JEAN JACQUES ROUSSEAU

PIECES RELATIVES
A LA PERSECUTION SUSCITEE A MOTIERS-TRAVERS
CONTRE M. J. J. ROUSSEAU

LETTRE
A M***

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 125-155 (1782).]

[127]

LETTRE
A M***.

Vous me demandez, Monsieur, des détails sur la nouvelle tracasserie que vient d’essuyer M. Rousseau, dans l’asyle qu’il s’étoit choisi. Cet écrivain, célebre par ses malheurs presqu’autant que par sa plume, intéresse vivement la sensibilité de votre coeur, & vous voulez que je n’omette rien, pas la plus petite circonstance. Ah! Monsieur, c’est trop exiger de moi. J’ignore la plupart des moyens mis en œuvre par les ennemis de M. Rousseau; j’ignore la plupart de leurs motifs, mais par ceux qui sont parvenus à ma connoissance, je ne me sens pas encouragé à la recherche des autres. J’affligerois votre coeur droit & bon, je flétrirois le mien, en cavant ces motifs & ces moyens. Laissons à la méchanceté le soin de ramasser ces horreurs, à la satire le plaisir cruel d’en offrir le tableau; moi, je veux me borner à lier par un narré exact, & éclaircir par quelques notes, les différens écrits qui ont paru, & qui peuvent servir de pieces à ce procès.

Il faut d’abord vous rappeller, Monsieur, que dans les derniers mois de l’année précédente, quelques particuliers de ce pays ayant proposé à M. Rousseau, sous des conditions acceptées par lui, d’entreprendre une édition générale de ses ouvrages tant manuscrits que déjà publiés, en avoient, sur leur premiere requête, obtenu la permission du Gouvernement. Cette entreprise très-lucrative, tenta la cupidité & fit des [128] mécontens de ceux qui ne purent y avoir part. Elle étoit d’ailleurs avantageuse à l’Auteur, à qui elle assuroit un état médiocre, mais suffisant à ses besoins & conforme ses desirs, & par là, sans doute, elle déplut à ses ennemis. C’est dans ces circonstances que parurent les Lettres écrites de la Montagne, ouvrage qui a servi de fondement ou de prétexte à la tracasserie dont je dois vous rendre compte. Vous savez, Monsieur, que ces Lettres reçues avec avidité, dévorées avec fureur, furent proscrites ou brûlées dans quelques Etats. Pour nous, nous demeurâmes tranquilles spectateurs de ces feux de joie, jusques à la fin de Février, que le zele de notre clergé, si long-tans assoupi, eut reçu tous les alimens nécessaires pour produire un embrasement. Alors la vénérable Classe (c’est le corps des Pasteurs de ce pays), dénonça au Gouvernement & au Magistrat municipal les Lettres Écrites de la Montagne, comme un ouvrage impie, abominable, &c. &c. en sollicita la proscription, ainsi que la suppression du consentement accordé pour l’édition projettée.

Cette démarche de la vénérable Classe contraste si singuliérement avec le silence qu’elle a gardé sur Emile* [*Et sur la lettre à l’Archevêque de Paris. II est vrai que cette lettre, non plus qu’Emile, n’attaquoit point le Clergé Protestant.] lorsqu’il parut, & que son Auteur fut admis à la communion, que l’on seroit tenté d’y soupçonner un intérêt personnel, si l’on ne savoit positivement que les membres de ce sacré College, les plus zélés à poursuivre la proscription des Lettres de la Montagne, étoient ceux précisément qui ne les avoient pas lues.

Le conseil d’Etat ne prit point feu sur ces especes de remontrances [129] mais le Magistrat municipal proscrivit l’ouvrage en question. Le héraut chargé de cette fonction publique s’en acquitta au mieux, en annonçant ces lettres prohibées comme attaquant tout ce qu’il y a de plus repréhensible dans notre sainte religion. Que dites-vous, Monsieur, de cette méprise? convenez qu’elle ne pouvoit être plus heureusement bête.

Cependant la vénérable Classe s’ajourna au 13 Mars pour juger l’Auteur, qui bien informé de la fermentation que ce corps pouvoit occasionner dans l’Etat, crut en bon citoyen devoir conjurer l’orage, & remit à M. le Professeur de M***. son Pasteur, l’Ecrit suivant, pour être communique à la vénérable Classe.

«Par déférence pour M. le Professeur de M***. mon Pasteur, & par respect pour la vénérable Classe, j’offre,* [*Cette offre connue de notre public, seulement depuis 15 jours, a fait revenir beaucoup d’honnêtes-gens de la prévention qu’on étoit parvenu à leur inspirer contre M. Rousseau. Et ce fait explique allez naturellement la raison du silence mystérieux gardé jusqu’àlors sur cette déclaration] si on l’agrée, de m’engager, par un Ecrit signé de ma main, à ne jamais publier aucun nouvel ouvrage sur aucune matiere de religion, même de n’en jamais traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrois publier sur tout autre sujet; & de plus, je continuerai à témoigner par mes sentimens & par ma conduite, tout le pris, mets au bonheur d’être uni à l’Eglise.»

«Je prie M. le Professeur de communiquer cette déclaration à la vénérable Claire. Fait à Motiers le 10 Mars 1765.»

Signé J. J. ROUSSEAU.

[130] Vous qui connoissez l’Étendue de la charité chrétienne, qui aimez la paix & la tranquillité, vous croyez que la vénérable Classe, sur la lecture de cet écrit, se hâta de l’accepter, publier, & consigner en lettres d’or dans ses registres. Détrompez-vous, Monsieur, & devinez, si vous le pouvez, les motifs qui déterminerent notre clergé à ne rien répondre à M. Rousseau sur cette offre, à ne point la faire transpirer dans le public, & à précipiter d’un jour, le jugement de cette affaire.

