JEAN JACQUES ROUSSEAU

COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,

IN-4°, 1780-1789.

VOLUME 11

Rousseau,
juge de
Jean-Jaques.
Dialogues

L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.

J.M. GALLANAR, ÉDITEUR


TABLE

Avertissement de L’Éditeur p.3.

Du Sujet et de la Forme de cet Ecrit p.9.

Premier Dialogue. P.19.

Second Dialogue p.163.

Troisieme Dialogue p.357.

Histoire de Précédent Écrit p.441.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

ROUSSEAU,
JUGE
DE JEAN-JAQUES.
DIALOGUES

[1772-- février 1776; manuscrit Condillac (privé); manuscrit Brooke Boothby, British Library ms. 4925; manuscrit de la Bibliothéque du Palais Bourbon, cote 1493; manuscrit Paul Moultou, Bibliothéque publique et universitaire de Genève, ms. fr. 221-223, «Ce manuscrit a servi à l’édition faite en 1782 par Moultou et Du Peyrou», le Pléiade édition, t. I, p. 1903; le Pléiade édition, t. I, pp. 657-989 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XI, pp. 1-439.]

[1]

ROUSSEAU,
JUGE
DE JEAN-JAQUES.
DIALOGUES.

Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis.

OVID. TRIST.

[3]

AVERTISSEMENT DE L’EDITEUR

DU PREMIER DIALOGUE*[*L’Editeur de ce Dialogue est Monsieur Brooke Boothby, qui le fit imprimer à Londres en 1780, & qui en déposa ensuite l’original dans le BRITISH MUSEUM.]

Cet ouvrage me fut confié par son Auteur dans le mois d’ Avril 1776, avec des conditions que je me suis fait un devoir sacré de remplir.

J’ai cru un moment que ce seroit ici si place d’examiner l’effet que le traitement que l’Auteur reçut de son siecle devoit nécessairement produire sûr une ame aussi sensible que la sienne:*[*L’histoire des persécutions excitées contre M. Rousseau par les Ecclésiastiques à Geneve, à Motiers, à Berne, à Paris, est entre les mains de tout le monde; mais j’ai trouvé bien des personnes, sûr-tout en Angleterre, ou les livres de M: Rousseau sont plus connus que ceux de les adversaires, qui ont ignore avec quelle cruauté sa réputation a été déchirée. Pour leur information, je veux bien citer ici deux passages, pris au hasard, dans la quantité prodigieuse de libelles que les Théologiens, les Musiciens, les Partisans du despotisme, les Auteurs, les Dévots, & sûr-tout les Philosophes de l’école moderne n’ont pas cessé de vomir contre lui depuis plus de seize ans. Le premier est pris d’une brochure anonyme, qui a pour titre Sentimens des Citoyens, imprimée à Geneve en 1763.

«Est-ce un Savant qui dispute contre les Savans? non: c’est l’Auteur d’un opéra, & de deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par un faux zele, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux? Nous avouons avec douleur, & en rougissant, que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, & qui, déguisé en Saltimbanque; traîne avec lui de village en village, & de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mere, & dont il a exposé les enfans à la porte d’un hôpital, en rejettant les soins qu’une personne charitable vouloit avoir d’eux, & en abjurant tous les sentimens de la nature, comme il avoit dépouillé ceux de l’honneur & de la Religion.»

A ce passage M. Rousseau a répondu de la maniere suivante.

«Je veux faire, avec simplicité, la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l’Auteur, ni petite, ni grande, n’a souillé mon corps. Celle dont je suis afflige, n’y a pas le moindre rapport: elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de MM. Malouin, Meurent, Thierry, Daran, & du frere Côme. S’il s’y trouvé la moindre marque de débauche, je les prie me confondre, & de me faire honte de ma devise. La personne sage & généralement estimée, qui me soigne dans mes maux & me console dans mes afflictions, n’est malheureuse, que parce qu’elle partage le sort d’un homme fort malheureux; sa mere est actuellement pleine de vie & en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n’ai jamais exposé, ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital, ni ailleurs. Une personne qui auroit eu la charité dont on parle, auroit eu celle d’en garder le secret; & chacun sent que ce n’est pas de Geneve, ou je n’ai point vécu, & d’ou tant d’animosité se répand contre moi, qu’on doit attendre des informations fidelles sûr ma conduite. Je n’ajouterai rien sûr ce passage, sinon qu’au meurtre près, j’aimerois mieux avoir fait ce dont son Auteur m’accuse, que d’en avoir écrit un pareil.»

L’autre se trouvé dans une espece de Vie de Séneque, imprimée à Paris depuis la mort de M. Rousseau; dans laquelle l’Auteur anonyme, avec un zele digne de son école, sous prétexte de défendre la mémoire d’un homme mort depuis 1500 ans, se permet de noircir impitoyablement celle d’un contemporain. Cet écrivain parle d’un Suilius, qu’il qualifie de Délateur par état; puis il ajoute cette note.

«Si par une bizarrerie qui n’est pas sans exemple, il paroissoit jamais un ouvrage ou d’honnêtes gens fussent impitoyablement déchirés par un artificieux scélérat, qui pour donner quelque vraisemblance à ses injustes & cruelles imputations, se peindroit lui-même de couleurs odieuses, anticipez sûr le moment, & demandez-vous à vous même: si un impudent, un Cardan, qui s’avoueroit coupable de mille méchancetés, seroit un garant bien digne de soi; ce que la calomnie auroit du lui coûter, & ce qu’un forfait de plus ou de moins ajouteroit à la turpitude secrète d’une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus épais de l’hypocrisie. Jettez loin de vous son infame libelle, & craignez que, séduit par une éloquence perfide, & entraîne par les exclamations aussi pueriles qu’insensées de les enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez l’ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis; détestez le lâche qui laisse sur sa tombe la révélation des secrets qui lui ont été confiés, ou qu’il a surpris de son vivant. Pour moi, je jure que mes yeux ne seroient jamais souillés de la lecture de son ouvrage; je proteste que je préférerois ses invectives à son éloge.»

Essai sûr la vie de Séneque, p. 128.

Qui peut lire ces deux passages, écrits à la distance de seize ans l’un de l’autre, dont tout l’intervalle a été rempli de pareilles horreurs, sans féliciter leur objet infortuné, d’avoir enfin trouvé le seul asyle ou il sera également à l’abri de la rage, du fanatisme & des traits empoisonnes de l’envie!] mais après avoir fait quelques progrès dans ce travail, une considération que je n’avois pas prévue, m’obligea a l’abandonner: forcé de [4] citer des faits & d’entrer dans des détails, je voyois que je ne pouvois éviter d’y mettre un air d’apologie; & le rôle d’apologiste est trop au-dessous des sentimens de vénération que M. Rousseau m’a inspirés, pour que [5] j’aye voulu paroître m’en charger un seul instant. Au reste, l’ouvrage est assez fortement frappe pour pouvoir se passer de commentaire. Les gens sensibles & vertueux, les habitans du monde idéal, reconnoîtront à l’instant leur [6] compatriote, qui parle si bien la langue du pays; ils pleureront sûr les angoisses d’une grande & belle ame, réduite à l’état affreux d’ou elle devoit voir toute la terre se liguer contre son repos & son honneur; & ils commenceront la vengeance qui attend ses lâches persécuteurs dans le mépris & l’exécration de toute la postérité.

Je dois avertir tous ceux à qui le nom célebre de l’Auteur pourroit faire chercher de l’amusement dans ces feuilles, qu’ils n’y trouveront rien, ni pour flatter leur goût, ni pour satisfaire à leur curiosité. Le froid Philosophe daignera peut-être y voir un morceau intéressant pour servir à l’histoire de l’esprit humain.

S’il est une plume capable de peindre les moeurs les plus simples & les plus sublimes, une bienveillance qui partageoit toutes les miseres du genre-humain, un courage toujours prêt à se sacrifier pour la cause de la vérité, & sûr-tout ces aspirations continuelles après la plus haute vertu, trop élevée peut-être pour que notre foiblesse puisse y atteindre, mais qui tiennent celui qui les ressent dans une assiette bien au-dessus de celle des ames ordinaires, ---- que cette plume écrive la Vie de JEAN-JAQUES ROUSSEAU.* [*Socrate vivoit dans un siecle ou ses préceptes & son exemple lui attirèrent une foule de disciples, & c’est a quelques-uns d’entr’eux que nous devons tout ce que nous savons de cet homme admirable. Rousseau a été seul dans le sien; mais ses livres nous restent, & ceux qui savent les lire n’ont pas besoin d’autre histoire, ni de sa vie, ni de ses moeurs.]

[7]

TABLE DES MATIERES

I. Du sujet & de la forme de cet Ecrit.

II. Du système de conduite envers J. J. adopté par l’administration avec l’approbation du Public. Premier Dialogue.

III. Du naturel de J. J. & de ses habitudes. Second Dialogue.

IV. De l’esprit de ses livres & conclusion. Troisieme Dialogue.

[8] Qui que vous soyez que le Ciel a fait l’arbitre de cet écrit, quelque usage que vous ayez résolu d’en faire, & quelque opinion que vous ayez de l’Auteur, cet Auteur infortuné vous conjure par vos entrailles humaines, & par les angoisses qu’il a souffertes en l’écrivant, de n’en disposer qu’après l’avoir lu tout entier. Songez que cette grace que vous demande un coeur brisé de douleur, est un devoir d’équité que le Ciel vous impose.

[9]

DU SUJET ET DE LA FORME DE CET ECRIT

J’ai souvent dit que si l’on m’eût donne d’un autre homme les idées qu’on a données de moi à mes contemporains, je ne me serois pas conduit avec lui comme ils sont avec moi. Cette assertion a laissé tout le monde fort indifférent sûr ce point, & je n’ai vu chez personne la moindre curiosité de savoir en quoi ma conduite eût diffère de celle des autres, & quelles eussent été mes raisons. J’ai conclu de-la que le public, parfaitement sûr de l’impossibilité d’en user plus justement ni plus honnêtement qu’il ne fait à mon égard, l’étoit par conséquent que dans ma supposition j’aurois eu tort de ne pas l’imiter. J’ai cru même appercevoir dans sa confiance une hauteur dédaigneuse qui ne pouvoit venir que d’une grande opinion de la venu de ses guides & de la sienne dans cette affaire. Tout cela, couvert pour moi d’un mystere impénétrable ne pouvant s’accorder avec mes raisons, m’a engagé à les dire pour les soumettre aux réponses de quiconque auroit la charité de me détromper: car mon erreur, si elle existe, n’est pas ici sans conséquence: elle me forcé à mal penser de tous ceux qui m’entourent; & comme rien n’est plus éloigne de ma volonté que d’être injuste & ingrat envers eux, ceux [10] qui me désabuseroient, en me ramenant à de meilleurs jugemens substitueroient dans mon coeur la gratitude à l’indignation, & me rendroient sensible & reconnoissant en me montrant mon devoir à l’être: ce n’est pas-la, cependant, le seul motif qui m’ait mis la plume à la main. Un autre encore plus fort & non moins légitime se sera sentir dans cet écrit. Mais je proteste qu’il n’entre plus dans ces motifs l’espoir ni presque le désir d’obtenir enfin de ceux qui m’ont juge la justice qu’ils me refusent, & qu’ils sont bien déterminés à me refuser toujours.

En voulant exécuter cette entreprise je me suis vu dans un bien singulier embarras! Ce n’étoit pas de trouver du raisons en faveur de mon sentiment, c’étoit d’en imaginer de contraires, c’étoit d’établir sûr quelque apparence d’équité des procèdes ou je n’en appercevois aucune. Voyant cependant tout Paris toute la France toute l’Europe se conduire à mon égard avec la plus grande confiance sûr des maximes si nouvelles si peu concevables pour moi, je ne pouvois supposer que cet accord unanime n’eût aucun fondement raisonnable ou du moins apparent, & que toute une génération s’accordât a vouloir éteindre à plaisir toutes les lumieres naturelles, violer toutes les loix de la justice toutes les regles du bon sens, sans objet sans profit sans prétexte, uniquement pour satisfaire une fantaisie dont je ne pouvoir pas même appercevoir le but & l’occasion. Le silence profond universel, non moins inconcevable que le mystere qu’il couvre, mystere que depuis quinze ans on me cache avec un soin que je m’abstiens [11] de qualifier, & avec un succès qui tient du prodige; ce silence effrayant & terrible ne m’a pas laissé saisir la moindre idée qui pût m’éclairer sûr ces étranges dispositions. Livre pour toute lumière à mes conjectures, je n’en ai sa former aucune qui pût expliquer ce m’arrive de maniere a pouvoir croire avoir démêlé la vérité. Quand de forts indices m’ont fait penser quelquefois avoir découvert avec le fond de l’intrigue son objet & ses auteurs, les absurdités sans nombre que j’ai vu naître de ces suppositions m’ont bientôt, contraint de les abandonner, & toutes celles que mon imagination s’est tourmentée à leur substituer n’ont pas mieux soutenu le moindre examen.

Cependant pour ne pas combattre une chimere, pour ne pas outrager toute une génération, il faloit bien supposer des raisons dans le approuvé & suivi par tout le monde. Je n’ai rien épargné pour en chercher pour en imaginer de propres à séduire la multitude, & si je n’ai rien trouvé qui dût avoir produit cet effet, le Ciel m’est témoin que ce n’est faute ni de volonté ni d’efforts, & que j’ai rassemblé soigneusement toutes les idées que mon entendement m’a pu fournir pour cela. Tous mes soins n’aboutissant à rien qui pût me satisfaire, j’ai pris le seul parti qui me restoit à prendre pour m’expliquer: c’était, ne pouvant raisonner sûr des motifs particuliers qui m’étoient inconnus & incompréhensibles, de raisonner sûr une hypothese générale qui pût tous les rassembler: c’étoit entre toutes les suppositions possibles de choisir la pire pour moi la meilleure pour mes adversaires, & dans [12] cette position, ajustée autant qu’il m’étoit possible aux manœuvres dont je me suis vu l’objet, aux allures que j’ai entrevues, aux propos mystérieux que j’ai pu saisir çà & là, d’examiner quelle conduite de leur part eût, été la plus raisonnable & la plus juste. Epuiser tout ce qui se pouvoit dire en leur faveur étoit le seul moyen que j’eusse de trouver ce qu’ils disent en effet, & c’est ce que j’taché de faire, en mettant de leur coté tout ce que j’y ai pu mettre de motifs plausibles & d’argumens spécieux, & cumulant contre moi toutes les charges imaginables. Malgré tout cela, j’ai souvent rougi, je l’avoue, des raisons que j’étois forcé de leur prêter. Si j’en avois trouvé de meilleures, je les aurois employées de tout mon coeur & de toute ma forcé, & cela avec d’autant moins de peine qu’il me paroît certain qu’aucune n’auroit pu tenir contre mes réponses; parce que celles-ci dérivent immédiatement des premiers principes de la justice, des premiers élémens du bon sens & qu’elles sont applicables à tous les cas possibles d’une situation pareille à celle où je suis.

La forme du dialogue m’ayant paru la plus propre à discuter le pour & le contre, je l’ai choisie pour cette raison. J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a juge à propos de m’ôter, & je me suis désigné en tiers à son exemple par celui de baptême auquel il lui a plu de me réduire. En prenant un François pour mon autre interlocuteur, je n’ai rien fait que d’honnête & d’obligeant pour le nom qu’il porte; puisque je me suis abstenu de le rendre complice d’une conduite que je désapprouve, & [13] je n’aurois rien fait d’injuste en lui donnant ici le personnage que toute si s’empresse de faire à mon égard. J’ai même eu l’attention de le ramener à des sentimens plus raisonnables que je n’en ai trouvé dans aucun de ses compatriotes, & celui que j’ai mis en scene est tel qu’il seroit aussi heureux pour moi qu’honorable à son pays qu’il s’y en trouvât beaucoup qui l’imitassent. Que si quelquefois je l’engagé en des raisonnemens absurdes, je proteste derechef en sincérité de coeur que c’est toujours malgré moi, & je crois pouvoir défier toute la France d’en trouver de plus solides pour autoriser les singulieres pratiques dont je suis l’objet & dont elle paroit se glorifier si fort.

Ce que j’avois à dire étoit si clair & j’en étois si pénétré que je ne puis ne puis assez m’étonner des longueurs des redites du verbiage & du désordre de cet écrit. Ce qui l’eût rendu vis & véhément sous la plume d’un autre est précisément ce qui l’a rendu tiede languissant sous la mienne. C’étoit de moi qu’il s’agissoit, & je n’ai plus trouvé pour mon propre intérêt ce zele & cette vigueur de courage qui ne peut exalter une ame généreuse que pour la cause d’autrui. Le rôle humiliant de ma propre défense est trop au-dessous de moi, trop peu digne des sentimens qui m’animent pour que j’aime à m’en charger. Ce n’est pas non plus, on le sentira bientôt, celui que j’ai voulu remplir ici. Mais je ne pouvois examiner la conduire du public à mon égard sans me contempler moi-même dans la position du monde la plus déplorable & la plus cruelle. Il faloit m’occuper d’idées tristes & déchirantes, [14] de souvenirs amers & révoltans, de sentimens les moins faits pour mon coeur; & c’est en cet état de douleur & de détresse qu’il a falu me remettre, chaque fois que quelque nouvel outrage forçant ma répugnance m’a fait faire un nouvel effort pour reprendre cet écrit si souvent abandonne. Ne pouvant souffrir la continuité d’une occupation si douloureuse, je ne m’y suis livre que durant des momens très-courts, écrivant chaque idée quand elle me venoit & m’en tenant là, écrivant dix fois la même quand elle m’est venue dix fois, sans me rappeller jamais ce que j’avois précédemment écrit, & ne m’en appercevant qu’à la lecture du tout; trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le dirai tout-a-l’heure. La colere anime quelquefois le talent, mais le dégoût & le serrement de coeur l’étouffent; & l’on sentira mieux après m’avoir lu que c’étoient là les dispositions constantes ou j’ai dû me trouver durant ce pénible travail.

Une autre difficulté me l’a rendu fatigant; c’étois, forcé de parler de moi sans cessé, d’en parler avec justice & vérité, sans louange & sans dépression. Cela n’est pas difficile à un homme à qui le public rend l’honneur qui lui est dû il est par-là dispensé d’en prendre le soin lui-même. Il peut également & se taire sans s’avilir, & s’attribuer avec franchise les qualités que tout le monde reconnoît en lui. Mais celui qui se sent digne d’honneur & d’estime & que le public défigure & diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due? Doit-il se parler de lui-même avec des éloges mérites, mais généralement démentis? Doit-il se [15] vanter des qualités qu’il sent en lui, mais que tout le monde refuse d’y voir? Il y auroit moins d’orgueil que de bassesse à prostituer ainsi la vérité. Se louer alors, même avec la plus rigoureuse justice, seroit plutôt se dégrader que s’honorer, & ce seroit bien mal connoitre les hommes que de croire les ramener d’une erreur dans laquelle ils se complaisent, par de telles protestations. Un silence fier & dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, & eût été bien plus de mon goût: mais il n’auroit pas rempli mon objet, & pour le remplir il faloit nécessairement que je disse de quel oeil, si j’étois un autre, je verrois un homme tel que je suis. J’ai taché de m’acquitter équitablement & impartialement d’un si difficile devoir, sans insulter à l’incroyable aveuglement du public, sans me vanter fiérement des vertus qu’il me refuse, sans m’accuser non plus des vices que je n’ai & dont il lui plaît de me charger, mais en expliquant simplement ce que j’aurois déduit d’une constitution semblable à la mienne étudiée avec soin dans un autre homme. Que si l’on trouvé dans mes descriptions de la retenue & modération, qu’on n’aille pas m’en faire un mérite. Je déclare qu’il ne m’a manqué qu’un peu plus de modestie pour parler de moi beaucoup plus honorablement.

Voyant l’excessive longueur de ces Dialogues, j’ai tenté plusieurs fois de les élaguer, d’en ôter les fréquentes répétitions, d’y mettre un peu d’ordre & de suite; jamais je n’ai pu soutenir ce nouveau tourment. Le vis sentiment de mes malheurs ranimé par cette lecture étouffe toute l’attention qu’elle exige. [16] Il m’est impossible de rien retenir, de rapprocher deux phrases & de comparer deux idées. Tandis que je forcé mes yeux à suivre les lignes mon coeur serré gémit & soupire. Après de fréquens & vains efforts je renonce à ce travail dont je me sens incapable, &, faute de pouvoir faire mieux, je me borne à transcrire ces informes essais que je suis hors d’état de corriger. Si tels qu’ils sont l’entreprise en étoit encore à faire, je ne la ferois pas quand tous les biens de l’univers y seroient attachés; je suis même forcé d’abandonner des multitudes d’idées meilleures & mieux rendues que ce qui tient ici leur place, & que j’avois jettées sûr des papiers détachés dans l’espoir de les encadrer aisément; mais l’abattement m’à gagné au point de me rendre même impossible ce léger travail. Après tout, j’ai dit à-peu-près ce que j’avois à dire: il est noyé dans un cahos de désordre & de redites, mais il y est: les bons écrits sauront l’y trouver. Quant à ceux qui ne veulent qu’une lecture agréable & rapide, ceux qui n’ont cherché qui n’ont trouvé que cela dans mes confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue ni soutenir une attention suivie pour l’intérêt de la justice & de la vérité, ils feront bien de s’épargner l’ennui de cette lecture; ce n’est pas à eux que j’ai voulu parler, & loin de chercher à leur plaire, j’éviterai du moins cette derniere indignité que le tableau des miseres de ma vie soit pour personne un objet d’amusement.

Que deviendra cet écrit? Quel usage en pourrai-je faire? Je l’ignore, & cette incertitude à beaucoup augmente le découragement qui ne m’a point quitte en y travaillant. Ceux qui [17] déposent de moi en ont eu connoisssance aussitôt qu’il a été commence, & je ne vois dans ma situation aucun moyen possible d’empêcher qu’il ne tombe entre leurs mains tôt ou tard.* [*On trouvera à la fin de ces Dialogues dans l’histoire malheureuse de cet écrit comment cette prédiction s’est vérifiée.] Ainsi selon le cours naturel des choses, toute la peine que j’ai prise est à pure perte. Je ne quel parti le Ciel me suggérera, mais j’espérerai jusqu’à la fin qu’il n’abandonnera point la cause juste. Dans quelques mains qu’il fasse tomber ces feuilles, si parmi ceux qui les liront peut-être il est encore un coeur d’homme, cela me suffit, & je ne mépriserai jamais assez l’espece humaine pour ne trouver dans cette idée aucun sujet de confiance & d’espoir.

[19]

ROUSSEAU, JUGE DE JEAN-JAQUES.

PREMIER DIALOGUE

ROUSSEAU.Quelles incroyables choses je viens d’apprendre! Je n’en reviens pas: non, je n’en reviendrai jamais. Juste Ciel! quel abominable homme! qu’il m’a fait de mal! Que je le vais détailler!

UN FRANÇOIS. Et notez bien que c’est ce même homme dont les pompeuses productions vous ont si charme si ravi par les beaux préceptes de vertu qu’il y étale avec tant de faste.

ROUSSEAU.Dites, de forcé. Soyons justes, même avec les méchans. Le faste n’excite tout au plus qu’une admiration froide & stérile, & surement ne me charmera jamais. Des écrits qui élèvent l’ame & enflamment le coeur méritent un autre mot.

LE FRANÇOIS. Faste ou forcé, qu’importe le mot, si I’idée est toujours la même? Si ce sublime jargon tire par l’hypocrisie d’une [20] tête exaltée n’en est pas moins dicte par une ame de boue?

ROUSSEAU.Ce choix du mot me paroit moins indifférent qu’à vous. Il change pour moi beaucoup les idées, & s’il n’y avoit que des faste & du jargon dans les écrits de l’Auteur que vous m’avez peint, il m’inspireroit moins d’horreur. Tel homme pervers s’endurcit à la sécheresse des sermons & des prônes qui rentreroit peut-être en lui-même & deviendroit honnête homme si l’on savoit chercher & ranimer dans son coeur ces sentimens de droiture & d’humanité que la nature y mit en réserve & que les passions étouffent. Mais celui qui peut contempler de sang-froid la vertu dans toute sa beauté, celui qui fait la peindre avec ses charmes les plus touchans sans en être ému sans se sentir épris d’aucun amour pour elle; un tel être, s’il peut exister, est un méchant sans ressource, c’est un cadavre moral.

LE FRANÇOIS. Comment, s’il peut exister? Sûr l’effet qu’ont produit en vous les écrits de ce misérable, qu’entendez-vous par ce doute, après les entretiens que nous venons d’avoir? Expliquez-vous.

ROUSSEAU.Je m’expliquerai: mais ce sera prendre le soin le plus inutile ou le plus superflu: car tout ce que je vous dirai ne sauroit être entendu que par ceux à qui l’on n’a pas besoin de le dire.

Figurez-vous donc un monde idéal semblable au notre, & néanmoins tout différent. La nature y est la même que sûr [21] notre terre, mais l’économie en est plus sensible, l’ordre en est plus marque, le spectacle plus admirable; les formes sont plus élégantes, les couleurs plus vives, les odeurs plus suaves, tous les objets plus interessans. Toute la nature y est si belle que sa contemplation enflammant, les ames d’amour pour un si touchant tableau, leur inspire avec le désir de concourir à ce beau système la crainte d’en troubler l’harmonie, & de-la naît une exquise sensibilité qui donne à ceux qui en sont doues des jouissances immédiates, inconnues aux coeurs que les mêmes contemplations n’ont point avives.

Les passions y sont comme ici le mobile de toute action, mais plus vives plus ardentes ou seulement plus simples & plus pures, elles prennent par cela seul un caractere tout différent. Tous les premiers mouvemens de la nature sont bons droits. Ils tendent le plus directement qu’il est possible a notre conservation & à notre bonheur: mais bientôt manquant de forcé pour suivre à travers tant de résistance leur premiere direction, ils se laissent défléchir par mille obstacles qui les détournant du vrai but leur sont prendre des routes obliques ou l’homme oublie sa premiere. L’erreur du jugement, la forcé des préjugés aident beaucoup à nous faire prendre ainsi le change; mais cet effet vient principalement de la foiblesse de l’ame qui, suivant mollement l’impulsion de la nature, se détourne au choc d’un obstacle comme une boule prend l’angle de réflexion y au lieu que celle qui suit plus vigoureusement sa course ne se détourne point, mais comme un boulet de canon, forcé l’obstacle ou s’amortit & tombe à sa rencontre.

[22] Les habitans du monde idéal dont je parle ont le bonheur d’être maintenus par la nature, à laquelle ils sont plus attaches, dans cet heureux point de vue ou elle nous a places tous, & par cela seul leur ame garde toujours son caractere originel. Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent & n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes & douces par leur essence: mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature & deviennent irascibles & haineuses, & changent comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon & absolu, devient amour-propre; c’est-a-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, & qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui.

Dans la société humaine, si-tôt que la soûle des passons & des préjugés qu’elle engendre a fait prendre le change à l’homme, & que les obstacles qu’elle entasse l’ont détourne du vrai but de notre vie, tout ce que peut faire le sage, battu du choc continuel des passions d’autrui & des siennes, & parmi tant de directions qui l’égarent ne pouvant plus démêler celle qui le conduiroit bien, c’est de se tirer de la soûle autant qu’il lui est possible, & de; se tenir sans impatience à la place ou le hasard l’a pose; bien sûr qu’en n’agissant point il évite au moins de courir à sa perte & d’aller chercher de nouvelles erreurs. Comme il ne voit dans l’agitation des hommes que la folie [23] qu’il veut éviter, il plaint leur aveuglement encore plus qu’il ne hait leur malice; il ne se tourmente point à leur rendre mal pour mal, outrage pour outrage, & si quelquefois il cherche à repousser les atteintes de ses ennemis, c’est sans chercher à les leur rendre, sans se passionner contre eux, sans sortir ni de sa place ni du calme ou il veut rester.

Nos habitans, suivant des vues moins profondes, arrivent presque au même but par la route contraire, & c’est leur ardeur même qui les tient dans l’inaction. L’état céleste auquel ils aspirent & qui fait leur premier besoin par la forcé avec laquelle il s’offre à leurs coeurs leur fait rassembler & tendre sans cessé toutes les puissances de leur ame pour y parvenir. Les obstacles qui les retiennent ne occuper au point de le leur faire oublier un moment; & de-la ce mortel dégoût pour tout le reste, & inaction totale quand ils désespèrent d’atteindre au seul objet de tous leurs voeux.

Cette différence ne vient pas seulement du genre des passions mais aussi de leur forcé; car les passions fortes ne se laissent pas dévoyer comme les autres. Deux amans, l’un très-épris, l’autre assez tiède, souffriront néanmoins un rival avec la même impatience, l’un a cause de son amour, l’autre a cause de son amour-propre. Mais il peut très-bien arriver que la haine du second, devenue sa passion principale survive à son amour & même s’accroisse après qu’il est éteint; au lieu que le premier, qui ne hait qu’à cause qu’il aime, cessé de haïr son rival si-tôt qu’il ne le craint plus. Or si les ames foibles & tièdes sont plus sujettes aux passions haineuses qui ne sont que des passions secondaires & défléchies, & si les [24] ames grandes & fortes se tenant dans leur premiere direction conservent mieux les passions douces & primitives qui naissent directement de l’amour de soi, vous voyez comment d’une plus grande énergie dans les facultés & d’un premier rapport mieux senti dérivent dans les habitans de cet autre monde des passions bien différentes de celles qui déchirent ici-bas les malheureux humains. Peut-être n’est-on pas dans ces contrées plus vertueux qu’on ne l’est autour de nous, mais on y fait mieux aimer la vertu. Les vrais penchans de la nature étant tous bons, en s’y livrant ils sont bons eux-mêmes: mais la vertu parmi nous oblige souvent à combattre & vaincre la nature, & rarement sont-ils capables de pareils efforts. La longue inhabitude de résister peut même amollir leurs ames au point de faire le mal par foiblesse par crainte par nécessité. Ils ne sont exempts ni de fautes ni de vices; le crime même ne leur est pas étranger, puisqu’il est des situations déplorables ou la plus haute vertu suffit à peine pour s’en descendre & qui forcen tau mal l’homme foible malgré son coeur: mais l’expresse volonté de nuire, la haine envenimée, l’envie, la noirceur, la trahison, la fourberie y sont inconnues; trop souvent on y voit des coupables, jamais on n’y vit un méchant. Enfin s’ils ne sont pas plus vertueux qu’on ne l’est ici, du moins par cela seul qu’ils savent mieux s’aimer eux-mêmes, ils sont moins malveillans pour autrui.

Ils sont aussi moins actifs, ou pour mieux dire moins remuans. Leurs efforts pour atteindre à l’objet qu’ils contemplent consistent en des élans vigoureux; mais si-tôt qu’ils en sentent l’impuissance ils s’arrêtent, sans chercher à leur portée des [25] équivalens à cet objet unique, lequel seul peut les tenter.

Comme ils ne cherchent pas leur bonheur dans l’apparence mais dans le sentiment intime, en quelque rang que les ait places la fortune ils s’agitent peu pour en sortir; ils ne cherchent gueres à s’élever, & descendroient sans répugnance à des relations plus de leur goût, sachant bien que l’état le plus heureux n’est pas le plus honore de la foule, mais celui qui rend le coeur plus content. Les préjugés ont sûr eux très-peu de prise, l’opinion ne les mene point, & quand ils en sentent l’effet ce n’est pas eux qu’elle subjugue, mais ceux qui influent sûr leur sort.

Quoique sensuels & voluptueux ils sont peu de cas de l’opulence, ne sont rien pour y connoissant trop bien l’art de jouir pour ignorer que ce n’est pas à prix d’argent que le vrai plaisir s’achete; & quant au bien que peut faire un riche, sachant aussi que ce n’est pas lui qui le fait, mais sa richesse, qu’elle le seroit sans lui mieux encore repartie entre plus de mains, ou plutôt anéantie par ce partage, & que tout ce bien qu’il croit faire par elle équivaut rarement au mal réel qu’il faut faire pour l’acquérir. D’ailleurs aimant encore plus leur liberté que leurs aises, ils craindroient de les acheter par la fortune, ne fut-ce qu’à cause de la dépendance & des embarras attaches au soin de la conserver. Le cortege inséparable de l’opulence leur seroit cent fois plus à charge que les biens qu’elle procure ne leur seroient doux. Le tourment de la possession empoisonneroit pour eux tout le plaisir de la jouissance.

Ainsi borne de toutes parts par la nature & par la raison, [26] ils s’arrêtent, & passent la vie à en jouir en faisant chaque jour ce qui leur paroit bon pour eux & bien pour autrui, sans égard à l’estimation des hommes & aux caprices de l’opinion.

LE FRANÇOIS. Je cherche inutilement dans ma tête ce qu’il peut y avoir de commun entre les êtres fantastiques que vous décrivez & le monstre dont nous parlions tout-a-l’heure.

ROUSSEAU.Rien sans doute, & je le crois ainsi: mais permettez que j’acheve.

Des êtres si singulièrement constitues doivent nécessairement s’exprimer autrement que les hommes ordinaires. Il est impossible qu’avec des ames si différemment modifiées, ils ne portent pas dans l’expression de leurs sentimens & de leurs idées l’empreinte de ces modifications. Si cette empreinte échappe à ceux qui n’ont aucune notion de cette maniere d’être, elle ne peut échapper à ceux qui la connoissent & qui en sont affectes eux-mêmes. C’est un signe caractéristique auquel les inities se reconnoissent entr’eux, & ce qui donne un grand prix à ce signe, si peu connu & encore moins employé, est qu’il ne peut se contrefaire, que jamais il n’agit qu’au niveau de sa source, & que quand il ne part pas du coeur de ceux qui l’imitent il n’arrive pas non plus aux coeurs faits pour le distinguer; mais si-tôt qu’il y parvient, on ne sauroit s’y méprendre; il est vrai des qu’il est senti. C’est dans toute la conduite de la vie plutôt que dans quelques actions éparses [27] qu’il se manifeste le plus surement. Mais dans des situations vives ou l’ame s’exalte involontairement, l’initie distingue bientôt son frere de celui qui sans l’être veut seulement en prendre l’accent, & cette distinction se fait sentir également dans les écrits. Les habitans du monde enchante sont généralement peu de livres, & ne point pour en faire; ce n’est jamais un métier pour eux. Quand ils en sont il faut qu’ils y soient forces par un stimulant plus sort que l’intérêt & même que la gloire. Ce stimulant, difficile à contenir, impossible à contrefaire, se fait sentir dans tout ce qu’il produit. Quelque heureuse découverte à publier, quelque belle & grande vérité à répandre, quelque erreur générale & pernicieuse à combattre, enfin quelque point d’utilité publique à établir; voila les seuls motifs qui puissent leur mettre la plume à la main: encore faut-il que les idées en soient assez neuves assez belles assez frappantes pour mettre leur zele en effervescence & le forcer à s’exhaler. Il n’y a point pour cela chez eux de tems ni d’age propre. Comme écrire n’est point pour eux un métier ils commenceront ou cesseront de bonne heure ou tard selon que le stimulant les poussera. Quand chacun aura dit ce qu’il avoit à dire il restera tranquille comme auparavant, sans s’aller fourrant dans le tripot littéraire, sans sentir cette ridicule démangeaison de rabâcher, & barbouiller du papier, qu’on dit être attachée au métier d’auteur, & tel, ne peut-être avec du génie ne s’en doutera pas lui-même & mourra sans être connu de personne, si nul objet ne vient animer son zele au point de le contraindre. à se montrer.

[28] LE FRANÇOIS. Mon cher Monsieur Rousseau, vous m’avez bien l’air d’être un des habitans de ce monde-la!

ROUSSEAU.J’en reconnois un du moins sans le moindre doute dans l’Auteur d’Emile & d’Heloise.

LE FRANÇOIS. J’ai vu venir cette conclusion; mais pour vous passer toutes ces fictions peu claires, il faudroit premièrement pouvoir vous accorder avec vous-même mais après avoir paru convaincu des abominations de cet homme, vous voila maintenant le plaçant dans les astres parce qu’il a fait des romans. Pour moi je n’entends rien à ces énigmes. De grace dites-moi donc une sois votre vrai sentiment sûr son compte.

ROUSSEAU.Je vous l’ai dit sans mystère & je vous le répéterai sans détour. La forcé de vos preuves ne me laissé pas douter un moment des crimes qu’elles attestent, & la-dessus je pense exactement comme vous: mais vous unissez des choies que je sépare. L’Auteur des livres & celui des crimes vous paroit la même personne; je me crois fonde à en faire deux. Voila, Monsieur le mot de l’énigme.

LE FRANÇOIS. Comment cela, je vous prie? Voici qui me paroit tout nouveau.

[29] ROUSSEAU.A tort, selon moi; car ne m’avez-vous pas dit qu’il n’est pas l’Auteur du Devin du Village?

LE FRANÇOIS. Il est vrai, & c’est un fait dont personne ne doute plus: mais quant à ses autres ouvrages je n’ai point encore oui les lui disputer.

ROUSSEAU.Le second dépouillement me paroit pourtant une conséquence assez prochaine de l’autre. Mais pour mieux juger de leur liaison, il faudroit connoitre la preuve qu’on a qu’il n’est pas l’Auteur du Devin.

LE FRANÇOIS. La preuve! Il y en a cent, toutes péremptoires.

ROUSSEAU.C’est beaucoup. Je me contente d’une; mais je la veux, & pour cause, indépendante du témoignage d’autrui.

LE FRANÇOIS. Ah très-volontiers! Sans vous parler donc des pillages bien; attestes dont on a prouve d’abord que cette piece étoit composée, sans même insister sûr le doute s’il fait faire des vers, & par conséquent a pu faire ceux du Devin du Village, je me tiens à une positive & plus sure; c’est qu’il ne sait pas la musique; d’ou l’on peut à mon avis, conclure avec certitude qu’il n’a pas fait celle de cet Opéra.

[30] ROUSSEAU.II ne fait pas la musique! Voila encore une de ces découvertes auxquelles je ne me serois pas attendu.

LE FRANÇOIS. N’en croyez la-dessus ni moi ni personne, mais vérifiez par vous-même.

ROUSSEAU.Si j’avois à surmonter l’horreur d’approcher du personnage que vous venez de peindre, ce ne seroit assurément pas pour vérifier s’il sait la musique: la question n’est pas assez intéressante lorsqu’il s’agit d’un pareil scélérat.

LE FRANÇOIS. Il faut qu’elle ait paru moins indifférente à nos Messieurs qu’à vous car les peines incroyables qu’ils ont prises & prennent encore tous les jours pour établir de mieux en mieux dans le public cette preuve passent encore ce qu’ils ont fait pour mettre en évidence celle de ses crimes.

ROUSSEAU.Cela me paroît assez bizarre; car quand on a si bien prouve le plus, d’ordinaire on ne s’agite pas si sort pour prouver le moins.

LE FRANÇOIS. Oh vis-a-vis d’un tel homme on ne doit négliger ni le plus ni le moins. A l’horreur du vice se joint l’amour de la vérité, pour détruire dans toutes ses branches une réputation [31] usurpée, & ceux qui se sont empresses de montrer en lui un monstre exécrable ne doivent moins pas moins s’empresser aujourd-d’hui d’y montrer un petit pillard sans talent.

ROUSSEAU.Il faut avouer que la destinée de cet homme à des singularités bien frappantes: sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir à deux individus differens, dont l’époque qui les sépare, c’est-a-dire le tems ou il a publie des livres marque la mort de l’un & la naissance de l’autre.

Le premier, homme paisible & doux, fut bien voulu de tous ceux qui le connurent, & ses amis lui resterent toujours. Peu propre aux grandes sociétés par son humeur timide & son naturel tranquille, il aima la retraite, non pour y vivre seul, mais pour y joindre les douceurs de l’étude aux charmes de l’intimité. Il consacra sa jeunesse à la culture des belles connoissances & des talens agréables, & quand il se vit forcé de faire usage de cet acquis pour subsister, ce fut avec si peu d’ostentation & de prétention que les personnes auprès desquelles il vivoit le plus n’imaginoient pas même qu’il eût assez d’esprit pour faire des livres. Son coeur fait pour s’attacher se donnoit sans réserve; complaisant pour ses amis jusqu’à la foiblesse, il se laissoit subjuguer par eux au point de ne pouvoir plus secouer ce joug impunément.

Le second, homme dur farouche & noir se fait abhorrer de tout le monde qu’il fuit, & dans son affreuse misantropie ne se plaît qu’à marquer sa haine pour le genre-humain. Le premier, seul sans étude & sans maître vainquit toutes les difficultés [32] à forcé de zele, & consacra ses loisirs, non à l’oisiveté, encore moins à des travaux nuisibles, mais à remplir sa tête d’idées charmantes, son coeur de sentimens délicieux, & à former des projets, chimériques peut-être à forcé d’être utiles, mais dont l’exécution, si elle eût été possible, eût fait le bonheur du genre humain. Le second, tout occupe de ses odieuses trames n’a su rien donner de son tems ni de son esprit à d’agréables occupations, encore moins à des vues utiles. Plonge dans les plus brutales débauches il a passe sa vie dans les tavernes & les mauvais lieux charge de tous les vices qu’on y porte ou qu’on y contracte, n’ayant nourri que les goûts crapuleux & bas qui en sont inséparables, il fait ridiculement contraster ses inclinations rampantes avec les altérés productions qu’il a l’audace de s’attribuer. En vain a-t-il paru feuilleter des livres & s’occuper de recherches philosophiques, il n’a rien saisi rien conçu que ses horribles systèmes, & après de prétendus essais qui n’avoient pour but que d’en imposer au genre-humain, il a fini comme il avoit commence, par ne rien savoir que mal faire.

Enfin, sans vouloir suivre cette opposition dans toutes ses branches & pour m’arrêter à celle qui m’y a conduit; le premier, d’une timidité qui alloit jusqu’à la bêtise, osoit à peine montrer à ses amis les productions de ses loisirs: le second, d’une impudence encore plus bête s’approprioit fiérerement & publiquement les productions d’autrui sûr les choses qu’il entendoit le moins. Le premier aima passionnément la musique, en fit son occupation favorite & avec assez de succès pour y faire des découvertes, trouver les [33] défauts, indiquer les corrections. Il passa une grande partie de sa vie parmi les artistes & les amateurs, tantôt composant de la musique dans tous les genres en diverses occasions, tantôt écrivant sûr cet Art, proposant des vues nouvelles, donnant des leçons de composition, constatant par des épreuves l’avantage des méthodes qu’il proposoit, & toujours se montrant instruit dans toutes les parties de l’Art plus que la plupart de ses contemporains, dont plusieurs étoient à la vérité plus verses que lui dans quelque partie, mais dont aucun n’en avoit si bien saisi l’ensemble & suivi la liaison. Le second, inepte au point de s’être occupe de musique pendant quarante ans sans pouvoir l’apprendre, s’est réduit à l’occupation d’en copier faute d’en savoir faire; encore lui-même ne se trouvé-t-il pas assez savant pour le métier qu’il a choisi, ce qui ne l’empêche pas de se donner avec la plus stupide effronterie pour l’auteur de choses qu’il ne peut exécuter. Vous m’avouerez que voila des contradictions difficiles à concilier.

LE FRANÇOIS. Moins que vous ne croyez, & si vos autres énigmes ne m’étoient pas plus obscures que celle-la vous me tiendriez moins en haleine.

ROUSSEAU.Vous m’éclaircirez donc celle-ci quand il vous plaira, car pour moi, je déclare que je n’y comprends rien.

LE FRANÇOIS. De tout mon coeur, & très-facilement; mais commencez vous-même par m’éclaircir votre question.

[34] ROUSSEAU.II n’y a plus de question sûr le fait que vous venez d’exposer. A cet égard nous sommes parfaitement d’accord, j’adopté pleinement votre conséquence, mais je la porte plus loin. Vous dites qu’un homme qui ne fait faire ni musique ni vers n’a pas fait le Devin du Village, & cela est incontestable: moi j’ajoute que celui qui se donne faussement pour l’auteur de cet Opéra n’est pas même l’auteur des autres écrits qui portent son nom, & cela n’est gueres moins évident; car s’il n’a pas fait les paroles du Devin puisqu’il ne fait pas faire des vers, il n’a pas fait non plus l’Allée de Sylvie, qui difficilement en effet peut être l’ouvrage d’un scélérat; & s’il n’en à pas fait la musique puisqu’il ne sait pas la musique, il n’a pas fait non plus la lettre sûr la Musique Françoise, encore moins le Dictionnaire de Musique qui ne peut être que l’ouvrage d’un homme verse dans cet Art & sachant la composition.

LE FRANÇOIS. Je ne suis pas la-dessus de votre sentiment non plus que le public, & nous avons pour surcroît celui d’un grand Musicien étranger venu depuis peu dans ce pays.

ROUSSEAU.Et, je vous prie, le connoissez-vous bien ce grand Musicien étranger? Savez-vous par qui & pour quoi il a été appelle en France, quels motifs l’ont porte tout-d’un-coup a ne faire que de la Musique Françoise, & à venir s’établir à Paris?

[35] LE FRANÇOIS. Je soupçonne quelque chose de tout cela; mais il n’en est pas moins vrai que J. J. étant plus que personne son admirateur donne lui-même du poids à son suffrage.

ROUSSEAU.Admirateur de son talent, d’accord, je le suis aussi; mais quant à son suffrage, il faudroit premièrement être au fait de bien des choses avant de savoir quelle autorité l’on doit lui donner.

LE FRANÇOIS. Je veux bien, puisqu’il vous est suspect, ne m’en pas étayer ici, ni même de celui d’aucun Musicien. Mais je n’en dirai pas moins de moi-même que pour composer de la musique il faut la savoir sans doute; mais qu’on peut bavarder tant qu’on veut sûr cet Art sans y rien entendre, & que tel qui se mêle d’écrire fort doctement sûr la musique seroit bien embarrasse de faire une bonne basse sous un menuet, & même de le noter.

ROUSSEAU.Je me doute bien aussi de cela. Mais votre intention est-elle d’appliquer cette idée au Dictionnaire & à son Auteur?

LE FRANÇOIS. Je conviens que j’y pensois.

ROUSSEAU.Vous y pensiez! Cela étant permettez-moi de grace encore une question. Avez-vous lu ce livre?

[36] LE FRANÇOIS. Je serois bien fâché d’en avoir lu jamais une seule ligne, non plus que d’aucun de ceux qui portent cet odieux nom.

ROUSSEAU.En ce cas, je suis moins surpris que nous pensions vous & moi si différemment sûr les points qui s’y rapportent. Ici, par exemple, vous ne confondriez pas ce livre avec ceux dont vous parlez & qui ne roulant que sûr des principes généraux ne contiennent que des idées vagues ou des notions élémentaires tirées peut-être d’autres écrits & qu’ont tous ceux qui savent un peu de musique; au lieu que le Dictionnaire entre dans le détail des regles pour en montrer la raison, l’application, l’exception, & tout ce qui doit guider le Compositeur dans leur emploi. L’Auteur s’attache même à éclaircir de certaines parties qui jusqu’àlors étoient restées confuses dans la tête des Musiciens & presque inintelligibles dans leurs écrits. L’article Enharmonique, par exemple, explique ce genre avec une si grande clarté qu’on est étonne de l’obscurité avec laquelle en avoient parle tous ceux qui jusqu’àlors avoient écrit sûr cette matiere. On ne me persuadera jamais que cet article, ceux d’expression, fugue, harmonie, licence, mode, modulation, préparation, récitatif, trio* [*Tous les articles de musique que j’avois promis pour l’Encyclopédie furent faits des l’année 1749 remis par M. Diderot l’année suivante à M. d’Alembert, comme entrant dans la partie Mathématique dont il étoit charge! quelque tems après parurent ses éliminés de musique qu’il n’eût pas beaucoup de peine à faire. En 1768 parut mon Dictionnaire & quelque tems après une nouvelle édition de ses éliminés avec des augmentations. Dans l’intervalle avoit aussi para un Dictionnaire des beaux arts ou je reconnus plusieurs des article que j’avois faits pour l’Encyclopédie. M. d’Alembert avoit des bontés si tendres pour mon Dictionnaire encore manuscrit, qu’il offrit obligeamment au sieur Guy d’en revoir les épreuves, saveur que sûr l’avis que celui-ci m’en donna je le priai de ne pas accepter.] [37] & de grand nombre d’autres dans ce Dictionnaire, & qui surement ne sont pilles de personne, soient l’ouvrage d’un ignorant en musique qui parle de ce qu’il n’entend point, ni qu’un livre dans lequel on peut apprendre la composition soit l’ouvrage de quelqu’un qui ne la savoit pas.

Il est vrai que plusieurs autres articles également importans sont restes seulement indiques pour ne pas laisser le vocabulaire imparfait, comme il en avertit dans sa préface. Mais seroit-il raisonnable de le juger sûr les articles qu’il n’a pas eu le tems de faire plutôt que sûr ceux ou il a mis la derniere main & qui demandoient assurément autant de savoir que les autres? L’auteur convient il avertit même de ce qui manque à son livre & il dit la raison de ce défaut. Mais tel qu’il est, il seroit cent fois plus croyable encore qu’un homme qui ne sait pas la musique eût fait le Devin que le Dictionnaire. Car combien ne voit-on pas, sûr-tout en Suisse & en Allemagne de gens qui ne sachant par une note de musique & guides uniquement par leur oreille & leur goût ne laissent pas de composer des choses très-agréables & même très-régulières, quoiqu’ils n’aient nulle connoissance des regles & qu’ils ne puissent déposer leurs compositions que dans leur mémoire. Mais il est absurde de penser qu’un homme puisse enseigner & même éclaircir dans un [38] livre une science qu’il n’entend point, & bien plus encore dans un Art dont la seule langue exige une étude de plusieurs années avant qu’on puisse l’entendre & la parler. Je conclus donc qu’un homme qui n’a pu faire le Devin du Village parce qu’il ne savoit pas la musique, n’a pu faire à plus forte raison Dictionnaire qui demandoit beaucoup plus de savoir.

LE FRANÇOIS. Ne connoissant ni l’un ni l’autre ouvrage, je ne puis p moi-même juger de votre raisonnement. Je sais seulement qu’il y a une différence extrême à cet égard dans l’estimation du public, que le Dictionnaire passe pour un ramassis de phrases sonores & inintelligibles, qu’on en cite un article Génie que tout le monde prône & qui ne dit rien sûr la musique. Quant a votre article enharmonique & aux autres qui, selon vous, traitent pertinemment de l’Art, je n’en ai jamais oui parler à personne, si ce n’est à quelques Musiciens ou Amateurs étrangers qui paroissoient en faire cas avant qu’on les eût mieux instruits, mais les nôtres disent & ont toujours dit ne rien entendre au jargon de ce livre.

Pour le Devin, vous avez vu les transports d’admiration excites par la derniere reprise; l’enthousiasme du public pousse jusqu’au délire fait foi de la sublimité de cet ouvrage. C’étoit le divin J. J. c’étoit le moderne Orphée; cet Opéra étoit le chef-d’oeuvre de l’art & de l’esprit humain, & jamais cet enthousiasme ne sut si vif que lorsqu’on sut que le divin J. J. ne savoit pas la musique. Or quoique vous en puissiez dire, de ce qu’un homme qui ne sait pas la musique n’a pu faire [39] un prodige de l’Art universellement admire, il ne s’ensuit pas; selon moi, qu’il n’a pu faire un livre peu lu peu entendu, & encore moins estime.

ROUSSEAU.Dans les choses dont je peux juger par moi-même, je ne prendrai jamais pour regles de jugemens ceux du public, & sûr-tout quand il s’engoue, comme il a fait tout-d’un-coup pour le Devin du Village après l’avoir entendu pendant vingt ans avec un plaisir plus modère. Cet engouement subit, quelle qu’en ait été la cause au moment ou le soi-disant Auteur étoit l’objet de la dérision publique, n’a rien eu d’assez naturel pour faire autorité chez les gens sensés. Je vous ai dit ce que le pensois du Dictionnaire, & cela, non pas sûr l’opinion publique, ni sûr ce célébré qui article Génie, qui n’ayant nulle application particuliere à l’Art n’est la que pour la plaisanterie; mais après avoir lu attentivement l’ouvrage entier, dont la plupart des articles seront faire de meilleure musique quand les Artistes en sauront profiter.

Quant au Devin, quoique je sois bien sûr que personne ne sent mieux que moi les véritables beautés de cet ouvrage, je suis sort éloigne de voir ces beautés ou le public engoue les place. Ce ne font point de celles que l’étude & le savoir produisent, mais de celles qu’inspirent le goût & la sensibilité; & l’on prouveroit beaucoup mieux qu’un savant Compositeur n’a point fait cette piece si la partie du beau, chant & de l’invention lui manque, qu’on ne prouveroit qu’un ignorant ne l’a pu faire parce qu’il n’a pas cet acquis qui supplée [40] au génie & ne fait rien qu’à forcé de travail. Il n’y a rien dans le Devin du Village qui passe, quant à la partie scientifique, les principes élémentaires de la composition, & non-seulement il n’y a point d’ecolier de trois mois qui dans ce sens ne fut en état d’en faire autant; mais on bien peut douter qu’un savant Compositeur pût se résoudre à être aussi simple. Il est vrai que l’Auteur de cet ouvrage y a suivi un principe cache qui se fait sentir sans qu’on le remarque, & qui donne à ses chants un effet qu’on ne sent dans aucune autre Musique Françoise. Mais ce principe, ignore de tous nos Compositeurs, dédaigne de ceux qui en ont entendu parler, pose seulement par l’Auteur de la lettre sûr la Musique Françoise qui en à fait ensuite un article du Dictionnaire, suivi seulement par l’Auteur du Devin est une grande preuve de plus que ces deux Auteurs sont le même. Mais tout cela montre l’invention d’un amateur qui a réfléchi sûr l’Art, plutôt que la routine d’un professeur qui le possede supérieurement. Ce qui peut faire honneur au Musicien dans cette piece est la récitatif: il est bien module bien ponctue, bien accentue autant que du récitatif François peut l’être. Le tour en est neuf, du moins il l’étoit alors à tel point qu’on ne voulut point hazarder ce récitatif à la Cour, quoiqu’adapte à la langue plus qu’aucun autre. J’ai peine à concevoir comment du récitatif peut être pille, à moins qu’on ne pille aussi les paroles, & quand il n’y auroit que cela de la main de l’Auteur de la piece, j’aimerois mieux, quant à moi, avoir fait le récitatif sans les airs que les airs sans le récitatif; mais je sens trop bien la même main dans le tout pour pouvoir le partager à differens [41] Auteurs. Ce qui rend même cet Opéra prisable pour les gens de goût, c’est le parfait accord des paroles & de la musique, c’est l’étroite liaison des parties qui le composent, c’est l’ensemble exact du tout qui en fait l’ouvrage le plus un que je connoisse en ce genre. Le Musicien a par-tout pense senti parle comme le Poete, l’expression de l’un répond toujours si fidellement à celle de l’autre qu’on voit qu’ils sont toujours animes du même esprit; & l’on me dit que cet accord si juste & si rare résulte d’un tas de pillages fortuitement rassembles? Monsieur, il y auroit cent fois plus d’art à composer un pareil tout de morceaux épars & décousus qu’à le créer soi-même d’un bout à l’autre.

LE FRANÇOISE.Votre objection ne m’est pas nouvelle; elle paroit même si solide à beaucoup de gens, que, revenus des vols partiels, quoique tous si bien prouves, ils sont maintenant persuades que la piece entiere, paroles & musique, est d’une autre main, & que le charlatan a eu l’adresse de s’en emparer & l’impudence de se l’attribuer. Cela paroit même si bien établi que l’on n’en doute plus gueres; car enfin il faut bien nécessairement recourir à quelque explication semblable; il faut bien que cet ouvrage qu’il est incontestablement hors d’état d’avoir fait ait été fait par quelqu’un. On prétend même en avoir découvert le véritable Auteur.

ROUSSEAU J’entends: après avoir d’abord découvert & très-bien prouve les vols partiels dont le Devin du Village étoit compose, on [42] prouve aujourd’hui non moins victorieusement qu’il n’y a point eu de vols partiels, que cette piece, toute de la même main a été volée en entier par celui qui se l’attribue. Soit donc; car l’une & l’autre de ces vérités contradictoires est égale pour mon objet. Mais enfin quel est-il donc, ce véritable auteur? Est-il François, Suisse, Italien, Chinois?

LE FRANÇOISE.C’est ce que j’ignore; car on ne peut gueres attribuer cet ouvrage à Pergolese, comme un Salve Regina.....

ROUSSEAU.Oui, j’en convois un de cet Auteur, & qui même a été grave....

LE FRANÇOISE.Ce n’est pas celui-la. Le Salve dont vous parlez, Pergolese l’a fait de son vivant, & celui dont je parle en est un autre qu’il a fait vingt ans après sa mort, & que J. J. s’approprioit en disant l’avoir fait pour Mlle. Fel, comme beaucoup d’autres motets que le même J. J. dit ou dira de même avoir faits depuis lors, & qui par autant de miracles de M. d’Alembert sont & seront toujours tous de Pergolese dont il évoque l’ombre quand il lui plaît.

ROUSSEAU.Voila qui est vraiment admirable. Oh je me doutois depuis long-tems que ce M. d’Alembert devoit être un saint à miracles, & je parierois bien qu’il ne s’en tient pas à ceux-la. Mais, comme vous dites, il lui sera néanmoins difficile, tout [43] saint qu’il est, d’avoir aussi fait faire le Devin du Village à Pergolese, & il ne faudroit pas multiplier les auteurs sans nécessité.

LE FRANÇOIS. Pourquoi non? Qu’un pillard prenne à droite & à gauche, rien au monde n’est plus naturel.

ROUSSEAU.D’accord; mais dans toutes ces musiques ainsi pillées on sent les coutures & les pieces de rapport, & il me semble que celle qui porte le nom de J. J. n’a pas cet air-la. On n’y trouvé même aucune physionomie nationale: ce n’est pas plus de la musique Italienne que de la musique Françoise. Elle a le ton de la chose & rien de plus.

LE FRANÇOISE.Tout le monde convient de cela. Comment l’Auteur du Devin a-t-il pris dans cette piece un accent alors si neuf qu’il n’ait employé que la, & si c’est son unique ouvrage, comment en a-t-il tranquillement cede la gloire à un autre, sans tenter de la revendiquer, ou du moins de la partager par un second Opéra semblable? On m’a promis de m’expliquer clairement tout cela; car j’avoue de bonne foi y avoir trouvé jusqu’ici quelque obscurité.

ROUSSEAU.Bon! vous voila bien embarrasse! Le pillard aura fait accointances avec l’Auteur: il se sera fait confier sa piece, ou la lui aura volée, & puis il l’aura empoisonne. Cela est tout simple.

[44] LE FRANÇOIS. Vraiment, vous avez la de jolies idées!

ROUSSEAU.Ah ne me faites pas honneur de votre bien! Ces idées vous appartiennent; elles sont l’effet naturel de tout ce que vous m’avez appris. Au reste, & quoiqu’il en soit du véritable Auteur de la piece, il me suffit que celui qui s’est dit l’être soit par son ignorance & son incapacité hors d’état de l’avoir faite, pour que j’en conclue à plus sorte raison qu’il n’a fait ni le Dictionnaire qu’il s’attribue aussi, ni la lettre sûr la Musique Françoise, ni aucun des autres livres qui portent son nom & dans lesquels il est impossible de ne pas sentir qu’ils partent tous de la même main. D’ailleurs, concevez-vous qu’un homme doue d’allez de talens pour faire de pareils ouvrages, aille au sort même de son effervescence piller & s’attribuer ceux d’autrui dans un genre qui non-seulement n’est pas le sien, mais auquel il n’entend absolument rien; qu’un homme qui, selon vous, eût assez de courage d’orgueil de fierté de forcé pour résister à la démangeaison d’écrire si naturelle aux jeunes gens qui se sentent quelque talent, pour laisser meurir vingt ans sa tête dans le silence, afin de donner plus de profondeur & de poids à ses productions long-tems méditées, que ce même homme, l’ame toute remplie de ses grandes & sublimes vues aille en interrompre le développement, pour chercher par des manœuvres aussi lâches que pueriles une réputation usurpée & très-inférieure à celle qu’il peut obtenir légitimement? Ce sont des gens pourvus de bien petits talens [45] par eux-mêmes qui se parent ainsi de ceux d’autrui, & quiconque avec une tête active & pensante à senti le délire & l’attrait du travail d’esprit ne va pas servilement sûr la trace d’un autre pour se parer ainsi de productions étrangeres par préférence à celles qu’il peut tirer de son propre fond. Allez, Monsieur, celui qui a pu être assez vil & assez sot pour s’attribuer le Devin du Village sans l’avoir fait & même sans savoir la musique, n’a jamais sait une ligne du Discours sûr l’inégalité, ni de l’Emile ni du Contrat Social. Tant d’audace & de vigueur d’un cote, tant d’ineptie et de lâcheté de l’autre ne s’associeront jamais dans la même ame.

Voila une preuve qui parle à tout homme sensé. Que d’autres qui ne sont pas moins fortes ne parlent qu’à moi, j’en suis fâché pour mon espece; elles devroient parler à toute ame sensible & douée de l’instinct moral. Vous me dites que tous ces écrits qui m’échauffent me touchent m’attendrissent, me donnent la volonté sincere d’être meilleur sont uniquement des productions d’une tête exaltée conduite par un coeur hypocrite & fourbe. La figure de mes êtres sublunaires vous aura déjà fait entendre que je n’étois pas la-dessus de votre avis. Ce qui me confirme encore dans le mien est le nombre & l’étendue de ces mêmes écrits ou je sens toujours & par-tout la même véhémence d’un coeur échauffe des mêmes sentimens. Quoi! ce fléau du genre-humain, cet ennemi de toute droiture de toute justice de toute bonté s’est captive dix à douze ans dans le cours de quinze volumes à parler toujours le plus doux le plus pur le plus énergique langage de la vertu, à plaindre les miseres humaines, à en montrer la [46] source dans les erreurs dans les préjugés des hommes, à leur tracer la route du vrai bonheur, à leur apprendre à rentrer dans leurs propres coeurs pour y retrouver le germe des vertus sociales qu’ils étouffent sous un faux simulacre dans le progrès mal entendu des sociétés, à consulter toujours leur conscience pour redresser les erreurs de leur raison, & à écouter dans le silence des passions cette voix intérieure que tous nos philosophes ont tant à coeur d’étouffer, & qu’ils traitent de chimère parce qu’elle ne leur dit plus rien: il s’est fait siffler d’eux & de tout son siecle pour avoir toujours soutenu que l’homme étoit bon quoique les hommes fussent mechans, que ses vertus lui venoient de lui-même, que ses vices lui venoient d’ailleurs: il a consacre son plus grand & meilleur ouvrage à montrer comment s’introduisent dans notre ame les passions nuisibles, à montrer que la bonne éducation doit être purement négative, qu’elle doit consister, non à guérir les vices du coeur humain, puisqu’il n’y en a point naturellement, mais à les empêcher de naître, & à tenir exactement fermées les portes par lesquelles ils s’introduisent: enfin, il a établi tout cela avec une clarté si lumineuse avec un charme si touchant avec une vérité si persuasive qu’une ame non dépravée ne peut résister à l’attrait de ses images & à la forcé de ses raisons; & vous voulez que cette longue suite d’écrits ou respirent toujours les mêmes maximes, ou le même langage se soutient toujours avec la même chaleur soit l’ouvrage d’un fourbe qui parle toujours, non-seulement contre sa pensée, mais aussi contre son intérêt, puisque mettant tout son bonheur à remplir le monde de malheurs & de crimes, il devoit conséquemment chercher à [47] multiplier les scélérats pour se donner des aides & des complices dans l’exécution de ses horribles projets; au lieu qu’il n’a travaille réellement qu’à se susciter des obstacles & des adversaires dans tous les prosélytes que ses livres feroient à la vertu.

Autres raisons non moins fortes dans mon esprit. Cet Auteur putatif, reconnu par toutes les preuves que vous m’avez fournies le plus crapuleux le plus vil débauche qui puisse exister, à passa sa vie avec les trainées des rues dans les plus infâmes réduits, il est hébété de débauche, il est pourri de vérole, & vous voulez qu’il ait écrit ces inimitables lettres pleines de cet amour si brûlant & si pur qui ne germa jamais que dans des coeurs aussi castes que tendres? Ignorez-vus que rien n’est moins tendre qu’un débauche, que l’amour n’est pas plus connu des libertins que des femmes; de mauvaise vie, que la crapule endurcit le coeur, rend ceux qui s’y livrent impudens grossiers brutaux cruels, que leur sang appauvri dépouillé de cet esprit de vie qui du coeur porte au cerveau ces charmantes images d’ou naît l’ivresse de l’amour, ne leur donne par l’habitude que les acres picotemens du besoin, sans y joindre ces douces impressions qui rendent la sensualité aussi tendre que vive? Qu’on me montre une lettre d’amour main inconnue, je suis assure de connoitre à sa lecture si celui qui l’écrit à des moeurs. Ce n’est qu’aux yeux de ceux qui en ont que les femmes peuvent briller de ces charmes touchans & chastes qui seuls sont le délire des coeurs vraiment amoureux. Les débauches ne voient en elles que des instrumens de plaisir [48] qui leur sont aussi méprisables que nécessaires, comme ces vases dont on se sert tous les jours pour les plus pensables besoins. J’aurois défie tous les coureurs de filles de Paris d’écrire jamais une seule des lettres de l’Heloise, & le livre entier, ce livre dont la lecture me jette dans les plus angéliques extases seroit l’ouvrage d’un vil débaucha! comptez, Monsieur, qu’il n’en est rien: ce n’est pas avec de l’esprit & du jargon que ces choses-la se trouvent. Vous voulez qu’un hypocrite adroit qui ne marche à ses fins qu’s forcé de ruse & d’astuce aille étourdiment se livrer à l’impétuosité de l’indignation contre tous les états contre tous les partis sans partis sans exception, & dire également les plus dures vérités aux uns & aux autres. Papistes, huguenots, grands, petits, hommes, femmes, robins, soldats, moines, prêtres, Dévots, médecins, philosophes, Tros Rutulusve fuat, tout est peint tout est démasque sans jamais un mot d’aigreur ni de personnalité contre qui que ce soit, mais sans ménagement pour aucun parti. Vous voulez qu’il ait toujours suivi sa fougue au point d’avoir tout soulève contre lui, tout réuni pour l’accabler dans sa disgrâce, & tout cela sans se ménager ni défenseur ni appui, sans s’embarrasser même du succès de ses livres, sans s’informer au moins de l’effet qu’ils produisoient & de l’orage qu’ils attiroient sûr sa tête, & sans en concevoir le moindre souci quand le bruit commença d’en arriver jusqu’à lui? Cette intrépidité, cette imprudence cette incurie est-elle de l’homme faux & fin que vous m’avez peint? Enfin vous voulez qu’un misérable à qui l’on a ôte le nom de scélérat qu’on ne trouvoit pas encore assez abject, pour [49] lui donner celui de coquin comme exprimant mieux la bassesse & l’indignité de son ame; vous voulez que ce reptile ait pris & soutenu pendant quinze volumes le langage intrépide & fier d’un écrivain qui, consacrant sa plume à la vérité, ne quête point les suffrages du public & que le témoignage de son cour met au-dessus des jugemens des hommes? Vous voulez que parmi tant de si beaux livres modernes, les seuls qui pénètrent jusqu’à mon coeur, qui l’enflamment d’amour pour la vertu, qui l’attendrissent sûr les miseres humaines, soient précisément les jeux d’un détestable fourbe qui se moque de ses lecteurs & ne croit pas un mot de ce qu’il leur dit avec tant de chaleur & de forcé; tandis que tous les autres, écrits, à ce que vous m’assurez, par de vrais sages dans de si pures intentions, me glacent le coeur, le resserrent, & ne m’inspirent avec des sentimens d’aigreur, de peine, & de haine, que le plus intolérant esprit de parti? Tenez, Monsieur, s’il n’est pas impossible que tout cela soit, il l’est du moins que jamais je le croye, fut-il mille sois démontre. Encore un coup je ne résiste point à vos preuves, elles m’ont pleinement convaincu: mais ce que je ne crois ni ne croirai de ma vie, c’est que l’Emile & sûr-tout l’article du goût dans le quatrieme livre soit l’ouvrage d’un cour dépravé, que l’Heloise & sûr-tout la lettre sûr la mort de Julie ait été écrite par un scélérat, que celle à M. d’Alembert sûr les spectacles soit la production d’une ame double, que le sommaire du projet de paix perpétuelle soit celle d’un ennemi du genre-humain, que le recueil entier des écrits du même Auteur soit sorti d’une ame hypocrite & d’une mauvaise tête, non du pur zele [50] d’un coeur brûlant d’amour pour la vertu. Non, Monsieur, non Monsieur; le mien ne se prêtera jamais à cette absurde & fausse persuasion. Mais je dis & je soutiendrai toujours qu’il faut qu’il y ait deux J. J., & que l’Auteur des livres & celui des crimes ne sont pas le même homme. Voila un sentiment si bien enracine dans le fond de mon coeur que rien ne me l’ôtera jamais.

LE FRANÇOIS. C’est pourtant une erreur sans le moindre doute; & une autre preuve qu’il a fait des livres est qu’il en fait encore tous les jours.

ROUSSEAU.Voila ce que j’ignorois, & l’on m’avoit dit au contraire qu’il s’occupoit uniquement depuis quelques années à copier de la musique.

LE FRANÇOIS. Bon, copier! il en fait le semblant pour faire le pauvre quoiqu’il soit riche & couvrir sa rage de faire des livres & de barbouiller du papier. Mais personne ici n’en est la dupe, & il faut que vous veniez de bien loin pour l’avoir été.

ROUSSEAU.Sûr quoi, je vous prie, roulent ces nouveaux livres dont il se cache si bien, si à propos, & avec tant de succès?

LE FRANÇOIS. Ce sont des Fadaises de toute espece: des leçons d’Athéisme, [51] des éloges de la philosophie moderne, des oraisons funèbres, des traductions, des satyres.....

ROUSSEAU.Contre ses ennemis, sans doute?

LE FRANÇOIS. Non, contre les ennemis de ses ennemis.

ROUSSEAU.Voila de quoi je ne me serois pas doute.

LE FRANÇOIS. Oh vous ne connoissez pas la ruse du drôle! Il fait tout cela pour se mieux déguiser. Il fait de violentes sorties contre la présente administration (en 1772) dont il n’a point à se plaindre, en faveur du Parlement qui l’a si indignement traite & de l’auteur de toutes ses miseres, qu’il devroit avoir en horreur. Mais à chaque instant sa vanité se décelé par les plus ineptes louanges de lui-même. Par exemple, il a fait dernièrement un livre fort plat intitule l’an deux mille deux cents quarante, dans lequel il consacre avec soin tous ses écrits à la postérité sans même excepter Narcisse, & sans qu’il en manque une seule ligne.

