[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

STANISLAS LESZCZYNSKI

REPONSE AU DISCOURS
QUI A REMPORTE LE PRIX DE l’ACADÉMIE DE DIJON,
PAR LE ROI DE POLOGNE
. [Stanislas, Roi de Pologne]
[V. REPONSE AU ROI DE POLOGNE DUC DE LORRAINE.
OU OBSERVATIONS DE JEAN JACQUES ROUSSEAU]

[1751, septembre, (Mercure de France) == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 196-211.]

REPONSE
Au Discours
qui a remporté
le Prix
de l’Académie
de Dijon,
par le Roi
de Pologne
.*

[*Cette Réponse parut dans le Mercure de Septembre 1751, sans nom d’auteur; mais on reconnut bientôt que c’étoit le Roi de Pologne, duc de Lorraine, qui avoit fait l’honneur à M. Rousseau d’entrer en lice avec lui: aussi Rousseau dans sa réponse qui se trouvé à la page du second volume des Mélanges y parle avec plus de modération qu’à ses autre adversaires.]

[196] Le Discours du Citoyen de Geneve a de quoi surprendre; & l’on sera peut-être également surpris de le voir couronné par une Académie célebre.

Est-ce son sentiment particulier que l’Auteur a voulu établir? N’est-ce qu’un paradoxe dont il a voulu amuser le public? Quoi qu’il en soit, pour réfuter son opinion, il ne faut qu’en examiner les preuves, remettre l’anonyme vis-à-vis des vérités qu’il a adoptées, & l’opposer lui-même à lui-même. Puissé-je, en le combattant par ses principes, le vaincre par ses armes, & le faire triompher par sa propre défaite!

Sa façon de penser annonce un coeur vertueux. Sa maniere d’écrire décele un esprit cultivé; mais s’il réunit effectivement la science à la vertu, & que l’une (comme il s’efforce de le prouver) soit incompatible avec l’autre, comment sa doctrine n’a-t-elle pas corrompu sa sagesse? ou comment sa sagesse ne l’a-t-elle pas déterminé à rester dans l’ignorance? A-t-il donne à la vertu la préférence sur la science? Pour [197] quoi donc nous étaler avec tant d’affectation une érudition si vaste & si recherchée? A-t-il préféré au contraire, la science à la vertu? Pourquoi donc nous prêcher avec tant d’éloquence celle-ci au préjudice de celle-là? Qu’il commence par concilier des contradictions si singulieres, avant que de combattre les notions communes; avant que d’attaquer les autres, qu’il s’accorde avec lui-même.

N’auroit-il prétendu qu’exercer son esprit & faire briller son imagination? Ne lui envions pas le frivole avantage d’y avoir réussi. Mais que conclure en ce cas de son Discours? Ce que l’on conclut après la lecture d’un roman ingénieux; en vain un Auteur prête à des fables les couleurs de la vérité, on voit sort bien qu’il ne croit pas ce qu’il feint de vouloir persuader.

Pour moi, qui ne me flatte, ni d’avoir assez de capacité pour en appréhender quelque chose au préjudice de mes moeurs, ni d’avoir assez de vertu pour pouvoir en faire beaucoup d’honneur à mon ignorance, en m’élevant contre une opinion si peu soutenable, je n’ai d’autre intérêt que de soutenir celui de la vérité. L’Auteur trouvera en moi un adversaire impartial. Je cherche même à me faire un mérite auprès de lui en l’attaquant; tous mes efforts, dans ce combat, n’ayant d’autre but que de réconcilier son esprit avec son coeur, & de procurer la satisfaction de voir réunies, dans son ame, les sciences que j’admire avec les vertus qu’il aime.

[198]

PREMIERE PARTIE

Les Sciences servent à faire connoître le vrai, le bon l’utile en tout genre: connoissance précieuse qui, en éclairant les esprits, doit naturellement contribuer à épurer les moeurs.