Devinez encore les raisons du silence inviolable promis & juré par tous les membres assistans, tant sur les questions à adresser à M. Rousseau, que sur tout ce qui s’étoit passé, ou se passeroit dans ce Synode inquisitorial? Silence bien important, puisque les membres du clergé qui n’avoient pas assisté* [*Nous saisissons cette occasion pour rendre gloire à la vérité, & hommage à ceux de nos Pasteurs qui dans cette affaire, & dans plusieurs autres, ont par leurs sentimens mérité l’honneur d’être suspects à leur Corps.] aux délibérations, n’en purent pénétrer le secret. Vaine précaution! Ce secret impénétrable étoit connu long-tans avant que la Classe en eût délibéré. Ceux qui ont la correspondance de la Cour, avoient eu le tans d’en informer le Roi, & cela sur des avis venus de Paris & de Geneve. Vous êtes étonné, Monsieur, & moi aussi. Le fait n’en est pas moins vrai.

«Le Roi trouve très-mauvais que vos compatriotes s’acharnent sur un homme qu’il protege, & il a déclaré qu’il se ressentiroit vivement contre ceux qui persisteroient à persécuter M. Rousseau. Je le tiens de la bouche même du Roi. Vous pouvez le dire à qui vous voudrez.»

C’est en ces termes que dans sa lettre du 10 Mars, adressée [131] à M. M * * *. Conseiller d’Etat & Procureur-Général, s’exprimoit Mylord Maréchal, cet illustre Breton, si bon juge du mérite, si vrai protecteur du mérite opprimé, si digne en un mot de la confiance & de l’amitié de celui des Rois qui se connaît le mieux en hommes. Confrontez la date de cette lettre avec la distance des lieux, & vous comprendrez qu’il falloit être bien avisé pour avoir de si loin informé la Cour de ce qui devoit se passer dans l’assemblée de notre clergé, fixée au 13 Mars.

Cependant il s’étoit répandu un bruit qui tous les jours recevoit de nouveaux accroissemens. Il existoit, disoit-on, un ouvrage de M. Rousseau, intitulé des Princes. Personne ne l’avoit vu; mais on assuroit pourtant que les Gouvernemens Aristocratiques, & en particulier celui de Berne, y étoient sort maltraités. On poussa les soins officieux jusqu’à écrire de Berne même à M. le Professeur de F* * *. directeur de l’Imprimerie à Yverdun, de demander ce livre à M. Rousseau pour l’imprimer & le répandre, vû que ce seroit une très-bonne affaire. M. Rousseau sentit le but de ces soins officieux, & envoya à M. le Professeur de F * * *. la lettre suivante, le priant de imprimer, & de la répandre.

A Motiers le 14 Mars 1765.

«Je n’ai point fait, Monsieur, l’ouvrage intitulé, des Princes, je ne l’ai point vu, je doute même qu’il existe. Je comprends aisément de quelle fabrique vient cette invention, si comme beaucoup d’autres, & je trouve que mes ennemis se rendent bien justice, en m’attaquant avec des armes si [132]dignes d’eux. Comme je n’ai jamais désavoué aucun ouvrage qui fût de moi, j’ai le droit d’en être cru sur ceux que je déclare n’en pas être. Je vous prie, Monsieur, de recevoir & de publier cette déclaration en faveur de la vérité, & d’un homme qui n’a qu’elle pour sa défense. Recevez mes très-humbles salutations.»

Signé J. J. ROUSSEAU.

Je vous ai dit, Monsieur, que la vénérable Classe précipita d’un jour, le jugement à prononcer sur M. Rousseau. En effet, dans son assemblée du 12 Mars, elle fulmina contre lui, en dépit de la constitution de ce pays, une sentence d’excommunication. Mais fort sagement pour elle, elle supprima cette sentence irréguliere, sur la lettre anonyme qui lui fut adressée, vraisemblablement par un de ses membres. La voici.

«Vous êtes ajournés solemnellement pour juger de J. J. Rousseau ou de ses Lettres de la Montagne. Je n’ai pas entrée au sanctuaire; toutefois souffrez d’ouïr le suffrage d’un de ses meilleurs amis, je veux dire du sanctuaire. Cet avis seroit, que l’Ecrivain dont il est question, en qualité de chrétien qu’il se produit dans le premier volume, n’a gueres besoin que d’être timpanisé, au lieu d’être persécuté chez des Eglises Protestantes; & que comme citoyen dans le second volume, il mériteroit presque d’être canonisé par des Etats républicains, bien loin d’en être décrété. La raison en est, que la tyrannie & le despotisme sont plus a sa portée que l’Evangile & la réformation. Il poursuit l’esprit [133] tyrannique, la manie despotique dans leurs derniers retranchemens, & démêle leurs artifices les plus retors, sans que la beauté enchanteresse de son langage nuise, tant s’en faut, à a vigueur mâle de son raisonnement. Mais pour l’Evangile la réformation, il semble outre-passer certaines choses essentielles qu’il devoit avoir apperçu dans l’un, & ignorer bien des choses utiles, qu’il pouvoit avoir appris dans l’autre. D’ailleurs, c’est un malheur ou un bonheur pour lui, que plus son style est attrayant, moins il est déduisant pour l’endoctrinement de ses difficultés & de ses doutes, parce que plus il se fait lire de sois, plus on sent que c’est une kyrielle de traits évaporés d’une plume fantastique, qui ne touchant que l’imagination, encore faut-il qu’elle soit déjà blessée.»* [*Ce jugement, & tout ce qui le précéde, décele l’État de l’anonyme, & prouve, quoiqu’il en dise, qu’il a de droit & de fait entrée au Sanctuaire.]

«Quant à ce qui regarde la communion, ou l’alternative de la permission ou de la défense de s’approcher de la Table sacrée; qu’il plaira au Souverain de le protéger, ce seroit s’embarquer en l’air pour donner du nez à terre, & hasarder des conflits périlleux, que de vouloir en soustraire le jugement aux consistoires. Leur indépendance a été trop souvent tantôt prétendue, tantôt reconnue par la vénérable Classe elle même: il ne faut pas se contredire;* [*O bon avis, venu si à propos, tu méritois à ton Auteur un beau cierge, & un ex Voto, de la part de la vénérable Classe!] le cas sera peut-être intrigué: il importe également à la religion & À l’Etat qu’elle ne se compromettre pas.* [*Lisez, ne les compromette pas.] Ce qui seul est [134] de sa compétence, c’est l’examen des ouvrages de l’Écrivain, à la propagation desquels il est de son devoir de s’opposer, & par de sages admonitions à lui adressées en personne par le ministere de son Pasteur, pour qu’il ne donne plus rien au public; & par de fortes remontrances au Gouvernement pour que l’octroi de l’Imprimerie projettée, à dessein de les répandre, ou même de les accroître, soit retiré. C’est à quoi il est de sa prudence de se rabattre, & ce sera beaucoup faire que de l’obtenir.* [*Point du tout, rien au contraire de si aisé. Quant au premier chef, il n’y avoit qu’à accepter l’offre ci-dessus. Et quant au second, un mot, un seul mot, à M. Rousseau, eût encore suffi. En voici la preuve.

