Auteur du saint James’s Chronicle, qu’il se rendoit sans le savoir, l’instrument de noirceurs.* [*Page 303.] M. Hume avoue qu’il s’en seroit cru coupable, s’il avoir imaginé que M. Rousseau pût le suspecter d’être l’éditeur [395] de cette piece:* [*Page 303.] & tout de suite il prouve qu’il adroit été lui (M. Hume,) un méchant très-mal-adroit s’il l’avoit été. M. Rousseau le charge seulement d’avoir été le complice de ses ennemis.

Auparavant d’aller plus loin, il ne me paroit pas indifférent appuyer sur cette lettre. M. Hume en parle plusieurs fois comme d’une plaisanterie. M. Walpole ne l’estimoit que cela. M. d’Alembert la regarde comme une moquerie, ce qui dit quelque chose de plus. Il assure (pag. 355.) qu’il la désapprouva publiquement quand elle parut, par la raison qu’il ne faut pas se moquer des malheureux, sur-tout quand ils ne nous ont point fait de mal. J’ajouterai: lorsqu’ils nous en ont fait, une ame généreuse croit que c’est une raison de plus pour ne pas les insulter. J’ajouterai encore, dût-on blâmer d’excès mes principes; que je croirois avoir commis une atrocité, si par une raillerie amere & froide, j’avois cherché à tourner en ridicule un malheureux quelconque, & sur-tout un étranger qui se seroit réfugié dans ma Patrie. Revenons à la lettre que M. d’Alembert rejette par sa déclaration, puisque M. Walpole la dit à lui, je vais la rapprocher de celle qu’il a écrite M. Hume, afin que le public, en les comparant, ait le plaisir de juger combien un homme peut être dissemblable à lui-même, & ressembler à son voisin.

«MON CHER JEAN-JAQUES,»

«Vous avez renoncé à Geneve, votre Patrie. Vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos [396] Ecrits; la France vous a décrété; venez donc chez moi. J’admire vos talens; je m’amuse de vos rêveries qui (soit dit en passant), vous occupent trop & trop long-tems. Il faut à la fin être sage & heureux; vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme: démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun: cela les fâchera sans vous faire tort.. Mes Etats vous offrent une retraite paisible: je vous veux du bien & je vous en serai, si vous le trouvez bon. Mais si vous vous obstinez à jettes mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs., choisissez-les tels que vous voudrez; je suis Roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits; &, ce qui surement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter, quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être.»

«Votre bon ami FRÉDERIC.»

M. WALPOLE A M. HUME

Arlington Stréet, le 26 Juillet 1766.

«Je ne peux pas me rappeller avec précision le tans où j’ai écrit la lettre du Roi de Prusse; mais je vous assure avec la plus grande vérité, que c’étoit plusieurs jours avant votre départ de Paris & avant l’arrivée de Rousseau à Londres; & je peux vous en donner une sorte preuve; car, [397] non-seulement par égard pour vous, je cachai la lettre tant que vous restâtes à Paris; mais ce fut aussi la raison; pour laquelle, par délicatesse pour moi-même, je ne voulus pas aller le voir, quoique vous me l’eussiez souvent proposé. Je ne trouvois pas qu’il fût honnête d’aller faire une visite cordiale à un homme, ayant dans ma poche une lettre où je le tournois en ridicule. Vous avez pleine liberté, mon cher Monsieur, de faire usage soit auprès de Rousseau, sois auprès de tout autre, de ce que je dis ici pour votre justification: je serois bien fâché d’être cause qu’on vous fît aucun reproche. J’ai un mépris profond pour Rousseau & une parfaite indifférence sur ce qu’on pensera de cette affaire; mais s’il y a en cela quelque faute, ce que je suis bien. loin de croire, je la prends sur mon compte. Il n’y a point de talens qui m’empêchent de rire de celui qui les possede, s’il est un charlatan; mais, s’il a de plus un coeur ingrat & méchant, comme Rousseau l’a fait voir à votre égard, il sera détesté par moi comme par tous les honnêtes gens, &c.»

H. W.

On pourrait faire un volume d’observations sur ces deux Lettres Franco-Angloises. Il suffit, je crois, de les montrer au doigt.