La vérité de cette proposition n’a besoin que d’être présentée pour être crue: aussi ne m’arrêterai-je pas à la prouver; je m’attache seulement à réfuter les sophismes ingénieux de celui qui ose la combattre.

Dès l’entrée de son discours, l’Auteur offre à nos yeux le plus beau spectacle; il nous représente l’homme aux prises, pour ainsi dire, avec lui-même, sortant en quelque maniere du néant de ton ignorance; dissipant par les efforts de sa raison les ténebres dans lesquelles la nature l’avoit enveloppé; par l’esprit jusques dans les plus hautes spheres régions célestes; asservissant à son calcul les mouvemens des astres, & mesurant de son compas la vaste étendue de l’univers; rentrant ensuite dans le fond de ton coeur & se rendant compte à lui-même de la nature de son ame, de son excellence, de sa haute destination.

Qu’un pareil aveu, arraché à la vérité, est honorable aux Sciences! Qu’il en montre bien la nécessité & les avantages! Qu’il en a dû coûter à l’Auteur d’être forcé à le faire, & encore plus à le rétracter!

La nature, dit-il, est assez belle par elle-même, elle ne [199] peut que perdre à être ornée. Heureux les hommes, ajoute-t-il, qui savent profiter de ces dons sans les connoître!C’est à la simplicité de leur esprit qu’ils doivent l’innocence de leurs moeurs. La belle morale que nous débite ici le censeur des Sciences & l’apologiste des moeurs! Qui se seront attendu que de pareilles réflexions dussent être la suite des principes qu’il vient d’établir?

La nature d’elle-même est belle, sans doute; mais n’est-ce pas à en découvrir les beautés, à en pénétrer les secrets, à en dévoiler les opérations, que les savans employent leurs recherches? Pourquoi un si vaste champ est-il offert à nos regards? L’esprit fait pour le parcourir, & qui acquiert dans cet exercice, si digne de son activité, plus de forcé & d’étendue, doit-il se réduire à quelques perceptions passageres, ou à une stupide admiration? Les moeurs seront-elles moins pures, parce que la raison sera plus éclairée? Et à mesure que le flambeau qui nous est donne pour nous conduire, augmentera de lumieres, notre route deviendra-t-elle moins aisée à trouver, & plus difficile à tenir? A quoi aboutiroient tous les dons que le Créateur a faits à l’homme, si, borné aux son fonctions organiques de ses sens, il ne pouvoir seulement examiner ce qu’il voit, réfléchir sur ce qu’il entend, discerner par l’odorat les rapports qu’ont avec lui les objets, suppléer par le tact au défaut de la vue, & juger par le goût de ce qui lui est avantageux ou nuisible? Sans la raison qui nous éclaire & nous dirige, confondus avec les bêtes, gouvernés par l’instinct, ne deviendrions-nous pas bientôt aussi semblables à elles par nos actions, que nous le sommes déjà [200] par nos besoins? Ce n’est que par le secours de la réflexion & de l’étude, que nous pouvons parvenir à régler l’usage des choses sensibles qui sont à notre portée, à corriger les erreurs de nos sens, à soumettre le corps à l’empire de l’esprit, à conduire l’ame, cette substance spirituelle & immortelle, à la connoissance de ses devoirs & de sa fin.

Comme c’est principalement par leurs effets sur les moeurs, que l’Auteur s’attache à décrier les Sciences; pour les venger d’une si fausse imputation, je n’aurois qu’à rapporter ici les avantages que leur doit la Société; mais qui pourroit détailler les biens sans nombre qu’elles y apportent, & les agrémens infinis qu’elles y répandent? Plus elles sont cultivées dans un Etat, plus l’Etat est florissant; tout y languiroit sans elles.