«Je vous avoue que je ne vois qu’avec effroi l’engagement que je vois prendre avec la Compagnie en question, si l’affaire se consomme;ainsi quand elle manqueroit, je serois très-peu puni. &c. Extrait d’une lettre de M. Rousseau à M***.» Vous ne devez point, s’il vous plaît, passer outre que les associés n’aient le consentement formel du Conseil d’Etat que je doute sort qu’ils obtiennent. Quant à la permission qu’ils ont demandée à la Cour, je doute encore plus qu’elle leur soit accordée. Mylord Maréchal connaît là-dessus mes intentions; il fait que non-seulement je ne demande rien, mais que je suis très-déterminé à ne jamais me prévaloir de son crédit à la Cour pour y obtenir quoique ce puisse être, relativement au pays où je vis, qui n’ait pas l’agrément du Gouvernement particulier du pays même. Je n’entends me mêler en aucune façon de ces choses là, ni traiter qu’elles ne soient décidées.» Extrait d’une autre lettre au même. Cette façon d’envisager l’entreprise projettée, les conditions que M. Rousseau mettoit à son exécution, tout cela étoit connu des six associés entrepreneurs, & ne pouvoit gueres être un secret pour notre public, encore moins pour quelques-uns des membres de la vénérable Classe.] Il est vrai qu’il est d’une dangereuse conséquence d’étendre les droits de la tolérance à des étrangers; ce seroit en quelque façon inviter tous les [135] auteurs ou éditeurs de mauvais livres à chercher leur asyle dans ce pays, & risquer d’en faire une cloaque de toutes sortes de barbouilleurs de ces derniers tans, dont la démangeaison porte principalement contre l’Evangile ou contre les moeurs. Mais ils ne sont pas tous si propres à captiver nos têtes francillones, & nos fréluquets de financiers, ou de miliciens. Et à nouveaux faits, nouveaux plaids. Le renouvellement de l’abus remédieroit sans doute à l’excès du désordre. Au surplus, il y a grand sujet d’être sur ses gardes dans l’assemblée convoquée pour cette affaire, dont on dit que le secret mobile réside dans une capitale voisine, en la personne d’un quidam* [*M. E. B. P. a B] de la gent réfugiée à robe noire, qui voudroit faire montre de son crédit aux D * * *. Aux V***. émules, ou ennemis de notre fameux Rousseau. Ne seroit-il pas honteux à une compagnie de Ministres & de Pasteurs aussi distinguée* [*La robe noire perce encore ici.] dans l’Europe réformée, de se laisser mener dans une matiere religieuse & importante, à l’intrigue d’un ecclésiastique livré à la grandeur mondaine, & guidé par des vues personnelles? Comment l’écouter quand il s’agit de voies à réprimer, ou à ramener un pauvre mécréant, honnête-homme, & de bonne soi, lui qui est en relation étroite avec des gens connus pour forgeurs de contes gras, d’historiettes diffamatoires, ou même pour rénovateurs de systêmes d’impiété ou de matérialisme, & qui pour surcroît de mérite, se trouve créature favorite des ambassadeurs en Suisse d’une Couronne, qui tous les jours [136] fait emprisonner, pendre ses confreres & compatriotes, prédicans du pur Evangile, & se rend par cela même complice des cruautés antichrétiennes du papisme?* [*Lecteur, qui que vous puissiez être, ne vous scandalisez pas de ces expressions. Elles sont consacrées parmi les Prédicans du pur Evangile.] Quel contraste! De quel poids pourront être les suggestions de sa cabale? &c. &c.»

Cette lettre occasionna le 13 Mars une nouvelle délibération, & sur la réquisition de M. de M * * *. pasteur à Motiers, il lui fut donné par écrit, une direction pour faire comparoître en consistoire J. J. Rousseau, & lui adresser les questions suivantes, arrivées peut-être par le même courier qui en portoit la copie à quelques particuliers d’ici: savoir.

1°. Si lui Jean-Jaques ne croyoit pas en Jésus-Christ mort pour nos offenses, & ressuscité pour notre justification.

2°. S’il ne croyoit pas à la révélation, & ne regardoit pas la sainte Ecriture comme divine.

Qu’à défaut de réponses satisfaisantes sur ces questions, lui son pasteur devoit le faire excommunier, sans doute, à quelque prix que ce fût. On est du moins en droit de le juger ainsi, par les menées qui furent employées dans l’Église de Motiers, pour parvenir à cette conclusion, le tout pour la plus grande gloire de Dieu. On intimida la conscience des anciens de cette église, membres du consistoire admonitif; on leur répéta que J. J, Rousseau étoit l’Antechrist, que le salut de la patrie dépendoit de son excommunication, quel les différens corps de l’Etat s’y intéressoient vivement, que les [137] Cantons alliés, en particulier celui de Berne, vouloient renoncer à leur ancienne alliance avec ce pays, si J. J. Rousseau n’Étoit pas excommunié. On fit même semer parmi les femmes du village & des environs, que ce Jean.-Jaques avoit dit dans son dernier ouvrage que les femmes n’avoient point d’ames, & n’étoient au plus que des brutes, & mille autres propos dans ce genre, tous propres à renouveller parmi nous le spectacle du sort de Servet, ou de celui d’Orphée.* [*Ceci n’est ni hasardé, ni exagéré. On connaît ici plus d’un zélé qui pour l’amour de Dieu & de son Paradis, eût volontiers fourni des torches pour un Auto-dàfé. Et les amis de M. Rousseau bénissent encore l’inclémence de la saison qui le retenant chez lui, le soustrait aux fourches dont veulent s’armer nos Bacchantes modernes, pour lui prouver qu’elles ont une ame.]

