JEAN JACQUES ROUSSEAU

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TRADUCTION DU PREMIERE LIVRE
DE L’HISTOIRE DE TACITE

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AVERTISSEMENT

QUAND j’eus le malheur de vouloir parler au Public, je sentis le besoin d apprendre à écrire, & j’osai sur m’essayer sur Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le latin, & souvent n’entendant point mon Auteur, j’ai dû faire bien des contre-sens particuliers sur ses pensées; mais si je n’en ai point fait un général sur son esprit, j’ai rempli mon but; car je ne cherchois pas à rendre les phrases de Tacite, mais sa style, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce, qu’il eût dit en François.

Ce n’est donc ici qu’un travail d’Ecolier, j’en conviens, & je ne le donne que pour tel: ce n’est de plus qu’un simple fragment, un essai, j’en conviens encore; un si raide joûteur m’a bientôt lassé. Mais ici les essais peuvent être admis en attendant mieux, & avant que d’avoir une bonne traduction complete, il faut supporter encore bien des thêmes. C’est une grande entreprise qu’une pareille traduction: quiconque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vaincre persévérera difficilement. Tout homme en état de suivre Tacite es bientôt tenté d’aller seul.

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TRADUCTION
DU PREMIER LIVRE
DE L’HISTOIRE
DE TACITE.

Je commencerai cet ouvrage par le second Consulat de Galba & l’unique de Vinius. Les 720 premieres années de Rome ont été décrites par divers Auteurs avec l’éloquence & la liberté dont elles étoient dignes. Mais après la bataille d’Actiuni qu’il falut se donner un maître pour avoir la paix, ces grands génies disparurent. L’ignorance des affaires d’une République devenue étrangere à ses Citoyens, le goût effréné de la flatterie, la haine contre les chefs, altérerent la vérité de mille manieres; tout fut loué ou blâmé par passion, sans égard pour la postérité: mais en démêlant les vues de ces Ecrivains, elle se prêtera plus volontiers aux traits de l’envie & de la satire qui la malignité par un faux air d’indépendance, qu’à la basse adulation qui marque la servitude & rebute par sa lâcheté. Quant à moi, Galba, Vitellius, Othon, ne m’ont fait ni bien ni mal: Vespasien commença ma fortune, Tite l’augmenta, Domitien l’acheva, j’en conviens; mais un Historien qui se consacre à la vérité doit parler sans amour & sans haine. Que s’il me reste assez de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche & paisible matiere des regnes de Nerva & de Trajan; rares & heureux tems où l’on peut penser librement, & dire ce que l’on pense!

[239] J’entreprenois une histoire pleine de catastrophes, de combats, de séditions, terrible même durant la paix. Quatre Empereurs égorgés, trois guerres civiles, plusieurs étrangeres & la plupart mixtes. Des succès en Orient, des revers en Occident, des troubles en Illyrie; la Gaule ébranlée, l’Angleterre conquise & d’abord abandonnée; les Sarmates & les Sueves commençant à se montrer; les Daces illustrés par de mutuelles défaites; les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts à prendre les armes; l’Italie, après les malheurs de tant de siecles, en proie à de nouveaux désastres dans celui-ci; des villes écrasées ou consumées dans les fertiles régions de la Campanie; Rome dévastée par le feu, les plus anciens temples brûlés, le Capitole même livré aux flammes par les mains des Citoyens; le culte profané, des adulteres publics, les mers couvertes d’exilés, les isles pleines de meurtres; des cruautés plus atroces dans la Capitale, où les biens, le rang la vie privée ou publique, tout étoit également imputé à crime, & où le plus irrémissible étoit la vertu. Les délateurs non moins odieux par leurs fortunes que par leurs forfaits; les uns faisoient trophée du Sacerdoce & du Consulat, dépouilles de leurs victimes; d’autres tout puissans tant au dedans qu’au dehors, portant par-tout le trouble, la haine & l’effroi: les Maîtres trahis par leurs Esclaves, les Patrons par leurs Affranchis, & pour comble, enfin, ceux qui manquoient d’ennemis, opprimés par leurs amis mêmes.

Ce siecle si fertile en crimes ne fut pourtant pas sans vertus. On vit des meres accompagner leurs enfans dans leur suite, [241] des femmes suivre leurs maris en exil, des parens intrépides, des gendres inébranlables, des esclaves mêmes à l’épreuve des tourmens. On vit de grands hommes, fermes dans toutes les adversités, porter & quitter la vie avec une confiance digne de nos peres. A ces multitudes d’événemens humains se joignirent les prodiges du Ciel & de la Terre, les signes tirés de la foudre, les présages de toute espece, obscurs ou manifestes, sinistres ou favorables. Jamais les plus tristes calamités du peuple Romain, jamais les plus justes jugemens du Ciel ne montrerent avec tant d’évidence que si les Dieux songent à nous, c’est moins pour nous conserver que pour nous punir.

Mais avant que d’entrer en matiere, pour développer les causes des événemens qui semblent souvent l’effet du hazard, il convient d’exposer l’état de Rome, le génie des armées, les mœurs des provinces, & ce qu’il y avoit de sain & de corrompu dans toutes les régions du monde.

Après les premiers transports excités par la mort de Néron, il s’étoit élevé des mouvemens divers non-seulement au Sénat, parmi le Peuple & les Bandes prétoriennes, mais entre tous les chefs & dans toutes les Légions. Le secret de l’Empire étoit enfin dévoilé, & l’on voyoit que le Prince pouvoit s’élire ailleurs que dans la Capitale. Mais le Sénat ivre de joie se pressoit, sous un nouveau Prince encore éloigné, d’abuser de la liberté qu’il venoit d’usurper. Les principaux de l’ordre équestre n’étoient gueres moins contens. La plus saine partie du peuple qui tenoit aux grandes maisons, les cliens, les affranchis des proscrits [243] & des exilés se livroient à l’espérance. La vile populace qui ne bougeoit du Cirque & des Théâtres, les esclaves perfides, ou ceux qui à la honte de Néron vivoient des dépouilles des gens de bien s’affligeoient & ne cherchoient que des troubles.

La milice de Rome de tout tems attachée aux Césars, & qui étoit laissée porter à déposer Néron plus à force d’art & de sollicitations que de son bon gré, ne recevant point le donatif promis au nom de Galba, jugeant de plus, que les services & les récompenses militaires auroient moins lieu durant la paix, & se voyant prévenue dans la faveur du Prince par les Légions qui l’avoient élu, se livroit à son penchant pour les nouveautés, excitée par la trahison de son Préfet Nymphidius qui aspiroit à l’Empire. Nymphidius périt dans cette entreprise; mais après avoir perdu le chef de la sédition, ses complices ne l’avoient pas oubliée, & glosoient sur la vieillesse & l’avarice de Galba. Le bruit de sa sévérité militaire, autrefois si louée, alarmoit ceux qui ne pouvoient souffrir l’ancienne discipline, & quatorze ans de relâchement sous Néron leur faisoient autant aimer les vices de leurs Princes que jadis ils respectoient leurs vertus. On répandoit aussi ce mot de Galba qui eût fait honneur à un Prince plus libéral, mais qu’on interprétoit par son humeur. Je sais choisir mes soldats & non les acheter.

Vinius & Lacon, l’un le plus vil & l’autre le plus méchant des hommes, le décrioient par leur conduite, & la haine de leurs forfaits retomboit sur son indolence. Cependant Galba [245] venoit lentement & ensanglantoit sa route. Il fit mourir Varron Consul désigné, comme complice de Nymphidius, & Turpilien Consulaire, comme Général de Néron. Tous deux, exécutés sans avoir été entendus & sans forme de procès passerent pour innocens. A son arrivée il fit égorger par milliers les Soldats désarmés; présage funeste pour son regne & de mauvais augure même aux meurtriers. La Légion qu’il amenoit d’Espagne jointe à celle que Néron avoit levée, remplirent la Ville de nouvelles Troupes qu’augmentoient encore les nombreux détachemens d’Allemagne, d’Angleterre & d’Illyrie, choisis & envoyés par Néron aux portes Caspiennes où il préparoit la guerre d’Albanie, & qu’il avoit rappellés pour réprimer les mouvemens de Vindex. Tous gens à beaucoup entreprendre, sans chef encore, mais prêts à servir le premier audacieux.

Par hazard on apprit dans ce même tems les meurtres de Macer & de Capiton. Galba fit mettre à mort le premier par l’Intendant Garucianus sur l’avis certain de ses mouvemens en Afrique, & l’autre commençant aussi à remuer en Allemagne fur traité de même avant l’ordre du Prince par Aquinus & Valens Lieutenans-généraux. Plusieurs crurent que Capiton, quoique décrié pour son avarice & pour sa débauche, étoit innocent des trames qu’on lui imputoit, mais que ses Lieutenans s’étant vainement efforcés de l’exciter à la guerre avoient ainsi couvert leur crime, & que Galba, soit par légéreté soit de peur d’en trop apprendre, prit le parti d’approuver une conduite qu’il ne pouvoir plus réparer. Quoiqu’il [247] en soit, ces assassinats firent un mauvais effet; car sous un Prince une fois odieux, tout ce qu’il fait, bien ou mal, lui attire le même blâme. Les affranchis tout puissans à la Cour y vendoient tout; les esclaves ardens à profiter d’une occasion passagere, se hâtoient sous un vieillard d’assouvir leur avidité. On éprouvoit toutes les calamités du regne précédent sans les excuser de même: il n’y avoit pas jusqu’à l’âge de Galba qui n’excitât la risée & le mépris du peuple accoutumé à la jeunesse de Néron, & à ne juger des Princes que sur la figure.

Telle étoit à Rome la disposition d’esprit la plus générale chez une si grande multitude. Dans les Provinces, Rufus, beau parleur, & bon chef en tems de paix, mais sans expérience militaire commandoit en Espagne. Les Gaules conservoient le souvenir de Vindex & des faveurs de Galba, qui venoit de leur accorder le droit de Bourgeoisie Romaine, & de plus, la suppression des impôts. On excepta pourtant de cet honneur les villes voisines des armées d’Allemagne, & l’on en priva même plusieurs de leur territoire; ce qui leur fit supporter avec un double dépit leurs propres pertes & les grâces faites à autrui. Mais où le danger étoit grand à proportion des forces, c’étoit dans les armées d’Allemagne fieres de leur récente victoire, & craignant le blâme d’avoir favorisé d’autres partis; car elles n’avoient abandonné Néron qu’avec peine; Verginius ne s’étoit pas d’abord déclaré pour Galba & s’il étoit douteux qu’il eût aspiré à l’Empire, il étoit sûr que l’armée le lui avoir offert: ceux mêmes qui [249] ne prenoient aucun intérêt à Capiton ne laissoient pas de murmurer de sa mort. Enfin Verginius ayant été rappellé sous un faux-semblant d’amitié, les Troupes privées de leur chef, le voyant retenu & accusé, s’en offensoient comme accusation tacite contre elles-mêmes.

Dans la haute Allemagne Flaccus, vieillard infirme, qui pouvoit à peine se soutenir, & qui n’avoit ni autorité ni fermeté, étoit méprisé de l’armée qu’il commandoit, & ses soldats qu’il ne pouvoir contenir même en plein repos, animés par sa foiblesse ne connoissoient plus de frein. Les Légions de la basse Allemagne resterent long-tems sans chef consulaire; enfin Galba leur donna Vitellius dont le Pere avoit Censeur & trois fois Consul; ce qui parut suffisant. Le calme régnoit dans l’armée d’Angleterre, & parmi tous ces mouvemens de guerres civiles les Légions qui la composoient furent celles qui se comporterent le mieux, soit à cause de leur éloignement & de la mer qui les enfermoit, soit que leurs fréquentes expéditions leur apprissent à ne haïr que l’ennemi. L’Illyrie n’étoit pas moins paisible, quoique ses Légions appellées par Néron eussent durant leur séjour en Italie envoyé des députés à Verginius. Mais ces armées trop séparées pour unir leurs forces & mêler leurs vices, furent par ce salutaire moyen maintenues dans leur devoir.

Rien ne remuoit encore en Orient. Mucianus, homme également célebre dans les succès & dans les revers, tenoit la Syrie avec quatre Légions. Ambitieux dès sa jeunesse, [251] il s’étoit lié aux Grands; mais bientôt voyant sa fortune dissipée, sa personne en danger, & suspectant la colere du Prince, il s’alla cacher en Asie, aussi près de l’exil qu’il fut ensuite du rang suprême. Unissant la mollesse à l’activité, la douceur & l’arrogance, les talens bons & mauvais, outrant la debauche dans l’oisiveté, mais ferme & courageux dans l’occasion: estimable en public, blâmé dans sa vie privée; enfin si séduisant que ses inférieurs, ses proches ni ses égaux ne pouvoient lui résister, il lui étoit plus aisé de donner l’Empire que de l’usurper. Vespasien choisi par Néron faisoit la guerre en Judée avec trois Légions, & se montra si peu contraire à Galba qu’il lui envoya Tite son fils pour lui rendre hommage & cultiver ses bonnes graces comme nous dirons ci-après. Mais leur destin se cachoit encore, & ce n’est qu’après l’événement qu’on a remarqué les signes & oracles qui promettoient l’Empire à Vespasien, & à ses enfans.

En Egypte, c’étoit aux Chevaliers Romains au lieu des Rois, qu’Auguste avoir confié le commandement de la province & des Troupes; précaution qui parut nécessaire dans un pays abondant en bled, d’un abord difficile, & dont le peuple changeant & superstitieux ne respecte ni magistrats ni loix. Alexandre Egyptien gouvernoit alors ce royaume. L’Afrique & ses Légions, après là mort de Macer, ayant souffert la domination particuliere étoient prêtes à se donner au premier venu. Les deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, & toutes les Nations qui n’obéissoient qu’à des [253] Intendans se tournoient pour ou contre selon le voisinage des armées & l’impulsion des plus puissans. Les Provinces sans défense, & sur-tout l’Italie, n’avoient pas même le choix de leurs fers & n’étoient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l’état de l’Empire Romain quand Galba, Consul pour la deuxieme fois, & Vinius son collegue, commencerent leur derniere année & presque celle de la République.