Que ne leur doit pas l’artisan, pour tout ce qui contribue à la beauté, à la solidité, à la proportion, à la perfection de ses ouvrages? Le laboureur, pour les différentes façons de forcer la terre à payer à ses travaux les tributs qu’il en attend? Le médecin, pour découvrir la nature des maladies, & la propriété des remedes? Le jurisconsulte, pour discerner l’esprit des loix & la diversité des devoirs? Le jugé, pour démêler les artifices de la cupidité d’avec la simplicité de l’innocence, & décider avec équité des biens & du la vie des hommes? Tout citoyen, de quelque profession, de quelque condition qu’il soit, a des devoirs à remplir; & comment les remplir sans les connoître? Sans la connoissance de l’histoire, de la politique, de la religion, comment ceux qui sont préposés au gouvernement des états, sauroient-ils [201] y maintenir l’ordre, la subordination, la sureté, l’abondance?

La curiosité, naturelle à l’homme, lui inspire l’envie d’apprendre; ses besoins lui en sont sentir la nécessité; ses emplois lui en imposent l’obligation; ses progrès lui en sont goûter le plaisir. Ses premieres découvertes augmentent l’avidité qu’il a de savoir; plus il connoît, plus il sent qu’il a de connoissances à acquérir; & plus il a de connoissances acquises, plus il a de facilité à bien faire.

Le Citoyen de Geneve ne l’auroit-il pas éprouvé? Gardons-nous d’en croire sa modestie. Il prétend qu’on seroit plus vertueux, si l’on étoit moins savant: ce sont les Sciences, dit-il, qui nous sont connoître le mal. Que de crimes, s’écrie-t-il, nous ignorerions sans elles! Mais l’ignorance du vice est-elle donc une vertu? Est-ce faire le bien que d’ignorer le mal? Et si, s’en abstenir parce qu’on ne le connoît pas, c’est-là ce qu’il appelle être vertueux, qu’il convienne du moins que ce n’est pas l’être avec beaucoup de mérite: c’est s’exposer à ne pas l’être long-tems: c’est ne l’être que jusqu’à ce que quelque objet vienne solliciter les penchans naturels, ou quelque occasion vienne réveiller des passions endormies. Il me semble voir un faux-brave, qui ne fait montre de sa valeur que quand il ne se présente point d’ennemis: un ennemi vient-il à paroître, faut-il se mettre en défense; le courage manque, & la vertu s’évanouit. Si les Sciences nous sont connoître le mal, elles nous en sont connoître aussi le remede. Un botaniste habile fait démêler les plantes salutaires d’avec les herbes vénimeuses; tandis que le vulgaire, qui ignore également la vertu des unes & le [202] poison des autres, les foule aux pieds sans distinction, ou les cueille sans choix. Un homme éclairé par les Sciences, distingue dans le grand nombre d’objets qui s’offrent à ses connoissances, ceux qui méritent son aversion, ou ses recherches: il trouvé dans la difformité du vice & dans le trouble qui le fuit, dans les charmes de la vertu & dans la paix qui l’accompagne, de quoi fixer son estime & son goût pour l’une, son horreur & ses mépris pour l’autre; il est sage par choix, il est solidement vertueux.