C’est alors que le prétendu Antechrist, adressa la lettre suivante à M. le Procureur-Général.

A Motiers le 23 Mars 1765.

«Je ne sais, Monsieur, si je ne dois bénir mes miseres, tant elles sont accompagnées de consolations. Votre lettre m’en a donné de bien douces, & j’en ai trouvé de plus douces encore, dans le paquet qu’elle contenoit. J’avois exposé à Mylord Maréchal les raisons qui me faisoient desirer de quitter ce pays pour chercher la tranquillité &pour l’y laisser. Il approuver ces raisons, & il est comme moi d’avis que j’en sorte: ainsi, Monsieur, c’est un parti pris, avec regret, je vous le jure; mais irrévocablement. Assurément tous ceux qui ont des bontés pour moi ne [138] peuvent désapprouver que dans le triste état où je suis, j’aille chercher une terre de paix pour y déposer mes os. Avec plus de vigueur & de santé, je consentirois à faire face à mes persécuteurs pour le bien public: mais accablé d’infirmités, & de malheurs sans exemple, je suis peu propre à jouer un rôle, & il y auroit de la cruauté à me l’imposer. Las de combats & de querelles; je n’en peux plus supporter. Qu’on me laisse aller mourir en paix ailleurs, car ici cela n’est pas possible, moins par la mauvaise humeur des habitans, que par le trop grand voisinage de Geneve; inconvénient qu’avec la meilleure volonté du monde, il ne dépend pas d’eux de lever.»

«Ce parti, Monsieur, étant celui auquel on vouloit me réduire, doit naturellement faire tomber toute démarche ultérieure pour m’y forcer. Je ne suis point encore en état de me transporter, & il me faut quelque tans pour mettre ordre à mes affaires, durant lequel je puis raisonnablement espérer qu’on ne me traitera pas plus mal qu’un Turc, un Juif, un Payen, un Athée; & qu’on voudra bien me laisser jouir pour quelques semaines de l’hospitalité qu’on ne refuse à aucun étranger. Ce n’est pas, Monsieur, que je veuille désormais me regarder comme tel, au contraire l’honneur d’être inscrit parmi les citoyens du pays, me sera toujours précieux par lui-même, encore plus par la main dont il me vient, & je mettrai toujours au rang de mes premiers devoirs le zele & la fidélité que je dois au Roi, comme notre Prince & comme mon protecteur. J’ajoute que J’y laisse un bien très-regrettable, mais dont n’entends [139] point du tout me désaisir. Ce sont les amis que j’y ai trouvés dans mes disgraces, & que j’espere y conserver malgré mon éloignement.»

«Quant à Messieurs les Ministres, s’ils trouvent à propos d’aller toujours en avant avec leur consistoire, je me traînerai de mon mieux pour y comparoître, en quelqu’état que je sois, puisqu’ils le veulent ainsi, & je crois qu’ils trouveront, pour ce que j’ai à leur dire, qu’ils auroient pu se passer de tant d’appareil. Du reste; ils sont fort les maîtres de m’excommunier, si cela les amuse: être excommunié de la façon de M, de V *** m’amusera fort aussi.»* [*On sera surpris sans doute de trouver ce no, célebre à côté de celui de notre vénérable Classe. Ce qui peut avoir donné lieu à cette espece d’amphigouri, est une lettre que M. De V ***. Doit avoir écrite à Paris, & dans laquelle on assure qu’il se faisoit fort de parvenir à chasser le pauvre Rousseau de sa nouvelle Patrie, en dépit de la protection du Souverain.]

«Permettez, Monsieur, que cette lettre soit commune aux deux Messieurs qui ont eu la bonté de m’écrire avec un intérêt si généreux. Vous sentez que dans les embarras où je me trouve, je n’ai pas plus le tans que les termes pour exprimer combien je suis touché de vos soins & des leurs. Mille salutations & respects.»

Signé, J. J. ROUSSEAU.

Douze jours s’étoient écoulés depuis la délibération de la vénérable Classe, lorsqu’enfin le dimanche 23 Mars, le pasteur de Motiers, après avoir, par l’Élection de deux anciens, completté [140] leur nombre requis, & par-là étayé son plan de deux suffrages qu’il pouvoit croire à sa disposition, assembla le consistoire admonitif, & là, après un long préambule, il dépocha ses ordres qu’il accompagna de très-amples réflexions, & conclut enfin comme on devoit s’y attendre. Cet intervalle de douze jours avoit été rigoureusement employé, & si bien mis à profit, que M. de M * * **écrivant à Geneve, s’étoit, dit-on, porté garant que l’excommunication seroit prononcée contre M. Rousseau. Aussi y l’officier du Prince qui assiste dans les assemblées du consistoire, eut beau réclamer les constituions de l’Etat, élever sa voix contre l’espece d’inquisition que la Classe vouloit introduire au mépris de ces mêmes constitutions, & en foulant aux pieds les droits & les libertés des citoyens, cette voix ne fut pas entendue, & la pluralité décida que M. Rousseau seroit cité le 18 à comparoître en consistoire le 29. Ce qui fut signifié & accepté très-poliment de part & autre. Mais au lui de s’y porter en personne, M. Rousseau, suivant l’avis de ses amis, & par de très-bonnes raisons, prit le sage parti de constater par écrit ce qu’il avoit à dire, en adressant au consistoire la lettre suivante accompagnée de sa déclaration à M., de M * * *. lorsqu’en 1761, celui-ci l’avoit admis à la sainte Cene.

Motiers, le 29 Mars 1765.

MESSIEURS,

«Sur votre citation, j’avois hier résolu malgré mon état, de comparoître aujourd’hui par devant vous; mais sentant qu’il [141] me seroit impossible, malgré toute ma bonne volonté, de soutenir une longue séance, &, sur la matiere de soi qui fait l’unique objet de la citation, réfléchissant que je pouvois également m’expliquer par écrit, je n’ai point douté, Messieurs, que la douceur de la charité ne s’alliât en vous au zele de la foi, & que vous n’agréassiez dans cette lettre la même réponse que j’aurois pu faire de bouche aux questions de M. de M * **. quelles qu’elles soient.»