Au commencement de Janvier on reçut avis de Propinquus Intendant de la Belgique, que les Légions de la Germanie supérieure, sans respect pour leur ferment demandoient un autre Empereur, & que pour rendre leur révolte moins odieuse, elles consentoient qu’il fût élu par le Sénat & le Peuple Romain. Ces nouvelles accélérerent l’adoption dont Galba délibéroit auparavant en lui-même & avec ses amis, & dont le bruit étoit grand depuis quelque tems dans toute la ville, tant par la licence des nouvellistes qu’à cause de l’âge avancé de Galba. La raison, l’amour de la patrie dictoient les vœux du petit nombre; mais la multitude passionnée nommant tantôt l’un tantôt l’autre, chacun son protecteur ou son ami, consultoit uniquement ses desirs secrets ou sa haine pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus puissant, devenoit plus odieux en même mesure; car comme sous un maître infirme & crédule les fraudes sont plus profitables & moins dangereuses, la facilité de Galba augmentoit l’avidité des parvenus, qui mesuroient leur ambition sur leur fortune.

[255] Le pouvoir du Prince étoit partagé entre le Consul Vinius & Lacon Préfet du Prétoire. Mais Icelus affranchi de Galba, & qui ayant reçu l’anneau portoit dans l’ordre équestre le nom de Marcian, ne leur cédoit point en crédit. Ces favoris, toujours en discorde, & jusques dans les moindres choses ne consultant chacun que son intérêt, formoient deux factions pour le choix du successeur à l’Empire. Vinius étoit pour Othon. Icelus & Lacon s’unissoient pour le rejetter sans en préférer un autre. Le Public qui ne sait rien taire ne laissoit pas ignorer à Galba l’amitié d’Othon & de Vinius, ni l’alliance qu’ils projettoient entr’eux par le mariage de la fille de Vinius & d’Othon, l’une veuve & l’autre garçon; mais je crois qu’occupé du bien de l’Etat, Galba jugeoit qu’autant eût valu laisser à Néron l’Empire que de le donner à Othon. En effet Othon négligé dans son enfance, emporté dans sa jeunesse, se rendit si agréable à Néron par l’imitation de son luxe que ce fut à lui, comme associé à ses débauches, qu’il confia Poppée la principale de ses courtisanes, jusqu’à ce qu’il se fût défait de sa femme Octavie; mais le soupçonnant d’abuser de son dépôt il le relégua en Lusitanie sous le nom de Gouverneur. Othon ayant administré sa province avec douceur passa des premiers dans le parti contraire; y montra de l’activité, & tant que la guerre dura s’étant distingué par sa magnificence, il conçut tout d’un coup l’espoir de se faire adopter; espoir qui devenoit chaque jour plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre par celle de la Cour de Néron qui comptoit le retrouver en lui.

[257] Mais sur les premieres nouvelles de la sédition d’Allemagne & avant que d’avoir rien d’assuré du côté de Vitellius, l’incertitude de Galba sur les lieux où tomberoit l’effort des armées la défiance des troupes mêmes qui étoient à Rome le déterminerent à se donner un Collegue à l’Empire, comme à l’unique parti qu’il crût lui rester à prendre. Ayant donc assemblé avec Vinius & Lacon, Celsus consul désigné & Geminus préfet de Rome, après quelques discours sur sa vieillesse il fit appeller Pison, soit de son propre mouvement, soit selon quelques-uns̊, à l’instigation de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit lié amitié avec Pison, & le portant adroitement sans paroître y prendre intérêt étoit secondé par la bonne opinion publique. Pison fils de Crassus & de Scribonia, tous deux d’illustres maisons, suivoit les mœurs antiques, homme austere à le juger équitablement, triste & dur selon ceux qui tournent tout en mal, & dont l’adoption plaisoit à Galba par le côté même qui choquoit les autres.

Prenant donc Pison par la main, Galba lui parla, dit-on, de cette maniere. «Si, comme particulier, je vous adoptois, selon l’usage, par-devant les Pontifes, il nous seroit honorable, à moi, d’admettre dans ma famille un descendant de Pompée & de Crassus; à vous, d’ajouter à votre noblesse celle des maisons Lutatienne & Sulpicienne. Maintenant, appellé à l’Empire du consentement des Dieux & des hommes, l’amour de la patrie & votre heureux naturel me portent à vous offrir au sein de la paix, ce pouvoir suprême que la guerre m’a donné & que nos ancêtres se sont disputés [259] par les armes. C’est ainsi que le grand Auguste mit au premier rang après lui, d’abord son neveu Marcellus, ensuite Agrippa son gendre, puis ses petits-fils, & enfin Tibere fils de sa femme: mais Auguste choisit son successeur dans sa maison; je choisis le mien dans la République non que je manque de proches ou de compagnons d’armes; mais je ai point moi-même brigué l’Empire, & vous préférer à mes parens & aux vôtres, c’est montrer assez mes vrais sentimens. Vous avez un frere, illustre ainsi que vous, votre aîné, & digne du rang où vous montez si vous ne l’étiez encore plus. Vous avez passé sans reproche l’âge de la jeunesse & des passions. Mais vous n’avez soutenu jusqu’ici que la mauvaise fortune, il vous reste une épreuve plus dangereuse à faire en résistant à la bonne: car l’adversité déchire l’ame, mais le bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver toujours avec la même constance l’amitié, la foi, la liberté qui sont les premiers biens de l’homme; un vain respect les écartera malgré vous. Les flatteurs vous accableront de leurs fausses caresses, poison de la vraie amitié & chacun ne songera qu’à son intérêt. Vous & moi nous parlons aujourd’hui l’un à l’autre avec simplicité; mais tous s’adresseront à notre fortune plutôt qu’à nous; car on risque beaucoup à montrer leur devoir aux Princes, & rienà leur persuader qu’ils le sont.»

«Si la masse immense de cet empire eût pu garder d’elle-même son équilibre, j’étois digne de rétablir la République; mais depuis long-tems les choses en sont à tel point, [261] que tout ce qui reste à faire en faveur du Peuple Romain, c’est, pour moi, d’employer mes derniers jours à lui choisir un bon maître, & pour vous, d’être tel durant tout le cours des vôtres. Sous les Empereurs précédens l’Etat n’étoit l’heritage que d’une seule famille; par nous le choix de ses chefs lui tiendra lieu de liberté; après l’extinction des Jules & des Claudes l’adoption reste ouverte au plus digne. Le droit du sang & de la naissance ne mérite aucune estime & fait un Prince au hazard: mais l’adoption permet le choix & la voix publique l’indique. Ayez toujours sous les yeux le sort de Néron, fier d’une longue suite de Césars; ce n’est ni le pays désarmé de Vindex, ni l’unique Légion de Galba, mais son luxe & ses cruautés qui nous ont délivrés de son joug, quoiqu’un Empereur proscrit fût alors un événement sans exemple. Pour nous que la guerre & l’estime publique ont élevés, sans mériter d’ennemis, n’esperons pas n’en point avoir: mais après ces grands mouvemens de tout l’Univers, deux Légions émues doivent peu vous effrayer. Ma propre élévation ne fut pas tranquille, ma vieillesse, la seule chose qu’on me reproche, disparoîtra devant celui qu’on a choisi pour la soutenir. Je sais que Néron sera toujours regretté des méchans; c’est à vous & à moi d’empêcher qu’il ne le soit aussi des gens de bien. Il n’est pas tems d’en dire ici davantage & cela seroit superflu si j’ai fait en vous un bon choix. La plus simple & meilleure regle à suivre dans votre conduite, c’est de chercher ce que vous auriez approuvé ou blâmé sous un autre prince. Songez qu’il n’en est pas ici comme des Monarchies [263] où une seule famille commande & tout le reste obéit, & que vous allez gouverner un Peuple qui ne peut supporter ni une servitude extrême ni une entiere liberté.» Ainsi parloit Galba en homme qui fait un souverain, tandis que tous les autres prenoient d’avance le ton qu’on prend avec un souverain déjà fait.

On dit que de toute l’assemblée qui tourna les yeux sur Pison, même de ceux qui l’observoient à dessein, nul ne put remarquer en lui la moindre émotion de plaisir ou de trouble. Sa réponse fut respectueuse envers son Empereur & son pere, modeste à l’égard de lui-même; rien ne parut changé dans son air & dans ses manieres; on y voyoit plutôt le pouvoir que la volonté de commander. On délibéra ensuite si le cérémonie de l’adoption se feroit devant le Peuple, au Sénat, ou dans le Camp. On préféra le Camp pour faire honneur aux Troupes, comme ne voulant point acheter leur saveur par la flatterie ou à prix d’argent, ni dédaigner de l’acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le Peuple environnoit le Palais impatient d’apprendre l’importante affaire qui y traitoit en secret, & dont le bruit s’augmentoit encore par les vains efforts qu’on faisoit pour l’étouffer.

Le dix de Janvier le jour fut obscurci par de grandes pluies accompagnées d’éclairs, de tonnerres & de signes extraordinaires du courroux céleste. Ces présages, qui jadis eussent rompu les Comices ne détournerent point Galba d’aller au Camp. Soit qu’il les méprisât comme des choses fortuites, [265] soit que les prenant pour des signes réels il en jugeât l’événement inévitable. Les gens de guerre étant donc assemblés en grand nombre, il leur dit dans un discours grave & concis, qu’il adoptoit Pison à l’exemple d’Auguste & suivant l’usage militaire qui laisse aux Généraux le choix de leurs Lieutenans. Puis, de peur que son silence au sujet de la sédition ne la fît croire plus dangereuse, il assura fort que n’ayant été formée dans la quatrieme & la dix-huitieme Légion que par un petit nombre de gens, elle s’étoit bornée à des murmures & des paroles, & que dans peu tout seroit pacifié. Il ne mêla dans son discours ni flatteries ni promesses. Les Tribuns, les Centurions & quelques soldats voisins applaudirent, mais tout le reste gardoit un morne silence se voyant privés dans la guerre du donatif qu’ils avoient même exigé durant la paix. Il paroît que la moindre libéralité arrachée à l’austere parsimonie de ce Vieillard eût pu lui concilier les esprits. Sa perte vint de cette antique roideur, & de cet excès de sévérité qui ne convient plus à notre foiblesse.

De-là s’étant rendu au Sénat il n’y parla ni moins simplement ni plus longuement qu’aux soldats. La harangue de Pison fut gracieuse & bien reçue; plusieurs le félicitoient de bon cœur; ceux qui l’aimoient le moins avec plus d’affectation, le plus grand nombre par intérêt pour eux-mêmes sans aucun souci de celui de l’Etat. Durant les quatre jours suivans qui surent l’intervalle entre l’adoption & la mort de Pison, il ne fit ni ne dit plus rien en public.

[267] Cepedant les fréquens avis du progrès de la défection en Allemagne, & la facilité avec laquelle les mauvaises nouvelles s’accréditoient à Rome engagerent le Sénat à envoyer une dépuration aux Légions révoltées, & il sut mis secrétement délibération si Pison ne s’y joindroit point lui-même pour lui donner plus de poids, en ajoutant la majesté impériale à l’autorité du Sénat. On vouloir que Lacon Préfet du prétoire fût aussi du voyage, mais il s’en excusa. Quant aux Députés, le Sénat en ayant laissé le choix à Galba, on vit par la plus honteuse inconstance des nominations, des refus, des substitutions, des brigues pour aller ou pour demeurer selon l’espoir ou la crainte dont chacun étoit agité.

Ensuite il falut chercher de l’argent, &, tout bien pesé, il parut très-juste que l’Etat eut recours à ceux qui l’avoient appauvri. Les dons versés par Néron montoient à plus de soixante millions. Il fit donc citer tous les donataires, leur redemandant les neuf dixiemes de ce qu’ils avoient reçu, & dont à peine leur restoit-il l’autre dixieme partie: car également avides & dissipateurs, & non moins prodigues du bien d’autrui que du leur, ils n’avoient conservé au lieu de terres & de revenus que les instrumens ou les vices qui avoient acquis & consumé tout cela. Trente Chevaliers Romains furent préposés au recouvrement; nouvelle magistrature onéreuse par les brigues & par le nombre. On ne voyoit que ventes, huissiers; & le peuple, tourmenté par ces vexations, ne laissoit pas de se réjouir de voir ceux que Néron [269] avoit enrichis aussi pauvres que ceux qu’il avoit dépouillés. En ce même tems Taurus & Nason Tribuns prétoriens, Pacensis Tribun des milices bourgeoises & Fronto Tribun du guet ayant été cassés, cet exemple servit moins à contenir les Officiers qu’à les effrayer, & leur fit craindre qu’étant tous suspects on ne voulût les chasser l’on après l’autre.

Cependant Othon, qui n’attendoit rien d’un gouvernement tranquille, ne cherchoit que de nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à charge même à des particuliers, son luxe qui l’eût été, même à des Princes, son ressentiment contre Galba, sa haine pour Pison, tout l’excitoit à remuer. Il se forgeoit même des craintes pour irriter ses desirs. N’avoit-il pas été suspect à Néron lui-même? Faloit-il attendre encore l’honneur d’un second exil en Lusitanie ou ailleurs? Les souverains ne voient-ils pas toujours avec défiance & de mauvais œil ceux qui peuvent leur succéder? Si cette idée lui avoit nui près d’un vieux Prince, combien plus lui nuiroit-elle auprès d’un jeune homme naturellement cruel, aigri par un long exil! Que s’ils étoient tentés de se défaire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas, tandis que Galba chanceloit encore, & avant que Pison fût affermi? Les tems de crise sont ceux où conviennent les grands efforts, & c’est une erreur de temporiser quand les délais sont plus dangereux que l’audace. Tous les hommes meurent également; c’est la loi de la nature; mais la postérité les distingue par la gloire ou l’oubli. Que si le même sort attend l’innocent & le coupable, il coupable, il est plus digne d’un homme de courage de ne pas périr sans sujet.

[271] Othon avoit le cœur moins efféminé que le corps. Ses plus familiers esclaves & affranchis, accoutumés à une vie trop licencieuse pour une maison privée, en rappellant la magnificence du Palais de Néron, les adulteres, les fêtes nuptiales, & toutes les débauches des Princes, à un homme ardent après tout cela, le lui montroient en proie à d’autres par son indolence, & à lui s’il osoit s’en emparer. Les Astrologues l’animoient encore, en publiant que d’extraordinaires mouvemens dans les Cieux lui annonçoient une année glorieuse. Genre d’hommes fait pour leurrer les Grands, abuser les simples, qu’on chassera sans cesse de notre Ville, & qui s’y maintiendra toujours. Poppée en avoit secrétement employé plusieurs qui furent l’instrument funeste de son mariage avec l’Empereur. Ptolomée un d’entr’eux qui avoit accompagné Othon, lui avoit promis qu’il survivroit à Néron, & l’événement joint à la vieillesse de Galba, à la jeunesse d’Othon, aux conjectures & aux bruits publics, lui fit ajouter qu’il parviendroit à l’Empire; Othon, suivant le penchant qu’a l’esprit humain de s’affectionner aux opinions par leur obscurité même, prenoit tout cela pour de la science & pour des avis du destin, & Ptolomée ne manqua pas, selon la coutume, d’être l’instigateur du crime dont il avoit été le Prophete.