ROUSSEAU.C’est en effet une bien étonnante balourdise. Dans les livres qui portent son nom je ne vois pas un orgueil aussi bête.

[52] LE FRANÇOIS. En se nommant il se contraignoit; à présent qu’il se croit bien cache, il ne se gêne plus.

ROUSSEAU.Il a raison, cela lui réussit si bien! Mais, Monsieur, quel est donc le vrai but de ses livres que cet homme si fin publie avec tant de mystère en saveur des gens qu’il devroit haïr, & de la doctrine à laquelle il a paru si contraire?

LE FRANÇOIS. En doutez-vous? C’est de se jouer du public & de faire parade de son éloquence en prouvant successivement le pour & le contre & promenant ses lecteurs du blanc au noir pour se moquer de leur crédulité.

LE FRANÇOIS. Par ma soi! voila, pour la détresse homme de bien bonne humeur, & qui pour être aussi haineux que vous le faites n’est gueres occupe de ses ennemis! Pour moi, sans être vain ni vindicatif, je vous déclare que si j’étois à sa place & que je voulusse encore faire des livres, ce ne seroit pas pour faire triompher mes persécuteurs & leur doctrine aux dépens de ma réputation & de mes propres écrits. S’il est réellement l’Auteur de ceux qu’il n’avoue pas, c’est une sorte & nouvelle preuve qu’il ne l’est pas de ceux qu’il avoue. Car assurément il faudroit le supposer bien stupide & bien ennemi de lui-même pour chanter la palinodie si mal à propos.

[53] LE FRANÇOIS. Il faut avouer que vous êtes un homme bien obstine bien tenace dans vos opinions; au peu d’autorité qu’ont sûr vous celles du public, on voit bien que vous n’êtes pas

François. Parmi tous nos sages si vertueux si justes si supérieurs à toute partialité, parmi toutes nos dames si sensibles, si favorables à un Auteur qui peint si bien l’amour, il ne s’est trouvé personne qui ait fait la moindre résistance aux argumens triomphans de nos Messieurs, personne qui ne se soit rendu avec empressement avec joie aux preuves que ce même Auteur qu’on disoit tant aimer, que ce même J. J. si fête, mais il si rogue & si haïssable, étoit la honte & l’opprobre du genre-humain; & maintenant qu’on s’est si bien passionne pour cette idée qu’on n’en voudroit pas changer quand la chose seroit possible, vous seul, plus difficile que tout le monde, venez ici nous proposer une distinction neuve & imprévue qui ne le seroit pas si elle avoit la moindre solidité. Je conviens pourtant qu’à travers tout ce pathos, qui selon moine dit pas grand’chose, vous ouvrez de nouvelles vues qui pourroient avoir leur usage communiquées à nos Messieurs. Il est certain que si l’on pouvoit prouver que J. J. n’a fait aucun des livres qu’il s’attribue, comme on prouve qu’il n’a pas fait le Devin, on ôteroit une difficulté qui ne laissé pas d’arrêter ou du moins d’embarrasser encore bien des gens, malgré les preuves convaincantes des forfaits de ce misérable. Mais je serois aussi fort surpris pour peu qu’on pût appuyer cette idée, qu’on se fut avise si tard de la proposer. Je vois qu’en s’attachant à le couvrir de tout [54] l’opprobre qu’il mérité, nos Messieurs ne laissent pas de s’inquiéter quelquefois de ces livres qu’ils détestent, qu’ils tournent même en ridicule de toute leur forcé, mais qui attirent souvent des objections incommodes, qu’on leveroit tout-d’un-coup en affirmant qu’il n’a pas écrit un seul mot de tout cela, & qu’il en est incapable comme d’avoir fait le Devin. Mais je vois qu’on a pris ici une route contraire qui ne gueres ramener à celle-la; & l’on croit si bien que ces écrits sont de lui que nos Messieurs s’occupent depuis long-tems à les éplucher pour en extraire le poison.

ROUSSEAU.Le poison!

LE FRANÇOIS. Sans doute. Ces beaux livres vous ont séduit comme bien d’autres, & je suis peu surpris qu’à travers toute cette ostentation de belle morale vous n’ayez pas senti les doctrines pernicieuses qu’il y répand; mais je le serois sort qu’elles n’y fussent pas. Comment un tel serpent n’infecteroit-il pas de son venin tout ce qu’il touche?

ROUSSEAU.Eh bien, Monsieur, ce venin! en a-t-on déjà beaucoup extrait de ces livres?

LE FRANÇOIS. Beaucoup à ce qu’on m’a dit, & même il s’y met tout à découvert dans nombre de passages horribles que l’extrême prévention qu’on avoit pour ces livres empêcha d’abord de [55] remarquer, mais qui frappent maintenant de surprise & d’effroi tous ceux qui, mieux instruits les lisent comme il convient.

ROUSSEAU.Des passages horribles! J’ai lu ces livres avec grand soin, mais je n’y en ai point trouvé de tel, je vous jure. Vous m’obligeriez de m’en indiquer quelqu’un.

LE FRANÇOIS. Ne les ayant pas lus c’est ce que je ne saurois faire: mais j’en demanderai la liste à nos Messieurs qui les recueilles & je vous la communiquerai. Je me rappelle seulement qu’on cite une note de l’Emile ou il enseigne ouvertement l’assassinat.

ROUSSEAU.Comment, Monsieur, il enseigne ouvertement l’assassinat, & cela n’a pas été remarque de la premiere lecture! Il faloit qu’il eût en effet des lecteurs bien prévenus ou bien distraits. Et ou donc avoient les yeux les Auteurs de ces sages & graves Réquisitoires sûr lesquels on l’a si régulièrement décrété? Quelle trouvaille pour eux! quel regret de l’avoir manquée!

LE FRANÇOIS. Ah c’est que ces livres étoient trop pleins de choses à reprendre pour qu’on pût tout relever.

ROUSSEAU.Il est vrai que le bon le judicieux Joli de Fleuri, tout plein de l’horreur que lui inspiroit le système criminel de la Religion naturelle ne pouvoit gueres s’arrêter à des bagatelles [56] comme des leçons d’assassinat; ou peut-être, vous dites, son extrême prévention pour le livre l’empêchoit-elle de les remarquer. Dites, dites, Monsieur, que vos chercheurs de poison sont bien plutôt ceux qui l’y mettent, & qu’il n’y en a point pour ceux qui n’en cherchent pas. J’ai lu vingt sois la note dont vous parlez, sans y voir autre chose qu’une vive indignation contre un préjugé gothique non moins extravagant que funeste, & je ne me serois jamais doute du sens que vos Messieurs lui donnent si je vois vu par hazard une lettre insidieuse qu’on a fait écrire à l’Auteur à ce sujet & la réponse qu’il a eu la foiblesse d’y faire, & ou il explique le sens de cette note qui n’avoit pas besoin d’autre explication que d’être lue à sa place d’honnêtes gens. Un Auteur qui écrit d’après son coeur est sujet en se passionnant à des fougues qui l’entraînent au de-la du but, & à des écarts ou ne tombent jamais ces écrivains subtils & méthodistes qui, sans s’animer sûr rien au monde, ne disent jamais que ce qu’il leur est avantageux de dire & qu’ils savent tourner sans se commettre pour produire l’effet qui convient à leur intérêt. Ce sont les imprudences d’un homme confiant en lui-même, & dont l’ame généreuse ne suppose pas même que l’on puisse douter lui. Soyez sûr que jamais hypocrite ni fourbe n’ira s’exposer à découvert. Nos Philosophes ont bien ce qu’ils appellent leur doctrine intérieure, mais ils ne l’enseignent au publie qu’en se cachant & à leurs amis qu’en secret. En prenant toujours tout à la lettre on trouveroit peut-être en effet moins à reprendre dans les livres les plus dangereux [57] que dans ceux dont nous parlons ici, & en général que dans nous ceux on l’Auteur sûr de lui-même & parlant d’abondance de coeur s’abandonne à toute sa véhémence, sans songer aux prises qu’il peut laisser au méchant qui le guerre de sang-froid, & qui ne cherche ce qu’il offre de bon & d’utile qu’un cote mal garde par lequel il puisse enfoncer le poignard. Mais lisez tous ces passages dans le sens qu’ils présentent naturellement à l’esprit du lecteur & qu’ils avoient dans celui de l’Auteur en les écrivant, lisez-les à leur place avec ce qui précédé & ce qui suit, consultez la disposition de coeur ou ces lectures vous mettent; c’est cette disposition qui vous éclairera sûr leur véritable sens. Pour toute réponse à ces sinistres interprétateurs & pour leur juste peine, je ne voudrois que leur faire lire à haute voix l’ouvrage entier qu’ils déchirent ainsi par lambeaux pour les teindre de leur venin; je doute qu’en finissant cette lecture il s’en trouvât un seul assez impudent pour oser renouveller son accusation

.LE FRANÇOIS. Je sais qu’on blâme en général cette maniere d’isoler & défigurer les passages d’un Auteur pour les interpréter au gré de la passion d’un censeur injuste; mais par vos propres principes nos Messieurs vous mettront ici loin de votre compte, car c’est encore moins dans des traits épars que dans toute la substance des livres dont il s’agit qu’ils trouvent le poison que l’Auteur a pris soin d’y répandre: mais il y est fondu avec tant d’art, que n’est que par les plus subtiles analyses qu’on vient à bout de le découvrir.

[58] ROUSSEAU.En ce cas il étoit fort inutile de l’y mettre: car encore un coup, s’il faut chercher ce venin pour le sentir, il n’y est que pour ceux qui l’y cherchent ou plutôt qui l’y mettent. Pour moi, par exemple qui ne me suis point avise d’y cri chercher, je puis bien jurer n’y en avoir point trouvé

.LE FRANÇOISE.Eh qu’importe, s’il fait son effet sans être apperçu? Effet ou d’un tel passage en particulier, mais de la lecture entiere du livre. Qu’avez-vous à dire à cela?

ROUSSEAU.Rien, sinon qu’ayant lu plusieurs fois en entier les écrits: que J. J. s’attribue, l’effet total qu’il en a résulte dans mon ame à toujours été de me rendre plus humain plus juste, meilleur que je n’étois auparavant; jamais je ne me suis occupe de ces livres sans profit pour la vertu.

LE FRANÇOIS. Oh je vous certifie que ce n’est pas la l’effet que leur lecture à produit sûr nos Messieurs

.ROUSSEAU.Ah, je le crois! mais ce n’est pas la faute, des livres: car pour moi plus j’y ai livre mon coeur, moins j’y ai senti ce qu’ils y trouvent de pernicieux; & je suis sûr que cet effet qu’ils ont produit sûr moi sera le même sûr tout honnête homme qui les lira avec la même impartialité.

[59] LE FRANÇOIS. Dites avec la même prévention; car ceux qui ont senti l’effet contraire, & qui s’occupent pour le bien public de ces utiles recherches sont tous des hommes de la plus sublime vertu & de grands philosophes qui ne se trompent jamais.

ROUSSEAU.Je n’ai rien encore à dire à cela. Mais faites une chose; imbu des principes de ces grands philosophes qui ne se trompent jamais, mais sincere dans l’amour de la vérité, mettez-vous en état de prononcer comme eux avec connoissance de cause, & de décider sûr cet article entr’eux d’un cote escortes de tous leurs disciples qui ne jurent que par les maîtres, & de l’autre tout le public avant qu’ils l’eussent si bien endoctrine. Pour cela, lisez vous-même les livres dont il s’agit & sûr les dispositions ou vous laissera leur lecture jugez de celle ou étoit l’Auteur en les écrivant, & de l’effet naturel qu’ils doivent produire quand rien n’agira pour le détourner. C’est, je crois le moyen le plus sûr de porter sûr ce point un jugement équitable

.LE FRANÇOIS. Quoi! vous voulez m’imposer le supplice de lire une immense compilation de préceptes de vertu rédiges par un coquin?

ROUSSEAU.Non, Monsieur, je veux que vous lisiez le vrai système du coeur humain rédige par un honnête homme & publie [60] sous un autre nom. Je veux que vous ne vous préveniez point contre des livres bons & utiles, uniquement parce qu’un homme indigne de les lire à l’audace de s’en dire l’Auteur.

LE FRANÇOIS. Sous ce point de vue on pourroit se résoudre à lire ces livres, si ceux qui les ont le mieux examines ne s’accordoient tous excepte vous seul à les trouver nuisibles & dangereux; ce qui prouve assez que ces livres ont été composes, non comme vous dites par un honnête homme dans des intentions louables, mais par un fourbe adroit plein de mauvais sentimens masques d’un extérieur hypocrite à la saveur duquel ils surprennent séduisent & trompent le gens.

ROUSSEAU.Tant que vous continuerez de la sorte à mettre en fait sûr l’autorité d’autrui l’opinion contraire à la mienne, nous ne saurions être d’accord. Quand vous voudrez juger vous-même, nous pourrons alors comparer nos raisons & choisir l’opinion la mieux fondée. Mais dans une question de fait comme celle-ci, je ne vois pourquoi je ferois oblige de croire sans aucune raison probante que d’autres ont ici mieux vu que moi

LE FRANÇOIS. Comptez-vous pour rien le calcul des voix, quand vous êtes seul à voir autrement que tout le monde?

[61] ROUSSEAU.Pour faire ce calcul avec justesse, il faudroit auparavant savoir combien de gens dans cette affaire ne voyent comme vous que par les yeux d’autrui. Si du nombre de ces bruyantes voix on doit les échos qui ne sont que répéter celle des autres, & que ton comptât celles qui restent dans le silence faute d’oser se faire entendre, il y auroit peut-être moins de disproportion que vous ne pensez. En réduisant toute cette multitude au petit nombre de gens qui menent les autres, il me resteroit encore une sorte raison de ne pas préférer leur avis au mien. Car je suis ici parfaitement sûr de ma bonne foi, & je n’en puis dire autant avec la même assurance d’aucun de ceux qui sûr cet article disent penser autrement que moi. En un mot, je juge ici par moi-même. Nous ne pouvons donc raisonner au pair vous & moi, que vous ne vous mettiez en état de juger par vous-même aussi.

LE FRANÇOIS. J’aime mieux pour vous complaire faire plus que vous ne demandez, en adoptant votre opinion préférablement à l’opinion publique; car je vous avoue que le seul doute si ces livres ont été faits par ce misérable supporter la lecture aisément.

ROUSSEAU.Faites mieux encore. Ne songez point à l’Auteur en les lisant, & sans vous prévenir ni pour ni contre, livrez votre ame aux impressions qu’elle en recevra. Vous vous assurerez ainsi par vous-même de l’intention dans laquelle ont été écrits [62] ces livres, & s’ils peuvent être l’ouvrage d’un scélérat qui couvoit de mauvais desseins.

LE FRANÇOIS. Si je fais pour vous cet effort, n’espérez pas du que ce soit gratuitement. Pour m’engager à lire ces livres malgré ma répugnance, il faut malgré la votre engager vous-même à voir l’Auteur, ou selon vous celui qui se donne pour tel, à l’examiner avec soin, & à démêler à travers, son hypocrisie le fourbe adroit qu’elle a masque long-tems.

ROUSSEAU.Que m’osez-vous proposer? Moi que j’aille chercher un pareil homme! que je le voye! que je le hante! Moi m’indigne de respirer l’air qu’il respire, moi qui voudrois mettre le diamètre de la terre entre lui & moi & m’en trouverois trop près encore! Rousseau vous a-t-il donc paru facile en liaisons au point d’aller chercher la fréquentation des mechans? Si jamais j’avois le malheur de trouver celui-ci sûr mes pas, le ne m’en consolerois qu’en le chargeant des noms qu’il mérite, en confondant sa morgue hypocrite par les plus cruels reproches, en l’accablant de l’affreuse liste de ses forfaits.

LE FRANÇOIS. Que dites-vous la! Que vous m’effrayez! Avez-vous oublie l’engagement sacré que vous avez pris de garder avec lui le plus profond silence & de ne lui jamais laisser connoître [63] que vous ayez même aucun soupçon de tous ce que je vous ai dévoilé?

ROUSSEAU.Comment? Vous m’étonnez. Cet engagement regardoit uniquement, du moins je l’ai cru le tems qu’il a falu mettre à m’expliquer les secrets affreux que vous m’avez révélés. De peur d’en brouiller le fil, il faloit ne pas l’interrompre jusqu’au bout, & vous ne vouliez pas que je m’exposasse à des discussions avec un fourbe, avant d’avoir toutes les instructions nécessaires pour le confondre pleinement. Voir ce que j’ai compris de vos motifs dans le silence que vous m’avez impose, & je n’ai pu supposer que l’obligation de ce silence allât plus loin que ne le permettent la justice & la loi.

LE FRANÇOIS. Ne vous y trompez donc plus. Votre engagement, auquel vous ne pouvez manquer sans violer votre soi, n’a quant à sa durée d’autres bornes que celles de la vie. Vous pouvez vous devez même répandre publier par-tout l’affreux détail de ses vices & de ses crimes, travailler avec zele à étendre & accroître de plus en plus sa diffamation, le rendre autant qu’il est possible odieux méprisable exécrable à tout le monde. Mais il faut toujours mettre à cette bonne œuvre un air de mystère & de commisération qui en augmente l’effet, & loin de lui donner jamais aucune explication qui le mette à portée de répondre & de se défendre, vous devez concourir avec tout le monde à lui faire ignorer toujours ce qu’on fait & comment on le fait.

ROUSSEAU.[64] Voila des devoirs que j’étois bien éloigne de comprendre quand vous me les avez imposes, & maintenant qu’il vous plaît de me les expliquer, vous ne pouvez douter q’ils ne me surprennent & que je ne sois curieux d’apprendre sûr quels principes vous les sondez. Expliquez-vous donc, vous prie, & comptez sûr toute mon attention.

LE FRANÇOIS. O mon bon ami! Qu’avec plaisir voue coeur navre du déshonneur que fait à l’humanité set homme qui n’auroit jamais du naître, va s’ouvrir à des sentimens qui en sont la gloire dans les nobles ames de ceux qui ont démasque ce malheureux; ils étoient ses amis, ils faisoient profession de l’être. Séduits par un extérieur honnête & simple, par une humeur crue alors facile & douce, par la mesure de talens qu’il faloit pour sentir les leurs sans prétendre à la concurrence, ils le recherchèrent se l’attachèrent & l’eurent bientôt subjugue; car il est certain que cela n’étoit pas difficile. Mais quand ils virent que cet homme si simple & si doux prenant tout d’un coup l’essor s’élevoit d’un vol rapide réputation à laquelle ils ne pouvoient atteindre, eux qui avoient tant de hautes prétentions si bien fondées, ils se doutèrent bientôt qu’il y avoit la-dessous quelque chose qui n’alloit pas bien, que cet esprit bouillant n’avoit pas si long-tems contenu soi ardeur sans mystère, & des-lors, persuades que cette apparente simplicité n’étoit qu’un voile qui cachoit quelque projet dangereux, ils formeront la ferme résolution [65] de trouver ce qu’ils cherchoient & prirent à loisir les mesures les plus sures pour ne pas perdre leurs peines.

Ils se concertèrent donc pour éclairer toutes ses allures de maniere que rien ne leur pût échapper. Il les avoit mis lui-même sûr la voie par la déclaration d’une faute grave qu’il avoit commise & dont il leur confia le secret sans nécessité sans utilité, non comme disoit l’hypocrite pour ne rien cacher à l’amitié & ne pas paroitre à leurs yeux meilleur qu’il n’était; mais plutôt, comme ils disent très-sensément eux-mêmes, pour leur donner le change, occuper ainsi leur attention, & les détourner de vouloir pénétrer plus avant dans le mystère obscur de son caractere. Cette étourderie de sa part sut sans doute un coup du Ciel qui voulut forcer le fourbe à se démasquer lui-même, ou du moins à leur fournir la prise dont ils avoient besoin pour cela. Profitant habilement de cette ouverture pour tendre leurs piégés autour de lui, ils passerent aisément de sa confidence à celle des complices de sa faute desquels ils se firent bientôt autant d’instrumens pour l’exécution de leur projet. Avec beaucoup d’adresse, un peu d’argent & de grandes promesses, ils gagnèrent tout ce qui l’entouroit & parvinrent ainsi par degrés à être instruits de ce qui le regardoit aussi bien & mieux que lui-même. Le fruit de tous ces soins sut la découverte & la preuve de ce qu’ils avoient présent si-tôt que ces livres firent du bruit, savoir que ce grand prêcheur de vertu n’étoit qu’un monstre charge de crimes caches, qui depuis quarante ans masquoit l’ame d’un scélérat sous les dehors d’un honnête homme.

[66] ROUSSEAU.Continuez de grace. Voila vraiment des choses surprenantes que vous me racontez-la.

LE FRANÇOIS. Vous avez vu en quoi consistoient ces découvertes. Vous pouvez juger de l’embarras de ceux qui les avoient faites. Elles n’étoient pas de nature à pouvoir être tues & l’on n’avoit pas pris tant de peines pour rien; cependant quand il n’y auroit eu à les publier d’autre inconvénient que d’attirer au coupable les peines qu’il avoir méritées, c’en étoit assez pour empêcher ces hommes généreux de l’y vouloir exposer. Ils devoient ils vouloient le démasquer mais ils ne vouloient pas le perdre, & l’un sembloit pourtant suivre nécessaire l’autre. Comment le confondre sans le punir? Comment l’épargner sans se rendre responsable de la continuation de ses crimes: car pour du repentir ils savoient bien qu’ils devoient point attendre de lui. Ils savoient ce qu’ils devoient a la justice à la vérité à la sûreté publique, mais ils ne savoient pas moins ce qu’ils se devoient à eux-mêmes. Après avoir eu le malheur de vivre avec ce scélérat dans l’intimité, ils ne pouvoient le livrer à la vindicte publique sans s’exposer à quelque blâme, & leurs honnêtes ames, pleines encore de commisération pour lui, vouloient sûr-tout éviter le scandale, & faire qu’aux yeux de toute la terre il leur dut son bien-être & sa conservation. Ils concertèrent donc soigneusement leurs démanches & résolurent de graduer si bien le développement de leurs découvertes, que la connoissance ne s’en répondit [67] dans le public qu’à mesure qu’on y reviendroit des préjugés qu’on avoit en sa saveur. Car son hypocrisie avoit alors le plus grand succès. La route nouvelle qu’il s’étoit frayée & qu’il paroissoit suivre avec assez de courage pour mettre sa conduite d’accord avec ses principes, son audacieuse morale qu’il sembloit prêcher par son exemple encore que par ses livres, & sûr-tout son désintéressement apparent dont tout le monde alors étoit la dupe; toutes ces singularités qui supposoient du moins une ame ferme excitoient l’admiration de ceux mêmes qui les desapprouvoient. On applaudissoit à ses maximes sans les admettre & son exemple sans vouloir le suivre.

Comme ces dispositions du public auroient pu l’empêcher de se rendre aisément à ce qu’on lui vouloir apprendre, il falut commencer par les changer. Ses fautes dans le jour le plus odieux commencerent l’ouvrage; son imprudence à les déclarer auroit pu paroitre franchise; il la salut déguiser. Cela paroissoit difficile; car on m’a dit qu’il en avoit fait dans l’Emile un aveu presque formel avec des regrets qui devoient naturellement lui épargner les reproches des honnêtes-gens. Heureusement le public qu’on animoit alors contre lui, & qui ne voit rien que ce qu’on veut qu’il voye, n’apperçut point tout cela, & bientôt avec les renseignemens suiffisans pour l’accuser & le convaincre sans qu’il parut que ce fut lui qui les eût fournis, on eût la prise nécessaire pour commencer l’oeuvre de sa diffamation. Tout se trouvoit merveilleusement dispose pour cela. Dans ses brutales déclamations il avoir, comme vous le remarquez vous-même, attaque tous les états: [68] tous ne demandoient pas mieux que de concourir à cette œuvre qu’aucun n’osoit entamer de peur de paroitre écouter uniquement la vengeance. Mais à la faveur de ce premier fait bien établi & suffisamment aggrave, tout le reste devint facile. On pût sans soupçon d’animosité se rendre l’écho des ses amis, qui même ne le chargeoient qu’en le plaignant & seulement pour l’acquit de leur conscience; & voila comment dirige par des gens instruits du caractere affreux de ce monstre, public, revenu peu-a-peu des jugemens favorables qu’il en avoit portes si long-tems, ne vit plus que du faste ou il avoit vu du courage, de la bassesse ou il avoit la simplicité, de la forfanterie ou il avoit vu du désintéressement, & du ridicule ou il avoit vu de la singularité.

Voilà l’état ou il falut amener les choses pour rendre croyables mémo avec toutes leurs preuves les noirs mysteres qu’on avoit à révéler, & pour le laisser vivre dans une liberté du moins apparente, & dans une absolue impunité. Car une fois un bien connu l’on n’avoir plus à craindre qu’il pût ni tromper ni séduire personne & ne pouvant plus se donner des complices, il étoit hors d’état, surveille comme il l’étoit par ses amis & par leurs amis, de suivre ses projets exécrables & de faire aucun mal dans la société. Dans cette situation, avant de révéler les découvertes qu’on avoit faites, on capitula qu’elles ne porteroient aucun préjudice à sa personne, & que pour le laisser même jouir d’une parfaite sécurité, on ne lui laisseroit jamais connoitre qu’on l’eût démasque. Cet engagement contracte avec toute la forcé possible a été rempli jusqu’ici avec une fidélité qui tient du prodige. Voulez-vous être le premier [69] à l’enfreindre, tandis que le public entier, sans distinction de rang d’age de sexe de caractere, & sans aucune exception, pénétré d’admiration pour la générosité de ceux qui ont conduit cette affaire, s’est empresse d’entrer dans leurs nobles vues & de les favoriser par pitié pour ce malheureux: car vous devez sentir que la-dessus sa sûreté tient à son ignorance, & que s’il pouvoit jamais croire que ses crimes sont connus, il se prévaudroit infailliblement de l’indulgence dont on les couvre pour en tramer de nouveaux avec même impunité, que cette impunité seroit alors d’un trop dangereux exemple, & que ces crimes sont de ceux qu’il faut ou punir sévérerement ou laisser dans l’obscurité.

ROUSSEAU.Tout ce que vous venez de me dire m’est si nouveau qu’il faut que j’y rêve long-tems pour arranger la-dessus mes idées. Il y a même quelques points sûr lesquels j’aurois besoin de plus grande explication. Vous dites, par exemple, qu’il n’est pas à craindre que cet homme une fois bien connu séduise personne, qu’il se donne des complices, qu’il fasse aucun complot dangereux. Cela s’accorde mal avec ce que vous m’avez raconte vous-même de la continuation de ses crimes, & je craindrois fort au contraire qu’affiche de la sorte il ne servit d’enseigne aux mechans pour former leurs associations criminelles & pour employer ses funestes talens à les affermir. Le plus grand mal & la plus grande honte de l’état social est que le crime y fasse des liens plus indissolubles que n’en fait la vertu. Les mechans se lient entr’eux plus fortement que les [70] bons & leurs liaisons sont bien plus durables, parce qu’ils ne peuvent les rompre impunément, que de la durée de ces liaisons dépend le secret de leurs trames, l’impunité de le leurs crimes, & qu’ils ont le plus grand intérêt à se ménager toujours réciproquement. Au lieu que les bons, unis seulement par des affections libres qui peuvent changer sans conséquence, rompent & se séparent sans crainte & sans risque des qu’ils cessent de se convenir. Cet homme, tel que vous me l’avez décrit, intrigant, actif, dangereux, doit être le foyer des complots de tous les scélérats. Sa liberté son impunité dont vous faites un si grand mérite aux gens de bien qui le ménagent, est un très-grand malheur public: ils sont responsables de tous les maux qui peuvent en arriver, & qui même en arrivent journellement selon vos propres récits. Est-il donc louable à des hommes justes de favoriser ainsi les mechans aux dépens des bons?

LE FRANÇOIS. Votre objection pourroit avoir de la forcé s’il s’agissoit ici d’un méchant d’une cathégorie ordinaire. Mais songez toujours qu’il s’agit d’un monstre l’horreur du genre-humain, auquel personne au monde ne peut se fier en aucune sorte, & qui n’est pas même capable du pacte que les scélérats sont entre eux. C’est sous cet aspect qu’également connu de tous il ne peut être à craindre à qui que ce soit par ses trames. Détesté des bons pour ses oeuvres, il l’est encore plus des mechans pour ses livres: par un juste châtiment de sa damnable hypocrisie, les fripons qu’il démasque pour se masquer ont tous [71] pour lui la plus invincible antipathie. S’ils cherchent à l’approcher, c’est seulement pour le surprendre & le trahir; mais comptez qu’aucun d’eux ne tentera jamais de l’associer à quelque mauvaise entreprise.

ROUSSEAU.C’est en effet un méchant d’une espece bien particuliere que celui qui se rend encore plus odieux aux mechans qu’aux bons, & à qui personne au monde n’oseroit proposer une injustice.

LE FRANÇOIS. Oui, sans doute, d’une espece particuliere, & si particuliere que la nature n’en a jamais produit & j’espere n’en reproduira plus un semblable. Ne croyez pourtant pas qu’on le repose avec une aveugle confiance sûr cette horreur universelle. Elle est un des principaux moyens employés par les sages qui l’ont excitée, pour l’empêcher d’abuser par des pratiques pernicieuses de la liberté qu’on vouloit lui laisser, mais elle n’est pas le seul. Ils ont pris des précautions non moins efficaces en le surveillant à tel point qu’il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit, ni faire un pas qui ne soit marque, ni former un projet qu’on ne pénétré à l’instant qu’il est conçu. Ils ont fait en sorte que, libre en apparence au milieu des hommes, il n’eût avec eux aucune société réelle, qu’il vécût seul dans la foule, qu’il ne sut rien de ce qui se fait, rien de ce qui se dit autour de lui, rien sûr-tout de ce qui le regarde & l’intéresse le plus, qu’il se sentit par-tout charge de chaînes dont il ne pût ni montrer ni soir le moindre vestige. Ils ont élevé [72] autour de lui des murs de ténèbres impénétrables à ses regards; ils l’ont enterre vif parmi les vivans. Voila peut-être la plus singuliere la plus étonnante entreprise qui jamais ait été faite. Son plein succès atteste la forcé du génie qui l’a conçue & de ceux qui en ont dirige l’exécution; & ce qui n’est pas moins étonnant encore est le zele avec lequel le public entier s’y prête, sans appercevoir lui-même la grandeur la beauté du plan dont il est l’aveugle & fidelle exécuteur.

Vous sentez bien néanmoins qu’un projet de ce espece, quelque bien concerte qu’il pût être n’auroit pu s’exécuter sans le concours du Gouvernement: mais on eût d’autant moins de peine à l’y faire entrer qu’il s’agissoit d’un homme odieux à ceux qui en tenoient les rênes, d’un Auteur dont les séditieux écrits respiroient l’austérité républicaine & qui dit-on haîssoit le Visirat, méprisait les Visirs, vouloit qu’un Roi gouvernât par lui-même, que les Princes fussent justes, que les peuples fussent libres & que tout obéit à la loi. L’administration se prêta donc aux manœuvres nécessaires pour l’enlacer & le surveiller; entrant dans toutes les vues de l’auteur du projet, elle pourvut à la sûreté du coupable autant qu’à son avilissement, & sous un air bruyant de protection rendant sa diffamation plus solennelle, parvint par degrés à lui ôter avec toute espece de crédit, de considération, d’estime, tout moyen d’abuser de ses pernicieux talens pour le malheur du genre-humain.

Afin de le démasquer plus complètement on n’a épargne ni soins ni tems ni dépense pour éclairer tous les momens de sa vie depuis sa naissance jusqu’à ce jour. Tous ceux dont [73] les cajoleries l’ont attire dans leurs piégés, tous ceux qui, l’ayant connu dans sa jeunesse ont fourni quelque nouveau fait contre lui, quelque nouveau trait a sa charge, tous ceux en un mot qui ont contribue à le peindre comme on vouloit ont été récompenses de maniere ou d’autre, & plusieurs ont été avances eux ou leurs proches, pour être entres de bonne grace dans toutes les vues de nos Messieurs. On a envoyé des gens de confiance charges de bonnes instructions & de beaucoup d’argent à Venise à Turin, en Savoye en Suisse à Geneve, par-tout ou il a demeure. On a largement récompensé tous ceux qui travaillant avec succès ont laissé de lui dans ces pays les idées qu’on en vouloit donner & en ont rapporte les anecdotes qu’on vouloit avoir. Beaucoup même de personnes de tous les états pour faire de nouvelles découvertes & contribuer à l’oeuvre commune ont entrepris à leurs propres frais & de leur propre mouvement de grands voyages pour bien constater la scélératesse de J. J. avec un zele....

ROUSSEAU.Qu’ils n’auroient surement pas eu dans le cas contraire pour le constater honnête homme. Tant l’aversion pour les mechans a plus de forcé dans les belles ames l’attachement pour les bons!

Voila, comme vous le dites un projet non moins admirable qu’admirablement exécute. Il seroit bien curieux bien intéressant de suivre dans leur détail toutes les manœuvres qu’il a falu mettre en usage pour en amener le succès à ce point. Comme c’est ici un cas unique depuis que le monde existe [74] & d’ou naît une loi toute nouvelle dans le code du genre-humain, il importeroit qu’on connut à fond toutes les circonstances qui s’y rapportent. L’interdiction du feu & de l’eau chez les Romains tomboit sûr les choses nécessaires à la vie, celle-ci tombe sûr tout ce qui peut la rendre supportable & douce, l’honneur, la justice, la vérité, la société, l’attachement, l’estime. L’interdiction romaine menoit à la mort; celle-ci sans la donner la rend désirable, & ne laissé la vie que pour en faire un supplice affreux. Mais cette interdiction romaine étoit décernée dans une forme légale par laquelle le criminel étoit juridiquement condamné. Je ne vois rien de pareil dans celle-ci. J’attends de savoir pourquoi cette omission, ou comment on y a supplée?

LE FRANÇOIS.J’avoue que dans les formes ordinaires, l’accusation formelle & l’audition du coupable sont nécessaires pour le punir: mais au fond qu’importent ces formes quand le délit est bien prouve. La négation de l’accuse (car il nie toujours pour échappe au supplice) ne fait rien contre les preuves & n’empêche point sa condamnation. Ainsi, cette formalité, souvent inutile, l’est sûr-tout dans le cas présent ou tous les flambeaux de l’évidence éclairent des forfaits inouis.

Remarquez d’ailleurs que quand ces formalités seroient toujours nécessaires pour punir, elles ne le font pas du moins pour faire grace, la seule chose dont il s’agit ici. Si n’écoutant que la justice on eût voulu traiter le misérable comme il le meritoit, il ne faloit que le saisir le punir, & tout étoit [75] fait. On se fut épargne des embarras des soins des frais immenses, & ce tissu de piégés & d’artifices dont on le tient enveloppe. Mais la générosité de ceux qui l’ont démasque, leur tendre commisération pour lui ne leur permettant aucun procède violent, il a bien falu s’assurer de lui sans attenter à sa liberté, & le rendre l’horreur de l’univers afin qu’il n’en fut pas le fléau.

Quel tort lui fait-on, & de quoi pourroit-il se plaindre? Pour le laisser vivre parmi les hommes il a bien falu le peindre a eux tel qu’il était. Nos Messieurs savent mieux que vous que les mechans cherchent & trouvent toujours leurs semblables pour comploter avec eux leurs mauvais desseins; mais on les empêche de se lier avec celui-ci, en le leur rendant odieux a tel point qu’ils n’y puissent prendre aucune confiance. Ne vous y fiez pas, leur dit-on, il vous trahira pour le seul plaisir de nuire; n’espérez pas le tenir par un intérêt commun. C’est très-gratuitement qu’il se plaît au crime; ce n’est point son intérêt qu’il y cherche; il ne connaît d’autre bien pour lui que le mal d’autrui: il préférera toujours le mal plus grand ou plus prompt de ses camarades, au mal moindre ou plus éloigne qu’il pourroit faire avec eux. Pour prouver tout cela il ne faut qu’exposer sa vie. En faisant son histoire on éloigne de lui les plus scélérats par la terreur. L’effet de cette méthode est si grand & si sûr que depuis qu’on le surveille & qu’on éclaire tous ses secrets, pas un mortel n’à encore eu l’audace de tenter sûr lui l’appât d’une mauvaise action, & ce n’est jamais qu’au leurre de quelque bonne œuvre qu’on parvient a le surprendre.

[76] ROUSSEAU.Voyez comme quelquefois les extrêmes se touchent! Qui croiroit qu’un excès de scélératesse pût ainsi rapprocher de la vertu? Il n’y avoir que vos Messieurs au monde qui pussent trouver un si bel art

.LE FRANÇOIS. Ce qui rend l’exécution de ce plan plus admirable, c’est le mystère dont il à falu le couvrir. Il faloit peindre le personnage à tout le monde sans que jamais ce portrait passât sous ses yeux. Il faloit instruire l’univers de ses crimes, mais de telle façon que ce fut un mystère ignore de lui seul. Il faloit que chacun le montrât au doigt sans qu’il crut être vu de personne. En un mot c’étoit un secret dont le public entier devoir être dépositaire sans qu’il parvint jamais à celui qui en étoit le sujet. Cela eût été difficile, peut-être impossible à exécuter avec tout autre projets fondes sûr des principes généraux échouent souvent. En les appropriant tellement à l’individu qu’ils ne conviennent qu’à lui on en rend l’exécution bien plus sure. C’est ce qu’on a fait aussi habilement qu’heureusement avec notre homme. On savoit qu’étranger & seul il étoit sans appui, sans parens sans assistance, qu’il ne tenoit à aucun parti, & que son humeur sauvage tendoit d’elle-même à l’isoler; on n’a fait pour l’isoler tout-a-fait que suivre sa pente naturelle, y faire tout concourir, & des-lors tout a été facile. En le séquestrant tout-a-fait du commerce des hommes qu’il suit quel mal lui fait-on? En poussant la bonté jusqu’à lui lasser [77] une liberté du moins apparente, ne faloit-il pas l’empêcher d’en pouvoir abuser? Ne faloit-il pas en le laissant au milieu des citoyens s’attacher à le leur bien faire connoitre? Peut-on voir un serpent se glisser dans la place publique sans crier à chacun de se garder du serpent? N’étoit-ce pas surtout une obligation particuliere pour les sages qui ont eu l’adresse d’écarter le masque dont il se couvroit depuis quarante ans & de le voir les premiers à travers ses déguisemens tel qu’ils le montrent depuis lors à tout le monde? Ce grand devoir de le faire abhorrer pour l’empêcher de nuire, combine avec le tendre intérêt qu’il inspire à ces hommes sublimes, est le vrai motif des soins infinis qu’ils prennent, des dépenses immenses qu’ils sont, pour l’entourer de tant de piégés, pour le livrer à tant de mains, pour l’enlacer de tant de façons qu’au milieu de cette liberté feinte il ne puisse ni dire un mot ni faire un pas ni mouvoir un doigt qu’ils ne le sachent & ne le veuillent. Au fond tout ce qu’on en fait n’est que pour son bien, pour éviter le mal qu’on seroit contraint de lui faire & dont on ne peut le garantir autrement. Il falloit commencer par l’éloigner de ses anciennes connoissances pour avoir le tems de les bien endoctriner; on l’a fait décréter à Paris; quel mal lui a-t-on fait? Il faloit, par la même raison, l’empêcher de s’établir à Geneve; on l’y a fait décréter aussi; quel mal lui a-t-on fait? on l’a fait lapider à Motiers; mais les cailloux qui cassoient ses fenêtres & ses portes ne l’ont point atteint; quel mal donc lui ont-ils fait? On l’a fait chasser à l’entrée de l’hiver de l’Isle solitaire ou il s’étoit réfugié & de toute [78] la Suisse; mais c’étoit pour le forcer charitablement d’aller en Angleterre* [*Choisir un Anglois pour mon dépositaire & mon confident, seroit ce me semble, réparer d’une maniere bien authentique le mal qui j’ai pu penser & dire de sa nation. On l’a trop abuse sûr mon compte pour que j’aie pu ne pas m’abuser quelquefois sûr le sien.* [*M. Rousseau étoit si bien revenu de ses préjugés contre l’Angleterre, que peu de tems avant sa mort, il donna commission à l’éditeur de lui chercher un asyle dans ce pays pour y finir ses jours. Note de l’éditeur.]]chercher l’asyle qu’on lui preparoit à son insçu depuis long-tems, & bien meilleur que celui qu’il s’étoit obstine de choisir quoiqu’il ne pût de-la faire aucun mal à personne. Mais quel mal lui a-t-on fait à lui-même, & de quoi se plaint-il aujourd’hui? Ne le laissé-t-on pas tranquille dans son opprobre? Il peut se vautrer à soi aise dans la fange ou l’on le tient embourbe. On l’accable d’indignités, il est vrai; mais qu’importe? quelles blessures lui font-elles? N’est-il pas fait pour les souffrir, & quand chaque passant lui cracheroit au visage, quel mal après tout, cela lui feroit-il? Mais ce monstre d’ingratitude ne sent rien, ne fait gré de rien, & tous ménagemens qu’on a pour lui loin de le toucher ne sont qu’irriter sa férocité. En prenant le plus grand soin de lui ôter tous ses amis on ne leur à rien tant recommande que d’en garder toujours l’apparence & le titre, & de prendre pour le tromper le même ton qu’ils avoient auparavant pour l’accueillir. C’est sa coupable défiance qui seule le rend misérable. Sans elle il seroit un peu plus dupe, mais il vivroit tout aussi content qu’autrefois. Devenu l’objet de l’horreur publique, il s’est vu par-la celui des attentions de tout le monde. [79] C’étoit à qui le féteroit, à qui l’auroit à dîner, à qui lui offriroit des retraites, à qui renchérirai d’empressement pour obtenir la préférence. On eût dit à l’ardeur qu’on avoit pour l’attirer, que rien n’étoit plus honorable plus glorieux que de l’avoir pour hôte, & cela dans tous les états sans en excepter les Grands & les Princes, & mon Ours n’étoit pas content!

ROUSSEAU.Il avoit tort, mais il devoit être bien surpris! Ces Grands-la ne pensoient pas, sans doute, comme ce Seigneur Espagnol dont vous savez la réponse à Charles-quint qui lui demandoit un de ses châteaux pour y loger le Connétable de Bourbon.* [*On a dit-on rendu inhabitable le château de Trye depuis que j’y ai loge. Si cette opération a rapport à moi, elle n’est pas conséquente à l’empressement qui m’y avoit attire, ni à celui avec lequel on engageoit M. le Prince de Ligne à m’offrir dans le même tems un asyle charmant dans ses terres par une belle lettre qu’un eût même grand soin de faire courir dans tout Paris.]

LE FRANÇOIS. Le cas est bien différent: vous oubliez qu’ici bonne oeuvre.

ROUSSEAU.Pourquoi ne voulez-vous pas que l’hospitalité envers le connétable fut une aussi bonne œuvre que l’asyle offert à un scélérat?

LE FRANÇOIS. Eh vous ne voulez pas m’entendre! Le Connétable savoit bien qu’il étoit rebelle à son Prince.[80]

ROUSSEAU.Jean-Jaques ne sait donc pas qu’il est un scélérat?

LE FRANÇOIS. Le fin du projet est d’en user extérieurement avec lui comme s’il n’en savoit rien ou comme si on l’ignoroit soi-même. De cette sorte on évite avec lui le danger explications, & feignant de le prendre pour un honnête on l’obsède si bien sous un air d’empressement pour son mérite que rien de ce qui se rapporte à lui ni lui-même ne peut échapper à la vigilance de ceux qui l’approchent. Des qu’il s’établit quelque part, ce qu’on sait toujours d’avance, les murs les planchers les serrures, tout est dispose autour de lui pour la fin qu’on se propose, & l’on n’oublie pas de l’en voisiner convenablement; c’est-à-dire de mouches venimeuses, de fourbes adroits & de filles accortes à qui l’on bien fait leur leçon. C’est une chose assez plaisante de voir les barboteuses de nos Messieurs prendre des airs de Vierge pour tacher d’aborder cet ours. Mais ce ne sont pas apparemment des Vierges qu’il lui faut, car ni les lettres pathétique qu’on dicte à celles-la, ni les dolentes histoires qu’on leur fait apprendre, ni tout l’étalage de leurs malheurs & de leurs vertus, ni celui de leurs charmes flétris n’ont pu l’attendrir. Ce pourceau d’Epicure est devenu tout d’un coup un Xenocrate pour nos messieurs.

ROUSSEAU.N’en fut-il point un pour vos Dames? Si ce n’étoit pas [81] la le plus bruyant de ses forfaits, c’en feroit surement les plus irrémissible.

LE FRANÇOIS.Ah Monsieur Rousseau, il faut toujours être galant & de quelque façon qu’en use une femme, on ne doit jamais toucher cet article-là!

Je n’ai pas besoin de vous dire que toutes ses lettres sont ouvertes, qu’on retient soigneusement toutes celles dont il pourroit tirer quelque instruction, & qu’on lui en fait écrire de toutes les façons par différentes mains, tant pour fonder ses dispositions par ses réponses, que pour lui supposer dans celles qu’il rebute & qu’on garde des correspondances dont on puisse un jour tirer parti contre lui. On à trouvé l’art de lui faire de Paris une solitude plus affreuse que les cavernes & les bois, ou il ne trouvé au milieu des hommes ni communication ni consolation ni conseil ni lumieres, ni rien de tout ce qui pourroit lui aider à se conduire, un labyrinthe immense ou l’on ne lui laissé appercevoir dans les ténèbres que de fausses routes qui l’égarent de plus en plus. Nul ne l’aborde qui n’ait déjà sa leçon toute faite sûr ce qu’il doit lui dire & sûr le ton qu’il doit prendre en lui parlant. On tient note de tous ceux qui demandent à le voir* [*On à mis pour cela dans la rue un marchand de tableaux tout vis-a-vis de ma porte, & à cette porte qu’on tient fermée un secret, afin que tous ceux qui voudront entrer chez moi soient forces de s’adresser aux voisins qui ont leurs instructions & leurs ordres.] & on ne le leur permet qu’après avoir reçu à son égard les instructions que j’ai moi-même été charge de vous donner au premier [82] désir que vous avez marque de le connoitre. S’il entre en quelque lieu public il y est regarde & traite comme un pestiféré: tout le monde l’entoure & le fixe, mais en s’écartant de lui & sans lui parler, seulement pour lui servir de barrière, & s’il ose parler lui-même & qu’on daigne lui répondre, c’est toujours ou par un mensonge ou en éludant ses questions d’un ton si rude & si méprisant qu’il perde l’envie d’en faire. Au parterre on a grand soin de le recommander à ceux qui l’entourent, & de placer toujours à ses cotes une garde ou un sergent qui parle ainsi sort clairement de lui sans rien dire. On l’a montre signale recommande par-tout aux facteurs, aux commis, aux gardes, aux mouches, aux savoyards, dans tous les spectacles, dans tous les cafés aux barbiers, aux marchands, aux colporteurs, aux libraires. S’il cherchoit un livre, un almanac, un roman, il n’y auroit plus dans tout Paris, le seul désir manifeste de trouver une chose telle qu’elle soit est pour lui l’infaillible moyen de la faire disparaîtra. A son arrivée à Paris il cherchoit douze chansonnettes italiennes qu’il y fit graver il y a une vingtaine d’années, & qui étoient de lui comme le Devin Village: mais le recueil, les airs, les planches, tout disparut, tout fut anéanti des l’instant, sans qu’il en ait pu recouvrer jamais un seul exemplaire. On est parvenu à forcé de petites attentions multipliées à le tenir dans cette ville immense toujours sous les yeux de la populace qui le voit avec horreur. Veut-il passer l’eau vis-a-vis les Quatre-nations? On ne passera point pour lui, même en payant la voiture entiere. Veut-il se faire décroter? Les décroteurs, sûr-tout ceux du [83] Temple & du Palais-royal lui refuseront avec mépris leurs services. Entre-t-il aux Tuileries ou au Luxembourg? Ceux qui distribuent des billets imprimés à la porte ont ordre de le passer avec la plus outrageante affectation, & même de lui en refuser net, s’il se présente pour en avoir, & tout cela, non pour l’importance de la chose, mais pour le faire remarquer connoitre & abhorrer de plus en plus.

Une de leurs plus jolies inventions est le parti qu’ils ont su tirer pour leur objet de l’usage annuel de brûler en cérémonie un suisse de pallie dans la rue aux Ours. Cette fête populaire paroissioit si barbare & si ridicule en ce siecle philosophe que, déjà négligée, on alloit la supprimer tout-a-sait, si nos Messieurs ne se sussent avises de la renouveller bien précieusement pour J. J. à cet effet, ils ont sait donner sa figure & son vêtement à l’homme de paille, ils lui ont arme la main d’un couteau bien luisant, & en le faisant promener en pompe dans les rues de Paris, ils ont eu soin qu’on le met en station directement sous les fenêtres de J. J. tournant & retournant la figure de tous cotes pour la bien montrer au Peuple, à qui cependant de charitables interprètes sont faire l’application qu’on désire, & l’excitent à brûler J. J. en effigie, en attendant mieux.* [*II y auroit, à me brûler en personne, deux grands inconvéniens qui peuvent forcer ces messieurs à se priver de ce plaisir. Le premier est qu’étant une fois mort & brûle, je ne serois plus en leur pouvoir, & ils perdroient le plaisir plus grand de me tourmenter vif. Le second, bien plus grave, est qu’avant de me brûler il faudroit enfin m’entendre, au moins pour la forme, & je doute que malgré vingt ans de précautions & de trames, ils osent encore courir le risque.] Enfin l’un de nos Messieurs [84]m’a même assure avoir eu le sensible plaisir de voir des mendians lui rejetter au nez son aumône & vous comprenez bien.....

ROUSSEAU.Qu’ils n’y ont rien perdu. Ah quelle douceur d’ame! quelle charité! le zele de vos Messieurs n’oublie rien.

LE FRANÇOIS. Outre toutes ces précautions on a mis en œuvre un moyen très-ingénieux pour découvrir s’il lui reste par malheur quelque personne de confiance qui n’ait pas encore les instructions & les sentimens nécessaires pour suivre à son égard le plan généralement admis. On lui fait écrire par des gens qui, se feignant dans la détresse implorent son secours ou ses conseils pour s’en tirer. Il cause avec eux, il les console, il les recommande aux personnes sûr lesquelles il compte. De maniere on parvient à les connoitre, & de-la facilement à les convertir. Vous ne sauriez croire combien par cette manœuvre on a découvert de gens qui l’estimoient encore & qu’il continuoit de tromper. Connus de nos Messieurs, ils sont bientôt détachés de lui, & l’on parvient par un art tout particulier mais infaillible à le leur rendre aussi odieux qu’il leur fut cher auparavant. Mais soit qu’il pénétré enfin ce manège, soit qu’en effet il ne lui reste plus personne, ces tentatives sont sans succès depuis quelque tems. Il refuse constamment de s’employer pour les gens qu’il ne connaît pas & même de leur répondre, & cela va toujours aux fins qu’on se propose en le faisant passer pour un homme insensible & [85] dur. Car encore une fois rien n’est mieux pour éluder ses pernicieux desseins que de le rendre tellement haïssable à tous, que des qu’il désire une chose c’en soit assez pour qu’il ne la puisse obtenir, & que des qu’il s’intéresse en faveur de quelqu’un ce quelqu’un ne trouvé plus ni patron ni assistance.

ROUSSEAU.En effet tous ces moyens que vous m’avez détailles, me paroissent ne pouvoir manquer de faire de ce J. J. la risée le jouet du genre-humain & de le rendre le plus abhorre des mortels.

LE FRANÇOIS.Eh! sans doute. Voila le grand le vrai but des soins généreux de nos Messieurs. Et graces à leur plein succès, je puis vous assurer que depuis que le monde existe jamais mortel n’a vécu dans une pareille dépression.

ROUSSEAU.Mais ne me disiez-vous pas au contraire que le tendre soin de son bien-être entroit pour beaucoup dans ceux qu’ils prennent à son égard?

LE FRANÇOIS.Oui, vraiment, & c’est-la sûr-tout ce qu’il y a de grand de généreux d’admirable dans le plan de nos Messieurs qu’en l’empêchant de suivre ses volontés & d’accomplir ses mauvais desseins, on cherche cependant à lui procurer les douceurs de la vie, de façon qu’il trouvé par-tout ce qui lui est nécessaire & nulle part ce dont il peut abuser. On veut qu’il [86] soit rassasie du pain de l’ignominie & de la coupe de l’opprobre. On affecte même pour lui des attentions & dérisoires,* [*Comme quand on vouloit à toute forcé m’envoyer le vin d’honneur à Amiens, qu’à Londres les Tambours des Gardes devoient venir battre à ma porte, & qu’au Temple M. le Prince de Conti Musique à m’envoya sa Musique à mon lever.] des respects comme ceux qu’on prodiguoit à Sancho dans son Isle & qui le rendent encore plus ridicule aux yeux de la populace. Enfin puisqu’il aime tant les distinctions, il a lieu d’être content, on a soin qu’elles ne lui manquent pas & on le sert de son goût en le faisant par-tout montrer au doigt. Oui, Monsieur, on veut qu’i même agréablement, autant qu’il est possible à un méchant sans mal faire: on voudroit qu’il ne manquât à son bonheur que les moyens de troubler celui des autres. Mais c’est un ours qu’il faut enchaîner de peur qu’il ne dévore les passans. On craint sûr-tout le poison de sa plume & l’on aucune précaution pour l’empêcher de l’exhaler; on ne lui laissé aucun moyen de défendre son honneur, parce que cela lui seroit inutile, que sous ce prétexte il ne manqueroit pas d’attaquer celui d’autrui, & qu’il n’appartient pas à un livre à la diffamation d’oser diffamer personne. Vous concevez que parmi les gens dont on s’est assure l’on n’a pas oublie les libraires, sûr-tout ceux dont il s’est autrefois servi. L’on en a même tenu un très-long-tems à la Bastille sous d’autres prétextes, mais en effet pour l’endoctriner plus long-tems à loisir sûr le compte de J. J.* [*On y a détenu même en même tems & pour le même effet un Genevois de mes amis, lequel aigri par d’anciens griefs contre les magistrats de Geneve, excitoit les citoyens contre eux à mon occasion. Je pensois bien différemment, & jamais, en écrivant soit à eux soit à lui, je ne cessai de les presser tous d’abandonner ma cause & de remettre à de remettre à de meilleurs tems la défense de leurs droits. Cela n’empêcha pas qu’on ne publiât avoir trouvé tout le contraire dans les lettres que je lui écrivois & que c’étoit moi qui étois le boute-feu. Que peuvent désormais attendre des gens puissans la justice la vérité-l’innocence, quand une fois ils en sont venus jusques-la?] On a recommande à tout ce qui [87] l’entoure de veiller particulièrement à ce qu’il peut écrire. On a même tache de lui en ôter les moyens, & l’on étoit parvenu dans la retraite ou on l’avoir attire en Dauphine à écartez de lui toute encre lisible, en sorte qu’il ne pût trouver sous ce nom que de l’eau légèrement teinte, qui même en peu de tems perdoit toute sa couleur. Malgré toutes ces précautions le drôle est encore parvenu à écrire ses mémoires qu’il appelle ses confessions & que nous appellons les mensonges avec de l’encre de la Chine, à laquelle on n’avoit pas songe: mais si l’on ne peut l’empêcher de barbouiller du papier à son aise, on l’empêche au moins de faire circuler son venin: car aucun chiffon, ni petit ni grand, pas un billet de deux lignes ne peut sortir de ses mains sans tomber à l’instant même dans celles des gens établis pour tout recueillir. à l’égard de ses discours, rien n’en est perdu. Le premier soin de ceux qui l’entourent est de s’attacher à le faire jaser; ce qui n’est pas difficile, ni même de lui faire dire à-peu-près ce qu’on veut ou du moins comme on le vent pour en tirer avantage, tantôt en lui débitant de fausses nouvelles, tantôt en l’animant par d’adroites contradictions, & tantôt au contraire en paroissant acquiescer à tout ce qu’il dit. C’est alors sûr-tout qu’on tient un registre exact [88] des indiscrètes vivacités qui lui échappent, & qu’on amplifie & commente de sang-froid. Ils prennent en même tems toutes les précautions possibles pour qu’il ne puisse tirer d’eux aucune lumière ni par rapport à lui ni par rapport à qui que ce soit. On ne prononce jamais devant lui le nom de ses premiers délateurs & l’on ne parle qu’avec la plus grande réserve de ceux qui influent sûr son sort, de sorte qu’il lui est impossible de parvenir à savoir ni ce qu’ils disent ni ce qu’ils sont, s’ils sont à Paris ou absens, ni même s’ils sont morts ou en vie. On ne lui parle jamais de nouvelles, ou on ne lui en dit que de fausses ou de dangereuses, qui seroient de sa part de nouveaux crimes s’il s’avisoit de les répéter. En province on empêchoit aisément qu’il ne lut aucune gazette. A Paris ou il y auroit trop d’affection l’on empêche au moins qu’il n’en voye aucune dont il puisse tirer quelque instruction qui le regarde, & sûr-tout celles ou nos Messieurs sont parler de lui. S’il s’enquiert de quelque chose personne n’en fait rien; s’il s’informe de quelqu’un personne ne le connaît; s’il demandoit avec un peu d’empressement le tems qu’il fait, on ne le lui diroit pas. Mais on s’applique en revanche à lui faire trouver les denrées, sinon à meilleur marche, du moins de meilleure qualité qu’il ne les auroit au même prix, ses bienfaiteurs suppléant généreusement de leur bourse à ce qu’il en coûte de plus pour satisfaire la délicatesse qu’ils lui supposent, & qu’ils tachent même d’exciter en lui par l’occasion & le bon marche, pour le plaisir d’en tenir note. De cette maniere mettant adroitement le menu peuple dans leur confidence, ils lui sont l’aumône publiquement malgré lui de [89] façon qu’il lui soit impossible de s’y dérober; & cette charité, qu’on s’attache à rendre bruyante, à peut-être contribue plus que toute autre chose à le déprimer autant que le desiroient ses amis.

ROUSSEAU.Comment, ses amis?

LE FRANÇOIS.Oui, c’est un nom qu’aiment à prendre toujours nos Messieurs pour exprimer toute leur bienveillance envers lui, toute leur sollicitude pour son bonheur, &, ce qui est très-bien trouvé, pour le faire accuser d’ingratitude en se montrant si peu sensible à tant de bonté.

ROUSSEAU.Il y a la quelque chose que je n’entends pas bien. Expliquez-moi mieux tout cela, je vous prie.LE FRANÇOIS. Il importoit, comme je vous l’ai dit, pour qu’on pût le laisser libre sans danger, que sa diffamation fut universelle.* [*Je n’ai point voulu parler ici de ce qui se fait au théâtre & de ce qui s’imprime journellement en Hollande & ailleurs parce que cela passe toute croyance, & qu’en le voyant & en ressentant continuellement les tristes effets j’ai peine encore à le croire moi-même. Il y a quinze ans que tout cela dure, toujours avec l’approbation publique & l’aveu du Gouvernement. Et moi je vieillis ainsi seul parmi tous ces forcenés, sans aucune consolation de personne, sans néanmoins perdre ni courage ni patience, &, dans l’ignorance ou l’on me, élevant au Ciel pour toute défense un coeur exempt de fraude & des mains pures de tout mal.] [90] Il ne suffisoit pas de la répandre dans les cercles & parmi la bonne compagnie, ce qui n’étoit pas difficile & fut bientôt fait. Il faloit qu’elle s’étendit parmi tout le peuple & plus dans les plus bas étages aussi bien que dans les plus élevés; & cela presentoit plus de difficulté; non-seulement parce que l’affectation de le tympaniser ainsi à son insçu pouvoit scandaliser les simples, mais sûr-tout à de l’inviolable loi de lui cacher tout ce qui le regarde pour éloigner à jamais de lui tout éclaircissement toute instruction, tout moyen de défense & justification, toute occasion de faire expliquer personne, de remonter à la source des lumieres qu’on a sûr son compte, & qu’il étoit moins sûr pour cet effet de compter sûr la discrétion de la populace que sûr celle des honnêtes-gens. Or pour l’intéresser, cette populace à ce mystère sans paroitre avoir cet objet, ils ont admirablement tire parti d’une ridicule arrogance de notre homme, qui est de faire le fier sûr les dons & de ne vouloir pas qu’on lui fasse l’aumône.

ROUSSEAU.Mais, je crois que vous & moi serions assez capables d’une pareille arrogance: qu’en pensez-vous?

LE FRANÇOIS. Cette délicatesse est permise à d’honnêtes-gens. Mais un drôle comme cela qui fait le gueux quoiqu’il soit riche, de quel droit ose-t-il rejetter les menues charités de nos Messieurs?

ROUSSEAU.Du même droit, peut-être, que les mendians rejettent les [91] siennes. Quoi qu’il en soit, s’il fait le gueux, il reçoit donc ou demande l’aumône? car voila tout ce qui distingue le gueux du pauvre, qui n’est pas plus riche que lui, mais qui se contente de ce qu’il a & ne demande rien à personne.

LE FRANÇOIS. Eh non! Celui-ci ne la demande pas directement. Au contraire, il la rejette insolemment d’abord; mais il cede à la fin tout doucement quand on s’obstine.

ROUSSEAU.Il n’est donc pas si arrogant que vous disiez d’abord, & retournant votre question, je demande à mon tour pourquoi ils s’obstinent à lui faire l’aumône comme à un gueux, puisqu’ils savent si bien qu’il est riche

LE FRANÇOIS. Le pourquoi, je vous l’ai déjà dit. Ce seroit, j’en conviens outrager un honnête homme: mais c’est le sort que mérite un pareil scélérat d’être avili par tous les moyens possibles, & c’est une occasion de mieux manifester son ingratitude, par celle qu’il témoigne à ses bienfaiteurs.

ROUSSEAU.Trouvez-vous que l’intention de l’avilir mérite une grande reconnoissance?

LE FRANÇOIS. Non, mais c’est l’aumône qui la mérite. Car, comme. disent très-bien nos Messieurs, l’argent rachète tout, & rien [92] ne le rachète. Quelle que soit l’intention de celui qui donne, même par forcé, il reste toujours bienfaiteur & mérite toujours comme tel la plus vive reconnoissance. Pour éluder donc la brutale rusticité de notre homme, on a imagine de lui faire de en détail à son insçu beaucoup de petits dons bruyans qui demandent le concours de beaucoup de gens & sûr-tout du menu peuple qu’on fait entrer ainsi sans affection dans la grande confidence, afin qu’à l’horreur pour ses forfaits se joigne le mépris pour sa misère & le respect pour ses bienfaiteurs. On s’informe des lieux ou il se pourvoit denrées nécessaires à sa subsistance, & l’on a soin qu’au même prix on les lui fournisse de meilleure qualité & par conséquent plus chères.*[*Voici une explication que la vérité semble exiger de moi.L’augmentation du prix des denrées, & les commencemens de caducité qui paroissoient en M. Rousseau vers la fin de ses jours, faisoient craindre à sa femme qu’il ne succombât, faute d’une nourriture saine. Elle se décida alors, avec l’aveu d’une personne en qui elle avoit de la confiance, tromper pieusement son mari, sûr le prix qu’on la faisoit payer sa petite provision de bouche. Voici le fait, & c’est ainsi que cet infortuné voyoit par-tout la confirmation de ses malheurs. Ses adversaires s’y sont pris bien adroitement, en poussant à bout sa sensibilité: c’étoit seulement de ce cote-la qu’ils pouvoient avoir quelque prise sûr sa grande ame. Note de l’éditeur.] Au fond cela ne lui fait aucune économie, & il n’en a pas besoin, puisqu’il est riche: mais pour le même argent il est mieux servi, sa bassesse & la générosité de nos Messieurs circulent ainsi parmi le peuple, & l’on parvient de cette maniere à l’y rendre abject & méprisable en paroissant ne songer qu’à son bien-être & à le rendre heureux malgré lui. Il est difficile que le misérable ne s’apperçoive pas de ce [93] petit manège, & tant mieux: car s’il se fâché, cela prouve de plus en plus son ingratitude, & s’il change de marchands on répété aussi-tôt la même manœuvre, la réputation qu’on veut lui donner se répand encore plus rapidement. Ainsi plus il se débat dans ses lacs, & plus il les resserre.

ROUSSEAU. Voila, je vous l’avoue, ce que je ne comprenois pas bien d’abord. Mais, Monsieur, vous en qui j’ai connu toujours un coeur si droit, se peut-il que vous approuviez de pareilles manœuvres?

LE FRANÇOIS.Je les blâmerois fort pour tout autre; mais ici je les admire par le motif de bonté qui les dicte, sans pourtant avoir voulu jamais y tremper. Je hais J. J. nos Messieurs l’aiment, ils veulent le conserver à tout prix; il est naturel qu’eux & moi ne nous accordions pas sûr la conduite à tenir avec un pareil homme. Leur système, injuste peut-être en lui-même, est rectifie par l’intention.

ROUSSEAU.Je crois qu’il me la rendroit suspecte: car on ne va point au bien par le mal ni à la vertu par la fraude. Mais puisque vous m’assurez que J. J. est riche, comment le public accorde-t-il ces choses-la? Car enfin rien ne doit lui sembler plus bizarre & moins méritoire qu’une aumône faite par forcé à un riche scélérat.

[94] LE FRANÇOIS.Oh le public ne rapproche pas ainsi les idées qu’on a l’adresse de lui montrer séparément. Il le voit riche pour de faire le pauvre ou pour le frustrer du produit de son labeur en se disant qu’il n’en a pas besoin. Il le voit pauvre pour insulter à sa misère & le traiter comme un médiante. Il ne le voit jamais que par le cote qui pour l’instant plus odieux ou plus méprisable, quoiqu’incompatible avec les autres aspects sous lesquels il le voit en d’autres tems.

ROUSSEAU.Il est certain qu’à moins d’être de la plus brute insensibilité, il doit être aussi pénétré que surpris de cette association d’attentions & d’outrages dont il sent à chaque instant les effets. Mais quand, pour l’unique plaisir de rendre sa diffamation plus complete on lui passe journellement tous ses crimes, qui peut être surpris s’il profite de cette coupable indulgence pour en commettre incessamment de nouveau? C’est une objection que je vous ai déjà faite & que je répété, parce que vous l’avez éludée sans y répondre. Par tout ce que vous m’avez raconte je vois que, malgré toutes les mesures qu’on a prises, il va toujours son train comme auparavant, sans s’embarrasser en aucune sorte des surveillans dont il se voit entoure. Lui qui prit jadis la-dessus tant de précautions que pendant quarante ans trompant exactement tout le monde il passa pour un honnête homme, je vois qu’il n’use liberté qu’on lui laissé que pour assouvir sans gêne sa méchanceté, pour commettre chaque jour de nouveaux forfaits dont [95] il est bien sûr qu’aucun n’échappé à ses surveillans, & qu’on lui laissé tranquillement consommer. Est-ce donc une vertu si méritoire à vos Messieurs d’abandonner ainsi les honnêtes-gens à la furie d’un scélérat, pour l’unique plaisir de compter tranquillement ses crimes, qu’il leur seroit si aise d’empêcher?

LE FRANÇOIS. Ils ont leurs raisons pour cela.

ROUSSEAU.Je n’en doute point: mais ceux-mêmes qui commettent les crimes ont sans doute aussi leurs raisons; cela suffit-il pour les justifier? singuliere bonté, convenez-en, que celle qui pour rendre le coupable odieux refuse d’empêcher le crime, & s’occupe à choyer le scélérat aux dépens des innocens dont il fait sa proie. Laisser commettre les crimes qu’on peut empêcher n’est pas seulement en être témoin c’est en être complice. D’ailleurs si on lui laissé toujours faire tout ce que vous dites qu’il fait, que sert donc de l’espionner de si près avec tant de vigilance & d’activité? Que sert d’avoir découvert ses œuvres pour les lui laisser continuer comme si on n’en savoit rien? Que sert de gêner si fort sa volonté dans les choses indifférentes pour la laisser en toute liberté des qu’il s’agit de mal faire? On diroit que vos Messieurs ne cherchent qu’à lui ôter tout moyen de faire autre chose que des crimes. Cette indulgence vous paroît-elle donc si raisonnable, si bien entendue, & digne de personnages si vertueux?

[96] LE FRANÇOIS. Il y a dans tout cela, je dois l’avouer, des choses que je n’entends pas fort bien, moi-même; mais on m’à promis de m’expliquer tout à mon entière satisfaction. Peut-être pour le rendre plus exécrable a-t-on cru devoir charger un peu le tableau de ses crimes, sans se faire un grand scrupule de cette charge qui dans le fond importe assez peu, car puisqu’un homme coupable d’un crime est capable de cent, tous beaux dont on l’accuse sont tout au moins dans sa volonté, & l’on peut à peine donner le nom d’imposture à de pareilles accusations.

Je vois que la base du système que l’on suit à son égard est le devoir qu’on s’est impose qu’il fut bien démasque bien connu de tout le monde, & néanmoins n’avoir jamais avec lui aucune explication, de lui ôter toute connoissance de ses accusateurs & toute lumière certaine des choses dont il est accuse. Cette double nécessité est fonde sûr la nature des crimes qui rendroit leur déclaration publique trop scandaleuse, & qui ne souffre pas qu’il soit convaincu sans être puni. Or voulez-vous qu’on le punisse sans le convaincre? Nos formes judiciaires ne le permettroient pas, & ce seroit aller directement contre les maximes d’indulgence & de commisération qu’on veut suivre à on égard. Tout ce qu’on peut donc faire pour la sûreté publique est premièrement de le surveiller, si bien qu’il n’entreprenne rien qu’on ne le fâché, qu’il n’exécute rien d’important qu’on ne le veuille, & sûr le reste d’avertir tout le monde du danger qu’il y a d’écouter & fréquenter un pareil scélérat. Il est clair qu’ainsi bien [97] avertis ceux qui s’exposent à ses attentats ne doivent s’ils y succombent s’en prendre qu’à eux-mêmes. C’est un malheur qu’il n’à tenu qu’à eux d’éviter, puisque, fuyant comme il fait les hommes, ce n’est pas lui qui va les chercher.

ROUSSEAU.Autant en peut-on dire à ceux qui passent dans un bois ou l’on fait qu’il y a des voleurs, sans que cela fasse une raison valable pour laisser ceux-ci en toute liberté d’aller leur train, sûr-tout quand pour les contenir il suffit de le vouloir. Mais quelle excuse peuvent avoir vos Messieurs qui ont soin de fournir eux-mêmes des proies à la cruauté du barbare par les émissaires dont vous m’avez dit qu’ils l’entourent, qui tachent à toute forcé de se familiariser avec lui, & dont sans doute il a soin de faire ses premieres victimes?

