JEAN JACQUES ROUSSEAU

[379]

TRADUCTION DE L’APOCOLOKINTOSIS
DE SENEQUE,

Sur la mort de l’Empereur Claude.

[Mars 1758/1759; Bibliothèque de Neuchâtel, ms.R.10; le Pléiade édition, t. V. p.p. 1213-1226; Du Peyrou/ Moultou 1780-1789 quarto édition, t. VII, pp. 379-419.]

[381]

TRADUCTION
DE L’APOCOLOKINTOSIS
DE SENEQUE,

Sur la mort de l’Empereur Claude.

Je veux raconter aux hommes ce qui s’est passé dans les Cieux le treize Octobre sous le Consulat d’Asinius Marcellus & d’Acilius Aviola, dans la nouvelle année qui commence cet heureux siecle.* [*Quoique les jeux séculaires eussent été célébrés par Auguste, Claude prétendant qu’il avoit mal calculé, les fit célébrer aussi: ce qui donnoit à rire au Peuple quand le crieur public annonça dans la forme ordinaire, des jeux que nul homme vivant n’avoit vu ni ne reverroit car non-seulement plusieurs personnes encore vivantes avoient v ceux d’Auguste, mais même il y eut des Histrions qui jouerent aux uns & aux autres, & Vitellius n’avoit pas honte de dire à Claude malgré la proclamation; sa’pe facias.] Je ne ferai ni tort ni grace; mais si l’on demande comment je suis si bien instruit? Premiérement je ne répondrai rien, s’il me plaît; car qui m’y pourra contraindre? Ne sais-je pas que me voilà devenu libre par la mort de ce galant-homme qui avoit très-bien vérifié le proverbe, qu’il faut naître ou monarque ou sot?

Que si je veux répondre, je dirai comme un autre tout ce qui me viendra dans la tête. Demanda-t-on jamais caution à un [383] Historien-juré? Cependant, si j’en voulois une, je n’ai qu’à citer celui qui a vu Drusille monter au Ciel; il vous dira qu’il a vu Claude y monter aussi tout clochant. Ne faut-il pas que cet homme voye, bon-gré malgré, tout ce qui se fait là-haut? n’est-il pas inspecteur de la Voie Appienne par laquelle on sait qu’Auguste & Tibere sont allés se faire Dieux? Mais ne l’interrogez que tête-à-tête; il ne dira rien en public; car après avoir juré dans le Sénat qu’il avoit vu l’ascension de Drusille, indigné qu’au mépris d’une si bonne nouvelle personne ne voulût croire à ce qu’il avoir vu, il protesta en bonne forme qu’il verroit tuer un homme en pleine rue qu’il n’en diroit rien. Pour moi je peux jurer par le bien que je lui souhaite qu’il m’a dit ce que je vais publier. Déjà

Par un plus court chemin l’astre qui nous éclaire

Dirigeoit à nos yeux sa course journaliere;

Le Dieu fantasque & brun qui préside au repos,

A de plus longues nuits, prodiguoit ses pavots.

La blafarde Cynthie aux dépens de son frere,

De sa triste lueur éclairoit l’hémisphere,

Et le difforme hiver obtenoit les honneurs

De la saison des fruits & du Dieu des buveurs.

Le vendangeur tardif, d’une main engourdie,

Otoit encor du cep quelque grappe flétrie.

Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en disant que c’étoit le treizieme d’Octobre. A l’égard de l’heure, je ne puis vous la dire exactement, mais il est à croire que là-dessus les [385] Philosophes s’accorderont mieux que les horloges.* [*La mort de Claude fut long-tems cachée au Peuple, jusqu’à ce qu’Agrippine eût pris ses mesures pour ôter l’Empire à Britannicus & l’assurer à Néron. Ce qui fit que le Public n’en savoit exactement ni le jour ni l’heure.] Quoi qu’il en soit, supposons qu’il-étoit entre six & sept, & puisque non contens d’écrire le commencement & la fin du jour, les Poëtes, plus actifs que des manœuvres, n’en peuvent laisser en paix le milieu; voici comment dans leur langue j’exprimerois cette heure fortunée.