Soit qu’Othon eût ou non formé ce projet, il est certain qu’il cultivoit depuis long-tems les gens de guerre, comme espérant succéder à l’Empire ou l’usurper. En route, en bataille, au Camp, nommant les vieux soldats par leur nom, &, comme ayant servi avec eux sous Néron, les appellant Camarades, [273] il reconnoissoit les uns, s’informoit des autres, & les aidoit tous de sa bourse ou de son crédit. Il entre-mêloit tout cela de fréquentes plaintes, de discours équivoques sur Galba, & de ce qu’il y a de plus propre à émouvoir le Peuple. Les fatigues des marches, la rareté des vivres, la dureté du commandement, il envenimoit tout, comparant les anciennes & agréables navgations de la Campanie & des Villes Grecques avec les longs & rudes trajets des Pyrénées & des Alpes, où l’on pouvoit à peine soutenir le poids de ses armes.

Pudens, un des confidens de Tigellinus séduisant diversement les plus remuans, les plus obérés, les plus crédules, achevoit d’allumer les esprits déjà échauffés des Soldats, il en vint au point que chaque fois que Galba mangeoit chez Othon l’on distribuoit cent sesterces par tête à la cohorte qui étoit de garde, comme pour sa part du festin; distribution que sous l’air d’une largesse publique Othon soutenoit encore par d’autres dons particuliers. Il étoit même si ardent à les corrompre, & la stupidité du Préfet qu’on trompoit jusques sous ses yeux fut si grande que, sur une dispute de Proculus lancier de la garde avec un voisin pour quelque borne commune, Othon acheta tout le champ du voisin & le donna à Proculus.

Ensuite il choisit pour chef de l’entreprise qu’il méditoit Onomastus un de ses affranchis, qui, lui ayant amené Barbius Veturius tous deux bas officiers des gardes, après les avoir trouvés à l’examen rusés & courageux, il les chargea de dons, de promesses, d’argent pour en gagner d’autres, & l’on vit [275] ainsi deux manipulaires entreprendre & venir à bout de disposer de l’Empire Romain. Ils mirent peu de gens dans le secret, & tenant les autres en suspens, ils les excitoient par divers moyens; les chefs comme suspects par les bienfaits de Nymphidius, les soldats par le dépit de se voir frustrés du donatif si long-tems attendu: rappellant à quelques-uns le souvenir de Néron, ils rallumoient en eux le desir de l’ancienne licence: enfin ils effrayoient tous par la peur d’un changé ment dans la milice.

Si-tôt qu’on fut la défection de l’armée d’Allemagne, le venin gagna les esprits déjà émus des Légions & des Auxiliaires. Bientôt les mal-intentionnés se trouverent si disposés à la sédition, & les bons si tiedes à la réprimer, que le quatorze de Janvier, Othon revenant de souper eût été enlevé, si l’on n’eût craint les erreurs de la nuit, les troupes cantonnées par toute la Ville, & le peu d’accord qui regne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas l’intérêt de l’Etat qui retint ceux qui méditoient à jeun de souiller leurs mains dans le sang de leur Prince, mais le danger qu’un autre ne fût pris dans l’obscurité pour Othon par les soldats des armées de Hongrie & d’Allemagne qui ne le connoissoient pas. Les conjurés étoufferent plusieurs indices de la sédition naissante, & ce qu’il en parvint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon, homme incapable de lire dans l’esprit des soldats, ennemi de tout bon conseil qu’il n’avoir pas donne & toujours résistant à l’avis des Sages.

Le quinze de Janvier comme Galba sacrifioit au Temple d’Apollon, l’Aruspice Umbricius sur le triste aspect des entrailles [277] lui dénonça d’actuelles embûches & un ennemi domestique, tandis qu’Othon qui étoit présent, se réjouissoit de ces mauvais augures & les interprétoit favorablement pour ses desseins. Un moment après, Onomastus vint lui dire que l’Architecte & les Experts l’attendoient; mot convenu pour lui annoncer l’assemble des soldats & les apprêts de la conjuration. Othon fit croire à ceux qui demandoient où il alloit, que, prêt d’acheter une vieille maison de campagne, il vouloit auparavant la faire examiner; puis, suivant l’affranchi à travers le Palais de Tibere au Vélabre, & de-là vers la colonne dorée sous le Temple de Saturne, il fut salué Empereur par vingt-trois soldats, qui le placerent aussi-tôt sur une Chaire curule tout consterné de leur petit nombre, & l’environnerent l’épée à la main. Chemin faisant, ils furent joints par un nombre à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns instruits du complot, l’accompagnoient à grands cris avec leurs armes, d’autres frappés du spectacle se disposoient en silence à prendre conseil de l’événement.

Le Tribun Martialis qui étoit de garde au Camp, effrayé d’une si prompte & si grande entreprise, ou craignant que la sédition n’eût gagné ses soldats & qu’il ne fût tué en s’y opposant, fut soupçonne par plusieurs d’en être complice. Tous les autres Tribuns & Centurions préférerent aussi le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel sut l’état des esprits qu’un petit nombre ayant entrepris un forfait détestable, plusieurs l’approuverent & tous le souffrirent.

[279] Cependant Galba, tranquillement occupé de son sacrifice, importunoit les Dieux pour un Empire qui n’étoit plus à lui, quand tout-à-coup un bruit s’éleva que les troupes enlevoient un Senateur qu’on ne nommoit pas, mais qu’on fut ensuite être Othon. Aussi-tôt on vit accourir des gens de tous les quartiers & à mesure qu’on les rencontroit plusieurs augmentoient le mal & d’autres l’exténuoient, ne pouvant en cet instant même renoncer à la flatterie. On tint conseil & il fut résolu que Pison fonderoit la disposition de la cohorte qui étoit de garde au Palais, réservant l’autorité encore entière de Galba pour de plus pressans besoins. Ayant donc assemblé les soldats devant les degrés du Palais, Pison leur parla ainsi. «Compagnons, il y a six jours que je fus nommé César sans prévoir l’avenir & sans savoir si ce choix me seroit utile ou funeste. C’est à vous d’en fixer le sort pour la République & pour nous; ce n’est pas que je craigne pour moi-même, trop instruit par mes malheurs à ne point compter sur la prospérité. Mais je plains mon pere, le Sénat,& l’Empire, en nous voyant réduits à recevoir la mort ou à la donner, extrêmité non moins cruelle pour des gens de bien, tandis qu’après les derniers mouvemens on se félicitoit que Rome eut été exempte de violence & de meurtres, & qu’on espéroit avoir pourvu par l’adoption à prévenir toute cause de guerre après la mort de Galba.»

«Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes mœurs; on a peu besoin de vertus pour se comparer à Othon. Ses vices dont il fait toute sa gloire ont ruiné l’Etat quand il [281] étoit ami du Prince. Est-ce par son air, par sa démarche, par sa parure efféminée qu’il se croit digne de l’Empire? On se trompe beaucoup si l’on prend son luxe pour de la libéralité. Plus il saura perdre, & moins il saura donner. Débauches, festins, attroupemens de femmes, voilà les projets qu’il médite, &, selon lui, les droits de l’empire, dont la volupté sera pour lui seul, la honte & le déshonneur pour tous; car jamais souverain pouvoir acquis par le crime ne fut vertueusement exercé. Galba fut nommé César par le genre-humain, & je l’ai été par Galba de votre consentement: Compagnons, j’ignore s’il vous est indifférent que la République, le Sénat & le Peuple ne soient que de vains noms, mais je sais au moins qu’il vous importe que des scélérats ne vous donnent pas un Chef.»

«On a vu quelquefois des Légions se révolter contre leurs Tribuns. Jusqu’ici votre gloire & votre fidélité n’ont reçu nulle atteinte, & Néron lui-même vous abandonna plutôt qu’il ne fut abandonné de vous. Quoi! verrons-nous une trentaine au plus de déserteurs & de transfuges à qui l’on ne permettroit pas de se choisir seulement un officier, faire un Empereur? Si vous souffrez un tel exemple, si vous partagez le crime en le laissant commettre, cette licence passera dans les provinces; nous périrons par les meurtres & vous par les combats; sans que la solde en soit plus grande pour avoir égorgé son Prince, que pour avoir fait son devoir: mais le donatif n’en vaudra pas moins, reçu de nous pour le prix de la fidélité, que d’un autre pour le prix de la trahison.»

[283] Les Lanciers de la garde ayant disparu, le reste de la cohorte, sans paroître mépriser le discours de Pison, se mit en devoir de préparer lies Enseignes plutôt par hazard, &, comme il arrive en ces momens de trouble, sans trop savoir ce qu’on faisoit, que par une feinte insidieuse comme on l’a cru dans la suite. Celsus fut envoyé au détachement de l’armée d’Illyrie vers le Portique de Vipsanius. On ordonna aux Primipilaires Serenus & Sabines d’amener les soldats Germains du Temple de la liberté. On se défioit de la Légion marine, aigrie par le meurtre de ses soldats que Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les Tribuns Cerius, Subrinus & Longinus allerent au Camp Prétorien pour tâcher d’étouffer la sédition naissante avant qu’elle eût éclaté. Les soldats menacerent les deux premiers; mais Longin fut maltraité & désarmé, parce qu’il n’avoit pas passé par les grades militaires, & qu’étant dans la confiance de Galba, il en étoit plus suspect aux rebelles. La Légion de mer ne balança pas à se joindre aux Prétoriens. Ceux du détachement d’Illyrie présentant à Celsus la pointe des armes ne voulurent point l’écouter. Mais les troupes d’Allemagne hésiterent long-tems, n’ayant pas encore recouvré leurs forces & ayant perdu toute mauvaise volonté, depuis que revenues malades de la longue navigation d’Alexandrie où Neron les avoit envoyées, Galba n’épargnoit ni soin ni dépense pour les rétablir. La foule du Peuple & des esclaves qui durant ce tems remplissoient le Palais, demandoit à cris perçans la mort d’Othon & l’exil des conjurés, comme ils auroient demandé quelque scene dans les jeux publics; non que le jugement ou le zele excitât des clameurs qui changerent [285] d’objet dès le même jour, mais par l’usage établi d’enivrer chaque Prince d’acclamations effrénées & de vaines flatteries.

Cependant Galba flottoit entre deux avis: celui de Vinius étoit qu’il faloit armer les esclaves, rester dans le Palais, & en barricader les avenues; qu’au lieu de s’offrir à des gens échauffés, on devoit laisser le tems aux révoltés de se repentir & aux fideles de se rassurer; que si la promptitude convient aux forfaits, le tems favorise les bons desseins, qu’enfin l’on auroit toujours la même liberté d’aller s’il étoit nécessaire, mais qu’on n’étoit pas sûr d’avoir celle du retour au besoin.

Les autres jugeoient qu’en se hâtant de prévenir le progrès d’une sédition foible encore & peu nombreuse on épouvanteroit Othon même, qui, s’étant livré furtivement à des inconnus profiteroit, pour apprendre à représenter, de tout le tems qu’on perdroit dans une lâche indolence. Faloit-il attendre qu’ayant pacifié le Camp il vînt s’emparer de la place & monter au Capitole aux yeux même de. Galba, tandis qu’un si grand Capitaine & ses braves amis renfermés dans les portes & le seuil du Palais l’inviteroient pour ainsi dire à les assiéger? Quel secours pouvoit-on se promettre des esclaves si on laissoit refroidir la faveur de la multitude & sa premiere indignation plus puissante que tout le reste? D’ailleurs, disoient-ils le parti le moins honnête est aussi le moins sûr, & dût-on succomber au péril, il vaut encore mieux l’aller chercher; [287] Othon en sera plus odieux & nous en aurons plus d’honneur. Vinius résistant à cet avis fut menacé par Lacon à l’instigation d’Icelus, toujours prêt à servir sa haine particuliere aux dépens de l’Etat.

Galba sans hésiter plus long-tems choisit le parti le plus spécieux. On envoya Pison le premier au Camp, appuyé du crédit que devoient lui donner sa naissance, le rang auquel il venoit de monter, & sa colere contre Vinius, véritable, ou supposée telle par ceux dort Vinius étoit haï & que leur haine rendoit crédules. A peine Pison fut parti qu’il s’éleva un bruit, d’abord vague & incertain, qu’Othon avoit été tué dans le Camp. Puis, comme il arrive aux mensonges importans, il se trouva bientôt des témoins oculaires du fait, qui persuaderent aisément tous ceux qui s’en réjouissoient ou qui s’en soucioient peu. Mais plusieurs crurent que ce bruit étoit répandu & fomenté par les amis d’Othon, pour attirer Galba par le leurre d’une bonne nouvelle.

Ce fut alors que les applaudissemens & l empressement outré gagnant plus haut qu’une populace imprudente, la plupart des Chevaliers & des Sénateurs, rassurés & sans précaution forcerent les portes du Palais, & courant au-devant de Galba, se plaignoient que l’honneur de le venger leur eût été ravi. Les plus lâches, & comme l’effet le prouva, les moins capables d’affronter le danger, téméraires en paroles, & braves de la langue, affirmoient tellement ce qu’ils savoient le moins, que, faute, d’avis certains, & vaincu par ces clameurs, Galba prit une [289] cuirasse, & n’étant ni d’âge ni de force à soutenir le choc de la foule, se fit porter dans sa chaise. Il rencontra sortant du Palais un Gendarme nommé Julius Atticus qui, montrant son glaive tout sanglant, s’écria qu’il avoit tué Othon. Camarade, lui dit Galba, qui vous l’a commandé? Vigueur singuliere d’un homme attentif à réprimer la licence militaire, & qui ne se laissoit pas plus amorcer par les flatteries, qu’effrayer par les menaces!

Dans le Camp les sentimens n’étoient plus douteux ni parragés, & le zele des soldats étoit tel que, non contens d’environner Othon de leurs corps & de leurs bataillons, ils le placerent au milieu des Enseignes & des Drapeaux dans l’enciente où étoit peu auparavant la Statue d’or de Galba. Ni Tribuns ni Centurions ne pouvoient approcher, & les simples soldats crioient qu’on prît garde aux Officiers. On n’entendoit pas les clameurs, tumultes, exhortations mutuelles. Ce n’étoient pas les tiedes & les discordantes acclamations d’une populace qui flatte son maître, mais tous les soldats qu’on voyoit accourir en foule étoient pris par la main, embrassés tout armés, amenés devant lui, & après leur avoir dicté le ferment, ils recommandoient l’Empereur aux Troupes & les Troupes à l’Empereur. Othon de son côté, tendant les bras, saluant la multitude, envoyant des baisers, n’omettoit rien de servile pour commander.