LE FRANÇOIS. Point du tout. Quelque familièrement qu’ils vivent chez lui, tachant même d’y manger & boire sans s’embarrasser des risques, il ne leur en arrive aucun mal. Les personnes sûr lesquelles il aime assouvir sa furie sont celles pour lesquelles il a de l’estime & du penchant; celles auxquelles il voudroit donner sa confiance pour peu que leurs coeurs s’ouvrissent au sien, d’anciens amis qu’il regrette & dans lesquels il semble encore chercher les consolations qui lui manquent. C’est ceux-la qu’il choisit pour les expédier par préférence; le lien de l’amitié lui pèse; il ne voit avec plaisir que ses ennemis.

[98] ROUSSEAU.On ne doit pas disputer contre les faits; mais convenez que vous me peigne? la un bien singulier personnage, qui n’empoisonne que ses amis, qui ne fait des livres qu’en faveur de ses ennemis, & qui suit les hommes pour leur faire du mal.

Ce qui me paroit encore bien étonnant en tout ceci, c’est comment il se trouvé d’honnêtes gens qui veuillent rechercher hanter un pareil monstre dont l’abord seul devroit leur faire horreur. Que l’a canaille envoyée par vos Messieurs & faire pour l’espionnage s’empare de lui, voila ce que je comprends sans peine. Je comprends encore que trop heureux de trouver quelqu’un qui veuille le souffrir, il ne doit pas lui, misanthrope avec les honnêtes gens, mais à charge à lui-même, se rendre difficile sûr les liaisons, qu’il doit voir, accueillir rechercher avec grand empressement les coquins qui lui ressemblent, pour les engager dans ses damnables complots. Eux de leur cote, dans l’espoir de trouver en lui un bon camarade bien endurci peuvent malgré l’effroi qu’on leur à donne de lui, s’exposer par l’avantage qu’ils en espérent au risque de le fréquenter. Mais que des gens d’honneur cherchent à se faufiler avec lui, voila, Monsieur; ce qui me passe. Que lui disent-ils donc? Quel ton peuvent-ils prendre avec un pareil personnage? Un aussi grand scélérat peut très-bien être un homme vil qui pour aller à ses fins souffre toutes sortes d’outrages, & pourvu qu’on lui donne à dîner boit les affronts comme l’eau, sans les sentir ou sans en faire semblant. Mais [99] vous m’avouerez qu’un commerce d’insulte & de mépris d’une part, de bassesse & de mensonge de l’autre ne doit pas être fort attrayant pour d’honnêtes gens.

LE FRANÇOIS.Ils en sont plus estimables de se sacrifier ainsi pour le bien public. Approcher de ce misérable est une œuvre méritoire quand elle mene à quelque nouvelle découverte sûr son caractere affreux. Un tel caractere tient du prodige & ne sauroit être assez atteste. Vous comprenez que personne ne l’approche pour avoir avec lui quelque société réelle, mais seulement pour tacher de le surprendre, d’en tirer quelque nouveau trait pour son portrait, quelque nouveau fait pour son histoire, quelque indiscrétion dont on puisse faire usage pour le rendre toujours plus odieux. D’ailleurs comptez-vous pour rien le plaisir de le persister, de lui donner à mots couverts les noms injurieux qu’il mérite, sans qu’il ose ou puisse répondre, de peur de déceler l’application qu’on le forcé à s’en faire: c’est un plaisir qu’on peut savourer sans risque; car s’il se fâché il s’accuse lui-même, & s’il ne se sache pas, en lui disant ainsi ses vérités indirectement, on se dédommage de la contrainte ou l’on est forcé de vivre avec lui en feignant de le prendre pour un honnête homme.

ROUSSEAU.Je ne sais si ces plaisirs-la sont sort doux, pour moi je ne les trouvé pas sort nobles, & je vous crois assez du même avis puisque vous les avez toujours dédaignés. Mais, Monsieur, [100] à ce compte, cet homme charge de tant de crimes n’à donc jamais été convaincu d’aucun?

LE FRANÇOIS. Eh non vraiment. C’est encore un acte de l’extrême bonté dont on use à son égard de lui épargner la honte d’être confondu. Sûr tant d’invincibles preuves n’est-il pas complètement juge sans qu’il soit besoin de l’entendre. Où regne l’évidence du délit la conviction du coupable n’est-elle pas superflue? Elle ne feroit pour lui qu’une peine de plus. En lui ôtant l’inutile liberté de se défendre on ne fait que lui ôter celle de mentir & de calomnier.

ROUSSEAU.Ah, graces au Ciel, je respire! vous délivrez mon coeur d’un grand poids.

LE FRANÇOIS. Qu’avez-vous donc? D’ou vous naît cet épanouissement subit après l’air morne & pensif qui ne vous à point quitte durant tout cet entretien, & si différent de l’air jovial & gai qu’ont tous nos Messieurs quand ils parlent de J. J. & de ses crimes?

ROUSSEAU.Je vous l’expliquerai, si vous avez la patience de m’entendre; car ceci demande encore des digressions.

Vous connoissez assez ma destinée pour savoir qu’elle ne m’à gueres laissé goûter les prospérités de la vie: je n’y ai trouvé, ni les biens dont les hommes font cas, ni ceux dont [101] j’aurois fait cas moi-même; vous savez à quel prix elle m’à vendu cette fumée dont ils sont si avides, & qui, même eût-elle été plus pure n’étoit pas l’aliment qu’il faloit à mon coeur. Tant que la fortune ne m’à fait que pauvre le n’ai pas vécu malheureux. J’ai goûte quelquefois de vrais plaisirs dans l’obscurité: mais je n’en suis sorti que pour tomber dans un gouffre de calamites, & ceux qui m’y ont plonge se sont appliques à me rendre insupportables les maux qu’ils feignoient de plaindre & que je n’aurois pas connus sans eux. Revenu de cette douce chimère de l’amitié dont la vaine recherche à fait tous les malheurs de ma vie, bien plus revenu des erreurs de l’opinion dont je suis la victime, ne trouvant plus parmi les hommes ni droiture ni vérité, ni aucun de ces sentimens que je crus innés dans leurs ames parce qu’ils l’étoient dans la mienne, & sans lesquels toute société n’est que tromperie & mensonge, je me suis retire au-dedans de moi, & vivant entre moi & la nature, je goûtois une douceur infinie à penser que je n’étois pas seul, que je ne conversois pas avec un être insensible & mort, que mes maux étoient comptes, que ma patience étoit mesurée, & que toutes les miseres de ma vie n’étoient que des provisions de dédommagemens & de jouissances pour un meilleur état. Je n’ai jamais adopté la philosophie des heureux du siecle; elle n’est pas faite pour moi; j’en cherchois une plus appropriée à mon coeur, plus consolante dans l’adversité, plus encourageante pour la vertu.. Je la trouvois dans les livres de J. J. J’y puisois des sentimens si conformes à ceux qui m’étoient naturels, j’y sentis tant de rapport avec mes propres dispositions que seul parmi tous les [102] Auteurs que j’ai lus il étoit pour moi le peintre de la nature & l’historien du coeur humain. Je reconnoissois dans ses écrits l’homme que le retrouvois en moi, & leur méditation m’apprenoit à tirer de moi-même la jouissance & le bonheur que tous les autres vont chercher si loin d’eux.

Son exemple m’étoit sûr-tout utile pour nourrir ma confiance dans les sentimens que j’avois conserve seul parmi mes contemporains. J’étois croyant, je l’ai toujours été, quoique non pas comme les gens à symboles & à formules. Les hautes idées que j’avois de la Divinité me faisoient prendre en dégoût les institutions des hommes & les religions factices. Je ne voyois personne penser comme moi; je me trouvois seul au milieu de la multitude autant par mes idées que par mes sentimens. Cet état solitaire étoit triste; J. J. vint m’en tirer. Ses livres me fortifierent contre la dérision des esprits-forts. Je trouvai ses principes si conformes à mes sentimens, je les voyois nature de méditations si profondes, je les voyois appuyés de si fortes raisons que je cessai de craindre comme on me le crioit sans cessé qu’ils ne fussent l’ouvrage des préjugés & de l’éducation. Je vis que dans ce siecle ou la philosophe ne fait que détruire, cet Auteur seul édifioit avec solidité. Dans tous les autres livres, je démêlois d’abord la passion qui les avoit dictes, & le but personnel que l’Auteur avoit eu en vue. Le seul J. J. me parut chercher la vérité avec droiture & simplicité de coeur. Lui seul me parut montrer aux hommes la route du vrai bonheur en leur apprenant à distinguer la réalité de l’apparence, & l’homme de la nature de l’homme factice & fantastique que nos institutions & nos préjugés lui [103] ont substitue: lui seul en un mot me parut dans sa véhémence inspire par le seul amour du bien public sans vue secrete & sans intérêt personnel. Je trouvois d’ailleurs sa vie & ses maximes si bien d’accord que je me confirmois dans les miennes & j’y prenois plus de confiance par l’exemple d’un penseur qui les médita si long-tems, d’un écrivain qui méprisant l’esprit de parti & ne voulant former ni suivre aucune secte, ne pouvoit avoir dans ses recherches d’autre intérêt que l’intérêt public & celui de la vérité. Sûr toutes ces idées, je me faisois un plan de vie dont son commerce auroit fait le charme, & moi à qui la société des hommes n’offre depuis long-tems qu’une fausse apparence sans réalité, sans vérité, sans attachement, sans aucun véritable accord de sentimens ni d’idées, & plus digne de mon mépris que de mon empressement, je me livrois à l’espoir de retrouver en lui tout ce que j’avois perdu, de goûter encore les douceurs d’une amitié sincere, & de me nourrir encore avec lui de ces grandes & ravissantes contemplations qui sont la meilleure jouissance de cette vie & la seule consolation solide qu’on trouvé dans l’adversité.

J’étois plein de ces sentimens, & vous l’avez pu connoitre, quand avec vos cruelles confidences vous êtes venu resserrer mon coeur & en chasser les douces illusions auxquelles il étoit prêt à s’ouvrir encore. Non, vous ne connoîtrez jamais à quel point vous l’avez déchire. Il faudroit pour cela sentir à combien de célestes idées tenoient celles que vous avez détruites. Je touchois au moment d’être heureux en dépit du sort & des hommes, & vous me replongez pour jamais dans toute ma misère; vous m’ôtez toutes les espérances qui me [104] la faisoient supporter. Un seul homme pensant comme moi nourrissoit ma confiance, un seul homme vraiment vertueux me faisoit croire à la vertu, m’animoit à la chérir à l’idolâtrer à tout espérer d’elle; & voila qu’en m’ôtant cet appui vous me laissez seul sûr la terre englouti dans un gouffre de maux, sans qu’il me reste la moindre lueur d’espoir dans cette vie, & prêt à perdre encore celui de retrouver dans un meilleur ordre de choses le dédommagement de tout ce que j’ai souffert dans celui-ci.

Vos premieres déclarations me bouleversèrent. L’appui de vos preuves me les rendit plut, accablantes, & vous navrâtes mon ame des plus ameres douleurs que j’aye jamais senties. Lorsqu’entrant ensuite dans le détail des manœuvres systématiques dont ce malheureux homme est l’objet, vous m’avez développé le plan de conduite à son égard trace par l’auteur de découvertes, & fidellement suivi par tout le monde, mon attention partagée à rendu ma surprise plus grande & mon affliction moins vive. J’ai trouvé toutes ces manœuvres si cauteleuses, si pleines de ruse & d’astuce, que je n’ai pu prendre de ceux qui s’en sont un système la haute opinion que vouliez m’en donner, & lorsque vous les combliez d’éloges je sentis mon coeur en murmurer malgré moi. J’admirois comment d’aussi nobles motifs pouvoient dicter des pratiques aussi basses, comment la fausseté la trahison le mensonge pouvoient être devenus des instrumens de bienfaisance & de charité, comment enfin tant de marches obliques pouvoient s’allier avec la droiture! Avois-le tort? Voyez vous-même, rappellez-vous tout ce tout vous m’avez, dit. Ah convenez [105] du moins que tant d’enveloppes ténébreuses sont un manteau bien étrange pour la vertu!

La forcé de vos preuves l’emportoit néanmoins sûr tous les soupçons que ces machinations pouvoient m’inspirer. Je voyois qu’après tout, cette bizarre conduite, toute choquante qu’elle me paroissoit, n’en étoit pas moins une œuvre de miséricorde, & que voulant épargner à un scélérat les traitemens qu’il avoir mérites, il faloit bien prendre des précautions extraordinaires pour prévenir le scandale de cette indulgence & la mettre à un prix qui ne tentât ni d’autres d’en désirer une pareille ni lui-même d’en abuser. Voyant ainsi tout le monde s’empresser à l’envi de le rassasier d’opprobres & d’indignités, loin de le plaindre je le méprisois davantage d’acheter si lâchement l’impunité au prix d’un pareil destin.

Vous m’avez répété tout cela bien des fois, & je me le disois après vous en gémissant. L’angoisse de mon coeur n’empêchoit pas ma raison d’être subjuguée, & de cet assentiment que j’étois forcé de vous donner resultoit la situation d’ame la plus cruelle pour un honnête homme infortuné auquel on arrache impitoyablement toutes les consolations toutes les ressources toutes les espérances qui lui rendoient ses maux supportables.

Un trait de lumière est venu me rendre tout instant. Quand j’ai pense, quand vous m’avez confirme vous-même que cet homme si indignement traite pour tant de crimes atroces n’avoir été convaincu d’aucun, vous avez d’un seul mot renverse toutes vos preuves, & si je n’ai pas vu l’imposture ou vous prétendez voir l’évidence, cette évidence [106] au moins à tellement disparu à mes yeux, que dans tout ce que vous m’aviez démontre je ne vois plus qu’un problème insoluble, un mystère effrayant impénétrable, que la seule conviction du coupable peut éclaircir à mes yeux.

Nous pensons bien différemment, Monsieur, vous & moi sûr cet article. Selon vous l’évidence des crimes supplée cette conviction, & selon moi cette évidence consiste si essentiellement dans cette conviction même qu’elle ne peut exister sans elle. Tant qu’on n’a pas entendu l’accuse les preuves qui le condamnent, quelque sortes qu’elles soient, quelque convaincantes qu’elles paroissent, manquent du sceau qui peut les montrer telles, même lorsqu’il n’a pas été possible d’entendre l’accuse, comme lorsqu’on fait le procès à la mémoire d’un mort, car en présumant qu’il n’auroit rien eu à répondre on peut avoir raison, mais on a tort de changer cette présomption en certitude pour le condamner, & il n’est permis de punir le crime que quand il ne reste aucun moyen d’en douter. Mais quand on vient jusqu’à refuser d’entendre l’accuse vivant & présent, bien que la chose soit possible & facile, quand on prend des mesures extraordinaires pour l’empêcher de parler, quand on lui cache avec le plus grand soin l’accusation l’accusateur les preuves, des-lors toutes ces preuves devenues suspectes perdent toute leur forcé sûr mon esprit. N’oser les soumettre à l’épreuve qui les confirme c’est me faire présumer qu’elles ne la soutiendroient pas. Ce grand principe, base & sceau de toute justice, sans lequel la société humaine crouleroit par ses fondemens est si sacré si inviolable dans la pratique que quand toute la ville auroit vu un homme [107] en assassiner un autre dans la place publique, encore ne puniroit-on point l’assassin sans l’avoir préalablement entendu

LE FRANÇOIS.He quoi! des formalités judiciaires qui doivent être générales & sans exception dans les tribunaux quoique souvent superflues sont-elles loi dans des cas de grace & de bénignité comme celui-ci? D’ailleurs l’omission de ces formalités peut-elle changer la nature des choses, faire que ce qui est démontre cessé de l’être, rendre obscur ce qui est évident, &, dans l’exemple que vous venez de proposer, le délit seroit-il moins avère le prévenu seroit-il moins coupable quand on négligerai de l’entendre, & quand sûr la seule notoriété du fait on l’auroit roue sans tous ces interrogatoires d’usage, en seroit-on moins sûr d’avoir puni justement un assassin? Enfin toutes ces formes établies pour constater les délits ordinaires sont-elles nécessaires à l’égard d’un monstre dont la vie n’est qu’un tissu de crimes, & reconnu de toute la terre pour être la honte & l’opprobre de l’humanité? Celui qui n’a rien mérite-t-il qu’on le traite en homme?

ROUSSEAU.Vous me faites frémir. Est-ce vous qui parlez ainsi? si je le croyois je fuirois au lieu de répondre. Mais non, je vous connois trop bien. Discutons de sang-froid avec vos Messieurs ces questions importantes d’ou dépend avec le maintien de l’ordre social la conservation du genre-humain. D’après eux vous parlez toujours de clémence & de grace: mais avant d’examiner quelle est cette grace, il faudroit voir d’abord si [108] c’en est ici le cas & comment elle y peut avoir lieu. Le droit de faire grace suppose celui de punir, & par conséquent la préalable conviction du coupable. Voila premièrement quoi il s’agit.

Vous prétendez que cette conviction devient superflue ou regne l’évidence; & moi je pense au contraire qu’en fait de délit l’évidence ne peut résulter que de la conviction du coupable, & qu’on ne peut prononcer sûr la forcé des preuves qui le condamnent qu’après l’avoir entendu. La raison en est que pour faire sortir aux yeux des hommes la vérité du sein des passions il faut que ces passions s’entrechoquent se combattent & que celle qui accuse trouvé un contrepoids égal dans celle qui défend, afin que la raison seule & la justice rompent l’équilibre & fassent pencher la balance. Quand un homme se fait le délateur d’un autre il est probable, il est presque sûr qu’il est mu par quelque passion secrete qu’il a grande soin de déguiser. Mais quelque raison qui le déterminé, & fut-ce même un motif de pure vertu, toujours est-il certain que du moment qu’il accuse il est anime du vif désir de montrer l’accuse coupable, ne fut-ce qu’afin de ne pas passer pour calomniateur; & comme d’ailleurs il a pris à loisir toute mesures, qu’il s’est donne tout le tems d’arranger ses machines & de concerter ses moyens & ses preuves, le moins qu’on puisse faire pour se garantir de surprise est de les exposer à l’examen & aux réponses de l’accuse qui seul à un intérêt suffisant pour les examiner avec toute l’attention possible, & qui seul encore peut donner tous les éclaircissemens nécessaires pour en bien juger. C’est par une semblable raison que la déposition [109] des témoins en quelque nombre qu’ils puissent être n’a de poids qu’après leur confrontation. De cette action & réaction & du choc de ces intérêts opposes doit naturellement sortir aux yeux du juge la lumière de la vérité, c’en est du moins le meilleur moyen qui soit en sa puissance. Mais si l’un de ces intérêts agit seul avec toute sa forcé & que le contrepoids de l’autre manque, comment l’équilibre restera-t-il dans la balance? Le juge, que je veux supposer tranquille impartial, uniquement anime de l’amour de la justice, qui communément n’inspire pas de grands efforts pour l’intérêt d’autrui, comment s’assurera-t-il d’avoir bien pèse le pour & le contre, d’avoir bien pénétré par lui seul tous les artifices de l’accusateur, d’avoir bien démêlé des faits exactement vrais ceux qu’il controuvé, qu’il altere, qu’il colore à sa fantaisie, d’avoir même devine ceux qu’il tait & qui changent l’effet de ceux qu’il exposé? Quel est l’homme audacieux qui, non moins sûr de sa pénétration que de sa vertu, s’ose donner pour ce juge-la? Il faut pour remplir avec tant de confiance un devoir si téméraire qu’il se fente l’infaillibilité d’un Dieu

.Que seroit-ce si, au lieu de supposer, ici un juge parfaitement integre & sans passion, je le supposois anime d’un désir secret de trouver l’accuse coupable, & ne cherchant que des moyens plausibles de justifier sa partialité à ses propres yeux?

Cette seconde supposition pourroit avoir plus d’une application dans le cas particulier qui nous occupe: mais n’en cherchons point d’autre que la célébrité d’un Auteur donc les succès passes blessent l’amour-propre de ceux qui n’en peuvent obtenir de pareils. Tel applaudit à la gloire d’un homme qu’il [110] n’a nul espoir d’offusquer, qui travailleroit bien vite à lui faire payer cher l’éclat qu’il peut avoir de plus que lui, pour peu qu’il vit de jour à y réussir. Des qu’un homme a eu le malheur de se distinguer à certain point, à moins qu’il ne se fasse craindre ou qu’il ne tienne à quelque parti, il ne doit plus compter sûr l’équité des autres à son égard, & ce sera beaucoup si ceux-mêmes qui sont plus célebres que lui lui pardonnent la petite portion qu’il a du bruit qu’ils voudroient faire tout seuls.

Je n’ajouterai rien de plus.Je ne veux parler ici qu’à votre raison. Cherchez à ce que je viens de vous dire une réponse donc elle soit contente, & je me tais. En attendant voici ma conclusion. Il est toujours injuste & téméraire de juger un accuse tel qu’il soit sans vouloir l’entendre; mais quiconque jugeant un homme qu à fait du bruit dans le monde, non-seulement le juge sans l’entendre, mais se cache de lui pour le juger, quelque prétexte spécieux qu’il allègue & fut-il vraiment juste & vertueux, fut-il un ange sûr la terre, qu’il rentre bien en lui-même, l’iniquité sans qu’il s’en doute est cachée au fond de son coeur.

Étranger, sans parens, sans appui, seul, abandonne de tous, trahi du plus grand nombre, J. J. est dans la pire position ou l’on puisse être pour être juge équitablement. Cependant dans les jugemens sans appel qui le condamnent à l’infamie, qui est-ce qui a pris sa défense & parle pour lui, qui est-ce qui s’est donne la peine d’examiner l’accusation les accusateurs les preuves avec ce zele & ce soin que peut seul inspirer l’intérêt de soi-même ou de son plus intime ami?

[111] LE FRANÇOIS. Mais vous-même qui vouliez si fort être le lien, n’avez vous pas été réduit au silence par les preuves dont j’étois arme?

ROUSSEAU.Avois-je les lumieres nécessaires pour les apprécier & distinguer à travers tant de trames obscures les fausses couleurs qu’on a pu leur donner? Suis-je au fait des détails qu’il faudroit connoitre? Puis-je deviner les éclaircissemens les objections les solutions que pourroit donner l’accuse sûr des faits dont lui seul est assez instruit? D’un mot peut--être il eût lève des voiles impénétrables aux yeux de tout autre, & jette du jour sûr des manœuvres que nul mortel ne débrouillera jamais. Je me suis rendu, non parce que j’étois réduit au silence, mais parce que je l’y croyois réduit lui-même. Je n’ai rien, je l’avoue, à répondre à vos preuves. Mais si vous étiez isole sûr la terre, sans défense & sans défenseur & depuis vingt ans en proie à vos ennemis comme J. J., on pourroit sans peine me prouver de vous en secret ce que vous m’avez prouve de lui, sans que j’eusse rien non plus à répondre. En seroit-ce assez pour vous juger sans appel & sans vouloir vous écouter?

Monsieur, c’est ici depuis que le monde existe la premiere fois qu’on a viole si ouvertement si publiquement la premiere & la plus sainte des loix sociales, celle sans laquelle il n’y a plus de sûreté pour l’innocence parmi les hommes. Quoiqu’on en puise dire, il est faux qu’une violation si criminelle puisse avoir jamais pour motif l’intérêt de l’accuse; il n’y a que [112] celui des accusateurs & même un intérêt très-pressant qui puisse les y déterminer, & il n’y a que la passion des juges qui puisse les faire passer outre malgré l’infraction de cette loi. Jamais ils ne souffriroient cette infraction s’ils redoutoient d’être injustes. Non, il n’y a point, je ne dis pas de juge éclaire, mais d’homme de bon sens qui, sûr les mesures prises avec tant d’inquiétude & de soin pour cacher à cacher à l’accuse l’accusation les témoins les preuves, ne sente que tout cela ne peut dans aucun cas possible s’expliquer raisonnablement que par l’imposture de l’accusateur.

Vous demandez néanmoins quel inconvénient il y auroit, quand le crime est évident, à rouer l’accusé sans l’entende? Et moi je vous demande en réponse quel est l’homme quel est le juge assez hardi pour oser condamner à mort un accusé convaincu selon toutes les formes judiciaires, après tant d’exemples funestes d’innocens bien interrogés, bien entendus bien confrontés, bien jugés selon toutes les formes & sur une évidence prétendue mis à mort avec la plus grande confiance pour des crimes qu’ils n’avoient point commis. Vous demandez quel inconvénient il y auroit, quand le crime est évident, à rouer l’accusé sans l’entendre. Je réponds que votre supposition est impossible & contradictoire dans les termes, parce que l’évidence du crime consiste essentiellement dans la conviction de l’accusé, & que toute autre évidence ou notoriété peut être fausse illusoire & causer le supplice d’un innocent. En faut-il confirmer les raisons par des exemples? Par malheur ils ne nous manqueront pas. En voici un tout récent tiré de la gazette de Leyde & qui mérite d’être cité. Un [113] homme accusé dans un tribunal d’Angleterre d’élit notoire attesté par un témoignage public & unanime se défendit par un alibi bien singulier. Il soutint & prouva que le même jour & à la même heure où on l’avoir vu commettre le crime il étoit en personne occupé à se défendre devant un autre tribunal & dans une autre ville d’une accusation toute semblable. Ce fait non moins parfaitement attesté mit les juges dans un étrange embarras. A force de recherches & d’enquêtes dont assurément on ne se seroit pas avisé sans cela, on découvrit enfin que les délits attribués à cet accusé avoient été commis par un autre homme moins connu mais si semblable au premier de taille de figure & de traits, qu’on avoit constamment pris l’un pour l’autre. Voila ce qu’on n’eût point découvert si sûr cette prétendue notoriété on se fut pressé d’expédier cet homme sans daigner l’écouter, & vous voyez comment, cet usage une fois admis, il pourroit aller de la vie à mettre un habit d’une couleur plutôt que d’une autre.

Autre article encore plus récent tiré de la gazette de France du 31 Octobre 1774. «Un malheureux, disent lettres de Londres, alloit subir le dernier supplice & il étoit déjà sûr l’échafaud, quand un spectateur perçant la foule cria de suspendre l’exécution & se déclara l’auteur du crime pour lequel cet infortuné avoir été condamné, ajoutant que sa conscience troublée (cet homme apparemment n’étoit pas philosophe) ne lui permettoit pas en ce moment de sauver sa vie aux dépens de l’innocent.» Après une nouvelle instruction de l’affaire, le condamné, continue l’article, «a été renvoyé absous, & le Roi a cru devoir faire grace au, coupable [114] en faveur de sa générosité.» Vous n’avez pas besoin, je crois de mes réflexions sur cette nouvelle instruction de l’affaire, & sur la premiere en vertu de laquelle l’innocent avoit été condamné à mort.

Vous avez sans doute oui parler de cet autre jugement, où, sur la prétendue évidence du crime onze pairs ayant condamné l’accusé, le douzieme aima mieux s’exposer à mourir de faim avec ses collegues que de joindre sa voix aux leurs, & cela, comme il l’avoua dans la suite, parce qu’il avoit lui-même commis le crime dont l’autre paroissoit évidemment coupable. Ces exemples sont plus frequens en Angleterre où les procédures criminelles se sont publiquement, au lieu qu’en France où tout se passe dans le plus effrayant mystère, les foibles sont livrés sans scandale aux vengeances des puissans, & les procédures, toujours ignorées du public ou falsifiées pour le tromper, restent, ainsi que l’erreur ou l’iniquité des juges dans un secret éternel, à moins que quelque événement extraordinaire ne les en tire.

C’en est un de cette espece qui me rappelle chaque jour ces idées à mon réveil. Tous les matins avant le jour la messe de la Pie que j’entends sonner à St. Eustache me semble un avertissement bien solemnel aux juges & à tous les hommes d’avoir une confiance moins téméraire en leurs lumieres, d’opprimer & mépriser moins la foiblesse, de croire un peu plus à l’innocence, d’y’prendre un peu plus d’intérêt, de ménager un peu plus la vie & l’honneur de leurs semblables, & enfin de craindre quelquefois que trop d’ardeur à punir les crimes ne leur en fasse commettre à eux-mêmes de bien affreux. [115] Que la singularité des cas que je viens de citer les rende uniques chacun dans son espece, qu’on les dispute, qu’on les nie enfin si l’on veut, combien d’autres cas non moins imprévus non moins possibles peuvent être aussi singuliers dans la leur? Ou est celui qui fait eût déterminer avec certitude tous les cas ou les hommes, abuses par de fausses apparences, peuvent prendre l’imposture pour l’évidence, & l’erreur pour la vérité? Quel est l’audacieux qui, lorsqu’il s’agit de juger capitalement un homme, passe en avant & le condamne sans avoir pris toutes les précautions possibles pour se garantir des piégés du mensonge & des illusions de l’erreur? Quel est le juge barbare qui, refusant à l’accuse la déclaration de son crime, le dépouillé du droit sacré d’être entendu dans sa défense, droit qui, loin de le garantir d’être convaincu si l’évidence est telle qu’on la suppose, très-souvent ne suffit pas même pour empêcher le juge de voir cette évidence dans l’imposture & de verser le sang innocent, même après avoir entendu l’accuse. Osez-vous croire que les tribunaux abondent en précautions superflues pour la sûreté de l’innocence? Eh qui ne sait, au contraire, que loin de s’y soucier de savoir si un accule est innocent & de chercher à le trouver tel, on ne s’y occupe au contraire qu’à tacher de le trouver coupable à tout prix, & qu’à lui ôter pour sa défense tous les moyens qui ne lui sont pas formellement accordes par la loi, tellement que si, dans quelque cas singulier il se trouvé une circonstance essentielle qu’elle n’ait pas prévue, c’est au prévenu d’expier, quoiqu’innocent, cet oubli par son supplice? Ignorez-vous que ce qui flatte le plus les juges est d’avoir des victimes à tourmenter, [116] qu’ils aimeroient mieux faire périr cent innocens que de laisser échapper un coupable, & que s’ils pouvoient trouver de quoi condamner un homme dans toutes les formes, quoique persuades de son innocence, ils se hâteroient de le faire périt en l’honneur de la loi? Ils s’affligent de la justification d’un accuse comme d’une perte réelle; avides de sang à répandre, ils voyent à regret échapper de leurs mains la proie qu’ils peuvent s’étoient promise, & n’épargnent rien de ce qu’ils peuvent faire impunément pour que ce malheur ne leur arrive pas, Grandier, Calas, Langlade, & cent autres ont fait du bruit par des circonstances fortuites; mais quelle foule d’infortunes sont les victimes de l’erreur ou de la cruauté des juges, sans que l’innocence étouffée sous des monceaux de vienne jamais au grand jour ou n’y vienne que par hasard long-tems après la mort des accuses, & lorsque personne ne prend plus d’intérêt à leur fort. Tout nous montre ou nous fait sentir l’insuffisance des loix & l’indifférence des juges pour la protection des innocens accusés, déjà punis avant le jugement par les rigueurs du cachot & des fers, & à qui souvent on arrache à forcé de tourmens l’aveu des crimes qu’ils n’ont pas commis. Et vous, comme si les formes établies & trop souvent inutiles étoient encore superflues, vous demandez quel inconvénient il y auroit quand le crime est évident, à rouer l’accuse sans l’entendre!Allez, Monsieur, cette question n’avoit besoin de ma d’aucune réponse, & si quand vous la faisiez elle eût été sérieuse, les murmures de votre coeur y auroient assez répondu.

Mais si jamais cette forme si sacrée & si nécessaire pouvoit [117] être omise à l’égard de quelque scélérat reconnu tel de tous les tems, & juge par la voix publique avant qu’on lui imputât aucun fait particulier dont il eût à se défendre, que puis-je penser de la voir écartée avec tant de sollicitude & de vigilance du jugement du monde ou elle étoit le plus indispensable, de celui d’un homme accuse tout-d’un-coup d’être un monstre abominable, après avoir joui quarante ans de l’estime publique & de la bienveillance de tous ceux qui l’ont connu. Est-il naturel, est-il raisonnable, est-il juste de choisir seul pour refuser de l’entendre, celui qu’il faudroit entendre par préférence quand on se permettroit de négliger pour d’autres une aussi sainte formalité? Je ne puis vous cacher qu’une sécurité si cruelle & si téméraire me déplaît & me choque dans ceux qui s’y livrent avec tant de confiance, pour ne pas dire avec tant de plaisir. Si dans l’année 1751 quelqu’un eût prédit cette légère & dédaigneuse façon de juger un homme alors si universellement estime personne ne l’eût pu croire, & si le public regardoit de sang-froid le chemin qu’on lui à fait faire pour l’amener par degrés à cette étrange persuasion, il seroit étonne lui-même de voir les sentiers tortueux & ténébreux par lesquels on l’a conduit insensiblement jusques-la sans qu’il s’en soit apperçu.

Vous dites que les précautions prescrites par le bon sens & l’équité avec les hommes ordinaires sont superflues avec un pareil monstre, qu’ayant foulé aux pieds toute justice & toute humanité il est indigne qu’on s’assujettisse en sa faveur aux regles qu’elles inspirent, que la multitude & l’énormité de ses crimes est telle que la conviction de chacun en particulier [118] entraineroit dans des discussions immenses que l’évidence de tous rend superflues.

Quoi! parce que vous me forgez un monstre tel qu il n’en exista jamais, vous voulez vous dispenser de la preuve qui met le sceau à toutes les autres! Mais qui jamais à prétendu que l’absurdité d’un fait lui servit pour de preuve, & qu’il suffit pour en établir la vérité de montrer qu’il est incroyable? Quelle porte large & facile vous ouvrez à la calomnie & à l’imposture si pour avoir droit de juger définitivement un homme a son insçu & en se cachant de lui, il suffit de multiplier de charger les accusations, de les rendre noires jusqu’à faire horreur, en forte que moins elles seront vraisemblables, & plus on devra leur ajouter de soi. Je ne doute point qu’un homme coupable d’un crime ne soit capable de cent; mais ce que je sais mieux encore, c’est qu’un homme accuse de cent crimes peut n’être coupable d’aucun. Entasser les accusations n’est pas convaincre & n’en sauroit dispenser. La même raison qui selon vous rend sa conviction superflue en est une de plus selon moi pour la rendre indispensable: Pour sauver l’embarras d tant de preuves, je n’en demande qu’une, mais je la veux authentique, invincible, & dans toutes les formes; c’est celle du premier délit qui a rendu tous les autres croyables. Celui-la bien prouve, je crois tous les autres sans preuves jamais l’accusation de cent mille autres ne suppléera dans mon esprit à la preuve juridique de celui-la.

LE FRANÇOIS.Vous avez raison: mais prenez mieux ma pensée & celle [119] de nos Messieurs. Ce n’est pas tant à la multitude des crimes de J. J. qu’ils ont fait attention qu’à son caractere affreux découvert enfin, quoique tard, & maintenant généralement reconnu. Tous ceux qui l’ont vu suivi examine avec le plus de soin s’accordent sûr cet article & le reconnoissent unanimement pour être, comme disoit très-bien sort vertueux patron Monsieur Hume, la honte de l’espece humaine & un monstre de méchanceté. L’exacte & régulière discussion des faits devient superflue quand il n’en résulté que ce qu’on sait déjà sans eux. Quand J. J. n’auroit commis aucun crime, il n’en seroit pas moins capable de tous. On ne le punir ni d’un délit ni d’un autre, mais on l’abhorre comme les couvant tous dans son coeur. Je ne vois rien la que de juste. L’horreur & l’aversion des hommes est due au méchant qu’ils laissent vivre quand leur clémence les porte à l’épargner.

ROUSSEAU.Après nos précédens entretiens, je ne m’attendois pas à cette distinction nouvelle. Pour le juger par son caractere indépendamment des faits, il faudroit que je comprisse comment indépendamment de ces mêmes faits on à si subitement & si surement reconnu ce caractere. Quand je songe que ce monstre à vécu quarante ans généralement estime & bien voulu, sans qu’on se soit doute de son mauvais naturel, sans que personne ait eu le moindre soupçon de ses crimes, je ne puis comprendre comment tout-a-coup ces deux choses ont pu devenir si évidentes, & je comprends encore moins que l’une ait pu l’être sans l’autre. Ajoutons que ces découvertes ayant [120] été faites conjointement & tout-d’un-coup par la même personne, elle a du nécessairement commencer par articuler des faits pour fonder des jugemens si nouveaux, si contraires à ceux qu’on avoit portes jusqu’àlors, & quelle confiance pourrois-je autrement prendre à des apparences vagues, incertaines souvent trompeuses, qui n’auroient rien de précis que l’on pût articuler? Si vous voyez la possibilité qu’il ait passe quarante ans pour honnête homme sans l’être, je vois bien mieux encore celle qu’il passe depuis dix ans à tort pour un scélérat; car il y a dans ces deux opinions cette différence essentielle que jadis on le jugeoit équitablement & sans partialité, & sans qu’on ne le juge plus qu’avec passion & prévention.

LE FRANÇOIS.Eh c’est pour cela justement qu’on s’y trompoit jadis & qu’on ne s’y trompé plus aujourd’hui qu’on y regarde avec moins d’indifférence. Vous me rappellez ce que j’avois à répondre à ces deux êtres si differens si contradictoires dans lesquels vous l’avez ci-devant divise. Son hypocrisie à long-tems abuse les hommes, parce qu’ils s’en tenoient aux apparences & n’y regardoient pas de si près. Mais depuis qu’on s’est mis à l’épier avec plus de soin & à le mieux examiner on a bientôt découvert la forfanterie; tout son faste moral à disparu, son affreux caractere à perce de toutes parts. Les gens mêmes qui connu jadis, qui l’aimoient qui l’estimoient parce qu’ils étoient ses dupes, rougissent aujourd’hui de leur ancienne bêtise, & ne comprennent pas comment d’aussi grossiers artifices ont pu les abuser si long-tems. On voit avec la derniere clarté [121] que, différent de ce qu’il parut alors parce que l’illusion s’est dissipée, il est le même qu’il fut toujours.

ROUSSEAU.Voila de quoi je ne doute. Mais qu’autrefois on fut dans l’erreur sûr son compte & qu’on n’y soit aujourd’hui, c’est ce qui ne me paroit pas aussi clair qu’à vous. Il est plus difficile que vous ne semblez le croire de voir exactement tel qu’il est un homme dont on a d’avance une opinion décidée soit en bien soit en mal. On applique à tout ce qu’il fait a tout ce qu’il dit l’idée qu’on s’est formée de lui. Chacun voit & admet tout ce qui confirme son jugement rejette ou explique à sa mode tout ce qui le contraire. Tous ses mouvemens ses regards ses gestes sont interprètes selon cette idée: on y rapporte ce qui s’y rapporte le moins. Les mêmes choses que mille autres disent ou sont & qu’on dit ou fait soi-même indifféremment prennent un sens mystérieux des qu’elles viennent de lui. On veut deviner, on veut être pénétrant; c’est le jeu naturel de l’amour-propre: on voit ce qu’on croit & non pas ce qu’on voit. On explique tout selon le préjugé qu’on a, & l’on ne se console de l’erreur ou l’on pense avoir été qu’en se persuadent que c’est faute d’attention non de pénétration qu’on y est tombe. Tout cela est si vrai que si deux hommes ont d’un troisieme des opposées, cette même opposition régnera dans les observations qu’ils seront sûr lui. L’un verra blanc & l’autre noir; l’un trouvera des vertus l’autre des vices dans les actes les plus indifferens qui viendront de lui, & chacun, forcé d’interprétations subtiles [122] prouvera que c’est lui qui a bien vu. Le même objet regarde en differens tems avec des yeux différemment affectes nous fait des impressions très-différentes, & même en convenant que l’erreur vient de notre organe on peut s’abuser encore en concluant qu’on se trompoit autrefois tandis que c’est peut-être aujourd’hui qu’on se trompé. Tout ceci seroit vrai quand on n’auroit que l’erreur des préjugés à craindre. Que seroit-ce si le prestige des passions s’y joignoit encore? si de charitables interpretes toujours alertes alloient sans cessé au-devant de toutes les idées favorables qu’on pourroit tirer de ses près propres observations pour tout défigurer tout noircir tout empoisonner? On fait à quel point la haine fascine les yeux. Qui est-ce qui sait voir des vertus dans l’objet de son aversion, qui est-ce qui ne voit pas le mal dans tout ce qui part d’un homme odieux? On cherche toujours à se justifier ses propres sentimens; c’est encore une disposition très-naturelle. On s’efforce à trouver haïssable ce qu’on hait, & s’il est vrai que l’homme prévenu voit ce qu’il croit, il l’est bien plus encore que l’homme passionne voit ce qu’il désire. La différence est donc ici que voyant jadis J. J. sans intérêt on le jugeoit sans partialité, & qu’aujourd’hui la prévention & la haine ne permettent plus de voir en lui que ce qu’on veut y trouver. Auxquels donc, à votre avis, des anciens ou des nouveaux jugemens le préjugé de la raison doit-il donner plus d’autorité?

S’il est impossible, comme le crois vous l’avoir prouve que la connoissance certaine de la vérité & beaucoup moins l’évidence résulte de la méthode qu’on a prise pour juger J. J.; si l’on a évite à dessein les vrais moyens de porter sûr son compte [123] un jugement impartial infaillible éclaire, il s’ensuit que sa condamnation si hautement si fièrement prononcée est non-seulement arrogante & téméraire, mais violemment suspecte de la plus noire iniquité; d’ou je conclus que n’ayant nul droit de le juger clandestinement comme on a fait, on n’a pas non plus celui de lui faire grace, puisque la grace d’un criminel n’est que l’exemption d’une peine encourue & juridiquement infligée. Ainsi la clémence dont vos Messieurs se vantent à son égard, quand même ils useroient envers lui d’une bienfaisance réelle, est trompeuse & fausse, & quand ils comptent pour un bienfait le mal mérite dont ils disent exempter sa personne ils en imposent & mentent, puisqu’ils ne l’ont convaincu d’aucun acte punissable, qu’un innocent ne méritant aucun châtiment n’a pas besoin de grace & qu’un pareil mot n’est qu’un outrage pour lui. Ils sont donc doublement injustes, en ce qu’ils se sont un mérite envers lui d’une générosité qu’ils n’ont point, & en ce qu’ils ne feignent d’épargner sa personne qu’afin d’outrager impunément son honneur.

Venons pour le sentir à cette grace sûr laquelle vous insistez si fort, & voyons en quoi donc elle consiste. A traîner celui qui la reçoit d’opprobre en opprobre & de misère en misère sans lui laisser aucun moyen possible de s’en garantir. Connoissez-vous pour un coeur d’homme de peine aussi cruelle qu’une pareille grace? Je rapporte au tableau trace par vous-même. Quoi! c’est par bonté par commisération par bien-veillance qu’on rend cet infortuné le jouet du public, la risée de la canaille, l’horreur de l’univers, qu’on le prive de toute société humaine, qu’on l’étouffe à plaisir dans la fange, qu’on [124] s’muse à l’enterrer tout vivant? S’il se pouvoit que nous eussions à subir vous ou moi le dernier supplice, voudrions-nous l’éviter au prix d’une pareille grace? voudrions nous de la vie à condition de la passer ainsi? Non sans doute; il n’y point de tourment point de supplice que nous ne préférassions à celui-la, & la plus douloureuse fin de nos maux nous paroîtroit désirable & douce plutôt que de les prolonger dans de pareilles angoisses. Eh! quelle idée ont donc vos Messieurs de l’honneur s’ils ne comptent pas l’infamie pour un supplice? Non non, quoiqu’ils en puissent dire, ce n’est point accorder la vie que de la rendre pire que la mort.

LE FRANÇOIS. Vous voyez que notre homme n’en pense pas ainsi; puisqu’au milieu de tout son opprobre il ne laissé pas de vivre de se porter mieux qu’il n’a jamais fait. Il ne faut pas juger des sentimens d’un scélérat par ceux qu’un honnête homme auroit à sa place. L’infamie n’est douloureuse qu’à proportion de l’honneur qu’un homme a dans le coeur. Les ames viles insensibles à la honte y sont dans leur élément. Le mépris n’affecte gueres celui qui s’en sent digne: c’est un jugement auquel son propre coeur l’a déjà tout accoutume.

ROUSSEAU. L’interprétation de cette tranquillité stoïque au milieu des outrages dépend du jugement déjà porte sûr celui qui les endure. Ainsi ce n’est pas sûr ce sang-froid qu’il convient de juger l’homme; mais c’est par l’homme, au contraire, qu’il [125] faut apprécier le sang-froid. Pour moi je ne vois point comment l’impénétrable dissimulation la profonde hypocrisie que vous avez prêtée à celui-ci s’accorde avec cette abjection presque incroyable dont vous faites ici son élément naturel. Comment, Monsieur, un homme si haut si fier si orgueilleux qui, plein de génie & de feu, a pu, selon vous, se contenir & garder quarante ans le silence pour étonner l’Europe de la vigueur de sa plume; un homme qui met à un si haut prix l’opinion des autres qu’il a tout sacrifie à une fausse affectation de vertu, un homme dont l’ambitieux amour-propre vouloir remplir tout l’univers de sa gloire, éblouir tous ses contemporains de l’éclat de ses talens & de ses vertus, fouler à ses pieds tous les préjugés, braver toutes les puissances, & se faire admirer par sort intrépidité. Ce même homme a présent insensible à tant d’indignités s’abreuve à longs-traits d’ignominie & se repose mollement dans la fange comme dans sort élément naturel. De grace, mettez plus d’accord dans vos idées ou veuillez m’expliquer comment cette brute insensibilité peut exister dans une ame capable d’une telle effervescence. Les outrages affectent tous les hommes, mais beaucoup plus ceux qui les méritent & qui n’ont point d’asyle en eux-mêmes pour s’y dérober. Pour en être ému le moins qu’il est possible il faut les sentir injustes, & s’être fait de l’honneur & de l’innocence un rempart autour de son coeur inaccessible à l’opprobre. Alors on peut se consoler de l’erreur ou de l’injustice des hommes: car dans le premier cas les outrages, dans l’intention de ceux qui les sont ne sont pas pour celui qui les reçoit, & dans le second ils ne les lui sont pas dans l’opinion [126] qu’il est vil & qu’il les mérite; mais au contraire parce qu’être vils & mechans eux-mêmes ils haïssent ceux qui ne le sont pas.

Mais la forcé qu’une ame saine emploie à supporter des traitemens indignes d’elle ne rend pas ces traitemens moins barbares de la part de ceux qui les lui sont essuyer. On auroit tort de leur tenir compte des ressources qu’ils n’ont pu lui ôter & qu’ils n’ont pas même prévues, parce qu’à sa place ils ne les trouveroient pas en eux. Vous avez beau me faire sonner ces mots de bienveillance & de grace. Dans le ténébreux système auquel vous donnez ces noms, je ne vois qu’un rafinement de cruauté pour accabler un infortuné de miseres pires que la mort, pour donner aux plus noires perfides un air de générosité, & taxer encore d’ingratitude celui qu’on diffame, parce qu’il n’est pas pénétré de reconnoissance des soins qu’on prend pour l’accabler & le livrer sans aucune défense aux lâches assassins qui le poignardent sans risque, en se cachant à ses regards.

Voila donc en quoi consiste cette grace prétendue dont vos Messieurs sont tant de bruit. Cette grace n’en seroit pas même tems pour un coupable, à moins qu’il ne fut en même tems le plus vil des mortels. Qu’elle en soit une pour cet homme audacieux qui malgré tant de résistance & d’effrayantes menaces est venu fièrement à Paris provoquer par sa présence que l’inique tribunal qui savoit décrète connoissant parfaitement son innocence; qu’elle en soit une pour cet homme dédaigneux qui cache si peu ton mépris aux traîtres cajoleurs qui l’obsèdent & tiennent sa destinée en leurs mains; voila, Monsieur ce que je ne comprendrai jamais; & quand il seroit tel qu’ils [127] le disent, encore faloit-il savoir de lui s’il consentoit à conserver sa vie & sa liberté à cet indigne prix; car une grace ainsi que tout autre don n’est légitimé qu’avec le consentement, du moins présume, de celui qui la reçoit, & je vous demande si la conduite & les discours de J. J. laissent présumer de lui ce consentement. Or tout don fait par forcé n’est pas un don, c’est un vol; il n’y a point de plus maligne tyrannie que de forcer un homme de nous être oblige malgré lui, & c’est indignement abuser du nom de grace que de le donner à un traitement forcé plus cruel que le châtiment. Je suppose ici l’accuse coupable; que seroit cette grace si je le supposois innocent, comme je le puis & le dois tant qu’on craint de le convaincre? Mais dites-vous, il est coupable, on en est certain puisqu’il est méchant. Voyez comment vous me ballotez! Vous m’avez ci-devant donne ses crimes pour preuve de sa méchanceté, & vous me donnez à présent si méchanceté pour preuve de ses crimes. C’est par les faits qu’on a découvert son caractere, & vous m’alléguez son caractere pour éluder la régulière discussion des faits. Un tel monstre, me dites-vous, ne mérite pas qu’on respecte avec lui les formes établies pour la conviction d’un criminel ordinaire: on n’a pas besoin d’entendre un scélérat aussi détestable, ses œuvres parlent pour lui! J’accorderai que le monstre que vous m’avez peint ne mérite, s’il existe, aucune des précautions établies autant pour la sûreté des innocens que pour la conviction des coupables. Mais il les faloit toutes & plus encore pour bien constater son existence, pour s’assurer parfaitement que ce que vous appellez les œuvres sont bien ses oeuvres. C’étoit par-la [128] qu’il faloit commencer, & c’est précieusement ce qu’d’oublie vos Messieurs. Car enfin quand le traitement qu’on lui fait souffrir seroit doux pour un coupable, il est affreux pour un innocent. Alléguer la douceur de ce traitement pour éluder la conviction de celui qui le souffre est donc un sophisme aussi cruel qu’insensé. Convenez de plus, que ce monstre, tel qu’il leur à plu de nous le forger est un personnage bien étranger, bien nouveau, bien contradictoire, un être d’imagination tel qu’en peut enfanter le délire de la fievre, confusément forme de parties hétérogènes qui par leur nombre leur disproportion leur incompatibilité ne sauroient former un seul tout, l’extravagance de cet assemblage, qui seule est une raison d’en nier l’existence, en est une pour vous de l’admettre sans daigner la constater. Cet homme est trop coupable pour mériter d’être entendu; il est trop hors de la nature pour qu’on puisse douter qu’il existe. Que pensez-vous de ce raisonnement? C’est pourtant le votre; ou du moins celui de vos Messieurs.

Vous m’assurez que c’est par leur grande bonté, par leur excessive bienveillance qu’ils lui épargnent la honte de se voir démasque. Mais une pareille générosité ressemble fort à la bravoure des fanfarons, qu’ils ne montrent que péril. Il me semble qu’à leur place, & malgré toute ma pitié, j’aimerois mieux encore être ouvertement juste & sévère que trompeur & fourbe par charité, & je vous répéterai toujours que c’est une trop bizarre bienveillance que celle qui faisant porter à son malheureux objet, avec tout le poids de la haine tout l’opprobre de la dérision, ne s’exerce qu’à lui ôter, innocent ou coupable, tout moyen de s’y dérober. J’ajouterai [129] que toutes ces vertus que vous me vantez dans les arbitres de sa destinée sont telles que non-seulement, grace au Ciel je m’en sens incapable, mais que même je ne les conçois pas. Comment peut-on aimer un monstre qui fait horreur? Comment peut-on se pénétrer d’une pitié si tendre pour un être aussi malfaisant aussi cruel aussi sanguinaire? Comment peut-on choyer avec tant de sollicitude le fléau du genre-humain, le ménager aux dépens des victimes de sa furie, & de peur de le chagriner lui aider presque à faire du monde un vaste tombeau?.... Comment Monsieur, un traître, un voleur, un empoisonneur, un assassin!........ J’ignore s’il peut exister un sentiment de bienveillance pour un tel être parmi les Démons, mais parmi les hommes un tel sentiment me paroîtroit un goût punissable & criminel bien plutôt qu’une vertu. Non, il n’y a que son semblable qui le puisse aimer.

LE FRANÇOIS. Ce seroit, quoique vous en puissiez dire, une vertu de l’épargner, si dans cet acte de clémence on se proposoit un devoit remplir plutôt qu’un penchant à suivre.

ROUSSEAU.Vous changez encore ici l’état de la question, & ce n’est pas-la ce que vous disiez ci-devant: mais voyons.

LE FRANÇOIS. Supposons que le premier qui a découvert les crimes de ce misérable & son caractere affreux se soit cru oblige, comme il l’étoit sans contredit, non-seulement à le démasquer aux [130] yeux du public mais à le dénoncer au Gouvernement, & que cependant son respect pour d’anciennes liaisons ne lui ait pas permis de vouloir être l’instrument de sa perte, n’a-t-il pas du, cela pose, se conduire exactement comme il l’a fait, mettre à sa dénonciation la condition de la grace du scélérat, & le ménager tellement en la démasquant, qu’en lui donnant la réputation d’un coquin on lui conservât la liberté d’un l’honnête homme?

ROUSSEAU.Votre supposition renferme des choses contradictoires sûr lesquelles j’aurois beaucoup à dire. Dans, cette supposition même je me serois conduit & vous aussi, j’en suis très-sûr, & tout autre homme d’honneur, d’une façon très-différente. D’abord à quelque prix que ce fut, je n’aurois jamais voulu dénoncer le scélérat sans me montrer & le confondre, vu sûr-tout les liaisons antérieures que vous supposez, & qui obligeoient encore plus étroitement l’accusateur de prévenir préalablement le coupable de ce que son devoir l’obligeoit à faire à son égard. Encore moins aurois-je voulu prendre des mesures extraordinaires pour empêcher que mon nom mes accusations mes preuves ne parvinssent à ses oreilles; parce qu’en tout état cause un dénonciateur qui se cache joue un rôle odieux bas lâche, justement suspect d’imposture, & qu’il n’y a nulle raison suffisante qui puisse obliger un honnête homme à faire un acte injuste & flétrissant. Des que vous supposez l’obligation, de dénoncer le malfaiteur vous supposez aussi celle de le convaincre, parce que la premiere de ces deux obligations emporte nécessairement l’autre, & qu’il faut ou se montrer & confondre [131] l’accuse, ou si l’on veut se cacher de lui se taire avec tout le monde; il n’y a point de milieu. Cette conviction de celui qu’on accuse n’es t pas seulement l’épreuve indispensable de la vérité qu’on se croit oblige de déclarer; elle est encore un devoir du dénonciateur envers lui-même dont rien ne peut le dispenser, sûr-tout dans le cas que vous posez. Car il n’y a point de contradiction dans la vertu, & jamais pour punir un fourbe elle ne permettra de l’imiter.

LE FRANÇOIS. Vous ne pensez pas la-dessus comme J. J.

C’est en le trahissant qu’il faut punir un traître.

Voila une de ses maximes; qu’y répondez-vous?

ROUSSEAU.Ce que votre coeur y répond lui-même. Il n’est pas étonnant qu’un hommes qui ne se fait scrupule de rien ne s’en fasse aucun de la trahison: mais il le seroit fort que d’honnêtes-gens se crussent autorises par son exemple à l’imiter.

LE FRANÇOIS. L’imiter! non pas généralement; mais quel tort lui fait-on en suivant avec lui ses propres-maximes, pour l’empêcher d’en abuser?

ROUSSEAU.Suivre avec lui ses propres maximes! Y pensez-vous? Quels principes! Quelle morale! si l’on peut, si l’on doit, suivre avec les gens leurs propres maximes, il faudra donc mentir aux menteurs, voler les fripons, empoisonner les empoisonneurs, [132] assassiner les assassins, être scélérat à l’envi avec ceux qui le sont, & si l’on n’est plus oblige d’être honnête homme qu’avec les honnêtes-gens, ce devoir ne mettra personne en grands frais de vertu dans le siecle ou nous sommes. Il est digne du scélérat que vous m’avez peint de donner des leçons de fourberie & de trahison; mais je suis fâché pour vos Messieurs que parmi tant de meilleures leçons qu’il a données & qu’il eût mieux valu suivre, ils n’aient profite que de celle-la.

Au reste, je ne me souviens pas d’avoir rien trouvé de pareil dans les livres de J. J. Ou donc a-t-il établi ce nouveau précepte si contraire à tous les autres?

LE FRANÇOIS. Dans un vers d’une comédie.

ROUSSEAU.Quand est-ce qu’il a fait jouer cette comédie?

LE FRANÇOIS. Jamais.

ROUSSEAU.Ou est-ce qu’il l’a fait, imprimer?

LE FRANÇOIS. Nulle part.

ROUSSEAU.Ma foi je ne vous entends point.

LE FRANÇOIS. C’est une espece de farce qu’il écrivit jadis à la hâte & [133] presque impromptu à la campagne dans un moment de gaîté, qu’il n’a pas même daigne corriger & que nos Messieurs lui ont volée comme beaucoup d’autres choses qu’ils ajustent ensuite à leur façon pour l’édification publique.

ROUSSEAU.Mais comment ce vers est-il employé dans cette piece? Est-ce lui-même qui le prononce?

LE FRANÇOIS. Non; c’est une jeune fille qui se croyant trahie par son amant le dit dans un moment de dépit pour s’encourager à intercepter ouvrir & garder une lettre écrite par cet amant à sa rivale.

ROUSSEAU.Quoi, Monsieur, un mot dit par une jeune fille amoureuse & piquée, dans l’intrigue galante d’une farce écrite autrefois à la hâte, & qui n’a été ni corrigée ni imprimée ni représentée, ce mot en l’air dont elle appuyé dans sa colere un acte qui de sa part n’est pas même une trahison, ce mot dont il vous plaît de faire une maxime de J. J. est l’unique autorité sûr laquelle vos Messieurs ont ourdi l’affreux tissu de trahisons dont il est enveloppe? Voudriez-vous que je répondisse à cela sérieusement? Me l’avez-vous dit sérieusement vous-même? Non, votre air seul en le prononçant me dispensoit d’y répondre. Eh qu’on lui doive ou non de ne pas le trahir, tout homme d’honneur ne se doit-il pas a lui-même de n’être un traître envers personne? Nos devoirs envers les autres auroient beau [134] varier selon les tems les gens les occasions, ceux envers nous-mêmes ne varient point; & je ne puis penser que celui qui ne se croit pas oblige d’être honnête homme avec toute le monde le soit jamais avec qui que ce soit

Mais sans insister sûr ce point davantage, allons plus loin. Passons au dénonciateur d’être un lâche & un traître sans néanmoins être un imposteur, & aux juges d’être menteurs & dissimulés sans néanmoins être iniques. Quand cette maniere de procéder seroit aussi juste & permise qu’elle est insidieuse & perfide, quelle en seroit l’utilité dans cette occasion pour la fin que vous alléguez? Ou donc est la nécessite, pour faire grace à un criminel, de ne pas l’entendre? Pourquoi lui cacher à lui seul avec tant de machines & d’artifices ses crimes qu’il doit savoir mieux que personne, s’il est vrai qu’il les ait commis? Pourquoi fuir pourquoi rejetter avec tant d’effroi la maniere la plus sure la plus juste la plus raisonnable & la plus naturelle de s’assurer de lui sans lui infliger d’autre peine que celle d’un hypocrite qui se voit confondu? C’est la punition qui naît le mieux de la chose, qui s’accorde le mieux avec la grace qu’on veut lui faire, avec les sûretés qu’on doit prendre pour l’avenir, & qui seule prévient deux grands scandales, savoir celui de la publication des crimes & celui de leur impunité. Vos Messieurs allèguent néanmoins pour raison de leurs procèdes frauduleux le soin d’éviter le scandale. Mais si le scandale consiste essentiellement dans la publicité, je ne vois point celui qu’on évite en cachant le crime au coupable qui ne peut l’ignorer, & n’en le divulgant parmi tout le reste des hommes qui n’en savoient rien. L’air de mystère & de réserve qu’on met a [135] cette publication ne sert qu’à l’accélérer. Sans doute le public est toujours fidelle aux secrets qu’on lui confié; ils ne sortent jamais de son sein. Mais il est risible qu’en disant ce secret à l’oreille à tout le monde, & le cachant très-soigneusement au seul qui s’il est coupable le sait nécessairement avant tout autre on veuille éviter par-la le scandale, & faire de ce badin mystère un acte de bienfaisance & de générosité. Pour moi avec une si tendre bienveillance pour le coupable, j’aurois choisi de le confondre sans le diffamer plutôt que de le diffamer sans le confondre, & il faut certainement pour avoir pris le parti contraire avoir eu d’autres raisons que vous ne m’avez pas dites & que cette bienveillance ne comporte pas.

Supposons qu’au lieu d’aller creusant sous ses pas tous ces tortueux souterrains, au lieu des triples murs de ténèbres qu’on élevé avec tant d’efforts autour de lui, au lieu de rendre le public & l’Europe entiere complice & témoin du scandale qu’on feint de vouloir éviter, au lieu de lui laisser tranquillement continuer & consommer ses crimes en se contentant de les voir & de les compter sans en empêcher aucun; supposons dis-je qu’au lieu de tout ce tortillage, on se fut ouvertement & directement adresse à lui-même & à lui seul, qu’en lui présentant en face son accusateur arme de toutes ses preuves on lui eût dit; «misérable qui fais l’honnête homme & qui n’es qu’un scélérat, te voila démasque, te voila connu; voila tes faits, en voila les preuves, qu’as-tu à répondre?» Il eût nie, direz-vous, & qu’importe? Que sont les négations contre les démonstrations? Il fut reste convaincu & confondu. Alors on eût ajoute en montrant son dénonciateur: «remercie cet [136] homme généreux que sa conscience à forcé de t’accuses & que sa bonté porte à te protéger. Par son intercession l’on veut bien te laisser vivre & te laisser libre; tu ne même démasque aux yeux du public qu’autant que ta conduite rendra ce soin nécessaire pour prévenir la continuation de tes forfaits. Songe que des yeux perçans sont sans cessé ouverts sûr toi, que le glaive punisseur pend sûr ta tête, & qu’à ton premier crime tu ne lui peux échapper.» Y avoit-il, à votre avis, une conduite plus simple plus sure & plus droite pour allier à son égard la justice la prudence & la charité? Pour moi je trouvé qu’en s’y prenant ainsi l’on se fut assure de lui par la crainte beaucoup mieux qu’on n’a fait par tout cet immense appareil de machines qui ne l’empêche pas d’aller toujours son train. On n’eût point eu besoin de le traîner si barbarement ou selon vous si bénignement dans le bourbier; on n’eût point habille la justice & la vertu des honteuses livrées de la perfidie & du mensonge; ses délateurs & ses juges n’eussent point été réduits à se tenir sans cessé enfonces devant lui dans leurs tanières, comme fuyant en coupables les regards de leur victime & redoutant la lumière du jour: enfin l’on eût prévenu, avec le double scandale des crimes & de leur impunité celui d’une maxime aussi funeste qu’insensée que vos Messieurs semblent vouloir établir par son exemple, savoir que pourvu qu’on ait de l’esprit & qu’on fasse de beaux livres, on peut se livrer à toutes sortes de crimes impunément.

Voila le seul vrai parti qu’on avoit à prendre si l’on vouloit absolument ménager un pareil misérable. Mais pour moi je [137] vous déclare que je suis aussi loin d’approuver que de comprendre cette prendre cette prétendue clémence de laisser libre nonobstant le péril, je ne dis pas un monstre affreux tel qu’on nous le représente, mais un malfaiteur tel qu’il soit. Je ne trouvé dans cette espece de grace ni raison ni humanité ni sûreté, & j’y trouvé beaucoup moins cette douceur & cette bienveillance dont se vantent vos Messieurs avec tant de bruit. Rendre un homme le jouet du public & de la canaille, le faire chasser successivement de tous les asyles les plus recules les plus solitaires ou il s’étoit de lui-même emprisonne & d’ou certainement il n’étoit a portée de faire aucun mal, le faire lapider par la populace, le promener par dérision de lieu toujours charge de nouveaux outrages, lui ôter même les ressources les plus indispensables de la société, lui voler sa subsistance pour lui faire l’aumône, le dépayser sûr toute la face de la terre, faire de tout ce qu’il lui importe le plus de savoir autant pour lui de mysteres impénétrables, le rendre tellement étranger odieux méprisable aux hommes, qu’au lieu des lumieres de l’assistance & des conseils que chacun doit trouver au besoin parmi ses freres il ne trouvé par-tout qu’embûches, mensonges, trahisons insultes, le livrer en un mot sans appui sans protection sans défense à l’adroite animosité de ses ennemis, c’est le traiter beaucoup plus cruellement que si l’on se fut une bonne fois assuré de sa personne par une détention dans laquelle avec la sûreté de tout le monde on lui eût fait trouver la sienne, ou du moins la tranquillité. Vous m’avez appris qu’il désira qu’il demanda lui-même cette détention, & que loin de la lui accorder on lui fit de cette demande un [138] nouveau crime & un nouveau ridicule. Je crois voir à la fois la raison de la demande & celle du refus. Ne pouvant trouver de refuge dans les plus solitaires retraites, chasse successivement du sein des montagnes & du milieu des lacs, forcé de fuir de lieu en lieu & d’errer sans cessé avec des peines & des dépenses excessives au milieu des dangers & des outrages, réduit à l’entrée de l’hiver à courir l’Europe pour y chercher un asyle sans plus savoir ou, & sûr d’avance de n’être laissé tranquille mille part, il étoit naturel que, battu fatigue de tant d’orages, il désirât de finir ses malheureux jours dans une paisible captivité, plutôt que de se voir dans sa vieillesse poursuivi chasse ballote sans relâche de tous cotes, prive d’une pierre pour y poser sa tête & d’un asyle ou il pût respirer, jusqu’à ce qu’à forcé de courses & de dépenses on l’eût réduit à périr de misère, ou à vivre, toujours errant des dures aumônes de ses persécuteurs ardens à en venir-la pour le rassasier enfin d’ignominie à leur aise. Pourquoi n’a-t-on pas consenti à cet expédient si sûr si court si facile qu’il proposoit lui-même & qu’il demandoit comme une saveur? N’est-ce point qu’on ne vouloit pas le traiter avec tant de douceur ni lui laisser jamais trouver cette tranquillité si désirée? N’est-ce point qu’on ne vouloir lui laisser aucun relâche ni le mettre dans un état ou l’on n’eût pu lui attribuer chaque jour de nouveaux crimes & de nouveaux livres. & ou peut-être à forcé de douceur & de patience eût-il fait perdre aux gens charges de sa garde les fausses idées qu’on vouloir donner de lui? N’est-ce point enfin que dans le projet si chéri si suivi si bien concerte de l’envoyer en Angleterre, il entroit des [139] vues dont son séjour dans ce pays-la & les effets qu’il y a produits semblent développer assez l’objet? Si l’on peut donner à ce refus d’autres motifs, qu’on me les dite, & je promets d’en montrer la fausseté.

Monsieur, tout ce que vous m’avez appris tout ce que vous m’avez prouve est à mes yeux plein de choses inconcevables contradictoires absurdes, qui pour être admises demanderoient encore d’autres genres de preuves que celles qui suffisent pour les plus completes démonstrations, & c’est précieusement ces mêmes choses absurdes que vous dépouillez de l’épreuve la plus nécessaire & qui met le sceau à toutes les autres. Vous m’avez fabrique tout à votre aise un être tel qu’il n’en exista jamais, un monstre hors de la nature, hors de la vraisemblance, hors de la possibilité, & forme de parties inalliables incompatibles qui s’excluent mutuellement. Vous avez donne pour principe à tous ses crimes le plus furieux le plus intolérant le plus extravagant amour-propre qu’il n’a pas laissé de déguiser si bien depuis sa naissance jusqu’au déclin de ses ans qu’il n’en a paru nulle trace pendant tant d’années & qu’encore aujourd’hui depuis ses malheurs il étouffe ou contient si bien qu’on n’en voit pas le moindre signe. Malgré tout cet indomptable orgueil, vous m’avez fait voir dans le même être un petit menteur un petit fripon un petit coureur de cabarets & de mauvais lieux, un vil & crapuleux débauche pourri de vérole, & qui passoit sa vie à aller escroquant dans les tavernes quelques écus à droite & à gauche aux manans qui les fréquentent. Vous avez prétendu que ce même personnage étoit le même homme qui pendant quarante ans à vécu estime bien voulu [140] de-tout le monde, l’Auteur des seuls écrits dans ce siecle qui portent dans l’ame des l’ame des lectures la persuasion qui les à dicte, & dont on sent en les lisant que l’amour de la vertu & le zele de la vérité sont l’inimitable éloquence. Vous dites que ces livres qui m’émeuvent ainsi le coeur sont les jeux d’un scélérat qui ne sentoit rien de ce qu’il disoit avec tant d’ardeur & de véhémence, & qui cachoit sous un air de probité le venin dont il vouloit infecter les lecteurs. Vous me forcez même de croire que ces écrits à la fois si fiers si touchans si modestes ont été composes parmi les pots & les pintes, & chez les filles de joie ou l’Auteur passoit sa vie, & vous me transformez enfin cet orgueil irascible & diabolique en l’abjection d’un coeur insensible & vil qui se rassasie sans peine de l’ignominie dont l’abreuve à plaisir la charité du public.

Vous m’avez figure vos Messieurs qui disposent à leur gré de sa réputation de sa personne & de toute sa destinée comme des modeles de vertu, des prodiges de générosité, des anges pour lui de douceur & de bienfaisance, & vous m’avez appris en même tems que l’objet de tous leurs tendres soins avoit été de le rendre l’horreur de l’univers le plus déprise des êtres, de le traîner d’opprobre en opprobre & de misère en misère, & de lui faire sentir à loisir dans les calamites de la plus malheureuse vie tous les déchiremens que peut éprouver une ame fière en se voyant le jouet & le rebut du genre-humain. Vous m’avez appris que par-pitié par grace tous ces hommes vertueux avoient bien voulu lui ôter-tout moyen d’être instruit des raisons de tant d’outrages, s’abaisser en sa faveur au rôle de cajoleurs & de traîtres, faire adroitement le plongeon à [141] chaque éclaircissement qu’il cherchoit, l’environner. de souterrains & de piégés tellement tendus que chacun de ses pas fut nécessairement une chute, enfin le circonvenir avec tant d’adresse qu’en butte aux insultes de tout le monde il ne pût jamais savoir la raison le rien, apprendre un seul mot de vérité, repousser aucun outrage, obtenir aucune explication, trouver saisir aucun agresseur, & qu’à chaque instant atteint des plus cruelles morsures il sentit dans ceux qui l’entourent la flexibilité des serpens aussi bien que leur venin.