«Il me paroît donc qu’à moins que la rigueur dont la vénérable Classe juge à propos d’user contre moi, ne soit fondée sur une loi positive, qu’on m’assure ne pas exister dans cet Etat;* [*Et qui n’y existera jamais, qu’au plus grand malheur de ses habitans.] rien n’est plus nouveau, plus irrégulier, plus attentatoire à la liberté civile, & sur-tout plus contraire & l’esprit de la religion qu’une pareille procédure en pure matiere de foi.»* [*M. Rousseau pouvoit ajouter que rien ne contraste plus avec la conduite même de notre Clergé, qui vers la fin du siecle parte refusa d’adopter le Consensus, soit la profession de foi reçue par les autres Eglises Protestantes de la Suisse; & cela, pour ne point se gêner la conscience, qui jusqu’à présent à persisté dans ce refus, mais qui pourtant voudroit aujourd’hui imposer sur les particuliers, un joug qu’il a trouvé trop pesant pour le porter lui-même. Que nos Ministres commencent du moins par bien établir leur profession de foi uniforme & orthodoxe: en attendant, nous nous souviendrons de ce fait si récent, que dans la derniere édition d’un petit ouvrage reçu dans cet Etat à l’usage des écoles publiques, édition faite sous la seule direction de nos Pasteurs, & sans la participation requise du Magistrat, plusieurs passages de l’Ecriture sainte, se trouvent supprimés, sans doute par de bonnes raisons, entr’autres ceux-ci.

«Il y en a trois qui rendent témoignage dans le Ciel; le Pere, la Parole & le Saint Esprit; & ces trois-là sont un. I. Epître de S. Jean chap. 5. v. 7.»

«Que toutes choses se fassent avec bienséance & avec ordre. I. Epître aux Corinth. chap. 14. v. 40.»

«Ces trois choses demeurent, la foi, l’espérance & la charité, mais la plus grande est la charité. Idem, chap. 13.v. 13.»

Voyez encore la premiere Epître à Timothée chap. 1. v. 5. L’Evangile selon S. Jean, chap. 5 v. 39. & v. 58. L’Epître aux Romains, chap. 10. v. 9. & 13. L’Epître à Tite, chap. 3. v. 8. La premiere Epître de S. Pierre, chap. 3. V. 13. L’Epître de S. Jude, v. 20. & 21. &c. &c. &c.

A la bonne heure que notre Clergé cherche à innover dans la doctrine reçue! mais vouloir à l’instruction unir l’inquisition, c’est trop prétendre dans un pays dont chaque citoyen suce avec le lait de sa nourrice, l’amour de la liberté & de ses droits. Que nos Pasteurs se rappellent les flots de sang dont une semblable prétention inonda les Pays-Bas, & surement l’esprit de corps cédera avec attendrissement ou avec effroi, à l’esprit de patriotisme.]

[142] «Car Messieurs, je vous supplie de considérer que, vivant depuis long-tans dans le sein de l’église, & n’étant ni Pasteur, ni Professeur, ni chargé d’aucune partie de l’instruction publique, je ne dois être soumis, moi particulier, moi simple fidèle, à aucune interrogation, ni inquisition sur la soi: de telles inquisitions, inouïes dans ce pays, sapant tous les fondemens de la réformation, & blessant à la fois la liberté évangélique, la charité chrétienne, l’autorité du Prince & les droits des sujets, soit comme membres de l’église, soit comme citoyens de l’Etat. Je dois toujours compte de mes actions & de ma conduite aux loix & aux hommes; mais puisqu’on n’admet point parmi nous d’église infaillible qui ait droit de prescrire à ses membres ce qu’ils doivent croire, donc, une fois reçu dans l’église, je ne dois plus qu’à Dieu seul compte de ma foi.»

«J’ajoute à cela que lorsqu’après la publication de l’Emile, [143] je sus admis à la communion dans cette paroisse, il y a près de trois ans, par M. de M* * *. je lui fis par écrit une déclaration dont il sut si pleinement satisfait, que non-seulement il n’exigea nulle autre explication sur le dogme, mais qu’il me promit même de n’en point exiger. Je me tiens exactement à sa promesse, & sur-tout à ma déclaration: quelle inconséquence, quelle absurdité, quel scandale ne seroit-ce point de s’en être contenté, après la publication d’un livre où le christianisme sembloit si violemment attaqué, & de ne s’en pas contenter maintenant, après la publication d’un autre livre, où l’Auteur peut errer, sans doute, puisqu’il est homme, mais où du moins il erre en chrétien,* [*Ajoutez, & avec un des arc-boutans de la Réformation, le célebre Théodore de Beze, que l’on ne fit pourtant pas marcher en consistoire pour avoir dit dans une note sur les versets 23. & 24. du chap. 2. de l’Evangile selon S. Jean, non satis tuta fides eorum qui miraculis nituntur. Il est vrai que de son tans réformation n’étoit pas un mot vide de sens.] puisqu’il ne cesse de s’appuyer pas à pas sur l’autorité de l’Evangile? C’étoit alors qu’on pouvoit m’ôter la communion, mais c’est à présent qu’on devroit me la rendre. Si vous faites le contraire, Messieurs, pensez à vos consciences; pour moi, quoiqu’il arrive, la mienne est en paix.»

«Je vous dois, Messieurs, & je veux vous rendre toutes sortes de déférences, & je souhaite de tout mon coeur qu’on n’oublie pas assez la protection dont le Roi m’honore, pour me forcer d’implorer celle du Gouvernement.»

«Recevez, Messieurs, je vous supplie, les assurances de tout mon respect.»

[144] «Je joins ici la copie de la déclaration sur laquelle je fus admis à la communion en 1761, & que je confirme aujourd’hui.»

Signé, J. J. ROUSSEAU.