Déjà du haut des Cieux le Dieu de la lumiere

Avoit en deux moitiés partagé l’hémisphere,

Et pressant de la main ses Coursiers déjà las,

Vers l’hespérique bord accéléroit leurs pas.

Quand Mercure que la folie de Claude avoit toujours amusé, voyant son ame obstruée de toutes parts chercher vainement une issue, prit à part une des trois Parques, & lui dit: comment une femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un misérable dans des tourmens si longs & si peu mérités? Voilà bientôt soixante-quatre ans qu’il est en querelle avec son ame. Qu’attends-tu donc encore? souffre que les astrologues, qui depuis sou avènement annoncent tous les ans & tous les mois son trépas, disent vrai du moins une fois. Ce n’est pas merveille, j’en conviens, s’ils se trompent en cette occasion: car qui trouva jamais son heure, & qui sait comment il peut rendre l’esprit? Mais n’importe; fais toujours ta charge, qu’il meure & cédé l’Empire au plus digne.

[387] Vraiment, répondit Clotho, je vouloir lui laisser quelques jours pour faire Citoyens-Romains ce peu de gens qui sont encore l’être, puisque c’étoit son plaisir de voir Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons, & tout le monde en toge. Cependant, comme il est bon de laisser quelques étrangers pour graine, soit fait selon votre volonté. Alors elle ouvre une boëte & en tire trois fuseaux: l’un pour Augurinus, l’autre pour Babe, & le troisieme pour Claude; ce sont, dit-elle, trois personnages que j’expédierai dans l’espace d’un an à peu d’intervalle entr’eux, afin que celui-ci n’aille pas tout seul. Sortant de se voir environné de tant de milliers d’hommes, que deviendroit-il abandonné tout d’un coup à lui-même? Mais ces deux camarades lui suffiront.

Elle dit: & d’un tour fait sur un vil fuseau,

Du stupide mortel abrégeant l’agonie,

Elle tranche le cours de sa royale vie.

A l’instant Lachèsis, une de ses deux sœurs

Dans un habit paré de festons & de fleurs,

Et le front couronné des lauriers du permesse,

D’une toison d’argent prend une blanche tresse

Dont sort adroite main forme un fil délicat.

Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat;

De sa rare beauté les sœurs sont étonnées,

Et toutes à l’envi de guirlandes ornées,

Voyant briller leur laine & s’enrichir encor

Avec un fil doré silent le siecle d’or:

De la blanche toison la laine détachée

[389] Et de leurs doigts légers rapidement touchée,

Coule à l’instant sans peine, & file & s’embellit,

De mille & mille tours le fuseau se remplit.

Qu’il passe les longs jours & la trame fertile

Du rival de Céphale & du vieux Roi de Pyle.

Phoebus, d’un chant de joie annonçant l’avenir

De fuseaux toujours neufs s’empresse à les servir,

Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise,

Les trompe heureusement sur le tems qui s’épuise.

Puisse un si doux travail, dit-il, être éternel!

Les jours que vous filez ne sont pas d’un mortel:

Il me sera semblable & d’air & de visage,

De la voix & des chants il aura l’avantage.

Des siecles plus heureux renaîtront à sa voix;

Sa loi sera cesser le silence des loix.

Comme on voit du matin l’étoile radieuse

Annoncer le départ de la nuit ténébreuse;

Ou tel que le soleil dissipant les vapeurs,

Rend la lumiere au monde & l’alégresse aux cœurs;

Tel César va paroître, & la terre éblouie

A ses premiers rayons est déjà réjouie.