Vous avez fonde le système qu’on suit à son égard sûr des devoirs dont je n’ai nulle idée, sûr des vertus qui me sont horreur, sûr des principes qui renversent dans mon esprit tous ceux de la justice & de la morale. Figurez-vous des gens qui commencent par se mettre chacun un bon masque bien attache, qui s’arment de fer jusqu’aux dents, qui surprennent ensuite leur ennemi, le saisissent par derrière, le mettent nud, lui lient le corps les bras les mains les pieds la tête de façon qu’il ne puisse remuer, lui mettent un bâillon dans la bouche, lui crèvent les yeux, l’étendent à terre, & passent enfin leur noble vie à le massacrer doucement de peur que mourant de ses blessures il ne cessé trop tôt de les sentir. Voila les gens que vous voulez que j’admire. Rappellez, Monsieur, votre équité votre droiture, & sentez en votre conscience quelle sorte d’admiration je puis avoir pour eux. Vous m’avez prouve j’en conviens autant que cela se pouvoit par la méthode que vous avez suivie que l’homme ainsi terrasse est un monstre abominable; mais quand cela seroit aussi vrai que difficile à croire, l’auteur & les directeurs du projet qui s’exécute à son [142] égard, seroient à mes yeux, je le déclare, encore plus abominables que lui.

Certainement vos preuves sont d’une grande forcé; mais il est faux que cette forcé aille pour moi jusqu’à l’évidence, puisqu’en fait de délits & de crimes cette évidence dépend essentiellement d’une épreuve qu’on écarte ici avec trop de soin pour qu’il n’y ait pas à cette omission quelque puissant motif qu’on nous cache & qu’il importeroit de savoir. J’avoue pourtant, & je ne puis trop le répéter, que ces preuves m’étonnent, & m’ebranleroient peut-être encore, si je ne leur trouvois d’autres défauts non moins dirimans selon moi.

Le premier est dans leur forcé même & dans leur grand nombre de la part dont elles viennent. Tout cela me paroîtroit fort bien dans des procédures juridiques faites par le ministere public: mais pour que des particuliers & qui pis est des amis aient pris tant de peine aient fait tant de dépenses aient mis tant de tems à faire tant d’informations à rassembler tant de preuves à leur donner tant de forcé sans y être obliges par aucun devoir, il faut qu’ils aient été animes pour cela par quelque passion bien vive qui, tant qu’ils s’obstineront à la cacher me rendra suspect tout ce qu’elle aura produit.

Un autre défaut que je trouvé à ces invincibles preuves, c’est qu’elles prouvent trop, c’est qu’elles prouvent des choses qui naturellement ne sauroient exister. Autant vaudroit me prouver des miracles, & vous savez que je n’y crois pas. Il y a dans tout cela des multitudes d’absurdités auxquelles toutes leurs preuves il ne dépend pas de mon esprit d’acquiescer. Les explications qu’on leur donne & que tout le monde, [143] a ce que vous m’assurez, trouvé si claires, ne sont à mes yeux gueres moins absurdes & ont le ridicule de plus. Vos Messieurs semblent avoir charge J. J. de crimes, comme vos théologiens ont charge leur doctrine d’articles de soi; l’avantage de persuader en affirmant, la facilite de faire tout croire les ont séduits. Aveugles par leur passion ils ont entasse faits sûr faits crimes sûr crimes sans précaution sans mesure. Et quand enfin ils ont apperçu l’incompatibilité de tout cela, ils n’ont plus été à tems d’y remédier, le grand soin qu’ils avoient pris de tout prouver également les forçant de tout admettre sous peine de tout rejetter. Il a donc falu chercher mille subtilités pour tacher d’accorder tant de contradictions, & tout ce travail à produit sous le nom de J. J. l’être le plus chimérique & le plus extravagant que le délire de la fievre puisse faire imaginer.

Un troisieme défaut de ces invincibles preuves est dans la maniere de les administrer avec tant de mystère & de précautions. Pourquoi tout cela? La vérité ne cherche pas ainsi les ténèbres & ne marche pas si timidement. C’est une maxime en jurisprudence* [*Dolus praesumitur in eo qui recta via non incedit, sed per anfractus & diverticula. Menoch. In Praesump.] qu’on présume le dol dans celui qui suit au lieu de la droite route des voies obliques & clandestines. C’en est une autre* [*Judicium subterfugiens & probationes occultans malam causam, fovere praesumitur. Ibid.] que celui qui décline un jugement régulier & cache ses preuves est présume soutenir une mauvaise cause. Ces deux maximes si bien [144] au système de vos Messieurs qu’on les croiroit faites exprès pour lui si je ne citois pas mon Auteur. Si ce qu’on prouve d’un accuse en son absence n’est jamais régulièrement prouve, ce qu’on en prouve en se cachant si soigneusement de lui prouve plus contre l’accusateur que contre l’accuse, & par cela seul l’accusation revêtue de toutes ses preuves clandestines doit être présumée une imposture

.Enfin le grand vice de tout ce système est que fonde sûr le mensonge ou sûr la vérité le succès n’en seroit pas moins assure d’une façon que de l’autre. Supposez, au lieu de votre J. J., un véritablement honnête homme, isole, trompé, trahi, seul sûr la terre., entoure d’ennemis puissans ruses masques implacables, qui sans obstacle de la part de personne dressent à loisir leurs machines autour de lui; & vous verrez que tout ce qui lui arrive méchant &coupable, ne lui arriveroit pas moins innocent & vertueux. Tant par le fond que par la forme des preuves tout cela ne prouve donc rien, précisément parce qu’il prouve trop.

Monsieur, quand les Géometres marchant de démonstration en démonstration parviennent à quelque absurdité, au lieu de l’admettre quoique démontrée ils reviennent sûr leurs pas, &, surs qu’il s’est glisse dans leurs principes ou dans leurs raisonnemens quelque paralogisme qu’ils n’ont pas apperçu, ils ne s’arrêtent pas qu’ils ne le trouvent, & s’ils ne peuvent le découvrir, laissant la leur démonstration prétendue, ils prennent une autre route pour trouver la vérité qu’ils cherchent, surs qu’elle n’admet point d’absurdité.

[145] LE FRANCOIS N’appercevez-vous point que pour éviter de prétendues absurdités vous tombez dans une autre, sinon plus forte, au moins plus choquante? Vous justifiez un seul homme dont la condamnation vous déplaît, aux dépens de toute une nation, que dis-je, de toute une génération dont vous faites une génération de fourbes: car enfin tout est d’accord, tout le public tout le monde sans exception à donne son assentiment au plan qui vous paroit si répréhensible; tout se prête avec zele à son exécution: personne ne l’a désapprouve, personne n’a commis la moindre indiscrétion qui pût le faire échouer, personne n’a donne le moindre indice la moindre lumière à l’accuse qui pût le mettre en état de se défendre; il n’a pu tirer d’aucune bouche un seul mot d’éclaircissement sûr les charges atroces dont on l’accable à l’envi; tout s’empresse à renforcer les ténèbres dont on l’environne, & l’on ne fait à quoi chacun se livre avec plus d’ardeur de le diffamer absent ou de le persister présent. Il faudroit donc conclure de vos raisonnemens qu’il ne se trouvé pas dans toute la génération présente un seul honnête homme, pas un seul ami de la vérité. Admettez-vous cette conséquence?

ROUSSEAU.A Dieu ne plaise! Si j’étois tente de l’admettre, ce ne seroit pas auprès de vous dont je connois la droiture invariable & la sincere équité. Mais je connois aussi ce que peuvent sûr les meilleurs coeurs les préjugés & les passions & combien leurs illusions sont quelquefois inévitables. Votre objection me [146] paroit solide & forte. Elle s’est présentée à mon esprit long-tems avant que vous me la fissiez; elle me paroit plus facile à rétorquer qu’à résoudre, & vous doit embarrasser du moins autant que moi: car enfin si le public n’est pas tout compose de mechans & de fourbes, tous d’accord pour trahir un seul homme, il est encore moins compose sans exception l’hommes bienfaisans, généreux, francs de jalousie d’envie de malignité. Ces vices sont-ils donc tellement éteints sûr la terre qu’il n’en reste pas le moindre germe dans le coeur d’aucun individu? C’est pourtant ce qu’il faudroit admettre si ce système de secret & de ténèbres qu’on suit si fidellement envers J. J. n’étoit qu’une œuvre de bienfaisance & de charité. Laissons à part vos Messieurs qui sont des ames divines & dont vous admirez la tendre bienveillance pour lui. Il a dans tous les états, vous me l’avez dit vous-même, un grand nombre d’ennemis très-ardens, qui ne cherchent assurément pas à lui rendre la vie agréable & douce. Concevez-vous que dans cette multitude de gens, tous d’accord pour de l’inquiétude a un scélérat qu’ils abhorrent & de la honte à un hypocrite qu’ils détestent, il ne s’en trouvé pas un seul qui pour jouir au moins de sa confusion soit tente de lui dire tout ce qu’on sait de lui? Tout s’accorde avec une patience plus qu’angélique à l’entendre provoquer au milieu de paris ses persécuteurs, donner des noms assez durs à ceux qui l’obsédant, leur dire insolemment: Parlez haut, traîtres que vous êtes; me voila. Qu’avec-vous à dire? à ces stimulants apostrophes la plus incroyable patience n’abandonne pas un instant un seul homme dans toute cette multitude. Tous insensibles [147] à ses reproches les endurent uniquement pour son bien, & de peur de lui faire la moindre peine, ils se laissent traiter par lui avec un mépris que leur silence autorise de plus en plus. Qu’une douceur si grande qu’une si sublime vertu anime généralement tous ses ennemis, sans qu’un seul démente un moment cette universelle mansuétude, convenez que dans une génération qui naturellement n’est pas trop aimante, ce concours de patience & de générosité est du moins aussi étonnant que celui de malignité dont vous rejettez la supposition.

La solution de ces difficultés doit se chercher selon moi dans quelque intermédiaire qui ne suppose dans toute une génération ni des vertus angéliques ni la noirceur des Démons, mais quelque disposition naturelle au coeur humain qui produit un effet uniforme par des moyens adroitement disposes à cette fin. Mais en attendant que mes propres observations me fournissent la-dessus quelque explication raisonnable, permettez-moi de vous faire une question qui s’y rapporte. Supposant un moment qu’après d’attentives & impartiales recherches, J. J., au lieu d’être l’ame infernale & le monstre que vous voyez en lui, se trouvât au contraire un homme simple sensible & bon, que son innocence universellement reconnue par ceux mêmes qui l’ont traite avec tant d’indignité vous forçat de lui rendre votre estime & de vous reprocher les durs jugemens que vous avez portes de lui: rentrez au fond de votre ame, & dites-moi comment vous seriez affecte de ce changement?

LE FRANÇOIS. Cruellement, soyez-en sûr. Je sens qu’en l’estimant & [148] lui rendant justice, je le hairois alors plus peut-être encore pour mes torts que je ne le hais maintenant pour ses crimes: je ne lui pardonnerois jamais mon injustice envers lui. Je me reproche cette disposition, j’en rougis; mais je la sens dans mon coeur malgré moi.

ROUSSEAU.Homme véridique & franc, je n’en veux pas davantage, & je prends acte de cet aveu pour vous le rappeller en tems & lieu; il me suffit pour le moment de vous y laisser réfléchir. Au reste consolez-vous de cette disposition qui n’est qu’un développement des plus naturels de l’amour-propre. Elle vous est commune avec tous les juges de J. J. avec cette différence que vous serez le seul peut-être qui ait le courage & la franchise de l’avouer.

Quant à moi, pour lever tant de difficultés & déterminer mon propre jugement, j’ai besoin d’éclaircissemens & d’observations faites par moi-même. Alors seulement je pourrai vous proposer ma pensée avec confiance. Il faut avant tout commencer par voir J. J., & c’est à quoi je suis tout détermine.

LE FRANÇOIS.Ah ah! vous voila donc enfin revenu à ma proposition que vous avez si dédaigneusement rajoutée? Vous voila donc dispose à vous rapprocher de cet homme entre lequel & vous le diamètre de la terre étoit encore une distance trop courte à votre gré?

ROUSSEAU.M’en rapprocher? Non, jamais du scélérat que vous m’avez [149] peint, mais bien de l’homme défigure que j’imagine à sa place. Que j’aille chercher un scélérat détestable pour le hanter l’épier & le tromper, c’est une indignité qui jamais n’approchera de mon coeur; mais que dans le doute si ce prétendu scélérat n’est point peut-être un honnête homme infortuné victime du plus noir complot, j’aille examiner par moi-même ce qu’il faut que j’en pense, c’est un des plus beaux devoirs que se puisse imposer un coeur juste, & je me livre à cette noble recherche avec autant d’estime cet de contentement de moi-même que j’aurois de regret & de honte à m’y livrer avec un motif oppose.

LE FRANÇOIS.Fort bien; mais avec le doute qu’il vous plaît de conserver au milieu de tant de preuves, comment vous y prendrez-vous pour apprivoiser cet ours presque inabordable? Il faudra bien que vous commenciez par ces cajoleries que vous avez en si grande aversion. Encore sera-ce un bonheur si elles vous réussissent mieux qu’à beaucoup de gens qui les lui prodiguent sans mesure & sans scrupule & à qui elles n’attirent de sa part que des brusqueries & des mépris.

ROUSSEAU.Est-ce à tort? Parlons franchement. Si cet homme étoit facile à prendre de cette maniere il seroit par cela seul à demi juge. Après tout ce que vous m’avez appris du système qu’on suit avec lui, je suis peu surpris qu’il repousse avec dédain la plupart de ceux qui l’abordent & qui pour cela l’accusent bien à tort d’être défiant; car la défiance suppose du doute, & il [150] n’en sauroit avoir à leur égard: & que peut-il penser de ces patelins flagorneurs dont, vu l’oeil dont il est regarde dans le monde & qui ne peut échapper au sien, il doit pénétrer aisément les motifs dans l’empressement qu’ils lui marquent? Il doit voir clairement que leur dessein n’est ni de se lier avec lui de bonne soi ni même de l’étudier & de le connoitre, mais seulement de le circonvenir. Pour moi qui n’ai ni besoin ni dessein de le tromper, je ne veux point prendre les allures cauteleuses de ceux qui l’approchent dans cette intention. Je ne lui cacherai point la mienne: s’il en étoit alarme, ma recherche seroit finie & je n’aurois plus rien à faire auprès de lui.

LE FRANÇOIS.Il vous sera moins aise, peut-être, que vous ne penses de vous faire distinguer de ceux qui l’abordent à mauvaise intention. Vous n’avez point la ressource de lui parler à coeur ouvert & de lui déclarer vos vrais motifs. Si vous me garder la foi que vous m’avez donnée, il doit ignorer à jamais ce que vous savez de les œuvres criminelles & de son caractere atroce. C’est un secret inviolable qui près de lui doit rester à jamais cache dans votre coeur. Il appercevra votre réserve, il l’imitera, & par cela seul, se tenant en garde contre vous, il ne le laissera voir que comme il veut qu’on le voye, & non comme il est en effet.

ROUSSEAU.Et pourquoi voulez-vous me supposer seul aveugle parmi tous ceux qui l’abordent journellement & qui sans lui inspirer [151] plus de confiance l’ont vu tous, & si clairement à ce qu’ils vous disent, exactement tel que vous me l’avez peint. S’il est si facile à connoitre & à pénétrer quand on y regarde, malgré sa défiance & son hypocrisie, malgré ses efforts pour se cacher, pourquoi, plein du désir de l’apprécier, serai-je le seul a n’y pouvoir parvenir, sûr-tout avec une disposition si favorable à la vérité, & n’ayant d’autre intérêt que de la connoitre? Est-il étonnant que l’ayant si décidément juge d’avance & n’apportant aucun doute à cet examen, ils l’aient vu tel qu’ils le vouloient voir? Mes doutes ne me rendront pas moins attentif & me rendront plus circonspect. Je ne cherche point à le voir tel que je me le figure, je cherche à le voir tel qu’il est.

LE FRANÇOIS. Bon! n’avez-vous pas aussi vos idées? Vous le désirez innocent, j’en suis très-sûr. Vous serez comme eux dans le sens contraire: vous verrez en lui ce que vous cherchez.

ROUSSEAU.Le cas est fort différent. Oui, je le désire innocent, & de tout mon coeur; sans doute je serois heureux de trouver en lui ce que j’y cherche: mais ce seroit pour moi le plus grand des malheurs d’y trouver ce qui n’y seroit pas, de le croire honnête homme & de me tromper. Vos Messieurs ne sont pas dans des dispositions si favorables à la vérité. Je vois que leur projet est une ancienne & grande entreprise qu’ils ne veulent pas abandonner, & qu’ils n’abandonneroient pas impunément. L’ignominie dont ils l’ont couvert réjailliroit sûr eux [152] toute entiere, & ils ne seroient pas même à l’abri de la vindicte publique. Ainsi soit pour la sûreté de leurs personnes soit pour le repos de leurs consciences, il leur importe trop de ne voir en lui qu’un scélérat pour qu’eux & les leurs y voyent jamais autre chose.

LE FRANÇOIS. Mais enfin, pouvez-vous concevoir imaginer que quel solide réponse aux preuves dont vous avez été si frappe? Tout ce que vous verrez ou croirez voir pourra-t-il jamais les détruire? Supposons que vous trouviez un honnête homme ou la raison le bon sens & tout le monde vous montrent un scélérat, que s’ensuivra-t-il? Que vos yeux vous trompent, ou que le genre humain tout entier, excepte vous seul est dépourvu de sens? Laquelle de ces deux suppositions vous paroit la plus naturelle, & à laquelle enfin vous en tiendrez-vous?

ROUSSEAU.A aucune des deux, & cette alternative ne me paroit pas si nécessaire qu’à vous. Il est une autre explication plus naturelle qui lève bien des difficultés. C’est de supposer une ligue dont l’objet est la diffamation de J. J. qu’elle a pris soin d’isoler pour cet effet. Et que dis-le, supposer? Par quelque motif que cette ligue se soit formée, elle existe. Sûr votre propre rapport elle sembleroit universelle. Elle est du moins grande puissante nombreuse; elle agit de concert & dans le plus profond secret pour tout ce qui n’y entre pas & sûr-tout pour l’infortuné qui en est l’objet. Pour s’en défendre il n’a ni secours ni ami ni appui ni conseil ni lumieres; tout n’est autour [153] de lui que piégés mensonges trahisons ténèbres. Il est absolument seul & n’a que lui seul pour ressource, il ne doit attendre ni aide ni assistance de qui que ce soit sûr la terre. Une position si singuliere est unique depuis l’existence du genre-humain. Pour juger sainement de celui qui s’y trouvé & de tout ce qui se rapporte à lui les formes ordinaires sûr lesquelles s’établissent les jugemens humains ne peuvent plus suffire. Il me faudroit, quand même l’accuse pourroit parler & se défendre, des sûretés extraordinaires pour croire qu’en lui rendant cette liberté on lui donne en même tems les connoissances les instrumens & les moyens nécessaires pour pouvoir se justifier s’il est innocent. Car enfin, si, quoique faussement accuse, il ignore toutes les trames dont il est enlace, tous les piégés dont on l’entoure, si les seuls défenseurs qu’il pourra trouver & qui feindront pour lui du zele sont choisis pour le trahir, si les témoins qui pourroient déposer pour lui se taisent, si ceux qui parlent sont gagnes pour le charger, si l’on fabrique de fausses pieces pour le noircir, si l’on cache ou détruit celles qui le justifient, il aura beau dire, non, contre cent faux témoignages à qui l’on sera dire, oui; sa négation sera sans effet contre tant d’affirmations unanimes, & il n’en sera pas moins convaincu aux yeux des hommes de délits qu’il n’aura pas commis. Dans l’ordre ordinaire des choses, cette objection n’a point la même forcé, parce qu’on laissé à l’accuse tous les moyens possibles de se défendre, de confondre les faux témoins, de manifester l’imposture, & qu’on ne présume pas cette odieuse ligue de plusieurs hommes pour en perdre un. Mais ici cette ligue existe, rien n’est plus constant, vous me l’avez appris vous-même, & par cela seul [154] non-seulement tous les avantages qu’ont les accuses pour leur défense sont ôtes à celui-ci: mais les accusateurs en les lui ôtant peuvent les tourner tous contre lui-même; il est pleinement à leur discrétion; maîtres absolus d’établir les faits comme il leur plaît sans avoir aucune contradiction à craindre, ils sont seuls juges de la validité de leurs propres pieces; leurs témoins, certains de n’être ni confrontes, ni confondus ni punis ne craignent rien de leurs mensonges: ils sont surs en le chargeant de la protection des Grands, de l’appui des médecins, de l’approbation des gens de lettres & de la faveur publique; ils sont surs en le descendant d’être perdus. Voila, Monsieur, pourquoi tous les témoignages portes contre lui sous les chefs de la ligue, c’est-à-dire, depuis qu’elle s’est formée n’ont aucune autorité pour moi, & s’il en est d’antérieurs, de quoi je doute, je ne les admettrai qu’après avoir bien examine s’il n’y a ni fraude ni antidate, & sûr-tout après avoir entendu les réponses de l’accuse.

Par exemple, pour juger de sa conduite à Venise, je n’irai pas consulter sottement ce qu’on en dit, & si vous voulez ce qu’on en prouve aujourd’hui, & puis m’en tenir la, mais bien ce qui a été prouve de reconnu à Venise à la cour chez les Ministres du Roi & parmi tous ceux qui ont eu connoissance de cette affaire avant le ministere du Duc de C***,[Choiseul] avant l’ambassade de l’Abbé de B ***[Bernis] à Venise & avant le voyage du Consul Le B***. [Blond] à Paris. Plus ce qu’on en à pense depuis est différent de ce qu’on en pensoit alors, & mieux je rechercherai les causes d’un changement si tardif & si extraordinaire. De même pour me décider sûr ses pillages en musique, ce [155] ne sera ni à M. d’A***.[Alembert] ni à ses suppôts, ni à tous vos Messieurs que je m’adresserai, mais je serai rechercher sûr les lieux par des personnes non suspectes, c’est-à-dire, qui ne soient pas de leur connaissance s’il y a des preuves authentiques que ces ouvrages ont existe avant que J. J. les ait donnes pour être de lui.

Voila la marche que le bon sens m’oblige de suivre pour vérifier les délits les pillages & les imputations de toute espece dont on n’a cessé de le charger depuis la formation du complot, & dont je n’apperçois pas auparavant le moindre vestige. Tant que cette vérification ne me sera pas possible, rien ne sera si aise que de me fournir tant de preuves qu’on voudra auxquelles je n’aurai rien à répondre, mais qui n’opéreront sûr mon esprit aucune persuasion.

Pour savoir exactement quelle soi je puis donner à votre prétendue évidence, il faudroit que je connusse bien tout ce qu’une génération entiere liguée contre un seul homme totalement isole peut faire pour se prouver à elle-même de cet homme-la tout ce qu’il lui plaît, & par surcroît de précaution en se cachant de lui très-soigneusement. A forcé de tems d’intrigue & d’argent de quoi la puissance & la ruse ne viennent elles point à bout, quand personne ne s’oppose à leurs manœuvres, quand rien n’arrête & ne contremine leurs sourdes opérations? A quel point ne pourroit-on point tromper le public si tous ceux qui le dirigent, soit par la forcé soit par l’autorité soit par l’opinion s’accordoient pour l’abuser par de sourdes menées dont il seroit hors d’état de pénétrer le secret? Qui est-ce qui à détermine jusqu’ou des conjures puissans nombreux [156] & bien unis, comme ils le sont toujours pour le crime peuvent fasciner les yeux, quand des gens qu’on ne croit pas se connoitre se concerteront bien entr’eux; quand aux deux bouts de l’Europe des imposteurs d’intelligence & diriges par quelque adroit & puissant intrigant se conduiront sûr le même plan, tiendront le même langage, présenteront sous le même aspect un homme à qui l’on a ôte la voix les yeux les mains & qu’on livre pieds & poings lies à la merci de ses ennemis. Que vos Messieurs au lieu d’être tels soient ses amis comme ils le crient à tout le monde, qu’étouffant leur protégé dans la fange, ils a’agissent ainsi que par bonté par générosité par compassion pour lui, soit; je n’entends point leur disputer ici ces nouvelles vertus: mais il résulte toujours de vos propres récits qu’il y a une ligue, & de mon raisonnement que si-tôt qu’une ligue existe, on ne doit pas pour juger des preuves qu’elle apporte s’en tenir à regles ordinaires, mais en établir de plus rigoureuses pour s’assurer que cette ligue n’abuse pas de l’avantage immense de se concerter, & par-la d’en imposer comme elle peut certainement le faire. Ici je vois, au contraire, que tout se passe entre gens qui se prouvent entr’eux sans résistance & sans contradiction ce qu’ils sont bien aises de croire, que donnant ensuite leur unanimité pour nouvelle preuve à ceux qu’ils désirent amener à leur sentiment, loin d’admettre au moins l’épreuve indispensable des réponses de l’accuse, on lui dérobé avec le plus grand soin la connoissance de l’accusation, de l’accusateur, des preuves & même de la ligue. C’est faire cent sois pis qu’à l’Inquisition: car si l’on y forcé le prévenu de s’accuser lui-même, du moins on [157] ne refuse pas de l’entendre, on ne l’empêche pas de parler, on ne lui cache pas qu’il est accuse, & on ne le juge qu’après l’avoir entendu. L’Inquisition veut bien que l’accuse se défende s’il peut, mais ici l’on ne veut pas qu’il le puisse.

Cette explication qui dérive des faits que vous m’avez exposes vous-même doit vous faire sentir comment le public sans être dépourvu de bon sens, mais séduit par mille prestiges peut tomber dans une erreur involontaire & presque excusable, à l’égard d’un homme auquel il prend dans le fond très-peu d’intérêt, dont la singularité révolte son amour-propre, & qu’il désire généralement de trouver coupable plutôt qu’innocent, & comment aussi avec un intérêt plus sincere à ce même homme & plus de soin à l’étudier soi-même, on pourroit le voir autrement que ne fait tout le monde, sans être oblige d’en conclure que le public est dans le délire ou qu’un est trompé par ses propres yeux. Quand le pauvre Lazarille de Tormes attache dans le fond d’une cuve, la tête seule hors de l’eau couronnée de roseaux & d’algue, étoit promene de ville en ville comme un monstre marin, les spectateurs extravaguoient-ils de le prendre pour tel, ignorant qu’on l’empêchoit de parler, & que s’il vouloit crier qu’il n’étoit pas un monstre marin, une corde tirée en cachette le forçoit de faire à l’instant le plongeon? Supposons qu’un d’entr’eux plus attentif appercevant cette manœuvre & par-la devinant le reste, leur eût crie, l’on vous trompé, ce prétendu monstre est un homme, n’y eût-il pas eu plus que de l’humeur a s’offenser de cette exclamation, comme d’un reproche qu’ils étoient tous des insensés? Le public, qui ne voit des choses que l’apparence, trompé [158] par elle est excusable; mais ceux qui se disent plus sages que lui en adoptant son erreur ne le sont pas.

Quoi qu’il en soit des raisons que je vous exposé, je me sens digne, même indépendamment d’elles de douter de ce qui n’a paru douteux à personne. J’ai dans le coeur des témoignages plus forts que toutes vos preuves que l’homme que vous m’avez peint n’existe point, ou n’est pas du moins ou vous le voyez. La seule patrie de J. J. qui est la mienne suffiroit pour m’assurer qu’il n’est point cet homme-la. Jamais elle n’a produit des êtres de cette espece; ce n’est ni chez les Protestans ni dans les Républiques qu’ils sont connus. Les crimes dont il est accuse sont des crimes d’esclaves, qui n’approchèrent jamais des ames 1ibres; dans nos contrées on n’en connaît point de pareils; & il me faudroit plus de preuves encore que celles que vous m’avez fournies pour me persuader seulement que Geneve a pu produire un empoisonneur.

Après vous avoir dit pourquoi vos preuves, tout évidentes qu’elles vous paroissent ne sauroient être convaincantes pour moi qui n’ai ni ne puis avoir les instructions nécessaires pour juger à quel point ces preuves peuvent être illusoires & m’en imposer par une fausse apparence de vérité, je vous avoue pourtant derechef que sans me convaincre elles m’inquiètent m’ébranlent & que j’ai quelquefois peine à leur résister. Je desirerois sans doute, & de tout mon coeur, qu’elles fussent fausses, & que l’homme dont elles me sont un monstre n’en fut pas un: mais je désire beaucoup davantage encore de ne pas m’égarer dans cette recherche & de ne pas me laisser séduire par mon penchant. Que puis-je faire dans une pareille [159] situation* [*Pour excuser le public autant qu’il se peut je suppose par-tout son erreur presque invincible; mais moi qui sais dans ma conscience qu’aucun crime jamais n’approcha de mon coeur, je suis sûr que tout homme vraiment attentif vraiment juste découvriront l’imposture à travers tout l’art du complot, parce qu’enfin je ne crois pas possible que jamais le mensonge usurpe & s’approprie tous les caracteres de la vérité.] pour parvenir, s’il est possible, à démêler la vérité? C’est de rejetter dans cette affaire toute autorité humaine, toute preuve qui dépend du témoignage d’autrui, & de me déterminer uniquement sûr ce que je puis voir de mes yeux & connoitre par moi-même. Si J. J. est tel que l’ont peint vos Messieurs, & s’il a été si aisément reconnu tel par tous ceux qui l’ont approche, je ne serai pas plus malheureux qu’eux, car je ne porterai pas à cet examen moins d’attention de zele & de bonne foi, & un être aussi méchant aussi difforme aussi dépravé doit en effet être très-facile à pénétrer pour peu qu’on y regarde. Je m’en tiens donc à la résolution de l’examiner par moi-même & de le juger en tout ce que je verrai de lui, non par les secrets desirs de mon coeur, encore moins par les interprétations d’autrui, mais par la mesure de bon sens & de jugement que je puis avoir reçue, sans me rapporter sûr ce point à l’autorité de personne. Je pourrai me tromper sans doute, parce que je suis homme; mais après avoir fait tous mes efforts pour éviter ce malheur, je me rendrai, si néanmoins il m’arrive, le consolant témoignage que mes passions ni ma volonté ne sont point complices de mon erreur, & qu’il n’a pas dépendu de moi de m’en garantir. Voila ma résolution. Donnez-moi maintenant les moyens de l’accomplir [160] complir & d’arriver à notre homme; car, à ce que vous m’avez sait entendre, son accès n’est pas aise.

LE FRANÇOIS. Sûr-tout pour vous qui dédaignez les seuls qui pourroient vous l’ouvrir. Ces moyens sont, je le répété, de s’insinuer à forcé. d’adresse, de patelinage, d’opiniâtre importunité, de le cajoler sans cessé, de lui parler avec transport de ses talens de ses livres, & même de ses vertus, car ici le mensonge & la fausseté sont des œuvres pies. Le mot d’admiration sûr-tout, d’un effet admirable auprès de lui, exprime assez bien dans un autre sens l’idée des sentimens qu’un pareil monstre inspire, & ces doubles ententes jésuitiques si recherchées de nos Messieurs leur rendent l’usage de ce mot très-familier avec J. J. & très-commode en lui parlant.* [*En m’écrivant c’est la même franchise. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentimens qui vous sont dus, avec ses sentimens les plus distingues, avec une considération très-particuliere, avec autant d’estime que de respect, &c. Ces Messieurs sont-ils donc avec ces tournures amphibologiques moins menteurs que ceux qui mentent tout rondement? Non. Ils sont seulement plus faux & plus doubles, ils mentent seulement plus traîtreusement.] Si tout cela ne réussit pas, on ne se rebute point de son froid accueil, on compte pour rien ses rebuffades; passant tout de suite à l’autre extrémité, on le tance on le gourmande, & prenant le ton le plus arrogant qu’il est possible, on tache de le subjuguer de haute lutte. S’il vous fait des grossièretés, on y endure comme venant d’un misérable dont on s’embarrasse fort peu d’être méprise. S’il vous chasse de chez lui, on y revient; s’il vous ferme la porte on y reste jusqu’à qu’elle [161] se rouvre, on tache de s’y fourrer. Une fois entre dans son repaire on s’y établit on s’y maintient bon gré malgré. S’il osoit vous en chasser de forcé, tant mieux: on seroit beau bruit, & l’on iroit crier par toute la terre qu’il assassine les gens qui lui sont l’honneur de l’aller voir. Il n’y a point, à ce qu’on m’assure, d’autre voie pour s’insinuer auprès de lui. êtes-vous homme à prendre celle-la.

ROUSSEAU.Mais vous-même pourquoi ne l’avez-vous jamais voulu prendre?

LE FRANÇOIS.Oh moi, je n’avois pas besoin de le voir pour le connoitre. Je le connois par ses oeuvres; c’en est assez & même trop.

ROUSSEAU.Que pensez-vous de ceux qui, tout aussi décidés que vous sûr son compte ne laissent pas de le fréquenter, de l’obséder, & de vouloir s’introduire à toute forcé dans sa plus intime familiarité?

LE FRANÇOIS.Je vois que vous n’êtes pas content de la réponse que j’ai déjà faite à cette question.

ROUSSEAU.Ni vous non plus, je le vois aussi. J’ai donc mes raisons pour y revenir. Presque tout ce que vous m’avez dit dans cet entretien me prouve que vous n’y parliez pas de vous-même. Après avoir appris de vous les sentimens d’autrui, n’apprendrai-je [162] jamais les vôtres? Je le vois, vous feignez d’établir des maximes que vous seriez au désespoir d’adopter. Parlez-moi donc enfin plus franchement.

LE FRANÇOIS. Ecoutez: je n’aime pas J. J. mais je hais encore plus l’injustice, encore plus la trahison. Vous m’avez dit des choses que me frappent & auxquelles je veux réfléchir. Vous refusiez de voir cet infortuné; vous vous y déterminez maintenant. J’ai refuse de lire ses livres; je me ravise ainsi que vous, & pour cause. Voyez l’homme, je lirai les livres; après quoi nous nous reverrons.

Fin du premier Dialogue.

[163]

DEUXIEME DIALOGUE

LE FRANÇOIS. He bien, Monsieur, vous l’avez vu?

ROUSSEAU.He bien, Monsieur, vous l’avez lu?

LE FRANÇOIS Allons par ordre, je vous prie, de permettez que nous commencions par vous, qui fûtes le plus pressé. Je vous ai laissé tout le tems de bien étudier notre homme. Je sais que vous l’avez vu par vous-même, & tout à votre aise. Ainsi vous êtes maintenant en état de le juger ou vous n’y serez jamais. Dites-moi donc enfin ce qu’il faut penser de cet étranger personnage?

ROUSSEAU. Non; dire ce qu’il en faut penser n’est pas de ma compétence; mais vous dire, quant à moi, ce que j’en pense, c’est ce que je ferai volontiers, si cela vous suffit.

[164] LE FRANÇOIS. Je ne vous en demande pas davantage. Voyons donc.

ROUSSEAU. Pour vous parler selon ma croyance, je vous dirai donc tout franchement que, selon moi, ce n’est pas un homme vertueux.

LE FRANÇOIS. Ah! vous voilà donc enfin pensant comme tout le monde?

ROUSSEAU. Pas tout-à-fait, peut-être: car, toujours selon moi, beaucoup moins encore un détestable scélérat.

LE FRANÇOIS. Mais enfin qu’est-ce donc? Car vous êtes désolant avec vos éternelles énigmes.

ROUSSEAU. Il n’y a point-la d’énigme que celle que vous y mettez vous-même. C’est un homme sans malice plutôt que bon, une ame saine mais foible, qui adore la vertu sans la pratiquer, qui aime ardemment le bien & qui n’en fait gueres. Pour le crime, je suis persuade comme de mon existence qu’il n’approcha jamais de son coeur, non plus que la haine. Voila le sommaire de mes observations sur son caractere moral. Le reste ne peut se dire en abrège; car cet homme ne ressemble à nul autre que je connoisse; il demande une analyse à part & faite uniquement pour lui.

[165] LE FRANÇOIS. Oh faites-la moi donc, cette unique analyse, & montrez-nous comment vous vous y êtes pris pour trouver cet homme sans malice, cet être si nouveau pour tout le reste du monde, & que personne avant vous n’a su voir en lui.

ROUSSEAU. Vous vous trompez; c’est au contraire votre J. J. qui est cet homme nouveau. Le mien est l’ancien, celui que je m’émois figure avant que vous m’eussiez parle de lui, celui que tout le monde voyoit en lui avant qu’il eut fait des livres, c’est-a-dire, jusqu’à l’age de quarante ans. Jusques-la tous ceux qui l’ont connu, sans en excepter vos Messieurs eux-mêmes, l’ont vu tel que je le vois maintenant. C’est si vous voulez un homme que le ressuscite, mais que je ne crée assurément pas.

LE FRANÇOIS. Craignez de vous abuser encore en cela, & de ressusciter seulement une erreur trop tard détruite. Cet homme a pu, comme je vous l’ai déjà dit, tromper long-tems ceux qui l’ont juge sur les apparences, & la preuve qu’il les trompoit est qu’eux-mêmes, quand on le leur a fait mieux connoître ont abjure leur ancienne erreur. En revenant sur ce qu’ils avoient vu jadis, ils en ont juge tout différemment.

ROUSSEAU. Ce changement d’opinion me paroir très-naturel sans fournir la preuve que vous en tirez. Ils le voyoient alors par leurs [166] propres yeux, ils l’ont vu depuis par ceux des autres. Vous pensez qu’ils se trompoient autrefois; moi je crois que c’est aujourd’hui qu’ils se trompent. Je ne vois point à votre opinion de raison solide, & j’en vois à la mienne une d’un très-grand poids; c’est qu’alors il n’y avoir point de ligue & qu’il existe une aujourd’hui; c’est qu’alors personne n’avoir intérêt à déguiser la vérité & à voir ce qui n’croit pas, qu’aujourd’hui quiconque oseroit dire hautement de J. J. le bien qu’il pourroit savoir seroit un homme perdu, que pour faire sa cour & parvenir il n’y a point de moyen plus sur & plus prompt que de renchérir sur les charges dont on l’accable à l’envi, & qu’enfin tous ceux qui sont vu dans sa jeunesse sont surs de s’avancer eux & les leurs en tenant sur son compte le langage qui convient à vos Messieurs. D’ou je conclus que qui cherche en sincérité de coeur la vérité doit remonter, pour la connoître, aux tems ou personne n’avoir intérêt à la déguiser. Voila pourquoi les jugemens qu’on portoit jadis sur cet homme sont autorité pour moi, & pourquoi ceux que les même gens en peuvent porter aujourd’hui n’en sont plus. Si vous avez à cela quelque bonne réponse vous m’obligerez de m’en faire part; car je n’entreprends point de soutenir ici mon sentiment ni de vous le faire adopter, & je ferai toujours prêt à l’abandonner, quoiqu’à regret, quand je croirai voir la vérité dans le sentiment contraire. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit point ici de ce que d’autres ont vu, mais de ce que j’ai vu moi-même ou cru voir. C’est ce que vous demandez, & c’est toute ce que j’ai à vous dire. Sauf à vous d’admettre ou rejetter mon opinion, quand vous saurez sur quoi je la fonde. [167] Commençons par le premier abord. Je crus, sur les difficultés auxquelles vous m’aviez préparé, devoir premièrement lui écrire. Voici ma lettre, & voici sa réponse.

LE FRANÇOIS. Comment! Il vous à répondu?

ROUSSEAU. Dans l’instant même.

LE FRANÇOIS. Voila qui est particulier! Voyons donc cote lettre qui lui a fait faire un si grand effort.

ROUSSEAU. Elle n’est pas bien recherchée, comme vous allez voir.

Il lit.

«J’ai besoin de vous voir, de vous connoître, & ce besoin est fondée sur l’amour de la justice & de la vérité. On dit que vous rebutez les nouveaux visages. Je ne dirai pas si vous avez tort ou raison: mais si vous êtes l’homme de vos livres, ouvrez-moi votre porte avec confiance; je vous en conjure pour moi; je vous le conseille pour vous. Si vous ne l’êtes pas, vous pouvez encore m’admettre sans crainte; je ne vous importunerai pas long-tems.»

Réponse.

«Vous êtes le premier que le motif qui vous amene ait conduit ici: car de tant de gens qui ont la curiosité de me voir, pas un n’a celle de me connoître; tous croyent [168] me connoître assez. Venez donc pour la rareté du fait. Mais que me voulez-vous, & pourquoi me parler de mes livres? Si les ayant lus ils ont pu vous laisser en doute sur les sentimens de l’Auteur, ne venez pas: en ce cas je ne suis pas votre homme, car vous ne sauriez être le mien.»

La conformité de cette réponse avec mes idées ne ralentit pas mon zele. Je vole à lui, je le vois..... Je vous l’avoue; avant même que je l’abordasse, en le voyant j’augurai bien de mon projet.

Sur ces portraits de lui si vantes qu’on étale de toutes parts & qu’on prônoit comme des chefs-d’oeuvre de ressemblance avant qu’il revint à Paris, je m’attendois à voir la figure du cyclope affreux comme celui d’Angleterre ou d’un petit Crispin grimacier comme celui de Fiquet, & croyant trouver sur son visage les traits du caractere que tout le monde lui donne, je m’avertissois de me tenir en garde contre une premiere impression si puissante toujours sur moi, & de suspendre malgré ma répugnance, le préjugé qu’elle alloit m’inspirer.

Je n’ai pas eu cette peine. Au lieu du féroce ou doucereux aspect auquel je m’étois attendu, je n’ai vu qu’une physionomie ouverte & simple qui promettoit & inspiroit de la confiance & de la sensibilité.

LE FRANÇOIS. Il faut donc qu’il n’ait cette physionomie que pour vous; car généralement tous ceux qui l’abordent se plaignent de son air froid & de son accueil repoussant, dont heureusement ils ne s’embarrassent gueres.

[169] ROUSSEAU. Il est vrai que personne au monde ne cache moins que lui l’éloignement & le dédain pour ceux qui lui en inspirent. Mais ce n’est point-la son abord naturel quoiqu’aujourd’hui très-fréquent, & cet accueil dédaigneux que vous lui reprochez est pour moi la preuve qu’il ne se contrefait pas comme ceux qui l’abordent, & qu’il n’y a point de fausseté sur son visage non plus que dans son coeur.

J. J. n’est austèrement pas un bel homme. Il est petit & s’apetisse encore baissant la tête. Il a la vue courte, de petits yeux enfonces, des dents horribles, ses traits, altérés par l’age, n’ont rien de sort régulier: mais tout dément en lui l’idée que vous m’en aviez donnée; ni le regard ni le son de la voix ni l’accent ni le maintien ne sont du monstre que vous m’avez peint.

LE FRANÇOIS. Bon! n’allez-vous pas le dépouiller de ses traits comme de ses livres?

ROUSSEAU. Mais, tout cela va très-bien ensemble & me paroîtroit assez appartenir au même homme. Je lui trouve aujourd’hui les traits du Mentor d’Emile. Peut-être dans sa jeunesse lui aurois-je trouve ceux de St. Preux. Enfin je pense que si sous sa physionomie la nature à cache l’ame d’un scélérat, elle ne pouvoit en effet mieux la cacher.

LE FRANÇOIS. J’entends; vous voila livre en sa faveur au même préjugé [170] contre lequel vous vous étiez si bien arme s’il lui eut été contraire.

ROUSSEAU. Non. Le seul préjugé auquel je me livre ici, parce me paroît qu’il me paroît raisonnable, est bien moins pour lui que contre ses bruyans protecteurs. Ils ont eux-mêmes fait faire ces portraits avec beaucoup de dépense & de soin; ils les ont annonces avec pompe dans les journaux, dans les gazettes, ils les ont prônés par-tout. Mais s’ils n’en peignent pas mieux l’original au moral qu’au physique, on le connoîtra surement fort mal d’après eux. Voici un quatrain que J. J. mit au-dessous d’un de ces portraits:

Hommes savans dans l’art de feindre

Qui me prêtez des traits si doux,

Vous aurez beau vouloir me peindre,

Vous ne peindrez jamais que vous.

L FRANÇOIS. Il faut que ce quatrain soit tout nouveau; car il est assez joli, & je n’en avois point entendu parler.

ROUSSEAU. Il y a plus de six ans qu’il est fait; l’Auteur l’a donne ou raucité à plus de cinquante personnes, qui toutes lui en ont très-fidellement garde le secret, qu’il ne leur demandoit par, & je ne crois pas que vous vous attendiez à trouver ce quatrain dans le Mercure. J’ai cru voir dans toute cette histoire de portraits des singularités qui m’ont porte à la suivre, & j’y [171] ai trouve, sur-tout pour celui d’Angleterre, des circonstances bien extraordinaires. David Hume, étroitement lie à Paris avec vos Messieurs sans oublier les Dames, devient, on ne sait comment, le patron le zele protecteur, le bienfaiteur à toute outrance de J. J. & fait tant, de concert avec eux, qu’il parvient enfin, malgré toute la répugnance de celui-ci, à l’emmener en Angleterre. La, le premier & le plus important de ses soins est de faire faire par Ramsay son ami particulier le portrait de son ami public J. J. Il désiroit ce portrait aussi ardemment qu’un amant bien épris désire celui de sa maîtresse. A force d’importunités il arrache le consentement de J. J. On lui fait mettre un bonnet bien noir, un vêtement bien brun, on le place dans un lieu bien sombre, & la, pour le peindre assis on le fait tenir debout, courbe, appuyé d’une de ses mains sur une table bien basse, dans une attitude ou ses muscles fortement tendus alterent les traits de son visage. De toutes ces précautions devoit résulter un portrait peu flatte quand il eut été fidelle. Vous avez vu ce terrible portrait; vous jugerez de la ressemblance si jamais vous voyez l’original. Pendant le séjour de J. J. en Angleterre, ce portrait y a été grave publie vendu par-tout sans qu’il lui ait été possible de voir cette gravure. Il revient en France & il y apprend que son portrait d’Angleterre est annonce, célébré, vante comme un chef-d’oeuvre de peinture de gravure & sur-tout de ressemblance. Il parvient enfin, non sans peine, à le voir: il frémit, & dit ce qu’il en pense. Tout le monde se moque de lui: tout le détail qu’il fait paroir la chose la plus naturelle, & loin d’y voir rien qui puisse faire suspecter la droiture du généreux [172] David Hume, on n’apperçoit que les soins de l’amitié la plus tendre dans ceux qu’il a pris pour donner à son ami J. J. la figure d’un Cyclope affreux. Pensez-vous comme le public à cet égard?

LE FRANÇOIS. Le moyen, sur un pareil expose! J’avoue au contraire que ce fait seul bien avéré me paroîtroit déceler bien des choses, mais qui m’assurera qu’il est vrai?

ROUSSEAU. La figure du portrait. Sur la question présente cette figure ne mentira pas.

LE FRANÇOIS. Mais ne donnez-vous point aussi trop d’importance à des bagatelles? Qu’un portrait soit difforme ou peu ressemblant, c’est la chose du monde la moins extraordinaire. Tous les jours on grave, on contrefait, on défigure des hommes célèbres, sans que de ces grossieres gravures on tire aucune conséquence pareille à la votre.

ROUSSEAU. J’en conviens: mais ces copies défigurées sont l’ouvrage de mauvais ouvriers avides, & non les productions d’Artistes distingues, ni les fruits du zele & de l’amitié. On ne les prône pas avec bruit dans toute l’Europe, on ne les annonce pas dans les papiers publics, on ne les étale pas dans les appartemens, ornes de glaces & de cadres; on les laisse pourrir [173] sur les quais, ou parer les chambres des cabarets & les boutiques des barbiers.

Je ne prétends pas vous donner pour des réalités toutes les idées inquiétantes que fournit à J. J. l’obscurité profonde dont on s’applique à l’entourer. Les mysteres qu’on lui fait de tout ont un aspect si noir qu’il n’est pas surprenant qu’ils affectent de la même teinte son imagination effarouchée. Mais parmi les idées outrées & fantastiques que cela peut lui donner, il en est qui, vu la maniere extraordinaire dont on procède avec lui, méritent un examen sérieux avant d’être rejetées. Il croit, par exemple, que tous les désastres de sa destinée depuis sa funeste célébrité sont les fruits d’un complot forme de longue main dans un grand secret entre peu de personnes, qui ont trouve le moyen d’y faire entrer successivement toutes celles dont ils avoient besoin pour son exécution; les Grands, les Auteurs, les Médecins (cela n’étoit pas difficile) tous les hommes puissans, toutes les femmes galantes, tous les corps accrédités, tous ceux qui disposent de l’administration, tous ceux qui gouvernent les opinions publiques. Il prétend que tous les evenemens relatifs à lui qui paroissent accidentels & fortuits ne sont que de successifs développemens concertes d’avance & tellement ordonnes que tout ce qui lui doit arriver dans la suite à déjà sa place dans le tableau, & ne doit avoir son effet qu’au moment marque. Tout cela se rapporte assez à ce que vous m’avez dit vous-même & à ce que j’ai cru voir sous des noms differens. Selon vous c’est un système de bienfaisance envers un scélérat; selon lui c’est un complot d’imposture contre un innocent; selon moi, c’est une ligue dont je ne [174] détermine pas l’objet, mais dont vous ne pouvez nier l’existence puisque vous-même y êtes entre. Il pense que du moment qu’on entreprit l’oeuvre complete de sa diffamation, pour faciliter le succès de cette entreprise alors difficile, on résolut de la graduer, de commencer par le rendre odieux & noir, & de finir par le rendre abject ridicule & méprisable. Vos Messieurs, qui n’oublient rien, n’oublièrent pas sa figure, & après l’avoir éloigne de Paris, travaillèrent à lui en donner une aux yeux du public, conforme au caractere dont ils vouloient le gratifier. Il falut d’abord faire disparoître la gravure qui avoit été faite sur le portrait fait par La Tour. Cela fut bientôt fait. Après son départ pour l’Angleterre, sur un modele qu’on avoir fait faire par Le Moine, on fit faire une gravure telle qu’on la desiroit; mais la figure en étoit hideuse à tel point que pour ne pas se découvrir trop ou trop tôt, on fut contraint de supprimer la gravure. On fit faire à Londres par les bons offices de l’ami Hume le portrait dont je viens de parler, & n’épargnant aucun soin de l’art pour en faire valoir la gravure, on la rendit moins discerne que la précédent mais plus terrible & plus noire mille fois. Ce portrait a fait long-tems, à l’aide de vos Messieurs l’admiration de Paris & de Londres, jusqu’à ce qu’ayant gagne pleinement le premier point & rendu aux yeux du public l’original aussi noir que la gravure, on en vint au second article, & dégradant habilement cet affreux coloris, de l’homme terrible & vigoureux qu’on avoit d’abord peint on fit peu-a-peu un petit fourbe, un petit menteur, un petit escroc, un coureur de tavernes & de mauvais lieux. C’est alors que parut le portrait [175] grimacier de Fiquet qu’on avoit tenu long-tems en réserve jusqu’à ce que le moment de le publier fut venu, afin que la mine basse & risible de la figure répondit à l’idée qu’on vouloir donner de l’original. C’est encore alors que parut un petit médaillon en plâtre sur le costume de la gravure Angloise, mais dont on avoir eu soin de changer l’air terrible & fier en un souris traître & sardonique comme celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut, ou comme celui des gens qui rencontrent J. J. dans les rues; & il est certain que depuis lors vos Messieurs se sont moins attaches à faire de lui un objet d’horreur qu’un objet de dérision; ce qui toutefois ne paroir pas aller à la fin qu’ils disent avoir de mettre tout le monde en garde contre lui: car on se tient en garde contre les gens qu’on redoute, mais non pas contre ceux qu’on méprise. Voila l’idée que l’histoire de ces differens portraits à fait naître à J. J.: mais toutes ces graduations préparées de si loin ont bien l’air d’être des conjectures chimériques, fruits assez naturels d’une imagination frappée par tant de mysteres & de malheurs. Sans donc adopter ni rejetter à présent ces idées, laissons tous ces étranges portraits; & revenons à l’original. J’avois perce jusqu’à lui, mais que de difficultés me restoient à vaincre dans la maniere dont je me proposois de l’examiner! Après avoir étudie l’homme toute ma vie j’avois cru connoître les hommes; je m’étois trompe. Je ne parvins jamais à en connoître un seul; non qu’en effet ils soient difficiles à connoître; mais je m’y prenois mal, & toujours interprétant [176] d’après mon coeur ce que je voyois faire aux autres, je leur prêtois les motifs qui m’auroient fait agir à leur place, & je m’abusois toujours. Donnant trop d’attention à leurs discours & pas assez à leurs oeuvres, je les écoutois parler plutôt que je ne les regardois agir; ce qui, dans ce siecle de philosophie & de beaux discours me les faisoit prendre pour autant de sages & juger de leurs vertus par leurs sentences. Que si quelquefois leurs actions attiroient mes regards, c’étoient celles qu’ils destinoient à cette fin, lorsqu’ils montoient sur le théâtre pour y faire une œuvre d’éclat qui s’y fit admirer; sans songer dans ma bêtise que souvent ils mettoient en avant cette œuvre brillante pour masquer dans le cours de leur vie un tissu de bassesses & d’iniquités. Je voyois presque tous ceux qui se piquent de finesse & de pénétration s’abuser en sens contraire par le même principe de juger du coeur d’autrui par le sien. Je les voyois saisir avidement en l’air un trait un geste un mot inconsidéré, & l’interprétant à leur mode s’applaudir de leur sagacité en prêtant à chaque mouvement fortuit d’un homme un sens subtil qui n’existoit souvent que dans leur esprit. Eh quel est l’homme d’esprit qui ne dit jamais de sottise? Quel est l’honnête homme auquel il n’échappe jamais un propos répréhensible que son coeur n’a point dicte? Si l’on tenoit un registre exact de toutes les fautes que l’homme le plu parfait à commises, & qu’on supprimât soigneusement tout le reste, quelle opinion donneroit-on de cet homme-là? Qu dis-je, les fautes! Non, les actions les plus innocentes les gestes les plus indifférens les discours les plus sensés, tout dans un observateur qui se passionne, augmente & nourrit le [177] préjugé dans lequel il se complait; quand il détache chaque mot ou chaque fait de sa place, pour le mettre dans le jour qui lui convient.

Je voulois m’y prendre autrement pour étudier à part-moi un homme si cruellement si légèrement si universellement juge. Sans m’arrêter à de vains discours qui peuvent tromper, ou à des signes passagers plus incertains encore, mais si commodes à la légèreté & à la malignité, je résolus de l’étudier par ses inclinations ses moeurs ses goûts ses penchans ses habitudes, de suivre les détails de sa vie, le cours de son humeur, la pente de ses affections, de le voir agir en l’entendant parler, de le pénétrer s’il étoit possible en dedans de lui-même, en un mot, de l’observer moins par des signes équivoques & rapides que par sa constante maniere d’être; seule regle infaillible de bien juger du vrai caractere d’un homme & des passions qu’il peut cacher au fond de son coeur. Mon embarras étoit d’écarter les obstacles que, prévenu par vous, je prévoyois dans l’exécution de ce projet.

Je savois qu’irrite des perfides empressemens de ceux qui l’abordent, il ne cherchoit qu’à repousser tous les nouveaux venus; je savois qu’il jugeoit, & ce me semble avec assez de raison, de l’intention des gens par l’air ouvert ou réserve qu’ils prenoient avec lui, & mes engagemens m’ôtant le pouvoir de lui rien dire, je devois m’attendre que ces mysteres ne le disposeroient pas à la familiarité dont j’avois besoin pour mon dessein. Je ne vis de remede à cela que de lui laisser voir mon projet autant que cela pouvoir s’accorder avec le silence qui m’étoit impose, & cela même pouvoit me fournir un [178] premier préjugé pour ou contre lui: car si, bien convaincu par ma conduite & par mon langage de la droiture de mes intentions, il s’alarmoit néanmoins de mon dessein, s’inquiétoit de mes regards, cherchoit à donner le change à ma curiosité & commençoit par se mettre en garde, c’étoit dans mon esprit un homme à demi juge. Loin de rien voir de semblable, je sus aussi touche que surpris non de l’accueil que cette idée m’attira de sa part, car il n’y mit aucun empressement ostensible, mais de la joie qu’elle me parut exciter dans son coeur. Ses regards attendris m’en dirent plus que n’auroient fait des caresses. Je le vis à son aise avec moi, c’étoit le meilleur moyen de m’y mettre avec lui. A la maniere dont il me distingua des le premier abord de tous ceux qui l’obsédoient je compris qu’il n’avoir pas un instant pris le change sur mes motifs. Car quoique cherchant tous également à l’observer ce dessein commun dut donner à tous une allure assez semblable, nos recherches, étoient trop différentes par leur objet pour que la distinction n’en fut pas facile à faire. Il vit que tous les autres ne cherchoient ne vouloient voir que le mal, que j’étois le seul qui cherchant le bien ne voulut voit que la vérité, & ce motif qu’il démêla sans peine m’attira sa confiance.

Entre tous les exemples qu’il m’a donnes de l’intention de ceux qui l’approchent, je ne vous en citerai qu’un. L’un d’eux s’étoit tellement distingue des autres par de plus affectueuses démonstrations & par un attendrissement pousse jusqu’aux larmes, qu’il crut pouvoir s’ouvrir à lui sans réserve & lui lire ses confessions. Il lui permit même de l’arrêter dans [179] sa lecture pour prendre note de tout ce qu’il voudroit retenir par préférence, il remarqua durant cette longue lecture que n’écrivant presque jamais dans les endroits favorables & honorables, il ne manqua point d’écrire avec soin dans tous ceux ou la vérité le forçoit à s’accuser & se charger lui-même. Voilà comment se sont les remarques de ces Messieurs. Et moi aussi j’ai fait celle-là, mais je n’ai pas comme eux omis les autres, & le tout m’a donne des résultants bien differens des leurs.

Par l’heureux effet de ma francise j’avois l’occasion la plus rare & la plus sure de bien connoître un homme, qui est de l’étudier à loisir dans sa vie privée & vivant pour ainsi dire avec lui-même: car il se livra sans réserve & me rendit aussi maître chez lui que chez moi.

Une fois admis dans sa retraite, mon premier soin fut de m’informer des raisons qui l’y tenoient confine. Je savois qu’il avoit toujours sui le grand monde & aime la solitude: mais je savois aussi que dans des sociétés peu nombreuses, il avoit jadis joui des douceurs de l’intimité en homme dont le coeur étoit fait pour elle. Je voulus apprendre pourquoi maintenant détache de tout, il s’étoit tellement concentre dans sa retraite que ce n’étoit plus que par force qu’on parvenoit à l’aborder.

LE FRANÇOIS. Cela n’étoit-il pas tout clair? Il se gênoit autrefois parce qu’on ne le connoissoit pas encore. Aujourd’hui que bien connu de tous il ne gagneroit plus rien à se contraindre, il se livre tout-a-fait à son horrible misantropie. Il suit les hommes [180] parce qu’il les déteste; il vit en loup-garou, parce qu’il n’y a rien d’humain dans son coeur.

ROUSSEAU. Non, cela ne nie paroît pas aussi clair qu’à vous, & ce discours que j’entends tenir à tout le monde me prouve bien que les hommes le haïssent, mais non pas que c’est lui qui les hait.

LE FRANÇOIS. Quoi! ne l’avez-vous pas vu, ne le voyez-vous pas tous les jours, recherche de beaucoup de gens, se refuser durement à leurs avances? Comment donc expliquez-vous cela?

ROUSSEAU. Beaucoup plus naturellement que vous: car la suite est un effet bien plus naturel de la crainte que de la haine. Il ne suit point les hommes parce qu’il les hait, mais parce qu’il en a peur. Il ne les suit pas pour leur faire du mal, mais pour tacher d’échapper à celui qu’ils lui veulent. Eux au contraire, ne le recherchent pas par amitié, mais par haine. Ils le cherchent & il les suit comme dans les fables d’Afrique ou sont peu d’hommes & beaucoup de tigres, les hommes fuyent le tigres & les tigres cherchent les hommes; s’ensuit-il de-la que les hommes sont mechans farouches, & que les tigres sont sociables & humains? Même, quelque opinion que doive avoir J. J. de ceux qui, malgré celle qu’on a de lui, ne laissent pas de le rechercher, il ne ferme point sa porte à tout le monde; il reçoit honnêtement les anciennes connaissances [181] quelquefois même les nouveaux-venus, quand ils ne montrent ni patelinage ni arrogance. Je ne l’ai jamais vu se refuser durement qu’à des avances tyranniques insolentes & mal honnêtes, qui déceloient clairement l’intention de ceux qui les faisoient. Cette maniere ouverte & généreuse de repousser la perfidie & la trahison ne fut jamais l’allure des mechans. S’il ressembloit à ceux qui le recherchent, au lieu de se dérober à leurs avances il y répondroit pour tacher de les payer en même monnoie, &, leur rendant fourberie pour fourberie, trahison pour trahison, il se serviroit de leurs propres armes pour se défendre & se venger d’eux; mais loin qu’on l’ait jamais accuse d’avoir tracasse dans les sociétés ou il a vécu, ni brouille ses amis entr’eux, ni desservi personne avec qui il fut en liaison, le seul reproche qu’aient pu lui faire ses soi-disans amis a été de les avoir quittes ouvertement, comme il a du faire, si-tôt que les trouvant faux & perfides il a cesse de les estimer.

Non, Monsieur, le vrai misanthrope, si un être aussi contradictoire pouvoit exister,[*Timon n’étoit point naturellement misanthrope, & même ne meritoit pas ce nom. Il y avoit dans son fait plus de dépit & d’enfantillage que de véritable méchanceté: c’étoit un sou mécontent qui boudoit contre le genre-humain.] ne fuiroit point dans la solitude; quel mal peut & veut faire aux hommes celui qui vit seul? Celui qui les hait veut leur nuire, & pour leur nuire il ne faut pas les fuir. Les mechans ne sont point dans les déserts, ils sont dans le monde. C’est-là qu’ils intriguent & travaillent pour satisfaire leur passion & tourmenter les objets [182] de leur haine. De quelque motif que soit anime celui qui veut s’engager dans la foule & s’y faire jour, il doit s’armer de vigueur pour repousser ceux qui le poussent, pour écarter ceux qui sont devant lui, pour fendre la presse & faire son chemin. L’homme débonnaire & doux, l’homme timide & foible qui n’a point ce courage & qui tache de se tirer à l’écart de peur d’être abattu & foule aux pieds est donc un méchant, à votre compte, les autres plus sorts plus durs plus ardens à percer sont les bons? J’ai vu pour la premiere fois cette nouvelle doctrine dans un discours publie par le Philosophe D***. [Diderot] précisément dans le tems que son ami J. J. s’étoit retire dans la solitude. Il n’y a que méchant, dit-il, qui soit seul. Jusqu’àlors on avoir regarde l’amour de la retraite comme un des signes les moins équivoques d’une ame paisible & saine exempte d’ambition d’envie & de toutes les ardentes passions filles de l’amour-propre, qui naissent & fermentent dans la société. Au lieu de cela, voici par un coup de plume inattendu, ce goût paisible & doux jadis si universellement admire, transforme tout-d’un-coup en une rage infernale; voila tant de Sages respectes & Descartes lui-même, changes dans un instant en autant de misantropes affreux & de scélérats. Le Philosophe D***. [Diderot] étoit seul, peut-être, en écrivant cette sentence, mais je doute qu’il eut été seul à la méditer, & il prit grand soin de la faire circuler dans le monde. Eh plut à Dieu que le méchant fut toujours seul! il ne se seroit gueres de mal.

Je crois bien que des solitaires qui le sont par force, peuvent, ronges de dépit & de regrets dans la retraite ou ils [183] sont détenus, devenir inhumains féroces, & prendre en haine avec leur chaîne tout ce qui n’en est pas charge comme eux. Mais les solitaires par goût & par choix sont naturellement humains hospitaliers caressans. Ce n’est pas parce qu’ils haïssent les hommes, mais parce qu’ils aiment le repos & la paix qu’ils fuyent le tumulte & le bruit. La longue privation de la société la leur rend même agréable & douce, quand elle s’offre à eux sans contrainte. Ils en jouissent alors délicieusement, & cela se voit. Elle est pour eux ce qu’est le commerce des femmes pour ceux qui ne passent pas leur vie avec elles, mais qui, dans les courts momens qu’ils y passent, y trouvent des charmes ignores des galants de profession.

Je ne comprends pas comment un homme de bon sens peut adopter un seul moment la sentence du Philosophe D*** [Diderot]; elle a beau être hautaine & tranchante, elle n’en est pas moins absurde & fausse. Eh qui ne voit au contraire qu’il n’est pas possible que le méchant aime à vivre seul & vis-à-vis de lui-même? Il s’y sentiroit en trop mauvaise compagnie, il y seroit trop mal à son aise, il ne s’y supporteroit pas long-tems, ou bien, sa passion dominante y restant toujours oisive, il faudroit qu’elle s’éteignit & qu’il y redevint bon. L’amour-propre, principe de toute méchanceté, s’avive & s’exalte dans la société qui l’a fait naître & ou l’on est à chaque instant force de se comparer; il languit & meurt faute d’aliment dans la solitude. Quiconque se suffit à lui-même ne veut nuire à qui que ce soit. Cette maxime est moins éclatante, & moins arrogante, mais plus sensée & plus juste que celle du Philosophe D*** [Diderot], & préférable au moins en ce qu’elle ne tend [184] à outrager personne. Ne nous laissons pas éblouir par l’éclat sentencieux dont souvent l’erreur & le mensonge se couvrent: ce n’est pas la foule qui fait la société, & c’est en vain que les corps se rapprochent lorsque les coeurs se repoussent. L’homme vraiment sociable est plus difficile en liaisons qu’un autre, celles qui ne consistent qu’en fausses apparences ne sauroient lui convenir. Il aime mieux vivre loin des mechans sans penser à eux, que de les voir & les haïr; il aime mieux fuir son ennemi que de le rechercher, pour lui nuire. Celui qui ne connoît d’autre société que celle des coeurs n’ira pas chercher la sienne dans vos cercles. Voilà comment J. J. à du penser & se conduire avant la ligue dont il est l’objet; jugez si maintenant qu’elle existe & qu’elle tend de toutes parts ses piégés autour de lui, il doit trouver du plaisir à vivre avec ses persécuteurs, à se voir l’objet de leur dérision, le jouet de leur haine, la dupe de leurs perfides caresses, à travers lesquelles ils sont malignement percer l’air insultant & moqueur qui doit les lui rendre odieuses. Le mépris l’indignation la colere ne sauroient le quitter au milieu de tous gens-la. Il les suit pour s’épargner des sentimens si pénibles; il les fuit parce qu’ils méritent sa haine, & qu’il étoit fait pour les aimer.

LE FRANÇOIS. Je ne puis apprécier vos préjugés en sa faveur avant d’avoir appris sur quoi vous les fondez. Quant à ce que vous dites à l’avantage des solitaires, cela peut être vrai de quelques hommes singuliers qui s’étoient fait de fausses idées de la sagesse: mais au moins ils donnoient des signes non équivoques du [185] louable emploi de leur tems. Les méditations profondes & les immortels ouvrages dont les Philosophes que vous citez ont illustre leur solitude prouvent assez qu’ils s’y occupoient d’une maniere utile & glorieuse, & qu’ils n’y passoient pas uniquement leur tems comme votre homme à tramer des crimes & des noirceurs.

ROUSSEAU. C’est à quoi ce me semble, il n’y passa pas non plus uniquement le sien. La lettre à M. d’Alembert sur les Spectacles, Heloise, Emile, le Contrat Social, les Essais sur la Paix perpétuelle & sur l’Imitation théâtral, & d’autres Ecrits non moins estimables qui n’ont point paru sont des fruits de la retraite de J. J. Je doute qu’aucun philosophe ait médite plus profondément plus utilement peut-être, & plus écrit en si peu de tems. Appellez-vous tout cela des noirceurs & des crimes?

LE FRANÇOIS. Je connois des gens aux yeux de qui c’en pourroient bien être: vous savez ce que pensent ou ce que disent nos Messieurs de ces livres; mais avez-vous oublie qu’ils ne sont pas de lui, & que c’est vous-même qui me l’avez persuade?

ROUSSEAU. Je vous ai dit ce que j’imaginois pour expliquer des contradictions que je voyois alors & que je ne vois plus. Mais si nous continuons à passer ainsi d’un sujet à l’autre, nous perdrons notre objet de vue & nous ne l’atteindrons jamais. [186] Reprenons avec un peu plus de suite le fil de mes observations, avant de passer aux conclusions que j’en ai tirées.

Ma premiere attention après m’être introduit dans la sa familiarité de J. J. fut d’examiner si nos liaisons ne lui faisoient rien changer dans sa maniere de vivre; & j’eus bientôt toute la certitude possible que non-seulement il n’y changeoit rien pour moi; mais que de tout tems elle avoit toujours été la même & parfaitement uniforme, quand, maître de la choisir, il avoit pu suivre en liberté son penchant. Il y avoit cinq ans que, de retour à Paris il avoit recommence d’y vivre. D’abord, ne voulant se cacher en aucune maniere, il avoit fréquente quelques maisons dans l’intention d’y reprendre ses plus anciennes liaisons & même d’en former de nouvelles. Mais au bout d’un an il cessa de faire des visites, & reprenant dans la Capitale la vie solitaire qu’il menoit depuis tant d’années à la campagne, il partagea son tems entre l’occupation journalière dont il s’étoit fait une ressource, & les promenades champêtres dont il faisoit son unique amusement. Je lui demandai la raison de cette conduite. Il me dit qu’ayant vu toute la génération présente concourir à l’oeuvre de ténèbres dont il étoit l’objet, il avoit d’abord mis tous ses soins à chercher quelqu’un qui ne partageât pas l’iniquité publique qu’après de vaines recherches dans les provinces, il étoit venu les continuer à Paris, espérant qu’au moins parmi ses anciennes connoissances il se trouveroit quelqu’un moins dissimule moins faux, qui lui donneroit les lumieres dont il avoit besoin pour percer cette obscurité: qu’après bien des soins inutiles il n’avoit trouve, même parmi les plus honnêtes gens [187] que trahisons duplicité mensonge, & que tous en s’empressant à le recevoir à le prévenir à l’attirer, paroissoient si contens de sa diffamation, y contribuoient de si bon coeur, lui faisoient des caresses si fardées, le louoient d’un ton si peu sensible à son coeur, lui prodiguoient l’admiration la plus outrée avec si peu d’estime & de considération, qu’ennuyé de ces démonstrations moqueuses & mensongères, & indigne d’être ainsi le jouet de ses prétendus amis, il cessa de les voir, se retira sans leur cacher son dédain, & après avoir cherche long-tems sans succès un homme, éteignit sa lanterne & se renferma tout-à-fait au-dedans de lui.