Mais, dit-on, il y a des pays, où sans science, sans étude, sans connoître en détail les principes de la morale, on la pratique mieux que dans d’autres où elle est plus connue, plus louée, plus hautement enseignée. Sans examiner ici, à la rigueur, ces paralleles qu’on fait si souvent de nos moeurs avec celles des anciens ou des étrangers, paralleles odieux, où il entre moins de zele & d’équité, que d’envie contre ses compatriotes & d’humeur contre ses contemporains; n’est-ce point au climat, au tempérament, au manique d’occasion, au défaut d’objet, à l’économie du gouvernement, aux coutumes, aux loix, à toute autre cause qu’aux sciences, qu’on doit attribuer cette différence qu’on remarque quelquefois dans les moeurs, en différens pays & en différens tems? Rappeller sans cessé cette simplicité primitive dont on fait tant d’éloges, se la représenter toujours comme la compagne inséparable de l’innocence, n’est-ce poing tracer un portrait en idée pour se faire illusion? Où vit-on jamais des hommes sans défauts, sans desirs, sans passions. Ne portons-nous pas en nous-mêmes le germe de tous les vice? [203] Et s’il fut des tems, s’il est encore des climats où certains crimes soient ignorés, n’y voit-on pas d’autres désordres? N’en voit-on pas encore de plus monstrueux chez ces peuples dont on vante la stupidité? Parce que l’or ne tente pas leur cupidité, parce que les honneurs n’excitent pas leur ambition, en connoissent-ils moins l’orgueil &s injustice? Y sont-ils moins livrés aux bassesses de l’envie, moins emportés par la fureur de la vengeance; leurs sens grossiers sont-ils inaccessibles à l’attrait des plaisirs? Et à quels excès ne se porte pas une volupté qui n’a point de regles, & qui ne connoît point de freins? Mais quand même dans ces contrées sauvages il y auroit moins de crimes que dans certaines nations policées, y a-t-il autant de vertus? Y voit-on sur-tout ces vertus sublimes, cette pureté de moeurs, ce désintéressement magnanime, ces actions surnaturelles qu’enfante la religion?

Tant de grands hommes qui l’ont défendue par leurs ouvrages, qui l’ont fait admirer par leurs moeurs, n’avoient-ils pas puisé dans le étude ces lumieres supérieures qui ont triomphé des erreurs & des vices? C’est le faux bel-esprit, c’est l’ignorance présomptueuse qui sont éclore les doutes & les préjugés; c’est l’orgueil, c’est obstination qui produisent les schismes & les hérésies; c’est le pyrrhonisme, c’est l’incrédulité qui favorisent l’indépendance, la révolte, les passions, tous les forfaits. De tels adversaires sont honneur à la religion. Pour les vaincre, elle n’a qu’à paroitre; seule, elle a de quoi les confondre tous; elle ne craint que de n’être pas assez connue, elle n’a besoin que d’être approfondie pour se faire [204] respecter; on l’aime dès qu’on la connoît; à mesure qu’on l’approfondit davantage, on trouvé de nouveaux motifs pour la croire, & de nouveaux moyens pour la pratiquer: plus le Chrétien examine l’authenticité de ses titres, plus il se rassure dans la possession de sa croyance; plus il étudie la révélation, plus il se fortifie dans la foi. C’est dans les divines Ecritures qu’il en découvre l’origine & l’excellence; c’est dans les doctes écrits des Peres de l’Eglise qu’il en suit de siecle en siecle le développement; c’est dans les livres de morale, & les annales saintes, qu’il en voit les exemples, & qu’il s’en fait l’application.

Quoi! l’ignorance enlevera à la religion & à la vertu des lumieres si pures, des appuis si puissans, & ce sera à cette même religion qu’un docteur de Geneve enseignera hautement qu’on doit l’irrégularité des moeurs! On s’étonneroit davantage d’entendre un si étrange paradoxe, si on ne savoit que la singularité d’un systême, quelque dangereux qu’il soit, n’est qu’une raison de plus pour qui n’a pour regle que l"esprit particulier. La religion étudiée est pour tous les hommes la regle infaillible des bonnes moeurs. Je dis plus: l’étude même de la nature contribue à élever les sentimens, à régler la conduite; elle ramene naturellement à l’admiration l’amour, à la reconnoissance, à la soumission que toute ame raisonnable sent être dues au Tout-puissant. Dans le cours régulier de ces globes immenses qui roulent sur nos têtes, l’Astronome découvre une Puissance infinie. Dans le proportion exacte de toutes les parties qui composent l’univers, le Géometre apperçoit l’effet d’une Intelligence sans bornes. [205] Dans la succession des tems, l’enchaînement des causes aux effets, la végétation des plantes, l’organisation des animaux, la constante uniformité & la variété étonnante des différens phénomenes de la nature, le Physicien n’en peut méconnoître l’Auteur, le Conservateur, l’Arbitre & le Maître.