Reprenons M. Hume. M. Rousseau ne lui avoit pas répondu sur le refus où l’acceptation de la pension; il avoit écrit au général Conway. M. Hume rapporte cette lettre (pag. 305.); elle a été publiée dans le Public-Ledger, Nº. 2123. La différence [398] qu’on lit dans ces copies, ne porte que sur quelques mots dont voici le plus essentiel. M. Rousseau dit à ce général: «lorsque je recevrai les bontés de Sa Majesté Britannique, je veux m’en honorer aux yeux du public comme aux miens, & n’avoir le coeur plein que des bontés de Sa Majesté & des vôtres. Je ne crains pas que cette façon de penser les puisse altérer.» Dans la feuille Angloise on lit: je ne crois pas. Cette locution est plus modeste, & par cela même plus convenable. Laissons ces innocentes fautes d’impression; mais déduisons une chose essentielle de cette lettre. C’est que M. Rousseau étoit pénétré des bontés de Sa Majesté Britannique, & qu’il ne desiroit, pour les recevoir, que de les voir passer par d’autres mains que celles de M. Hume qu’il croyoit le trahir. Il n’est pas étonnant que l’historien Anglois n’ait pas narré cela au général Conway; mais ce qui peut surprendre; ce sont les réflexions de M. Hume & de ses conseillers.

«Quoique M. Rousseau paroisse faire ici le sacrifice d’un intérêt fort considérable, il faut observer cependant, que l’argent n’est pas toujours le principal mobile des actions humaines: il y a des hommes sur qui la vanité a un empire bien plus puissant, & c’est le cas de ce Philosophe. Un refus fait avec ostentation de la pension du Roi d’Angleterre, ostentation qu’il a souvent recherchée à l’égard d’autres Princes, auroit pu être seule un motif suffisant pour déterminer sa conduite.»

Il n’étoit pas possible que M. Hume & ses amis n’en connussent le principe naturel: celui d’ostentation qu’ils lui prêtent [399] est-il de bonne soi? Je le demande, non pour l’instruction des lecteurs, mais pour leur édification.

Dans cette lettre* [*Page 305.] M. Rousseau peint ses malheurs comme un homme accablé; M. Hume ne veut pas y croire. Il assure (sans preuve), que M. Davenport lui marquoit que précisément dans ce tems-là son hôte étoit très-content & très-gai; M. Hume affirme de plus «que M. Rousseau veut être plaint, mais que son affectation de sensibilité extrême, étoit un artifice qui n’en imposoit plus à un homme qui le connoissoit aussi bien que lui.»

Quand on a quelque connoissance du coeur humain, il est facile d’expliquer pourquoi la plupart des hommes déclament contre les gens riches ou puissans, tout en enviant leurs richesses ou leurs places. Il ne me paroît pas aussi aisé de démêler quelle est la passion qui fait grossir idéalement la fortune d’un homme, qui lui ôte idéalement ses infirmités, & le sentiment de ses peines, pour lui enlever jusques à la commisération que tout être sensible doit aux malheureux. M. Hume qui convient* [*Page 348.] d’avoir eu avec M. Rousseau une scene des plus attendrissantes, doit savoir mieux qu’un autre, que la sensibilité la plus exquise fait, pour ainsi dire, le fond de son ame; M. Hume ne peut ignorer qu’une pauvreté noble l’a toujours suivi, parce qu’il a osé dédaigner la fortune, & qu’il a apporté en venant au monde, une maladie cruelle (une rétention d’urine), qui va croisant avec l’âge, sans espoir de secours. Si l’on joint à tout cela les calamités, [400] nombreuses qui ont tourmenté sa vie & assiégé les approches de sa vieillesse; je demande au public si M. Rousseau n’est pas un des hommes les plus à plaindre, & si M. Hume ou ceux qui comme lui cherchent à pallier ses infortunes & ses maux, se croiroient heureux à sa place? Reprenons.

M. Hume écrivit à M. Rousseau,* [*Page 308.] qu’il y avoit moyen de rendre la pension publique. «Il lui répondit qu’ayant appris à le connoître & ne pouvant douter qu’il ne l’eût amené en Angleterre pour le perdre, il se doit de n’accepter aucune affaire dont il soit le médiateur.»

M. Hume répliqua:

«Vous dites que je vous ai trahi’, moi, je le dis hautement, & je le dirai à tout l’univers, je sais le contraire, je sais que mon amitié pour vous a été sans bornes & sans relâche; & quoique je vous en aye donné des preuves qui sont universellement connues en France & en Angleterre, le public n’en connaît encore que la plus petite partie.»