C’est dans cet état de retraite absolue que je le trouvai & que j’entrepris de le connoître. Attentif à tout ce qui pouvoit manifester à mes yeux son intérieur, en garde contre tout jugement précipité, résolu de le juger non sur quelques mots épars ni sur quelques circonstances particulieres, mais sur le concours de ses discours de ses actions de ses habitudes, & sur cette constante maniere d’être, qui seule décelé infailliblement un caractere, mais qui demande pour être apperçue plus de suite plus de persévérance, & moins de confiance au premier coup-d’oeil, que le tiède amour de la justice, dépouille de tout autre intérêt & combattu par les tranchantes décisions de l’amour-propre, n’en inspire au commun des hommes. Il falut, par conséquent, commencer par tout voir, par tout entendre, par tenir note de tout, avant de prononcer sur rien, jusqu’à ce que j’eusse assemble des matériaux suffisans pour fonder un jugement solide qui ne fut l’ouvrage ni de la passion ni du préjugé.

[188] Je ne sus pas surpris de le voir tranquille: vous m’aviez prévenu qu’il l’étoit; mais vous attribuiez cette tranquillité à bassesse d’ame; elle pouvoit venir d’une cause toute contraire, j’avois à déterminer la véritable. Cela n’étoit pas difficile; car, à moins que cette tranquillité ne fut toujours inaltérable, il ne faloit pour en découvrir la cause, que remarquer ce qui pouvoit la troubler. Si c’étoit la crainte, vous aviez raison; si c’étoit l’indignation, vous aviez tort. Cette vérification ne fut pas longue, & je sus bientôt à quoi m’en tenir.

Je le trouvai s’occupant à copier de la musique à tant la page. Cette occupation m’avoir paru, comme à vous, ridicule & affectée. Je m’appliquai d’abord à connoître s’il s’y livroit sérieusement ou par jeu & puis à savoir au juste quel motif la lui avoit fait reprendre, & ceci demandoit plus de recherche & de soin. Il faloit connoître exactement ses ressources & l’état de sa fortune, versifier ce que vous m’aviez dit de son aisance, examiner sa maniere de vivre, entrer dans le détail de son petit ménage, comparer sa dépense & son revenu, en un mot connoître sa situation présente autrement que par son dire & le dire contradictoire de vos Messieurs. C’est à quoi je donnai la plus grande attention. Je crus m’appercevoir que cette occupation lui plaisoit, quoiqu’il n’y réussit pas trop bien. Je cherchai la cause de ce bizarre plaisir, & je trouvai qu’elle tenoit au fond de son naturel & de son humeur, dont je n’avois encore aucune idée & qu’à cette occasion je commencerai à pénétrer. Il associoit ce travail à un amusement dans lequel je le suivis avec une égale attention. Ses longs séjours à la campagne lui avoient donne du goût [189] pour l’étude des plantes: il continuoit de se livrer à cette étude avec plus d’ardeur que de succès; soit que sa mémoire défaillante commençât à lui refuser tout service; soit, comme je crus le remarquer, qu’il se fit de cette occupation plutôt un jeu d’enfant qu’une étude véritable. Il s’attachoit plus à faire de jolis herbiers qu’à classer & caractériser les genres & les especes. Il employoit un tems & des soins incroyables à dessécher & applatir des rameaux, à étendre & déployer de petits feuillages, à conserves aux fleurs leurs couleurs naturelles: de sorte que, collant avec soin ces fragmens sur des papiers qu’il ornoit de petits cadres, à toute la vérité de la nature il joignoit l’éclat de la miniature, & le charme de l’imitation.

Je l’ai vu s’attiédir enfin sur cet amusement, devenu trop fatigant pour son age, trop coûteux pour sa bourse, & qui lui prenoit un tems nécessaire dont il ne le dédommageoit pas. Peut-être nos liaisons ont-elles contribue à l’en détacher. On voit que la contemplation de la nature eut toujours un grand attrait pour son coeur: il y trouvoit un supplément aux attachemens dont il avoir besoin; mais il eut supplément pour la chose, s’il en avoir eu le choix, & il ne se réduisit à converser avec les plantes qu’après de vains efforts pour converser avec des humains. Je quitterai volontiers, m’a-t-il dit, la société des végétaux pour celle des hommes au premier espoir d’en retrouver.

Mes premieres recherches m’ayant jette dans les détails de sa vie domestique, je m’y suis particulièrement attache, persuade que j’en tirerois pour mon objet des lumieres plus sures[190] que de tout ce qu’il pouvoit avoir dit ou fait en public & que d’ailleurs je n’avois pas vu moi-même. C’est dans la familiarité d’un commerce intime, dans la continuité de la vie privée qu’un homme la longue se laisse voir tel qu’il est; quand le ressort de l’attention sur soi se relâche, & qu’oubliant le reste du monde on se livre à l’impulsion du moment. Cette méthode est sure, mais longue & pénible: elle demande une patience & une assiduité que peut soutenir le seul vrai zele de la justice & de la vérité, & dont on se dispense aisément en substituant quelque remarque fortuite & rapide aux observations lentes mais solides que donne un examen égal & suivi.

J’ai donc regarde s’il régnoit chez lui du désordre ou de la regle, de la gêne ou de la liberté; s’il étoit sobre ou dissolu, sensuel ou grossier, si ses goûts étoient dépraves ou sains, s’il étoit sombre ou gai dans ses repas, domine par l’habitude ou sujet aux fantaisies, chiche ou prodigue dans son ménage, entier impérieux tyran dans sa petite sphère d’autorité, ou trop doux peut-être au contraire & trop mou, craignant les dissentions encore plus qu’il n’aime l’ordre, & souffrant pour la paix les choses les plus contraires son goût & à sa volonté: comment il supporte l’adversité le mépris la haine publique: quelles sortes d’affections lui sont habituelles; quels genres de peine ou de plaisir alterent le plus son humeur. Je l’ai suivi dans sa plus constante maniere d’être, dans ces petites inégalités, non moins inévitables non moins utiles peut-être dans le calme de la vie privée que le légères variations de l’air & du vent dans celui des beaux jours. J’ai voulu voir comment il se fâche & comment il appaise, s’il [191] exhale ou contient sa colere, s’il est rancunier ou emporte, facile ou difficile à appaiser; s’il aggrave ou répare ses torts, s’il fait endurer & pardonner ceux des autres; s’il est doux & facile à vivre, ou dur & fâcheux dans le commerce familier; s’il aime s’épancher au-dehors ou se concentrer en lui-même, si son coeur s’ouvre aisément ou se ferme aux caresses, s’il est toujours prudent circonspect maître de lui-même, ou si se laissant dominer par ses mouvemens il montre indiscrètement chaque sentiment dont il est ému. Je l’ai pris dans les situations d’esprit les plus diverses, les plus contraires qu’il m’a été possible de saisir; tantôt calme & tantôt agite, dans un transport de colere & dans une effusion d’attendrissement; dans la tristesse & l’abattement de coeur: dans ces courts mais doux momens de joie que la nature lui fournir encore & que les hommes n’ont pu lui ôter dans la gaîté d’un repas un peu prolonge; dans ces circonstances imprévues ou un homme ardent n’a pas le tems de se déguiser, & ou le premier mouvement de la nature prévient toute réflexion. En suivant tous les détails de sa vie, je n’ai point négligé ses discours ses maximes ses opinions; je n’ai rien omis pour bien connoître ses vrais sentimens sur les matieres qu’il traite dans ses écrits. Je l’ai fonde sur la nature de l’ame, sur l’existence de Dieu, sur la moralité de la vie humaine, sur le vrai bonheur, sur ce qu’il pense de la doctrine à la mode & de ses auteurs, enfin sur tout ce qui peut faire connoître avec les vrais sentimens d’un homme sur l’usage de cette vie & sur sa destination, ses vrais principes de conduite. J’ai soigneusement compare tout ce qu’il m’a dit avec ce que j’ai vu de lui dans la pratique [192] n’admettant jamais pour vrai que ce que cette épreuve à confirme.

Je l’ai particulièrement étudie par les cotes qui tiennent à l’amour-propre, bien sur qu’un orgueil irascible au point d’en avoir fait un monstre doit avoir de fortes & fréquentes explosions difficiles à contenir & impossibles à déguiser aux yeux d’un homme attentif à l’examiner par ce cote-la sur-tout dans la position cruelle ou je le trouvois.

Par les idées dont un homme pétri d’amour-propre s’occupe le plus souvent, par les sujets favoris de ses entretiens, par l’effet inopiné des nouvelles imprévues, par la maniere de s’affecter des propos qu’on lui tient, par les impressions qu’il reçoit de la contenance & du ton des gens qui l’approchent, par l’air dont il entend louer ou décrier ses ennemis ou ses rivaux, par la façon dont il en parle lui-même, par le degré de joie ou de tristesse dont l’affectent leurs prospérités ou leurs revers, on peut à la longue le pénétrer & lire dans son ame, sur-tout lorsqu’un tempérament ardent lui ôte le pouvoir de réprimer ses premiers mouvemens, (si tant est néanmoins qu’un tempérament ardent. & un violent amour-propre puissent compatir ensemble dans un même coeur). Mais c’est sur-tout en parlant des talens & des livres que les auteurs contiennent le moins & se décelant le mieux: c’est aussi par-la que je n’ai pas manque d’examiner celui-ci. Je l’ai mis souvent & vu mettre par d’autres sur ce chapitre en divers tems & à diverses occasions: j’ai fonde ce qu’il pensoit de la gloire littéraire, quel prix il donnoit à sa jouissance, & ce qu’il estimoit le plus en fait de réputation, de celle qui brille par les [193] talens ou de celle moins éclatante que donne un caractere estimable. J’ai voulu voir s’il étoit curieux de l’histoire des réputations naissantes ou déclinantes, s’il épluchoit malignement celles qui faisoient le plus de bruit, comment il s’affectoit des succès ou des chutes des livres & des auteurs, & comment il supportoit pour sa part les dures censures des critiques, les malignes louanges des rivaux, & le mépris affecté des brillans écrivains de ce siecle. Enfin je l’ai examine par tous les sens ou mes regards ont pu pénétrer, & sans chercher à rien interpréter selon mon désir, mais éclairant mes observations les unes par les autres pour découvrir la vérité, je n’ai pas un instant oublie dans mes recherches qu’il y alloit du destin de ma vie a ne pas me tromper dans ma conclusion.

LE FRANÇOIS. Je vois que vous avez regarde à beaucoup de choses; apprendrai-je enfin ce que vous avez vu?

ROUSSEAU. Ce que j’ai vu est meilleur à voir qu’à dire. Ce que j’ai vu me suffit, à moi qui l’ai vu, pour déterminer mon jugement, mais non pas vous pour déterminer le votre sur mon rapport; car il a besoin d’être vu pour être cru, & après la façon dont vous m’aviez prévenu je ne l’aurois pas cru moi-même sur le rapport d’autrui. Ce que j’ai vu ne sont que des choses bien communes en apparence mais très-rares en effet. Ce sont des récits qui d’ailleurs conviendroient mal dans ma bouche, [194] & pour les faire avec bienséance, il faudroit être un autre que moi.

LE FRANÇOIS. Comment, Monsieur! espérez-vous me donner ainsi le change? remplissez-vous ainsi vos engagemens, & ne tirerai-je aucun fruit du conseil que je vous ai donne? Les lumieres qu’il vous à procurées ne doivent-elles pas nous être communes, & après avoir ébranle la persuasion ou j’étois, vous croyez-vous permis de me laisser les doutes que vous avez fait naître si vous avez de quoi m’en tirer?

ROUSSEAU. Il vous est aise d’en sortir à mon exemple en prenant pour vous-même ce conseil que vous dites m’avoir donne. Il est malheureux pour J. J. que Rousseau ne puisse dire tout ce qu’il fait de lui. Ces déclarations sont désormais impossibles parce qu’elles seroient inutiles & que le courage de les faire ne m’attireroit que l’humiliation de n’être pas cru.

Voulez-vous, par exemple, avoir une idée sommaire de mes observations? prenez directement & en tout, tant en bien qu’en mal le contre-pied du J. J. de vos Messieurs, vous y aurez très-exactement celui que j’ai trouve. Le leur est cruel féroce & dur jusqu’à la dépravation; le mien est doux compatissant jusqu’à la foiblesse. Le leur est intraitable inflexible & toujours repoussant; le mien est facile & mou, ne pouvant résister aux caresses qu’il croit sinceres, & se laissant subjuguer, quand on fait s’y prendre par les gens mêmes qu’il n’estime pas Le leur misanthrope farouche déteste les hommes [195] le mien humain jusqu’à l’excès & trop sensible à leurs peines, s’affecte autant des maux qu’ils se sont entr’eux que de ceux qu’ils lui sont à lui-même. Le leur ne songe qu’a faire du bruit dans le monde aux dépens du repos d’autrui & du sien; le mien préfere le repos à tout, & voudroit être ignore de toute la terre pourvu qu’on le laissât en paix dans son coin. Le leur dévore d’orgueil & du plus intolérant amour-propre, est tourmente de l’existence de ses semblables, & voudroit voir tout le genre-humain s’anéantir devant lui; le mien s’aimant sans se comparer n’est pas plus susceptible de vanisé que de modestie, content de sentir ce qu’il est, il ne cherche point quelle est sa place parmi les hommes, & je suis sur que de sa vie il ne lui entra dans l’esprit de se mesurer avec un autre pour savoir lequel étoit le plus grand ou le plus petit. Le leur plein de ruse & d’art pour en imposer voile ses vices avec la plus grande adresse & cache sa méchanceté sous une candeur apparente; le mien emporte violent même dans ses premiers momens plus rapides que l’éclair, passe sa vie à faire de grandes & court fautes, & à les expier par de vifs & longs repentirs: au surplus sans prudence sans présence d’esprit & d’une balourdise incroyable, il offense quand il veut plaire, & dans sa naïveté plutôt étourdie que franche dit également ce qui lui sert & qui lui nuit sans même en sentir la différence. Enfin le leur est un esprit diabolique aigu pénétrant; le mien ne pensant qu’avec beaucoup de lenteur & d’efforts en craint la fatigue, & souvent n’entendant les choses les plus communes qu’en y rêvant à son aise & seul, peut à peine passer pour un homme d’esprit.

[196] N’est-il pas vrai que si je multipliois ces oppositions, comme je le pourrois faire, vous les prendriez pour des jeux d’imagination qui-n’auroient aucune réalité? & cependant je ne vous dirois rien qui ne fut, non comme à vous affirme par d’autres, mais autres, par ma propre conscience. Cette maniere simple mais peu croyable de démentir les affections bruyantes des gens passionnes, par les observations paisibles mais sures d’un homme impartial, seroit donc inutile & ne produiroit aucun effet. D’ailleurs la situation de J. J. à certains égards est même trop incroyable pour pouvoir être bien dévoilée. Cependant pour le bien connoître il faudroit la connoître à fond; il faudroit connoître & ce qu’il endure & ce qui le lui fait supporter. Or tout cela ne peut bien se dire; pour le croire il faut l’avoir vu.

Mais essayons s’il n’y auroit point quelqu’autre route aussi droite & moins traversée pour arriver au même but. S’il n’y auroit point quelque moyen de vous faire sentir, tout-d’un-coup par une impression simple & immédiate, ce que dans les opinions ou vous êtes je ne saurois vous persuader en procédant graduellement sans attaquer sans cesse par des négations dures les tranchantes assertions de vos Messieurs. Je voudrois tacher pour cela de vous esquisser ici le portrait de mon J. J. tel qu’après un long examen de l’original l’idée s’en est empreinte dans mon esprit. D’abord vous pourrez compare ce portrait à celui qu’ils en ont trace, juger lequel des deux est le plus lie dans ses parties & paroît former le mieux un seul tout, lequel explique le plus naturellement & le plus clairement la conduite de celui qu’il représente, ses goûts ses [197] habitudes & tout ce qu’on connoît de lui, non-seulement depuis qu’il a fait des livres, mais des son enfance & de tous les tems, après quoi, il ne tiendra qu’à vous de versifier par vous-même si j’ai bien ou mal vu.

LE FRANÇOIS. Rien de mieux que tout cela. Parlez donc; je vous écoute.

ROUSSEAU. De tous les hommes que j’ai connus celui dont le caractere dérive le plus pleinement de son seul tempérament est J. J. Il est ce que l’a fait la nature: l’éducation ne l’a que bien peu modifie. Si des sa naissance les facultés & ses forces s’étoient tout-a-coup développées, des-lors on l’eut trouve tel à-peu-près qu’il fut dans son age mur, & maintenant après soixante ans de peines & de miseres, le tems l’adversité les hommes l’ont encore très-peu change. Tandis que son corps vieillit & se casse son coeur reste jeune toujours; il garde encore les mêmes goûts les mêmes passions de son jeune age, & jusqu’à la fin de sa vie il ne cessera d’être un vieux enfant.

Mais ce tempérament qui lui à donne sa forme morale à des singularités qui pour être démêlées demandent une attention plus suivie que le coup-d’oeil suffisant qu’on jette sur un homme qu’on croit connoître & qu’on à déjà juge. Je puis même dire que c’est par son extérieur vulgaire & par ce qu’il a de plus commun qu’en y regardant mieux je l’ai trouve le plus singulier. Ce paradoxe s’éclaircira de lui-même à mesure que vous m’écouterez.

Si, comme je vous l’ai dit, je fus surpris au premier abord [198] de le trouver si différent de ce que je me l’étois figure sur vos récits, je le fus bien plus du peu d’éclat pour ne pas dire de la bêtise de ses entretiens: moi qui ayant eu à vivre avec des gens de lettres les ai toujours trouves brillans élances sentencieux comme des oracles, subjugant tout par leur docte seconde & par la hauteur de leurs décisions. Celui-ci ne disant gueres que des choses communes, & les disant sans précision, sans finesse, & sans force, paroît toujours fatigue de parler, même en parlant peu, soit de la peine d’entendre; souvent même n’entendant point, si-tôt qu’on dit des choses un peu fines, & n’y répandant jamais à propos. Que s’il lui vient par hasard quelque mot heureusement trouve, il en est si aise, que pour avoir quelque chose à dire il le répété éternellement. On le prendroit dans la conversation, non pour un penseur plein d’idées vives & neuves, pensant avec force & s’exprimant avec justesse, mais pour un écolier embarrasse du choix de ses termes, & subjugué par la suffisance des gens qui en savent plus que lui. Je n’avois jamais vu ce maintien timide & gêne dans nos moindres barbouilleurs de brochure, comment le concevoir dans un auteur qui foulant aux pieds les opinions de son siecle sembloit en toute chose moins dispose recevoir la loi qu’à la faire? S’il n’eut fait que dire des choses triviales & plates j’aurois pu croire qu’il faisoit l’imbécile pour dépayser les espions dont il se lent entoure; mais quels que soyent les gens qui l’écoutent, loin d’user avec eux de la moindre précaution, il lâche étourdiment cent propos inconsidérés qui donnent sur lui de grandes prises, non qu’au fond ces propos soyent répréhensibles, mais parce qu’il [199] est possible de leur donner un mauvais sens, qui, sans lui être venu dans l’esprit, ne manque pas de se présenter par préférence à celui des gens qui l’écoutent, & qui ne cherchent que cela. En un mot, je l’ai presque toujours trouve pesant à penser, mal-adroit à dire, se fatigant sans cesse à chercher le mot propre qui ne lui venoit jamais, & embrouillant des idées déjà peu claires par une mauvaise maniere de les exprimer. J’ajoute en passant que si dans nos premiers entretiens j’avois pu deviner cet extrême embarras de parler j’en aurois tire sur vos propres argumens une preuve nouvelle qu’il n’avoit fait ses livres. Car si, selon vous, déchiffrant si mal la musique il n’en avoit pu composer, à plus forte raison sachant si mal parler il n’avoit pu si bien écrire.

Une pareille ineptie étoit déjà fort étonnante dans un homme assez adroit pour avoir trompe quarante ans par de fausses apparences tous ceux qui l’ont approche; mais ce n’est pas tout. Ce même homme dont l’oeil terne & la physionomie effacée semble dans les entretiens indifferens n’annoncer que de la stupidité, change tout-à-coup d’air & de maintien, si-tôt qu’une matiere intéressante pour lui le tire de sa léthargie. On voit sa physionomie éteinte s’animer se vivifier, devenir parlante expressive & promettre de l’esprit. A juger par l’éclat qu’ont encore alors ses yeux à ton age, dans sa jeunesse ils ont du lancer des éclairs. A son geste impétueux à sa contenance agitée on voit que son sang bouillonne, on croiroit que des traits de feu vont partir de sa bouche, & point du tout; toute cette effervescence ne produit que des propos communs confus mal ordonnes, qui, sans être plus [200] expressifs qu’à l’ordinaire, sont seulement plus inconsidérés. Il eleve beaucoup la voix; mais ce qu’il dit devient plus bruyant sans être plus vigoureux. Quelquefois, cependant, je lui ai trouve de l’énergie dans l’expression; mais ce n’étoit jamais au moment d’une explosion subite; c’étoit seulement lorsque cette explosion ayant précédé avoit déjà produit son premier effet. Alors cette émotion prolongée agissant avec plus de regle sembloit agir avec plus de force & lui suggéroit des expressions vigoureuses pleines du sentiment dont il étoit encore agite. J’ai compris par-là comment cet homme pouvoit quand son sujet échauffoit soin coeur écrire avec force, quoiqu’il parlât foiblement, & comment sa plume devoit mieux que sa langue parler le langage des passions.

LE FRANÇOIS. Tout cela n’est pas si contraire que vous pensez aux idées qu’on m’a données de son caractere. Cet embarras d’abord & cette timidité que vous lui attribuez sont reconnus maintenant dans le monde pour être les plus sures enseignes de l’amour-propre & de l’orgueil.

ROUSSEAU. D’ou il suit que nos petits patres & nos pauvres villageoises regorgent d’amour-propre, & que nos brillans Académiciens, nos jeunes Abbés & nos Dames du grand air sont des prodiges de modestie & d’humilité? Oh malheureuse nation toutes les idées de l’aimable & du bon sont renversées, & ou l’arrogant amour-propre des gens du monde transforme en orgueil & en vices les vertus qu’ils foulent aux pieds!

[201] LE FRANÇOIS. Ne vous échauffez pas. Laissons ce nouveau paradoxe sur lequel on peut disputer, & revenons A la sensibilité de notre homme, dont vous convenez vous-même, & qui se déduit de vos observations. D’une profonde indifférence sur tout ce qui ne touche pas son petit individu, il ne s’anime jamais que pour son propre intérêt. Mais toutes les fois qu’il s’agit de lui, la violente intensité de son amour-propre doit en effet l’agiter jusqu’au transport, & ce n’est que quand cette agitation se modère qu’il commence d’exhaler sa bile & sa rage, qui dans les premiers momens se concentre avec force autour de son coeur.

ROUSSEAU. Mes observations, dont vous tirez ce résultat m’en fournissent un tout contraire. Il est certain qu’il ne s’affecte pas généralement comme tous nos auteurs de toutes les questions un peu fines qui se présentent, & qu’il ne suffit pas, pour qu’une discussion l’intéresse, que l’esprit puisse y briller. J’ai toujours vu, j’en conviens, que pour vaincre sa paresse à parler & l’émouvoir dans la conversation il faloit un autre intérêt que celui de la vanité du babil, mais je n’ai gueres vu que cet intérêt capable de l’animer fut son intérêt propre, celui de son individu. Au contraire, quand il s’agit de lui, soit qu’on le cajole par des flatteries, soit qu’on cherche à l’outrager à mots couverts, je lui ai toujours trouve un air nonchalant & dédaigneux, qui ne montroit pas qu’il fit un grand cas de tous ces discours, ni de ceux qui les lui tenoient, ni de leurs opinions [202] sur son compte: mais l’intérêt plus grand plus noble qui l’anime & le passionne est celui de la justice & de vérité, & je ne l’ai jamais vu écouter de sang-froid toute doctrine qu’il crut nuisible au bien public. Son embarras de parler peut souvent l’empêcher de se commettre, lui & bonne cause vis-à-vis ces brillans péroreurs qui savent habiller en termes séduisans & magnifiques leur cruelle philosophie: mais il est aise de voir alors l’effort qu’il fait pour se taire, & combien son coeur souffre à laisser propager des erreurs qu’il croit funestes au genre-humain. Défenseur indiscret du foible & de l’opprime qu’il ne connoît même pas, je l’ai vu souvent rompre impétueusement en visière au puissant oppressent qui, sans paroître offense de son audace, s’apprêtoit sous l’air de la modération à lui faire payer cher un jour cette incartade: de sorte que tandis qu’au zele emporte de l’un on le prend pour un furieux, l’autre en méditant en secret de noirceurs paroît un sage qui se possede; & voilà comment, jugeant toujours sur les apparences, les hommes le plus souvent prennent le contre-pied de la vérité.

Je l’ai vu se passionner de même, & souvent jusqu’au larmes pour les choses bonnes & belles dont il étoit frappe dans les merveilles de la nature, dans les œuvres des hommes dans les vertus dans les talens dans les beaux-arts & généralement dans tout ce qui porte un caractere de force de grace ou de vérité digne d’émouvoir une ame sensible. Mais, sur-tout, ce que je n’ai vu qu’en lui seul au monde, c’est un égal attachement pour les productions de ses plus cruel ennemis, & même pour celles qui déposoient contre ses propres [203] idées, lorsqu’il y trouvoit les beautés faites pour toucher son coeur, les goûtant avec le même plaisir, les louant avec le même zele que si son amour-propre n’en eut point reçu d’atteinte, que si l’Auteur eut été son meilleur ami, & s’indignant avec le même feu des cabales faites pour leur ôter avec les suffrages du public le prix qui leur étoit du. Son grand malheur est que tout cela n’est jamais regle par la prudence, & qu’il se livre impétueusement au mouvement dont il est agite sans en prévoir l’effet & les suites, ou sans s’en soucier: S’animer modérément n’est pas une chose en sa puissance. Il faut qu’il soit de flamme ou de glace; quand il est tiède il est nul.

Enfin j`ai remarque que l’activité de son ame duroit peu, qu’elle étoit courre à proportion qu’elle étoit vive, que l’ardeur de ses passions les consumoit les dévoroit elles-mêmes; & qu’après de fortes & rapides explosions elles s’anéantissoient aussi-tôt & le laissoient retomber dans ce premier engourdissement qui le livre au seul empire de l’habitude & me paroît être son état permanent & naturel.

Voilà le précis des observations d’ou j’ai tire la connoissance de sa constitution physique, & par des conséquences nécessaires, confirmées sa conduite en toute chose, celle de son vrai caractere. Ces observations & les autres qui s’y rapportent offrent pour résultat un tempérament mixte forme d’elémens qui paroissent contraires: un coeur sensible, ardent ou très-inflammable; un cerveau compacte & lourd, dont les parties solides & massives ne peuvent être ébranlées que par une agitation du sang vive & prolongée. Je ne cherche point à lever en physicien ces apparentes contradictions, & que m’importe? [204] Ce qui m’importoit, étoit de m’assurer de leur réalité, & c’est aussi tout ce que j’ai fait. Mais ce résultat, pour paroître à vos yeux dans tout son jour à besoin des explications que je vais tacher d’y joindre.

J’ai souvent oui reprocher à J. J., comme vous venez de faire, un excès de sensibilité, & tirer de-là l’évidente conséquence qu’il étoit un monstre. C’est sur-tout le but d’un nouveau livre Anglois intitule recherches sur l’ame, ou, à la faveur de je ne sais combien de beaux détails anatomiques, & tout-à-fait concluans, on prouve qu’il n’y a point d’ame puisque l’auteur n’en à point vu à l’origine des nerfs, & l’on établit en principe que la sensibilité dans l’homme est la seule cause de ses vices & de ses crimes, & qu’il est méchant en raison de cette sensibilité, quoique par une exception à la regle l’auteur accorde que cette même sensibilité peut quelquefois engendrer des vertus. Sans disputer sur la doctrine impartiale du philosophe-chirurgien, tachons de commencer par bien entendre tendre ce mot de sensibilité, auquel, faute de notions exactes, on applique à chaque irritant des idées si vagues & souvent contradictoires.

La sensibilité est le principe de toute action. Un être, quoiqu’anime, qui ne sentiroit rien, n’agiroit point: car ou seroit pour lui le motif d’agir? Dieu lui-même est sensible puisqu’il agit. Tous les hommes sont donc sensibles, & peut-être au même degré, mais non pas de la même maniere. Il y a une sensibilité physique & organique, qui, purement passive, paroît n’avoir pour fin que la conservation de notre corps & celle de notre espece par les directions du plaisir & de la douleur. [205] Il y a une autre sensibilité que j’appelle active & morale qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers. Celle-ci, dont l’étude des paires de nerfs ne donne pas la connoissancc, semble offrir dans les ames une analogie assez claire avec la faculté attractive des corps. Sa force est en raison des rapports que nous sentons entre nous & les autres êtres, &, selon la nature de ces rapports elle agit tantôt positivement par attraction, tantôt négativement par répulsion, comme un aimant par ses pôles. L’action positive ou attirante est l’oeuvre simple de la nature qui cherche à étendre & renforcer le sentiment de notre être; la négative ou repoussante qui comprime & rétrécit celui d’autrui est une combinaison que la réflexion produit. De la premiere naissent toutes les passions aimantes & douces, de la seconde toutes les passions haineuses & cruelles. Veuillez, Monsieur, vous rappeller ici, avec les distinctions faites dans nos premiers entretiens entre l’amour de soi-même & l’amour-propre, la maniere dont l’un & l’autre agissent sur le coeur humain. La sensibilité positive dérive immédiatement de l’amour de soi. Il est très-naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être & ses jouissances, & à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui: ceci est une pure affaire de sentiment ou la réflexion n’entre pour rien. Mais si-tôt que cet amour absolu dégénéré en amour-propre & comparatif, il produit la sensibilité négative; parce qu’aussi-tôt qu’on prend l’habitude de se mesurer avec d’autres, & de se transporter hors de soi pour s’assigner la premiere & meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce [206] qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout. L’amour-propre est toujours irrite ou mécontent, parce qu’il voudroit que chacun nous préférât à tout & à lui-même, ce qui ne se peut: il s’irrite des préférences qu’il sent que d’autres méritent, quand même ils ne les obtiendroient pas: il s’irrite des avantages qu’un autre à sur nous, sans s’appaiser par ceux dont il se sent dédommage. Le sentiment de l’infériorité à un seul égard empoisonne alors celui de la supériorité à mille autres, & l’on oublie ce qu’on a de plus pour s’occuper uniquement de ce qu’on a de moins. Vous sentez qu’il n’y a pas à tout cela de quoi disposer l’ame à la bienveillance.

Si vous me demandez d’ou naît cette disposition à se comparer, qui change une passion naturelle & bonne en une autre passion factice & mauvaise; je vous répondrai qu’elle des relations sociales, du progrès des idées, & de la culte de l’esprit. Tant qu’occupe des seuls besoins absolus on se borne à rechercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette gueres sur d’autres un regard oiseux. Mais à mesure que la société se resserre par le lien des besoins mutuels, à mesure que l’esprit s’étend s’exerce & s’éclaire, il prend plus d’activité, il embrasse plus d’objets, saisit plus de rapports, examine compare; dans ces fréquentes comparaisons il n’oublie ni lui-même ni ses semblables ni la place à laquelle il prétend parmi eux. Des qu’on a commence de se mesurer ainsi l’on ne cesse plus, & le coeur ne sait plus s’occuper désormais qu’à mettre tout le monde au-dessous de nous. Aussi remarque-t-on [207] généralement en confirmation de cette théorie que les gens d’esprit & sur-tout les gens de lettres sont de tous les hommes ceux qui ont une plus grande intensité d’amour-propre, les moins portes à aimer, les plus portes à haïr.

Vous me direz peut-être que rien n’est plus commun que des sots pétris d’amour-propre. Cela n’est vrai qu’en distinguant. Fort souvent les sots sont vains, mais rarement ils sont jaloux, parce que se croyant bonnement à la premiere place, ils sont toujours très-contens de leur lot. Un homme d’esprit n’a genres le même bonheur; il sent parfaitement, & ce qui lui manque, & l’avantage qu’en fait de mérite ou de talens un autre peut avoir sur lui. Il n’avoue cela qu’a lui-même, mais il le sent en dépit de lui, & voilà ce que l’amour-propre ne pardonne point.

Ces éclaircissemens m’ont paru nécessaires pour jetter du jour sur ces imputations de sensibilité, tournées par les uns en éloges & par les autres en reproches, sans que les uns ni les autres fâchent trop ce qu’ils veulent dire par-la, faute d’avoir conçu qu’il est des genres de sensibilité de natures différentes & même contraires qui ne sauroient s’allier ensemble dans un même individu. Passions maintenant à l’application.

Jean-Jaques m’a paru doue de la sensiblité physique à un assez haut degré. Il dépend beaucoup de ses sens & il en dependroit bien davantage si la sensibilité morale n’y faisoit souvent diversion; & c’est même encore souvent par celle-ci que l’autre l’affecte si vivement. De beaux sons, un beau ciel, un beau paysage, un beau lac, des fleurs, des parfums, de beaux yeux un doux regard; tout cela ne réagit si fort sur ses [208] sens qu’après avoir perce par quelque cote jusqu’à son coeur. Je l’ai vu faire deux lieues par jour durant presque tout un printems pour aller écouter à Berci le rossignol à son aise; il faloit l’eau la verdure la solitude & les bois pour rendre le chant de cet oiseau touchant à son oreille, & la campagne elle-même auroit moins de charme à ses yeux s’il n’y voyoit les soins de la mere commune qui se plaît à parer le séjour de ses enfans. Ce qu’il y a de mixte dans la plupart de ses sensations les tempere, & ôtant à celles qui sont purement matérielles l’attrait séducteur des autres fait que toutes agissent sur lui plus modérément. Ainsi sa sensualité, quoique vive, n’est jamais fougueuse, & sentant moins les privations que les jouissances, il pourroit se dire en un sens plutôt tempérant que sobre. Cependant l’abstinence totale peut lui coûter quand l’imagination le tourmente, au lieu que la modération ne lui coûte plus rien dans ce qu’il possede, parce qu’alors l’imagination n’agit plus. S’il aime à jouir c’est seulement après avoir désire, & il n’attend pas pour cesser que le de désir cesse, il suffit qu’il soit attiédi. Ses goûts sont sains, délicats même mais non pas rafinés. Le bon vin les bons mets lui plaisent fort, mais il aime par préférence ceux sont simples communs sans apprêt, mais choisis dans leur espece, & ne fait aucun cas en aucune chose du prix que donne uniquement la rareté. Il hait les mets fins & la cher trop recherchée. Il entre bien rarement chez lui du gibier, & n’y en entreroit jamais s’il y étoit mieux le maître. Ses repas ses festins sont d’un plat unique de toujours le même jusqu’à ce qu’il soit acheve. En un mot, il est sensuel [209] plus qu’il ne faudroit peut-être, mais pas assez pour n’être que cela. On dit du mal de ceux qui le sont. Cependant ils suivent dans toute sa simplicité l’instinct de la nature qui nous porte à rechercher ce qui nous flatte & à fuir ce qui nous répugne: je ne vois pas quel mal produit un pareil penchant. L’homme sensuel est l’homme de la nature; l’homme réfléchi est celui de l’opinion; c’est celui-ci qui est dangereux. L’autre ne peut jamais l’être quand même il tomberoit dans l’excès. Il est vrai qu’il faut borner ce mot de sensualité à l’acception que je lui donne, & ne pas l’étendre à ces voluptueux de parade qui se sont une vanité de l’être, ou qui pour vouloir passer les limites du plaisir tombent dans la dépravation, ou qui, dans les rafinemens du luxe cherchant moins les charmes de la jouissance que ceux de l’exclusion, dédaignent les plaisirs dont tout homme à le choix, & se bornent à ceux qui sont envie au peuple.

J. J. esclave de ses sens ne s’affecte pas néanmoins de toutes les sensations, & pour qu’un objet lui fasse impression il faut qu’à la simple sensation se joigne un sentiment distinct de plaisir ou de peine qui l’attire ou qui le repoussé. Il en est de même des idées qui peuvent frapper son cerveau; si l’impression n’en pénètre jusqu’à son coeur, elle est nulle. Rien d’indifférent pour lui ne peut rester dans sa mémoire, & à peine peut-on dire qu’il apperçoive ce qu’il ne fait qu’appercevoir. Tout cela fait qu’il n’y eut jamais sur la terre d’homme moins curieux des affaires d’autrui, & de ce qui ne le touche en aucune sorte, ni de plus mauvais observateur quoiqu’il ait cru long-tems en être un très-bon, parce qu’il croyoit toujours [210] bien voir quand il ne faisoit que sentir vivement. Mais celui qui ne sait voir que les objets qui le touchent en détermine mal les rapports, &quelque délicat que soit le toucher d’un aveugle il ne lui tiendra jamais lieu de deux bons yeux. Eu un mot, tout ce qui n’est que de pure curiosité soit dans les arts soit dans le monde, soit dans la nature ne tente ni ne flatte J. J. en aucune sorte, & jamais on ne le verra s’en occuper volontairement un seul moment. Tout cela tient encore à cette paresse de penser qui déjà trop contrariée pour son propre compte l’empêche d’être affecte des objets indifferens. C’est aussi par-la qu’il faut expliquer ces distractions continuelles qui dans les conversations ordinaires l’empêchent d’entendre presque rien de ce qui se dit, & vous quelquefois jusqu’à la stupidité. Ces distractions ne viennent pas de ce qu’il pense à autre chose, mais de ce qu’il ne pense à rien, & qu’il ne peut supporter la fatigue d’écouter ce qu’il lui importe peu de savoir: il paroît distrait sans l’être & n’est exactement qu’engourdi.

De-là les imprudences & les balourdises qui lui échappent à tout moment, & qui lui ont fait plus de mal que ne lui en auroient fait les vices les plus odieux: car ces vices l’auroient force d’être attentif sur lui-même pour les déguiser aux yeux d’autrui. Les gens adroits faux malfaisans sont toujours en garde & ne donnent aucune prise sur eux par leurs discours. On est bien moins soigneux de cacher le mal quand on sent le bien qui le rachète, & qu’on ne risque rien, à se montrer tel qu’on est. Quel est l’honnête homme qui n’ait ni vice ni défaut, & qui se mettant toujours à découvert [211] ne dise & ne fasse jamais de choses répréhensibles? L’homme ruse qui ne se montre que tel qu’il veut qu’on le voye, n’en paroît point faire & n’en dit jamais, du moins en public; mais défions-nous des gens parfaits. Même indépendamment des imposteurs qui le défigurent J. J. eut toujours difficilement paru ce qu’il vaut, parce qu’il ne sait pas mettre son prix en montre, & que sa mal-adresse y met incessamment ses défauts. Tels sont en lui les effets bons & mauvais de la sensibilité physique.

Quant à la sensibilité morale, je n’ai connu aucun homme qui en fut autant subjugue, mais c’est qu’il faut s’entendre: car je n’ai trouve en lui que celle qui agit positivement, qui vient de la nature & que j’ai ci-devant décrite. Le besoin d’attacher son coeur, satisfait avec plus d’empressement que de choix, à cause tous les malheurs de sa vie; mais quoiqu’il s’anime assez fréquemment & souvent très-vivement, je ne lui ai jamais vu de ces démonstrations affectées & convulsives, de ces singeries à la mode dont on nous fait des maladies de nerfs. Ses émotions s’apperçoivent quoiqu’il ne s’agite pas: elles sont naturelles & simples comme son caractere; il est parmi tous ces énergumenes de sensibilité, comme une belle femme sans rouge qui n’ayant que les couleurs de la nature paroir pale au milieu des visages fardes. Pour la sensibilité répulsive qui s’exalte dans la société, (& dont je distingue l’impression vive & rapide du premier moment qui produit la colere & non pas la haine,) je ne lui en ai trouve des vestiges que par le cote qui tient à l’instinct moral; c’est-à-dire que la haine de l’injustice [212] & de la méchanceté peut bien lui rendre odieux l’homme injuste & le méchant, mais sans qu’il se mêle à cette aversion rien de personnel qui tienne à l’amour-propre. Rien de celui d’auteur & d’homme de lettres ne se fait sentir en lui. Jamais sentiment de haine & de jalousie contre aucun homme ne prit racine au fond de sou coeur. Jamais on ne l’ouit dépriser ni rabaisser les hommes célèbres pour nuire à leur réputation. De sa vie il n’à tente, même dans ses courts succès de se faire ni parti ni prosélytes ni de primer nulle part. Dans toutes le sociétés ou il a vécu il a toujours laisse donner le ton par d’autres, s’attachant lui-même des premiers à leur char, parce qu’il leur trouvoit du mérite & que leur esprit epargnoit de la peine au lien; tellement que dans aucune de ces sociétés on ne s’est jamais doute des talens prodigieux dont le public le gratifie aujourd’hui pour en faire les instrumens de ses crimes; & maintenant encore s’il vivoit parmi des gens non prévenus qui ne fussent point qu’il a fait des livres, je suis sur que loin de l’en croire capable, tous s’accorderoient à ne lui trouver ni goût ni vocation pour ce métier.

Ce même naturel ardent &doux se fait constamment sentir dans tous les écrits comme dans ses discours. Il ne cherche ni n’évite de parler de ses ennemis. Quand il en parle, c’est avec une fierté sans dédain, avec une plaisanterie sans fiel, avec des reproches sans amertumes, avec une franchise sans malignité. Et de même il ne parle de ses rivaux de gloire qu’avec des éloges mérites sous lesquels aucun venin ne se cache; ce qu’on ne dira surement pas de ceux qu’ils sont quelquefois de lui. Mais ce que j’ai trouve en lui de plus rare [213] pour un auteur & même pour tout homme sensible, c’est la tolérance la plus parfaite en fait de sentimens & d’opinions, & l’éloignement de tout esprit de parti, même en sa faveur; voulant dire en liberté son avis & ses raisons quand la chose le demande, & même quand son coeur s’échauffe y mettant de la passion; mais ne blâmant pas plus qu’on n’adopte pas son sentiment qu’il ne souffre qu’on le lui veuille ôter, & laissant à chacun la même liberté de penser qu’il réclame pour lui-même. J’entends tout le monde parler de tolérance, mais je n’ai connu de vrai tolérant que lui seul.

Enfin l’espece de sensibilité que j’ai trouvée en lui peut rendre peu sages & très malheureux ceux qu’elle gouverne, mais elle n’en fait ni des cerveaux brûlés ni des monstres: elle en fait seulement des hommes inconséquence & souvent en contradiction avec eux-mêmes, quand, unissant comme celui-ci un coeur vif & un esprit lent, ils commencent par ne suivre que leurs penchans & finissent par vouloir rétrograder, mais trop tard, quand leur raison plus tardive les avertit enfin qu’ils s’égarent.

Cette opposition entre les premiers élémens de se constitution se fait sentir dans la plupart des qualités qui en dérivent, & dans toute sa conduite. Il y a peu de suite dans ses actions, parce que ses mouvemens naturels & ses projets réfléchis ne le menant jamais sur la même ligne, les premiers le détournent à chaque instant de la route qu’il s’est tracée, & qu’en agissant beaucoup il n’avance point. Il n’y a rien de grand de beau de généreux dont par élans il ne soit capable; mais il se laisse bien vite, & retombe aussi-tôt dans son inertie: [214] c’est en vain que les actions nobles & belles sont quelques instans dans son courage, la paresse & la timidité qui succèdent bientôt le retiennent l’anéantissant, & voilà comment avec des sentimens quelquefois élevés & grands, il fut toujours petit & nul par sa conduite.

Voulez-vous donc connoître à fond sa conduite ses moeurs? Etudiez bien ses inclinations & ses goûts; cette connoissance vous donnera l’autre parfaitement; car jamais homme ne se conduisit moins sur des principes & des regles, & ne suivit plus aveuglement ses penchans. Prudence, raison, précaution, prévoyance; tout cela ne sont pour lui que des mots sans effet. Quand il est tente, il succombe; quand il ne l’est pas, il reste dans sa langueur. Par-là vous voyez que sa conduite doit être inégale & sautillante, quelques instans impétueuse, presque toujours molle ou nulle. Il ne marche pas; il fait des bonds & retombe à la même place, son activité même ne tend qu’à le ramener à celle dont la force des choses le tire, & s’il n’étoit pousse que par son plus constant désir, il resteroit toujours immobile. Enfin jamais il n’exista d’être plus semble à l’émotion & moins forme pour l’action.

J. J. n’a pas toujours fui les hommes, mais il a toujours aime la solitude. Il se plaisoit avec les amis qu’il croyoit avoir, mais il se plaisoit encore plus avec lui-même. Il chérissoit leur société; mais il avoir quelquefois besoin de se recueillir, & peut-être eut-il encore mieux aime vivre toujours seul que toujours avec eux. Son affection pour le roman de Robinson m’a fait juger qu’il ne se fut pas cru si malheureux que lui, confine dans son Isle déserte, Pour un homme sensible, [215] sans ambition, & sans vanité, il est moins cruel & moins difficile de vivre seul dans un désert que seul parmi ses semblables. Du reste quoique cette inclination pour la vie retirée & solitaire n’ait certainement rien de méchant & de misanthrope, elle est néanmoins si singuliere que je ne l’ai jamais trouvée à ce point qu’en lui seul, & qu’il en faloit absolument démêler la cause précise, ou renoncer à bien connoître l’homme dans lequel je la remarquois.

J’ai bien vu d’abord que la mesure des sociétés ordinaires ou regne une familiarité apparente & une réserve réelle ne pouvoit lui convenir. L’impossibilité de flatter son langage & de cacher les mouvemens de son coeur mettoit de son cote un désavantage énorme vis-à-vis du reste des hommes, qui, fâchant cacher ce qu’ils sentent & ce qu’ils sont, se montrent uniquement comme il leur convient qu’on les voye. Il n’y avoit qu’une intimité parfaite qui pût entr’eux & lui rétablir l’égalité. Mais quand il l’y a mise, ils n’en ont mis eux que l’apparence; elle étoit de sa part une imprudence & de la leur une embûche, & cette tromperie, dont il fut la victime, une sois sentie à du pour jamais le tenir éloigne d’eux.

Mais enfin perdant les douceurs de la société humaine qu’a-t-il substitue qui pût l’en dédommager & lui faire préférer ce nouvel état à l’autre malgré ses inconvéniens? Je sais que le bruit du monde effarouche les coeurs aimans & tendres, qu’ils se resserrent & se compriment dans la foule, qu’ils se dilatent & s’épanchent entr’eux, qu’il n’y a de véritable effusion que dans le tête-à-tête, qu’enfin cette délicieuse qui fait la véritable jouissance de l’amitié ne peut gueres se former [216] & se nourrir que dans la retraite: mais je sais aussi qu’une solitude absolue est un état triste & contraire à la nature: les sentimens affectueux nourrissent l’ame, la communication des idées avive l’esprit. Notre plus douce-existence est relative & collective, & notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on m’y parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui. Le solitaire J. J. devroit donc être sombre taciturne, & vivre toujours mécontent. C’est en effet ainsi qu’il paroît dans tous ses portraits, & c’est ainsi qu’on me l’a toujours dépeint depuis ses malheurs; même on lui fait dire dans une lettre imprimée qu’il n’a ri dans toute sa vie que deux fois qu’il cite, & toutes deux d’un rire de méchanceté. Mais on me parloit jadis de lui tout autrement, & je l’ai vu tout autre lui-même si-tôt qu’il s’est mis à son aise avec moi. J’ai sur-tout été frappe de ne lui trouver jamais l’esprit si gai si serein que quand on l’avoit laisse seul & tranquille, ou au retour de sa promenade solitaire pourvu que ce ne fut pas un flagorneur qui l’accostât. Sa conversation étoit alors encore plus ouverte & douce qu’à l’ordinaire comme serait celle d’un homme qui sort d’avoir du plaisir. De quoi s’occupoit-il donc ainsi seul, lui qui, devenu la risée & l’horreur de ses contemporains ne voit dans sa triste destinée que des sujets de larmes & de désespoir?

O providence! o nature! trésor du pauvre, ressource de l’infortune; celui qui sent qui connoît vos saintes loix & s’y confie, celui dont le coeur est en paix & dont le corps ne souffre pas, graves à vous n’est point tout entier en proie à [217] l’adversité. Malgré tous les complots des hommes, tous les succès des mechans il ne peut être absolument misérable. Dépouille par des mains cruelles de tous les biens de cette vie, l’espérance l’en dédommage dans l’avenir, l’imagination les lui rend dans l’instant même: d’heureuses fictions lui tiennent lieu d’un bonheur réel; & que dis-je? lui seul est solidement heureux, puisque les biens terrestres peuvent à chaque instant échapper en mille manieres à celui qui croit les tenir: mais rien ne peut ôter ceux de l’imagination à quiconque sait en jouir. Il les possede sans risque & sans crainte; la fortune & les hommes ne sauroient l’en dépouiller.

Foible ressource, allez-vous dire, que des visions contre une grande adversité! Eh Monsieur, ces visions ont plus de réalité peut-être que tous les biens apparens dont les hommes sont tant de cas, puisqu’ils ne portent dans l’ame un vrai sentiment de bonheur, & que ceux qui les possèdent sont également forces de se jetter dans l’avenir faute de trouver dans le présent des jouissances qui les satisfassent.

Si l’on vous disoit qu’un mortel, d’ailleurs très-infortune, passe régulièrement cinq ou six heures par jour dans des sociétés délicieuses, composées d’hommes justes vrais gais aimables, simples avec de grandes lumieres, doux avec de grandes vertus; de femmes charmantes & sages, pleines de sentimens & de graces, modestes sans grimace, badines sans étourderie, n’usant de l’ascendant de leur sexe & de l’empire de leurs charmes que pour nourrir entre les hommes l’émulation des grandes choses & le zele de la vertu: que ce mortel connu estime chéri dans ces sociétés d’élite y vit avec tout [218] ce qui les compose dans un commerce de confiance d’attachement de familiarité; qu’il y trouve à son choix des ames surs, des maîtresses fidelles, de tendres & solides amies, qui valent peut-être encore mieux. Pensez-vous que la moitie chaque jour ainsi passée ne racheteroit pas bien les peines de l’autre moitie? Le souvenir toujours présent d’une si douce vie & l’espoir assure de sort prochain retour n’adouciroit-pas bien encore l’amertume du reste du tems, & croyez-vous qu’à tout prendre l’homme le plus heureux de la terre compte dans le même espace plus de momens aussi doux? Pour moi, je pense & vous penserez, je m’assure, que cet homme pourroit se flatter malgré ses peines de passer de cette maniere une vie aussi pleine de bonheur & de jouissance que tel autre mortel que ce soit. He bien, Monsieur, tel est l’état de J. J. au milieu de ses affections & de ses fictions. de ce J. J. si à cruellement si obstinément si indignement noirci flétri diffame, & qu’avec des soucis des soins des frais énormes ses adroits ses puissans persécuteurs travaillent depuis si long-tems sans relâche à rendre le plus malheureux des êtres. Au milieu de tous leurs succès il leur échappe, & se réfugiant dans les régions éthérées, il y vit heureux en dépit d’eux: jamais avec toutes leurs machines ils ne le poursuivront jusques-là.

Les hommes, livres à l’amour-propre & à sort triste cortege ne connoissent plus le charme & l’effet de l’imagination. Il pervertissent l’usage de cette faculté consolatrice, au lieu de s’en servir pour adoucir le sentiment de leurs maux ils ne s’en servent que pour l’irriter. Plus occupes des objets qui les blessent que de ceux qui les flattent, ils voient par-tous [219] quelque sujet de peine, ils gardent toujours quelque souvenir attristant; & quand ensuite ils médite dans la solitude sur ce qui les à le plus affectes, leurs coeurs ulcérés remplissent leur imagination de mille objets funestes. Les concurrences les préférences les jalousies les rivalités, les offenses les vengeances les mécontentemens de toute espece, l’ambition les desirs les projets les moyens les obstacles remplissent de pensées inquiétantes les heures de leurs courts loisirs; & si quelque image agréable ose y paroître avec l’espérance, elle en est effacée ou obscurcie par cent images pénibles que le doute du succès vient bientôt y substituer.

Mais celui qui, franchissant l’étroite prison de l’intérêt personnel & des petites passions terrestres, s’être sur les ailes de l’imagination au-dessus des vapeurs de notre atmosphère, lui qui sans épuiser sa force & ses facultés à lutter contre fortune & la destinée sait s’élancer dans les régions éthérés, y planer & s’y soutenir par de sublimes contemplations, peut de-la braver les coups du sort & des insensés jugemens des hommes. Il est au-dessus de leurs atteintes, il n’a pas besoin de leur suffrage pour être sage ni de leur faveur pour être heureux. Enfin tel est en nous l’empire de l’imagination & telle en est influence, que d’elle naissent non-seulement les vertus & les vices, mais les biens & les maux de la vie humaine, & que c’est principalement la maniere dont on s’y livre qui rend les hommes bons ou mechans, heureux ou malheureux ici-bas.

Un coeur actif & un naturel paresseux doivent inspirer le goût de la rêverie. Ce goût perce & devient une passion très-vive, pour par peu qu’il soit seconde par l’imagination. C’est ce [220] qui arrive très-fréquemment aux Orientaux; c’est ce qui est arrive à J. J. qui leur ressemble à bien des égards. Trop soumis à ses sens pour pouvoir dans les jeux de la sienne en secouer le joug, il ne s’éleveroit pas sans peine à des méditations purement abstraites, & ne s’y soutiendroit pas long-tems. Mais cette foiblesse d’entendement lui est peut-être plus avantageuse que ne seroit une tête plus philosophique. Le concours des objets sensibles rend les méditations moins séches plus douces plus illusoires plus appropriées à lui tout entier. La nature s’habille pour lui des formes les plus charmantes, se peint à ses yeux des couleurs les plus vives, se peuple pour son usage d’êtres selon son coeur; & lequel est le plus consolant dans l’infortune de profondes conceptions qui fatiguent, ou de riantes fictions qui ravissent, & transportent celui qui s’y livre au sein de la félicité? Il raisonne moins, il est vrai, mais il jouit davantage: il ne perd pas un moment pour la jouissance, & si-tôt qu’il est seul il est heureux.

La rêverie, quelque douce qu’elle soit épuise & fatigue à la longue, elle a besoin de délassement. On le trouve en laissant reposer sa tête & livrant uniquement ses sens à l’impression des objets extérieurs. Le plus indifférent spectacle à sa douceur par le relâche qu’il nous procure, & pour peu que l’impression ne soit pas tout-à-fait nulle, le mouvement léger dont elle nous agite suffit pour nous préserver d’un engourdissement léthargique & nourrir en nous le plaisir d’exister sans donner de l’exercice à nos facultés. Le contemplatif J. J. en tout autre tems si peu attentif aux objets qui l’entourent à souvent grand [221] besoin de ce repos & le goûte alors avec une sensualité d’enfant dont nos sages ne se doutent gueres. Il n’apperçoit rien sinon quelque mouvement à son oreille ou devant ses yeux, mais c’en est assez pour lui. Non-seulement une parade de foire une revue un exercice une procession l’amuse; mais la grue le cabestan le mouton, le jeu d’une machine quelconque, un bateau qui passe, un moulin qui tourne, un bouvier qui laboure, des joueurs de boule ou de battoir, la rivière qui court, l’oiseau qui vole, attachent ses regards. Il s’arrête même à des spectacles sans mouvement, pour peu que la variété y supplée. Des colifichets, en étalage des bouquins ouverts sur les quais & dont il ne lit que les titres, des images contre les murs qu’il parcourt d’un oeil stupide, tout cela l’arrête & l’amuse quand son imagination fatiguée à besoin de repos de repos. Mais nos modernes sages qui le suivent cet l’épient dans tout ce badaudage en tirent des conséquences à leur mode sur les motifs de son attention & toujours dans l’aimable caractere dont ils l’ont obligeamment gratifie. Je le vis un jour assez long-tems arrête devant une gravure. De jeunes gens inquiets de savoir ce qui l’occupoit si fort, mais allez polis contre l’ordinaire, pour ne pas s’aller interposer entre l’objet & lui, attendirent avec une risible impatience. Si-tôt qu’il partit, ils coururent à la gravure & trouvèrent que c’étoit le plan des attaques du fort de Kehl. Je les vis ensuite long-tems & vivement occupes d’un entretien fort anime, dans lequel je compris qu’ils fatiguoient leur minerve à chercher quel crime on pouvoir méditer en regardant le plan des attaques du sort de Kehl.

[222] Voilà, Monsieur, une grande découverte & dont je me suis beaucoup félicite, car je la regarde comme la clef des autres singularités de cet homme. De cette pente aux douces rêveries j’ai vu dériver tous les goûts tous les penchans toutes les habitudes de J. J., ses vices mêmes, & les vertus qu’il peut avoir. Il n’a gueres assez de suite dans ses idées pour former de vrais projets; mais enflamme par la longue contemplation d’un objet il fait par fois dans sa chambre de fortes & promptes résolutions qu’il oublie ou qu’il abandonne avant d’être arrive dans la rue. Toute la vigueur de sa volonté s’épuise à résoudre; il n’en a plus pour exécuter. Tout suit en lui d’une premiere inconséquence. La même opposition qu’offrent les élémens de sa constitution se retrouve dans sa inclinations dans ses moeurs & dans sa conduite. Il est actif ardent laborieux infatigable; il est indolent paresseux sans vigueur; il est fier audacieux téméraire, il est craintif timide embarrasse; il est froid dédaigneux rebutant jusqu’à la dureté; il est doux caressant facile jusqu’à la foiblesse, & ne fait pas se descendre de faire ou souffrir ce qui lui plaît le moins. En un mot il passe d’une extrémité à l’autre avec une incroyable rapidité sans même remarquer ce passage ni se souvenir de ce qu’il étoit l’instant auparavant, & pour rapporter ces effets divers à leurs causes primitives, il est lâche & mou tant que la seule raison l’excite, il devient tout de feu si-tôt qu’il est anime par quelque passion. Vous me direz que c’est comme cela que sont tous les hommes. Je pense tout le contraire, vous ne penseriez pas ainsi vous-même si j’avois mis le mot intérêt à la place du mot raison qui dans le fond signifie [223] ici la même chose: car qu’est-ce que la raison pratique, si ce n’est le sacrifice d’un bien présent & passager aux moyens de s’en procurer un jour de plus grands ou de plus solides, & qu’est-ce que l’intérêt si ce n’est l’augmentation & l’extension continuelle de ces mêmes moyens? L’homme intéresse songe moins à jouir qu’à multiplier pour lui l’instrument des jouissances. Il n’a point proprement de passions non plus que l’avare, ou il les surmonte & travaille uniquement par un excès de prévoyance à se mettre en état de satisfaire à son aise celles qui pourront lui venir un jour. Les véritables passions, plus rares qu’on ne pense parmi les hommes, le deviennent de jour en jour d’avantage, l’intérêt les élime les atténue, les engloutit toutes, & la vanité, qui n’est qu’une bêtise de l’amour-propre, aide encore à les étouffer. La devise du Baron de Feneste se lit en gros caracteres sur toutes les actions des hommes de nos jours c’est pour paroistre. Ces dispositions habituelles ne sont gueres propres à laisser agir les vrais mouvemens du coeur.

Pour J. J. incapable d’une prévoyance un peu suivie, & tout entier à chaque sentiment qui, il ne connoît pas même pendant sa durée qu’il puisse jamais cesser d’en être affecte. Il ne pense à son intérêt c’est-à-dire à l’avenir que dans un calme absolu; mais il tombe alors dans un tel engourdissement qu’autant vaudroit qu’il n’y pensât point du tout. Il peut bien dire, au contraire de ces gens de l’Evangile & de ceux de nos jours, qu’ou est le coeur là est aussi son trésor. En un mot son ame est forte ou foible à l’excès, selon les rapports sous lesquels on l’envisage. Sa force n’est pas dans [224] l’action mais dans la résistance; toutes les puissances de l’univers ne seroient pas fléchir un instant les directions de sa volonté. L’amitié seule eut eu le pouvoir de l’égarer, il est a l’épreuve de tout le reste. Sa foiblesse ne consiste pas à se laisser détourner de son but, mais à manquer de vigueur pour l’atteindre & à se laisser arrêter tout court par le premier obstacle qu’elle rencontre, quoique facile à surmonter. Jugea si ces dispositions le rendroient propre à faire son chemin dans le monde ou l’on ne marche que par zig-zag?

Tout a concouru des ses premieres années à détacher son ame des lieux qu’habitoit son corps pour l’élever & la fixer dans ces régions éthérées dont je vous parlois ci-devant. Les hommes illustres de Plutarque furent sa premiere lecture dans un age ou rarement les enfans savent lire. Les traces de ces hommes antiques firent en lui des impressions qui jamais n’ont pu s’effacer. A ces lectures succéda celle de Cassandre & des vieux Romans qui, tempérant sa fierté romaine, ouvrirent ce coeur naissant à tous les sentimens expansifs & tendres auxquels il n’étoit déjà que trop dispose. Des-lors il se fit des hommes & de la société des idées romanesques & dont tant d’expériences funestes n’ont jamais bien pu le guérir. Ne trouvant rien autour de lui qui réalité ses idées, il quitta si patrie encore jeune adolescent, & se lança dan, le monde avec confiance, y cherchant les Aristides les Lycurgues & les Astrées dont il le croyoit rempli. Il passa sa vie à jetter son coeur dans ceux qu’il crut s’ouvrir pour le recevoir, à croire avoir trouve ce qu’il cherchoit, & à se désabuser. Durant sa jeunesse il trouva des ames bonnes & simples, mais sans chaleur [225] & sans énergie. Dans son age mur il trouva des esprits vifs éclaires & fins, mais faux doubles & mechans, qui parurent l’aimer tant qu’ils eurent la premiere place, mais qui des qu’ils s’en crurent offusques n’usèrent de sa confiance que pour l’accabler d’opprobres de malheurs. Enfin, se voyant devenu la risée & le jouet de son siecle sans savoir comment ni pourquoi il comprit que vieillissant dans la haine publique il n’avoir plus rien à espérer des hommes, & se de trompant trop tard des illusions qui l’avoient abuse si long-tems il se livra tout entier à celles qu’il pouvoit réaliser tous les jours, & finit par nourrir de ses seules chimères son coeur que le besoin d’aimer avoit toujours dévore. Tous ses goûts toutes ses passions ont ainsi leurs objets dans une autre sphère. Cet homme tient moins à celle-ci qu’aucun autre mortel qui me soit connu. Ce n’est pas de quoi se faire aimer de ceux qui l’habitent, & qui se sentant dépendre de tout le monde veulent aussi que tout le monde dépende d’eux.

Ces causes tirées des evenemens de sa vie auroient pu seules lui faire fuir la foule & rechercher la solitude. Les causes naturelles tirées de sa constitution auroient du seules produire aussi le même effet. Jugez s’il pouvoir échapper au concours de ces différentes causes pour le rendre ce qu’il est aujourd-’hui. Pour mieux sentir cette nécessité écartons un moment tous les faits, ne supposons connu que le tempérament que je vous ai décrit, & voyons ce qui devroit naturellement en résulter dans un être fictif dont nous n’aurions aucune autre idée.

Doue d’un coeur très-sensible & d’une imagination très-vive, [226] mais lent à penser, arrangeant difficilement ses penses & plus difficilement ses paroles, il fuira les situations qui lui sont pénibles & recherchera celles qui lui sont commodes, il se complaira dans le sentiment de ses avantages, il en jouira tout à son aise dans des rêveries délicieuses, mais il aura la plus forte répugnance à étaler sa gaucherie dans les assemblées, & l’inutile effort d’être toujours attentif à ce qui se dit & d’avoir toujours l’esprit présent & tendu pour y répondre, lui rendra les sociétés indifférentes aussi fatigantes que déplaisantes. La mémoire & la réflexion renforceront encore cette répugnance en lui faisant entendre après-coup des multitudes de choses qu’il n’a pu d’abord entendre & auxquelles force de répondre à l’instant il a répondu de travers faute d’avoir le tems d’y penser. Mais ne pour de vrais attachemens la société des coeurs & l’intimité lui seront très-précieuses, & il se sentira d’autant plus à son aie avec ses amis que bien connu d’eux ou croyant l’être, il n’aura pas peur qu’ils jugent sur les sottises qui peuvent lui échapper dans le rapide bavardage de la conversation. Aussi le plaisir de vivre avec eux exclusivement se marquera-t-il sensiblement dans ses yeux & dans ses manieres; mais l’arrivée d’un survenant sera disparoître à l’instant sa confiance & sa gaîté.

Sentant ce qu’il vaut en-dedans, le sentiment de son invincible ineptie au-dehors pourra lui donner souvent du dépit contre lui-même & quelquefois contre ceux qui le forceront de la montrer. Il devra prendre en aversion tout ce flux de complimens qui ne sont qu’un art de s’en attirer à soi-même & de provoquer une escrime en paroles. Art sur-tout employé [227] par les femmes & chéri d’elles, sures de l’avantage qui doit leur en revenir. Par conséquent quelque penchant qu’ait notre homme à la tendresse, quelque goût qu’il ait naturellement pour les femmes, il n’en pourra souffrir le commerce ordinaire ou il faut fournir un perpétuel tribut de gentillesses qu’il se sent hors d’état de payer. Il parlera peut-être aussi bien qu’un autre le langage de l’amour dans le tête-a-tête, mais plus mal que qui que ce soit celui de la galanterie dans un cercle.

Les hommes qui ne peuvent juger d’autrui que par ce qu’ils en apperçoivent ne trouvant rien en lui que de médiocre & de commun tout au plus l’estimeront au-dessous de son prix. Ses yeux animes par intervalles promettroient en vain ce qu’il seroit hors d’état de tenir. Ils brilleroient en vain quelquefois d’un feu bien différent de celui de l’esprit: ceux qui ne connoissent que celui-ci ne le trouvant point en lui n’iroient pas plus loin, & jugeant de lui sur cette apparence, ils diroient; c’est un homme d’esprit en peinture, c’est un sot en original. Ses amis mêmes pourroient se tromper comme les autres sur sa mesure, & si quelque événement imprévu les forçoit enfin de reconnoîtra en lui plus de talent & d’esprit qu’ils ne lui en avoient d’abord accorde, leur amour-propre ne lui pardonneroit point leur premiere erreur sur son compte, & ils pourroient le haïr toute leur vie, uniquement pour d’avoir pas su d’abord l’apprécier.

Cet homme, enivre par ses contemplations des charmes de la nature, l’imagination pleine de types de vertus de beautés de perfections de toute espèce chercheroit long-tems dans le [228] monde des sujets ou il trouvât tout cela. A force de désirer, il croiroit souvent trouver se qu’il cherche; les moindres apparences lui paroîtroient des qualités réelles, les moindres protestations lui tiendroient lieu de preuves, dans tous ses attachemens il croiroit toujours trouver le sentiment qu’il y porteroit lui-même, toujours trompe dans son attente & toujours caressant son erreur, il passeroit sa jeunesse à croire avoir réalise ses fictions; à peine l’age mur & l’expérience les lui montreroient enfin pour ce qu’elles sont, & malgré les erreurs fautes & les expiations d’une longue vie, il n’y auroit peut-être que le concours des plus cruels malheurs qui pût détruire son illusion chérie & lui faire sentir que ce qu’il cherche ne se trouve point sur la terre, ou ne s’y trouve que dans ordre de choses bien différent de celui ou il l’a cherche.

La vie contemplative dégoûte de l’action. Il n’y a point d’attrait plus séducteur que celui des fictions d’un coeur aimant & tendre qui dans l’univers qu’il se crée à son gré, se dilate s’étend à son aise délivre des dures entraves qui le compriment dans celui-ci. La réflexion, la prévoyance, mere des soucis & des peines n’approchent gueres d’une ame enivrée des charmes de la contemplation. Tous les soins fatigans de la vie active lui deviennent insupportables & lui semblent superflus; & pourquoi quoi se donner tant de peines dans l’espoir éloigne d’un succès si pauvre si incertain, tandis qu’on peut des l’infant même dans une délicieuse rêverie jouir à son aise de toute la félicite dont on sent en soi la puissance & le besoin? Il deviendroit donc indolent paresseux par goût par raison il ne le seroit pas par tempérament. Que si par intervalle [229] quelque projet de gloire ou d’ambition pouvoir l’émouvoir, il le suivroit d’abord avec ardeur avec impétuosité, mais la moindre difficulté le moindre obstacle l’arrêteroit le rebuteroit le rejetteroit dans l’inaction. La seule incertitude du succès le détacheroit de toute entreprise douteuse. Sa nonchalance lui montreroit de la folie à compter sur quelque chose ici-bas, à se tourmenter pour un avenir si précaire, & de la sagesse à renoncer à la prévoyance, pour s’attacher uniquement au présent, qui seul est en notre pouvoir.

Ainsi livre par système à sa douce oisiveté, il rempliroit ses loisirs de jouissances à sa mode, & négligeant ces foules de prétendus devoirs que la sagesse humaine prescrit comme indispensables, il passeroit pour fouler aux pieds les bienséances parce qu’il dédaigneroit les simagrées. Enfin, loin de cultiver sa raison pour apprendre à se conduire prudemment parmi les hommes, il n’y chercheroit en effet que de nouveaux motifs de vivre éloigne d’eux & de se livrer tout entier à ses fictions.

Cette humeur indolente & voluptueuse se fixant toujours sur des objets rians, le détourneroit par conséquent des idées pénibles & déplaisants. Les souvenirs douloureux s’effaceroient très-promptement de son esprit: les auteurs de ses maux n’y tiendroient pas plus de place que ces maux mêmes, & tout cela, parfaitement oublie dans très-peu de tems seroit bientôt pour lui comme nul, à moins que le mal ou l’ennemi qu’il auroit encore à craindre ne lui rappellât ce qu’il en auroit déjà souffert. Alors il pourroit être extrêmement effarouche des maux à venir, moins précieusement à cause de [230] ces maux, que par le trouble du repos, la privation du loisir, la nécessité d’agir de maniere ou d’autre, qui s’ensuivroient inévitablement & qui alarmeroient plus sa paresse que la crainte du mal n’épouvanteroit son courage. Mais tout cet effroi subit & momentané seroit sans suite & stérile en effets. Il craindroit moins la souffrance que l’action. Il aimeroit mieux voir augmenter ses maux & rester tranquille que de se tourmenter pour les adoucir; disposition qui donneroit beau jeu aux ennemis qu’il pourroit avoir.

J’ai dit que J. J. n’étoit pas vertueux: notre homme ne le seroit pas non plus; & comment, foible & subjugue par ses perchons pourroit-il l’être, n’ayant toujours pour guide que son propre coeur, jamais son devoir ni sa raison? Comment la vertu qui n’est que travail & combat régneroit-elle au sein de la mollesse & des doux loisirs? Il seroit bon, parce que la nature l’auroit fait tel; il feroit du bien, parce qu’il lui seroit doux d’en faire: mais s’il s’agissoit de combattre ses plus chers desirs & de déchirer son coeur pour remplir son devoir, le feroit-il aussi? J’en doute. La loi de la nature, sa voix du moins ne s’étend pas jusques-la. Il en faut une autre alors qui commande, que la nature se taise.