De ces réflexions le vrai Philosophie descendant à des conséquences pratiques, & rentrant en lui-même, après avoir vainement cherché dans tous les objets qui l’environnent, ce bonheur parfait après lequel il soupire sans cessé, & ne trouvant rien ici-bas qui réponde à l’immensité de ses desirs; il sent qu’il est fait pour quelque chose de plus grand que tout ce qui est créé; il se retourne naturellement vers son premier principe & sa derniere fin. Heureux, si docile à la grace, il apprend à ne chercher la félicité de son coeur que dans la possession de son Dieu!

SECONDE PARTIE

Ici l’Auteur anonyme donne lui-même l’exemple de l’abus qu’on peut faire de d’érudition, & de l’ascendant qu’ont sur l’esprit les préjugés. Il va fouiller dans les siecles les plus reculés. Il remonte à la plus haute antiquité. Il s’épuise en raisonnemens & en recherches pour trouver des suffrages qui accréditent son opinion. Il cite des témoins qui attribuent à la culture des Sciences & des Arts, la décadence des Royaumes & des Empires. Il impute aux savans & aux [206] artistes le luxe & la mollesse, sources ordinaires des plus étranges révolutions.

Mais l’Egypte, la Grece, la république de Rome, l’empire de la Chine, qu’il ose appeller en témoignage en faveur de l’ignorance, au mépris des Sciences & au préjudice des moeurs, auroient dû rappeller à son souvenir ces Législateurs fameux, qui ont éclairé par l’étendue de leurs lumieres, & réglé par la sagesse de leurs loix, ces grands états dont ils avoient posé les premiers fondemens: ces Orateurs célebres qui les ont soutenus sur le penchant de leur ruine, par la forcé victorieuse de leur sublime éloquence: ces Philosophes, ces Sages, qui par leurs doctes écrits, & leurs vertus morales, ont illustré leur Patrie, & immortalisé leur nom.

Quelle foule d’exemples éclatans ne pourrois-je pas opposer au petit nombre d’Auteurs hardis qu’il a cités! Je n’aurois qu’à ouvrir les annales du monde. Par combien de témoignages incontestables, d’augustes monumens, d’ouvrages immortels, l’histoire n’atteste-t-elle pas que les Sciences ont contribué par-tout au bonheur des hommes, à la gloire des Empires, au triomphe de la vertu?

Non, ce n’est pas des Sciences, c’est du sein des richesses que sont nés de tout tems la mollesse & le luxe; & dans aucun tems les richesses n’ont été l’appanage ordinaire des savans. Pour un Platon dans l’opulence, un Aristippe accrédite à la Cour, combien de Philosophes réduits au manteau & à la beface, enveloppés dans leur propre vertu & ignorés dans leur solitude! combien d’Homeres & de Diogenes, d’Epictetes & d’Esopes dans l’indigence! Les savans [207] n’ont ni le goût ni le loisir d’amasser de grands biens. Ils aiment l’étude; ils vivent dans la médiocrité, & une vie laborieuse & modérée, passée dans le silence de la retraite, occupée de la lecture & du travail, n’est pas assurément une vie voluptueuse & criminelle. Les commodités de la vie, pour être souvent le fruit des Arts, n’en sont pas davantage le partage des artistes; ils ne travaillent que pour les riches, & ce sont les riches oisifs qui profitent & abusent des fruits de leur industrie.