Quoique la déclaration dont il est fait mention, ait paru depuis long-tems, j’ai cru ne pas devoir la supprimer ici

La voici donc:

MONSIEUR,

«Le respect que je vous porte, & mon devoir comme votre paroissien, m’obligent, avant que d’approcher de sainte Table, de vous faire de mes sentimens en matiere de foi, une déclaration devenue nécessaire par l’étrange préjugé pris contre un de mes écrits.»

«II est fâcheux que les Ministres de l’Evangile se fassent en cette occasion les vengeurs de l’Eglise Romaine, faute d’avoir voulu m’entendre, ou saute même de m’avoir lu.»

«Comme vous n’êtes pas, Monsieur, dans ce cas-là j’attends de vous un jugement plus équitable: quoi qu’il en soit, l’ouvrage porte en soi tous ses éclaircissemens, & comme je ne pourrois l’expliquer que par lui-même, je l’abandonne tel qu’il est au blâme ou à l’approbation des sages, sans vouloir ni le défendre, ni le désavouer.»

«Me bornant donc à ce qui regarde ma personne, je vous déclare, Monsieur avec respect, que depuis ma réunion à l’Église dans laquelle je suis né, j’ai toujours fait de la religion chrétienne réformée une profession d’autant moins [145] suspecte, que l’on n’exigeoit de moi, dans le pays où j’ai vécu, que de garder le silence, & laisser quelque doute à cet égard, pour jouir des avantages civils dont j’étois exclu par ma religion; je suis attaché de bonne foi à cette religion véritable & sainte, & je le serai jusqu’à mon dernier soupir, je desire d’être toujours uni extérieurement à l’église, comme je le suis dans le fond de mon coeur; & quelque consolant qu’il soit pour moi de participer à la communion des fideles, je le desire je vous proteste, autant pour leur édification que pour mon propre avantage, car il n’est pas bon que l’on pense qu’un homme de bonne foi qui raisonne, ne peut être un membre de Jésus-Christ.»* [*Il ne tiendra pourtant pas au Clergé Chrétien que l’on pense comme cela.]

«J’irai, Monsieur, recevoir de vous une réponse verbale, & vous consulter sur la maniere dont je dois me conduire en cette occasion, pour ne donner ni surprise au Pasteur que j’honore, ni scandale au troupeau que je voudrois édifier.»

Après bien des difficultés de la part du Pasteur pour la réception de ces deux écrits, l’officier du Prince l’emporta, & obtint que lecture en fût faite. M. de M * * *. contre l’ordre naturel des choses, débuta par la déclaration; lecture qu’il accompagna de fréquens mouvemens d’épaule, ou qu’il coupa par différens commentaires, tous fort expressifs, fort édifians, mais très-singuliers dans un Pasteur qui, depuis deux ans demi, trouvoit cette même déclaration suffisante pour en admettre l’auteur à sa communion.

[146] Ce n’est pas la seule indécence dont l’assemblée fut témoin: l’homme de Dieu tenta d’interrompre l’homme du Prince, pendant que celui-ci opinoit; & voyant la tournure que prenoit la délibération, il osa proposer de la renvoyer à un autre jour, sous le prétexte frivole & inoui de l’absence d’un des anciens, sur le suffrage duquel il croyoit sans doute pouvoir compter. Ses efforts inutiles de ce côté, il les tourna d’un autre, & sans pudeur, prétendit deux voix en chapitre, lui qui par délicatesse auroit, dans ce cas particulier dû s’abstenir de voter, par cela même qu’il étoit censé partie dans cette affaire, comme représentant de la vénérable Classe, en vertu de la direction qu’il en avoit exhibée, & à laquelle il demandoit que l’on se conformât dans la délibération; mais il vouloit l’emporter per fas & nefas.

A l’issue du consistoire, son mécontentement éclata contre ceux des anciens qui n’avoient pas opiné du bonnet avec lui. II leur reprocha avec aigreur de n’avoir pas écouté la voix de leur conducteur spirituel: il est plus sûr pour nous d’écouter celle de la conscience, lui répondirent-ils.

Ils avoient en effet eu le tans de faire leurs réflexions, & de comprendre par la conduite même de ce guide spirituel, combien on les avoit abusés, à quelles fausses démarche on vouloit les entraîner; & craignant les suites qu’elles pouvoient avoir, quatre d’entr’eux adresserent au Conseil d’Etat, juge d’ordre, la requête que vous trouverez ci-après.

Mais arrêtons-nous un moment. Je vois d’ici votre surprise, & je vous entends, Monsieur, me répétant d’après Boileau:

Tant de fiel entre-t-il dans l’ame des dévots!

[147] me demander, ce fiel d’où peut-il provenir? Quelle est la raison suffisante de cette furieuse animosité? Un Pasteur donc M. Rousseau a parlé deux fois avec éloges,* [*Voyez la lettre à M. l’Archevêque de Paris. Voyez encore le volume des écrites de la Montagne, pag. 16). À la note.

A propos de ces éloges, une dame d’ici qui connoit bien son monde, dit plaisamment qu’elle avoit été, comme bien d’autres, scandalisée des Ouvrages de M. Rousseau, de ses assertions, il est vrai, plus que de ses doutes, alléguant en preuve les deux citations ci-dessus. Chacun fut de son sentiment, & lorsque cette plaisanterie parvint à M. Rousseau, il répondit dans l’amertume de son coeur: Oui, je dois avoir compris qu’il ne faut louer aucun homme d’Eglise de son vivant] doit avoir eu de grands motifs pour démentir lui-même ces éloges! Sans doute, Monsieur: aussi se dit-on à l’oreille, ce mot du guet sacré, Auri sacra fames.

Voilà tout ce que dirai; devinez le reste, & passons à la requête des anciens.

A Monsieur le Président & à Messieurs du Conseil d’Etat.

MESSIEURS,

«Les anciens soussignés membres du Consistoire admonitif de Motiers & Boveresse, prennent la liberté d’exposer à Vos Seigneuries, disant, qu’infiniment alarmés d’être requis à délibérer sur un cas qui surpasse nos foibles connoissances, nous venons supplier Vos Seigneuries de vouloir nous donner une direction pour notre conduite sur les trois chefs suivans.»

«1°. Si nous sommes obligés de sévir & scruter sur les croyances & sur la foi?»