Ainsi dit Apollon, & la Parque honorant la grande ame de Néron, ajoute encore de son chef plusieurs années à celles qu’elle lui file à pleines mains. Pour Claude, tous ayant opiné que sa trame pourrie fût coupée, aussi-tôt il cracha son ame & cessa de paroître en vie. Au moment qu’il expira il écoutoit des Comédiens; par où l’on voit que si je les crains ce n’est [391] pas sans cause. Après un son fort bruyant de l’organe dont il parloit le plus aisément, son dernier mot fut; soin! je me suis embrené. Je ne sais au vrai ce qu’il fit de lui, mais ainsi faisoit-il toutes choses.

Il seroit superflu de dire ce qui s’est passé depuis sur la terre. Vous le savez tous, & il n’est pas à craindre que le public en perde la mémoire. Oublia-t-on jamais son bonheur? Quant à ce qui s’est passé au Ciel, je vais vous le rapporter, & vous devez s’il vous plaît, m’en croire. D’abord on annonça à Jupiter un Quidam d’assez bonne taille, blanc comme une chevre, branlant la tête & traînant le pied droit d’un air fort extravagant. Interrogé d’où il étoit, il avoit murmuré entre ses dents je ne sais quoi, qu’on ne put entendre, & qui n’étoit ni grec ni latin ni dans aucune langue connue.

Alors Jupiter s’adressant à Hercule qui ayant couru toute la terre en devoit connoître tous les peuples, le chargea d’aller examiner de quel pays étoit cet homme. Hercule, aguerri contre tant de monstres, ne laissa pas de se troubler en abordant celui-ci: frappé de cette étrange face, de ce marcher inusité, de ce beuglement rauque & sourd, moins semblable à la voix d’un animal terrestre qu’au mugissement d’un monstre marin, ah, dit-il, voici mon treizieme travail! Cependant en regardant mieux il crut démêler quelques traits d’un homme. II l’arrête & lui dit aisément en Grec bien tourné.

D’où viens-tu, quel es-tu, de quel pays es-tu?

[393] A ce mot, Claude voyant qu’il y avoit là des beaux-esprits, espéra que l’un d’eux écriroit son histoire, & s’annonçant pour César par un vers d’Homere, il dit;

Les vents m’ont amené des rivages Troyens. mais le vers suivant eût été plus vrai;

Dont j’ai détruit les murs, tué les Citoyens.

Cependant il en auroit imposé à Hercule qui est un assez bon homme de Dieu, sans la fievre qui laissant toutes les autres divinités à Rome, seule avoit quitté son Temple pour le suivre. Apprenez, lui dit-elle, qu’il ne sait que mentir; je puis le savoir, moi qui ai demeuré tant d’années avec lui: C’est un bourgeois de Lyon; il est né dans les Gaules à dix-sept milles de Vienne; il n’est pas Romain, vous dis-je, c’est un franc Gaulois, & il a traité Rome à la Gauloise. C’est un fait qu’il est de Lyon où Licinius a commandé si long-tems. Vous qui avez couru plus de pays qu’un vieux muletier, devez savoir ce que c’est que Lyon, & qu’il y a loin du Rhône au Xante.

Ici Claude enflammé de colere se mit à grogner le plus haut qu’il put. Voyant qu’on ne l’entendoit point, il fit signe qu’on arrêtat la fievre, & du geste dont il faisoit décoller les gens, (seul mouvement que tes deux mains sussent faire), il ordonna qu’on lui coupât la tête. Mais il n’étoit non-plus écouté que s’il eût parlé encore à tes affranchis.* [*On sait combien cet imbécille avoit peu de considération dans sa maison: à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lui daignât obéir. Il est étonnant que Seneque ait osé dire tout cela, lui qui étoit si courtisan; mais Agrippine avoit besoin de lui, & il le savoit bien.]

[395] Oh, oh! L’ami, lui dit Hercule, ne va pas faire ici le sot. Te voici dans un séjour où les rats rongent le fer; déclare promptement la vérité avant que je te l’arrache; puis prenant un ton tragique pour lui en mieux imposer, il continua ainsi:

Nomme à l’instant les lieux où tu reçus le jour,

Ou ta race avec toi va périr sans retour.