Je ne puis m’empêcher de le dire; ce n’est pas ainsi que parle la bienfaisance même outragée; si c’étoit par hasard l’amitié blessée? Je serois bien trompé. Le serois-je seul?

M. Hume finit sa lettre par demander réponse & explication des griefs de M. Rousseau; il dit qu’il obtint par le crédit de M. Davenport, la lettre qu’on voit dans l’Exposé, & qu’il n’y sera que quelques notes. Suivons celles qui paroissent mériter quelqu’attention.

[401]

LETTRE DE M. ROUSSEAU A M. HUME

«Je suis malade, Monsieur, & peu en état d’écrire; mais vous voulez une explication, il faut vous la donner, il n’a tenu qu’à vous de l’avoir depuis long-tems.»

* [*Premiere note de M. Hume. Page 313.] «M. Rousseau ne m’a assurément jamais donné lieu de lui demander une explication. Si pendant que nous avons vécu ensemble, il a peu quelques-uns de ces indignes soupçons dont cette lettre est remplie, il les a tenus bien secrets.»

Pas trop, ce me semble. Il ne falloit que lire celle du 22. L’espece d’aveuglement que M. Hume semble avoir mis à la lire, est la seule excuse valable qu’il puisse donner. J’aime mieux croire M. Hume distrait que coupable.

* [*Page 318 de la lettre.]«Quand il cherche à aliéner de moi cet honnête homme, (M. Davenport), il cherche à m’ôter ce qu’il ne m’a pas donné.»

* [*Ibidem. Note.]«M. Rousseau me juge mal, & devroit me connoître mieux. Depuis notre rupture, j’ai écrit à M. Davenport pour l’engager à conserver les mêmes bontés à son malheureux hôte.»

Je suis fâché de remarquer que l’air de bonté protectrice de porte cette note, ne pouvoit être que vain. M. Hume, n’est comme on l’a dit ci-devant, que la connoissance de M. Davenport qui a reçu chez lui M. Rousseau par amitié. Où [402] elle agit, les recommandations des gens de connoissance sont nulles. Mais est-il bien vrai que M. Hume n’ait écrit que ce qu’il dit? Je crains que sa mémoire ne lui ait fait encore oublier quelque chose, du moins peut-on conclure que M. Rousseau avoir lu quelqu’une de ses lettres, qui n’étoient pas des lettres de recommandation. Déjà, dit-il, écrivant à M. Davenport, il (M. Hume) me traite d’homme féroce, de monstre d’ingratitude. Ceci est allégué page 340, & n’est accompagné d’aucune note de M. Hume.

«Tout ce qui s’est fait de bien, se seroit fait sans lui à-peu-près de même, & peut-être mieux; mais le mal ne se fût point fait; car pourquoi ai-je des ennemis en Angleterre? Pourquoi ces ennemis sont-ils précisément les amis de M. Hume? Qui est-ce qui a pu m’attirer leur inimitié? Ce n’est pas moi qui ne les vis de ma vie, & qui ne les connois pas; je n’en aurois aucun, si j’y étois venu seul.»

* [*Note.] «Etranges effets d’une imagination blessée! M. Rousseau ignore, dit-il, ce qui se passe dans le monde, & il parle cependant des ennemis qu’il a en Angleterre. D’où le sait-il? Où le voit-il? Il n’y a reçu que des marques de bienfaisance & d’hospitalité. M. Walpole seul avoir fait une plaisanterie sur lui, mais n’étoit point pour cela son ennemi. Si M. Rousseau voyoit les choses comme elles sont, il verroit qu’il n’a eu en Angleterre d’autre ami que moi, & d’autre ennemi que lui-même.»

Il est facile de répondre. M. Rousseau a appris qu’il avoit des [403] ennemis en Angleterre par les papiers publics. Il m’est impossible de supposer que M. Hume voulût penser un instant que les horreurs qui y ont été imprimées puissent partir d’une main amie. S’il n’avoir oublié que l’estimable M. Davenport, dont il a parlé il n’y a qu’un instant, étoit l’ami de M. Rousseau, s’il n’avoir oublié que le respectable Lord Maréchal l’étoit davantage, M. Hume ne se seroit pas flatté d’être le seul ami de M. Rousseau en Angleterre.

Dans les dix pages suivantes, il y a des allégations de la part de M. Rousseau; dénis de celle de M. Hume. Certainement quelqu’un de ces Messieurs manque de mémoire. Dieu fait bien qui.