Enfin après que toute la Légion de mer lui eut prêté le serment, se confiant en ses forces, & voulant animer en commun tous ceux qu’il avoit excités en particulier, il monta sur le rempart du Camp & leur tint ce discours.

[291] «Compagnons, j’ai peine à dire sous quel titre je me présente en ce lieu: car élevé par vous à l’Empire je ne puis me regarder comme particulier, ni comme Empereur tandis qu’un autre commande, & l’on ne peut savoir quel nom vous convient à vous-mêmes qu’en décidant si celui que vous protégez est le Chef ou l’ennemi du Peuple Romain. Vous entendez que nul ne demande ma punition qui ne demande aussi la vôtre, tant il est certain que nous ne pouvons nous sauver ou périr qu’ensemble, & vous devez juger de la facilité avec laquelle le clément Galba a peut-être déjà promis votre mort par le meurtre de tant de milliers de soldats innocens que personne ne lui demandoit. Je frémis en me rappellant l’horreur de son entrée, & de son unique victoire, lorsqu’aux yeux de toute la Ville il fit décimer les prisonniers supplians qu’il avoit reçus en grace. Entré dans Rome sous de tels auspices, quelle gloire a-t-il acquise dans le gouvernement, si ce n’est d’avoir fait mourir Sabinus & Marcellus en Espagne, Chilon dans les Gaules, Capiton en Allemagne, Macer en Afrique, Cingonius en route, Turpilien dans Rome, & Nymphidius au Camp? Quelle armée ou quelle Province si reculée sa cruauté n’a-t-elle point souillée & deshonorée, ou selon lui lavée & purifiée avec du sang? Car traitant les crimes de remedes & donnant de faux noms aux choses, il appelle la barbarie sévérité, l’avarice économie, & discipline tous les maux qu’il vous fait souffrir. Il n’y a pas sept mois que Néron est mort, & Icelus a déjà plus volé que n’ont fait Elius, Polyclete & Vatinius. Si Vinius lui-même eût été Empereur, il eût gouverné avec moins d’avarice & de licence [293] mais il nous commande comme à ses sujets & nous dédaigne comme ceux d’un autre. Ses richesses seules suffisent pour ce donatif qu’on vous vante sans cesse & qu’on ne vous donne jamais.»

«Afin de ne pas même laisser d’espoir à son successeur, Galba a rappellé d’exil un homme qu’il jugeoit avare & dur comme lui. Les Dieux vous ont avertis par les plus signes les plus évidens qu’ils désapprouvoient cette élection: le Sénat le Peuple & le Romain ne lui sont pas plus favorables; mais leur confiance est toute en votre courage; car vous avez la force en main pour exécuter les choses honnêtes, & sans vous les meilleurs desseins ne peuvent avoir d’effet. Ne croyez pas qu’il soit ici question de guerres ni de périls, puisque toutes les troupes sont pour nous, que Galba n’a qu’une cohorte en toge, dont il n’est pas le chef, mais le prisonnier, & dont le seul combat à votre aspect & à mon premier signe va être à qui m’aura le plutôt reconnu. Enfin ce n’est pas le cas de temporiser dans une entreprise qu’on ne peut louer qu’après l’exécution.»

Aussi-tôt ayant fait ouvrir l’Arsenal, tous coururent aux armes sans ordre, sans regle, sans distinction des Enseignes prétoriennes & des Légionnaires, de l’écu des Auxiliaires & du bouclier Romain. Et sans que ni Tribun ni Centurion s’en mêlât, chaque soldat devenu son propre officier s’animoit & s’excitoit lui-même à mal faire par le plaisir d’affliger les gens de bien.

[295] Déjà Pison, effrayé du frémissement de la sédition croissante & du bruit des clameurs qui retentissoit jusques dans la Ville, s’étoit mis à la suite de Galba qui s’acheminoit vers la place: déjà, sur les mauvaises nouvelles apportées par Celsus, les uns parloient de retourner au Palais, d’autres d’aller au Capitole, le plus grand nombre d’occuper les rostres. Plusieurs se contentoient de contredire l’avis des autres, &, comme il arrive dans les mauvais succès, le parti qu’il n’étoit plus tems de prendre, sembloit alors le meilleur. On dit que Lacon méditoit à l’insu de Galba de faire tuer Vinius; soit qu’il espérât adoucir les soldats par ce châtiment, soit qu’il le crût complice d’Othon, soit enfin par un mouvement de haine. Mais le tems & le lieu l’ayant fait balancer par la crainte de ne pouvoir plus arrêter le sang après avoir commencé d’en répandre, l’effroi des survenans, la dispersion du cortege, & le trouble de ceux qui étoient d’abord montrés si pleins de zele & d’ardeur, acheverent de l’en détourner.

Cependant entraîné çà & là, Galba cédoit à l’impulsion des flots de la multitude, qui, remplissant de toutes parts les Temples & les Basiliques, n’offroit qu’un aspect lugubre. Le Peuple & les Citoyens, l’air morne & l’oreille attentive, ne poussoient point de cris: il ne régnoit ni tranquillité ni tumulte, mais un silence qui marquoit à la fois la frayeur & l’indignation. On dit pourtant à Othon que le Peuple prenoit les armes, sur quoi il ordonna de forcer les passages & d’occuper les postes importans. Alors, comme s’il eût été question, non de massacre dans leur Prince un vieillard désarmé, mais de rerverser Pacore [297] ou Vologese du Trône des Arsacides, on vit les soldats Romains, écrasant le Peuple, foulant aux pieds les Sénateurs, pénétrer dans la place à la course de leurs chevaux & à la pointe de leurs armez, sans respecter le Capitole ni les Temples des Deux, sans craindre les Princes présens & à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés.

A peine apperçut-on les troupes d’Othon, que l’Enseigne de l’escorte de Galba appellé, dit-on, Vergilio, arracha l’image de l’Empereur & la jetta par terre. A l’instant tous les soldats se déclarent, le Peuple fuit, quiconque hésite voit le fer prêt à le percer. Près du Lac de Curtius, Galba tomba de sa chaise par l’effroi de ceux qui le portoient, & fut d’abord enveloppé. On a rapporté diversement ses dernieres paroles selon la haine ou l’admiration qu’on avoit pour lui. Quelques-uns disent qu’il demanda d’un ton suppliant quel mal il avoit fait, priant qu’on lui laissât quelques jours pour payer le donatif: Mais plusieurs assurent que, présentant hardiment la gorge aux soldats, il leur dit de frapper s’ils croyoient sa mort utile à l’Etat. Les meurtriers écouterent peu ce qu’il pouvoit dire. On n’a pas bien su qui l’avoit tué: les uns nomment Terentius, d’autres Lecanius; mais le bruit commun est que Camurius soldat de la quinzieme Légion lui coupa la gorge. Les autres lui déchiqueterent cruellement les bras & les jambes, car la cuirasse couvroit la poitrine, & leur barbare férocité chargeoit encore de blessures un corps déjà mutilé.

[299] On vint ensuite à Vinius, dont il est pareillement douteux si le subit effroi lui coupa la voix, ou s’il s’écria qu’Othon n’avoit point ordonné sa mort: paroles qui pouvoient être l’effet de sa crainte, ou plutôt l’aveu de sa trahison, sa vie & sa réputation portant à le croire complice d’un crime dont il étoit cause.

On vit ce jour-là dans Sempronius Densus un exemple mémorable pour notre tems. C’étoit un Centurion de la cohorte Prétorienne, chargé par Galba de la garde de Pison. Il se jetta le poignard à la main au-devant des soldats en leur reprochant leur crime, & du geste & de la voix attirant les coups sur lui seul, il donna le tems à Pison de s’échapper, quoique blessé. Pison se sauva dans le Temple de Vesta, où il reçut asyle par la piété d’un esclave qui le cacha dans sa chambre; précaution plus propre à différer sa mort que la Religion ni le respect des Autels. Mais Florus, soldat des cohortes Britanniques, qui depuis long-tems avoit été fait Citoyen par Galba, & Statius Murcus Lancier de la garde, tous deux particuliérement altérés du sang de Pison, vinrent de la part d’Othon le tirer de son asyle & le tuerent à la porte du Temple.

Cette mort fut celle qui fit le plus de plaisir à Othon, & l’on dit que ses regards avides ne pouvoient se lasser de considérer cette tête: soit que, délivré de toute inquiétude, il commençât alors à se livrer à la joie, soit que son ancien respect [301] pour Galba & son amitié pour Vinius mêlant à sa cruauté quelque image de tristesse, il se crût plus permis de prendre plaisir à la mort d’un concurrent & d’un ennemi. Les têtes furent mises chacune au bout d’une pique & portées parmi les Enseignes des cohortes & autour de l’Aigle de la Légion. C’étoit à qui croit parade de ses mains sanglantes; à qui, faussement ou nom, se vanteroit d’avoir commis ou vu ces assassinats, comme d’exploits glorieux & mémorables. Vitellius trouva dans la suite plus de cent vingt placets de gens qui demandoient récompense pour quelque fait notable de ce jour-là. Il les fit tous chercher & mettre à mort, non pour honorer Galba, mais selon la maxime des Princes de pourvoir à leur sureté presente par la crainte des châtimens futurs.

Vous eussiez cru voir un autre Sénat & un autre Peuple. Tout accouroit au Camp; chacun s’empressoit à devancer les autres, à maudire Galba, à vanter le bon choix des troupes, à baiser les mains d’Othon; moins le zele étoit sincere, plus on affectoit d’en montrer. Othon, de son côté, ne rebutoit personne, mais des yeux & de la voix tâchoit d’adoucir l’avide férocité des soldats. Ils ne cessoient de demander le supplice de Celsus Consul désigné, & jusqu’à l’extrémité fidele ami de Galba. Son innocence & ses services étoient des crimes qui les irritoient. On voyoit qu’ils ne cherchoient qu’à faire périr tout homme de bien & commencer les meurtres & le pillage. Mais Othon qui pouvoit commander des assassinats, n’avoir pas encore assez d’autorité pour les défendre. Il fit donc lier Celsus, affectant une grande colere, & le sauva d’une mort présente en feignant de le réserver à des tourmens plus cruels.

[303] Alors tout se fit au gré des soldats. Les Prétoriens Le choisirent eux-mêmes leurs Préfets. A Firmus, jadis Manipulaire, puis Commandant du guet, & qui du vivant même de Galba s’étoit attaché à Othon, ils joignirent Licinius Proculus, que son étroite familiarité avec Othon fit soupçonner d’avoir favorisé ses desseins. En donnant à Sabinus la Préfecture de Rome, ils suivirent le sentiment de Néron sous lequel il avoit eu le même emploi; mais le plus grand nombre ne voyoit en lui que Vespasien son frere. Ils solliciterent l’affranchissement des tributs annuels que, sous le nom de congés à tems les simples soldats payoient aux Centurions. Le quart des Manipulaires étoit aux vivres ou dispersé dans le Camp, & pourvu que le droit du Centurion ne fût pas oublié, il n’y avoit sorte de vexation dont ils s’abstinssent, ni sorte de métier dont ils rougissent. Du profit de leurs voleries & des plus serviles emplois ils payoient l’exemption du service militaire, & quand ils s’étoient enrichis, les Officiers les accablant de travaux & de peine les forçoient d’acheter de nouveaux congés. Enfin, épuisés de dépense & perdus de mollese ils revenoient au manipule pauvres & fainéans, de laborieux qu’ils en étoient partis & de riches qu’ils y devoient retourner. Voilà comment, également corrompus tour-à-tour par la licence & par la misere ils ne cherchoient que mutineries, révoltes & guerres civiles. De peur d’irriter les Centurions en gratifiant les soldats à leurs dépens, Othon promit de payer du fisc les congés annuels; établissement utile, & depuis confirmé par tous les bons Princes pour le maintien de la discipline. Le Préfet Lacon qu’on feignit de reléguer dans une isle, fut tué par un garde envoyé pour cela par Othon. Icelus fut puni publiquement en qualité d’affranchi.

[305] Le comble des maux dans un jour si rempli de crimes fut l’alégresse qui le termina. Le Préteur de Rome convoqua le Sénat, & tandis que les autres Magistrats outroient à l’envi l’adulation, les Sénateurs accourent, décernent à Othon la puissance Tribunicienne, le nom d’Auguste, & sous les honneurs des Empereurs précédens, tâchant d’effacer ainsi les injures dont ils venoient de le charger & auxquelles il ne parut point, sensible. Que ce fût clémence ou délai de sa part, c’est ce que le peu de tems qu’il a régné n’a pas permis de savoir.

S’étant fait conduire au Capitole, puis au Palais, il trouva la place ensanglantée des morts qui y étoient encore étendus, & permit qu’ils fussent brûlés & enterrés. Verania femme de Pison, Scribonianus son frere, & Crispine fille de Vinius, recueillirent leurs corps, & ayant cherché les têtes, les racheterent des meurtriers qui les avoient gardées pour les vendre.

Pison finit ainsi la trente-unieme année d’une vie passée avec moins de bonheur que d’honneur. Deux de ses freres avoient été mis à mort, Magnus par Claude & Crassus par Néron. Lui-même après un long exil fut six jours César, & par une adoption précipitée sembla n’avoir été préféré à son aîné que pour être mis à mort avant lui. Vinius vécut quarante-sept ans avec des mœurs inconstantes, Son Pere étoit de famille Prétorienne; son aïeul maternel fut au nombre des proscrits. Il fit avec infamie ses premieres armes sous Calvisius Sabinus Lieutenant-général, dont la femme indécemment curieuse de voir l’ordre du Camp, y entra de nuit en habit d’homme, & [307] avec la même impudence parcourut les gardes & tous les postes, après avoir commencé par souiller le lit conjugal; crime dont on taxa Vinius d’être complice. Il fut donc chargé de chaînes par ordre de Caligula: mais bientôt les révolutions des tems l’ayant fait délivrer, il monta sans reproche de grade en grade. Après sa Préture il obtint avec applaudissement le commandement d’une Légion; mais se déshonorant derechef par la plus servile bassesse il vola une coupe d’or dans un festin de Claude, qui ordonna le lendemain que de tous les convives on servît le seul Vinius en vaisselle de terre. Il ne laissa pas de gouverner ensuite la Gaule Narbonnoise en qualité de Proconsul avec la plus sévere intégrité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba, il se montra prompt, hardi, rusé, méchant, habile selon ses desseins, & toujours avec la même vigueur. On n’eut point d’égard à son testament à cause de ses grandes richesses mais la pauvreté de Pison fit respecter ses dernieres volontés.