L’effet le plus vanté des Sciences & des Arts, c’est, continue l’Auteur, cette politesse introduite parmi les hommes, qu’il lui plaît de confondre avec l’artifice & l’hypocrisie. Politesse, selon lui, qui ne sert qu’à cacher les défauts & à masquer les vices. Voudroit-il donc que le vice parût à découvert; que l’indécence fût jointe au désordre, & le scandale au crime? Quand, effectivement, cette politesse dans les manieres ne seroit qu’un rafinement de l’amour-propre pour voiler les foiblesses, ne seroit-ce pas encore un avantage pour la société, que le vicieux n’osât s’y montrer tel qu’il est, & qu’il fût forcé d’emprunter les livrées de la bienséance & de la modestie? On l’a dit, & il est vrai; l’hypocrisie, toute odieuse qu’elle est en elle-même, est pourtant un hommage que le vice rend à la vertu; elle garantit du moins les ames foibles de la contagion du mauvais exemple.

Mais c’est mal connoître les savans, que de s’en prendre à eux du crédit qu’a dans le monde cette prétendue politesse qu’on taxe de dissimulation; on peut être poli sans être dissimulé; [208] on peut assurément être l’un & l’autre sans être bien savant; & plus communément encorne on peut être bien savant sans être sort poli.

L’amour de la solitude, le goût des livres, le peu d’envie de paroître dans ce qu’on appelle le beau-monde, le peu de disposition à s’y présenter avec grace; le peu d’espoir d’y plaire, d’y briller, l’ennui inséparable des conversations frivoles & presque insupportables pour des esprits accoutumés, à penser; tout concourt à rendre les belles compagnies aussi étrangeres pour le savant, qu’il est lui-même étranger pour elles, Quelle figure seroit-il dans les cercles? Voyez-le avec son air rêveur, ses fréquentes distractions, son esprit occupé, ses expressions étudiées, ses discours sentencieux, son ignorance profonde des modes les plus reçues & des usages les plus communs; bientôt par le ridicule qu’il y porte & qu’il y trouvé, par la contrainte qu’il y éprouve & qu’il y cause, il ennuye, il est ennuyé. Il sort peu satisfait, on est fort content de le voir sortir. Il censure intérieurement tous ceux qu’il quitte: on raille hautement celui qui part; & tandis que celui-ci gémit sur leurs vices, ceux-là rient de ses défauts. Mais tous ces défauts, après tout, sont assez indifférens pour les moeurs; & c’est à ces défauts, que plus d’un savant, peut-être, a l’obligation de n’être pas aussi vicieux que ceux qui le critiquent?

Mais avant le regne des Sciences & des Arts, on voyoit, ajoute l’Auteur, des Empires plus étendus, des conquêtes plus rapides, des guerriers plus fameux. S’il avoit parlé moins en Orateur & plus en Philosophe, il auroit dit qu’on voyoit [209] plus alors de ces hommes audacieux, qui, transportés par des passions violentes & traînant à leur suite une troupe d’esclaves, alloient attaquer des nations tranquilles, subjuguoient des peuples qui ignoroient le métier de la guerre, assujettis soient des pays où les Arts n’avoient élevé aucune barriere à leurs subites excursions; leur valeur n’étoit que férocité, leur courage que cruauté, leurs conquêtes qu’inhumanité; c’étoient des torrens impétueux qui faisoient d’autant plus de ravages, qu’ils rencontroient moins d’obstacles. Aussi à peine étoient-ils passés, qu’il ne restoit sur leurs traces que celles de leur fureur; nulle forme de gouvernement, nulle loi, nulle le police, nul lien ne retenoit & n’unissoit à eux les peuples vaincus.