De grands Rois ont senti cette lourde massue,

Et ma main dans ses coups ne s’est jamais déçue;

Tremble de l’éprouver encore à tes dépens.

Quel murmure confus entends-je entre tes dents?

Parle, & ne me tiens pas plus long-tems en attente:

Quels climats ont produit cette tête branlante?

Jadis dans l’Hespérie au triple Géryon

J’allai porter la guerre, & par occasion,

De ses nobles troupeaux ravis dans son étable

Ramenai dans Argos le trophée honorable.

En route, aux pieds d’un mont doré par l’orient,

Je vis se réunir dans un séjour riant,

Lé rapide courant de l’impétueux Rhône;

Et le cours incertain de la paisible Saône:

Est-ce là le pays où tu reçus le jour?

Hercule en parlant, de la sorte affectoit plus d’intrépidité qu’il n’en avoit dans l’ame, & ne laissoit pas de craindre la main d’un fou. Mais Claude lui voyant l’air d’un homme résolu qui n’entendoit pas raillerie, jugea qu’il n’étoit pas-là [397] comme à Rome où nul n’osoit s’égaler à lui, & que partout le coq est maître sur son fumier. Il se remit donc à grogner, & autant qu’on put l’entendre il sembla parler ainsi.

J’espérois, ô le plus sort de tous les Dieux! que vous me protégeriez auprès des autres, & que si j’avois eu à me renommer de quelqu’un, c’eût été de vous qui me connoissez si bien. Car souvenez-vous en, s’il vous plaît, quel autre que moi tenoit audience devant votre temple durant les mois de Juillet & d’Août? Vous savez ce que j’ai souffert-là de miseres, jour & nuit à la merci des avocats. Soyez sûr, tout robuste que vous êtes, qu’il vous a mieux valu purger les étables d’Augias que d’essuyer leurs criailleries, vous avez avalé moins d’ordures.* [*Il y a ici très-évidemment une lacune que je ne vois pourtant marquée dans aucune édition.]

Or dites-nous quel Dieu nous serons de cet homme-ci? En serons-nous un Dieu d’Epicure, parce qu’il ne se soucie de personne ni personne de lui? Un Dieu Stoïcien, qui, dit Varron, ne pense ni n’engendre? N’ayant, ni cœur ni tête il semble assez propre à le devenir. Eh. Messieurs! s’il eût demandé cet honneur à Saturne même, dont, présidant à les jeux, il fit durer le mois toute l’année, il ne l’eût pas obtenu. L’obtiendra-t-il de Jupiter qu’il a condamné pour cause d’inceste autant qu’il étoit en lui, en faisant mourir Silanus son gendre, & cela pourquoi? Parce qu’ayant une [399] sœur d’une humeur charmante & que tout le monde appelloit, Vénus, il aima mieux l’appeller Junon. Quel si grand crime est-ce donc, direz-vous, de fêter discrétement sa sœur? La loi ne le permet elle pas à demi dans Athenes, & dans l’Egypte en plein?....* [*On sait qu’il étoit permis en Egypte d’épouser sa sœur de pere & de mere & cela étoit aussi permis à Athenes, mais pour la sœur de mere seulement. Le mariage d’Elpinice & de Cimon en fournit un exemple] A Rome.... oh à Rome ignorez-vous que les rats mangent le fer? Notre sage bouleverse tout. Quant à lui, j’ignore ce qu’il faisoit dans sa chambre, mais le voilà maintenant furetant le Ciel pour se faire Dieu, non content d’avoir en Angleterre un temple où les barbares le servent comme tel.

A la fin, Jupiter s’avisa qu’il faloit arrêter les longues disputes & faire opiner chacun à son rang. Peres Conscripts, dit-il à ses collegues; au lieu des interrogations que je avois permises, vous ne faites que battre la campagne; j entends que la cour reprenne ses formes ordinaires: que penseroit de nous ce postulant tel qu’il soit?

