JEAN JACQUES ROUSSEAU

[601]

RÉPONSE
A UNE LETTRE ANONYME

dont le contenu se trouve en Caractere Italique dans cette Réponse.

[1758 / 1782 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VI, pp. 601-605.]

Je suis sensible aux attentions dont m’honorent ces Messieurs que je ne connois point; mais il faut que je réponde à ma maniere; car je n’en ai qu’une.

Des gens de Loix qui estiment, &c. M. Rousseau, ont été surpris & affligés de son opinion, dans sa Lettre à M. d’Alembert, sur le Tribunal des Maréchaux de France.

J’ai cru dire des vérités utiles. Il est triste que de telles vérités surprennent; plus triste, qu’elles affligent; & bien plus triste encore, qu’elles affligent des gens de Loi.

Un Citoyen aussi éclairé que M. Rousseau.

Je ne suis point un Citoyen éclairé; mais seulement un Citoyen zélé.

N’ignore pas qu’on ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Je l’ignorois: je l’apprends, mais qu’on me permette à mon tour une petite question. Bodin, Loisel, Fénelon, Boulainvilliers, l’Abbé de S. Pierre, le Président de Montesquieu, le Marquis de Mirabeau, l’Abbé de Mabli, tous bons François & gens éclairé, ont-ils ignoré qu’on ne peut justement [602] dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation? On a tort d’exiger qu’un Etranger soit plus savant qu’eux sur ce qui est juste ou injuste dans leur pays.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Cette maxime peut avoir une application particuliere & circonscrite, selon les lieux & les personnes. Voici la premiere fois, peut-être, que la justice est opposée à la vérité.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Si quelqu’un de nos Citoyens m’osoit tenir un pareil discours à Geneve, je le poursuivrois criminellement, comme traître à la Patrie.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

II y a dans l’application de cette maxime quelque chose que je n’entends point. J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve, imprime un Livre en Hollande, & voilà qu’on lui dit en France qu’on ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les défauts de la Législation! ceci me paroît bizarre. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’être votre compatriote; ce n’est point pour vous que j’écris; je n’imprime point dans votre pays; je ne me soucie point que mon Livre y vienne; si vous me lisez ce n’est pas ma faute.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Quoi donc! si-tôt qu’on aura fait une mauvaise institution dans quelque coin du monde, à l’instant il faudra que tout [603] l’Univers la respecte en silence? Il ne sera plus permis à personne de dire aux autres Peuples qu’ils seroient mal de l’imiter? Voilà des prétentions assez nouvelles, & un fort singulier droit des gens.

Les Philosophes sont faits pour éclairer le Ministere, le détromper de ses erreurs, & respecter ses fautes.

Je ne fais pourquoi sont faits les Philosophes, ni ne me soucie de le savoir.

Pour éclairer le Ministere.

J’ignore si l’on peut éclairer le Ministere.

Le détromper de ses erreurs.

J’ignore si l’on peut détromper le Ministere de ses erreurs.

Et respecter ses fautes.

J’ignore si l’on peut respecter les fautes du Ministere.

Je ne sais rien de ce qui regarde le Ministere; parce que ce mot n’est pas connu dans mon pays & qu’il peut avoir des sens que je n’entends pas.

De plus, M. Rousseau ne nous paroît pas raisonner en politique.

Ce mot sonne trop haut pour moi. Je tâche de raisonner en bon Citoyen de Geneve. Voilà tout.

Lorsqu’il admet dans un Etat une autorité supérieure à l’autorité souveraine.

J’en admets trois seulement. Premiérement, l’autorité de Dieu, & puis celle de la Loi naturelle qui dérive de la constitution de l’homme, & puis celle de l’honneur plus forte sur un cœur honnête que tous les Rois de la terre.

Ou du moins indépendante d’elle.

[604] Non pas seulement indépendantes, mais supérieures. Si jamais l’autorité souveraine* [*Nous pourrions bien ne pas nous entendre les uns les autres sur le sens que nous donnons à ce mot, & comme il n’est pas bon que nous nous entendions mieux, nous ferons bien de n’en pas disputer.] pouvoit être en conflit avec une des trois précédentes, il faudroit que la premiere cédât en cela. Le blasphémateur Hobbes est en horreur pour avoir soutenu le contraire.

Il ne se rappelloit pas dans ce moment le sentiment de Grotius.

Je ne saurois me rappeller ce que je n’ai jamais su, & probablement je ne faurai jamais ce que je ne me soucie point d’apprendre.

Adopté par les Encyclopédistes.

Le sentiment d’aucun des Encyclopédistes n’est une regle pour ses collegues. L’autorité commune est celle de la raison. Je n’en reconnois point d’autre.

Les Encyclopédistes ses confreres.

Les amis de la vérité sont tous mes confreres.

Le tems nous empêche d’exposer plusieurs autres objections.

Le devoir m’empêcheroit peut-être de les résoudre. Je sais l’obéissance & le respect que je dois dans mes actions & dans mes discours aux Loix & aux maximes du pays dans lequel j’ai le bonheur de vivre. Mais il ne s’ensuit pas de-là que je ne doive écrire aux Genevois que ce qui convient aux Parisiens.

Qui exigeroient une conversation.

Je n’en dirai pas plus en conversation que par écrit, il [605] n’y a que Dieu & le Conseil de Geneve à qui je doive compte de mes maximes.

Qui priveroit M. Rousseau d’un tems précieux pour lui & pour le public.

Mon tems est inutile au public, & n’est plus d’un grand prix pour moi-même. Mais j’en ai besoin pour gagner mon pain; c’est pour cela que je cherche la solitude.

A Montmorency, le 15 Octobre 1758.

FIN.

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