Que l’on compare à ces tems d’ignorance & de barbarie, ces siecles heureux, où les Sciences ont répandu par-tout l’esprit d’ordre & de justice. On voit de nos jours des guerres moins fréquentes, mais plus justes; des actions moins étonnantes, mais plus héroïques; des victoires moins sanglantes, mais plus glorieuses; des conquêtes moins rapides, mais plus assurées; des guerriers moins violons, mais plus redouté, sachant vaincre avec modération, traitant les vaincus avec humanité: l’honneur est leur guide; la gloire, leur récompense. Cependant, dit l’Auteur, on remarque dans les combats une grande différence entre les nations pauvres, qu’on appelle barbares, & les peuples riches, qu’on appelle policés. Il paroît bien que le Citoyen de Geneve n’est jamais trouvé à portée de remarquer de près ce qui se passe ordinairement dans les combats. Est-il surprenant que des barbares se ménagent [210] moins & s’exposent davantage? Qu’ils vainquent ou qu’ils soient vaincus, ils ne peuvent que gagner s’ils survivent à leurs défaites. Mais ce que l’espérance d’un vil intérêt, ou plutôt ce qu’un désespoir brutal inspire à ces hommes sanguinaires, les sentimens, le devoir l’excitent dans ces ames généreuses qui se dévouent à la Patrie; avec cette différence que n’a pu observer l’Auteur, que la valeur de ceux-ci, plus froide, plus réfléchie, plus modérée, plus savamment conduite, est par-là même toujours plus sure du succès.

Mais enfin Socrate, le fameux Socrate s’est lui-même récrié contre les Sciences de sort tems. Faut-il s’en étonner? L’orgueil indomptable des Stoïciens, la mollesse efféminée des Epicuriens, les raisonnemens absurdes des Pyrrhoniens, le goût de la dispute, de vaines subtilités, des erreurs nombre, des vices monstrueux infectoient pour lors la Philosophie, & déshonoroient les Philosophes. C’étoit l’abus des Sciences, non les Sciences elles-mêmes, que condamnoit ce grand homme, & nous le condamnons après lui. Mais l’abus qu’on fait d’une chose suppose le bon usage qu’on en peut faire. De quoi n’abuse-t-on pas? Et parce qu’un Auteur anonyme, par exemple, pour défendre une mauvaise cause, aura abusé une fois de la fécondité de ton esprit & de la légéreté de sa plume, faudra-t-il lui en interdire l’usage en d’autres occasions, & pour d’autres sujets plus dignes de son génie? Pour corriger quelques excès d’intempérance, faut-il arracher toutes les vignes? L’ivresse de l’esprit a précipité quelques savans dans d’étranges égaremens: j’en conviens, j’en gémis. Par les discours de quelques-uns, dans les écrits [211] de quelques autres, la religion a dégénéré en hypocrisie, la piété en superstition, la théologie en erreur, la jurisprudence en chicane, l’astronomie en astrologie judiciaire, la physique en athéisme. Jouet des préjugés les plus bizarres, attaché aux opinions les plus absurdes, entêté des systêmes les plus insensés, dans quels écarts ne donne pas l’esprit humain, quand, livré à une curiosité présomptueuse, il veut franchir les limites que lui a marquées la même main qui a donne des bornes à la mer! Mais en vain les flots mugissent, se soulevent, s’élancent avec fureur sur les côtes opposées; contraints de se replier bientôt sur eux-mêmes, ils rentrent dans le sein de l’océan, & ne laissent sur ses bords qu’une écume légere qui s’évapore à l’instant, ou qu’un fable mouvant qui suit sous nos pas.

Image naturelle des vains efforts de l’esprit, quand, échauffé par les saillies d’une imagination dominante, se laissant emporter à tout vent de doctrine, d’un vol audacieux il veut s’élever au-delà de sa sphere, & s’efforce de pénétrer ce qu’il ne lui est pas donne de comprendre.

Mais les Sciences, bien loin d’autoriser de pareils excès, sont pleines de maximes qui les réprouvent: & le vrai savant, qui ne perd jamais de vue le flambeau de la révélation, qui suit toujours le guide infaillible de l’autorité légitime, procede avec sureté, marche avec confiance, avance à grands pas dans la carriere des Sciences, se rend utile à la société, honore sa Patrie, fournit sa course dans l’innocence, & la termine avec gloire.

FIN.

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