M. Rousseau (pag. 324.) rappelle que M. Hume est lié avec ses ennemis.

«J’apprends que le fils du Jongleur Tronchin, mon plus mortel ennemi, est non-seulement l’ami, le protégé de M. Hume, mais qu’ils logent ensemble; & quand M. Hume voit que je sais cela, il m’en fait la confidence, m’assurant que le fils ne ressemble pas au pere. J’ai logé quelques nuits dans cette maison chez M. Hume, avec ma gouvernante; à l’accueil dont nous ont honoré ses hôtesses, qui sont ses amies, j’ai jugé de la façon dont lui ou cet homme qu’il dit ne pas ressembler à son pere, ont pu leur parler d’elle & de moi.»

«Me voilà donc accusé de trahison parce que je suis, l’ami de M. Walpole, qui a fait une plaisanterie sur M. [404] Rousseau; parce que le fils d’un homme que M. Rousseau n’aime pas se trouve par hasard logé dans la même maison que mot; parce que mes hôtesses, qui ne savent pas un mot de François, ont regardé M. Rousseau froidement!........ Au reste, j’ai dit seulement à M. Rousseau que le jeune Tronchin n’avoir pas contre lui les mêmes préventions que son pere.»

Sans prétendre prononcer entre M. Rousseau & M. Hume qui rapportent différemment ce fait je demanderai à ce dernier si c’est aussi par hasard qu’il protege le jeune Tronchin. Cela valoir la peine d’être expliqué.

De la page 324. à la 328. nouvelles accusations, nouveaux dénis, même réflexion à faire que ci-devant.

M. Rousseau dit qu’il écrivit une lettre* [*Page 327 de la lettre.] que M. Hume «devoit trouver sort naturelle s’il étoit coupable, mais fort extraordinaire s’il ne l’étoit pas.» M. Hume s’en rapporte encore à la lettre du 22 mars, où il ne trouve que le ton, de la plus grande cordialité sans la moindre réserve. Ce pauvre cher Monsieur rêve amitié, & la trouve par-tout.

M. Rousseau dit* [*Page 331.] «la trahison d’un faux ami dont j’étois la proie, étoit ce qui portoit dans mon, coeur trop sensible l’accablement, la tristesse & la mort.»

«Ce faux ami,* [*Note de M. Hume.] c’est moi sans doute. Mais cette trahison quelle est-elle? Quel mal ai-je fait ou pu faire à M. Rousseau? En me supposant le projet de le perdre, comment [405] pouvois-je y parvenir par les services que je lui rendois? Si M. Rousseau en étoit cru, on me trouveroit bien plus imbécille que méchant.»

La trahison & le mal seroient (si cela étoit possible), d’avoir voulu perdre M. Rousseau de réputation, & par-là assassiner son ame.* [*S’il se trouvoit quelque lecteur auquel je dusse dire qu’assassiner son ame n’est qu’une métaphore, je rougirois pour lui. Croire à l’ame, à son immortalité, est une de mes plus douce pensées] La méchanceté seroit d’avoir caché la main sous le manteau de la bienfaisance, pour qu’on ne pût la voir armée d’un poignard.

Je le répete avec vérité, jamais je ne croirai M. Hume coupable de cette noirceur. Il a fait du mal à M. Rousseau sans s’en douter. Cet aveu ne doit pas blesser M. Hume. Etant enfant, j’ai ouï dire à M. de Montesquieu, qu’avec un bon cœur, l’esprit ne garantissoit pas des piéges des méchans.

En récapitulant ses griefs,* [*Page 334.] M. Rousseau fait mention plusieurs libelles. M. Hume convient de quelques-uns, se contentant d’observer qu’il n’y a pas trempé. Voyez page 334.

Il en cite un où l’Auteur ne peut déguiser sa rage sur l’accueil qu’on avoir fait à M. Rousseau à Paris.

Un autre* [*Page 337.] où l’on dit qu’il ouvre sa porte aux grands la ferme aux petits, reçoit mal ses parens, pour ne rien dire de plus.

M. Hume dit du premier (pag. 334.): «je n’ai aucune connoissance de ce prétendu libelle; & du second, (pag. 337.), je n’ai jamais vu cette piece ni avant ni après sa publication, [406] & tous ceux à qui j’en ai parlé n’en ont aucune connoissance.»