Le corps de Galba, négligé long-tems & chargé de mille outrages dans la licence des ténebres, reçut une humble sépulture dans ses jardins particuliers par les soins d’Argius son lntendant & l’un de ses plus anciens domestiques. Sa tête plantée au bout d’une lance & défigurée par les Valets & Goujats, fut trouvée le jour suivant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Héron qu’il avoit fait punir, & mise avec son corps déjà brillé. Telle fut la fin de Sergius Galba après soixante & treize ans de vie & de prospérité sous cinq Princes, & plus heureux sujet que Souverain. Sa noblesse étoit ancienne & sa fortune immense: il avoir un génie [309] médiocre, point de vices & peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cherchoit la réputation; sans convoiter les richesses d’autrui; il étoit ménager des siennes, avare de celles de l’Etat. Subjugué par ses amis & ses affranchis, & juste ou méchant par leur caractere, il laissoit faire également le bien & le mal, approuvant l’un & ignorant. l’autre: mais un grand nom & le malheur des tems lui faisoient imputer à vertu ce qui n’étoit qu’indolence. Il avoit servi dans sa jeunesse en Germanie avec honneur, & s’étoit bien comporté dans le Proconsulat d’Afrique: devenu vieux, il gouverna l’Espagne citérieure avec la même équité. En un mot, tant qu’il fut homme privé il parut au-desssus de son état, & tout le monde l’eût jugé digne de l’Empire, s’il n’y fût jamais parvenu.

A la consternation que jetta dans Rome l’atrocité de ces récentes exécutions & à la crainte qu’y causoient les anciennes mœurs d’Othon, se joignit un nouvel effroi par la défection de Vitellius qu’on avoit cachée du vivant de Galba, en laissant croire qu’il n’y avoit de révolte que dans l’armée de la haute Allemagne. C’est alors qu’avec le Sénat & l’ordre équestre, qui prenoient quelque part aux affaires publiques, le peuple même déploroit ouvertement la fatalité du sort, qui sembloit avoir suscité pour la perte de l’Empire deux hommes, les plus corrompus des mortels par la mollesse, la débauche, l’impudicité. On ne voyoit pas seulement renaître les cruautés commises durant la paix, mais l’horreur des guerres civiles où Rome avoir été si souvent prise par ses [311] propres, troupes, l’Italie dévastée, les Provinces ruinées, Pharsale, Philippes, Perouse, & Modene, ces noms célebres par la désolation publique revenoient sans cesse à la bouche. Le monde avoir été presque bouleversé quand des hommes dignes du souverain pouvoir se le disputerent. Jules & Auguste vainqueurs avoient soutenu l’Empire; Pompée & Brutus eussent relevé la République; mais étoit-ce pour Vitellius ou pour Othon qu’il faloit invoquer les Dieux, & quelque parti qu’on prît entre de tels compétiteurs, comment éviter de faire des vœux impies & des prieres sacrileges quand l’événement de la guerre ne pouvoir dans le vainqueur montrer que le plus méchant? Il y en avoit qui songeoient à Vespasien & à l’armée d’Orient; mais quoiqu’ils préférassent Vespasien aux deux autres, ils ne laissoient pas de craindre cette nouvelle guerre comme une source de nouveaux malheurs; outre que la réputation de Vespasien étoit encore équivoque; car il est le seul parmi tant de Princes que le rang suprême ait changé en mieux.

Il faut maintenant exposer l’origine & les causes des mouvement de Vitellius. Après la défaite & la mort de Vindex, l’armée, qu’une victoire sans danger & sans peine venoit d’enrichir, fiere de sa gloire & de son butin & préférant le pillage à la paye ne cherchoit que guerres & que combats. Long-tems le service avoit été infructueux & dur, soit par la rigueur du climat & des saisons, soit par la sévérité de la discipline, toujours inflexible durant la paix, mais que les flatteries des séducteurs & l’impunité des traîtres énervent [313] dans les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout s’offroit à qui sauroit s’en servir & s’en illustrer, &, au lieu qu’avant la guerre les armées étant éparses sur les frontieres, chacun ne connoissoit que sa compagnie & son bataillon, alors les Légions rassemblées contre Vindex ayant comparé leur force à celles des Gaules, n’attendoient qu’un nouveau prétexte pour chercher querelle à des peuples qu’elles ne traitoient plus d’amis & de compagnons, mais de rebelles

& de vaincus. Elles comptoient sur la partie des Gaules qui confine au Rhin & dont les habitans ayant pris le même parti les excitoient alors puissamment contre les Galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils avoient donné à ses partisans. Le Soldat animé contre les Héduens & les Séquanois & mesurant sa colere sur leur opulence, dévoroit déjà dans son cœur le pillage des villes & des champs, & les dépouilles des Citoyens; son arrogance & son avidité, vices communs à qui se sent le plus fort, s’irritoient encore par les bravades des Gaulois, qui pour faire dépit aux Troupes, se vantoient de la remise du quart des tributs, & du droit qu’ils avoient reçu de Galba.

A tout cela se joignoit un bruit adroitement répandu & inconsidérément adopté que les Légions seroient décimées & les plus braves Centurions cassés. De toutes parts venoient des nouvelles fâcheuses: rien de Rome que de sinistre; la mauvaise volonté de la Colonie Lyonnoise & son opiniâtre attachement pour Néron étoit la source de mille faux bruits. Mais la haine & la crainte particuliere, jointe à la [315] sécurité générale qu’inspiroient tant de forces réunies, fournissoient dans se Camp une assez ample matiere en mensonge & à la crédulité.

Au commencement de Décembre Vitellius arrivé dans la Germanie inférieure visita soigneusement les quartiers, où, quelquefois avec prudence & plus souvent par ambition, il effaçoit l’ignominie, adoucissoit les châtimens, & rétablissoit chacun dans son rang ou dans son honneur. Il répara surtout avec beaucoup d’équité, les injustices que l’avarice & la corruption avoient fait commettre à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de guerre. On lui obéissoit plutôt comme à un Souverain que comme à un Proconsul, mais il étoit souple avec les hommes fermes. Libéral de son bien, prodigue de celui d’autrui, il étoit d’une profusion sans mesure, que ses amis, changeant par l’ardeur de commander, ses vertus en vices, appelloient douceur & bonté. Plusieurs dans le Camp cachoient, sous un air modeste & tranquille, beaucoup de vigueur à mal faire: mais Valens & Cecina Lieutenans-généraux, se distinguoient par une avidité sans bornes qui n’en laissoit point à leur audace. Valens sur-tout, après avoir étouffé les projets de Capiton & prévenu l’incertitude de Verginius, outré de l’ingratitude de Galba, ne ces soit d’exciter Vitellius, en lui vantant le zele des Troupes. Il lui disoit que sur sa réputation Hordeonius ne balanceroit pas un moment, que l’Angleterre seroit pour lui, qu’il auroit des secours de l’Allemagne, que toutes les provinces flottoient sous le gouvernement précaire [317] & passager d’un vieillard; qu’il n’avoir qu’à tendre les bras à la fortune & courir au-devant d’elle, que les doutes convenoient à Verginius simple Chevalier Romain, fils d’un pere inconnu, & qui, trop au-dessous du rang suprême pouvoit le refuser sans risque. Mais quant à lui dont le Pere avoit eu trois Consulats, la Censure, & César pour collegue, que plus il avoit de titres pour aspirer à l’Empire, plus il lui étoit dangereux de vivre en homme privé. Ces discours agitant Vitellius, portoient dans son esprit indolent plus de désirs que d’espoir.

Cependant Cecina, grand, jeune, d’une belle figure, d’une démarche imposante, ambitieux, parlant bien, flattoit & gagnoit les soldats de l’Allemagne supérieure. Questeur en Bétique, il avoir pris des premiers le parti de Galba qui lui donna le commandement d’une Légion; mais ayant reconnu qu’il détournoit les deniers publics, il le fit accuser de péculat; ce que Cecina supportant impatiemment, il s’efforça de tout brouiller & d’ensevelir ses fautes sous les ruines de la République. Il y avoit déjà dans l’armée assez de penchant à la révolte; car elle avoir de concert pris parti contre Vindex, & ce ne fut qu’après la mort de Néron qu’elle se déclara pour Galba, en quoi même elle se laissa prévenir par les cohortes de la Germanie inférieure. De plus, les peuples de Treves, de Langres & de toutes les Villes dont Galba avoir diminué le territoire & qu’il avoit maltraitées par de rigoureux Edits, mêlés dans les quartiers des Légions les excitoient par des discours séditieux, & les soldats corrompus par les habitans [319] n’attendoient qu’un homme qui voulût profiter de l’offre qu’ils avoient faite à Verginius. La Cité de Langres avoit selon l’ancien usage envoyé aux Légions le présent des mains enlacées, en Ligne d’hospitalité. Les députés affectant une contenance affligée commencerent à raconter de chambrée en chambrée les injures qu’ils recevoient & les graces qu’on faisoit aux Cités voisines; puis, se voyant écoutés ils échauffoient les esprits par l’énumération des mécontentemens donnés à l’armée & de ceux qu’elle avoit encore à craindre.

Enfin tout se préparant à la sédition, Hordéqnius renvoya les députes & les fit sortir de nuit pour cacher leur départ. Mais cette précaution réussit mal, plusieurs assurant qu’ils avoient été massacrés, & que, si l’on ne prenoit garde à soi, les plus braves soldats qui avoient osé murmurer de ce qui se passoit seroient ainsi tués de nuit à l’insu des autres. Là-dessus les Légions s’étant liguées par un engagement secret, on fit venir les auxiliaires, qui d’abord donnerent de l’inquiétude aux cohortes & à la cavalerie qu’ils environnoient, & qui craignirent d’en être attaquées. Mais bientôt tous avec la même ardeur prirent le même parti; mutins plus d’accord dans la révolte qu’ils ne furent dans leur devoir.

Cependant le premier Janvier les Légions de la Germanie inférieure prêterent solemnellement le serment de fidélité à Galba, mais à contre-cœur & seulement par la voix de quelques-uns dans les premiers rangs; tous les autres gardoient le silence, chacun n’attendant que l’exemple de son voisin, [321] selon la disposition naturelle aux hommes de seconder avec courage les entreprises qu’ils n’osent commencer. Mais l’émotion n’étoit pas la même dans toutes les Légions. Il régnoit un si grand trouble dans la premiere & dans la cinquieme, que quelques-uns jetterent des pierres aux images de Galba. La quinzieme & la seizieme, sans aller au-delà du murmure & des menaces, cherchoient le moment de commencer la révolte. Dans l’armée supérieure la quatrieme & la vingt-deuxieme Légion, allant occuper les mêmes quartiers, briserent les images de Galba ce même premier de Janvier, la quatrieme sans balancer, la vingt-deuxieme ayant d’abord hésité se détermina de même: mais pour ne pas paroître avilir la majesté de l’Empire, elles jurerent au nom du Sénat & du Peuple Romain, mots surannés depuis long-tems. On ne vit ni Généraux ni Officiers faire le moindre mouvement en faveur de Galba; plusieurs même, dans le tumulte, cherchoient à l’augmenter, quoique jamais de dessus le Tribunal ni par de publiques harangues; de sorte que jusques-là on n’auroit su à qui s’en prendre.

Le Proconsul Hordéonius, simple spectateur de la révolte, n’osa faire le moindre effort pour réprimer les séditieux, contenir ceux qui flottoient, ou ranimer les fideles: négligent & craintif, il fut clément par lâcheté. Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, tous quatre Centurions de la vingt-deuxieme Légion, ayant voulu défendre les images de Galba, les soldats se jetterent sur eux & les lierent. Après cela, il ne fut plus question de [323] la foi promise ni du ferment prêté; & comme il arrive dans les séditions, tout fut bientôt du côté, du plus grand nombre. La même nuit, Vitellius étant à table à Cologne, l’Enseigne de la quatrieme Légion le vint avertir que les deux Légions, après avoir renversé les images de Galba, avoient juré fidélité au Sénat & au Peuple Romain; ferment qui fut trouvé ridicule. Vitellius, voyant l’occasion favorable & résolu de s’offrir pour chef, envoya des Députés annoncer aux Légions que l’armée supérieure s’étoit révoltée contre Galba, qu’il faloit se préparer à faire la guerre aux rebelles, ou, si l’on aimoit mieux la paix, à reconnoître un autre Empereur, & qu’ils couroient moins de risque à l’élire qu’à l’attendre.

Les quartiers de la premiere Légion étoient les plus voisins. Fabius Valens Lieutenant-général fut le plus diligent, & vint le lendemain à la tête de la Cavalerie, de la Légion & des Auxiliaires saluer Vitellius Empereur. Aussi-tôt ce fut parmi les Légions de la province à qui préviendroit les autres; & l’armée supérieure laissant ces mots spécieux de Sénat & de Peuple Romain, reconnut aussi Vitellius le trois de Janvier, après s’être jouée durant deux jours du nom de la République. Ceux de Treves, de Langres & de Cologne, non moins ardens que les gens de guerre, offroient à l’envi selon leurs moyens, troupes, chevaux, armes, argent, Ce zele ne se bornoit pas aux chefs des Colonies & des quartiers, animés par le concours présent, & par les avantages que leur promettoit la victoire; mais les manipules & même les simples soldats transportés par instinct, [325] & prodigues pas avarice, venoient, faute d’autres biens, offrir leur paye, leur équipage, & jusqu’aux ornemens d’argent dont leurs armes étoient garnies.