Mais se mettroit-il aussi dans ces situations violentes d’ou naissent des devoirs si cruels? J’en doute encore plus. Du tumulte des sociétés naissent des multitudes de rapports nouveaux & souvent opposes qui tiraillant en sens contraires ceux qui marchent avec ardeur dans la route sociale. A peine ont-ils alors d’autre bonne regle de justice que de résister à tous leurs penchans, & de faire toujours le contraire de ce qu’ils [231] désirent, par cela seul qu’ils le désirent. Mais celui qui se tient à l’écart, & fuit ces dangereux combats, n’a pas besoin d’adopter cette morale cruelle, n’étant point entraîne par le torrent, ni force de céder à sa fougue impétueuse ou de se roidir pour y résister, il se trouve naturellement soumis à ce grand précepte de morale, mais destructif de tout l’ordre social, de ne mettre jamais en situation à pouvoir trouver son avantage dans le mal d’autrui. Celui qui veut suivre ce précepte à la rigueur n’a-point d’autre moyen pour cela que de se retirer tout-à-fait de la société, & celui qui en vit sépare suit par cela seul ce précepte sans avoir besoin d’y songer.

Notre homme ne sera donc pas vertueux, parce qu’il n’aura pas besoin de l’être, par la même raison il ne sera ni vicieux ni méchant. Car l’indolence de l’oisiveté, qui dans la société sont un si grand vice n’en sont plus un dans quiconque à su renoncer à ses avantages pour n’en pas supporter les travaux. Le méchant n’est méchant qu’à cause du besoin qu’il a cause du besoin qu’il a des autres, que ceux-ci ne le favorisent pas assez, que ceux-là lui sont obstacle, & qu’il ne peut ni les employer ni les écarter à son gré. Le solitaire n’a besoin que de sa subsistance qu’il aime mieux se procurer par son travail dans la retraite que par ses intrigues dans le monde, qui seroient un bien plus grand travail pour lui. Du reste, il n’a besoin d’autrui que parce que son coeur à besoin d’attachement, il se donne des amis imaginaires pour n’en avoir pu trouver de réels; il ne fuit les hommes qu’après avoir vainement cherche parmi eux ce qu’il doit aimer.

[232] Notre homme ne sera pas vertueux parce qu’il sera foible & que la vertu n’appartient qu’aux ames fortes. Mais cette vertu à laquelle il ne peut atteindre, qui est-ce qui l’admirera la chérira l’adorera plus que lui? Qui est-ce qui avec une imagination plus vive s’en peindra mieux le divin simulacre? Qui est-ce qui avec un coeur plus tendre s’enivrera plus d’amour pour elle? Ordre harmonie beauté perfection sont les objets de ses plus douces méditations. Idolâtre du beau dans tous les genres, resteroit-il froid uniquement pour la suprême beauté? Non, elle ornera de ses charmes immortels toutes ces images chéries qui remplissent son ame qui repaissent son coeur. Tous ses premiers mouvemens seront vifs & purs; les seconds auront sur lui peu d’empire. Il vaudra toujours ce qui est bien, il le sera quelquefois, & si souvent il laisse éteindre sa volonté par sa foiblesse, ce sera pour retomber dans sa langueur. Il cessera de bien faire, il ne commencera pas même lorsque la grandeur de l’effort épouvantera sa paresse: mais jamais il ne sera volontairement ce qui est mal. En un mot, s’il agit rarement comme il doit, plus rarement encore il agira comme il ne doit pas, & toutes ses fautes, même les plus graves, ne seront que des péchés d’omission: mais c’est par-là précieusement qu’il sera le plus en scandale aux hommes, qui, ayant mis toute la morale en petites formules, comptent pour rien le mal dont on s’abstient, pour tout l’étiquette des petits précédés, & sont bien plus attentifs à remarquer les devoirs auxquels on manque qu’à tenir compte de ceux qu’on remplit.

Tel sera l’homme doue du tempérament dont j’ai parle, [233] tel j’ai trouve celui que je viens d’étudier. Son ame, forte eu ce qu’elle ne se laisse point détourner de son objet, mais foible pour surmonter les obstacles, ne prend gueres de mauvaises directions, mais suit lâchement la bonne. Quand il est quelque chose, il est bon, mais plus souvent il est nul, & c’est pour cela même que sans être persévérant il est ferme, que les traits de l’adversité ont moins de prise sur lui qu’ils n’auroient sur tout autre homme, & que malgré tous ses malheurs, ses sentimens sont encore plus affectueux que douloureux. Son coeur avide de bonheur & de joie, ne peut garder nulle impression pénible. La douleur peut le déchirer un moment sans pouvoir y prendre racine. Jamais idée affligeante n’a pu long-tems l’occuper. Je l’ai vu dans les plus grandes calamites de sa malheureuse vie passer rapidement de la plus profonde affliction à la plus pure joie, & cela sans qu’il restât pour le moment dans son ame aucune trace des douleurs qui venoient de la déchirer, qui l’alloient déchirer encore, & qui constituoient pour lors son état habituel.

Les affections auxquelles il a le plus de pente se distinguent même par des signes physiques. Pour peu qu’il soit ému ses yeux se mouillent à l’instant. Cependant jamais la seule douleur ne lui fit verser une larme; mais tout sentiment tendre & doux, ou grand & noble dont la vérité passe à son coeur lui en arrache infailliblement. Il ne sauroit pleurer que d’attendrissement ou d’admiration: la tendresse & la générosité sont les deux seules cordes sensibles par lesquelles on peut vraiment l’affecter. Il peut voir ses malheurs d’un [234] oeil sec, mais il pleure en pensant à son innocence, & au prix qu’avoir mérite son coeur.

Il est des malheurs auxquels il n’est pas même permis à un honnête homme d’être préparé. Tels sont ceux qu’on lui destinoit. En le prenant au dépourvu, ils ont commence par l’abattre; cela devoit être, mais ils n’ont pu le changer. Il a pu quelques instans se laisser dégrader jusqu’à la fausseté jusqu’à la bassesse jusqu’à la lâcheté, jamais jusqu’à l’injustice jusqu’à la fausset jusqu’à la trahison. Revenu de cette premiere surprise il s’est relève, & vraisemblablement ne se laissera plus abattre, parce que son naturel a repris le dessus, que connoissant enfin les gens auxquels il a à faire, il est préparé à tout, & qu’après avoir épuise sur lui tous les traits de leur rage, ils se sont mis hors d’état de lui faire pis.

Je l’ai vu dans une position unique & presque incroyable, plus seul au milieu de Paris que Robinson dans son Isle, & séquestré du commerce des hommes par la foule même empressée à l’entourer pour empêcher qu’il ne se lie avec personne. Je l’ai vu concourir volontairement avec ses persécuteurs à se rendre sans cesse plus isole, & tandis qu’ils travailloient sans relâche à le tenir sépare des autres hommes, s’éloigner des autres & d’eux-mêmes de plus en plus. Ils veulent rester pour lui servir de barrière, pour veiller à tous ceux qui pourroient l’approcher, pour les tromper les gagner ou les écarter, pour observer les discours sa contenance, pour jouir à longs traits du doux aspect de sa misère, pour chercher d’un oeil curieux s’il reste quelque place en son coeur déchire ou ils puissent porter encore quelque atteinte. De son [235] cote il voudroit les éloigner, ou plutôt s’en éloigner parce que leur malignité leur duplicité, leurs vues cruelles blessent ses yeux de toutes parts, & que le spectacle de la haine l’afflige & le déchire encore plus que ses effets. Ses sens le subjuguent alors, & si-tôt qu’ils sont frappes d’un objet de peine, il n’est plus maître de lui. La présence d’un malveillant le trouble au point de ne pouvoir déguiser son angoisse. S’il voit un traître le cajoler pour le surprendre, l’indignation le saisit, perce de toutes parts dans son accent dans s’on regard dans son geste. Que le traître disparoisse, à l’instant il est oublie, & l’idée des noirceurs que l’un va brasser ne sauroit occuper l’autre une minute à chercher les moyens de s’en descendre. C’est pour écarter de lui cet objet de peine dont l’aspect le tourmente qu’il voudroit être seul. Il voudroit être seul pour vivre à son aise avec les amis qu’il s’est créés. Mais tout cela n’est qu’une raison de plus à ceux qui en prennent le masque pour l’obséder plus étroitement. Ils ne voudroient pas même, s’il leur étoit possible, lui laisser dans cette vie la ressource des fictions.

Je l’ai vu, serre dans leurs lacs, se débattre très-peu pour en sortir, entoure de mensonges & de ténèbres attendre sans murmure la lumière & la vérité, enferme vis dans un cercueil s’y tenir assez tranquille sans même invoquer la mort. Je l’ai vu pauvre passant pour riche, vieux passant pour jeune, doux passant pour féroce, complaisant & foible passant pour inflexible & dur, gai passant pour sombre, simple enfin jusqu’à la bêtise, passant pour ruse jusqu’à la noirceur. Je l’ai vu livre par vos Messieurs à la dérision publique, flagorne [236] persifle moque des honnêtes-gens, servir, de jouet à la canaille, le voir le sentir en gémir, déplorer la misère humaine & supporter patiemment l’on état.

Dans cet état dévot-il se manquer à lui-même au point d’aller chercher dans la société des indignités peu déguisées dont on se plaisoit à l’y charger? dévot-il s’aller donner en spectacle à ces barbares qui se faisant de ses peines un objet; d’amusement ne cherchoient qu’à lui serrer le coeur par toutes les étreintes de la détresse & de la douleur qui pouvoient lui être les plus sensibles? Voilà ce qui lui rendit indispensable la maniere de vivre à laquelle il s’est réduit, ou pour mieux; dire, à laquelle on l’a réduit; car c’est à quoi l’on en vouloit venir & l’on s’est attache à lui rendre si cruelle & si déchirante la fréquentation des hommes qu’il fut force d’y renoncer enfin tout-a-fait. Vous me demandez, disoit-il, pourquoi je suis les hommes? demandez-le à eux-mêmes, ils le savent encore mieux que moi. Mais une ame expansive change-t-elle ainsi de nature, & se détache-t-elle ainsi de tout? Tous ses malheurs ne viennent que de ce besoin d’aimer qui dévora son coeur des son enfance & qui l’inquiète & le trouble encore au point que, reste seul sur la terre il attend le moment d’en sortir pour voir réaliser enfin ses visions favorites, & retrouver dans un meilleur ordre de choses une patrie & des amis.

Il atteignit & passe l’age mur sans songer à faire des livres, & sans sentir un instant le besoin de cette célébrité fatale qui n’étoit pas faite pour lui, dont il n’a goûte que les amertumes, & qu’on lui a fait payer si cher. Ses visions [237] chéries lui tenoient lieu de tout, & dans le feu de la jeunesse sa vive imagination surchargée accablée d’objets charmans qui venoient incessamment la remplir tenoit sort coeur dans une ivresse continuelle qui ne lui laissoit, ni le pouvoir d’arranger ses idées, ni celui de les fixer, ni le tems de les écrire; ni le désir de les communiquer. Ce ne fut que quand ces grands mouvemens commencerent à s’appaiser, quand ses idées prenant une marche plus réglée & plus lente, il en pût suivre assez la trace pour la marquer; ce fut dis-je alors seulement que l’usage de la plume lui devint possible, & qu’a l’exemple & à l’instigation des gens de lettres avec les quels il vivoit alors, il lui vint en fantaisie de communiquer au public ces mêmes idées dont il s’étoit long-tems nourri lui-même, & qu’il crut être utiles au genre-humain. Ce fut même en quelque façon par surprise & sans en avoir forme le projet, qu’il se trouva jette dans cette funeste carrière ou des-lors peut-être on creusoit déjà sous ses pas ces gouffres de malheurs dans lesquels on l’a précipité.

Des sa jeunesse il s’étoit souvent demande pourquoi il ne trouvoit pas tous les hommes bons sages heureux comme ils lui sembloient faits pour l’être; il cherchoit dans son coeur l’obstacle qui les en empechoit & ne le trouvoit pas. Si tous les hommes, se disoit-il, me ressembloient, il régneroit sans doute une extrême langueur dans leur industrie; ils auroient peu d’activité, & n’en auroient que par brusques & rares secousses; mais ils vivroient entr’eux dans une très douce société. Pourquoi n’y vivent-ils pas ainsi? Pourquoi toujours accusant le Ciel de leurs miseres travaillent-ils sans [238] cesse à les augmenter? En admirant les progrès de l’esprit humain il s’étonnoit de voir croître en même proportion les calamites publiques. Il entrevoyoit une secrète opposition entre la constitution de l’homme & celle de nos sociétés; mais c’étoit plutôt un sentiment sourd une notion confuse qu’un jugement clair & développé. L’opinion publique l’avoir trop subjugue lui-même pour qu’il osât réclamer contre de si unanimes décisions.

Une malheureuse question d’académie qu’il lut dans un mercure vint tout-à-coup dessiller ses yeux, débrouiller ce cahos dans sa tête, lui montrer un autre univers, un véritable age d’or, des sociétés d’hommes simples sages heureux, & réaliser en espérance toutes ses visions, par la destruction des préjugés qui l’avoient subjugue lui-même; mais dont il crut en ce moment voir découler les vices & les miseres du genre-humain. De la vive effervescence qui se alors dans son ame sortirent des étincelles de génie qu’on a vu briller dans ses écrits durant dix ans de délire & de fievre; mais dont aucun vestige n’avoir paru jusqu’àlors, & qui vraisemblablement n’auroient plus brille dans la suite si cet accès passe il eut voulu continuer d’écrire. Enflamme par la contemplation de ces grands objets, il les avoir toujours présens à sa pensée, & les comparant à l’état réel des choses il les voyoit chaque jour sous des rapports tout nouveau pour lui. Berce du ridicule espoir de faire enfin triompher des préjugés & du mensonge la raison la vérité, & de rendre les hommes sages en leur montrant leur véritable intérêt, son coeur, échauffé par l’idée du bonheur futur du [239] genre-humain & par l’honneur d’y contribuer, lui dictoit un langage digne d’une si grande entreprise. Contraint par-là de s’occuper fortement & long-tems du même sujet il assujettit sa tête à la fatigue de la réflexion, il apprit à méditer profondément, & pour un moment il étonna l’Europe par des productions dans lesquelles les ames vulgaires ne virent que de l’éloquence & de l’esprit, mais ou celles qui habitent nos régions éthérées reconnurent avec joie une des leurs,

LE FRANÇOIS. Je vous ai laisse parler sans vous interrompre, mais permettez qu’ici je vous arrête un moment......

ROUSSEAU. Je devine.... une contradiction, n’est-ce pas?

LE FRANÇOIS. Non, j’en ai vu l’apparence. On dit que cette apparence est un piège que J. J. s’amuse à tendre aux lecteurs étourdis.

ROUSSEAU. Si cela est, il en est bien puni par les lecteurs de mauvaise foi qui sont semblant & s’y prendre pour l’accuser de ne savoir ce qu’il dit.

LE FRANÇOIS. Je ne suis point de cette derniere classe & je tache de ne pas être de l’autre. Ce n’est donc point une contradiction qu’ici je vous reproche, mais c’est un éclaircissement que je vous demande. Vous étiez ci-devant persuade que les livres qui [240]portent le nom de J. J. n’étoient pas plus de lui que cette traduction du Tasse si fidelle & si coulante qu’on répand avec tant d’affectation sous son nom. Maintenant vous paroissez croire le contraire. Si vous avez en effet change d’opinion, veuillez m’apprendre sur quoi ce changement est fonde.

ROUSSEAU. Cette recherche fut le premier objet de mes soins. Certain que l’auteur de ces livres & le monstre que vous m’avez peint ne pouvoient être le même homme, je me bornois pour lever mes doutes à résoudre cette question. Cependant je suis sans y songer parvenu à la résoudre par la méthode contraire. Je voulois premièrement connoître l’auteur pour me décider sur l’homme, & c’est par la connoissance de l’homme que je me suis décide sur l’auteur.

Pour vous faire sentir comment une de ces deux recherches m’a dispense de l’autre, il faut reprendre les détails dans lesquels je suis entre pour cet effet; vous déduirez de vous-même & très-aisément les conséquences que j’en ai tirées.

Je vous ai dit que je l’avois trouve copiant de la musique à dix sols la page; occupation peu sortable à la dignité d’auteur, & qui ne ressembloit gueres à celles qui lui ont acquis tant de réputation tant en bien qu’en mal. Ce premier article m’offroit déjà deux recherches à faire: l’une, s’il se livroit à ce travail tout de bon ou seulement pour donner le au public fur ses véritables occupations: l’autre, s’il avoit réellement besoin de ce métier pour vivre, ou si c’étoit une affectation de simplicité ou de pauvreté pour faire l’Epictete & le Diogene, comme l’assurent vos Messieurs.

[241] J’ai commence par examiner son ouvrage, bien sur que s’il n’y vaquoit que par maniere d’acquit, j’y verrois des traces de l’ennui qu’il doit lui donner depuis si long-tems. Sa note mal formée m’a paru faite pesamment lentement sans facilite sans grace mais avec exactitude. On voit qu’il tache de suppléer aux dispositions qui lui manquent, à force de travail & de soins. Mais ceux qu’il y met ne s’appercevant que par l’examen, & n’ayant leur effet que dans l’exécution, sur quoi les musiciens, qui ne l’aiment pas ne sont pas toujours sinceres, ne compensent pas aux yeux du public les défauts, qui d’abord sautent à la vue.

N’ayant l’esprit présent à rien, il ne l’a pas non plus à son travail, sur-tout force par l’affluence des survenans de l’associer avec le babil. Il fait beaucoup de fautes, & il les corrige ensuite en grattant son papier avec une perte de tems & des peines incroyables. J’ai vu des pages presque entières qu’il avoit mieux aime gratter ainsi que de recommencer la feuille, ce qui auroit été bien plutôt fait; mais il entre dans son tour d’esprit laborieusement paresseux, de ne pouvoir se résoudre à refaire à neuf ce qu’il a fait une sois quoique mal. Il met à le corriger une opiniâtreté qu’il ne peut satisfaire qu’à force de peine & de tems. Du reste le plus long le plus ennuyeux travail ne sauroit lasser sa patience, & souvent faisant faute sur faute je l’ai vu gratter & regratter jusqu’à percer le papier sur lequel ensuite il colloit des pieces. Rien ne m’a sait juger que ce travail l’ennuyât, & il paroît au bout de six ans s’y livrer avec le même goût & le même zele que s’il ne faisoit que de commencer.

[242] J’ai su qu’il tenoit registre de son travail, j’ai désire de voir ce registre; il me l’a communique. J’y ai vu que dans ces six ans il avoit écrit en simple copie plus de six mille pages de musique, dont une partie, mutique de harpe & de clavecin ou solo & concerto de violon très-charges & en plus grand papier, demande une grande attention & prend un tems considérable. Il a invente, outre sa note par chiffres une nouvelle maniere de copier la musique ordinaire, qui la rend plus commode à lire, & pour prévenir & résoudre routes les difficultés, il a écrit de cette maniere une grande quantité de pieces de toute espece tant en partition qu’en parties séparées.

Outre ce travail & son Opéra de Daphnis & Cloé dont un acte entier est fait & une bonne partie du reste bien avancée, & le Devin du Village sur lequel il a refait à neuf une seconde musique presque en entier, il a dans le même intervalle compose plus de cent morceaux de musique en divers genres, la plupart vocale avec des accompagnemens, tant pour obliger personnes qui lui ont fourni les paroles que pour son propre amusement. Il a fait & distribue des copies de cette musique tant en partition qu’en parties séparées transcrite sur les originaux qu’il a gardes. Qu’il ait compose ou pille toute cette musique, ce n’est pas de quoi il s’agit ici. S’il ne l’a pas composée, toujours est-il certain qu’il l’a écrite & notre plusieurs fois de sa main. S’il ne l’a pas composée, que de tems ne lui a-t-il pas falu pour chercher pour choisie dans les musiques déjà toutes faites celle qui convenoit aux paroles qu’on lui fournissoit, ou pour l’y ajuster si bien qu’elle y fut parfaitement appropriée, mérite qu’à particulièrement [243] la musique qu’il donne pour sienne. Dans un pareil pillage il y a moins d’invention sans doute; mais il y a plus d’art de travail, sur-tout de consommation de tems, & c’étoit-là pour lors l’unique objet de ma recherche.

Tout ce travail qu’il a mis sous mes yeux, soit en nature soit par articles exactement détailles fait ensemble plus de huit mille pages de musique,* [*Voyez la note 12.] toute écrite de sa main depuis ton retour à Paris.

Ces occupations ne l’ont pas empêche de se livrer à l’amusement de la botanique, à laquelle il a donne pendant plusieurs années la meilleure partie de son tems. Dans de grandes & fréquentes herborisations il a fait une immense collection de plantes; il les a desséchées avec des soins infinis; il les a collées avec une grande propreté sur des papiers qu’il ornoit de cadres rouges. Il S’EST applique à conserves la figure & la couleur des fleurs & des feuilles, au point de faire de ces herbiers ainsi préparés des recueils de miniatures. Il en a donne, envoyé à diverses personnes, & ce qui lui reste* [*Ce reste a été donné presque en entier à M. Malthus qui a acheté mes livres de botanique.] suffiroit pour persuader à ceux qui savent combien ce travail exige de tems & de patience, qu’il en fait son unique occupation.

LE FRANÇOIS. Ajoutez le tems qu’il lui a falu pour étudier à fond les propriétés de toutes ces plantes, pour les piler les extraire les distiller les préparer de maniere à en tirer les usages auxquels [244] quels il les destine; car enfin quelque prévenu pour lui que vous puissiez être, vous comprenez bien, je pense, qu’on n’étudie pas la botanique pour rien.

ROUSSEAU. Sans doute. Je comprends que le charme de l’étude de la nature est quelque chose pour toute ame sensible, & beaucoup pour un solitaire. Quant aux préparations dont vous parlez & qui n’ont nul rapport à la botanique, je n’en ai pas vu chez lui le moindre vestige; je ne me suis point apperçu qu’il eut fait aucune étude des propriétés des plantes, ni même qu’il y crut beaucoup. «Je connois, m’a-t-il dit, l’organisation végétale & la structure des plantes sur le rapport de mes yeux, sur la foi de la nature qui me la montre & qui ne ment point; mais je ne connois leurs vertus que sur la soi des hommes, qui sont ignorans & menteurs; leur autorité à généralement sur moi trop peu d’empire pour que je lui en donne beaucoup en cela. D’ailleurs cette étude, vraie ou fausse, ne se fait pas en plein champ comme celle de la botanique, mais dans des laboratoires & chez les malades; elle demande une vie applique & sédentaire qui ne me plaît ni ne me convient.» Et effet je n’ai rien vu chez lui qui montrât ce goût de pharmacie. J’y ai vu seulement des cartons remplis des rameaux de plantes dont je viens de vous parler, & des graines distribuées dans de petites boites classées, comme les plantes qui les fournissent, selon le système de Linnaeus.

[245] LE FRANÇOIS. Ah de petites boites! Eh bien Monsieur, ces petites boites? à quoi servent-elles? qu’en dites-vous?

ROUSSEAU. Belle demande! A empoisonner les gens, à qui il fait avaler en bol toutes ces graines. Par exemple, vous avalerez par mégarde une once ou deux de graine de pavots, qui vous endormira pour toujours, & du reste comme cela. C’est encore la même chose à-peu-près dans les plantes; il vous les fait brouter comme du fourage, ou bien il vous en fait boire le jus des sauces.

LE FRANÇOIS. Eh non, Monsieur! on sait bien que ce n’est pas de la sorte que la chose peut se faire, & nos Médecins qui l’ont voulu décider ainsi se sont fait tort chez les gens instruits. Une écuellée de jus de ciguë ne suffit pas à Socrate; il en falut une seconde; il faudroit donc que J. J. fit boire à son monde des bassins de jus d’herbes ou manger des litrons de graines. Oh que ce n’est pas ainsi qu’il s’y prend! Il fait, force d’opérations, de manipulations, concentrer tellement les poisons des plante qu’ils agissent plus fortement que ceux mêmes des minéraux. Il les escamote, & vous les fait avaler sans qu’on s’en apperçoive, il les fait même agir de loin comme la poudre de sympathie, & comme le basilic il fait empoisonner les gens en les regardant. Il a suivi jadis un cours de chymie, rien n’est plus certain. Or vous comprenez bien ce que c’est, ce que ce [246] peut être, qu’un homme qui n’est ni Médecin ni Apothicaire & qui néanmoins suit des cours de chymie & cultive la botanique! Vous dites, cependant n’avoir vu chez lui nuls vestiges de préparations chimiques. Quoi! point d’alambics, de fourneaux, de chapiteaux, de cornues? Rien qui ait rapport à un laboratoire?

ROUSSEAU. Pardonnez-moi, vraiment! J’ai vu dans sa petite cuisine un réchaud, des caffetieres de fer-blanc, des plats, des pots, des écuelles de terre.

LE FRANÇOIS. Des plats, des pots, des écuelles! Eh mais vraiment! voile l’affaire. Il n’en faut pas davantage pour empoisonner tout le genre-humain.

ROUSSEAU. Témoin Mignot & ses successeurs.

LE FRANÇOIS. Vous me direz que les poisons qu’on préparé dans des écuelles doivent se manger la cuiller, & que les potages ne s’escamotent pas.......

ROUSSEAU. Oh non! je ne vous dirai point tout cela, je vous jure, ni rien de semblable: je me contenterai d’admirer. O la savante la méthodique marche que d’apprendre la botanique pour se faire empoisonneur! C’est comme si l’on apprenoit la géométrie pour se faire assassin.

[247] LE FRANÇOIS. Je vous vois sourire bien dédaigneusement. Vous passionnerez-vous toujours pour cet homme-là

ROUSSEAU. Me passionner! moi! Rendez-moi plus de justice, & foyer même assure que jamais Rousseau ne défendra J. J. accuse d’être un empoisonneur.

LE FRANÇOIS. Laissons donc tous ces persiflages, & reprenez vos récits. J’y prête une oreille attentive. Ils m’intéressent de plus en plus.

ROUSSEAU. Ils vous intéresseroient davantage encore, j’en suis très-sur, s’il m’étoit possible ou permis ici de tout dire. Ce seroit abuser de votre attention que de l’occuper à tous les soins que j’ai pris pour m’assurer du véritable emploi de son tems, de la nature de ses occupations, & de l’esprit dans lequel il s’y livre. Il vaut mieux me borner à des résultats, & vous laisser le soin de tout vérifier par vous-même, si ces recherches vous intéressent assez pour cela.

Je dois pourtant ajouter aux détails dans lesquels je viens d’encrer que J. J., au milieu de tour ce travail manuel, à encore employé six mois dans le même intervalle tant à l’examen de la constitution d’une Nation malheureuse qu’à proposer ses idées sur les corrections à faire à cette constitution, & cela sur les instances retirées jusqu’à l’opiniâtreté d’un des premiers [248] patriotes de cette Nation qui lui faisoit un devoir d’humanité des soins qu’il lui imposoit.

Enfin malgré la résolution qu’il avoit prise en arrivant à Paris de ne plus s’occuper de ses malheurs ni de reprendre la plume à ce sujet, les indignités continuelles qu’il y a souffertes, les harcellemens sans relâche que la crainte qu’il n’écrivît lui à fait essuyer, l’impudence avec laquelle on lui attribuoit incessamment de nouveaux livres, & la stupide ou maligne crédulité du public cet égard ayant lasse sa patience, & lui faisant sentir qu’il ne gagneroit rien pour son repos à se taire, il a fait encore un effort & s’occupant derechef malgré lui de sa destinée & de ses persécuteurs, il a écrit en forme de Dialogue une espece de jugement d’eux & de lui assez semblable à celui qui pourra résulter de nos entretiens. Il m’a souvent proteste que cet écrit étoit de tous ceux qu’il a faits en sa vie celui qu’il avoit entrepris avec le plus de répugnance & exécute avec le plus d’ennui. Il l’eut cent sois abandonne si les outrages augmentant sans cesse & pousses enfin aux derniers excès ne l’avoient force malgré lui de le poursuivre. Mais loin qu’il ait jamais pu s’en occuper long-tems de suite, il n’en eut pas même endure l’angoisse si son travail journalier ne fut venu l’interrompre & la lui faire oublier. De sorte qu’il y a rarement donne plus d’un quart-d’heure par jour, & cette maniere d’écrire coupée & interrompue est une des causes du peu de suite & des répétitions continuelles qui regnent dans cet écrit.

Après m’être assure que cette copie de musique n’étoit point un jeu, il me restoit à savoir si en effet elle étoit nécessaire [249] à sa subsistance, & pourquoi, ayant d’autres talens qu’il pouvoit employer plus utilement pour lui-même & pour le public, il s’étoit attache de préférence à celui-là? Pour abréger ces recherches sans manquer à mes engagemens envers vous je marquai naturellement ma curiosité, & sans lui dire tout ce vous m’aviez appris de son opulence, je me contentai de lui répéter ce que j’avois oui dire mille fois, que du seul produit de ses livres, & sans avoir rançonné ses libraires, il devoir être assez riche pour vivre à son aise de son revenu.

Vous avez raison, me dit-il, si vous ne voulez dire en cela que ce qui pouvoit être; mais si vous prétendez en conclure que la chose est réellement ainsi & que je suis riche en effet, vous avez tort, tout au moins; car un sophisme bien cruel pourroit se cacher sous cette erreur.

Alors il entra dans le détail articule de ce qu’il avoit reçu de ses libraires pour chacun de ses livres, de toutes les ressources qu’il avoit pu avoir d’ailleurs, des dépenses auxquelles il avoit été force pendant huit ans qu’on s’est amuse à le faire voyager à grands frais, lui & sa compagne aujourd’hui sa femme, & de tour cela bien calcule & bien prouve il résulta, qu’avec quelque argent comptant provenant tant de son accord avec que l’Opéra que de la vente de ses livres de botanique & du reste d’un fonds de mille écus qu’il avoit à Lyon & qu’il retira pour s’établir à Paris, toute sa fortune présente consiste en huit cents francs de rente viagère incertaine, & dont il n’a aucun titre, & trois cents francs de rente aussi viagère mais assurée, du moins autant que la personne qui doit la payer sera solvable. «Voilà très-fidellement, me dit-il, [250] il a quoi se borne toute mon opulence. Si quelqu’un dit me savoir aucun autre fonds ou revenu de quelque espece que ce puisse être; je dis qu’il ment & je me montre; & si quelqu’un dit en avoir à moi, qu’il m’en donne le quart & je lui fais quittance du tout.»

«Vous pourriez, continua-t-il, dire comme tant d’autres que pour un Philosophe austère onze cents francs de rente devroient, au moins tandis que je les ai, suffire à ma subsistance, sans avoir besoin d’y joindre un travail auquel je suis peu propre & que je fais avec plus d’ostentation que de nécessite. A cela je réponds, premièrement que se le ne suis ni Philosophe ni austère, & que cette vie dure dont il plaît à vos Messieurs de me faire un devoir n’a jamais été ni de mon goût ni dans mes principes, tant que par des moyens justes & honnêtes j’ai pu éviter de m’y réduire; en me faisant copiste de musique je n’ai point prétendu prendre un état austère & de mortification, mais choisir au contraire une occupation de mon goût, qui ne fatigât pas mon esprit paresseux, & qui pût me fournir les commodités de la vie que mon mince revenu ne pouvoit me procurer sans ce supplément. En renonçant & de grand coeur à tout ce qui est de luxe & de vanité le n’ai point renonce aux plaisirs réels, & c’est même pour les goûter dans toute leur pureté que j’en ai détache tout ce qui ne tient qu’à l’opinion. Les dissolutions ni les excès n’ont jamais été de mon goût; mais sans avoir jamais été riche j’ai toujours vécu commodément; & il m’est de toute impossibilité de vivre commodément dans mon petit ménage [251] avec onze cents francs de rente quand même ils seroient assures, bien moins encore avec trois cents auxquels d’un jour à l’autre je puis être réduit. Mais écartons cette prévoyance. Pourquoi voulez-vous que sur mes vieux jours je fasse sans nécessite le dur apprentissage d’une vie plus que frugale à laquelle mon corps n’est point accoutume; tandis qu’un travail qui n’est pour moi qu’un plaisir me procure la continuation de ces mêmes commodités dont l’habitude m’a fait un besoin, & qui de toute autre maniere seroient moins à ma portée ou me coûteroient beaucoup plus cher? Vos Messieurs, qui n’ont pas pris pour eux cette austérité qu’ils me prescrivent, sont bien d’intriguer ou emprunter, plutôt que de s’assujettir à un travail manuel qui leur paroît si ignoble usurier insupportable, & ne procure pas tout-d’un-coup des raffles de cinquante mille francs. Mais moi qui ne pense pas comme eux sur la véritable dignité; moi qui trouve une jouissance très-douce dans le passage alternatif du travail à la récréation; par une occupation de mon goût que je mesure à ma volonté, j’ajoute ce qui manque à ma petite fortune pour me procurer une subsistance aisée, & je jouis des douceurs d’une vie égale & simple autant qu’il dépend de moi. Un désoeuvrement absolu m’assujettiroit à l’ennui, me forceroit peut-être à chercher des amusemens n toujours coûteux souvent pénibles, rarement innocens, au lieu qu’après le travail le simple repos à son charme, & suffit avec la promenade pour l’amusement dont j’ai besoin. Enfin c’est peut-être un soin que je me dois dans une situation aussi triste d’y jetter du moins tous les agrémens [252] qui restent à ma portée pour tacher d’en adoucir l’amertume, de peur que le sentiment de mes peines aigri par une vie austère ne fermentât dans mon ame & n’y produisit des dispositions haineuses & vindicatives, propres à me rendre méchant & plus malheureux. Je me suis toujours bien trouve d’armer mon coeur contre la haine par toutes les jouissances que j’ai pu me procurer. Le succès de cette méthode me la rendra toujours chere, & plus ma destinée est déplorable, plus je m’efforce pour me maintenir toujours bon.»

«Mais, disent-ils, parmi tant d’occupation dont il a le choix, pourquoi choisir par préférence celle à laquelle a paroît le moins propre, & qui doit lui rendre le moins? Pourquoi copier de la musique au lieu de faire des livres? Il y gagneroit davantage & ne se degraderoit pas. Je repondrois volontiers à cette question en la renversant. Pourquoi faire des livres au lieu de copier de la musique, puisque ce travail me plaît & me convient plus que tout autre, & que son produit est un gain juste honnête & qui me suffit? Penser est un travail pour moi très-pénible qui me fatigue me tourmente & me déplaît; travailler de la main & laisser ma tête en repos me récrée & m’amuse. Si j’aime quelquefois à penser c’est librement & sans gêne en laissant aller à leur gré mes idées sans les assujettir à rien. Mais penser à ceci ou à cela par devoir par métier, mettre à mes productions de la correction de la méthode est pour moi le travail d’un galérien, & penser pour vivre me paroît la plus pénible ainsi que la plus ridicule de [253] toutes les occupations. Que d’autres usent de leurs talens comme il leur plaît, je ne les en blâmé pas; mais pour moi je n’ai jamais voulu prostituer les miens tels quels en les mettant à prix, sur que cette vénalité même les auroit anéantis. Je vends le travail de mes mains, mais les productions de mon ame ne sont point à vendre; c’est leur désintéressement qui peut seul leur donner de la force & le l’élévation. Celles que je ferois pour de l’argent n’en vaudroient gueres & m’en rendroient encore moins.»

«Pourquoi vouloir que je fasse encore des livres quand j’ai dit tout ce que j’avois à dire, & qu’il ne me resteroit que la ressource trop chétive à mes yeux de retourner & répéter les mêmes idées? A quoi bon redire une seconde fois & mal, ce que j’ai dit tune fois de mon mieux? Ceux qui ont la démangeaison de parler toujours trouvent toujours quelque chose à dire; cela est aise pour qui ne veut qu’agencer des mots; mais je n’ai jamais été tente le prendre la plume que pour dire des choses grandes neuves & nécessaires, & non pas pour rabâcher. J’ai fait les livres, il est vrai, mais jamais je ne fus un lévrier. Pourquoi faire semblant de vouloir que je fasse encore des livres, quand en effet on craint tant que je n’en fasse & qu’on met tant de vigilance à m’en ôter tous les moyens. On me ferme l’abord de toutes des maisons hors celles des fauteurs de la ligue. On me cache avec le plus grand soin la demeure & l’adresse de tout le monde. Les suisses & portiers ont tous pour moi des ordres secrets autres ceux de leurs maîtres; on ne me liste plus de communication [254] avec les humains, même pour parler, me permettroit-on d’écrire? On me laisseroit peut-être exprimer ma pensée afin de la savoir, mais très-certainement on m’empecheroit bien de la dire au public.»

«Dans la position ou je suis si j’avois à faire des livres, je n’en devrois & n’en voudrois aire que pour la défense de mon honneur, pour confondre & démasquer ses imposteurs qui le diffament: il ne m’est plus permis sans me manquer à moi-même de traiter aucun autre sujet. Quand j’aurois les lumieres nécessaires pour percer cet abyme de ténèbres ou l’on m’a plonge, & pour éclairer toutes ces trames souterraines, y a-t-il du bon sens à supposer qu’on me laisseroit faire, & que les gens qui disposent de moi souffriroient que j’instruisisse le public de leurs manœuvres & de mon sort? A qui m’adresserois-je pour me faire imprimer qui ne fut un de leurs émissaires ou qui ne le devint aussi-tôt? M’ont-ils laisse quelqu’un à qui je pusse me confier? Ne fait-on pas tous les jours à toutes les heures à qui j’ai parle, ce que j’ai dit, & doutez-vous que depuis nos entrevues vous-même ne soyez aussi surveille que moi? Quelqu’un peut-il ne pas voir qu’investi de toutes parts, garde à vue comme je le suis, il m’est impossible de faire entendre nulle part la voix de la justice & de la vérité? Si l’on paroissoit m’en laisser le moyen ce seroit un piège. Quand j’aurois dit blanc on me feroit dire noir sans même que j’en susse rien,* [*Comme on sera certainement du contenu de cet écrit, si son existence est connue du public & qu’il tombe entre les mains de ces Messieurs, ce qui paroît naturellement inévitable] & [255] puisqu’on falsifie tout ouvertement mes anciens écrits qui sont dans les mains de tout le monde, manqueroit-on de falsifier ceux qui n’auroient point encore paru, & dont rien ne pourroit constater la falsification, puisque mes protestations sont comptées pour rien? Eh, Monsieur, pouvez-vous ne pas voir que le grand le seul crime qu’ils redoutent de moi, crime affreux dont l’effroi les tient dans des transes continuelles, est ma justification?»

«Faire des livres pour subsister eut été me mettre dans la dépendance du public. Il eut été des-lors question, non d’instruire & de corriger, mais de plaire & de réussir. Cela ne pouvoit plus se faire en suivant la route que j’avois prise; les tems étoient trop changes & le public avoir trop changes pour moi. Quand je publiai mes premiers écrits, encore livre à lui-même, il n’avoit point en total adopte de secte & pouvoir écouter la voix de la vérité & de la raison. Mais aujourd’hui subjugue tout entier il ne pense plus il ne raisonne plus il n’est plus rien par lui-même, & ne suit plus que les impressions que lui donnent ses guides. L’unique doctrine qu’il peut goûter désormais est celle qui met ses passions à leur aise & couvre d’un vernis de sagesse le dérèglement de ses moeurs. Il ne reste plus qu’une route pour quiconque aspire à lui y plaire. C’est de suivre à la piste les brillans auteurs de ce siecle & de prêcher comme eux dans une morale hypocrite, l’amour des vertus, & la haine du vice, mais après avoir commence par prononcer comme eux que tout cela sont des mots vides de sens, faits pour amuser le peuple, [256] qu’il n’y a ni vice ni vertu dans le coeur de l’homme, puisqu’il n’y a ni liberté dans sa volonté ni moralité dans ses actions, que tout jusqu’à cette volonté même est l’ouvrage d’une aveugle nécessite, qu’enfin la conscience & les remords ne sont que préjugés & chimères, puisqu’on re peut, ni s’applaudir d’une bonne action qu’on a été force de faire, ni se reprocher un crime dont on n’a pas eu le pouvoir de s’abstenir.* [*Voilà ce qu’ils ont ouvertement enseigne & publie jusqu’ici, sans qu’on ait songe à les décréter pour cette doctrine. Cette peine étoit réservée au Système impie de la Religion naturelle. A présent c’est à J. J. qu’ils sont dire tout cela; eux se taisent, ou crient à l’impie, le public avec eux. Risum teneatis, amici!] Et quelle chaleur quelle véhémence, quel ton de persuasion & de vérité pourrois-je mettre, quand je le voudrois dans ces cruelles doctrines qui, flattant les heureux & les riches, accablent les infortunes & les pauvres, en ôtant aux uns tout frein toute crainte toute retenue, aux autres toute espérance toute consolation, & comment enfin les accorderois-je avec mes propres écrits pleins de la réfutation de tous ces sophismes? Non, j’ai dit ce que le savois, ce que je croyois du moins être vrai bon consolant utile. J’en ai dit assez pour qui voudra m’écouter en sincérité de coeur, & beaucoup trop pour le siecle ou j’ai eu le malheur de vivre. Ce que je dirois de plus ne seroit aucun effet, & je le dirois mal, n’étant anime ni par l’espoir du succès comme les auteurs à la mode, ni comme autrefois par cette hauteur de courage qui met au-dessus, & qu’inspire le seul amour de la vérité sans mélange d’aucun intérêt personnel.»

[257] Voyant l’indignation dont il s’enflammoit à ces idées, je gardai de lui parler de tous ces fatras de livres & de brochures qu’on lui fait barbouiller & publier tous les jours avec autant de secret que de bon sens. Par quelle inconcevable bêtise pourvoir-il espérer, surveille comme il est, de pouvoir garder un seul moment l’anonyme, & lui à qui l’on reproche tant de se défier à tort de tout le monde, comment auroit-il une confiance aussi stupide en ceux qu’il chargeroit de la publication de ses manuscrits, & s’il avoir en quelqu’un cette inepte confiance, est-il croyable qu’il ne s’en serviroit, dans la position terrible ou il est, que pour publier traductions & de frivoles brochures?* [*Aujourd’hui ce sont des livres en forme: mais il y a dans l’oeuvre qui me regarde un progrès qu’il n’étoit pas aise de prévoir.] Enfin peut-on penser que se voyant ainsi journellement découvert, il ne laissât pas d’aller toujours son train avec le même mystère, avec le même secret si bien garde, soit en continuant de se confier aux mêmes traitées, soit en choisissant de nouveau confidens tout aussi fidelles?

J’entends insister. Pourquoi sans reprendre ce métier d’auteur qui lui déplaît tant, ne pas choisir au moins pour ressource quelque talent plus honorable ou plus lucratif? Au lieu de copier de la musique, s’il étoit vrai qu’il la fut, que n’en faisoit-il ou que ne l’enseignoit-il? S’il ne la savoit pas, il avoir ou passoit pour avoir d’autres connoissances dont il pouvoir donner leçon. L’italien, la géographie, l’arithmétique, que sais-je moi! Tout, puisqu’on a tant de facilites à Paris pour enseigner ce qu’on ne sait pas soi-même; les plus médiocres [258] talens valoient mieux à cultiver pour s’aider à vivre que le moindre de tous qu’il possedoit mal & dont il tiroit si peu de profit, même en taxant si haut son ouvrage. Il ne se fut point mis, comme il a fait, dans la dépendance de quiconque vient arme d’un chiffon de musique lui débiter son amphigouri, ni des valets insolens qui viennent dans leur arrogant maintien lui déceler les sentimens caches des maîtres. Il n’eut point perdu si souvent le salaire de son travail, ne se fût point sait mépriser du peuple & traiter de juif par le philosophe D***. [Diderot] pour ce travail même. Tous ces profits mesquins sont méprisés des grandes ames. L’illustre D***. [Diderot] qui ne souille point ses mains d’un travail mercenaire & dédaigne les petits gains usuriers, est aux yeux de l’Europe entiere un sage aussi vertueux que désintéresse; & le copiste J. J. prenant dix sols par page de son travail pour s’aider à vivre, est un juif que son avidité fait universellement mépriser. Mais en dépit de son âpreté la fortune paroît avoir ici tout remis dans l’ordre, & je ne vois point que les usures du juif J. J. l’ayent rendu fort riche, ni que le désintéressement du philosophe D***.[Diderot] l’ait appauvri. Eh comment peut-on ne pas sentir que si J. J. eut dit pris cette occupation de copier de la musique uniquement pour donner le change au public ou par affectation, il n’eut pas manque pour ôter cette arme à ses ennemis & se faire un mérite de son métier, de le faire au prix des autres, ou même au-dessous?

LE FRANÇOIS. L’avidité ne raisonne pas toujours bien.

[259] ROUSSEAU. L’animosité raisonne souvent plus mal encore. Cela se sent à merveilles quand on examine les allures de vos Messieurs; leurs singuliers raisonnemens qui les décaleraient bien vite aux yeux de quiconque y voudroit regarder & ne pas leur passion.

Toutes ces objections m’étoient présentes quand j’ai commence d’observer notre homme: mais en le voyant familièrement j’ai senti bientôt & je sens mieux chaque jour que les vrais motifs qui le déterminent dans toute sa conduite se trouvent rarement dans son plus grand intérêt & jamais dans les opinions de la multitude. Il les faut chercher plus près de lui si l’on ne veut s’abuser sans cesse.

D’abord comment ne sent-on pas que pour tirer parti de tous ces petits talens dont on parle, il en faudroit un qui lui manque, savoir celui de les faire valoir. Il faudroit intriguer courir à son age de maison en maison, faire sa cour aux Grands aux riches aux femmes aux artistes, à tous ceux dont on le laisseroit approcher; car on mettroit le même aux gens dont on lui permettroit l’accès qu’en à ceux à qui l’on permet le sien, & parmi lesquels je ne serois pas sans vous.

Il a fait assez d’expériences de la façon dont le traiteroient les musiciens, s’il se mettoit à leur merci pour l’exécution de ses ouvrages, comme il y seroit force pour, en pouvoir tirer parti. J’ajoute que quand même à force de manège il pourroit réussir, il devroit toujours trouver trop chers des succès achètes à ce prix. Pour moi du moins pensant autrement que le [260] public sur le véritable honneur, j’en trouve beaucoup plus à copier chez soi de la musique à tant la page, qu’a courir de porte en porte pour y souffrir les rebuffades des valets, les caprices des maîtres & faire par-tout le métier de cajoleur & de complaisant. Voila ce que tout esprit judicieux devroit sentir lui-même; mais l’étude particuliere de l’homme ajoute un nouveau poids à tout cela.

J. J. est indolent paresseux comme tous les contemplatifs: mais cette paresse n’est que dans sa tête. Il ne pense qu’avec effort, il se fatigue à penser, il s’effraye de tout ce qui l’y force à quelque foible degré que ce soit, & s’il faut qu’il réponde à un bonjour dit avec quelque tournure il en sera tourmente. Cependant il est vit, laborieux à sa maniere. Il ne peut souffrir une oisiveté absolue: il faut que ses mains que ses pieds que ses doigts agissent, que son corps soit en exercice cet que sa tête reste en repos. Voilà d’ou vient sa passion pour la promenade; il y est en mouvement sans être oblige de penser. Dans la rêverie on n’est point actif. Les images se tracent dans le cerveau s’y combinent comme dans le sommeil sans le concours de la volonté: on laisse tout cela suivre sa marche, & l’on jouit sans agir. Mais quand on veut arrêter fixer les objets, les ordonner les arranger, c’est autre chose; on y met du sien. Si-tôt que le raisonnement & la réflexion s’en mêlent, la méditation n’est plus un repos; elle est une action très-pénible, & voilà la peine qui fait l’effroi de J. J. & dont la seule idée l’accable & le rend paresseux. Je ne l’ai jamais trouve tel que dans toute œuvre ou il faut que l’esprit agisse, quelque peu que ce puisse être. Il n’est avare ni de son [261] tems ni peut rester oisif sans souffrir; il passeroit volontiers sa vie à bêcher dans un jardin pour y rêver à son aise: mais ce seroit pour lui le plus cruel supplice de la passer dans un fauteuil en fatigant sa cervelle à chercher des tiens pour amuser les femmes.

De plus il déteste la gêne autant qu’il aime l’occupation. Le travail ne lui coûte, pourvu qu’il le fasse à son heure & non pas à celle d’autrui. Il porte sans peine le joug de la nécessité des choses, mais non celui de la volonté des hommes. Il aimera mieux faire une tache double en prenant son tems qu’une simple au moment prescrit.

A-t-il une affaire une visite un voyage à faire, il ira sur le champ si rien ne le presse; s’il faut aller à l’instant il regimbera. Le moment ou renonçant à tout projet, de fortune pour vivre au jour la journée il se défit de sa montre fut un des plus doux de sa vie. Graces au Ciel, s’écria-t-il dans un transport de joie, je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est!

S’il se plie avec peine aux fantaisies des autres, ce n’est pas qu’il en ait beaucoup de son chef. Jamais homme ne fut moins imitateur & cependant moins capricieux. Ce n’est pas sa raison qui l’empêche de l’être, c’est sa paresse; car les caprices sont des secousses de volonté dont il craindroit la fatigue. Rebelle à toute autre volonté il ne sait pas même obéir à la sienne, ou plutôt il trouve si fatigant même de vouloir, qu’il aime mieux dans le courant de la vie suivre une impression purement machinale qui l’entraîne sans qu’il ait la peine de la diriger. Jamais homme ne porta plus pleinement & des sa jeunesse le joug propre des ames foibles & des vieillards, savoir [262] celui de l’habitude. C’est par elle qu’il aime à faire encore aujourd’hui ce qu’il fit hier, sans autre motif si ce n’est qu’il le fit hier. La route étant déjà frayée il a moins de peine à la suivre qu’à l’effort d’une nouvelle direction. Il est incroyable à quel point cette paresse de vouloir le subjugue. Cela se voit jusques dans ses promenades. Il répétera toujours la même jusqu’à ce que quelque motif le force absolument d’en changer: ses pieds le reportent d’eux-mêmes ou ils l’ont déjà porte. Il aime à marcher toujours devant lui, parce que cela se fait sans avoir besoin d’y penser. Il iroit de cette façon toujours rêvant jusqu’à la Chine sans s’en appercevoir, ou sans s’ennuyer. Voilà pourquoi les longues promenades lui plaisent; mais il n’aime pas les jardins ou à chaque bout d’allée une petite direction est nécessaire pour tourner & revenir sur ses pas, & en compagnie il se met sans y penser à la suite des autres pour n’avoir pas besoin de penser à son chemin; aussi n’en a-t-il jamais retenu aucun qu’il ne l’eut fait seul.

Tous les hommes sont naturellement paresseux, leur intérêt même ne les anime pas, & les plus pressans besoins ne les sont agir que par secousses; mais à mesure que l’amour-propre s’éveille il les excite les pousse, les tient sans cesse en haleine parce qu’il est la seule passion qui leur parle toujours: c’est ainsi qu’on les voit tous dans le monde. L’homme en qui l’amour-propre ne domine pas & qui ne va point chercher son bonheur loin de lui est le seul qui connoisse l’incurie & les doux loisirs, & J. J. est cet homme-là autant que je puis m’y connoître. Rien n’est plus uniforme que sa maniere de vivre: il se lève se couche mange travaille sort & rentre aux [263] mêmes heures, sans le vouloir & sans le savoir. Tous les jours sont jettes au même moule; c’est le même jour toujours répété; sa routine lui tient lieu de toute autre regle: il la suit très-exactement sans y manquer & sans y songer. Cette molle inertie n’influe pas seulement sur ses actions indifférentes, mais sur toute si conduite, sur les affections mêmes de son coeur, & lorsqu’il cherchoit si passionnément des liaisons qui lui convinssent, il n’en forma réellement jamais d’autres que celles que le hasard lui présenta. L’indolence & le besoin d’aimer ont donne sur lui un ascendant aveugle à tout ce qui l’approchoit. Une rencontre fortuite, l’occasion, le besoin du moment, l’habitude trop rapidement prise, ont détermine tous les attachemens & par eux toute sa destinée. En vain son coeur lui demandoit un choix, son humeur trop facile ne lui en laissa point faire. Il est peut-être le seul homme au monde des liaisons duquel on ne peut rien conclure; parce que son propre goût n’en forma jamais aucune, & qu’il se trouva toujours subjugue avant d’avoir eu le tems de choisir. Du reste l’habitude ne finit point en lui par l’ennui. Il vivroit éternellement du même mets, répéteroit sans cesse le même air, reliroit toujours le même livre, ne verroit toujours que la même personne. Enfin le ne l’ai jamais vu se dégoûter d’aucune chose qui une fois lui eut fait plaisir.

C’est par ces observations & d’autres qui s’y rapportent, e’est par l’étude attentive du naturel & des goûts de l’individu, qu’on apprend à expliquer les singularités de sa conduite, & non par des fureurs d’amour-propre qui rongent les coeurs de ceux qui le jugent sans avoir jamais approche du sien. C’est [264] par paresse par nonchalance par aversion de la dépendance & de la génie que J. J. copie de la musique. Il fait sa tache quand & comment il lui plaît, il ne doit compte de sa journée de son tems de son travail de son loisir à personne. Il n’a besoin de rien arranger de rien prévoir de prendre aucun souci de rien, il n’a nulle dépense d’esprit à faire, il est lui & à lui tous les jours, tout le jour; & le soir quand il se délasse & se promene, son ame ne sort du calme que pour se livrer à des émotions délicieuses sans qu’il ait à payer de sa personne, & à soutenir le faix de la célébrité par de brillantes ou savantes conversations qui feroient le tourment de sa vie sans flatter sa vanité.

Il travaille lentement, pesamment, fait beaucoup de fautes, efface ou recommence sans cesse, cela l’a force de taxer haut son ouvrage, quoiqu’il en sente mieux que personne l’imperfection. Il n’épargne cependant ni frais ni soins pour lui faire valoir son prix, & il y met des attentions qui ne sont pas sans effet & qu’on attendroit en vain des autres copistes. Ce prix même quelque fort qu’il soit seroit peut-être au-dessous du leur, si l’on en déduisoit ce qu’on s’amure à lui faire perdre, soit en ne retirant ou en ne payant point l’ouvrage qu’on lui fait faire, soit en le détournant de son travail en mille manieres dont les autres copistes sont exempts. S’il abuse en cela de sa célébrité, il le sent & s’en afflige; mais c’est un bien peut avantage contre tant de maux qu’elle lui attire, & il ne sauroit faire autrement sans s’exposer à des inconvéniens qu’il n’a pas le courage de supporter. Au lieu qu’avec ce modique supplément acheté par son travail, sa situation présente est[265] du cote de l’aisance telle précisément qu’il la faut à son humeur. Libre des chaînes de la fortune, il jouit avec modération de tous les biens réels qu’elle donne; il a retranche ceux de l’opinion, qui ne sont qu’apparens & qui sont les plus couteaux. Plus pauvre il sentiroit des privations des souffrances; plus riche il auroit l’embarras des richesses, des soucis, des affaires, il faudroit renoncer à l’incurie, pour lui la plus douce des voluptés: en possédant davantage il jouiroit beaucoup moins.

Il est vrai qu’avance déjà dans la vieillesse il ne peut espérer de vaquer long-tems encore à son travail, sa main déjà tremblotante lui refuse un service aise, sa note se déforme, son activité diminue, il fait moins d’ouvrage & moins bien dans plus tems, un moment viendra* [*Un autre inconvénient très-grave me forcera d’abandonner enfin ce travail, quel d’ailleurs la mauvaise volonté du publie me rend plus onéreux qu’utile. C’est l’abord fréquent de Quidams étrangers ou inconnus qui s’introduisent chez moi sous ce prétexte, & qui savent ensuite s’y cramponner malgré moi sans que je puisse pénétrer leur dessein.] s’il vieillit beaucoup qui, lui ôtant les ressources qu’il s’est ménagées le forcera défaire un tardif & dur apprentissage d’une frugalité bien austère. Il ne doute pas même que vos Messieurs n’ayent déjà pour ce tems qui s’approche & qu’ils sauront peut-être accélérer, un nouveau plan de bénéficence, c’est-à-dire, de nouveaux moyens de lui faire manger le pain d’amertume & boire la coupe d’humiliation. Il sent & prévoit très-bien tout cela, mais si près du terme de la vie il n’y voit plus un fort grand inconvénient. D’ailleurs comme cet inconvénient est inévitable, [266] c’est folie de s’en tourmenter, & ce seroit s’y précipiter d’avance que de chercher à le prévenir. Il pourvoit au présent en ce qui dépend de lui, & laisse le soin de l’avenir à la providence.

J’ai donc vu J. J. livre tout entier aux occupations que je viens de vous décrire, se promenant toujours seul, pensant peu, rêvant beaucoup; travaillant presque machinalement, sans cesse occupe des mêmes choses sans s’en rebuter jamais; enfin plus gai, plus content, se portant mieux en menant cette vie presque automate, qu’il ne fit tout le tems qu’il consacra si cruellement pour lui & si peu utilement pour les autres, au triste métier d’Auteur.

Mais n’apprécions pas cette conduire au-dessus de sa valeur. Des que cette vie simple & laborieuse n’est pas jouée, elle seroit sublime dans un célébré écrivain qui pourroit s’y réduire. Dans J. J. elle n’est que naturelle, parce qu’elle n’est l’ouvrage d’aucun effort, ni celui de la raison, mais une simple impulsion du tempérament détermine par la nécessité. Le seul mérite de celui qui s’y livre est d’avoir cede sans résistance au penchant de la nature, & de ne s’être pas laisse détourner par une mauvaise honte ni par une sotte vanité. Plus j’examine cet homme dans le détail de l’emploi de ses journées, dans l’uniformité de cette vie machinale, dans le goût qu’il paroir y prendre, dans le contentement qu’il y trouve, dans l’avantage qu’il en tire pour son humeur & pour sa santé; plus je vois que cette maniere de vivre étoit celle pour laquelle il étoit ne. Les hommes, le figurant toujours à leur mode en ont fait tantôt un profond génie, tantôt un petit charlatan, [267] d’abord un prodige de vertu, puis un monstre de scélératesse, toujours l’être du monde le plus étrange & le plus bizarre. La nature n’en a fait qu’un bon artisan, sensible, il est vrai, jusqu’au transport, idolâtre du beau, passionne pour la justice, dans de courts momens d’effervescence capable de vigueur & d’élévation, mais dont l’état habituel fut & sera toujours l’inertie d’esprit & l’activité machinale, & pour tout dire en un mot qui n’est rare que parce qu’il est simple. Une des choses dont il se félicite est de se retrouver dans sa vieillesse à-peu-près au même rang ou il est ne, sans avoir jamais beaucoup ni monte ni descendu dans le cours de sa vie. Le sort l’a remis ou savoit place la nature, il s’applaudit chaque jour de ce concours.

Ces solutions si simples & pour moi si claires de mes premiers doutes m’ont fait sentir de plus en plus que j’avois pris la seule bonne route pour aller à la source des singularités de cet homme tant juge & si peu connu. Le grand tort de ceux qui le jugent n’est pas de n’avoir point devine les vrais motifs de sa conduite; des gens si fins ne s’en douteront jamais,* [*Les gens si fins, totalement transformes par l’amour-propre, n’ont plus la moindre idée des vrais mouvemens de la nature, & ne connoîtront jamais rien aux ames honnêtes, parce qu’ils ne voyent par-tout que le mal excepte dans ceux qu’ils ont intérêt de flatter. Aussi les observations des gens fins ne s’accordant avec la vérité que par hasard ne sont point autorité chez les sages. Je ne connois pas deux François qui pussent parvenir à me connoître, quand même ils le désireroient de tout leur coeur; la nature primitive de l’homme est trop loin de toutes leurs idées. Je ne dis pas néanmoins qu’il n’y en a point; je dis seulement que je n’en connois pas deux.] mais c’est de n’avoir pas voulu les apprendre, d’avoir concouru [268] de tout leur coeur aux moyens pris pour empêcher; lui de les dire & eux de les savoir. Les gens même les plus équitables sont portes à chercher des causes bizarres à une conduite extraordinaire, & au contraire, c’est à force d’être naturelle que celle de J. J. est peu commune: mais c’est ce qu’on ne peut sentir qu’après avoir fait une étude attentive de son tempérament de son humeur de les goûts de toute sa constitution. Les hommes n’y sont pas tant de façon pour se juger entr’eux. Ils s’attribuent réciproquement les motifs qui pourroient faire agir le jugeant comme fait le juge s’il étoit à sa place, & souvent ils rencontrent juste parce qu’ils sont tous conduits par l’opinion, par les préjugés, par l’amour-propre, par toutes les passions factices qui en sont le cortege, & sur-tout par ce vis intérêt prévoyant & pourvoyant, qui les jette toujours loin du présent & qui n’est rien pour l’homme de la nature.

Mais ils sont si loin de remonter aux pures impulsions de cette nature & de les connoître que s’ils parvenoient à comprendre enfin que ce n’est point par ostentation que J. J. se conduit si différemment qu’ils ne sont, le plus grand nombre en concluroit aussi-tôt que c’est donc par bassesse d’ame, quelques-uns peut-être que c’est par une héroïque vertu, & tous se tromperoient également. Il y a de la bassesse à choisir volontairement un emploi digne de mépris, ou à recevoir par aumône ce qu’on peut gagner par son travail; mais il n’y en a point à vivre d’un travail honnête plutôt que d’aumônes, ou plutôt que d’intriguer pour parvenir. Il y a de la vertu à vaincre ses pechans pour faire son devoir, mais il n’y en a [269] point à les suivre pour se livrer à des occupations de son goût, quoiqu’ignobles aux yeux des hommes.

Les cause des faux jugemens portes sur J. J. est qu’on suppose toujours qu’il lui a falu de grands efforts pour être autrement que les autres hommes, au lieu que, constitue comme il est, il lui en eut falu de très-grande pour être comme eux. Une de mes observations les plus certaines & dont le public se doute le moins est qu’impatient emporte sujet aux plus vives coleres, il ne connoît pas néanmoins la haine, & que jamais désir de vengeance n’entra dans ton coeur. Si quelqu’un pouvoit admettre un fait si contraire aux idées qu’on a de l’homme, on lui donneroit aussi-tôt pour cause un effort sublime, la pénible victoire sur l’amour-propre, la grande mais difficile vertu du pardon des ennemis, & c’est simplement un effet naturel du tempérament que je vous ai décrit. Toujours occupe de lui-même ou pour lui-même & trop avide de son propre bien pour avoir le tems de songer au mal d’un autre, il ne s’avise point de ces jalouses comparaisons d’amour-propre d’ou naissent les passions dont j’ai parle. J’ose même dire qu’il n’y a point de constitution plus éloigné que la sienne de la méchanceté; car son vice dominant est de s’occuper de lui plus que des autres, & celui des mechans, au contraire, est de s’occuper plus des autres que d’eux; & c’est précisément pour cela qu’à prendre le mot d’égoïsme dans son vrai sens, ils sont tous égoïstes & qu’il ne l’est point, parce qu’il ne se met ni à cote ni au-dessus ni au-dessous de personne, & que le déplacement de personne n’est nécessaire à son bonheur. Toutes ses méditations sont [270] douces parce qu’il aime à jouir. Dans les situations pénibles il n’y pense que quand elles l’y forcent; tous les momens qu’il peut leur dérober sont donnes à ses rêveries; il sait se soustraire aux idées déplaisantes & se transporter ailleurs qu’ou il est mal. Occupe si peu de ses peines, comment le seroit-il beaucoup de ceux qui les lui sont souffrir? Il s’en venge en n’y pensant point non par esprit de vengeance, mais pour se délivrer d’un tourment. Paresseux & voluptueux, comment seroit-il haineux & vindicatif? Voudroit-il changer en supplices ses consolations ses jouissances & les seuls plaisirs qu’on lui laisse ici-bas? Les hommes bilieux & mechans ne cherchent la retraite que quand ils sont tristes, & la retraite les attriste encore plus. Le levain de la vengeance fermente dans la solitude par le plaisir qu’on prend à s’y livrer; mais ce triste & cruel plaisir dévore & consume celui qui s’y livre; il le rend inquiet actif intrigant: la solitude qu’il cherchoit fait bientôt le supplice de son coeur haineux & tourmente, il n’y goûte, point cette aimable incurie, cette douce nonchalance qui fait le charme des vrais solitaires, sa passion animée par ses chagrines réflexions cherche à se satisfaire, & bientôt quittant sombre retraite il court attiser dans le monde le feu dont il veut consumer son ennemi. S’il sort des écrits de la main d’un tel solitaire, ils ne ressembleront surement ni à l’Emile ni à l’Heloise, ils porteront, quelque art qu’emploie l’auteur a se déguiser, la teinte de la bile amere qui les dicta. Pour J. J. les fruits de sa solitude attestent les sentimens dont il s’y nourrit; il eut de l’humeur tant qu’il vécut dans le monde, il n’en eut plus aussi-tôt qu’il vécut seul.

[271] Cette répugnance à se nourrir d’idées noires & déplaisants se fait sentir dans ses écrits comme dans sa conversation, & sur-tout dans ceux de longue haleine ou l’auteur avoit plus le tems d’être lui, & ou son coeur s’est mis, pour ainsi dire, plus à son aise. Dans ses premiers ouvrages entraîne par son sujet, indigne par le spectacle des moeurs publiques, excite par les gens qui vivoient avec lui & qui des-lors, peut-être, avoient déjà leurs vues, il s’est permis quelquefois de peindre les mechans & les vices en traits vifs & poignans, mais toujours prompts & rapides, & l’on voit qu’il ne se complaisoit que dans les images riantes dont il aima de tout tems à s’occuper. Il se félicite à la fin de l’Heloise d’en avoir soutenu l’intérêt durant six volumes, sans le concours d’aucun personnage méchant ni d’aucune mauvaise action. C’est-là, ce me semble, le témoignage le moins équivoque des véritables goûts d’un le témoignage auteur.

LE FRANÇOIS. Eh comme vous vous abusez! Les bons peignent les mechans sans crainte; ils n’ont pas peur d’être reconnus dans leurs portraits: mais un méchant n’ose peindre son semblable: il redoute l’application.

ROUSSEAU. Monsieur, cette interprétation si naturelle est-elle de votre façon?

LE FRANÇOIS. Non, elle est de nos Messieurs. Oh moi, je n’aurois jamais eu l’esprit de la trouve!

[272] ROUSSEAU. Du moins, l’admettez-vous sérieusement pour bonne?

LE FRANÇOIS. Mais, je vous avoue que je n’aime point à vivre avec les mechans, & je ne crois pas qu’il s’ensuive de-là que je sois un méchant moi-même.

ROUSSEAU. Il s’ensuit tout le contraire, & non-seulement les mechans aiment à vivre entr’eux, mais leurs écrits comme leurs discours sont remplis de peintures effroyables de toutes sortes de méchancetés. Quelquefois les bons s’attachent de même à les peindre mais seulement pour les rendre odieuses: au lieu que les mechans ne se servent des mêmes peintures que pour rendre odieux, moins les vices que les personnages qu’ils ont en vue. Ces différences se sont bien sentir à la lecture, & les censures vives mais générales des uns s’y distinguent facilement des satires personnelles des autres. Rien n’est plus naturel à un auteur que de s’occuper par préférence des matieres qui sont le plus de son goût. Celui de J. J. en l’attachant à la solitude atteste par les productions dont il s’y est occupe, quelle espece de charme a pu l’y attirer & l’y retenir. Dans sa jeunesse & durant ses courtes prospérités n’ayant encore à se plaindre de personne, il n’aima pas moins la retraite qu’il l’aime dans sa misère. Il se partageoit alors avec délices entre les amis qu’il croyoit avoir & la douceur du recueillement. Maintenant si cruellement désabusé, il se livre à son goût [273] dominant sans partage. Ce goût ne le tourmente ni ne le ronge; il ne le rend n’triste ni sombre; jamais il ne fut plus satisfait de lui-même, moins soucieux des affaires d’autrui, moins occupe de ses persécuteurs, plus content ni plus heureux, autant qu’on peut l’être de son propre fait vivant dans l’adversité. S’il étoit tel qu’on nous le représente, la prospérité de ses ennemis, l’opprobre dont ils l’accablent, l’impuissance de s’en venger l’auroient déjà fait périr de rage. Il n’eut trouve dans la solitude qu’il cherche que le désespoir & la mort. Il y trouve le repos d’esprit la douceur d’ame la santé la vie. Tous les mystérieux argumens de vos Messieurs n’ébranleront jamais la certitude qu’opère celui-la dans mon esprit.

Mais y a-t-il quelque vertu dans cette douceur? aucune. Il n’y a que la pente d’un naturel aimant & tendre qui, nourri de visions délicieuses, ne peut s’en détacher pour s’occuper d’idées funestes & de sentimens déchirans. Pourquoi s’affliger quand on peut jouir? Pourquoi noyer son coeur de fiel & de bile quand on peut l’abreuver de bienveillance & d’amour? Ce choix si raisonnable n’eut pourtant fait ni par la raison ni par la volonté; il est l’ouvrage d’un pur instinct. Il n’a pas le mérite de la vertu, sans doute, mais il n’en a pas non plus l’instabilité. Celui qui durant soixante ans s’est livre aux seules impressions de la nature, est bien sur de n’y résister jamais.

Si ces impulsions ne le menent pas toujours dans la bonne route, rarement elles le menent dans la mauvaise. Le peu de vertus qu’il a n’ont jamais fait de grands biens aux autres, mais ses vices bien plus nombreux ne sont de mal qu’à lui [274] seul. Sa morale est moins une morale d’action que d’abstinence: sa paresse la lui a donnée, & sa raison l’y a souvent confirme: ne jamais faire de mal lui paroît une maxime plus utile plus sublime & beaucoup plus difficile celle-même de faire du bien: car souvent le bien qu’on fait sous un rapport devient un mal sous mille autres: mais dans l’ordre de la nature, il n’y a de vrai mal que le mal positif. Souvent il n’y a d’autre moyen de s’abstenir de nuire que de s’abstenir tout-à-fait d’agir, & selon lui, le meilleur régime, tant moral que physique, est un régime purement négatif. Mais ce n’est pas celui convient à une philosophie ostentatrice, qui ne veut que des œuvres d’éclat & n’apprend rien tant à ses sectateurs qu’à beaucoup se montrer. Cette maxime de ne point faire de mal tient de bien près à une autre qu’il doit encore à sa paresse, mais qui se change en vertu pour quiconque s’en fait un devoir. C’est de ne se mettre jamais dans une situation qui lui fasse trouver son avantage dans le préjudice d’autrui. Nul homme ne redoute une situation pareille. Ils sont tous forts vertueux pour craindre jamais que leur intérêt ne les tente contre leur devoir, & dans leur fière confiance ils provoquent sans crainte les tentations auxquelles ils se sentent si supérieurs. Félicitons-les de leurs forces, mais ne blâmons pas le foible J. J. de n’oser se fier à la sienne & d’aimer mieux fuir les tentations que d’avoir à les vaincre, trop peu sur du succès d’un pareil combat.