L’ayant donc fait sortir, il alla aux voix, en commençant par le pere Janus. Celui-ci consul d’une après-dînée, désigné le premier Juillet, ne laissoit pas d’être homme à deux envers, regardant à la fois devant & derriere: en vrai pilier de barreau il se mit à débiter fort disertement beaucoup de belles choses que le scribe ne put suivre, & que je ne répéterai pas de peur de prendre un mot pour l’autre. Il s’étendit sur la grandeur des Dieux, soutint qu’ils ne devoient [401] pas s’associer des faquins. Autrefois, dit-il, c’étoit une grande affaire que d’être fait Dieu, aujourd’hui ce n’est plus rien.* [*Je ne saurois me persuader qu’il n’y ait pas encore une lacune entre ces mots; Olim, inquit, magna res erat Deum fieri: & ceux-ci, jam fama nimium fecisti. Je n’y vois ni liaison ni transition, ni aucune espece de sens à les lire ainsi de suite.] Vous n’avez déjà rendu cet homme-ci que trop célebre. Mais de peur qu’on ne m’accuse d’opiner sur la personne & non sur la chose, mon avis est que désormais on ne deifie plus aucun de ceux qui broutent l’herbe des champs ou qui vivent des fruits de la terre. Que si malgré ce sénatus-consulte quelqu’un d’eux s’ingere à l’avenir de trancher du Dieu, soit de fait, soit en peinture, je le dévoue aux larves, & j’opine qu’à la premiere foire sa déité reçoive les étrivieres & soit mise en vente avec les nouveaux esclaves.

Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota désigné consul grippe-sou & qui gagnoit sa vie à grimeliner & vendre les petites villes. Hercule passant donc à celui-ci lui toucha galamment l’oreille & il opina dans ces termes: attendu que le divin Claude est du sang du divin Auguste & du sang de la divine Livie son ayeule, a laquelle il a même confirmé son brevet de déesse; qu’il est d’ailleurs un prodige de science & que le bien public exige un adjoint à l’écot de Romulus; j’opine qu’il soit dès ce jour créé & proclamé Dieu en aussi bonne forme qu’il s’en soit jamais fait, & que cet événement soit ajouté aux métamorphoses d’Ovide.

[403] Quoiqu’il y eût divers avis, i1 paroissoit que Claude l’emporteroit, & Hercule qui sait battre le fer tandis qu’il est chaud, couroit de côté & d’autre, criant: Messieurs, un peu de faveur; cette affaire-ci m’intéresse; dans une autre occasion vous disposerez aussi de ma voix; il faut bien qu’une main lave l’autre.