Vitellius, ayant remercié les troupes de leur zele, commit aux Chevaliers Romains le service auprès du Prince que les affranchis faisoient auparavant. Il acquitta du fisc les droits dus aux Centurions par les Manipulaires. Il abandonna beaucoup de gens à la fureur des soldats, & en sauva quelques-uns en feignant de les envoyer en prison. Propinquus Intendant de la Belgique, fut tué sur-le-champ: mais Vitellius fut adroitement soustraire aux Troupes irritées Julius Burdo Commandant de l’armée navale, taxé d’avoir intenté des accusations & ensuite tendu des pieges à Fonteius Capiton. Capiton étoit regretté, & parmi ces furieux on pouvoit tuer impunément, mais non pas épargner sans ruse. Burdo fut donc mis en prison, & relâché bientôt après la victoire quand les Soldats furent appaisés. Quant au Centurion Crispinus qui s’étoit souillé du sang de Capiton, & dont le crime n’étoit pas équivoque à leurs yeux ni la personne regrettable à ceux de Vitellius, il fut livré pour victime à leur vengeance. Julius Civilis, puissant chez les Bataves, échappa au péril par la crainte qu’on eut que son supplice n’aliénât un peuple si féroce; d’autant plus qu’il y avoir dans Langres huit cohortes Bataves auxiliaires de la quatrieme Légion, lesquelles s’en étoient séparées par l’esprit de discorde qui régnoit en ce tems-là, & qui pouvoient produire un grand effet en se déclarant pour ou contre. Les Centurions Nonius, Donatius, Romilius, Calpurnius dont nous avons parlé, [327] furent tués par l’ordre de Vitellius comme coupables de fidélité, crime irrémissible chez des rebelles. Valerius Asiaticus Commandant de la Belgique, & dont peu après Vitellius épousa la fille, se joignit à lui. Julius Blaesus Gouverneur du Lyonnois en fit de même avec les troupes qui venoient à Lyon; savoir, la Légion d’Italie & l’Escadron de Turin: celles de la Rhétique ne tarderent point à suivre cet exemple.

Il n’y eut pas plus d’incertitude en Angleterre. Trébellius Maximus qui y commandoit s’étoit fait haïr & mépriser de l’armée par ses vices & son avarice; haine que fomentoit Roscius Caelius Commandant de la vingtieme Légion brouillé depuis long-tems avec lui, mais à l’occasion des guerres civiles devenu son ennemi déclaré. Trébellius traitoit Caelius de séditieux, de perturbateur de la discipline; Caelius l’accusoit à son tour de piller & ruiner les Légions. Tandis que les Généraux se déshonoroient par ces opprobres mutuels, les Troupes perdant tout respect en vinrent à tel excès de licence que les cohortes & la cavalerie se joignirent à Caelius, & que Trébellius abandonné de tous & chargé d’injures, fut contraint de se réfugier auprès de Vitellius. Cependant, sans chef consulaire, la Province ne laissa pas de rester tranquille, gouvernée par les Commandans des Légions, que le droit rendoit tous égaux, mais que l’audace de Caelius tenoit en respect.

Après l’accession de l’armée Britannique, Vitellius, bien pourvu d’armes & d’argent, résolut de faire marcher ses troupes par deux chemins & sous deux Généraux. Il chargea Fabius [329] Valens d’attirer à son parti Gaules, ou sur leur refus de les ravager, & de déboucher en Italie par les Alpes Cotiennes: il ordonna à Cecina de gagner la crête des Pennines par le plus court chemin. Valens eut l’élite de l’armée inférieure avec l’Aigle de la cinquieme Légion, & assez de Cohortes & de Cavalerie pour lui faire une armée de quarante mille hommes. Cecina en conduisit trente mille de l’armée supérieure, dont la vingt-unieme Légion faisoit la principale force. On joignit à l’une & à l’autre armée des Germains auxiliaires dont Vitellius recruta aussi la sienne, avec laquelle il se préparoit à suivre le sort de la guerre.

Il y avoir entre l’armée & l’Empereur une opposition bien étrange. Les soldats pleins d’ardeur, sans se soucier de l’hiver ni d’une paix prolongée par indolence, ne demandoient qu’à combattre, & persuadés que la diligence est sur-tout essentielle dans les guerres civiles, où il est plus question d’agir que de consulter, ils vouloient profiter de l’effroi des Gaules & des lenteurs de l’Espagne pour envahir l’Italie & marcher à Rome. Vitellius, engourdi & dès le milieu du jour surchargé d’indigestions & de vin, consumoit d’avance les revenus de l’Empire dans un vain luxe & des festins immenses; tandis que le zele & l’activité des troupes suppléoient au devoir du chef, comme si, présent lui-même, il eût encouragé les braves & menacé les lâches.

Tout étant prit pour le départ, elles en demanderent l’ordre, & sur-le-champ donnerent à Vitellius le surnom de Germanique: [331] mais même après la victoire il défendit qu’on le nommât César. Valens & son armée eurent un favorable augure pour la guerre qu’ils alloient faire: car le jour même du départ, un Aigle planant doucement à la tête des Bataillons, sembla leur servir de guide, & durant un long espace les soldats pousserent tant de cris de joie & l’Aigle s’en effraya si peu, qu’on ne douta pas sur ces présages d’un grand & heureux succès.

L’armée vint à Treves en toute sécurité comme chez des alliés. Mais, quoiqu’elle reçût toutes sortes de bons traitemens à Divolure, Ville de la Province de Metz, une terreur panique fit prendre sans sujet les armes aux soldats pour la détruire. Ce n’étoit point l’ardeur du pillage qui les animoit, mais une fureur, une rage d’autant plus difficile à calmer qu’on en ignoroit la cause. Enfin après bien des prieres, & le meurtre de quatre mille hommes, le Général sauva le reste de la Ville. Cela répandit une telle terreur dans les Gaules, que de toutes les Provinces où passoit l’armée on voyoit accourir le peuple & les Magistrats supplians, les chemins se couvrir de femmes, d’enfans, de tous les objets les plus propres à fléchir un ennemi même, & qui sans avoir de guerre imploroient la paix.

A Toul, Valens apprit la mort de Galba & l’élection d’Othon. Cette nouvelle, sans effrayer ni réjouir les troupes ne changea rien à leurs desseins, mais elle détermina les Gaulois, qui, haïssant également Othon & Vitellius, craignoient de plus celui-ci. On vint ensuite à Langres, Province voisine, & du parti de l’armée; elle y fut bien reçue & s’y comporta honnêtement. [333] Mais cette tranquillité fut troublée par les excès des Cohortes détachées de la quatorzieme Légion, dont j’ai parlé ci-devant, & que Valens avoir jointes à son armée. Une querelle qui devint émeute s’éleva entre les Bataves & les Légionnaires, & les uns & les autres ayant ameuté leurs camarades, on étoit sur le point d’en venir aux mains, si par le châtiment de quelques Bataves, Valens n’eût rappellé les autres à leur devoir. On s’en prit mal-à-propos aux Eduens du sujet de la querelle. Il leur fut ordonné de fournir de l’argent, des armes & des vivres gratuitement. Ce que les Eduens firent par force, les Lyonnois le firent volontiers: aussi furent-ils délivrés de la Légion Italique & de l’escadron de Turin qu’on emmenoit, & on ne laissa que la dix-huitieme Cohorte à Lyon, son quartier ordinaire. Quoique Manlius Valens Commandant de la Légion Italique eût bien mérité de Vitellius, il n’en reçut aucun honneur. Fabius l’avoit desservi secrétement, & pour mieux le tromper, il affectoit de le louer en public.

Il régnoit entre Vienne & Lyon d’anciennes discordes que la derniere guerre avoir ranimées: il y avoit eu beaucoup de sang versé de part & d’autre, & des combats plus fréquens & plus opiniâtres que s’il n’eût été question que des intérêts de Galba ou de Néron. Les revenus publics de la Province de Lyon avoient été confisqués par Galba sous le nom d’amende. Il fit, au contraire, toute sorte d’honneurs aux Viennois, ajoutant ainsi l’envie à la haine de ces deux Peuples, séparés seulement par un fleuve, qui n’arrêtoit pas leur animosité. Les Lyonnois animant donc le soldat, l’excitoient à détruire Vienne [335] qu’ils accusoient de tenir leur Colonie assiégée de s’être déclarée pour Vindex, & d’avoir ci-devant fourni des troupes pour service de Galba. En leur montrant ensuite la grandeur du butin ils animoient la colere par la convoitise, & non contens de les exciter en secret: «Soyez, leur disoient-ils hautement, nos vengeurs & les vôtres, en détruisant la source de toutes les guerres des Gaules. Là, tout vous est étranger ou ennemi; ici vous voyez une Colonie romaine & une portion de l’armée toujours fidelle à partager avec vous les bons & les mauvais succès: la fortune peut nous être contraire; ne nous abandonnez pas à des ennemis irrités.» Par de semblables discours ils échaufferent tellement l’esprit des soldats, que les Officiers & les Généraux désespéroient de les contenir. Les Viennois, qui n’ignoroient pas le péril, vinrent au-devant de l’armée avec des voiles & des bandelettes, & se prosternant devant les soldats, baisant leurs pas, embrassant leurs genoux & leurs armes ils calmerent leur fureur. Alors Valens leur ayant fait distribuer trois cents sesterces par tête, on eut égard à l’ancienneté & à la dignité de la Colonie, & ce qu’il dit pour le falot & la conservation des habitans, fut écouté favorablement. On désarma pourtant la Province, & les particuliers furent obligés de fournir à discrétion des vivres au soldat: mais on ne douta point qu’ils n’eussent à grand prix acheté le Général. Enrichi tout-à-coup après avoir long tems sordidement vécu, il cachoit mal le changement de sa fortune, & se livrant sans mesure à tous ses desirs irrités par une longue abstinence, il devint un Vieillard prodigue d’un jeune-homme indigent qu’il avoit été.

[337] En poursuivant lentement sa route, il conduisit l’armée sur les confins des Allobroges & des Voconces, & par le plus infame commerce il régloit les séjours & les marches sur l’argent qu’on lui payoit pour s’en délivrer. Il imposoit les propriétaires des terres & les Magistrats des Villes avec une telle dureté, qu’il fut prêt à mettre le feu au Luc Ville des Voconces, qui l’adoucirent avec de l’argent. Ceux qui n’en avoient point l’appaisoient en lui livrant leurs femmes & leurs filles. C’est ainsi qu’il marcha jusqu’aux Alpes.

Cecina fut plus sanguinaire & plus âpre au butin. Les Suisses, nation Gauloise, illustre autrefois par ses armes & ses soldats, & maintenant par ses ancêtres, ne sachant rien de la mort de Galba & refusant d’obéir à Vitellius, irriterent l’esprit brouillon de son Général. La vingt-unieme Légion ayant enlevé la paye destinée à la garnison d’un Fort où les Suisses entretenoient depuis long-tems des milices du pays, fut cause par sa pétulance & son avarice dû commencement de la guerre. Les Suisses irrités intercepterent des lettres que l’armée d’Allemagne écrivoit à celle de Hongrie, & retinrent prisonniers un Centurion & quelques soldats. Cecina qui ne cherchoit que la guerre & prévenoit toujours la réparation par la vengeance, leve aussi-tôt son camp & dévaste le pays. Il détruisit un lieu que ses eaux minérales faisoient fréquenter & qui durant une longue paix s’étoit embelli comme une Ville. Il envoya ordre aux auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les Suisses qui faisoient face à la Légion. Ceux-ci, féroces loin du péril & lâches devant l’ennemi, élurent bien au premier tumulte Claude Sévere pour leur Général, [339] mais ne sachant ni s’accorder dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs, ni se servir de leurs armes, ils se laissoient défaire, tuer par nos vieux soldats, & forcer dans leurs Places dont tous les murs tomboient en ruines. Cecina d’un côté avec une bonne armée, de l’autre les Escadrons & les Cohortes Rhétiques composés d’une jeunesse exercée aux armes & bien disciplinée, mettoit tout à feu & à sang. Les Suisses, dispersés entre deux, jettant leurs armes & la plupart épars ou blasés se réfugierent sur les montagnes, d’où chassés par une Cohorte Thrace qu’on détacha après eux & poursuivis par l’armée des Rhétiens, on les massacroit dans les forêts & jusques dans leurs cavernes. On en tua par milliers & l’on en vendit un grand nombre. Quand on eut fait le dégât, on marcha en bataille à Avanche Capitale du pays. Ils envoyerent des députés pour se rendre & furent reçus à discrétion. Cecina fit punir Julius Alpinus un de leurs Chefs, comme auteur de la guerre, laissant au jugement de Vitellius la grace ou le châtiment des autres.

On auroit peine à dire qui, du soldat ou de l’Empereur, se montra le plus implacable aux députés Helvétiens. Tous les menaçant des armes & de la main, crioient qu’il faloit détruire leur Ville, & Vitellius même ne pouvoit modérer sa fureur. Cependant Claudius Cossus un des Députés, connu par son éloquence, sut l’employer avec tant de force & la cacher avec tant d’adresse sous un air d’effroi, qu’il adoucit l’esprit des soldats, & selon l’inconstance ordinaire au Peuple, les rendit aussi portés à la clémence qu’ils l’étoient d’abord à la cruauté. [341] De sorte qu’après beaucoup de pleurs, ayant imploré grace d’un ton plus rassis, ils obtinrent le falut & l’impunité de leur Ville.

Cecina s’étant arrêté quelques jours en Suisse pour attendre les ordres de Vitellius & se préparer au passage des Alpes, y reçut l’agréable nouvelle que la Cavalerie Syllanienne qui bordoit le l’ô s’étoit soumise à Vitellius. Elle avoit servi sous lui dans son Proconsulat d’Afrique, puis Néron l’ayant rappellée pour l’envoyer en Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle étoit ainsi demeurée en Italie, où ses Décurions à qui Othon étoit inconnu & qui se trouvoient liés à Vitellius, vantant la force des Légions qui s’approchoient & ne parlant que des armées d’Allemagne, l’attirerent dans son parti. Pour ne point s’offrir les mains vides, ces Troupes déclarerent à Cecina qu’elles joignoient aux possessions de leur nouveau Prince les forteresses d’au-de-là du Pô; savoir Milan, Novarre, Yvrée & Verceil; & comme une seule Brigade de Cavalerie ne suffisoit pas pour garder une si grande partie de l’Italie, il y envoya les Cohortes des Gaules, de Lusitanie & de Bretagne auxquelles il joignit les Enseignes Allemandes & l’Escadron de Sicile. Quant à lui, il hésita quelque tems s’il ne traverseroit point les Monts Rhétiens pour marcher dans la Norique contre l’Intendant Petronius, qui, ayant rassemblé les Auxiliaires & fait couper les ponts, sembloit vouloir être fidele à Othon. Mais craignant de perdre les Troupes qu’il avoit envoyées devant lui, trouvant aussi plus de gloire à conserver l’Italie, & jugeant qu’en quelque lieu que l’on combattit, la Norique ne pouvoit [343] échapper au vainqueur, il fit passer les Troupes des Alliés, & même les pesans Bataillons Légionnaires par les Alpes Pennines, quoiqu’elles fussent encore couvertes de neige.