[148] «A ce premier article, nous avouons ingénument notre peu de suffisance pour la Théologie, estimant que l’on ne peut raisonnablement en exiger de nous, ayant toujours cru que le devoir de notre charge étoit borné à simplement délater & réprimer les déréglemens scandaleux, & l’irrégularité des moeurs, sans vouloir empiéter sur l’Autorité Souveraine de qui nous dépendons.»* [*O bonnes gens, vrais Helvétiens! vous n’avez donc pas encore appris à faire céder en toute sureté de conscience vos devoirs de sujets à un peu de complaisance pour vos conducteurs spirituels?]

«2°. Si un Pasteur peut & doit avoir deux voix délibératives dans son consistoire?»

«Sur ce second chef, le consistoire de Motiers & Boveresse est composé de six anciens, ayant M. son Pasteur pour président; & cette maxime une fois introduite, les anciens ne serviroient dans les délibérations que d’ombres,* [*Et c’est précisément ce que l’on veut que vous soyez, tant que vous vous mêlerez d’avoir un sentiment à vous.] à moins de l’unanimité entr’eux.»

«Et enfin si M. le Diacre du Val-de-Travers a droit de séance & de voix délibérative dans le consistoire de Motiers & Boveresse?»

«A ce dernier article, il nous paroît que si Monsieur le Diacre veut se prêter à la correction, il doit aussi s’employer à l’instruction & à l’édification, & que Messieurs les Pasteurs ne doivent point lui empêcher de faire les catéchismes qu’il doit légitimement à la chapelle de Boveresse.»* [*Pour entendre ceci, il faut savoir que sur la demande des Pasteurs, les communautés du Val-de-Travers qui avoient une fondation pour un Régent d’École, consentirent à supprimer cette place, & en transmettre la pension à celle d’un Diacre chargé de soulager le Clergé dans ses fonctions. Ceux de Boveresse réserverent que le Diacre viendroit tous les quinze jours faire un catéchisme dans leur Chapelle, afin que leurs enfans ne restassent point privés de toute instruction. Ce qui fut convenu & accordé. Hélas! depuis dix ans, les pauvres gens plaident pour leur catéchisme & pour leur Chapelle délaissée. On les laisse crier, & bien différens des Pasteurs de la primitive Eglise, qui bravant les croix & les bûchers, couroient gratis solliciter les peuples à recevoir leurs instructions, les nôtres, mieux avisés, trouvent plus doux & plus commode de borner leur sollicitude pastorale à être exacts à l’échéance de la Prébende. On doit pourtant cet aveu à la vérité, c’est que la Prébende en question est un objet très-minime, & ne sauroit payer à sa valeur une chose aussi précieuse que l’instruction dont elle est le salaire.]

[149] «Oui, Messeigneurs, le premier article de nos très-humbles représentations nous alarme, puisqu’il surpasse & notre pouvoir & nos foibles connoissances, & les deux seconds nous intéressent d’autant, qu’attachés à notre devoir, & jaloux de le remplir, nous pourrions être repris, pendant que nous serions parfaitement innocens. Nous nous flattons donc, dès-là, que Vos Seigneuries voudront bien nous diriger par leur arrêt, & ce nous sera un nouveau motif d’adresser à Dieu les voeux les plus sinceres pour la conservation de Messieurs du Conseil d’Etat.»* [*Les quatre dignes anciens qui ont composé & signé cette requête méritent d’être connus par leurs noms que voici: A. H. Bezencenet, A. Favre, L. Barrelet, A. Jeanrenaud.]

Sur cette requête présentée le premier de ce mois, le Gouvernement jugea convenable d’expédier sur le champ ces ordres préliminaires.

[150]

Du premier Avril.

«Vu en Conseil les relations de M. Martinet, Conseiller d’Etat, Capitaine & Châtelain du Val-de-Travers; en date des 25 & 30 Mars dernier, au sujet de ce qui s’est passé en consistoire admonitif dimanche 24 & vendredi 29 dudit mois, par rapport au Sieur Rousseau; ensemble les représentations des quatre anciens d’Eglise, Favre, Bezencenet, Barrelet & Jeanrenaud, & délibéré, il a été dit qu’on approuve en entier la conduite de mondit Sieur le Châtelain, & qu’en attendant que les ordres sur le fond de cette affaire lui parviennent, il doit apprendre au Sieur Rousseau que le Conseil le sera jouir de toute la protection que le Roi lui accorde, de la bienveillance dont Mylord Maréchal l’honore, & de celle qui lui est due, comme sujet de cet Etat; & qu’en conséquence on le dispense de comparoître sur toutes & telles citations qui pourroient lui être adressées de la part dudit consistoire, toutes ses opérations étant sursises à son égard, en attendant qu’il soit donné dans peu un ordre définitif qui mette cette affaire en regle.»

Le lendemain intervint l’arrêt suivant.

Du 2 Avril.

«Sur la requête des anciens du consistoire de Motiers & Boveresse, &c. Il a été dit, qu’on loue & approuve la délicatesse, & les sages intentions des quatre anciens qui ont présente la présente requête, & pour répondre aux [151] trois articles qu’elle renferme, le Conseil prononce sur le premier.»

«Que comme le consistoire admonitif n’a pour objet que les désunions & les mauvaises moeurs, & les scandales, il n’est point de sa compétence de s’ingérer dans d’autres affaires; & qu’il n’a sur-tout aucune autorité pour se faire rendre compte de la croyance & de la foi d’une personne, qu’il en a bien moins encore pour sévir en pareille cause, puisqu’il dépend d’un supérieur à qui il doit rapporter ce qu’il découvre important en ce genre, & à qui seul il appartient d’en faire la recherche, suivant sa prudence, & la punition si le cas l’exige, suivant la forme judicielle & la loi; conséquemment que lesdits quatre anciens seront fondés à refuser d’en connoître, & juger, même en étant requis par le Pasteur, ne devant se prêter en aucune maniere aux entreprises contraires aux constitutions de l’Etat, dans lesquelles on pourroit chercher à les faire entrer.»* [*Ministres d’un Dieu de paix, qui veut que l’on soit soumis aux Puissances, notez ceci!]