Alors le divin Auguste s’étant levé, perora fort pompeusement & dit: Peres Conscripts, je vous prends à témoin que depuis que je suis Dieu je n’ai pas dit un seul mot, car je ne me mêle que de mes affaires; mais comment me taire en cette occasion? Comment dissimuler ma douleur que le dépit aigrit encore? C’est donc pour la gloire de ce misérable que j’ai rétabli la paix sur mer & sur terre, que j’ai étouffé les guerres civiles, que Rome est affermie par mes loix & ornée par mes ouvrages? O Peres Conscripts! je ne puis m’exprimer, ma vive indignation ne trouve point de termes; je ne puis que redire après l’éloquent Messala, l’Etat est perdu! Cet imbécille qui paroît ne pas savoir troubler l’eau, tuoit les hommes comme des mouches. Mais que dire de tant d’illustres victimes? Les désastres de ma famille me laissent-ils des larmes pour les malheurs publics? Je n’ai que trop à parler des miens.* [*Je n’ai point traduit ces mots. Etiamsi Phormea Groece nescit, ego scio ENTIKONTONΥKHNΔIHΣ. Senescrit, ou se nescit, parce que je n’y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclaircissement dans les adages d’Erasme, mais je ne suis pas à portée de les consulter.] Ce galant homme que vous voyez protégé par mon nom durant tant d’années, me marqua sa reconnoissance en faisant mourir Lucius Silanus un [405] de mes arrieres-petits-neveux & deux Julies mes arrieres-petites-niéces, l’une par le fer, l’autre par la faim. Grand Jupiter, si vous l’admettez parmi nous, à tort ou non, ce sera surement à votre blâme. Car dit-moi, je te prie, ô divin Claude, pourquoi tu fis tant tuer de gens sans les entendre, sans même t’informer de leurs crimes? C’étoit ma coutume. Ta coutume? On ne la connoît pas ici. Jupiter qui regne depuis tant d’années a-t-il jamais rien fait de semblable? Quand il estropia son fils, le tua-t-il? Quand il pendit sa femme, l’étrangla-t-il? Mais toi n’as-tu pas mis à mort Messaline, dont j’étois le grand oncle ainsi que le tien?* [*Par l’adoption de Drusus, Auguste étoit l’ayeul de Claude, mais il étoit aussi son grand oncle par la jeune Antonia mere de Claude & niece d’Auguste.] Je j’ignore, dis-tu? Misérable! Ne sais-tu pas, qu’il t’est plus honteux de l’ignorer que de l’avoir fait?

Enfin Caius Caligula s’est ressuscité dans son successeur. L’un fait tuer son beau-pere,* [*M. Syllanus] & l’autre son gendre.* [*Pompeius magnus] L’un défend qu’on donne au fils de Crassus le surnom de grand, l’autre le lui rend & lui fait couper la tête. Sans respect pour un sang illustre, il fait périr dans une même maison Scribonie, Tristonie, Assarion, & même Crassus le grand, ce pauvre Crassus si complétement sot qu’il eût mérité de régner: songez Peres Conscripts, quel monstre ose aspirer à siéger parmi nous! Voyez, comment déifier une telle figure, vil ouvrage des Dieux irrités! A quel culte, à [407] quelle foi pourra-t-il prétendre? Qu’il réponde, & je me rend. Messieurs, messieurs, si vous donnez la divinité à de telles gens, qui diable reconnoîtra la vôtre? En un mot, Peres Conscripts, je vous demande pour prix de ma complaisance de ma discrétion de venger mes injures. Voilà mes raisons voici mon avis.

Comme ainsi soit que le divin Claude a tué son beau-pere Appius Silanus, ses deux gendres, Pompeius Magnus & Lucius Silanus, Crassus beau-pere de sa fille, cet home si sobre,* [*Je n’ai gueres besoin, je crois, d’avertir que ce mot est pris ironiquement. Suétone après avoir dit qu’en tout tems, en tout lieu Claude étoit toujours prêt à manger & boire, ajoute qu’un jour ayant senti de son l’odeur du dîné des Saliens, il planta là toute l’audience & courut se mettre à table avec eux.] & en tout si semblable à lui, Scribonie belle-mere de sa fille, Messaline sa propre femme, & mille autres dont les noms ne finiroient point, j’opine qu’il soit sévérement puni, qu’on ne lui permette plus de siéger en justice, qu’enfin banni sans retard il ait à vider l’Olympe en trois jours & le Ciel en un mois.

Cet avis fut suivi tout d’une voix. A l’instant le Cyllénien* [*Mercure] lui tordant le col le tire au séjour

D’où nul, dit-on, ne retourna jamais.