Cependant, au lieu de s’abandonner aux plaisirs & à la mollesse. Othon renvoyant à d’autres tems le luxe & la volupté, surprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la gloire de l’Empire. Mais ces fausses vertus ne faisoient prévoir qu’avec plus d’effroi le moment où ses vices reprendroient le dessus. Il fit conduire au Capitole Marius Celsus consul désigné qu’il avoit feint de mettre aux fers pour le sauver de la fureur des soldats, & voulut se donner une réputation de clémence en dérobant à la haine des siens une tête illustre. Celsus par l’exemple de sa fidélité pour Galba, dont il faisoit gloire, montroit à son successeur ce qu’il en pouvoit attendre à son tour. Othon, ne jugeant pas qu’il eût besoin de pardon & voulant ôter toute défiance à un ennemi réconcilié, l’admit au nombre de tes plus intimes amis, & dans la guerre qui suivit bientôt en fit l’un de ses Généraux. Celsus de son côté s’attacha sincérement à Othon, comme si ç’eût été son sort d’être toujours fidele au parti malheureux. Sa conservation fut agréable aux Grands, louée du Peuple, & ne déplut pas même aux soldats, forcés d’admirer une vertu qu’ils haïssoient.

Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins applaudi, par une cause toute différente. Sophonius Tigellinus, né de parens obscurs, souillé dès son enfance, & débauché dans sa vieillesse, avoir, à force de vices, obtenu les présectures [345] de la Police, du Prétoire, & d’autres emplois dus à la vertu, dans lesquels il montra d’abord sa cruauté, puis son avarice & tous les crimes d’un méchant homme. Non content de corrompre Néron & de l’exciter à mille forfaits, il osoit même en commettre à son insu, & finit par l’abandonner & le trahir. Aussi nulle punition ne fut-elle plus ardemment poursuivie, mais par divers motifs, de ceux qui détestoient Néron & de ceux qui le regrettoient? Il avoit été protégé près de Galba par Vinius dont il avoir sauvé la fille, moins par pitié, lui qui commit tant d’autres meurtres. que pour s’étayer du pere au besoin. Car les scélérats, toujours en crainte des révolutions, se ménagent de loin des amis particuliers qui puissent les garantir de la haine publique, & sans s’abstenir du crime, s’assurent ainsi de l’impunité. Mais cette ressource ne rendit Tigellinus que plus odieux, en ajoutant à l’ancienne aversion qu’on avoit pour lui celle que Vinius venoit de s’attirer. On accouroit de tous les quartiers dans la place & dans le Palais: le cirque sur-tout & les théâtres, lieux où la licence du Peuple est plus grande, retentissoient de clameurs séditieuses. Enfin Tigellinus ayant reçu aux eaux de Sinuesse l’ordre de mourir, après de honteux délais cherchés dans les bras des femmes, se coupa la gorge avec un rasoir, terminant ainsi une vie infâme par une mort tardive & déshonnête.

Dans ce même tems on sollicitoit la punition de Galvia Crispinilla; mais elle se tira d’affaire à force de défaites & par une connivence qui ne fit pas honneur au Prince. Elle [347] avoit eu Néron pour éleva de débauche: ensuite ayant passé en Afrique pour exciter Macer à prendre les armes, elle tâcha tout ouvertement d’affamer Rome. Rentrée en grace à la faveur d’un mariage consulaire & échappée aux regnes de Galba, d’Othon & de Vitellius, elle resta fort riche & sans enfans; deux grands moyens de crédit dans tous les tems, bons & mauvais.

Cependant Othon écrivoit à Vitellius lettres sur lettres qu’il souilloit de cajoleries de femmes, lui offrant argent, graces, & tel asyle qu’il voudroit choisir pour y vivre dans les plaisirs. Vitellius lui répondoit sur le même ton; mais ces offres mutuelles, d’abord sobrement ménagées & couvertes des deux côtés d’une sotte & honteuse dissimulation, dégénérerent bientôt en querelles, chacun reprochant à l’autre avec la même vérité ses vices & sa débauche. Othon rappella les députés de Galba & en envoya d’autres au nom du Sénat aux deux armées d’Allemagne, aux troupes qui étoient à Lyon & à la légion d’Italie. Les dépurés resterent auprès de Vitellius, mais trop aisément pour qu’on crût que c’étoit par force. Quant aux Prétoriens qu’Othon avoit joints comme par honneur à ces députés, on se hâta de les renvoyer avant qu’ils se mêlassent parmi les légions. Fabius Valens leur remit des lettres au nom des armées d’Allemagne pour les cohortes de la ville & du prétoire; par lesquelles, parlant pompeusement du parti de Vitellius, on les pressoit de s’y réunir. On leur reprochoit vivement d’avoir transféré à Othon l’empire décerné long-tems auparavant à Vitellius. Enfin osant pour les gagner de [349] promesses & de menaces, on leur parloit comme à des gens à qui la paix n’ôtoit rien & qui ne pouvoient soutenir la guerre: mais tout cela n’ébranla point la fidélité des Prétoriens.

Alors Othon & Vitellius prirent le parti d’envoyer des assassins, l’un en Allemagne & l’autre à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, mêlés dans une si grande multitude d’hommes inconnus l’un à l’autre, ne furent pas découverts, mais ceux d’Othon furent bientôt trahis par la nouveauté de leurs visages parmi des gens qui se connoissoient tous. Vitellius écrivit à Titien, frere d’Othon, que sa vie & celle de ses fils lui répondroient de sa mere & de ses enfans. L’une & l’autre famille fut conservée. On douta du motif de la clémence d’Othon; mais Vitellius, vainqueur, eut tout l’honneur de la sienne.

La premiere nouvelle qui donna de la confiance à Othon lui vint d’Illyrie, d’où il apprit que les légions de Dalmatie, de Pannonie & de la Moesie avoient prêté serment en son nom. Il reçut d’Espagne un semblable avis & donna par édit des louanges à Cluvius Rufus; mais on fut bientôt après que l’Espagne s’étoit retournée du côté de Vitellius. L’Aquitaine que Julius Cordus avoir aussi fait déclarer pour Othon ne lui resta pas plus fidelle. Comme il n’étoit pas question de soi ni d’attachement, chacun se laissoit entraîner çà & là selon sa crainte ou ses espérances. L’effroi fit déclarer de même la Province Narbonnoise en faveur de Vitellius qui, le plus proche & le plus puissant, parut aisément le plus légitime. [351] Les Provinces les plus éloignées & celles que la mer séparoit des troupes resterent à Othon; moins pour l’amour de lui, qu’a cause du grand poids que donnoit à son parti le nom de Rome & l’autorité du Sénat, outre qu’on penchoit naturellement pour le premier reconnu.* [*L’élection de Vitellius avoit précédé celle d’Othon; mais au-delà des mets le bruit de celle-ci avoit provenu le bruit de l’autre, ainsi Othon étoit dans ces régions le premier reconnu.] L’armée de Judée, par les soins de Vespasien, & les légions de Syrie par ceux de Mucianus, prêterent serment à Othon. L’Egypte & toutes les Provinces d’Orient reconnoissoient son autorité. L’Afrique lui rendoit la même obéissance à l’exemple de Carthage, où, sans attendre les ordres du Proconsul Vipsanius Apronianus, Crescens, affranchi de Néron, se mêlant, comme ses pareils, des affaires de la République dans les tems de calamités, avoir en réjouissance de la nouvelle élection donné des fêtes au peuple qui se livroit étourdiment à tout. Les autres villes imiterent Carthage. Ainsi les armées & les provinces se trouvoient tellement partagées que Vitellius avoit besoin des succès de la guerre pour se mettre en possession de l’Empire.

Pour Othon, il faisoit, comme en pleine paix, les fonctions d’Empereur, quelquefois soutenant la dignité de la République, mais plus souvent l’avilissant en se hâtant de régner. Il désigna son frere Titianus, Consul avec lui, jusqu’au premier de mars, & cherchant à se concilier l’armée d’Allemagne, il destina les deux mois suivans à Verginius, auquel il donna Poppaeus Vopiscus pour Collegue, sous prétexte d’une [353] ancienne amitié, mais plutôt, selon plusieurs, pour faire honneur aux Viennois Il n’y eut rien de changé pour les autres Consulats aux nominations de Néron & de Galba. Deux Sabinus, Cœlius & Flave, resterent désignés pour mai & juin, Arius Antonius & Marius Celsus pour juillet & août; honneur dont Vitellius même ne les priva pas après sa victoire. Othon mit le comble aux dignités des plus illustres vieillards, en y ajoutant celles d’Augures & de Pontifes, & consola la jeune noblesse récemment rappellée d’exil en lui rendant le Sacerdoce dont avoient joui ses ancêtres. Il rétablit, dans le Sénat, Cadius Rufus, Pédius Bloesus & Sévinus Promptinus, qui en avoient été chassés sous Claude pour crime de concussion. L’on s’avisa, pour leur pardonner, de changer le mot de rapine en celui de Lése Majesté, mot odieux en ces tems-là & dont l’abus faisoit tort aux meilleures loix.

Il étendit aussi ses graces sur les Villes & les Provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux Colonies d’Hispalis & d’Emérta: il donna le droit de bourgeoisie romaine à toute la province de Langres; à celle de la Bétique les Villes de la Mauritanie; à celles d’Afrique & de Cappadoce de nouveaux droits trop brillans pour être durables. Tous ces soins & les besoins pressans qui les exigeoient ne lui firent point oublier ses amours & il fit rétablir par décret du Sénat les statues de Poppée. Quelques-uns releverent aussi celles de Néron; l’on dit même qu’il délibéra s’il ne lui feroit point une oraison funebre pour plaire à la populace. Enfin le peuple & les soldats bien les croyant bien lui faire honneur crierent durant [355] quelques jours; vive Néron Othon. Acclamations qu’il feignit d’ignorer, n’osant les défendre, & rougissant de les permettre.

Cependant uniquement occupés de leurs guerres civiles les Romains abandonnoient les affaires de dehors. Cette négligence inspira tant d’audace aux Roxolans, peuple Sarmate, que dès l’hiver précédent après avoir défait deux cohortes, ils firent avec beaucoup de confiance une irruption dans la Moesie au nombre de neuf mille chevaux. Le succès; ont à leur avidité leur faisant plutôt songer à piller qu’à combattre, la troisieme Légion jointe aux auxiliaires les surprit épars & sans discipline. Attaqués par les Romains en bataille, les Sarmates dispersés au pillage ou déjà chargés de butin, & ne pouvant dans des chemins glissans s’aider de la vitesse de leurs chevaux, se laissoient tuer sans résistance. Tel est le caractere de ces étranges peuples que leur valeur semble n’être pas en eux. S’ils donnent en escadrons à peine une armée peut-elle soutenir leur choc; s’ils combattent à pied, c’est la lâcheté même. Le dégel & l’humidité qui faisoient alors lister & tomber leurs chevaux, leur ôtoient l’usage de leurs piques & de leurs longues épées à deux mains. Le poids des cataphractes, sorte d’armure faite de lames fer ou d’un cuir très-dur qui rend les chefs & les officiers impénétrables aux coups, les empêchoient de se relever quand le choc des ennemis les avoir renversés, & ils étoient étouffés dans la neige qui étoit molle & haute. Les soldats romains, couverts d’une cuirasse légere, les renversoient [357] à coups de traits ou de lance selon l’occasion, & les perçoient d’autant plus aisément de leurs courtes épées qu’ils n’ont point la défense du bouclier. Un petit nombre échapperent & se sauverent dans les marais où la rigueur de l’hiver & leurs blessures les firent périr. Sur ces nouvelles on donna à Rome une statue triomphale à Marcus Apronianus qui commandoit en Moesie, & les ornemens consulaires à Fulvius Aurelius, Julianus Titius & Numisius Lupus, colonels des Légions. Othon fut charmé d’un succès dont il s’attribuoit l’honneur, comme d’une guerre conduite sous ses auspices & par ses Officiers au profit de l’Etat.

Tout-à-coup il s’éleva sur le plus léger sujet & du côté dont on se défioit le mains, une sédition qui mit Rome à deux doigts de sa ruine. Othon ayant ordonné qu’on fît venir dans la ville la dix-septieme cohorte qui étoit à Ostie, avoit chargé Varius Crispinus, Tribun Prétorien, du soin de la faire armer. Crispinus, pour prévenir l’embarras choisit le tems où le camp étoit tranquille & le soldat retiré, & ayant fait ouvrir l’arsenal, commença dès l’entrée de la nuit à faire charger les fourgons de la cohorte. L’heure rendit le motif suspect, & ce qu’on avoit fait pour empêcher le désordre en produisit un très-grand. La vue des armes donna à des gens pris de vin la tentation de s’en servir. Les soldats s’emportent & traitant de traîtres leurs Officiers; & Tribuns, les acculent de vouloir armer le Sénat contre Othon. Les uns déjà ivres, ne savoient ce qu’ils faisoient; les [359] plus méchans ne cherchoient que l’occasion de piller: la foule se laissoit entraîner pas son goût ordinaire pour les nouveautés, & la nuit empêchoit qu’on ne pût tirer parti de l’obéissance des sages. Le Tribun voulant réprimer la sédition fut tué de même que les plus séveres Centurions, après quoi, s’étant saisis des armes, ces emportés monterent à cheval, &, l’épée à la main, prirent le chemin de la ville & du palais.

Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu’il y avoit de plus grande à Rome dans les deux sexes. Les convives redoutant également la fureur des soldats & la trahison de l’Empereur, ne savoient ce qu’ils devoient craindre le plus, d’être pris s’ils demeuroient, ou d’être poursuivis dans leur fuite; tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur effroi, tous observoient le visage d’Othon, & comme on étoit porté à la défiance, la crainte qu’il témoignoit augmentoit celle qu’on avoir de lui. Non moins effrayé du péril du Sénat que du sien propre, Othon chargea d’abord les Préfets du prétoire d’aller appaiser les soldats & se hâta de renvoyer tout le monde. Les magistrats fuyoient çà & là, jettant les marques de leurs dignités; les vieillards & les femmes dispersés par les rues dans les ténebres se déroboient aux gens de leur suite. Peu rentrerent dans leurs maisons; presque tous chercherent chez leurs amis & les plus pauvres de leurs cliens des retraites mal-assurées.