Cette seule indolence l’eut perdu dans la société quand il n’y eut pas apporte d’autres vices. Les petits devoirs a remplir la lui ont rendue insupportable, & ces petits devoirs négligés [275] lui ont fait cent fois plus de tort que des actions injustes ne lui en auroient pu faire. La morale du monde a été mise comme celle des dévots en menues pratiques, en petites formules, en étiquettes de précédés qui dispensent du reste. Quiconque s’attache avec scrupule à tous ces petits détails, peut au surplus être noir faux fourbe traître & méchant, peu importe; pourvu qu’il soit exact aux regles des précédés, il est toujours assez honnête homme. L’amour-propre de ceux qu’on néglige en pareil cas leur peint cette omission comme un cruel outrage, ou comme une monstrueuse ingratitude, & tel qui donneroit pour un autre sa bourse & son sang, n’en sera jamais pardonne pour avoir omis dans quelque rencontre une attention de civilité. J. J. en dédaignant tout ce qui est de pure formule & que sont également bons & mauvais, amis & indifferens, pour ne s’attacher qu’aux solides devoirs, qui n’ont rien de l’usage ordinaire & sont peu de sensation, à fourni les prétextes que vos Messieurs ont si habilement employés. Il eut pu remplir sans bruit de grands devoirs dont jamais personne n’auroit rien dit: mais la négligence des petits soins inutiles à cause sa perte. Ces petits soins sont aussi quelquefois des devoirs qu’il n’est pas permis d’enfreindre, & je ne prétends pas en cela l’excuser. Je dis seulement que ce mal même, qui n’en est pas un dans sa source & qui n’est tombe que sur lui, vient encore de cette indolence de caractere qui le domine & ne lui fait pas moins négliger ses intérêts que ses devoir.

J. J. paroît n’avoir jamais convoite fort ardemment les biens de la fortune, non par une modération dont on puisse lui faire [276] honneur, mais parce que ces biens, loin de procurer ceux dont il est avide en ôtent la jouissance & le goût Les pertes réelles ni les espérances frustrées ne l’ont jamais fort affecte. Il a trop désire le bonheur pour désirer beaucoup la richesse, & s’il eut quelques momens d’ambition, ses desirs comme ses efforts ont été vifs & courts. Au premier obstacle qu’il n’a pu vaincre du premier choc, il s’est rebute, & retombant aussi-tôt dans sa langueur, il a oublie ce qu’il ne pouvoir attendre. Il fut toujours si peu agissant si peu propre au manège nécessaire pour réussir en toute entreprise, que les choses les plus faciles pour d’autres devenant toujours difficiles pour lui, sa paresse les liai rendoit impossibles pour lui épargne les efforts indispensables pour les obtenir. Un autre oreiller de paresse dans toute affaire un peu longue quoiqu’aisée, étoit pour lui l’incertitude que le tems jette sur les succès qui dans l’avenir semblent les plus assures; mille empechemens imprévus pouvant à chaque instant faire avorter les desseins les mieux concertes. La seule instabilité de la vie réduit pour nous tous les evenemens futurs à de simples probabilités. La peine qu’il faut prendre est certaine, le prix en est toujours douteux, & les projets éloignes ne peuvent paroître que des leurres de dupes à quiconque à plus d’indolence qu d’ambition. Tel est & fut toujours J. J.; ardent & vif par tempérament, il n’a pu dans sa jeunesse être exempt de tout espece de convoitise, & c’est beaucoup s’il l’est toujours, même aujourd’hui. Mais quelque désir qu’il ait pu former, & quel qu’en ait pu être l’objet, si du premier effort il n’a pu l’atteindre, il fut toujours incapable d’une longue persévérance ay aspirer.

[277] Maintenant il paroît ne plus rien désirer. Indifférent sur le reste de sa carriere il en voit avec plaisir approcher le terme, mais sans l’accélérer même par ses souhaits. Je doute que jamais mortel ait mieux & plus sincérement dit à Dieu, que ta volonté soit faite, & ce n’est pas, sans doute, une résignation fort méritoire à qui ne voit plus rien sur qui puisse flatter son coeur. Mais dans sa jeunesse ou le feu du tempérament & de l’age dut souvent enflammer ses desirs, il en pût former d’assez vifs, mais rarement d’assez durables pour vaincre les obstacles quelquefois très-surmontables qui l’arrêtoient. En désirant beaucoup il dut obtenir fort peu, parce sont pas les seuls élans du coeur qui sont atteindre & à l’objet, & qu’il y faut d’autres moyens n’a jamais su mettre en oeuvre. La plus incroyable timidité, la plus excessive indolence, auroient cede quelquefois peut-être à la force du désir, s’il n’eut trouve dans cette force même l’art d’éluder les soins qu’elle sembloit exiger, & c’est encore ici des clefs de son caractere celle qui en découvre le mieux les ressorts. A force de s’occuper de l’objet qu’il convoite, à force d’y rendre par les desirs, sa bienfaisante imagination arrive au terme en sautant par-dessus les obstacles qui arrêtent ou l’effarouchent. Elle fait plus; écartant de l’objet tout ce qu’il a d’étranger à sa convoitise, elle ne le lui présente qu’approprie de tout point à son désir. Par-là ses fictions lui deviennent plus douces que des réalités mêmes; elles en écartent les défauts avec les difficultés, elles les lui livrent préparées tout express pour lui, & sont que désirer & jouir ne sont pour lui qu’une même chose. Est-il étonnant qu’un [278] homme ainsi constitue soit sans goût pour la vie active? Pour lui pourchasser au loin quelques jouissances imparfaites & douteuses, elle lui ôteroit celles qui valent cent fois mieux & sont toujours en son pouvoir. Il est plus heureux & plus riche par la possession des biens imaginaires qu’il crée, qu’il ne le seroit par celle des biens plus réels si l’on veut, mais moins désirables qui existent réellement.

Mais cette même imagination si riche en tableaux rians & remplis de charmes rejette obstinément les objets de douleur & de peine, ou du moins elle ne les lui peint jamais si vivement que sa volonté ne les puisse effacer. L’incertitude de l’avenir & l’expérience de tant de malheurs peuvent l’effaroucher à l’excès des maux qui le menacent, en occupant son esprit des moyens de les éviter. Mais ces maux sont-ils arrives? Il les sent vivement un moment & puis les oublie. En mettant tout au pis dans l’avenir il se soulage & se tranquillise. Quand une sois le malheur est arrive, il faut le souffrir sans doute, mais on n’est plus force d’y penser pour s’en garantir; c’est un grand tourment de moins dans ton ame. En comptant d’avance sur le mal qu’il craint, il en ôte la plus grande amertume; ce mal arrivant le trouve tout prêt à le supporter, & s’il n’arrive pas, c’est un bien qu’il goûte avec d’autant plus de joie qu’il n’y comptoit point du tout. Comme il mieux jouir que souffrir, il se refuse aux souvenirs tristes & déplaisans qui sont inutiles, pour livrer son coeur tout entier à ceux qui le flattent; quand sa destinée s’est trouvée telle qu’il n’y voyoit plus rien d’agréable à se rappeller, il en a perdu toute la mémoire & rétrogradant vers les tems heureux [279] de son enfance & de sa jeunesse, il les a souvent recommences dans ses souvenirs. Quelquefois s’élançant dans l’avenir qu’il espere & qu’il sent lui être du, il tâche de s’en figurer les douceurs en les proportionnant aux maux qu’on lui fait souffrir injustement en ce monde. Plus souvent, laissant concourir ses sens à ses fictions, il se forme des forme des êtres selon ton coeur, & vivant avec eux dans une société dont il se sent digne, il plane dans l’empirée au milieu des objets charmans & presque angéliques dont il s’est entoure. Concevez-vous que dans une ame tendre ainsi disposée les levains haineux fermentent facilement? Non, non, Monsieur, comptez que celui qui pût sentir un moment les délices habituelles de J. J. ne méditera jamais de noirceurs.

La plus sublime des vertus, celle qui demande le plus de grandeur de courage & de force d’ame est le pardon des injures & l’amour de ses ennemis. Le foible J.J., qui n’atteint pas même aux vertus médiocres iroit-il jusqu’à celle-là? Je suis aussi loin de le croire que de l’affirmer. Mais qu’importe, si son naturel aimant & paisible le mené ou l’auroit mené la vertu? Qu’eut pu faire en lui la haine s’il l’avoit connue? Je l’ignore; il l’ignore lui-même. Comment fauroit-il ou l’eut conduit un sentiment qui jamais n’approcha de son coeur? Il n’a point eu là-dessus de combat à rendre, parce qu’il n’a point eu de tentation. Celle d’ôter ses facultés à ses jouissances pour les livrer aux passions irascibles & déchirantes n’en est pas même une pour lui. C’est le tourment des coeurs dévorés d’amour-propre & qui ne connoissent point d’autre amour. Ils n’ont pas cette passion par choix, elle les tyrannise, & n’en laisse point d’autre en leur pouvoir.

[280] Lorsqu’il entreprit ses confessions, cette œuvre unique parmi les hommes, dont il a profane la lecture en la prodigant aux oreilles les moins faites pour l’entendre, il avoit déjà passe la maturité de l’age & ignoroit encore l’adversité. Il a dignement exécute ce projet jusqu’au tems des malheurs de sa vie; des-lors il s’est vu force d’y renoncer. Accoutume à ses douces reveries, il ne trouva ni courage ni force pour soutenir la méditation de tant d’horreurs; il n’auroit même pu s’en rappeller l’effroyable tissu quand il s’y seroit obstine. Sa mémoire a refuse de se souiller de ces affreux souvenirs; il ne rappeller l’image que des tems qu’il verroit renaître avec plaisir. Ceux ou il fut la proie des mechans en seroient pour jamais effaces avec les cruels qui les ont rendus si funestes, si les maux qu’ils continuent à lui faire ne réveilloient quelquefois malgré lui l’idée de ceux qu’ils lui ont déjà fait souffrir. En un mot, un naturel aimant & tendre, une langueur d’aime que le porte aux plus douces voluptes, lui faisant rejetter tour sentiment douloureux écarte de son souvenir tout objet désagréable. Il n’a pas le mérite de pardonner les offenses, parce qu’il les oublie; il n’aime pas ses ennemis, mais il ne pense point à eux. Cela met tout l’avantage de leur cote, en ce que ne le perdant jamais de vue, sans cette occupes de lui pour l’enlacer de plus en plus dans leurs piégés, & ne le trouvant, ni assez attentif pour les voir ni assez actif pour s’en défendre, ils sont toujours surs de le prendre au dépourvu quand & comme il leur plaît sans crainte de représailles. Tandis qu’il s’occupe avec lui-même, eux s’occupent aussi de uns [281] & des autres; il est tout pour lui-même, il est aussi tout pour eux: car quant à eux ils ne sont rien, ni pour lui, ni pour eux-mêmes, & pourvu que J. J. soit misérable, ils n’ont besoin d’autre bonheur. Ainsi ils ont, eux & lui chacun de leur cote deux grandes expériences à faire; eux, de toutes les peines est possible aux hommes d’accumuler dans l’ame d’un innocent, & lui, de toutes les ressources que l’innocence peut tirer d’elle seule pour les supporter. Ce qu’il y a d’impayable dans tout cela est d’entendre vos besoins Messieurs, se lamenter au milieu de leurs horribles trames du mal que fait la haine à celui qui s’y livre, & plaindre tendrement leur ami J. J. d’être la proie d’un sentiment aussi tourmentant.

Il faudroit qu’il fut insensible ou stupide pour ne pas voir & sentir son état; mais il s’occupe trop peu de ses peines pour s’en affecter beaucoup. Il se console avec lui-même des injustices des hommes; en rentrant dans son coeur il y trouve des dédommagemens bien doux. Tant qu’il est seul il est heureux, & quand le spectacle de la haine le navre, ou quand le mépris & la dérision l’indignent, c’est un mouvement passage qui cesse aussi-tôt que l’objet qui l’excite à disparu. Ses émotions sont promptes & vives mais rapides & peu durables, & cela se voir. Son coeur transparent comme le cristal ne peut rien cacher de ce qui s’y passe; chaque mouvement qu’il éprouve se transmet à ses yeux & sur son visage. On voit quand & comment il s’agite ou se calme; quand & comment il s’irrite ou s’attendrit, & si-tôt que ce qu’il voit ou ce qu’il entend l’affecte, il lui est impossible d’en retenir ou dissimuler un moment l’impression. J’ignore comment il pût s’y prendre pour [282] tromper quarante ans tout le monde sur son caractere; mais pour peu qu’on le tire de sa chere inertie, ce qui par malheur n’est que trop aise, je le défie de cacher à personne ce qui se passe au fond de sort coeur, & c’est néanmoins de ce même naturel aussi ardent qu’indiscret qu’on a tire par un prestige admirable, le plus habile hypocrite & le plus ruse fourbe qui puisse exister.

Cette remarque étoit importante & j’y ai porte la plus grande attention. Le premier art de tous les mechans de tous les mechans est la prudence, c’est-a-dire, la dissimulation. Ayant tant desseins & de sentimens à cacher, ils savent composer leur extérieur, gouverner leurs regards leur air leur maintien, se rendre maîtres des apparences. Ils savent prendre leurs avantages & couvrir d’un vernis de sagesse les noires passions dont ils sont ronges. Les cours vifs sont bouillans emportes, mais tout s’évapore au-dehors; les mechans sont froids poses, le venin se dépose & se cache au fond de leurs coeurs pour n’agir qu’en tems & lieu; jusqu’àlors rien ne s’exhale, & pour rendre; l’effet plus grand ou plus sur ils le retardent à leur volonté. Ces différences ne viennent pas seulement des temperamens, mais aussi de la nature des passions. Celles des coeurs ardens & sensibles étant l’ouvrage de la nature, se montrent en dépit de celui qui les a; leur premiere explosion purement machinale est indépendante de sa volonté. Tout ce qu’il peut faire à force de résistance est d’en arrêter le cours avant qu’elle ait produit son effet, mais non pas avant qu’elle se soit manifestée ou dans ses yeux ou par sa rougeur ou par sa voix ou par son maintien ou par quelque autre signe sensible.

Mais l’amour-propre & les mouvemens qui en dérivent, [283] n’étant que des passions secondaires produites par la réflexion n’agissent pas si sensiblement sur la machine. Voila pourquoi ceux que ces sortes de passions gouvernent sont plus maîtres des apparences que ceux qui se livrent aux impulsions directes de la nature. En général si les naturels ardens & vifs sont plus aimans, ils sont aussi plus emportes, moins endurans, plus coleres; mais ces emportemens bruyans sont sans conséquence, si-tôt que le signe de la colere s’efface sur le visage, elle est éteinte aussi dans le coeur. Au contraire les gens flegmatiques & froids, si doux si patiens si modérés à l’extérieur, en-dedans sont haineux vindicatifs implacables; ils savent conserver déguiser nourrir leur rancune jusqu’à ce que le moment de l’assouvir se présente. En général les premiers aiment plus qu’ils ne haïssent, les seconds haïssent beaucoup plus qu’ils n’aiment, si tant est qu’ils sachent aimer. Les ames d’une haute trempe sont néanmoins très-souvent de celles-ci, comme supérieures aux passions. Les vrais sages sont des hommes froids, je n’en doute pas; mais dans la classe des hommes vulgaires, sans le contrepoids de la sensibilité, l’amour-propre emportera toujours la balance, & s’ils ne restent nuls, il les rendra mechans.

Vous me direz qu’il y a des hommes vifs & sensibles qui ne laissent pas d’être mechans haineux & rancuniers. Je n’en crois rien, mais il faut s’entendre. Il y a deux sortes de vivacité; celle des sentimens & celle des idées. Les ames sensibles s’affectent fortement & rapidement. Le sang enflamme par une agitation subite porte à l’oeil à la voix au visage ces mouvemens impétueux qui marquent la passion. Il est au contraire [284] des esprits vifs qui s’associent avec des coeurs glaces, & qui ne tirent que du cerveau l’agitation qui paroît aussi dans les yeux dans le geste & accompagne la parole, mais par des signes tout differens, pantomimes & comédiens plutôt qu’animés & passionnés. Ceux-ci, riches d’idées, les produisent avec une facilite extrême: ils ont la parole à commandement, leur esprit toujours présent & pénétrant leur fournit sans cette des pensées neuves des saillies des réponses heureuses; quelque force & quelque finesse qu’on mette à ce qu’on peut leur dire, ils étonnent par la promptitude & le sel de leurs reparties, & ne restent jamais court. Dans les choses même de sentiment ils ont un petit babil si bien agence, qu’on les croiroit émus jusqu’au fond du coeur, si cette justesse même d’expression n’attestoit que c’est leur esprit seul qui travaille. Les antres, tout occupes de ce qu’ils sentent soignent trop peu leurs paroles pour les arranger avec tant d’art. La pesante succession du discours leur est ici insupportable; ils se dépitent contre la lenteur de sa marche; il leur semble dans la rapidité des mouvemens qu’ils éprouvent que ce qu’ils sentent devroit se faire jour & pénétrer d’un, coeur à l’autre sans le froid ministre de la parole. Les idées se présentent d’ordinaire aux gens d’esprit en phrases tout arrangées; il n’en est pas ainsi des sentimens. Il faut chercher combiner choisir un langage propre a rendre ceux qu’on éprouve, & quel est l’homme sensible qui aura la patience de suspendre le cours des affections qui l’agitent pour s’occuper à chaque instant de ce triage. Une violente émotion peut suggérer quelquefois des expressions énergiques & vigoureuses; mais ce sont d’heureux hasards que [285] les mêmes situations ne fournissent pas toujours. D’ailleurs un homme vivement ému est-il en état de prêter une attention minutieuse à tout ce qu’on peut lui dire, à tout ce qui se passe autour de lui, pour y approprier sa réponse ou son propos? Je ne dis pas que tous seront aussi distraits aussi étourdis aussi stupides que J. J., mais je doute que quiconque à reçu du Ciel un naturel, vraiment ardent vif sensible & tendre soit jamais un homme bien preste à la riposte.

N’allons donc pas prendre, comme on fait dans le monde, pour des coeurs sensibles des cerveaux brûlés dont le seul désir de briller anime les discours les actions les écrits, & qui pour être applaudis des jeunes gens & des femmes, jouent de leur mieux la sensibilité qu’ils n’ont point. Tout entiers à leur unique objet, c’est-a-dire, à la célébrité, ils ne s’échauffent sur rien au monde, ne prennent un véritable intérêt à rien; leurs têtes agitées d’idées rapides laissent leurs coeurs vides de tout sentiment, excepte celui de l’amour-propre qui leur étant habituel ne leur donne aucun mouvement sensible & remarquable au-dehors. Ainsi tranquilles & de sang-froid sur toutes choses, ils ne songent qu’aux avantages relatifs à leur petit individu, & ne laissant jamais échapper aucune occasion, s’occupent sans cesse avec un succès qui n’a rien d’étonnant, à rabaisser leurs rivaux, à écarter leurs concurrens, à briller dans le monde, à primer dans les lettres, & à déprimer tout ce qui n’est pas attache à leur char. Que de tels hommes soient mechans ou malfaisans, ce n’est pas une merveille, mais qu’ils éprouvent d’autre passion que l’égoïsme qui les domine, qu’ils aient une véritable sensibilité, qu’il soient capables [286] d’attachement d’amitié, même d’amour, c’est ce que je nie. Ils ne savant pas seulement s’aimer eux-mêmes; ils ne savent que haïr ce qui n’est pas eux.

Celui qui sait régner sur son propre coeur, tenir toutes ses passions sous le joug, sur qui l’intérêt personnel & les desirs sensuels n’ont aucune puissance, & qui soit en public soit tout seul & sans témoin ne fait en toute occasion que ce qui est juste & honnête, sans égard aux voeux secrets de son coeur: celui-la seul est homme vertueux. S’il existe, je m’en réjouis pour l’honneur de l’espece humaine. Je sais que des foules d’hommes vertueux ont jadis existe sur la terre; je sais que Fenelon, Catinat, d’autres moins connus, ont honore les siecles modernes, & parmi nous j’ai vu George Keith suivre encore leurs sublimes vestiges. A cela près je n’ai vu dans les apparentes vertus des hommes que forfanterie hypocrisie & vanité. Mais ce qui se rapproche un peu plus de nous, ce qui est du moins beaucoup plus dans l’ordre de la nature, c’est un mortel bien ne qui n’a reçu du Ciel que des passions expansives & douces, que des penchans aimans & aimables, qu’un coeur ardent à désirer, mais sensible affectueux dans ses desirs, qui n’a que faire de gloire ni de trésors, mais de jouissances réelles, de véritables attachemens, qui comptant pour rien l’apparence des choses & pour peu l’opinion des hommes, cherche son bonheur en-dedans sans égard aux usages suivis & aux préjugés reçus. Cet homme ne sera pas vertueux, puisqu’il ne vaincra pas ses penchans, mais en les suivant il ne sera rien de contraire à ce que seroit, en surmontant les siens, celui qui n’écoute que la vertu. La bonté la [287] commisération la générosité, ces premieres inclinations de nature, qui ne sont que des émanations de l’amour de soi, ne s’érigeront point dans sa tête en d’austères devoirs; mais elles seront des besoins de son coeur qu’il satisfera plus pour son propre bonheur que par un principe d’humanité qu’il ne songera gueres à réduire en regles. L’instinct de la nature est moins pur peut-être, mais certainement plus sur que la loi la vertu: car on se met souvent en contradiction avec son devoir, jamais avec son penchant pour mal faire.

L’homme de la nature éclaire par la raison à des appétits plus délicats mais non moins simples que dans sa premiere grossièreté. Les fantaisies d’autorité de célébrité de prééminence ne sont rien pour lui; il ne veut être connu que pour être aime, il ne veut être loue que de ce qui est vraiment louable & qu’il possede en effet. L’esprit les talens ne sont pour lui que des ornemens du mérite & ne le constituent pas. Ils sont des développemens nécessaires dans le progrès des choses & qui ont leurs avantages pour les agrémens de la vie, mais subordonnes aux facultés plus précieuses qui rendent l’homme vraiment sociable & bon, & qui lui sont priser l’ordre la justice la droiture & l’innocence au-dessus de tous les autres biens. L’homme de la nature apprend à porter en toute chose le joug de la nécessité & à s’y soumettre, à ne murmurer jamais contre la providence qui commença par le combler de dons précieux, qui promet à son coeur des biens plus précieux encore, mais qui pour réparer les injustices de la fortune & des hommes choisit son heure & non pas la notre, & dont les vues sont trop au-dessus de nous pour qu’elle nous doive [288] compte de ses moyens. L’homme de la nature est assujetti par elle & pour sa propre conservation à des transports irascibles & momentanés, à la colore à l’emportement à l’indignation; jamais à des sentimens haineux & durables, nuisibles à celui qui en est la proie & à celui qui en est l’objet, & qui ne menent qu’au mal & à la destruction sans servir au bien ni à la conservation de personne; enfin l’homme de la nature, sans épuiser ses débiles forces à se construire ici-bas des tabernacles des machines énormes de bonheur ou de plaisir, jouit de lui-même & de son existence, sans grand souci de ce qu’en pensent les hommes, & sans grand soin de l’avenir.

Tel j’ai vu l’indolent J. J. sans affectation sans apprêt, livre par goût à ses douces reveries, pensant profondément quelquefois, mais toujours avec plus de fatigue que de plaisir, & aimant mieux se laisser gouverner par une imagination riante, que de gouverner avec effort sa tête par la raison. Je l’ai vu mener par goût une vie égale simple & routinière, sans s’en rebuter jamais. L’uniformité de cette vie & la douceur qu’il y trouve montrent que son ame est en paix. S’il étoit mal avec lui-même il se lasseroit enfin d’y vivre; il lui faudroit des diversions que je ne lui vois point chercher, & si par un tour d’esprit difficile à concevoir il s’obstinoit à s’imposer ce genre de supplice, on verroit à la longue l’effet de cette contrainte sur son humeur sur son teint sur sa santé. Il jauniroit il languiroit il deviendroit triste & sombre il dépériroit. Au contraire il se porte mieux: qu’il ne fit jamais.* [*Tout a son terme ici-bas. Si ma santé décline & succombe enfin sous tant d’afflictions sans relâche, il restera toujours étonnant qu’elle ait résiste si long-tems] Il n’a [289] plus ces souffrances habituelles, cette maigreur, ce teint pale, cet air mourant qu’il eut constamment dix ans de sa vie, c’est-à-dire, pendant tout le tems qu’il se mêla d’écrire, métier aussi funeste à sa constitution que contraire à son goût, & qui l’eut enfin mis au tombeau s’il l’eut continue plus long-tems. Depuis qu’il a repris les doux loisirs de sa jeunesse il en a repris la sérénité; il occupe son corps & repose sa tête; il s’en trouve bien à tous égards. En un mot, comme j’ai trouve dans ses livres l’homme de la nature, j’ai trouve dans lui l’homme de ses livres, sans avoir eu besoin de chercher expressément s’il étoit vrai qu’il en fut l’auteur.

Je n’ai eu qu’une seule curiosité que j’ai voulu satisfaire; c’est au sujet du Devin du Village. Ce que vous m’aviez dit la-dessus m’avoit tellement frappe que je n’aurois pas été tranquille, si je ne m’en fusse particulièrement éclairci. On ne conçoit gueres comment un homme doue de quelque génie & de talens, par lesquels il pourroit aspirer à une gloire méritée, pour se parer effrontément d’un talent qu’il n’auroit pas, iroit se fourrer sans nécessité dans toutes les occasions de montrer la-dessus son ineptie. Mais qu’au milieu de Paris & des artistes les moins disposes pour lui à l’indulgence, un tel homme se donne sans façon pour l’auteur d’un ouvrage, qu’il est incapable de faire; qu’un homme aussi timide aussi peu suffisant s’érige parmi les maîtres en précepteur d’un art auquel il n’entend rien & qu’il les accuse de ne pas entendre, c’est assurément une chose des plus incroyables que l’on puise avancer. D’ailleurs il y a tant de bassesse à se parer ainsi des dépouilles d’autrui, cette manœuvre suppose tant de pauvreté [290] d’esprit, une vanité si puérile, un jugement si bonté, que quiconque peut s’y résoudre ne sera jamais rien de grand d’élevé de beau dans aucun genre, & que malgré toutes mes observations, il seroit toujours reste impossible à mes yeux que J. J. se donnant faussement pour l’auteur du Devin du Village eut fait aucun des autres écrits qu’il s’attribue, & qui certainement ont trop de force & d’élévation pour avoir pu sortir de la petite tête d’un petit pillard impudent. Tout cela me sembloit tellement incompatible que j’en revenois toujours à ma premiere conséquence de tout ou rien.

Une chose encore animoit le zele de mes recherches. L’auteur du Divin du Village n’est pas, quel qu’il soit un auteur ordinaire, non plus que celui des autres ouvrages qui portent le même nom. Il y a dans cette piece une douceur un charme, une simplicité sur-tout qui la distinguent sensiblement de toute autre production du même genre. Il n’y a dans les paroles ni situations vives ni belles sentences ni pompeuse morale: il n’y a dans la musique ni traits savans ni morceaux de travail ni chants tournes ni harmonie pathétique. Le sujet en est plus comique qu’attendrissant, & cependant la piece touche remue attendrit jusqu’aux larmes; on se sent ému sans savoir pourquoi. D’ou ce charme secret qui coule ainsi dans les coeurs tire-t-il sa source? Cette source unique ou nul autre n’a puise n’est pas celle de l’hypocrene: elle vient d’ailleurs. L’auteur doit être aussi singulier que la piece est originale. Si connoissant déjà J. J. j’avois vu pour la premiere fois le Devin du Village sans qu’on m’en nommât l’auteur, j’aurois dit sans balancer, ci est celui de la nouvelle Heloise, c’est J. J., & ce ne peut être [291]que lui. Colette intéresse & touche comme Julie sans magie de situations, sans apprêts d’evenemens romanesques, même naturel même douceur même accent; elles sont soeurs ou je serois bien trompe. Voila ce que j’aurois dit ou pense. Maintenant on m’assure au contraire que J. J. se donne faussement pour l’auteur de cette piece & qu’elle est d’un autre: qu’on me le montre donc cet autre-la, que je voye comment il est fait. Si ce n’est pas J. J., il doit du moins lui ressembler beaucoup, puisque leurs productions si originales si caracteres se ressemblent si fort. Il est vrai que je ne puis avoir vu des productions de J. J. en musique, puisqu’il n’en sait pas faire; mais je suis sur que s’il en savoit faire, elles auroient un caractere très-approchant de celui-la. A m’en rapporter à mon propre jugement cette musique est de lui; par les preuves que l’on me donne, elle n’en est pas: que dois-je croire? Je résolus ale m’éclaircir si bien par moi-même sur cet article qu’il ne me pût rester la-dessus aucun doute, & le m’y suis pris de la façon la plus courte la plus sure pour y parvenir.

LE FRANÇOIS. Rien n’est plus simple. Vous avez fait comme tout le monde; vous lui avez présente de la musique à lire & voyant, qu’il ne faisoit que barbouiller, vous avez tire la conséquence, & vous en vous en êtes tenu la.

ROUSSEAU. Ce n’est point la ce que j’ai fait, & ce n’étoit point de cela non plus qu’il s’agissoit; car il ne s’est pas donne que[292] je fache pour un croquesol ni pour un chantre de Cathédrale. Mais en donnant de la musique pour être de lui, il s’est donne pour en savoir faire. Voila ce que j’avois à vérifier. Je lui ai donc propose de la musique non à lire mais à faire. C’étoit aller ce me semble aussi directement qu’il étoit possible au vrai point de la question. Je l’ai prie de composer cette musique en ma présence sur des paroles qui lui étoient inconnues & que je lui ai fournies sur le champ.

LE FRANÇOIS. Vous aviez bien de la bonté; car enfin vous assurer qu’il ne savoit pas lire la musique, n’étoit-ce pas vous assurer de reste qu’il n’en savoit pas composer?

ROUSSEAU. Je n’en sais rien; je ne vois nulle impossibilité qu’un homme trop plein de ses propres idées ne sache ni saisir ni rendre celles des autres, & puisque ce n’est pas faute d’esprit qu’il fait si mal parler, ce peut aussi n’être pas par ignorance qu’il lit si mal la musique. Mais ce que je sais bien, c’est que si de l’acte au possible la conséquence est valable, lui voir sous mes yeux composer de la musique étoit m’assurer qu’il en savoit composer.

LE FRANÇOIS. D’honneur, voici qui est curieux! He bien, Monsieur, de quelle défaite vous pay a-t-il? Il fit le fier, sans doute, & rejetta la proposition avec hauteur?

ROUSSEAU. Non, il voyoit trop bien mon motif pour pouvoir s’en [293] offenser, & me parut même plus reconnoissant qu’humilie de ma proposition. Mais il me pria de comparer les situations & les ages. «Considérez, me dit-il, quelle différence vingt-cinq ans d’intervalle, de longs serremens de coeur, les ennuis, le découragement, la vieillesse doivent mettre dans les productions du même homme. Ajoutez à cela la contrainte que vous m’imposez, & qui me plaît parce que j’en vois à raison, mais qui n’en met pas moins des entraves idées d’un homme qui n’a jamais su les assujettir, ni rien produire qu’a son heure à son aise & à sa volonté.»

LE FRANÇOIS. Somme toute, avec de belles paroles il refusa l’épreuve proposée?

ROUSSEAU. Au contraire, après ce petit préambule il s’y soumit de tout son coeur, & s’en tira mieux qu’il n’avoit espere lui-même. Il me fit avec un peu de lenteur mais moi toujours présent de la musique aussi fraîche aussi chantante aussi bien traitée que celle du Devin, & dont le style assez semblable à celui de cette piece, mais moins nouveau qu’il n’étoit alors, est tout aussi naturel tout aussi expressif & tout aussi agréable. Il fut surpris lui-même de son succès. «Le désir, me dit-il, que je vous ai vu de me voir réussir m’a fait réussir davantage. La défiance m’étourdit m’appesantit, & me resserre le cerveau comme le coeur; la confiance m’anime m’épanouit & me fait planer sur des ailes. Le Ciel m’avoit fait pour l’amitié: elle eut donne un nouveau ressort à mes facultés, & j’aurois double de prix par elle.»

[294] Voila, Monsieur, ce que j’ai voulu vérifier par moi-même. Si cette expérience ne suffit pas pour prouver qu’il a fait le Devin du Village, elle suffit au moins pour détruire celle des preuves qu’il ne l’a pas fait à laquelle vous vous en êtes tenu. Vous savez pourquoi toutes les autres ne sont point autorité pour moi: mais voici une autre observation qui acheve de détruire mes doutes, & me confirme ou me ramene dans mon ancienne persuasion.

Après cette épreuve j’ai examine toute la musique qu’il a composée depuis son retour à Paris & qui ne laisse pas de faire un recueil considérable, & j’y ai trouve une uniformité de style & de faire qui tomberoit quelquefois dans la monotonie si elle n’étoit autorisée ou excusée par le grand rapport des paroles dont il a fait choix le plus souvent. J. J. avec un coeur trop porte à la tendresse eut toujours un goût vif pour la vie champêtre. Toute sa musique, quoique variée selon les sujets porte une empreinte de ce goût. On croit entendre l’accent pastoral des pipeaux, & cet accent se fait par-tout sentir le même que dans le Devin du Village. Un connoisseur peut pas plus s’y tromper qu’on ne s’y tromper qu’on se trompe au faire des Peintres. Toute cette musique à d’ailleurs une simplicité j’oserois dire une vérité que n’a parmi nous nulle autre musique moderne. Non-seulement elle n’a besoin ni de trilles ni de petites notes ni d’agrémens ou de fleurtis d’aucune espece, mais elle ne peut même rien supporter de tout cela. Toute son expression est dans les seules nuances du fort & du doux, vrai caractere d’une bonne mélodie; cette mélodie y est toujours une & bien marquée, les accompagnement [295] l’animent sans l’offusquer. On n’a pas besoin de crier sans cesse aux accompagnateurs; doux, plus doux. Tout cela ne convient encore qu’au seul Devin du Village. S’il n’a pas fait cette piece, il faut donc qu’il en ait l’auteur toujours à ses ordres pour lui composer de nouvelle musique toutes les fois qu’il lui plaît d’en produire sous ton nom, car il n’y a que lui seul qui en fasse comme celle-la. Je ne dis pas qu’en épluchant bien toute cette musique on n’y trouvera ni ressemblances ni réminiscences ni traits pris ou imites d’autres auteurs; cela n’est vrai d’aucune musique que je connoisse. Mais soit que ces imitations soient des rencontres fortuites ou de vrais pillages, je dis que de la maniere dont l’auteur les emploie les lui approprie; je dis que l’abondance des idées dont il est plein & qu’il associe à celles-la, ne peut laisser supposer que ce soit par stérilité de son propre fonds qu’il se les attribue; c’est paresse ou précipitation, mais ce n’est pas de pauvreté: il lui est trop aise de produire pour avoir jamais besoin de piller.* [*Il y a trois seuls morceaux dans le Devin du Village qui ne sont pas uniquement de moi; comme des le commencement je l’ai dit sans cesse à tout le monde; tous trois dans le divertissement. 1? Les paroles de la chanson qui sont, en partie, & du moins l’idée & le refrain de M. Colle. 2? Les paroles de l’Ariette qui sont de M. Cahusac, lequel m’engagea à faire après coup cette Ariette pour complaire à Mlle. Fel qui sc plaignoit qu’il avoir rien de brillant pour sa voix dans son rôle; 3? & l’entrée des Bergères que, sur les vives instances de M. d’Holbach j’arrangeai sur une piece de Clavecin d’un recueil qu’il me présenta. Je ne dirai pas quelle étoit l’intention de M. d’Holbach, mais il me pressa si fort d’employer quelque chose de ce recueil que je ne pus dans cette bagatelle résister obstinément à son désir. Pour la romance, qu’on m’a fait tirer tantôt de Suisse, tantôt de Languedoc, tantôt de nos Pfeaumes & tantôt je ne sais ou, je ne l’ai tirée que de ma tête ainsi que toute la piece. Je la composai, revenu depuis peu d’Italie, passionne pour la musique que j’y avois entendue & dont on n’avoit encore aucune connoissance à Paris. Quand cette connoissance commença de s’y répandre on auroit bientôt découvert mes pillages si j’avois fait comme sont les Compositeurs François, parce qu’ils sont pauvres d’idées, qu’ils ne connoissent pas même le vrai chant & que leurs accompagnemens ne sont que du barbouillage. On a eu l’impudence de mettre en grande pompe dans le recueil de mes écrits la romance de M. Vernes pour faire croire au public que je me l’attribuois. Toute ma réponse a été de faire a cette romance deux autres airs meilleurs que celui-la. Mon argument est simple. Celui qui a fait les deux meilleurs airs n’avoit pas besoin de s’attribuer faussement le moindre.]

[296] Je lui ai conseille de rassembler toute cette musique & de chercher à s’en défaire pour s’aider à vivre quand il ne pourra plus continuer son travail, mais de tacher sur toute chose que ce recueil ne tombe qu’en des mains fidelles & sures qui ne le laissent ni détruire ni diviser: car quand la passion cessera de dicter les jugemens qui le regardent, ce recueil fournira ce me semble une sorte preuve que toute la musique qui le compose est d’un seul & même auteur.* [*J’ai mis fidellement dans ce recueil toute la musique de toute espèce que j’ai composée depuis mon retour à Paris, & dont j’aurois beaucoup retranche si je n’y avois laisse que ce qui me paroît bon. Mais j’ai voulu ne rien omettre de ce que j’ai réellement fait, afin qu’on en pût discerner tout ce qu’on m’attribue aussi faussement qu’impudemment même en: e genre dans le public dans les journaux & jusques dans les recueils de mes propres écrits. Pourvu que les paroles soient grossieres & malhonnêtes, pour-vu que les airs soient maussades &plats, on m’accordera volontiers le talent de composer de cette musique-la. On affectera même de m’attribuer des airs d’un bon chant faits par d’autres, pour faire croire que je me les attribue moi-même, & que je m’approprie les ouvrages d’autrui. M’ôter mes productions & m’attribuer les leurs, a été depuis vingt ans la manœuvre la plus constante de ces Messieurs & la plus sur pour me décrier.]

Tout ce qui est sorti de la plume de J. J. durant son effervescence [297] porte une empreinte impossible à méconnaître, & plus impossible à imiter. Sa musique sa prose ses vers tout dans ces dix ans est d’un coloris d’une teinte qu’un autre ne trouvera jamais. Oui, je le répete, si j’ignorois quel est l’auteur du Devin du Village je le sentirois à cette conformité. Mon doute lève sur cette piece acheve de lever ceux qui pouvoient me rester sur son auteur. La force des preuves qu’on a qu’elle n’est pas de lui ne sert plus qu’a détruire dans mon esprit celle des crimes dont on l’accuse, & tout cela ne me laisse plus qu’une surprise; c’est comment tant de mensonges peuvent être si bien prouves.

J. J. étoit ne pour la musique; non pour y payer de sa personne dans l’exécution, mais pour en hâter les progrès & y faire des découvertes. Ses idées dans l’art & sur l’art sont secondes intarissables. Il a trouve des méthodes plus claires plus commodes plus simples qui facilitent, les unes la composition, les autres l’exécution, & auxquelles il ne manque pour être admises que d’être proposées par un autre lui. II a fait dans l’harmonie une* [*Les Editeurs sont persuades que l’Auteur a laisse quelques écrites sur la découverte intéressante dont il parle, mais il ne leur a pas été possible du les recouvrer] découverte qu’il ne daigne pas même annoncer, sur d’avance qu’elle seroit rebutée, ou ne lui attireroit comme le Devin du Village que l’imputation de s’emparer du bien d’autrui. Il sera dix airs sur les mêmes paroles sans que cette abondance lui coûte ou l’épuise. Je l’ai vu lire aussi fort bien la musique, mieux que plusieurs de ceux qui la professent. Il aura même en cet art l’impromptu de l’exécution [298] qui lui manque en toute autre chose, quand rien ne l’intimidera, quand rien ne troublera cette présence d’esprit qu’il a si rarement, qu’il perd si aisément, & qu’il ne peut plus rappeller des qu’il l’a perdue. Il y a trente ans qu’on l’a vu dans Paris chanter tout à livre ouvert. Pourquoi ne le peut-il plus aujourd’hui? C’est qu’alors personne ne doutoit du talent qu’aujourd’hui tout le monde lui refuse, & qu’un spectateur malveillant suffit pour troubler sa tête & ses yeux. Qu’un homme auquel il aura confiance lui présente de la musique qu’il ne connoisse point. Je parie, à moins qu’elle ne soit baroque ou qu’elle ne dise rien, qu’il la déchiffre encore à la premiere vue & la chante passablement. Mais si, lisant dans le coeur de cet homme il le voit mal intentionné, il n’en dira pas une note, & voilà parmi les spectateurs la conclusion tirée sans autre examen. J. J. est sur la musique & sur les choses qu’il sait le mieux comme il étoit jadis aux échecs. Jouoit-il avec un plus fort que lui qu’il croyoit plus foible, il le battoit le plus souvent; avec un plus foible qu’il croyoit plus fort il étoit battu; la suffisance des autres l’intimide & le démonté infailliblement. En ceci l’opinion l’a toujours subjugue, ou plutôt, en toute chose, comme il le dit lui-même, c’est au degré de sa confiance que se monte celui de ses facultés. Le plus grand mal est ici que sentant en lui sa capacité, pour désabuser ceux qui en doutent, il se livre sans crainte aux occasions de la montrer, comptant toujours pour cette. Fois rester maître de lui-même, & toujours intimide quoi qu’il fasse, il ne montre que son ineptie. L’expérience la-dessus à beau l’instruire, elle ne l’a jamais corrige.

[299] Les dispositions d’ordinaire annoncent l’inclination & réciproquement. Cela est encore vrai chez J. J. Je n’ai vu nul homme aussi passionne que lui pour la musique, mais seulement pour celle qui parle à son coeur; c’est pourquoi il aime mieux en faire qu’en entendre, sur-tout à Paris, parce qu’il n’y en a point d’aussi bien appropriée à lui que la sienne. Il la chante avec une voix foible & cassée, mais encore animée & douce; il l’accompagne non sans peine, avec des doigts tremblans, moins par l’effet des ans que d’une invincible timidité. Il se livre à cet amusement depuis quelques années avec plus d’ardeur que jamais, & il est aise de voir qu’il s’en fait une aimable diversion à ses peines. Quand des sentimens douloureux affligent son coeur, il cherche sur son clavier les consolations que les hommes lui refusent. Sa douleur perd ainsi sa sécheresse & lui fournit à la fois des chants & des larmes. Dans les rues il se distrait des regards insultans des passans en cherchant des airs dans sa tête; plusieurs romances de sa façon d’un chant triste & languissant mais tendre & doux n’ont point eu d’autre origine. Tout ce qui porte le même caractere lui plaît & le charme. Il est passion pour le chaut du rossignol, il aime les gémissemens de la tourterelle & les a parfaitement imites dans l’accompagnement d’un de ses airs: les regrets qui tiennent à l’attachement l’intéressent. Sa passion la plus vive & la plus vaine étoit d’être aime; il croyoit se sentir fait pour l’être: il satisfait du moins cette fantaisie avec les animaux. Toujours il prodiga son tems & ses soins à les attirer à les caresser; il étoit l’ami presque l’esclave de son chien de sa chatte de ses sereins: il avoit des pigeons qui le [300] suivoient par-tout, qui lui voloient sur les bras sur la tête jusqu’à l’importunité: il apprivoisoit les oiseaux les poissons avec une patience incroyable, & il est parvenu à Monquin à faire nicher des hirondelles dans sa chambre avec tant de confiance, qu’elles s’y laissoient même enfermer sans s’effaroucher. En un mot ses amusemens ses plaisirs sont innocens & doux comme ses travaux comme ses penchans; il n’y a pas dans son ame un goût qui soit hors de la nature ni coûteux ou criminel à satisfaire, & pour être heureux autant qu’il est possible ici-bas, la fortune lui eut cite inutile, encore plus la célébrité, il ne lui faloit que la santé le nécessaire le repos & l’amitié.

Je vous ai décrit les principaux traits de l’homme que j’ai vu, & le me suis borne dans mes descriptions, non-seulement à ce qui peut de même être vu de tout autre, s’il ports à cet examen un oeil attentif & non prévenu, mais à ce qui n’étant ni bien ni mal en soi, ne peut être affecte long-tems par hypocrisie. Quant à ce qui quoique vrai n’est pas vrai n’est pas vraisemblable, tout ce qui n’est connu que du Ciel & de moi, mais eut pu mériter de l’être des hommes, ou ce qui, même connu d’autrui, ne peut être dit de soi-même avec bienséance, n’espérez pas que je vous en parle, non plus que ceux dont il est connu; si tout son prix est dans les suffrages des hommes, c’est à jamais autant de perdu. Je ne vous parlerai pas non plus de ses vices; non qu’il n’en ait de très-grands; mais parce qu’ils n’ont jamais fait de mal qu’à lui, & qu’il n’en doit aucun compte aux autres: le mal qui ne nuit point à autrui peut se taire quand on tait le bien qui le rachète. Il n’a pas [301] été si discret dans ses Confessions, & peut-être n’en a-t-il pas mieux fait. A cela près, tous les détails que je pourrois ajouter aux précédens n’en sont que des conséquences, qu’en raisonnant bien, chacun peut aisément suppléer. Ils suffisent pour connoître à fond le naturel de l’homme & son caractere. Je ne saurois aller plus loin, sans manquer aux engagemens par lesquels vous m’avez lie. Tant qu’ils dureront, tout ce que je puis exiger & attendre de J. J. est qu’il me donne, comme il a fait, une explication naturelle & raisonnée de sa conduite en toute occasion; car il seroit injuste & absurde d’exiger qu’il répondit aux charges qu’il ignore, & qu’on ne permet pas de lui déclarer; & tout ce que je puis ajouter du mien à cela est de m’assurer, que cette explication qu’il me donne, s’accorde avec tout ce que j’ai vu de lui par moi-même, en y donnant toute mon attention. Voilà ce que j’ai fait: ainsi je m’arrête. Ou faites-moi sentir en quoi je m’abuser, ou montrez-moi comment mon J. J. peut s’accorder avec celui de vos Messieurs, ou convenez enfin que deux êtres si differens ne furent jamais le même homme.

LE FRANÇOIS. Je vous ai écoute avec une attention dont vous devez être content. Au lieu de vous croiser par mes idées je vous ai suivi dans les vôtres, & si quelquefois je vous ai machinalement interrompu, c’étoit, lorsqu’étant moi-même de votre avis, je voulois avoir votre réponse à des objections souvent rebattues que je craignois d’oublier. Maintenant je vous demande en retour un peu l’attention que je vous ai donnée. [302] J’éviterai d’être diffus, évitez si vous pouvez d’être impatient.

Je commence par vous accorder pleinement votre conséquence, & je conviens franchement que votre J. J. & celui de nos Messieurs ne sauroient être le même homme. L’un, j’en conviens encore, semble avoir été fait à plaisir pour le mettre en opposition avec l’autre. Je vois même entr’eux des incompatibilités qui ne frapperoient peut-être nul autre que moi. L’empire de l’habitude & le goût du travail manuel sont par exemple à mes yeux des choses inalliables avec les noires, & fougueuses passions des mechans, & je réponds que jamais un détermine scélérat ne sera de jolis herbiers en miniature & n’écrira dans six ans huit mille pages de musique.* [*Ayant fait une partie de ce calcul d’avance & seulement par comparaison, j’ai mis tout trop au rabais, & c’est ce que je découvre bien sensiblement à mesure que j’avance dans mon registre, puisqu’au bout de cinq ans & demi seulement j’ai déjà plus de neuf mille pages bien articulées, & sur lesquelles on ne peut contester.] Ainsi des la premiere esquisse nos Messieurs & vous ne pouvez vous accorder. Il y a certainement erreur ou mensonge d’une des deux parts; le mensonge n’est pas de la votre, j’en suis très-sur; mais l’erreur y peut être. Qui m’assurera qu’elle n’y est pas en effet? Vous accusez nos Messieurs d’être prévenus quand ils le décrient, n’est-ce point vous qui l’êtes quand vous l’honorez? Votre penchant pour lui rend ce doute très-raisonnable. Il faudroit, pour démêler surement la vérité, des observations impartiales, & quelques précautions que vous ayez prises, les votres ne le sont pas plus que les leurs. Tout le monde, quoique vous en puissiez dire, n’est pas entre dans [303] le complot. Je connois d’honnêtes-gens qui ne haïssent point J. J. c’est-a-dire, qui ne professent point pour lui cette bienveillance traîtresse qui selon vous n’est qu’une haine plus meurtrière. Ils estiment ses talens sans aimer ni haïr sa personne, & n’ont pas une grande confiance en toute cette générosité si bruyante qu’on admire dans nos Messieurs. Cependant sur bien des points, ces personnes équitables s’accordent à penser comme le public à son égard. Ce qu’elles ont vu par elles-mêmes, ce qu’elles ont appris les unes des autres, donne une idée peu favorable de les moeurs, de sa droiture, de sa douceur, de son humanité, de son désintéressement, de toutes les vertus qu’il étaloit avec tant de faste. Il faut lui passer des défauts, même des vices, puisqu’il est homme; mais il en est de trop bas pour pouvoir germer dans un coeur honnête. Je ne cherche point un homme parfait, mais je méprise un homme abject, & ne croirai jamais que les heureux penchans que vous trouvez dans J. J. puissent compatir avec des vices tels que ceux dont il est charge. Vous voyez que je n’insiste pas sur des faits aussi prouves qu’il y en ait au monde; mais dont l’omission affectée d’une seule formalité énerve selon vous toutes les preuves. Je ne dis rien des créatures qu’il s’amuse à violer, quoique rien ne soit moins nécessaire, des écus qu’il escroque aux passans dans les tavernes, & qu’il nie ensuite d’avoir empruntes, des copies qu’il fait payer deux sois, de celles ou il fait de faux comptes, de l’argent qu’il escamote dans les payemens qu’on lui fait, de mille autres imputations pareilles. Je veux que tous ces faits, quoique prouves, soient sujets à chicane comme les autres; mais ce qui est généralement [304] vu par tout le monde ne sauroit l’être. Cet homme en qui vous trouvez une modestie une timidité de vierge est si bien connu pour un satyre plein d’impudence, dans les maisons même ou l’on tâchoit de l’attirer à son arrivée à Paris, on faisoit, des qu’il paroissoit, retirer la fille de la maison, pour ne pas l’exposer à la brutalité de ses propos & de ses manieres. Cet homme qui vous paroît si doux si sociable fuit tout le monde sans distinction, dédaigne toutes les caresses, rebute toutes les avances, & vit seul comme un loup-garou. Il se nourrit de visions, selon vous, & s’extasie avec des chimères: mais s’il méprise & repousse les humains, si son coeur se ferme à leur société, que leur importe celle que vous lui prêtez avec des êtres imaginaires? Depuis qu’on s’est avise de l’éplucher avec plus de soin, on l’a trouve non-seulement différent de ce qu’on le croyoit, mais contraire à tout ce qu’il prétendoit être. Il se disoit honnête modeste, on l’a trouve cynique & débauche; il se vantoit de bonnes moeurs, & il est pourri de vérole; il se disoit désintéressé, & il est de la plus basse avidité; il se disoit humain compatissant, il repousse durement tout ce qui lui demande assistance; il se disoit pitoyable & doux, il est cruel & sanguinaire; il se disoit charitable, & il ne donne rien à personne; il se disoit liant facile à subjuguer, & il rejette arrogamment toutes les honnêtetés dont on le comble. Plus on le recherche, plus on en est dédaigne: on a beau prendre en l’accostant, un air beat un ton patelin dolent lamentable, lui écrire des lettres à faire pleurer, lui signifier net qu’on va se tuer à l’instant si l’on n’est admis, il n’est ému de rien, il seroit homme à [305] laisser faire ceux qui seroient assez sots pour cela, & les plaignans qui affluent à sa porte s’en retournent tous sans consolation. Dans une situation pareille à la sienne, se voyant observé de si près, ne devroit-il pas s’attacher à rendre contens de lui tous ceux qui l’abordent, à leur faire perdre à force de douceur & de bonnes manieres, les noires impressions qu’ils ont sur son compte, à substituer dans leurs ames la bienveillance à l’estime qu’il a perdue, & à les forcer au moins à le plaindre, ne pouvant plus l’honorer. Au lieu de cela il concourt par son humeur sauvage & par ses rudes manieres à nourrir, comme à plaisir, la mauvaise opinion qu’ils ont de lui. En le trouvant si dur si repoussant si peu traitable, ils reconnoissent aisément l’homme féroce qu’on leur a peint, & ils s’en retournent convaincus par eux-mêmes, qu’on n’a point exagère son caractere & qu’il est aussi noir que son portait.

Vous me répéterez sans doute que ce n’est point la l’homme que vous avez vu: mais c’est l’homme qu’a vu tout le monde excepte vous seul. Vous ne parlez, dites-vous, que d’après vos propres observations. La plupart de ceux que vous démentez, ne parlent non plus que d’après les leurs. Ils ont vu noir ou vous voyez blanc; mais ils sont tous d’accord sur cette couleur noire, la blanche ne frappe nuls autres yeux que les votres; vous êtes seul contre tous; la vraisemblance est-elle pour vous? La raison permet-elle de donner plus de à votre unique suffrage qu’aux suffrages unanimes de le public? Tout est d’accord sur le compte de cet homme vous vous obstinez seul à croire innocent, malgré tant de [306] preuves auxquelles vous-même ne trouvez rien à répondre? Si ces preuves sont autant d’impostures & de sophismes, que faut-il donc penser du genre-humain? Quoi, toute une génération s’accorde à calomnier un innocent, à le couvrir de fange, à le suffoquer pour ainsi dire, dans le bourbier de la diffamation? Tandis qu’il ne faut, selon vous, qu’ouvrir les yeux sur lui pour se convaincre de son innocence & de la noirceur de ses ennemis? Prenez garde, Monsieur Rousseau; c’est vous-même qui prouvez trop. Si J. J, étoit tel que vous l’avez vu, seroit-il possible que vous fussiez le premier & le seul à l’avoir vu sous cet aspect? Ne reste-t-il donc que vous seul d’homme juste & sensé sur la terre? S’il en reste un autre qui ne pense pas ici comme vous, toutes vos observations sont anéanties, vous restez seul charge de l’accusation que vous intentez à tout le monde, d’avoir vu ce que vous desiriez de voir, & non ce qui étoit en effet. Répondez à cette seule objection, mais répondez juste, je me rends sur tout le reste.

ROUSSEAU. Pour vous rendre ici franchise pour franchise, je commence par vous déclarer que cette seule objection à laquelle vous me sommez de répondre, est à mes yeux un abyme de ténèbres ou mon entendement se perd. J. J. lui-même n’y comprend rien non plus que moi. Il s’avoue incapable d’expliquer d’entendre la conduite publique à son égard. Ce concert avec lequel toute une génération s’empresse d’adopter un plan si exécrable, la lui rend incompréhensible. Il n’y voit ni des bons ni des mechans ni des hommes: il y voit des êtres [307] dont il in’a nulle idée. Il ne les honore ni ne les méprise ni ne les conçoit; il ne fait pas ce que c’est. Son ame incapable de haine aime mieux se reposer dans cette entiere ignorance, que de se livrer par des interprétations cruelles, à des sentimens toujours pénibles à celui qui les éprouve, quand ils ont pour objet des êtres qu’il ne peut estimer. J’approuve cette disposition, & je l’adopte autant que je puis pour m’épargner un sentiment de mépris pour mes contemporains. Mais au fond je me surprends souvent à les juger malgré moi: ma raison fait son office en dépit de ma volonté, & je prends le Ciel à témoin que ce n’est pas ma faute si ce jugement leur est si désavantageux.

Si donc vous faites dépendre votre assentiment au résultat de mes recherches de la solution de votre objection, il y a grande apparence que me laissant dans mon opinion vous resterez dans la votre: car j’avoue que cette solution m’est impossible, sans néanmoins que cette impossibilité puisse détruire en moi la persuasion commencée par la marche clandestine & tortueuse de vos Messieurs, & confirmée ensuite par la connoissance immédiate de l’homme. Toutes vos preuves contraires tirées de plus loin se brisent contre cet axiome qui m’entraîne irrésistiblement, que la même chose ne sauroit être & n’être pas, & tout ce que disent avoir vu vos Messieurs est, de votre propre aveu, entièrement incompatible avec ce que je suis certain d’avoir vu moi-même.

J’en use dans mon jugement sur cet homme comme dans ma croyance en matiere de foi. Je cede à la conviction directe sans m’arrêter aux objections que je ne palis résoudre; tant [308] parce que ces objections sont fondées sur des principes moins clairs moins solides dans mon esprit, que ceux qui operent ma persuasion, que parce qu’en cédant à ces objections je tomberois dans d’autres encore plus invincibles. Je perdrois donc à ce changement la force de l’évidence, sans éviter l’embarras des difficultés. Vous dites que ma raison choisit le sentiment que mon coeur préféré, & je ne m’en défends pas. C’est ce qui arrive dans toute délibération ou le jugement n’a pas assez de lumieres pour se décider sans le concours de la volonté. Croyez-vous, qu’en prenant avec tant d’ardeur le parti contraire, vos Messieurs soient déterminés par un motif plus impartial?

Ne cherchant pas à vous surprendre je vous devois d’abord cette déclaration. A présent jettons un coup-d’oeil sur vos difficultés, si ce n’est pour les résoudre, au moins pour y chercher s’il est possible, quelque forte d’explication.

La principale & qui fait la base de toutes les autres, est celle que vous m’avez ci-devant proposée sur le concours unanime de toute la génération présente à un complot d’impostures & d’iniquité, contre lequel il seroit, ou trop injurieux au genre-humain de supposer qu’aucun mortel ne réclame s’il en voyoit l’injustice, ou, cette injustice étant aussi évidente qu’elle me paroît, trop orgueilleux à moi, trop humiliant pour le sens commun de croire qu’elle n’est apperçue par personne autre.

Faisons pour un moment cette supposition triviale que tous les hommes ont la jaunisse & que vous seul ne l’avez pas....... Je préviens l’interruption que vous me préparez.....Quelle plate comparaison! qu’est-ce que c’est cette jaunisse?....[309] Comment tous les hommes l’ont-ils gagnée excepte vous seul? C’est poser la même question en d’autres termes, mais ce n’est pas la résoudre, ce n’est pas même l’éclaircir. Vouliez-vous dire autre chose en m’interrompant?

LE FRANÇOIS. Non; poursuivez.

ROUSSEAU. Je réponds donc. Je crois l’éclaircir quoique vous en puissiez dire, lorsque je fais entendre qu’il est, pour ainsi dire, des épidémies d’esprit qui gagnent les hommes de proche en proche comme une espece de contagion; parce que l’esprit humain naturellement paresseux aime à s’épargner de la en pensant d’après les autres, sur-tout en ce qui flatte ses propres penchans. Cette pente à se laisser entraîner ainsi s’étend encore aux inclinations aux goûts aux passions des hommes; l’engouement général, maladie si commune dans votre nation, n’a point d’autre source, & vous ne m’en dédirez pas quand je vous citerai pour exemple à vous-même. Rappellez-vous l’avenu que vous m’avez fait ci-devant dans la supposition de l’innocence de J. J., que vous ne lui pardonneriez point votre injustice envers lui. Ainsi par la peine que vous donneroit son souvenir, vous aimeriez mieux l’aggraver que la réparer. Ce sentiment, naturel aux coeurs dévorés d’amour-propre, peut-il l’être au votre ou regne l’amour de la justice & de la raison? Si vous eussiez réfléchi là-dessus pour chercher en vous-même la cause d’un sentiment si injuste, & qui vous est si étranger, vous auriez bientôt trouve que vous haïssiez dans J. J. non seulement [310] le scélérat qu’on vous avoir peint, mais J. J. lui-même, que cette haine excitée d’abord par ses vices, en étoit devenue indépendante, s’étoit attachée à sa personne, & qu’innocent ou coupable, il étoit devenu, sans que vous vous en apperçussiez vous-même, l’objet de votre aversion. Aujourd’hui que vous me prêtez une attention plus impartiale, si je vous rappellois vos raisonnemens dans nos premiers entretiens, vous sentiriez qu’ils n’étoient point en vous l’ouvrage du jugement, mais celui d’une passion fougueuse qui vous dominoit à votre insçu. Voilà, Monsieur, cette cause étrangere qui séduisoit votre coeur si juste, & fascinoit votre jugement si sain dans leur état naturel. Vous trouviez une mauvaise face à tout ce qui venoit de cet infortune, & une bonne à tout ce qui tendoit à le diffamer; les perfidies les trahisons les mensonges perdoient à vos yeux toute leur noirceur lorsqu’il en étoit l’objet, & pourvu que vous n’y trempassiez pas vous-même, vous vous étiez accoutume à les voir sans horreur dans autrui: mais ce qui n’étoit en vous qu’un égarement passager, est devenu pour le public un délire habituel, un principe contant de conduite, une jaunisse universelle, fruit d’une bile acre & répandue, qui n’altere pas seulement le sens de la vue, mais corrompt toutes les humeurs, & tue enfin tout-à-fait, l’homme moral qui seroit demeure bien constitue sans elle. Si J. J. n’eut point existe, peut-être la plupart d’entr’eux n’auroient-ils rien à se reprocher. Osez ce seul objet d’une passion qui les transporte, à tout autre égard ils sont honnêtes-gens, comme tout le monde.

Cette animosité, plus vive plus agissante que la simple [311] aversion, me paroît à l’égard de J. J. la disposition générale de toute la génération présente. L’air seul dont il est regarde passant dans les rues, montre évidemment cette disposition qui se gêne & se contraint quelquefois dans ceux qui le rencontrent, mais qui perce & se laisse appercevoir malgré eux. A l’empressement grossier & badaut de s’arrêter de se retourner de le fixer de le suivre, au chuchotement ricaneur qui dirige sur lui le concours de leurs impudens regards, on les prendroit moins pour d’honnêtes-gens qui ont le malheur de rencontrer un monstre effrayant, que pour des tas de bandits tout joyeux de tenir leur proie, & qui se sont un amusement digne d’eux d’insulter à son malheur. Voyez-le entrant au spectacle entoure dans l’instant d’une étroite enceinte de bras tendus & de cannes dans laquelle vous pouvez penser comme il est à son aise! A quoi sert cette barrière? S’il veut la forcer résistera-t-elle? N’on sans doute. A quoi sert-elle donc? Uniquement à se donner l’amusement de le voir enferme dans cette cage, & à lui bien faire sentir que tous ceux qui l’entourent, se sont un plaisir d’être, à son égard, autant d’argouzins & d’archers. Est-ce aussi par bonté qu’on ne manque pas de cracher sur lui, toutes les fois qu’il passe à portée, & qu’on le peut sans être apperçu de lui? Envoyer le vin d’honneur au même homme sur qui l’on crache, c’est rendre l’honneur encore plus cruel que l’outrage. Tous les signes de haine de mépris de fureur même qu’on peut tacitement donner à un homme, sans y joindre une insulte & directe, lui sont prodigues de toutes parts, & tout en l’accablant des plus fades complimens, en affectant [312] pour lui les petits soins mielleux qu’on rend aux jolies femmes, s’il avoit besoin d’une assistance réelle, on le verroit périr avec joie, sans lui donner le moindre secours. Je l’ai vu dans la rue St. Honore faire presque sous un carrosse une chute très-périlleuse; on court à lui, mais si-tôt qu’on reconnaît J. J. tout se disperse, les passans reprennent leur chemin, les marchands rentrent dans leurs boutiques, & il seroit reste seul dans cet état, si un pauvre mercier rustre & mal instruit, ne l’eut fait asseoir sur son petit banc, & si une servante tout aussi peu philosophe, ne lui eut apporte un verre d’eau. Tel est en réalité l’intérêt si vis & si tendre dont l’heureux J. J. est l’objet.

Une animosité de cette espece ne suit pas, quand elle est forte & durable, la route la plus courte, mais la plus sure pour s’assouvir. Car cette route étant déjà toute trace dans le plan de vos Messieurs, le public qu’ils ont mis avec art dans leur confidence, n’a plus eu qu’à suivre cette route, & tous avec le même secret entr’eux, ont concouru de concert à l’exécution de ce plan. C’est-là ce qui s’est fait; mais comment cela s’est-il pu faire? Voilà votre difficulté qui revient toujours. Que cette animosité une fois excitée, ait altere les facultés de ceux qui s’y sont livres, au point de leur faire voir la bonté la générosité la clémence dans toutes les manœuvres de la plus noire perfidie, rien n’est plus facile à concevoir. Chacun sait trop que les passions violentes, commençant toujours par égarer la raison, peuvent rendre l’homme injuste & méchant dans le fait &, pour ainsi dire, à l’insçu de lui-même, sans avoir cesse d’être juste & bon dans l’ame, ou du moins d’aimer la justice & la vertu.

[313] Mais cette haine envenimée comment est-on venu à bout de l’allumer? Comment a-t-on pu rendre odieux à ce point, l’homme du monde le moins fait pour la haine, qui n’eut jamais ni intérêt ni désir de nuire à autrui, qui ne fit ne voulut ne rendit jamais de mal à personne, qui sans jalousie sans concurrence, n’aspirant à rien & marchant toujours seul dans sa route, ne sut en obstacle à nul autre, & qui au lieu des avantages attaches à la célébrité, n’a trouve dans la sienne qu’outrages insultes misère & diffamation. J’entrevois bien dans tout cela la cause secrète qui a mis en fureur les auteurs du complot. La route que J. J. avoir prise étoit trop contraire à la leur, pour qu’ils lui pardonnassent de donner un exemple qu’ils ne vouloient pas suivre, & d’occasionner des comparaisons qu’il ne leur convenoit pas de souffrir. Outre ces causes générales, & celles que vous-même avez assignées, cette haine primitive & radicale de vos Dames & de vos Messieurs, en à d’autres particulieres & relatives à chaque individu qu’il n’eut ni convenable de dire, ni facile à croire, & dont je m’abstiendrai de parler, mais que la force de leurs effets rend trop sensibles pour qu’on puisse douter de leur réalité, & l’on peut juger de la violence de cette même haine par l’art qu’on met à la cacher en l’assouvissant. Mais plus cette haine individuelle se décelé, moins on comprend comment on est, parvenu à y faire participer tout le monde, & ceux même sur qui nul des motifs qui l’ont fait naître ne pouvoit agir. Malgré l’adresse des chefs du complot, la passion qui les dirigeoit étoit trop visible pour ne pas mettre à cet égard le public en garde contre tout ce qui venoit de leur part. Comment, écartant [314] des soupçons si légitimes, l’ont-ils fait entrer si aisément si pleinement dans toutes leurs vues, jusqu’à le rendre aussi ardent qu’eux-mêmes à les remplir? Voilà ce qui n’est pas facile à comprendre & à expliquer.

Leurs marches souterraines sont trop ténébreuses pour qu’il soit possible de les y suivre. Je crois seulement appercevoir, d’espace en espace, au-dessus de ces gouffres, quelques soupiraux qui peuvent en indiquer les détours. Vous m’avez décrit vous-même dans notre premier entretien plusieurs de ces manœuvres que vous supposiez légitimes, comme ayant pour objet de démasquer un méchant; destinées au contraire à faire paroître tel, un homme qui n’est rien moins, elles auront également leur effet. Il sera nécessairement hai soit qu’il mérite ou non de l’être, parce qu’on aura pris des mesures certaines pour parvenir à le rendre odieux. Jusques-là ceci se comprend encore; mais ici l’effet va plus loin: il ne s’agit pas seulement de haine, il s’agit d’animosité; il s’agit d’un concours très-actif de tous à l’exécution du projet concerte par un petit nombre, qui seul doit y prendre assez d’intérêt pour agir aussi vivement.

L’idée de la méchanceté est effrayante par elle-même. L’impression naturelle qu’on reçoit d’un méchant dont on n’a pas personnellement à se plaindre, est de le craindre & de le fuir. Content de n’être pas sa victime, personne ne s’avise de vouloir être son bourreau. Un méchant en place, qui peut & veut faire beaucoup de mal, peut exciter l’animosité par la crainte, & le mal qu’on en redoute peut inspirer des efforts pour le prévenir; mais l’impuissance jointe à la méchanceté ne peut produire que le mépris & l’éloignement; un méchant [315] sans pouvoir peut donner de l’horreur, mais point d’animosité. On frémit à sa vue, loin de le poursuivre on le suit, & rien n’est plus éloigne de l’effet que produit sa rencontre qu’un souris insultant & moqueur. Laissent au ministere public le soin du châtiment qu’il mérite, un honnête homme ne s’avilit pas jusqu’à vouloir y concourir. Quand il n’y auroit même dans ce châtiment d’autre peine afflictive que l’ignominie & d’être expose à la risée publique, quel est l’homme d’honneur qui voudroit prêter la main à cette œuvre de justice & attacher le coupable au carcan? Il est si vrai qu’on n’a point généralement d’animosité contre les malfaiteurs que si l’on en voit un poursuivi par la justice & près d’être pris, le plus grand nombre, loin de le livrer, le sera sauver s’il peut, son péril faisant oublier qu’il est criminel pour se souvenir qu’il est homme.

Voilà tout ce qu’opère la haine que les bons ont pour les mechans; c’est une haine de répugnance & d’éloignement, d’horreur même & d’effroi, mais non pas d’animosité. Elle fuit son objet en détourne les yeux dédaigne de s’en occuper mais la haine contre J. J. est active, ardente, infatigable; loin de fuir son objet, elle le cherche avec empressement pour en faire à son plaisir. Le tissu de ses malheurs, l’oeuvre combinée de sa diffamation montre une ligue très-étroite & très-agissante ou tout le monde s’empresse d’entrer. Chacun concourt avec la plus vive émulation à le circonvenir, à l’environner de trahisons & de piégés, à empêcher qu’aucun avis utile ne lui parvienne, à lui ôter tout moyen de justification, toute possibilité de repousser les atteintes qu’on lui porte, de défendre son honneur & sa réputation, à lui cacher tous ses ennemis [316] tous ses accusateurs tous leurs complices. On tremble qu’il n’écrive pour si défense, on s’inquiète de tout ce qu’il dit, de tout ce qu’il fait, de tout ce qu’il peut faire; chacun paroît agite de l’effroi de voir paroître de lui quelque apologie. On l’observe on l’épie avec le plus grand soin pour tacher d’éviter ce malheur. On veille exactement à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui l’approche, à quiconque lui dit un seul mot. Sa santé sa vie sont de nouveaux sujets d’inquiétude pour le public: on craint qu’une vieillesse aussi fraîche ne démente l’idée des maux honteux dont on se flattoit de le voir périr; on craint qu’à la longue les précautions qu’on entasse ne suffisent plus pour l’empêcher de parler. Si la voix de l’innocence alloit enfin se faire entendre à travers les huées, quel malheur affreux ne seroit-ce point pour le Corps des Gens de lettres, pour celui des Médecins, pour les Grands, pour les Magistrats, pour tout le monde? Oui, si forçant ses contemporains à le reconnaîtra honnête homme, il parvenoit à confondre enfin ses accusateurs, sa pleine justification seroit la désolation publique.