En descendant par la Voie sacrée, ils trouvent un grand contours dont Mercure demande la cause. Parions, dit-il, que c’est sa pompe funebre; & en effet, la beauté du convoi, où [409] l’argent n’avoit pas été épargné, annonçoit bien l’enterrement d’un Dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des instrumens de toute espece & sur-tout de la foule, étoit si grand, que Claude lui-même pouvoit l’entendre. Tout le monde étoit dans l’alégresse; le Peuple Romain marchoit légerement comme ayant secoué ses fers. Agathon & quelques chicaneurs pleuroient tout bas dans le fond du cœur. Les Jurisconsultes maigres, exténués,* [*Un Juge qui n’avoit d’autre loi que sa volonté donnoit peu d’ouvrage a ces Messieurs là.] commençoient à respirer, & sembloient sortir du tombeau. Un d’entr’eux voyant les avocats la tête basse déplorer leur perte, leur dit en s’approchant: ne vous le disois-je pas, que les Saturnales ne dureroient pas toujours?

Claude en voyant ses funérailles comprit enfin qu’il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce chant funebre en jolis vers heptasyllabes.

O cris, ô perte, ô douleurs!

De nos funebres clameurs

Faisons retentir la place:

Que chacun se contrefasse:

Crions d’un commun accord

Ciel! ce grand homme est donc mort!

Il est donc mort ce grand homme!

Hélas! vous savez tous comme,

Sous la force de son bras,

Il mit tout le monde à bas.

[411] Faloit-il vaincre à la course?

Faloit-il jusques sous l’ourse

Des Brétons presque ignorés

Du Cauce aux cheveux dorés

Mettre l’orgueil à la chaîne,

Et sous la hache Romaine

Faire trembler l’Océan;

Faloit-il en moins d’un an

Dompter le Parthe rebelle;

Faloit-il d’un bras fidele

Bander l’arc, lancer des traits

Sur des ennemis défaits,

Et d’une audace guerriere

Blesser le Mede au derriere?

Notre homme étoit prêt à tout;

De tout il venoit à bout.

Pleurons ce nouvel oracle,

Ce grand prononceur d’arrêts;

Ce Minos que par miracle

Le Ciel forma tout exprès.

Ce Phénix des beaux génies

N’épuisoit point les parties

En plaidoyers superflus;

Pour juger sans se méprendre

Il lui suffisoit d’entendre

Une des deux, tout au plus.

Quel autre toute l’année

Voudra siéger désormais i

[413] Et n’avoir, dans la journée,

De plaisir que les procès?

Minos, cédez-lui la place.

Déjà son ombre vous chasse

Et va juger aux enfers.

Pleurez avocats à vendre,

Vos cabinets sont déserts,

Rimeurs, qu’il daignoit entendre,

A qui lirez-vous vos vers?

Et vous, qui comptiez d’avance

Des cornets & de la chance

Tirer un ample trésor,

Pleurez, brelandier célèbre,

Bientôt un bûcher funebre

Va consumer tout votre or.

Claude se délectoit à entendre ses louanges & auroit bien voulu s’arrêter plus long-tems. Mais le Héraut des Dieux lui mettant la main au collet & lui enveloppant la tête de peur qu’il ne fût reconnu, l’entraîna par le champ de Mars, & le fit descendre aux enfers entre le Tibre & la Voie couverte.

Narcisse ayant coupé par un plus court chemin vint frais sortant du bain au-devant de son maître, & lui dit: comment! les Dieux chez les hommes? Allons, allons dit Mercure, qu’on [415] se dépêche de nous annoncer. L’autre voulant s’amuser à cajoler son maître, il le hâta d’aller à coups de caducée, & Narcisse partit sur le champ. La pente est si glissante & l’on descend si facilement, que tout gouteux qu’il étoit, il arrive en un moment à la porte des enfers. A sa vue, le monstre aux cent têtes dont parle Horace, s’agite, hérisse ses horribles crins, & Narcisse accoutumé aux caresses de sa jolie levrette blanche, éprouva quelque surprise à l’aspect d’un grand vilain chien noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans l’obscurité. Il ne laissa pas pourtant de s’écrier à haute voix: voici Claude César. Aussi-tôt une foule s’avance en poussant des cris de joie & chantant.

Il vient, réjouissons-nous.