Les soldats arriverent avec une telle impétuosité qu’ayant forcé l’entrée du palais à ils blesserent le Tribun Julius Martialis [361] & Vitellius Saturninus qui tâchoient de les retenir, pénétrerent jusques dans la salle du festin, demandant à voir Othon. Par-tout ils menaçoient des armes & de la voix, tantôt leurs Tribuns & Centurions, tantôt le corps entier du Sénat: furieux & troublés d’une aveugle terreur, faute de savoir à qui s’en prendre ils en vouloient à tout le monde. Il falut qu’Othon sans égard pour la majesté de son rang, montât sur un sopha, d’où à force de larmes & de prieres, les ayant contenus avec peine, il les renvoya au camp coupables & mal appaisés. Le lendemain les maisons étoient fermées, les rues désertes, le peuple consterné comme dans une ville prise, & les soldats baissoient les yeux moins de repentir que de honte. Les deux préfets Proculus & Firmus parlant avec douceur ou dureté, chacun selon son génie, firent à chaque manipule des exhorations qu’ils conclurent par annoncer une distribution de cinq mille sesterces par tête. Alors Othon ayant hazardé d’entrer dans le camp, fut environné des Tribuns & des Centurions qui, jettant leurs ornemens militaires, lui demandoient congé & sureté. Les soldats sentirent le reproche, & rentrant dans leur devoir, crioient qu’on menât au supplice les auteurs de la révolte.

Au milieu de tous ces troubles & de ces mouvemens divers, Othon voyoit bien que tout homme sage desiroit un frein à tant de licence; il n’ignoroit pas non plus que les attroupemens & les rapines menent aisément à la guerre civile, une multitude avide des séditions qui forcent le gouvernement à la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome & le Sénat, [363] mais jugeant impossible d’exercer tout-d’un-coup avec la dignité convenable un pouvoir acquis par le crime, il tint enfin le discours suivant.

«Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre zele en ma faveur, ni réchauffer votre courage; je sais que l’un & l’autre ont toujours la même vigueur; je viens vous exhorter au contraire à les contenir dans de justes bornes. Ce n’est ni l’avarice ou la haine, causes de tant de troubles dans les armées, ni la calomnie ou quelque vaine terreur, c’est l’excès seul de votre affection pour moi qui a produit avec plus de chaleur que de raison le tumulte de la nuit derniere: mais avec les motifs les plus honnêtes, une conduite inconsidérée peut avoir les plus funestes effets. Dans la guerre que nous allons commencer est-ce le tems de communiquer à tous chaque avis qu’on reçoit, & faut-il délibérer de chaque chose devant tout le monde? L’ordre des affaires ni la rapidité de l’occasion ne le permettroient pas, & comme il y a des choses que le soldat doit savoir, il y en a d’autres qu’il doit ignorer. L’autorité des chefs & la rigueur de la discipline demandent qu’en plusieurs occasions les Centurions & les Tribuns eux-mêmes ne sachent qu’obéir. Si chacun veut qu’on lui rende raison des ordres qu’il reçoit, c’en est fait de l’obéissance & par conséquent de l’Empire. Que sera-ce, lorsqu’on osera courir aux armes dans le tems de la retraite & de la nuit? Lorsqu’un ou deux hommes perdus, & pris de vin, car je ne puis croire qu’une telle frénésie en ait [365] saisi davantage, tremperont leurs mains dans le sang de leurs officiers? Lorsqu’ils oseront forcer l’appartement de leur Empereur?»

«Vous agissiez pour moi, j’en conviens; mais combien l’affluence dans les ténebres & la confusion de toutes choses fournissoient-elles une occasion facile de s’en prévaloir contre moi-même! S’il étoit au pouvoir de Vitellius & de ses satellites de diriger nos inclinations & nos esprits, que voudroient-ils de plus que de nous inspirer la discorde & la sédition, qu’exciter à la révolte le soldat contre le Centurion, le Centurion contre le Tribun, &, gens de cheval & de pied, nous entraîner ainsi tous pêle-mêle à notre perte? Compagnons, c’est en exécutant les ordres des chefs & non en les contrôlant qu’on fait heureusement la guerre, & les troupes les plus terribles dans la mêlée sont les plus tranquilles hors du combat. Les armes & la valeur sont votre partage; laissez-moi le soin de les diriger. Que deux coupables seulement expient le crime d’un petit nombre: que les autres s’efforcent d’ensevelir dans un éternel oubli la honte de cette nuit, & que de pareils discours contre le Sénat ne s’entendent jamais dans aucune armée. Non, les Germains mêmes, que Vitellius s’efforce d’exciter contre nous, n’oseroient menacer ce corps respectable, le chef & l’ornement de l’Empire. Quels seroient donc les vrais enfans de Rome ou de, l’Italie qui voudroient le sang & la mort des membres de cet Ordre, dont la splendeur & la gloire montrent [367] & redoublent l’opprobre & l’obscurité du parti de Vitellius? S’il occupe quelques provinces, s’il traîne après lui quelque simulacre d’armée, le Sénat est avec nous; c’est par lui que nous sommes la République & que nos ennemis le sont aussi de l’Etat. Pensez-vous que la majesté de cette ville consiste dans des amas de pierres & de maisons, monumens sans ame & sans voix qu’on peut détruire ou rétablir à son gré? L’éternité de l’Empire, la paix. des Nations; mon salut & le vôtre, tout dépend de la conservation du Sénat. Institué solemnellement par le premier Pere & fondateur de cette ville pour être immortel comme elle, & continué sans interruption depuis les Rois jusqu’aux Empereurs, l’intérêt commun veut que nous le transmettions a nos descendans tel que nous l’avons reçu de nos ayeux car c’est du Sénat que naissent les successeurs à l’Empire, comme de vous les Sénateurs.»

Ayant ainsi tâché d’adoucir & contenir la fougue des soldats, Othon se contenta d’en faire punir deux: sévérité tempérée qui n’ôta rien au bon effet du discours. C’est ainsi qu’il appaisa, pour le moment, ceux qu’il ne pouvoit réprimer.

Mais le calme n’étoit pas pour cela rétabli dans la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore., & l’on y voyoit l’image de la guerre. Les soldats n’étoient pas attroupés en tumulte, mais déguisés & dispersés par les maisons, ils épioient avec une attention maligne tous ceux que leur rang, leur richesse ou leur gloire exposoient aux discours publics. [369] On crut même qu’il s’étoit glissé dans Rome des soldats de Vitellius, pour sonder les dispositions des esprits. Ainsi la défiance étoit universelle, & l’on se croyoit à peine en sureté renfermé chez soi: mais c’étoit encore pis en public, où chacun craignant de paroître incertain dans les nouvelles douteuses ou peu joyeux dans les favorables, couroit avec une avidité marquée au-devant de tous les bruits. Le Sénat assemblé ne savoit que faire, & trouvoit par-tout des difficultés: se taire étoit d’un rebelle, parler étoit d’un flatteur, & le manege de l’adulation n’étoit pas ignoré d’Othon qui s’en étoit servi si long-tems. Ainsi flottant d’avis en avis sans s’arrêter à aucun, l’on ne s’accordoit qu’à traiter Vitellius de parricide & d’ennemi de l’Etat: les plus prévoyans se contentoient de l’accabler d’injures sans conséquence, tandis que d’autres n’épargnoient pas ses vérités, mais à grands cris, & dans une telle confusion de voix que chacun profitoit du bruit pour l’augmenter sans être entendu.

Des prodiges attestés par divers témoins augmentoient encore l’épouvante. Dans le vestibule du Capitole les rênes du char de la Victoire disparurent. Un spectre de grandeur gigantesque fut vu dans la chapelle de Junon. La statue de Jules César, dans l’isle du Tibre, se tourna par un tems calme & serein d’occident en orient. Un boeuf parla dans l’Etrurie; plusieurs bêtes firent des monstres; enfin l’on remarqua mille autres pareils phénomenes qu’on observoit en pleine paix dans les siecles grossiers, & qu’on ne voit plus aujourd’hui que quand on a peur. Mais ce qui joignit la désolation présente, [371] à l’effroi pour l’avenir, fut une subite inondation du Tibre, qui crût à tel point, qu’ayant rompu le pont Sublicius, les débris dont son lit fut rempli, le firent refluer par toute la ville, même dans les lieux que leur hauteur sembloit garantir d’un pareil danger. Plusieurs furent surpris dans les rues, d’autres dans les boutiques & dans les chambres. A ce désastre se joignit la famine chez le peuple par la disette des vivres & le défaut d’argent. Enfin le Tibre, en reprenant son cours, emporta des isles dont le séjour des eaux avoit ruiné les fondemens. Mais à peine le péril passé laissa-t-il songer à d’autres choses, qu’on remarqua que la Voie Flaminienne & le champ de Mars, par où devoit passer Othon, étoient comblés. Aussi-tôt, sans songer si la cause en étoit fortuite ou naturelle, ce fut un nouveau prodige qui présageoit tous les malheurs dont on étoit menacé.

Ayant purifié la ville, Othon se livra aux soins de la guerre, & voyant que les Alpes Pennines, les Cotiennes, & toutes les autres avenues des Gaules étoient bouchées par les troupes de Vitellius, il résolut d’attaquer la Gaule Narbonnoise avec une bonne flotte dont il étoit sûr: car il avoit rétabli en Légion ceux qui avoient échappés au massacre du pont Milvius & que Galba avoit fait emprisonner, & il promit aux autres Légionnaires de les avancer dans la suite. Il joignit à la même flotte avec les Cohortes urbaines, plusieurs Prétoriens, l’élite des Troupes, lesquels servoient en même tems de conseil & de garde aux chefs. Il donna le commandement de cette expédition aux Primipilaires Antonius Novellus & Suedius [373] Clémens, auxquels il joignit Emilius Pacensis, en lui rendant le Tribunat que Galba lui avoit ôté. La flotte fut laissée aux soins d’Oscus affranchi, qu’Othon chargea d’avoir l’oeil sur la fidélité des Généraux. A l’égard des Troupes de terre, il mit à leur tête Suétonius Paulinus, Marius Celsus & Annius Gallus. Mais il donna sa plus grande confiance à Licinius Proculus, préfet du prétoire. Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais sans expérience à la guerre, blâmant l’autorité de Paulin, la vigueur de Celsus, la maturité de Gallus, tournoit en mal tous les caracteres, &, ce qui n’est pas fort surprenant, l’emportoit ainsi par son adroite méchanceté sur des gens meilleurs & plus modestes que lui.

Environ ce tems-là, Cornelius Dolabella fut relégué dans la ville d’Aquin & gardé moins rigoureusement que surement, sans qu’on eût autre chose à lui reprocher qu’une illustre naissance & l’amitié de Galba. Plusieurs Magistrats & la plupart des Consulaires suivirent Othon par son ordre, plutôt sous le prétexte de l’accompagner que pour partager les soins de la guerre. De ce nombre étoit Lucius Vitellius qui ne fut distingué ni comme ennemi ni comme frere d’un Empereur. C’est alors que les soucis changeant d’objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de crainte. Les premiers du Sénat, chargés d’années & amollis par une longue paix, une noblesse énervée & qui avoit oublié l’usage des armes, des Chevaliers mal exercés, ne faisoient tous que mieux déceler leur frayeur par leurs efforts pour la cacher. Plusieurs, cependant, guerriers à prix d’argent & braves de leurs richesses, étaloient par une imbécille [375] vanité des armes brillantes, de superbes chevaux, de pompeux équipages, & tous les apprêts du luxe & de la volupté pour ceux de la guerre. Tandis que les sages veilloient au repos de la République, mille étourdis sans prévoyance s’énorgueillissoient d’un vain espoir; plusieurs, qui s’étoient mal conduits durant la paix se réjouissoient de tout ce désordre, & tiroient du danger présent leur sureté personnelle.

Cependant le Peuple, dont tant de soins passoient la portée, voyant augmenter le prix des denrées & tout l’argent servir à l’entretien des Troupes, commença de sentir les maux qu’il n’avoit fait que craindre après la révolte de Vindex, tems où la guerre allumée entre les Gaules & les Légions, laissant Rome & l’Italie en paix, pouvoit passer pour externe. Car depuis qu’Auguste eût assuré l’Empire aux Césars, le Peuple Romain avoit toujours porté ses armes au loin & seulement pour la gloire & l’intérêt d’un seul. Les regnes de Tibere & de Caligula n’avoient été que menacés de guerres civiles. Sous Claude les premiers mouvemens de Scribonianus surent aussi-tôt réprimés que connus; & Néron même fut expulsé par des rumeurs & des bruits plutôt que par la force des armes. Mais ici l’on avoir sous les yeux des Légions, des flottes, & ce qui étoit plus rare encore, les Milices de Rome & les Prétoriens en armes. L’Orient & l’Occident avec toutes les forces qu’on laissoit derriere soi, eussent fourni l’aliment d’une longue guerre à de meilleurs Généraux. Plusieurs s’amusant aux présages, vouloient qu’Othon différât son départ jusqu’à ce que les boucliers sacrés fussent prêts. Mais excité par la diligence de Cecina [377] qui avoir déjà passé les Alpes, il méprisa de vains délais dont Néron s’étoit mal trouvé.

Le quatorze de mars il chargea le Sénat du soin de la République, & rendit aux Proscrits rappellés tout ce qui n’avoir point encore été dénaturé de leurs biens confisqués par Néron. Don très-juste & très-magnifique en apparence, mais qui se réduisoit presque à rien par la promptitude qu’on avoir mise à tout vendre. Ensuite dans une harangue publique il fit valoir en sa saveur la majesté de Rome, le consentement du Peuple & du Sénat, & parla modestement du parti contraire, accusant plutôt les Légions d’erreur que d’audace, sans faire aucune mention de Vitellius, soit ménagement de sa part, soit précaution de la part de l’Auteur du discours: car comme Othon consultoit Suétone Paulin & Marius Celsus sur la guerre, on crut qu’il se servoit de Galerius Trachalus dans les affaires civiles. Quelques-uns démêlerent même le genre de cet Orateur, connu par ses fréquens plaidoyers & par son style empoulé propre à remplir les oreilles du Peuple. La harangue fut reçue avec ces cris, ces applaudissemens faux & outrés qui sont l’adulation de la multitude. Tous s’efforçoient à l’envi d’étaler un zele & des vœux digne de la dictature de César ou de l’empire d’Auguste; ils ne suivoient même en cela ni l’amour ni la crainte, mais un penchant bas & servile, & comme il n’étoit plus question d’honnêteté publique, les Citoyens n’étoient que de vils esclaves flattant leur maître par intérêt. Othon en partant, remit à Salvius Titianus son frere, le gouvernement de Rome & le soin de l’Empire.

FIN.

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