En admettant ce fait; il faut convenir qu’il tient du miracle.* [*Jamais peuple n’eut plus de papiers publics, & ne les lut plus avidement que les Anglois. Les manouvriers les litent dans les cabarets, les gens riches dans les cafés ou chez eux. Tout le monde s’en mêle.] Puisque M. Hume n’a pu se procurer à Londres ce que j’ai lu ici, il n’a qu’à prendre le Saint James’s Chronicle Nº. 821; à la quatrieme page il y trouvera un article pour M. Rousseau contenant trois demandes & une réflexion qui assaisonne le tout.

Dans la seconde question, on demande comment a-t-il pu se faire «que l’Auteur de la nouvelle Héloïse soit froid, (pour ne rien dire de plus) envers ses parens & amis, qu’il change souvent ces derniers, & qu’il en ait eu plusieurs qu’il a ensuite appelles monstres?»

«Que l’Auteur de l’inégalité ait ouvert sa porte aux grands, & qu’il l’ait fermée aux petits?»

Le lecteur peut examiner à présent avec plus de sureté ce que M. Rousseau dit pages 338, 339, 340, où il accuse formellement M. Hume d’avoir fourni cet article. Il est vrai que M. Hume s’en lave bien, en assurant qu’il n’étoit pas présent lorsqu’il reçut son cousin.

Je ne pousserai pas plus loin l’examen des notes sur la lettre de M. Rousseau. Elles consistent pour la plupart en dénis, en défaut de mémoire; ce que j’ai dit de quelques-unes peut faire apprécier les autres, qui ne sont d’ailleurs ni longues ni nombreuses.

[407] La lettre de M. Hume en réponse à celle de M. Rousseau est, j’ose le dire, froide, stérile, & ne débat qu’un seul article intéressant, la scene attendrissante qui s’est palée entr’eux & qu’ils narrent différemment. Ces récits sont trop essentiels pour ne pas les comparer. Si on le fait attentivement, il ne sera pas aussi difficile qu’on pourrroit le croire d’as signer celui des deux qui mérite qu’on y ajoute soi. Rapprochons-les, en débutant par celui de M. Hume, par la raison qu’il faut faire les honneurs du pas aux étrangers.

«M. Davenport avoir imaginé un honnête artifice pour vous faire croire qu’il y avoir une chaise de retour prête à partir pour Wootton; je crois même qu’il le fit annoncer dans les papiers publics, afin de mieux vous tromper. Son intention étoit de vous épargner une partie de la dépense du voyage, ce que je regardois comme un projet louable; mais je n’eus aucune part à cette idée ni à son exécution. Il vous vint cependant quelque soupçon de l’artifice, tandis que nous étions au coin de mon feu, & vous me reprochâtes d’y avoir participé: je tâchai de vous appaiser & de détourner la conversation; mais ce fut inutilement. Vous restâtes quelque tems assis, ayant un air sombre & gardant le silence, ou me répondant avec beaucoup d’humeur; après quoi vous vous levâtes & sites un tour ou deux dans la chambre; enfin, tout d’un coup & à mon grand étonnement, vous vîntes vous jetter sur mes genoux, & passant vos bras autour de mon cou, vous m’embrassâtes avec un air de transport, vous baignâtes mon visage de vos larmes, & vous vous écriâtes: Mon cher ami, me pardonnerez [408] vous jamais cette extravagance? Après tant de peines que vous avec prises pour m’obliger, après les preuves d’amitié sans nombre que vous m’avez données, se peut-il que je paye vos services de tant d’humeur & de brusquerie? Mais en me pardonnant, vous me donnerez une nouvelle marque de votre amitié, & j’espere que lorsque vous verres le fond de mon cœur, vous trouverez qu’il n’en est pas indigne. Je fus extrêmement touché, & je crois qu’il se passa entre nous une scene très-tendre.»

Récit de M. Rousseau.

«Un soir, je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé. Après le souper, gardant tous deux le silence au coin de son feu, je m’apperçois qu’il me fixe, comme il lui arrivoit souvent, & d’une manière dont l’idée est difficile à rendre. Pour cette sois, son regard sec, ardent, moqueur & prolongé devient plus qu’inquiétant. Pour m’en débarrasser, j’essayai de le fixer à mon tour; mais en arrêtant mes yeux sur les siens, je sens un frémissement inexplicable, & bientôt je suis forcé de les baisser. La physionomie & le ton du bon David sont d’un bon homme; mais où, grand Dieu! ce bon homme emprunte-t-il les yeux dont il fixe ses amis?»