Quant au second article.

«Qu’il n’a jamais été d’usage que le Pasteur président au consistoire admonitif ait plus d’une simple voix, & que tel qui en prétendroit une double, seroit réprimé comme il conviendroit, & contenu en ses vrais fonctions; qu’il ne lui est même pas permis de porter en consistoire h résultat, soit les conclusions de la compagnie des Pasteurs, dont le consistoire ne peut, & ne doit être affecté; cette compagnie n’ayant aucune autorité sur lui; qu’un Pasteur peut [152] bien à la vérité la consulter pour sa direction particuliere, & même suivre cette direction, si cela lui convient, mais qu’elle ne doit gêner en rien l’entiere liberté des suffrages des autres membres dudit consistoire, quels qu’ils soient; ce que tout officier qui y assiste doit faire exactement observer.»

Et quant au troisieme article de la requête ci-dessus.

«II est ordonné à M. Martinet Conseiller d’Etat, Capitaine & Châtelain du Val-de-Travers, de rechercher, non-seulement ce qui s’est pratiqué depuis un tans, mais de plus, ce qui peut avoir été statué de fondation ou dans la suite, touchant le prétendu droit de séance du Diacre du Val-de-Travers dans le consistoire admonitif de Motiers & Boveresse; & sur son rapport, il en sera ordonné comme il conviendra.»* [*Cet arrêt émané du Juge d’ordre, en servant de piece justificative aux faits allégués ci-dessus, fait encore l’éloge de notre Gouvernement, & devient pour tout bon citoyen de cet Etat, un titre aussi précieux, que la grande Chartre peut l’être aux Anglois.]

Voilà, Monsieur, à quoi en sont les chose s. II faut espérer que la vénérable Classe aura en cette occasion assez de bon sens pour s’appliquer cette maxime, noli movere camarinam, & assez de patriotisme pour se tranquilliser,* [*On assure que c’est en effet le parti que veut prendre notre Clergé, & que M. de W***. se tranquillise aussi dans le doux espoir que sous autre regne, les choses iront mieux pour lui & pour la vénérable Classe. Ce trait manquoit encore à l’éloge du Souverain sous le regne duquel nous avons le bonheur de vivre.] sur-tout après la lettre que M. Rousseau vient d’adresser à M. le Procureur Général, & que je vais vous transcrire pour faire la clôture de la mienne.

[153]

A Motiers le 9 Avril 1765.

«Permettez, Monsieur, qu’avant votre départ, je vous supplie de joindre à tant de soins obligeans pour moi, celui de faire agréer à Messieurs du Conseil d’Etat mon profond respect, & ma vive reconnoissance. Il m’est extrêmement consolant de jouir, sous l’agrément du Gouvernement de cet Etat, de la protection dont le Roi m’honore & des bontés de Mylord Maréchal; de si précieux actes de bienveillance m’imposent de nouveaux devoirs que mon coeur remplira toujours avec zele, non-seulement en fidele sujet de l’Etat, mais en homme particuliérement obligé à l’illustre Corps qui le gouverne. Je me flatte qu’on a vu jusqu’ici dans ma conduite une simplicité sincere, & autant d’aversion pour la dispute que d’amour pour la paix. J’ose dire que jamais homme ne chercha moins à répandre ses opinions, & ne fut moins auteur dans la vie privée & sociale; si dans la chaîne de mes disgraces, les sollicitations,* [*Sollicitations venues de Geneve même, multipliées, & réitérées pendant plusieurs mois, & auxquelles il n’est pas étonnant que l’amitié, le devoir & l’honneur aient fait céder M. Rousseau. Ce qui est étonnant, c’est qu’on ait voulu voir dans ces Lettres écrites de la Montagne ce qui ne s’y trouve pas. Pour moi, j’avoue de bonne foi, au risque du Haro, que la conduite sage, réservée & patriotique* [*Quoi qu’en dise l’Auteur des Dialogues entre un citoyen de Geneve & un Etranger, qui fait parler son citoyen comme un enfant: & son étranger comme un étranger.] tenue par la Bourgeoisie de Geneve, depuis la publication de cet ouvrage, m’a paru cadrer exactement avec les maximes & les conseils que respirent ces lettres. Je comprends pourtant qu’avec moins d’amour que moi pour la Liberté, & moins d’aversion pour le Despotisme, l’on peut ne pas approuver la publicité de cet ouvrage, & travailler à faire mériter à son Auteur le titre de Confesseur de la vérité la liberté.] le devoir, l’honneur même m’ont forcé de prendre la plume pour ma défense, & pour celle d’autrui, [154] je n’ai rempli qu’à regret un devoir si triste, & j’ai regardé cette cruelle nécessité, comme un nouveau malheur pour moi. Maintenant, Monsieur, que graces au ciel, j’en suis quitte, je m’impose la loi de me taire; & pour mon repos & pour celui de l’Etat où j’ai le bonheur de vivre, je m’engage librement, tant que j’aurai le même avantage, à ne plus traiter aucune matiere qui puisse y déplaire, ni dans aucun des Etats voisins. Je ferai plus, je rentre avec plaisir dans l’obscurité, où j’aurois dû toujours vivre, & j’espere sur aucun sujet ne plus occuper le public de moi. Je voudrois de tout mon coeur offrir à ma nouvelle patrie un tribut plus digne d’elle; je lui sacrifie un bien très-peu regrettable, & je préfére infiniment au vain bruit du monde, l’amitié de ses membres, & la saveur de ses chefs.»

«Recevez, Monsieur, je vous supplie, mes très-humbles salutations.»

Signé J. J. ROUSSEAU.

J’ai l’honneur, &c. &c.

Neufchâtel 14 Avril 1765.

[155] P.S. En revoyant ma lettre, je m’apperçois, Monsieur, que j’ai mal tenu mes engagemens, & que j’ai perdu de vue le projet de ne point m’appesantir sur les détails. Que voulez-vous? C’est la marche du coeur. Insensiblement il s’échausse, sur-tout en si beau sujet de parler. Je ne me flatte pourtant pas de vous avoir tout dit, & c’est précisément ce qui me tranquillise.

FIN.

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