Parmi eux étoient Caïus Silius Consul désigné, Junius Praetorius, Sextius Trallus, Hellius Trogus, Cotta Tectus, Valens Fabius, Chevaliers Romains que Narcisse avoit tous expédiés. Au milieu de la troupe chantante étoit le pantomime Mnester à qui sa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit que Claude arrivoit parvint jusqu’à Messaline, & l’on vit accourir des premiers au-devant de lui ses affranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphaeus & Peronacte, qu’il avoit envoyés devant pour préparer sa maison. Suivoient les deux préfets Justus Catonius, & Rufus fils de Pompée; puis ses amis Saturnius Luscius, & Pedo Pompeius, & Lupus, & Celer Asinius, Consulaires. Enfin la fille de son frere, la fille de sa sœur, son gendre, son beau-pere, sa belle-mere & presque tous ses parens. Toute cette troupe accourt au-devant de Claude, qui [417] les voyant, s’écria; bon, je trouve par-tout des amis: par quel hazard êtes-vous ici?

Comment, scélérat, dit Pedo Pompeïus, par quel hazard? Et qui nous y envoya que toi même, bourreau de tous tes amis? Viens, viens devant le Juge; ici je t’en montrerai le chemin. Il le mene au tribunal d’Eaque, lequel précisément se faisoit rendre compte de la loi Cornelia sur les meurtriers. Pedo fait inscrire son homme & présente une liste de trente Sénateurs, trois cents quinze Chevaliers Romains, deux cents vingt-un Citoyens & d’autres en nombre infini, tous tués par es ordres.

Claude effrayé tournoit les yeux de tous côtés pour chercher un défenseur, mais aucun ne se présentoit. Enfin, P. Petronius son ancien convive & beau parleur comme lui, requit Vainement d’être admis à le défendre. Pedo l’accuse à grands cris, Pétrone tâche de répondre; mais le juste Eaque le fait taire, & après avoir entendu seulement l’une des parties, condamne l’accusé, en disant:

Il est traité comme il traita les autres.

A ces mots il se fit un grand silence: Tout le monde étonné de cette étrange forme la soutenoit sans exemple; mais Claude la trouva plus inique que nouvelle. On disputa long-tems sur a peine qui lui seroit imposée. Quelques-uns disoient qu’il faloit faire un échange, que Tantale mourroit de soif s’il [419]n’étoit secouru, qu’Ixion avoit besoin d’enrayer, & Sysiphe de reprendre haleine; mais comme relâcher un vétéran c’eût été laisser à Claude l’espoir d’obtenir un jour la même grace, on aima mieux imaginer quelque nouveau supplice qui, l’assujettissant à un vain travail, irritât incessamment sa cupidité par ne espérance illusoire. Eaque ordonna donc qu’il jouât aux dés avec un cornet percé, & d’abord on le vit se tourmenter inutilement à courir après ses dés.

Car à peine agitant le mobile cornet

Aux dés prêts à partir il demande sonnet,

Que malgré tous ses soins entre ses doitgs avides

Du cornet défoncé, panier des Danaïdes,

Il sent couler les dés; ils tombent, & souvent

Sur la table, entraîné par ses gestes rapides,

Son bras avec effort jette un cornet de vent.

* [*J’ai pris la liberté de substituer cette comparaison à celle de Sysiphe, employée par Séneque & trop rebattue depuis cet Auteur.]

Ainsi pour terrasser son adroit adversaire

Sur l’arêne, un Athlete enflammé de colere,

Du cette qu’il élevé espere le frapper;

L’autre gauchit, esquive, a le tems d’échapper,

Et le coup frappant l’air avec toute sa force,

Au bras qui l’a porté donne une rude entorse.

Là-dessus Caligula paroissant tout-à-coup, ses mit à le réclamer comme son esclave. Il produisoit des témoins qui l’avoient vu le charger des soufflets & d’étrivieres. Aussi-tôt il lui fut adjugé par Eaque. Et Caligula le donna à Ménandre son affranchi, pour en faire un de ses gens.

FIN.

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