«L’impression de ce regard me relie & m’agite; mon trouble augmente jusqu’au saisissement: si l’épanchement n’eût succédé, j’étouffois. Bientôt un violent remords me gagne; je m’indigne de moi-même; enfin dans un transport que je me rappelle encore avec délices, je m’élance à son cou, je le serre étroitement; suffoqué de sanglots, inondé de [409] larmes, je m’écrie d’une voix entrecoupée: Non, non David Hume n’est pas un traître; s’il n’étoit le meilleur des hommes il faudroit qu’il en fût le plus noir. David Hume me rend poliment mes embrassemens, & tout en me frappant de petits coups sur le dos, me répete plusieurs fois d’un ton tranquille: Quoi, mon cher Monsieur Eh! mon cher Monsieur! Quoi donc, mon cher Monsieur! Il ne me dit rien de plus; je sens que mon coeur se resserre; nous allons nous coucher, & je pars le lendemain pour la province.»

Dans son narré, M. Hume ne veut supposer que de l’humeur à M. Rousseau: M. Rousseau au contraire n’annonce dans le sien que la triste impression que lui avoient donnée ses soupçons sur la conduite de M. Hume. Il paroît plus naturel qu’une effusion de coeur les suive, que de la voir amenée par la bouderie, ou l’humeur dont les traces sont toujours légeres.

L’homme le plus uniforme, qui est le plus constamment la même, se laisse aller quelquefois à des momens d’humeur, de vivacité, occasionnés par les infirmités, l’embarras des affaires ou les chagrins qui les suivent. Dans ce cas, l’homme le plus juste peut s’oublier & répandre dans son domestique, sur son ami même, les inquiétudes qui l’agitent. Un instant de réflexion suffit pour lui faire sentir son injustice, il en fait sans peine l’aveu à l’ami qu’il avoir contristé; l’air de bonté qu’il reprend, qu’il redouble même dans son domestique, est l’excuse, & l’aveu tacite de son humeur. Il serait plus noble & plus grand sans doute de l’avouer tout haut, & ce seroit peut-être un moyen pour se garantir des rechûtes; mais l’amour-propre [410] mal entendu s’oppose à des aveux, qu’on estimeroit humilians vis-à-vis des gens que l’éducation & l’usage nous ont appris à regarder, non comme des hommes, mais comme nos inférieurs: tel est le train de la vie ordinaire.

Dans celui de l’amitié, si l’on n’est point à l’abri de quelques nuages passagers, on connaît du moins rarement les orages terribles qui sont plus fréquens en amour; mais lorsque des soupçons violens s’élevent dans le sein d’une ame tendre contre un ami chéri, elle sent troubler tout son être, l’amour-propre peut la forcer à garder le silence, sur les griefs qu’elle a, ou croit avoir; l’amitié les rompt bientôt, les explications succédent, & les réparations sont toujours en raison de l’offense que croit avoir fait l’ami qui s’estimoit lésé; il se la grossit, l’exagere, tandis que l’autre ami l’atténue & l’affoiblit; leurs coeurs se parlent, leurs yeux se mouillent, & la paix renaît dans leurs embrassemens.

Si l’on veut maintenant faire l’application de l’une de ces deux especes, l’on ne sera je crois, pas embarrassé sur le choix. M. Rousseau n’avoir ni humeur ni bouderie. Il pouvoit avoir mal apprécié la conduite de M. Hume, mais très-certainement il ne pouvoit être sans soupçons: la lettre que M. Hume reclame & qui lui donne un air si triomphant, les confirme & le condamne: s’il l’avoit pesée, lue, il ne lui diroit pas d’un ton presque punique:

«Vous n’avez pas fait attention que j’avois une lettre* [*Page 349.] écrite de votre main, qui ne peut absolument se concilier avec votre récit & qui confirme le mien.»

[411] «C’est celle du 22 mars* [*Page 296.] qui est pleine de cordialité & qui prouve que M. Rousseau ne m’avoit jamais laissé entrevoir aucun de ses noirs soupçons de perfidie sur lesquels il insiste à présent; on voit seulement quelques restes d’humeur sur la chaise.»

Si M. Hume avoit eu sous les yeux cette lettre, comment auroit-il pu concilier sans soupçons, cet assemblage de gratitude sur ses services, & d’inquiétude sur ses sentimens; où mettant, pour ainsi dire; «ses actions d’un côté & ses intentions de l’autre, au lieu de parler des preuves d’amitié qu’il lui avoit données, M. Rousseau le prie de l’aimer à cause du bien qu’il lui a fait, & finit sa lettre, comme je l’ai rapporté, par lui dire: Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur, que j’espere & desire trouver en vous.»

Toutes ces expressions qui se renforcent mutuellement, n’appartiennent en aucune façon à l’humeur, mais aux doutes les plus caractérisés.

Il ne seroit pas honnête de croire que M. Hume les eût vus, sans chercher à les détruire par une explication décisive; il est bien naturel de penser que s’il ne les a pas sentis, ce ne peut être par défaut de jugement, mais par distraction. Jusques-là, on explique bien ou mal, la conduite de M. Hume; il n’est pas aussi aisé de le faire lorsque M. Rousseau dans sa grande lettre, passe du doute à l’accusation, & de celle-ci, à ce qu’il appelle la démonstration, & finit par dire:

[412] «Abymes des deux côtés! je péris dans l’un ou dans l’autre. Je suis le plus malheureux des humains si vous êtes coupable, j’en suis le plus vil si vous êtes innocent. Vous me faites desirer d’être cet objet méprisable. Oui, l’état où je me verrois prosterné, foulé sous vos pieds, criant miséricorde, & faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité, & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon coeur un état d’épanouissement & de joie, après l’état d’étouffement & de mort où vous l’avez mis. Il ne me reste qu’un mot à vous dire. Si vous êtes coupable, ne m’écrivez plus; cela seroit inutile, & surement vous ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent, daignez vous justifier. Je connois mon devoir, je l’aime & l’aimerai toujours quelque rude qu’il puisse être. Il n’y a point d’abjection dont un coeur, qui n’est point né pour elle, ne puisse revenir.»

A tout cela point de réponse de la part de M. Hume.

En finissant la poursuite de ces lettres, je ne puis me refuser d’observer que toutes celles de M. Rousseau partent de son ame diversement affectée, & que celles de M. Hume sortent, pour ainsi dire, toutes armées de sa tête: dans celle du 19 juin* [*Page 307.] il lui demande d’envoyer son consentement pour la pension de la maniere la plus froide. Je ne dis pas ceci pour M. Hume, mais rien n’est si glacé, si repoussant que les services de la plupart des courtisans. Rien n’est si empressé, si ardent que les offres qu’ils en savent faire.

[413] Dans la lettre du 26, l’amour-propre y joue un grand rôle, l’amitié lésée ne s’y fait presque pas sentir.

Dans celle du 22 Juillet,* [*Page 347.] qui doit servir de réponse à la Catilinaire de M. Rousseau, c’est bien autre chose. On voit un homme toujours maître de lui, qui, négligeant le corps des accusations, en secoue une seule branche sans l’arracher. Il rapporte ensuite une lettre de M. Walpole, pour prouver qu’il n’eut aucune part à celle qu’il publia sous le nom du Roi de Prusse. Passant ensuite à l’examen des motifs qui ont déterminé M. Rousseau à lui faire une querelle, à éclater contre lui, car on suppose toujours que c’est lui (& c’est la marotte de Messieurs les Editeurs,) M. Hume discute, si c’est par mauvaise foi, & conclut puissamment, de l’avis de son sage conseil, c’est-à-dire de Messieurs les Editeurs, que c’est par un mélange d’orgueil & de folie.* [*Page 353.] Quoiqu’il doute fort, que dans aucune circonstance de sa vie, M. Rousseau ait joui plus entièrement qu’aujourd’hui de toute sa raison, même dans les étranges lettres qu’il dit qu’il lui a écrites, où l’on trouve des traces bien marquées de son éloquence, & de son génie.

Un mélange d’orgueil & de folie! Lui! M. Rousseau! Eh! Messieurs, mes chers Messieurs! La main sur la conscience. J’en appelle à vous. Car je ne veux pas faire remarquer au Public que vos dernieres raisons sont des sottises, des invectives grossieres. Il vous diroit sans hésiter, ce que Lucien disoit au souverain Dieu de la fable. Jupiter tu te fâches, tu prends foudre, tu as donc tort.

[414] «M. Hume pour prouver qu’il n’en a pas eu d’écrire, ajoute: M. Rousseau m’a dit souvent qu’il composoit les Mémoires de sa vie, & qu’il rendroit justice à lui-même, à ses amis, & à ses ennemis. Comme M. Davenport m’a marqué que depuis sa retraite à Wootton il avoit été fort occupé à écrire, j’ai lieu de croire qu’il achevé cet ouvrage. Rien au monde n’étoit plus inattendu pour moi que de passer si soudainement de la classe de ses amis à celle de ses ennemis; mais cette révolution s’étant faite, je dois m’attendre à être traité en conséquence. Si ces Mémoires paroissent après ma mort, personne ne pourra justifier ma mémoire, en faisant connoître la vérité: s’ils sont publiés après la mort de l’Auteur, ma justification perdra par cela même, une grande partie de son authenticité. Cette réflexion m’a engagé à recueillir les circonstances de cette aventure, à en faire un précis que je destine à mes amis & dont je pourrai faire dans la suite, l’usage qu’eux & moi nous jugerons convenable.»

On pourrroit, sans blesser M. Hume, lui demander quelques preuves de tout ce qu’il dit. Mais passons-lui comme une vérité, que M. Rousseau travaille à faire des Mémoires sur sa vie.

J’ai prouvé en examinant l’avertissement de Messieurs les Éditeurs, que c’étoit eux seuls ou les autres amis de M. Hume qui avoient fait bruyamment connoître ses démêlés; si par hasard le motif de cet éclat leur eut été inspiré par la crainte des futurs Mémoires de M. Rousseau, auxquels on le prétend occupé, ils auroient surement senti qu’il seroit ridicule de justifier M. Hume sur une accusation à venir. Tout le tems qu’elle [415] été entre M. Rousseau & M. Hume, elle n’existoit pas pour le public, il falloit donc, pour la traduire à son tribunal, nécessairement répandre la rupture de ces hommes célebres, noircir M. Rousseau, attendre que le public se récriât contre des imputations sans preuves; alors saisir, comme on dit, la balle au bond, & faire imprimer l’écrit ou mémoire sur lequel ai fait des observations. Ecrit soigneusement préparé, & destiné à l’usage que M. Hume ou ses amis trouveroient bon. On voit l’emploi que leur prudence rafinée leur en a fait faire sous le titre d’Exposé succinct, qui méritoit au moins l’épithete de justification convenablement préparée.

Je ne serai point de réflexions sur un fait aussi énergique. Mais résumant en peu de mots tout ce qui a été dit sur la querelle des deux savans, je rappellerai une vérité commune qui en montre la base. Les hommes ne sont jamais du mal que lorsqu’ils ont intérêt & possibilité de le faire. M. Rousseau soupirant après un état tranquille qu’il alloit chercher en Angleterre, y arrivant sans habitude, ainsi que sans parti, n’avoir ni intérêt ni moyens pour attaquer M. Hume dont il ne connoissoit ni la langue ni les ennemis s’il en a. Cependant il s’est élevé un démêlé entr’eux.

J’ai avancé, non sans raison & sans preuves, que M. Rousseau avoir des ennemis à Geneve, à Paris, & que M. Hume étoit le plastron derriere lequel ils se sont tapis comme des braves; j’ai établi que ces ennemis avoient poursuivi M. Rousseau de Geneve en Suisse, que de concert ils l’avoient attaqué à Londres par d’indignes libelles assez mal déguisés; il est constant que M. Hume est lié avec eux. J’ai prouvé que sous le masque [416] de l’incognito, les mêmes personnes ont publié les démêlés de M. Hume, que vraisemblablement ils avoient ourdis; qu’ils ont fait bruit de ces démêlés pour avoir occasion de produire la justification pochée du docte Breton dont ils ont dirigé, arrangé les matériaux; le motif qui les a fait agir, c’est la haine armée par l’envie.* [*On sent bien, que Vixque tenet lacrymas, cùm nil lacrymabile cernit. Ovid. Je n’ignore pas qu’Ovide a dit quia au lieu de cûm.] L’on a vu dans cet écrit hâtivement fait, leurs moyens & leur but, qui étoit de perdre M. Rousseau en cherchant à le couvrir tout-à-la-fois, des traits poignans du ridicule & de la noirceur de l’ingratitude. Trop de personnes auroient à rougir, si j’observois que rire d’une méchanceté lâchée sur un homme souffrant & persécuté, n’est pas d’une belle ame; je croirois offenser le public, M. Rousseau, & me manquer à moi-même, si je cherchois à laver ce philosophe d’un vice qui n’est connu que des ames viles. Je ne dirai rien de plus à ses scientifiques ennemis.

FIN.

public domain mark