Tout cela prouve invinciblement que la haine dont J. J. est l’objet, n’est point la haine du vice & de la méchanceté, mais celle de l’individu. Méchant ou bon, il n’importe; consacre à la haine publique il ne lui peut plus échapper, &pour peu qu’on connoisse les routes du coeur humain, l’on voit que son innocence reconnue ne serviroit qu’à le rendre plus odieux encore, & à transformer en rage l’animosité dont il est l’objet. On ne lui pardonne pas maintenant de secouer le pesant joug dont chacun voudroit l’accabler, on lui pardonneroit bien moins les torts qu’on se reprocheroit envers lui, & puisque vous-même [317] avez un moment éprouve un sentiment si injuste, ces gens si pétris d’amour-propre supporteroient-ils sans aigreur l’idée de leur propre bassesse comparée à sa patience & à sa douceur? Eh soyez certain que si c’étoit en effet un monstre, on le fuiroit davantage, mais on le hairoit beaucoup moins.

Quant à moi, pour expliquer de pareilles dispositions je ne puis penser autre chose sinon, qu’on s’est servi pour exciter dans le public cette violente animosité, de motifs semblables ceux qui l’avoient fait naître dans l’ame des auteurs du complot. Ils avoient vu cet homme, adoptant des principes tout contraires aux leurs, ne vouloir ne suivre ni parti ni secte, ne dire que ce qui lui sembloit vrai bon utile aux hommes, sans consulter en cela son propre avantage ni celui de personne en particulier. Cette marche & la supériorité qu’elle lui donnoit sur eux fut la grande source de leur haine. Ils ne purent lui pardonner de ne pas plier comme eux sa morale à son profit, de tenir si peu si son intérêt & au leur, & de montrer tout franchement l’abus des lettres & la forfanterie du métier d’auteur, sans le soucier de l’application qu’on ne manqueroit pas de lui faire à lui-même des maximes qu’il etablissoit, ni de la fureur qu’il alloit inspirer à ceux qui se vantent d’être les arbitres de la renommée, les distributeurs de la gloire & de la réputation des actions des hommes, mais qui ne se vantent pas, que je sache, de faire cette distribution avec justice & désintéressement. Abhorrant la satire autant qu’il aimoit la vérité, on le vit toujours distinguer honorablement les particuliers & les combler de sinceres éloges, lorsqu’il avançoit des vérités générales dont ils auroient pu s’offenser. [318] Il faisoit sentir que le mal tenoit à la nature des choses & le bien aux vertus des individus. Il faisoit & pour ses amis & pour les auteurs qu’il jugeoit estimables, les mêmes exceptions qu’il croyoit mériter, & l’on sent en liant ses ouvrages, le plaisir que prenoit son coeur à ces honorables exceptions. Mais ceux qui s’en sentoient moins dignes qu’il ne les avoit crus, & dont la conscience repoussoit en secret ces éloges, s’en irritant à mesure qu’ils les méritoient moins, ne lui pardonnèrent jamais d’avoir si bien démêlé les abus d’un métier qu’ils tâchoient de faire admirer au vulgaire, ni d’avoir par sa conduite déprise tacitement, quoiqu’involontairement la leur. La haine envenimée que ces réflexions firent naître dans leurs coeurs leur suggéra le moyen d’en exciter une semblable dans les coeurs des autres hommes.

Ils commencerent par dénaturer tous ses principes, par travestit un républicain sévère en un brouillon séditieux, son amour pour la liberté légale en une licence effrénée, & son respect pour les loix en aversion pour les Princes. Ils l’accusèrent de vouloir renverser en tout l’ordre de la siccité parce qu’il s’indignoit, qu’osant consacrer sous ce nom les plus funestes désordres, on insultât aux miseres du genre-humain en donnant les plus criminels abus pour les loix dont ils sont la ruine. Sa colere contre les brigandages publics, sa haine contre les puissans fripons qui les soutiennent, son intrépide audace à dire des vérités dures à tous les états, surent autant de moyens employés à les irriter tous contre lui. Pour le rendre odieux à ceux qui les remplissent, on l’accusa de les mépriser personnellement. Les reproches durs mais généraux [319] qu’il faisoit à tous furent tournes en autant de satires particulieres dont en fit avec art les plus malignes applications.

Rien n’inspire tant de courage que le témoignage d’un coeur droit, qui tire de la pureté de ses intentions, l’audace de prononcer hautement & sans crainte, des jugemens dictes par le seul amour de la justice & de la vérité: mais rien n’expose en même tems à tant de dangers & de risques de la part d’ennemis adroits, que cette même audace, qui précipité un homme ardent dans tous les piégés qu’ils lui tendent, & le livrant à une impétuosité sans regle, lui fait faire contre la prudence mille fautes ou ne tomba qu’une ame franche & généreuse, mais qu’ils savent transformer en autant de crimes affreux. Les hommes vulgaires, incapables de sentimens élevés & nobles, n’en supposent jamais que d’intéressés dans ceux qui se passionnent, & ne pouvant croire que l’amour de la justice & du bien public puisse exciter un pareil zele, ils leurs controuvent toujours des motifs personnels semblables à ceux qu’ils cachent eux-mêmes sous des noms pompeux, & sans lesquels on ne les verroit jamais s’échauffer sur rien.

La chose qui se pardonne le moins est un mépris mérite. Celui que J. J. avoit marque pour tout cet ordre social prétendu, qui couvre en effet les plus cruels désordres, tomboit bien plus sur la constitution des differens états que sur les sujets qui les remplissent, & qui par cette constitution même sont nécessités à être ils sont. Il avoit toujours fait une distinction judicieuse entre les personnes & les conditions, estimant souvent les premieres quoique livrées à l’esprit de leur état, lorsque le naturel reprenoit de tems à autre quelque [320] ascendant sur leur intérêt, comme il arrive assez fréquemment à ceux qui sont bien nés. L’art de vos Messieurs fut de présenter les choses sous un tout autre point de vue, & de montrer en lui comme haine des hommes, celle que pour l’amour d’eux, il porte aux maux qu’ils se sont. Il paroît qu’ils ne s’en sont pas tenus à ces imputations générales, mais que, lui prêtant des discours des écrits des œuvres conformes à leurs vues, ils n’ont épargne ni fictions ni mensonges pour irriter contre lui l’amour-propre, dans tous les états, & chez tous les individus.

J. J. a même une opinion qui, si elle est juste, peut aider à expliquer cette animosité générale. Il est persuade que dans les écrits qu’on fait passer sous son nom, l’on a pris un soin particulier de lui faire insulter brutalement tous, les états de la siccité, & de changer en odieuses personnalités lus reproches francs & forts qu’il leur fait quelquefois. Ce soupçon lui venu* [*C’est ce qu’il m’est impossible de vérifier, parce que ces Messieurs ne laissent parvenir jusqu’à moi aucune exemplaire des écrits qu’ils fabriquent ou sont fabrique sous mon nom.] sur ce que dans plusieurs lettres, anonymes & autres, on lui rappelle des choses, comme étant de ses écrits, qu’il n’a jamais songe à y mettre. Dans l’une, il a, dit-on, mis fort plaisamment en question si les marins étoient des hommes? Dans un autre, un officier lui avoue modestement que, selon l’expression de lui J. J. lui militaire radote de bonne foi comme la plupart de ses camarades. Tous les jours il reçoit ainsi des citations de passages qu’on lui attribue faussement, avec la plus grande confiance, & qui sont toujours [321] outrageans pour quelqu’un. Il apprit il y a peu de tems qu’un homme de lettres de sa plus ancienne connoissance, & pour lequel il avoit conserve de l’estime, ayant trop marque peut-être un reste d’affection pour lui, on l’en guérit en lui persuadant que J. J. travailloit à une critique amere de ses écrits.

Tels sont à-peu-près les ressorts qu’on a pu mettre en jeu pour allumer & fomenter cette animosité si vive & si générale dont il est l’objet, & qui, s’attachant particulièrement à sa diffamation, couvre d’un intérêt pour sa personne, le soin de l’avilir encore par cet air de saveur & de commisération. Pour moi je n’imagine que ce moyen d’expliquer les differens degrés de la haine qu’on lui porte, à proportion que ceux qui s’y livrent, sont plus dans le cas de s’appliquer les reproches qu’il fait à son siecle & à ses contemporains. Les fripons publics les intrigans les ambitieux dont il dévoile les manœuvres, les passionnes destructeurs de toute religion de toute conscience de toute liberté de toute morale, atteints plus au vis par ses censures, doivent le haïr & le haïssent en effet encore plus que ne sont les honnêtes-gens trompes. En l’entendant seulement nommer, les premiers ont peine à se contenir, & la modération qu’ils tachent d’affecter, se dément bien vite, s’ils n’ont pas besoin de masque pour assouvir leur passion. Si la haine de l’homme n’étoit que celle du vice, la proportion se renverseroit, la haine des riens de bien seroit plus marquée, les mechans seroient plus indifferens. L’observation contraire est générale frappante incontestable, & pourroit fournir bien des conséquences: contentons-nous ici de la confirmation que j’en tire, de la justesse de mon explication.

[322] Cette aversion une sois inspirée, s’étend se communique de proche en proche, dans les familles, dans les sociétés, & devient en quelque sorte un sentiment inné qui s’affermit dans les enfans par l’éducation, & dans les jeunes gens par l’opinion publique. C’est encore une remarque à faire, qu’excepte la confédération secrète de vos Dames & de vos Messieurs, ce qui reste de la génération dans laquelle il a vécu, n’a pas pour lui une haine aussi envenimée que celle qui se propage dans la génération qui suit. Toute la jeunesse est nourrie dans ce sentiment par un soin particulier de vos Messieurs dont les plus adroits se sont charges de ce département. C’est d’eux que tous les apprentifs philosophes prennent l’attache, c’est de leurs mains que sont places les gouverneurs des enfans, les secrétaires des peres, les confidens des meres; rien dans l’intérieur des familles ne se fait que par leur direction, sans qu’ils paroissent le mêler de rien; ils ont trouve l’art de faire circuler leur doctrine & leur animosité dans les séminaires dans les colleges, & toute la génération naissante leur est dévouée des le berceau. Grands imitateurs de la marche des Jésuites ils surent leurs plus ardens ennemis, sans doute par jalousie de métier, & maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire avec la même dextérité que les autres gouvernoient les consciences, plus fins qu’eux en ce qu’ils savent mieux le cacher en agissant, & substituant peu-à-peu l’intolérance philosophique à l’autre, ils deviennent, sans qu’on s’en apperçoive, aussi dangereux que leurs prédécesseurs. C’est par, eux que cette génération nouvelle qui doit certainement à J. J. d’être moins tourmentée dans sou enfance, plus saine & mieux [323] constituée dans tous les ages, loin de lui en savoir gré, est nourrie dans les plus odieux préjugés & dans les plus cruels sentimens à son égard. Le venin d’animosité qu’elle a suce presque avec le lait lui fait chercher à l’avilir & le déprimer avec plus de zele encore que ceux mêmes qui l’ont élevée dans ces dispositions haineuses. Voyez dans les rues & aux promenades l’infortune J. J. entoure de gens qui, moins par curiosité que par dérision, puisque la plupart l’ont déjà vu cent sois, se détournent s’arrêtent pour le fixer d’un oeil qui n’a rien assurément de l’urbanité françoise: vous trouverez toujours que les plus insultans les plus moqueurs les plus acharnes sont de jeunes gens qui, d’un air ironiquement poli, s’amusent à lui donner tous les signes d’outrage & de haine qui peuvent l’affliger, sans les compromettre.

Tout cela eut été moins facile à faire dans tout autre siecle. Mais celui-ci est particulièrement un siecle haineux & malveillant par caractere.* [*Fréron vient de mourir. On demandoit qui feroit son épitaphe. Le premier qui crachera sur sa tombe, répondit à l’instant M. M***[Marmontel]. Quand on ne m’auroit pas nomme l’auteur de ce mot, j’aurois devine qu’il partoit d’une bouche philosophe, & qu’il étoit de ce siecle-ci.] Cet esprit cruel & méchant se fait sentir dans toutes les sociétés, dans toutes les affaires publiques, il suffit seul pour mettre à la mode, & faire briller dans le monde ceux qui se distinguent par-là. L’orgueilleux despotisme de la philosophie moderne a porte l’égoïsme de l’amour-propre à son dernier terme. Le goût qu’a pris toute la jeunesse pour une doctrine si commode, la lui a fait adopter avec fureur & prêcher avec la plus vive intolérance. Ils se sont [324] accoutumés à porter dans la société ce même ton de maître sur lequel ils prononcent les oracles de leur seule, & à traiter avec un mépris apparent, qui n’est qu’une haine plus insolente, tout ce qui ose hésiter à se soumettre à leurs décisions. Ce goût de domination n’a pu manquer d’animer toutes les passions irascibles qui tiennent à l’amour-propre. Le même fiel qui coule avec l’encre dans les écrits des maîtres, abreuve les coeurs des disciples. Devenus esclaves pour être tyrans, ils ont fini par prescrire en leur propre nom les loix que ceux-la leur avoient dictées, & à voir dans toute résistance la plus coupable rébellion. Une génération de despotes ne être ni fort douce ni fort paisible, & une doctrine si hautaine, qui d’ailleurs n’admet ni vice ni vertu dans le coeur de homme, n’est pas propre à contenir par une morale indulgente pour les autres, & réprimante pour soi, l’orgueil de ses sectateurs. De-là les inclinations haineuses qui distinguent cette génération. Il n’y a plus ni modération dans les ames ni vérité dans les attachemens. Chacun hait tout ce qui n’est pas lui plutôt qu’il ne s’aime lui-même. On s’occupe trop d’autrui pour savoir s’occuper de soi; on ne sait plus que haïr, & l’on ne tient point à son propre parti par attachement, encore moins par estime, mais uniquement par haine du parti contraire. Voilà les dispositions générales dans lesquelles vos Messieurs ont trouve ou mis leurs contemporains, & qu’ils n’ont eu qu’à tourner ensuite contre J. J.* [*Dans cette génération nourrie de philosophie & de fiel, rien n’est si facile aux intrigans que de faire tomber sur qui il leur plaît cet appétit général de haïr. Leurs succès prodigieux en ce point, prouvent encore moins leurs talens que la disposition du publie, dont les apparens témoignages d’estime & d’attachement pour les uns, ne sont en effet que des actes de haine pour d’autres.] qui, tout aussi peu propre [325] à recevoir la loi qu’a la faire, ne pouvoir par cela seul manquer dans ce nouveau système, d’être l’objet de la haine des chefs & du dépit des disciples: la foule empressée à suivre une route qui l’égare, ne voit pas avec plaisir ceux qui, prenant une route contraire, semblent par-là lui reprocher son erreur.* [*J’aurois dû peut-être insister ici sur la ruse favorite de mes persécuteurs, qui est de satisfaire à mes dépens, leurs passions haineuses, de faire le mal par leurs satellites & de faire en sorte qu’il me soit impute. C’est ainsi qu’ils m’ont successivement attribue le système de la nature, la philosophie de la nature, la note du roman de Madame d’Ormoy, &c. C’est ainsi qu’ils tâchoient du faire croire au peuple que c’étoit moi qui ameutois les bandits qu’ils tenoient à leur solde, lors de la cherté du pain.]

Qui connoîtroit bien toutes les causes concourantes tous les differens ressorts mis en œuvre pour exciter dans tous les états cet engouement haineux, seroit moins surpris de le voir de proche en proche devenir une contagion générale. Quand une fois le branle est donne, chacun suivant le torrent, en augmente l’impulsion. Comment se défier de son sentiment, quand on le voit être celui de tout le monde, comment douter que l’objet d’une haine aussi universelle soit réellement un homme odieux? Alors plus les choses qu’on lui attribue sont absurdes & incroyables, plus on est prêt à les admettre. Tout fait qui le rend odieux ou ridicule est par cela seul assez prouve. S’il s’agissoit d’une bonne action qu’il eut faite nul n’en croiroit à ses propres yeux, ou bientôt une interprétation subite la chargeroit du blanc au noir. Les méchants ne croyent [326] ni à la vertu ni même à la bonté; il faut être déjà bon soi-même pour croire d’autres hommes meilleurs que soi, & il est presque impossible qu’un homme réellement bon, demeure ou soit reconnu tel dans une génération méchante.

Les coeurs ainsi disposes, tout le reste devint facile. Des-lors vos Messieurs auroient pu sans aucun détour, persécuter ouvertement J. J. avec l’approbation publique, mais ils n’auroient assouvi qu’à demi leur vengeance, & se compromettre vis-à-vis de lui, étoit risquer d’être découverts. Le système qu’ils ont adopte, remplit mieux toutes leurs vues & prévient tous les inconvéniens. Le chef-d’oeuvre de leur art a été de transformer en menagemens pour leur victime, les précautions qu’ils ont prises pour leur sûreté. Un vernis d’humanité couvrant la noirceur du complot, acheva de séduire le public, & chacun s’empressa de concourir à cette bonne oeuvre; il est si doux d’assouvir saintement une passion & de joindre au venin de l’animosité le mérite de la vertu! Chacun se glorifiant en lui-même de trahir un infortune, se disoit avec complaisance; «ah que je suis généraux! C’est pour son bien que je le diffame, c’est pour le protéger que je l’avilis; & l’ingrat loin de sentir mon bienfait s’en offense! mais cela ne m’empêchera pas d’aller mon train & de le servir de la sorte en dépit de lui.» Voilà comment sous le prétexte de pourvoir à sa sûreté, tous en s’admirant eux-mêmes, se sont contre lui les satellites de vos Messieurs, &, comme écrivoit J. J. à M***.[Dusaulx] sont si fiers d’être des traîtres. Concevez-vous qu’avec une pareille disposition d’esprit, on puisse être équitable & voir les choses comme elles sont? On verroit [327] Socrate, Aristide, on verroit un Ange, on verroit Dieu même avec des yeux ainsi fascines, qu’on croiroit toujours voir un monstre infernal.

Mais quelque facile que soit cette pente; il est toujours bien étonnant, dites-vous, qu’elle soit universelle, que tous la suivent sans exception, que pas un seul n’y résiste & ne proteste, que la même passion entraîne en aveugle, une génération toute entiere, & que le consentement soit unanime dans un tel renversement du droit de la nature & des gens.

Je conviens que le fait est très-extraordinaire, mais en le supposant très-certain, je le trouverois bien plus extraordinaire encore, s’il avoit la vertu pour principe: car il faudroit que toute la génération présente se fut élevée par cette unique vertu, à une sublimité qu’elle ne montre assurément en nulle autre chose, & que parmi tant d’ennemis qu’a J. J., il ne s’en trouvât pas un seul qui eut la maligne franchise de gâter la merveilleuse œuvre de tous les autres. Dans mon explication, un petit nombre de gens adroits puissans intrigans, concertes de longue main, abusant les uns par de fausses apparences, & animant les autres par des passions auxquelles ils n’ont déjà que trop de pente, fait tout concourir contre un innocent qu’on a pris soin de charger de crimes, en lui ôtant tout moyen de s’en laver. Dans l’autre explication, il faut que de toutes les générations la plus haineuse se transforme tout-d’un-coup toute entiere, & sans aucune exception, en autant d’Anges célestes en faveur du dernier des scélérats qu’on s’obstine à protéger & à laisser libre, malgré les attentats & les crimes qu’il continue de commettre tout à son [328] aise, sans que personne au monde ose, tant on craint de lui, déplaire, songer à l’en empêcher, ni même à les lui reprocher. Laquelle de ces deux suppositions vous paroît la plus raisonnable & la plus admissible?

Au reste, cette objection tirée du concours unanime de tout le monde à l’exécution d’un complot abominable, à peut-être plus d’apparence que de réalité. Premièrement l’art des moteurs de toute la trame a été de ne la pas de voila également à tous les yeux. Ils en ont garde le principal secret entre un petit nombre de conjures; ils n’ont laisse voir ou reste des hommes que ce qu’il faloit pour les y faire concourir. Chacun n’a vu l’objet que par le cote qui pouvoit l’émouvoir, & n’a été initie dans le complot qu’autant que l’exigeoit la partie de l’exécution qui lui étoit confiée. Il n’y a peut-être pas dix personnes qui sachent à quoi tient le fond de la trame, & de ces dix, il n’y en a peut-être pas trois qui connoissent assez leur victime, pour être surs qu’ils noircissent un innocent. Le secret du premier complot est concentre entre deux hommes qui n’iront pas le révéler. Tout le reste des complices, plus ou moins coupables, se fait illusion sur des manœuvres qui, selon eux, tendent moins à persécuter l’innocence qu’a s’assurer d’un méchant. On a pris chacun par son caractere particulier, par sa passion favorite. S’il étoit possible que cette multitude de coopérateurs se rassemblât & s’éclairât par des confidences réciproques, ils seroient frappes eux-mêmes des contradictions absurdes qu’ils trouveroient dans les faits qu’on a prouves à chacun d’eux, & des motifs non-seulement differens, mais souvent contraires, par lesquels on les a fait [329] concourir tous à l’oeuvre commune, sans qu’aucun d’eux en vit le vrai but. J. J. lui-même sait bien distinguer d’avec la canaille à laquelle il a été livre à Motiers à Trye à Monquin, des personnes d’un vrai mérite, qui, trompées plutôt que séduites, &, sans être exemptes de blâme, à plaindre dans leur erreur, n’ont pas laisse, malgré l’opinion qu’elles avoient de lui, de le rechercher avec le même empressement que les autres, quoique dans de moins cruelles intentions. Les trois quarts, peut-être, de ceux qu’on a fait entrer dans le complot, n’y restent que parce qu’ils n’en ont pas vu toute la noirceur. Il y a même plus de bassesse que de malice dans les indignités dont le grand nombre l’accable, & l’on voit à leur air à leur ton dans leurs manieres, qu’ils l’ont bien moins en horreur comme objet de qu’en dérision comme infortune.

De plus; quoique personne ne combatte ouvertement l’opinion générale, ce qui seroit se compromettre à pure perte, pensez-vous que tout le monde y acquiesce réellement? Combien de particuliers, peut-être, voyant tant de manœuvres & de mines souterraines, s’en indignent, refusent d’y concourir, & gémissent en secret sur l’innocence opprimée! Combien d’autres ne sachant à quoi s’en tenir sur le compte d’un homme enlace dans tant de piéges, refusent de le juger sans l’avoir entendu, & jugeant seulement ses adroits persécuteurs, pensent que des gens à qui la ruse la fausseté la trahison content si peu, pourroient bien n’être pas plus scrupuleux sur l’imposture. Suspendus entre la force des preuves qu’on leur allègue, & celles de la malignité des accusateurs,[330] ils ne peuvent accorder tant de zele pour la vérité avec tant d’aversion pour la justice, ni tant de générosité pour celui qu’ils acculent, avec tant d’art à gauchir devant lui & se soustraire à les défenses. On peut s’abstenir de l’iniquité, sans avoir le courage de la combattre. On peut refuser d’être complice d’une trahison, sans oser démasquer les traîtres. Un homme juste, mais foible, se retire alors de la foule, reste dans son coin, & n’osant s’exposer, plaint tout bas l’opprime, craint l’oppresseur, & se tait. Qui peut savoir combien d’honnêtes gens sont dans ce cas? ils ne se sont ni voir ni sentir: ils laissent le champ libre à vos Messieurs jusqu’à ce que le moment de parler, sans danger, arrive. Fonde sur l’opinion que j’eus toujours de la droiture naturelle du coeur humain, je crois que cela doit être. Sur quel fondement raisonnable peut-on soutenir que cela n’est pas? Voila, Monsieur, tout ce que le puis répondre à l’unique objection à laquelle vous vous réduisez, & qu’au reste je ne me charge pas de résoudre à votre gré, ni même au mien, quoiqu’elle ne puisse ébranler la persuasion directe qu’ont produit en moi me recherches.

Je vous ai vu prêt à m’interrompre, & j’ai compris que c’étoit pour me reprocher le soin superflu de vous établir un fait dont vous convenez si bien vous-même, que vous le tournez en objection contre moi, savoir qu’il n’est pas vrai que tout le monde soit entre dans le complot. Mais remarquez qu’en paroissaut nous accorder sur ce point, nous sommes néanmoins de sentimens tout contraires, en ce que, selon vous, ceux qui ne sont pas du complot pensent sur J. J. tout [331] comme ceux qui en sont, & que, selon moi, ils doivent penser tout autrement. Ainsi votre exception que je n’admets pas, & la mienne que vous n’admettez pas non plus, tombant sur des personnes différentes, s’excluent mutuellement ou du moins ne s’accordent pas. Je viens de vous dire sur quoi je fonde la mienne; examinons la votre à présent.

D’honnêtes-gens, que vous dites ne pas entrer dans le complot & ne pas haïr J. J., voyent cependant en lui tout ce que disent y voir ses plus mortels ennemis; comme s’il en avoir qui convinssent de l’être & ne se vantassent pas de l’aimer! En me faisant cette objection, vous ne vous êtes pas rappelle celle-ci qui la prévient & la détruit. S’il y a complot, tout par son effet devient facile à prouver à ceux mêmes qui ne sont pas du complot, & quand ils croyent voir par leurs yeux, ils voyent, sans s’en douter, par les yeux d’autrui.

Si ces personnes dont tous parler, de sont pas de mauvaise soi; du moins elles sont certainement prévenues comme tout le public, & doivent par cela seul voir & juger comme lui. Et comment vos Messieurs ayant une fois la facilité de faire tout croire, auroient-ils négligé de porter cet avantage aussi loin qu’il pouvoir aller? Ceux qui dans cette persuasion générale ont écarte la plus sure épreuve pour distinguer le vrai du faux, ont beau n’être pas à vos yeux du complot, par cela seul ils en sont aux miens; & moi qui sens dans ma conscience, qu’ou ils croyent voir la certitude & la vérité, il n’y a qu’erreur mensonge imposture, puis-je douter qu’il n’y ait de leur faute dans leur persuasion, & que s’ils avoient aime sincérement la vérité, ils ne l’eussent bientôt démêlée à travers [332] les artifices des fourbes qui les ont abuses. Mais ceux qui ont d’avance irrévocablement juge l’objet de leur haine, & qui n’en veulent pas démordre, ne voyant en lui que ce qu’ils y veulent voir, tordent & détournent tout au gré de leur passion, &a force de subtilités, donnent aux choses les plus contraires à leurs idées, l’interprétation qui les y peut ramener. Les personnes que vous croyez impartiales ont-elles pris les précautions nécessaires pour surmonter ces illusions?

LE FRANÇOIS. Mais, M. Rousseau, y pensez-vous, & qu’exigez-vous là du public? Avez-vous pu croire qu’il examineroit la chose aussi scrupuleusement que vous?

ROUSSEAU. Il en eut été dispense sans doute, s’il se fut abstenu d’une décision si cruelle. Mais en prononçant souverainement sur l’honneur & sur la destinée d’un homme, il n’a pu sans crime négliger aucun des moyens essentiels & possibles de s’assurer qu’il prononçoit justement.

Vous méprisez, dites-vous, un homme abject, & ne croirez jamais que les heureux penchans que j’ai cru voir dans J. J. puissent compatir avec des vices aussi bas que ceux dont il est accuse. Je pense exactement comme vous sur cet article; mais je suis aussi certain que d’aucune vérité qui me soit conque, que cette abjection que vous lui reprochez est de tous les vices le plus éloigne de sort naturel. Bien plus près de l’extrémité contraire, il a trop de hauteur dans l’ame pour pouvoir tendre à l’abjection J. J. est foible sans doute & peu [333] capable de vaincre ses passions! Mais il ne peut avoir que les passions relatives à son caractere, & des tentations basses ne sauroient approcher de son coeur. La source de toutes ses consolations est dans l’estime de lui-même. Il seroit le plus vertueux des hommes si sa force répondoit à sa volonté. Mais avec toute sa foiblesse il ne peut être un homme vil, parce qu’il n’y a pas dans son ame un penchant ignoble auquel il fut honteux de céder. Le seul qui l’eut pu mener au mal est la mauvaise honte, contre laquelle il a lutte toute sa vie avec des efforts aussi grands qu’inutiles, parce qu’elle tient à son humeur timide qui présente un obstacle invincible ardens desirs de son coeur, & le force à leur donner le charge en mille façons souvent blâmables. Voilà l’unique source de tout le mal qu’il a pu faire; mais dont rien ne peut sortir de semblable aux indignités dont vous l’accusez. Eh comment ne voyez-vous pas combien vos Messieurs eux-mêmes sont éloignes de ce mépris qu’ils veulent vous inspirer pour lui? Comment ne voyez-vous pas que ce mépris qu’ils affectent n’est point réel, qu’il n’est que le voile bien transparent d’une estime qui les déchire & d’une rage qu’ils cachent très-mal? La preuve en est manifeste. On ne s’inquiète point ainsi des gens qu’on méprise. On en détourne les yeux, on les laisse pour ce qu’ils sont; on fait à leur égard, non pas ce que sont vos Messieurs à l’égard de J. J., mais ce que lui-même fait au leur. Il n’est pas étonnant qu’après l’avoir charge de pierres, ils le couvrent aussi de boue: tous ces procédés sont très-concordans de leur part; mais ceux qu’ils lui imputent ne le sont gueres de la tienne, & ces indignités auxquelles [334] vous revenez, sont-elles mieux prouvées que les crimes sur lesquels vous n’insistez plus? Non, Monsieur, après nos discussions précédentes, je ne vois plus de milieu possible entre tout admettre & tout rejetter.

Des témoignages que vous supposez impartiaux, les uns portent sur des faits absurdes & faux, mais rendus croyables à force de prévention; tels que le viol, la brutalité, la débauche, la cynique impudence, les basses friponneries: les autres sur des faits vrais, mais faussement interprétés; tels que sa dureté, sou dédain, son humeur colere & repoussante. l’obstination de fermer sa porte aux nouveaux visages, sur-tout aux quidams cajoleurs & pleureux, & aux arrogans mal-appris,

Comme je ne défendrai jamais J. J. accuse d’assassinat & d’empoisonnement, je n’entends pas non plus le justifier d’être un violateur de filles, un monstre de débauche, un petit filou. Si vous pouvez adopter sérieusement de pareilles opinions sur son compte, je ne puis que le plaindre, & vous plaindre aussi, vous qui caressez des idées dont vous rougiriez comme ami de la justice, en y regardant de plus près, & faisant que j’ai fait. Lui débauche, brutal, impudent, cynique auprès du sexe! Eh j’ai grand’peur que ce ne soit l’excès contraire qui l’a perdu, & que s’il eut été ce que vous dites, il ne fut aujourd’hui bien moins malheureux. Il est bien aise de faire à son arrivée, retirer les filles de la maison; mais qu’est-ce que cela prouve sinon la maligne disposition des parens envers lui?

A-t-on l’exemple de quelque fait qui ait rendu nécessaire une précaution si bizarre & si affectée? & qu’en dut-il penser à son arrive à Paris, lui qui venoit de vivre à Lyon très-familièrement [335] dans une maison très-estimable, ou la mere & trois filles charmantes, toutes trois dans la fleur de l’age & de la beauté, l’accabloient à l’envi d’amitiés & de caresses? Est-ce en abusant de cette familiarité près de ces jeunes personnes, est-ce par des manieres ou des propos libres avec elles qu’il mérita l’indigne & nouvel accueil qui l’attendoit à Paris en les quittant; & même encore aujourd’hui, des meres très-sages craignent-elles de mener leurs filles chez ce terrible satyre, devant lequel ces autres-la n’osent laisser un moment les leurs, chez elles & en leur présence? En vérité, que des farces aussi grossieres puissent abuser un moment des gens sensés, il faut en être témoin pour le croire.

Supposons un moment qu’on eut ose publier tout cela dix ans plutôt & lorsque l’estime des honnêtes gens qu’il eut toujours des sa jeunesse, étoit montée au plus haut degrés: ces opinions, quoique soutenues des mêmes preuves, auroient-elles acquis le même crédit chez ceux qui maintenant s’empressent de les adopter? Non, sans doute; ils les auroient rejetées avec indignation. Ils auroient tous dit; «quand un homme est parvenu jusqu’à cet age avec l’estime publique, quand sans patrie sans fortune & sans asyle, dans une situation gênée, & force, pour subsister, de recourir sans cesse aux expédiens, on n’en a jamais employés que d’honorables, & qu’on s’est fait toujours considérer & bien vouloir dans sa détresse, on ne commence pas après l’age mur, & quand tous les yeux sont ouverts sur nous, à se dévoyer de la droite route pour s’enfoncer dans les sentiers bourbeux du [336] vice, on n’associe point la bassesse des plus vils fripons avec le courage & l’élévation des ames fières, ni l’amour de la glaire aux manœuvres des filoux; & si quarante ans d’honneur permettoient à quelqu’un de se démentir si tard à ce point, il perdroit bientôt cette vigueur de sentiment, ce ressort cette franchise intrépide qu’on n’a point avec des passions basses, & qui jamais ne survit à l’honneur. Un fripon peut être lâche, un méchant peut être arrogant; mais la douceur de l’innocence & la fierté de la vertu ne peuvent s’unir que dans une belle ame.»

Voilà ce qu’ils auroient tous dit ou pense, & ils auroient certainement refuse de le croire atteint de vices aussi bas, à moins qu’il n’en eut été convaincu sous leurs yeux. Ils auroient du moins voulu l’étudier eux-mêmes avant de le juger si décidément & si cruellement. Ils auroient fait ce que j’ai fait, & avec l’impartialité que vous leur supposez, ils auroient tire de leurs recherches la même conclusion que je tire des miennes. Ils n’ont rien fait de tout cela; les preuves les p1us ténébreuses, les témoignages les plus suspects leur ont suffi pour se décider en mal sans autre vérification, & ils ont soigneusement évite tout éclaircissement qui pouvoit leur montrer leur erreur. Donc quoique vous en puissiez aire, ils sont da complot; car ce que j’appelle en être n’est pas seulement être dans le secret de vos Messieurs, je présume que peu de gens y sont admis; mais c’est adopter leur inique principe: c’est se faire, comme eux, une loi de dire à tout le & de cacher au seul accuse le mal qu’on pense ou qu’on feint de penser de lui, & les raisons sur ce jugement, [337] afin de le mettre hors d’état d’y répondre, & de faire entendre les siennes: car si-tôt qu’on s’est laisse persuader qu’il faut le juger, non-seulement sans l’entendre, mais sans en être entendu, tout le reste est force, & il n’est pas possible qu’on résiste à tant de témoignages si bien arranges & mis à l’abri de l’inquiétante épreuve des réponses de l’accuse. Comme tout le succès de la trame dépendoit de cette importante précaution, son auteur aura mis toute la sagacité de son esprit à donner à cette injustice le tour le plus spécieux, & à la couvrir même d’un vernis de bénéficence & de générosité qui n’eut ébloui nul esprit impartial, mais qu’on s’est empresse d’admirer à l’égard d’un homme n’estimoit que par force, & dont les singularités n’étoient vues de bon oeil, par qui que ce fût.

Tout tient à la premiere accusation qui l’a fait déchoir tout d’un coup du titre d’honnête homme qu’il avoit porte jusqu’àlors, pour y substituer celui du plus affreux scélérat. Quiconque à l’ame saine & croit vraiment à la probité, ne se départ pas aisément de l’estime fondée qu’il a conçue pour un homme de bien. Je verrois commettre un crime, s’il étoit possible, ou faire une action basse à Milord Maréchal* [*Il est vrai que Milord Maréchal est d’une illustre naissance, & J. J. un homme du peuple; maie il faut penser que Rousseau qui parle ici, n’a pas en général une opinion bien sublime de la haute vertu des gens de qualité, & que l’histoire de J. J. ne doit pas naturellement agrandir cette opinion.] que je n’en croirois pas à mes yeux. Quand j’ai cru de J. J. tout ce que vous m’avez prouve, c’étoit en le supposant convaincu. Changer à ce point, sur le compte d’un homme estime durant [338] toute sa vie, n’est pas une chose facile. Mais aussi ce premier pas fait, tout le reste va de lui-même. De crime en crime, un homme coupable d’un seul devient, comme vous l’avez dit, capable de tous. Rien n’est moins surprenant que le passage de la méchanceté à l’abjection, & ce n’est pas la peine de mesurer si soigneusement l’intervalle qui peut quelquefois séparer un scélérat d’un fripon. On peut donc avilir tout à son aise l’homme qu’on a commence par noircir. Quand on croit qu’il n’y a dans lui que du mal, on n’y voit plus que cela, ses actions bonnes ou indifférentes, changent bientôt d’apparence avec beaucoup de préjugés & un peu d’interprétation, & l’on rétracte alors ses jugemens avec autant d’assurance que si, ceux qu’on leur substitue, étoient mieux fondes. L’amour-propre fait qu’on veut toujours avoir vu soi-même ce qu’on sait ou qu’on croit savoir d’ailleurs. Rien n’est si manifeste aussi-tôt qu’on y regarde; on a honte de ne l’avoir pas apperçu plutôt; mais c’est qu’on étoit si distrait ou si prévenu qu’on ne portoit pas son attention de ce cote; c’est qu’on est si bon soi-même qu’on ne peut supposer la méchanceté dans autrui.

Quand enfin l’engouement devenu général parvient à l’excès, on ne se contente plus de tout croire, chacun pour prendre part à la fête cherche à renchérir, & tout le monde s’affectionnant à ce système, se pique d’y apporter du sien pour l’orner ou pour l’affermir. Les uns ne sont pas plus empresses d’inventer que les autres de croire. Toute imputation passe en preuve invincible, & si l’on apprenoit aujourd’hui qu’il s’est commis un crime dans la lune, il seroit prouve demain, plus [339] clair que le jour, à tout le monde que c’est J. J. qui en est l’auteur.

La réputation qu’on lui a donnée, une fois bien établie, il est donc très-naturel qu’il en résulte, même chez les gens de bonne soi, les effets que vous m’avez détailles. S’il fait une erreur de compte, ce sera toujours à dessein; est-elle à son avantage? c’est une friponnerie: est-elle à son préjudice? c’est une ruse. Un homme ainsi vu, quelque sujet qu’il soit aux oublis aux distractions aux balourdises, ne veut plus rien avoir de tout cela: tout ce qu’il fait par inadvertance est toujours vu comme fait exprès. Au contraire les oublis les omissions les bévues des autres à son égard, ne trouvent plus créance dans l’esprit de personne; s’il les relève, il ment; s’il les endure, c’est à pure perte. Des femmes étourdies, de jeunes gens évapores feront des quiproquo dont il restera charge; & ce sera beaucoup si des laquais gagnes ou peu fidelles, trop instruits des sentimens des maîtres à son égard, ne sont pas quelquefois tentes d’en tirer avantage à ses dépens; bien surs que l’affaire ne s’éclaircira pas en sa présence, & que quand cela arriveroit, un peu d’effronterie aidée des préjugés des maîtres, les tireroit d’affaire aisément.

J’ai suppose, comme vous, ceux qui traitent avec lui, tous sinceres & de bonne soi; mais si l’on cherchoit à le tromper pour le prendre en faute, quelle facilite sa vivacité son étourderie ses distractions sa mauvaise mémoire ne donneroient-elles pas pour cela?

D’autres causes encore ont pu concourir à ces faux jugemens. Cet homme a donne à vos Messieurs par ses confessions [340] qu’ils appellent ses mémoires, une prise sur lui qu’ils n’ont eu garde de négliger. Cette lecture qu’il a prodiguée à tant de gens, mais dont si peu d’hommes étoient capables, & dont bien moins encore étoient dignes, à initie le public dans toutes ses foiblesses, dans toutes ses fautes les plus secrètes. L’espoir que ces confessions ne seroient vues qu’après sa mort, lui avoit donne le courage de tout dire, & de se traiter avec une justice souvent même trop rigoureuse. Quand il se vit défigure parmi les hommes au point d’y passer pour un monstre, la conscience, qui lui faisoit sentir en lui plus de bien que de mal, lui donna le courage que lui seul peut-être eut, & aura jamais de se montrer tel qu’il étoit; il crut qu’en manifestant à plein l’intérieur de son ame, & révélant ses confessions, l’explication si franche si simple si naturelle de tout ce qu’on a pu trouver de bizarre dans sa conduite, portant avec elle son propre témoignage, seroit sentir la vérité de les déclarations & la fausseté des idées horribles & fantastiques qu’il voyoit répandre de lui, sans en pouvoir découvrir la source. Bien loin de soupçonner alors vos Messieurs, sa confiance en eux de cet homme si défiant alla, non-seulement jusqu’à leur lire cette histoire de sort ame, mais jusqu’à leur en laisser le dépôt assez long-tems. L’usage qu’ils ont fait de cette imprudence a été d’en tirer parti pour diffamer celui qui l’avoit commise, & le plus sacre dépôt de l’amitié est devenu dans leurs mains l’instrument de la trahison. Ils ont travesti ses défauts en vices, ses fautes en crimes, les foiblesses de sa jeunesse en noirceurs de son age mur: ils ont dénature les effets, quelquefois ridicules, de tout ce que la nature a mis [341] d’aimable & de bon dans son ame, & ce qui n’est que des d’un singularités d’un tempérament ardent retenu par un naturel timide, est devenu par leurs soins une horrible dépravation de coeur & de goût. Enfin toutes leurs manieres de procéder à son égard, & des allures dont le vent m’est portent a croire que pour décrier ses confessions après en avoir tire contre lui tous les avantages possibles, ils ont intrigue manœuvre dans tous les lieux ou il a vécu & dont il leur à fourni les renseignemens, pour défigurer toute sa vie, pour fabriquer avec art des mensonges qui en donnent l’air à ses confessions, & pour lui ôter le mérite de la franchise même dans les aveux qu’il fait contre lui. Eh! puisqu’ils savent empoisser ses écrits qui sont sous les yeux de tout le monde, comment n’empoisonneroient-ils pas sa vie, que le public ne connoît que sur leur rapport?

L’Heloise avoir tourne sur lui les regards des femmes; elles avoient des droits assez naturels sur un homme qui décrivoit ainsi l’amour; mais n’en connoissant gueres que le physique, elles crurent qu’il n’y avoir que des sens très-vifs qui pussent inspirer des sentimens si tendres, & cela pût leur donner de celui qui les exprimoit, plus grande opinion qu’il ne la meritoit peut-être. Supposez cette opinion portée chez quelques-uni jusqu’à la curiosité, & que cette curiosité ne fut pas assez-tôt devinée ou satisfaite par celui qui en étoit l’objet; vous concevrez aisément dans sa destinée les conséquences de cette balourdise.

Quant à l’accueil sec & qu’il fait aux quidams arrogans ou pleureux qui viennent à lui, j’en ai souvent été le témoin [342] moi-même, & je conviens qu’en pareille situation, cette conduite seroit fort imprudente dans un hypocrite démasqué qui, trop heureux qu’on voulut bien feindre de prendre le change, devroit se prêter, avec une dissimulation pareille à cette feinte, & aux apparens menagemens qu’on seroit semblant d’avoir pour lui. Mais osez-vous reprocher à un homme d’honneur outrage de ne pas se conduire en coupable, & de n’avoir pas dans ses infortunes la lâcheté d’un vil scélérat? De quel oeil voulez-vous qu’il envisage les perfides empressemens traîtres qui l’obsédant, & qui tout en affectant le plus pur zele, n’ont en effet d’autre but que de l’enlacer de plus en plus dans les piégés de ceux qui les employent? Il faudroit pour les accueillir qu’il fut en effet tel qu’ils le supposent; il faudroit qu’aussi fourbe qu’eux & feignant de ne les pas pénétrer, il leur rendit trahison pour trahison. Tout son crime est d’être aussi franc qu’ils sont faux: mais après tout, que leur importe qu’il les reçoive bien ou mal? Les signes les plus manifestes de son impatience ou de son dédain n’ont rien qui les rebute. Il les outrageroit ouvertement qu’ils ne s’en iroient pas pour cela. Tous de concert laissant à sa porte, les sentiment d’honneur qu’ils peuvent avoir, ne lui montrent qu’insensibilité, duplicité, lâcheté, perfidie, & sont auprès de lui comme il devroit être auprès d’eux, s’il étoit tel qu’ils le représentent; & comment voulez-vous qu’il leur montre une estime qu’ils ont pris si grand soin de ne lui pas laisser? Je conviens que le mépris d’un homme qu’on méprise soi-même est facile à supporter: mais encore n’est-ce pas chez lui qu’il faut aller en chercher les marques. Malgré tout ce patelinage insidieux, [343] pour peu qu’il croye appercevoir au fond des ames, des sentimens naturellement honnêtes & quelques bonnes dispositions, il se laisse encore subjuguer. Je ris de sa simplicité & je l’enfais rire lui-même. Il espere toujours qu’en le voyant tel qu’il quelques-uns du moins n’auront plus le courage de le haïr, & croit à force de franchise toucher enfin ces coeurs de bronze. Vous concevez comment cela lui réussit; il le voit lui-même, & après tant de tristes expériences, il doit enfin savoir à quoi s’en tenir.

Si vous eussiez fait une sois les réflexions que la raison suggère, & les perquisitions que la justice exige, avant de juger sévèrement un infortune, vous auriez senti que dans une situation pareille à la sienne, & victime d’aussi détestables complots, il ne peut plus, il ne doit plus du moins se livrer, pour ce qui l’entoure, à ses penchans naturels, dont vos Messieurs se sont servis si long-tems & avec tant de succès pour le prendre dans leurs filets. Il ne peut plus sans s’y précipiter lui-même, agir en rien dans la simplicité de son coeur. Ainsi ce n’est plus sur ses œuvres présentes qu’il faut le juger, même quand on pourroit en avoir le narre fidelle. Il faut rétrograder vers les tems ou rien ne l’empechoit d’être;lui-même, ou bien le pénétrer plus intimement, intùs & in cute, pour y lire immédiatement les véritables dispositions de son ame que tant de malheurs n’ont pu aigrir. En le suivant dans les tems heureux de sa vie, & dans ceux même ou déjà la proie de vos Messieurs, il ne s’en doutoit pas encore, vous eussiez trouve l’homme bienfaisant & doux qu’il étoit & passoit pour être avant qu’on l’eut défigure. Dans tous les lieux ou il a vécu [344] jadis, dans les habitations ou on lui à laisse faire assez de séjour pour y laisser des traces de son caractere, les regrets des habitans l’ont toujours suivi dans sa retraite, & seul peut-être de tous les étrangers qui jamais vécurent en Angleterre, il a vu le peuple de Wootton pleurer à son départ. Mais vos Dames & vos Messieurs ont pris un tel soin d’effacer toutes ces traces, que c’est seulement tandis qu’elles étoient encore fraîches, qu’on a pu les distinguer. Montmorenci plus près de nous offre un exemple frappant de ces différences. Grace à des personnes que je ne veux pas nommer, & aux Oratoriens devenus je ne sais comment les plus, ardens satellites & la ligue, vous n’y retrouverez plus aucun vestige de l’attachement, & j’ose dire de la vénération qu’on y eut jadis pour J. J. & tant qu’il y vécut, & après qu’il en fut parti: mais les traditions du moins en restent encore dans la mémoire des honnêtes-gens qui frequentoient alors ce pays-la.

Dans ces épanchemens auxquels il aime encore à se livrer & souvent avec plus de plaisir que de prudence, il m’a quelquefois confie ses peines, & j’ai vu que la patience avec laquelle il les supporte, n’étoit rien à l’impression qu’elles sont sur son coeur. Celles que le tems adoucit le moins se réduisent à deux principales qu’il compte pour les seuls vrais maux que lui aient fait ses ennemis. La premiere est de lui avoir ôte la douceur d’être utile aux hommes & secourable aux malheureux, soit en lui en ôtant les moyens, soit en ne laissant plus, approcher de lui sous ce passeport, que des fourbes qui ne cherchent à l’intéresser pour eux, qu’afin de s’insinuer dans sa confiance l’épier & le trahir. La dont ils se présentent, le ton [345] qu’ils prennent en lui parlant, les fades louanges qu’ils lui donnent, le patelinage qu’ils y joignent, le fiel qu’ils ne peuvent s’abstenir d’y mêler, tout décelé en eux de petits histrions grimaciers qui ne savent ou ne daignent pas mieux jouer leur rôle. Les lettres qu’il reçoit ne sont avec des lieux communs de college & des leçons bien magistrales sur ses devoirs envers ceux qui les écrivent, que de sottes déclamations contre les Grands & les riches par lesquelles on croit bien le leurrer, d’amers sarcasmes sur tous les états, d’aigres reproches à la fortune de priver un grand homme comme l’auteur de la lettre, & par compagnie, l’autre grand homme à qui elle s’adresse, des honneurs & des biens qui leur étoient dus, pour les prodiguer aux indignes; des preuves tirées de-la, qu’il n’existe point de providence, de pathétiques déclarations de la prompte assistance dont on a besoin, suivies de fières protestations de n’en vouloir néanmoins aucune. Le tout finit d’ordinaire par la confidence de la ferme résolution ou l’on est de se tuer, & par l’avis que cette résolution sera mise en exécution sonica si l’on ne reçoit bien vite une réponse satisfaisante à la lettre.

Après avoir été plusieurs fois très-sottement la dupe de ces menaçans suicides, il a fini par se moquer & d’eux & de sa propre bêtise. Mais quand ils n’ont plus trouve la facilite de s’introduire avec ce pathos, ils ont bientôt repris leur allure naturelle, & substitue, pour forcer sa porte, la férocité des tigres à la flexibilité des serpens. Il faut avoir vu les assauts que sa femme est forcée de soutenir sans cesse, les injures & les outrages qu’elle essuye journellement de tous ces humbles [346] admirateurs, de tous ces vertueux infortunes à la moindre résistance qu’ils trouvent, pour juger du motif qui les amene & des gens qui les envoyent. Croyez-vous qu’il ait tort d’éconduire toute cette canaille & de ne vouloir pas s’en laisser subjuguer? Il lui faudroit vingt ans d’application pour lire seulement tous les manuscrits qu’on le vient-prier de revoir de corriger de refondre; car son tems & sa peine ne content rien à vos Messieurs;* [*Je dois pourtant rendre justice à ceux qui m’offrent de payer mes peines & qui sont en assez grand nombre. Au moment même ou j’écris ceci, une Dame de province vient de me proposer douze francs, en attendant mieux pour lui écrire une belle lettre à un Prince. C’est dommage que je ne me sois pas avise de lever boutique sous les charniers des Innocens. J’y aurois pu faire assez bien mes affaires.] il lui faudroit dix mains & dix secrétaires pour écrire les requêtes, placets, lettres, mémoires, complimens, vers, bouquets dont on vient à l’envi le charger, vu la grande éloquence de sa plume & la grande bonté de son coeur; car c’est toujours la l’ordinaire refrain de ces personnages sinceres. Au mot d’humanité qu’ont appris à bourdonner autour de lui des essaims de guêpes, elles prétendent le cribler de leurs aiguillons bien à leur aise, sans qu’il ose s’y derober, & tout ce qui lui peut arriver de plus heureux est de s’en délivrer avec de l’argent dont ils le remercient ensuite par des injures.

Après avoir tant rechausse de serpens dans son sein, il s’est enfin détermine par une réflexion très-simple à se conduire comme il fait avec tous ces nouveaux venus. A force de bontés & de soins généreux, vos Messieurs parvenus à le rendre exécrable à tout le monde, ne lui ont plus laisse l’estime de personne [347] Tout homme ayant de la droiture & de l’honneur ne peut plus qu’abhorrer & fuir un être ainsi défigure; nul homme sensé n’en peut rien espérer de bon. Dans cet état que peut-il donc penser de ceux qui s’adressent à lui par préférence, le recherchent, le comblent d’éloges, lui demandent ou des services ou ton amitié, qui, dans l’opinion qu’ils ont de lui, désirent néanmoins d’être lies ou redevables au dernier des scélérats? Peuvent-ils même ignorer que loin qu’il ait ni crédit ni pouvoir ni saveur auprès de personne, l’intérêt qu’il pourroit prendre à eux ne seroit que leur nuire aussi bien qu’a lui, que tout l’effet de sa recommandation seroit, ou de les perdre s’ils avoient eu recours à lui de bonne soi, ou d’en faire de nouveaux traîtres destines à l’enlacer par ses propres bienfaits. En toute supposition possible, avec les jugemens portes de lui dans le monde, quiconque ne laisse pas de recourir à lui, n’est-il pas lui-même un homme juge, & quel honnête homme peut prendre intérêt à de pareils misérables! S’ils n’étoient pas des fourbes ne seroient-ils pas toujours des infames, & qui peut implorer des bienfaits d’un homme qu’il méprise, n’est-il pas lui-même encore plus méprisable que lui?

Si tous ces empresses ne venoient que pour voir & chercher ce qui est, sans doute il auroit tort de les éconduire; mais pas un seul n’a cet objet, & il faudroit bien peu connoître les hommes & la situation de J. J. pour espérer de tous ces gens la ni vérité ni fidélité. Ceux qui sont payes veulent gagner leur argent, & ils savent bien qu’ils n’ont qu’un seul moyen pour cela, qui est de dire, non ce qui est, mais ce qui plaît, & qu’ils seroient mal venus à dire du bien [348] de lui. Ceux qui l’épient de leur propre mouvement, mus par leur passion ne verront jamais que ce qui la flatte; aucun ne vient pour voir ce qu’il voit, mais pour l’interpréter à sa mode. Le blanc & le noir, le pour & le contre leur servent également. Donne-t-il l’aumône? Ah le caffard! la refuse-t-il? Voila cet homme si charitable! S’il s’enflamme en parlant de la vertu, c’est un tartuffe; s’il s’anime en parlant de l’amour, c’est un satyre: s’il lit la gazette,* [*A la grande satisfaction de mes très-inquiets patrons, je renonce à cette triste lecture devenue indifférente à un homme qu’on a rendu tout-a-fait étranger sur la terre. Je n’y ai plus ni patrie ni freres, habitée par des êtres qui ne me sont rien, elle est pour moi comme une autre sphère, & je suis aussi peu curieux désormais d’apprendre ce qui se fait dans le monde, que ce qui se passe à Bicêtre ou aux petites maisons.] il médite une conspiration; s’il cueille une rose, on cherche quel poison la rose contient. Trouvez à un homme ainsi vu quelque propos qui soit innocent, quelque action qui ne soit pas un crime, je vous en défie.

Si l’administration publique elle-même eut été moins prévenue ou de bonne soi, la constante uniformité de sa vie égale & simple l’eut bientôt désabusée; elle auroit compris qu’elle ne verroit jamais que les mêmes choses, & que c’étoit bien perdre son argent son tems & ses peines que d’espionner un homme qui vivoit ainsi. Mais comme ce n’est pas la vérité qu’on cherche, qu’on ne veut que noircir la victime, & qu’au lieu d’étudier son caractere on ne veut que le diffamer, peu importe qu’il se conduite bien ou mal, & qu’il soit innocent ou coupable. Tout ce qui importe est d’être assez au fait de sa conduite pour avoir des points fixes sur lesquels on puisse [349] appuyer le système d’impostures dont il est l’objet, sans s’exposer à être convaincus de mensonge, & voila à quoi l’espionnage est uniquement destine. Si vous me reprochez ici de rendre à ses accusateurs les imputations dont ils le chargent, j’en conviendrai sans peine, mais avec cette différence qu’en parlant d’eux, Rousseau ne s’en cache pas. Je ne pense même & ne dis tout ceci qu’avec la plus grande répugnance. Je voudrois de tout mon coeur pouvoir croire que le gouvernement est à son égard dans l’erreur de bonne foi, mais c’est ce qui m’est impossible. Quand je n’aurois nulle autre preuve du contraire, la méthode qu’on suit avec lui m’en fourniroit une invincible. Ce n’est point aux mechans qu’on fait toutes ces choses la, ce sont eux qui les sont aux autres.

Pesez la conséquence qui suit de-la. Si l’administration si le police elle-même trempe dans le complot pour abuser le public sur le compte de J. J. quel homme au monde, quelque sage qu’il puisse être, pourra se garantir de l’erreur à son égard?

Que de raisons nous sont sentir que dans l’étrange position de cet homme infortune personne ne peut plus juger de lui avec certitude, ni sur le rapport d’autrui, ni sur aucune espece de preuve. Il ne suffit pas même de voir, il faut vérifier comparer approfondir tout par soi-même, ou s’abstenir de juger. Ici, par exemple, il est clair comme le jour qu’a s’est tenir au témoignage des autres le reproche de dureté & d’incommisération, mérite ou non, lui seroit toujours également inévitable: car suppose un moment, qu’il remplit de toutes ses forces les devoirs d’humanité de charité de bienfaisance dont tout homme est sans cette entoure, qui est-ce qui lui rendroit [350] dans le public la justice de les avoir remplis? Ce ne seroit pas lui-même, à moins qu’il n’y mit cette ostentation philosophique qui gâte l’oeuvre par le motif. Ce ne seroit pas ceux envers qui il les auroit remplis, qui deviennent, si-tôt qu’ils l’approchent, ministres & créatures de vos Messieurs; ce seroit encore moins vos Messieurs eux-mêmes, non moins zélés à cacher le bien qu’il pourroit chercher à faire, qu’a publier à grand bruit celui qu’ils disent lui faire en secret. En lui faisant des devoirs à leur mode pour le blâmer de ne les pas remplir, ils tairoient les véritables qu’il auroit remplis de tout son coeur, & lui feroient le même reproche avec le même succès; ce reproche ne prouve donc rien. le remarque seulement qu’il était bienfaisant & bon quand livre sans gêne à son naturel, il suivoit en toute liberté les penchans; & maintenant qu’il se sent entrave de mille piégés, entoure d’espions, de mouches, de surveillans; maintenant qu’il ne sait pas dire un mot qui ne soit recueilli, ne pas faire un mouvement qui ne soit note, c’est ce tems qu’il choisit pour lever le masque de l’hypocrisie & se livrer à cette dureté tardive, à tous ces petits larcins de bandits dont l’accuse aujourd’hui le public! Convenez que voila un hypocrite bien bête & un trompeur bien mal-adroit. Quand je n’aurois rien vu par moi-même, cette seule réflexion me rendroit suspecte la réputation qu’on lui donne à présent. Il en est de tout ceci comme des revenus qu’on lui prodigue avec tant de magnificence. Ne faudroit-il pas dans sa position qu’il fut plus qu’imbécile pour tenter, s’ils étoient réels, d’en derober un moment la connoissance au public.

[351] Ces réflexions sur les friponneries qu’il s’est mis à faire, & sur les bonnes œuvres qu’il ne fait plus, peuvent s’étendre aux livres qu’il fait & publie encore, & dont il se cache si heureusement que tout le monde aussi-tôt qu’ils paroissent, est instruit qu’il en est l’auteur. Quoi, Monsieur, ce mortel si ombrageux, si farouche, qui voit à peine approcher de lui un seul homme qu’il ne sache ou ne croye être un traître; qui sait ou qui croit que le vigilant Magistrat charge des deux départemens de la police & de la librairie, le tient enlace dans d’inextricables filets; ne laisse pas d’aller barbouillant éternellement des livres à h douzaine, & de les confier sans crainte au tiers & au quart pour les faire imprimer en grand secret? Ces livres s’impriment se publient se débitent hautement sous son nom, même avec une affectation ridicule, comme s’il avoit peur de n’être pas connu, & mon butor sans voir sans soupçonner même cette manœuvre si publique, sans jamais croire être découvert, va toujours prudemment son train, toujours barbouillant, toujours imprimant, toujours se confiant à des confidens si discrets, & toujours ignorant qu’ils se moquent de lui! Que de stupidité pour tant de finesse! que de confiance pour un homme aussi soupçonneux! Tout cela vous parait-il donc si bien arrange, si naturel, si croyable? Pour moi je n’ai vu dans J. J. aucun de ces deux extrêmes. Il n’est pas aussi fin que vos Messieurs, mais il n’est pas non plus aussi bête que le public, & ne se payeroit pas comme lui de pareilles bourdes. Quand un libraire vient en grand appareil s’établir à sa porte, que d’autres lui écrivent des lettres bien amicales, lui proposent de belles éditions, affectent [352] d’avoir avec lui des relations bien étroites, il n’ignore pas que ce voisinage ces visites ces lettres lui viennent de plus loin, & tandis que tant de gens se tourmentent à lui faire faire des livres dont le dernier cuistre rougiroit d’être l’auteur, il pleure amèrement les dix ans de sa vie employés à en faire d’un peu moins plats.

Voila, Monsieur, les raisons qui l’ont force de changer de conduite avec ceux qui l’approchent, & de résister aux penchans de son coeur pour ne pas s’enlacer lui-même, dans les piégés tendus autour de lui. J’ajoute à cela que son naturel timide & son goût éloigne de toute ostentation ne sont pas propres à mettre en évidence son penchant à faire du bien, & peuvent même dans une situation si triste l’arrêter quand il auroit l’air de se mettre en scene. Je l’ai vu dans un quartier très-vivant de Paris s’abstenir malgré lui d’une bonne œuvre qui se presentoit, ne pouvant se résoudre à fixer sur lui les regards malveillans de deux cents personnes, & dans un quartier peu éloigne mais moins fréquente je l’ai vu se conduire différemment dans une occasion pareille. Cette mauvaise honte ou cette blâmable fierté me semble bien naturelle à un infortune sur d’avance que tout ce qu’il pourra faire de bien sera mal interprète. Il vaudroit mieux sans doute braver l’injustice du public; mais avec une ame haute & un naturel timide, qui peut se résoudre en faisant une bonne action qu’on acculera d’hypocrisie, de lire dans les yeux des spectateurs l’indigne jugement qu’ils en portent? Dans une pareille situation celui qui voudroit faire encore du bien s’en cacheroit comme d’une mauvaise oeuvre, & ce ne seroit pas ce secret la qu’on iroit épiant pour le publier.

[353] Quant à la seconde & à la plus sensible des peines que lui ont fait les barbares qui le tourmentent, il la dévore en secret, elle reste en réserve au fond de son coeur, il ne s’en est ouvert à personne & je ne la saurois pas moi-même s’il eut pu me la cacher. C’est par elle que lui étant toutes les consolations qui restoient à sa portée, ils lui ont rendu la vie à charge autant qu’elle peut l’être à un innocent. A juger du vrai but de vos Messieurs par toute leur conduite à son égard, ce but paroît être de l’amener par, degrés & toujours sans qu’il y paroisse, jusqu’au plus violent désespoir, & sous l’air de l’intérêt & de la commisération de le contraindre, à force de secrètes angoisses, à finir par les délivrer de lui. Jamais tant qu’il vivra ils ne seront, malgré toute leur vigilance, sans inquiétude de se voir découverts. Malgré la triple enceinte de ténèbres qu’ils renforcent sans cesse autour de lui, toujours ils trembleront qu’un trait de lumière ne perce par quelque fissure & n’éclaire leurs travaux souterrains. Ils espérent, quand il n’y sera plus, jouir plus tranquillement de leur oeuvre; mais ils se sont abstenus jusqu’ici de disposer tout-a-fait de lui, soit qu’ils craignent de ne pouvoir tenir cet attentat aussi cache que les autres, soit qu’ils se fassent encore un scrupule d’opérer par eux-mêmes l’acte auquel ils ne s’en sont aucun de le forcer, soit enfin qu’attaches au plaisir de le tourmenter encore, ils aiment mieux attendre de sa main la preuve complete de sa misère. Quel que soit leur vrai motif, ils ont pris tous les moyens possibles pour le rendre à force de déchiremens, le ministre de la haine dont il est l’objet. Ils se sont singulièrement appliques à le navrer de [354] profondes & continuelles blessures par tous les endroits sensibles de son coeur. Ils savoient combien il étoit ardent & sincere dans tous ses attachemens, ils se sont appliques sans relâche à ne lui pas laisser un seul ami. Ils savoient que sensible à l’honneur & à l’estime des honnêtes-gens, il faisoit un cas très-médiocre de la réputation qu’on n’acquiert que par des talens, ils ont affecte de prôner les siens en couvrant d’opprobre son caractere. Ils ont vante son esprit pour déshonorer sort coeur. Ils le connoissoient ouvert & franc jusqu’à l’imprudence, détestant le mystère & la fausseté; ils l’ont entoure de trahisons de mensonges de ténèbres, de duplicité. Ils savoient combien il chérissoit sa patrie; ils n’ont rien épargné pour la rendre méprisable & pour l’y faire haïr. Ils connoissoient son dédain pour le métier d’Auteur, combien il déploroit le court tems de sa vie qu’il perdit à ce triste métier parmi les brigands qui l’exercent, ils lui sont incessamment barbouiller des livres, & ils ont grand soin que ces livres, très-dignes des plumes dont ils sortent déshonorent le nom qu’ils leur font porter. Ils l’ont fait abhorrer du peuple dont il déplore la misère, des bons dont il honora les vertus, des femmes dont il fut idolâtre, de tous ceux dont la haine pouvoit le plus l’affliger. A force d’outrages sanglans mais tacites, à force d’attroupemens, de chuchotemens, de ricanemens, de regards cruels & farouches, ou insultans & moqueurs, ils sont parvenus à le chasser de toute assemblée de tout spectacle, des cafés des promenades publiques, leur projet est de le chasser enfin des rues, de le renfermer chez lui, de l’y tenir investi par leurs satellites, & de lui rendre enfin [355] la vie si douloureuse qu’il ne la puisse plus endurer. En un mot, en lui portant à la fois toutes les atteintes qu’ils savoient lui être les plus sensibles, sans qu’il puisse en parer aucune, & ne lui laissant qu’un seul moyen de s’y derober, il est clair qu’ils l’ont voulu forcer à le prendre. Mais ils ont tout calcule sans doute, hors la ressource de l’innocence & de la résignation. Malgré l’age & l’adversité, sa santé s’est raffermie & se maintient: le calme de son ame semble le rajeunir; quoiqu’il ne lui reste plus d’espérance parmi les hommes, il ne fut jamais plus loin du désespoir.

J’ai jette sur vos objections & vos doutes l’éclaircissement qui dependoit de moi. Cet éclaircissement, je le répete, n’en peut dissiper l’obscurité, même à mes yeux; car la réunion de toutes ces causes est trop au-dessous de l’effet; pour qu’il n’ait pas quelque autre cause encore plus puissante, qu’il m’est impossible d’imaginer. Mais je ne trouverois rien du tout à vous répondre que je n’en resterois pas moins dans mon sentiment, non par un entêtement ridicule; mais parce que j’y vois moins d’intermédiaires entre moi & le personnage juge, & que de tous les yeux auxquels il faut que je m’en rapporte, ceux dont j’ai le moins à me défier sont les miens. On nous prouve, j’en conviens, des choses que je n’ai pu vérifier, & qui me tiendroient peut-être encore en doute, si l’on ne prouvoit tout aussi bien beaucoup d’autres choses que je sais très-certainement être fausses; & quelle autorité peut rester pour être crus en aucune chose à ceux qui savent donner au mensonge tous les signes de la vérité? Au reste, souvenez-vous que je ne prétends point ici que mon jugement fasse autorité [356] pour vous; mais après les détails dans lesquels je viens d’entrer vous ne sauriez blâmer qu’il la fasse pour moi, & quelque appareil de preuves qu’on m’étale en se cachant de l’accula, tant qu’il ne sera pas convaincu en personne, & moi présent, d’être tel que l’ont peint vos Messieurs, je me croirai bien fondé à le juger tel que je l’ai vu moi-même. A présent que j’ai fait ce que vous avez désire, il est tems de vous expliquer à votre tour & de m’apprendre d’après vos lectures comment vous l’avez vu dans ses écrits.

LE FRANÇOIS. Il est tard pour aujourd’hui; je pars demain pour la campagne: nous nous verrons à mon retour.

Fin du deuxieme Dialogue.

[357]

TROISIÈME DIALOGUE

ROUSSEAU.Vous avez fait un long séjour en campagne.

LE FRANÇOIS. Le tems ne m’y duroit pas. Je le passois avec votre ami.

ROUSSEAU. Oh! s’il se pouvoit qu’un jour il devint le votre!

LE FRANÇOIS. Vous jugerez de cette possibilité par l’effet de votre conseil. Je les ai lus enfin ces livres si justement détectés.

ROUSSEAU. Monsieur!.....

LE FRANÇOIS. Je les ai lus, non pas assez encore pour les bien entendre; mais assez pour y avoir trouve nombre recueilli des crimes irrémissibles qui n’ont pu manquer de faire de leur Auteur le plus odieux de tous les monstres, & l’horreur du genre-humaine

.[358] ROUSSEAU. Que dites-vous? Est-ce bien vous qui parlez, & faites-vous a votre tour des énigmes? De grace expliquez-vous promptement.

LE FRANÇOIS. La liste que je vous présente vous servira de réponse & d’explication. En la lisant nul homme raisonnable ne sera surpris de la destinée de l’Auteur.

ROUSSEAU. Voyons donc cette étrange liste.

LE FRANÇOIS. La voila. J’aurois pu la rendre aisément dix fois plus ample; sur-tout si j’y avois fait entrer les nombreux articles qui regardent le métier d’auteur & le Corps des gens de lettres; mais ils sont si connus qu’il suffit d’en donner un ou deux pour exemple. Dans ceux de toute espece auxquels je me suis borne & que j’ai notes sans ordre comme ils se sont présentes, je n’ai fait qu’extraire & transcrire fidellement les passages. Vous jugerez vous-même des effets qu’ils ont du produire, & des qualifications que dut des leur Auteur si-tôt qu’on put l’en charger impunément.

[359]

EXTRAITS

LES GENS DE LETTRES

1. «Qui est-ce qui nie que les savans sachent mille sa choses vraies que les ignorans ne sauront jamais? Les savans sont-ils pour cela plus près de la vérité? Tout au contraire, ils s’en éloignent en avançant, parce que la vanité de juger faisant encore plus de progrès que les lumieres, chaque vérité qu’ils apprennent ne vient qu’avec cent jugemens faux. Il est de la derniere évidence que les compagnies savantes de l’Europe ne sont que des écoles publiques de mensonge, & très-surement il y a plus d’erreurs dans l’Académie des sciences que dans tout un peuple de Hurons.» Emile L. 3.

2. «Tel fait aujourd’hui l’esprit fort & le philosophe qui, par la même raison n’eut été qu’un fanatique du tems de la ligue.» Préface du Discours de Dijon.

3. «Les hommes ne doivent point être instruits a demi. S’ils devoient rester dans l’erreur que ne les laissez-vous dans l’ignorance! A quoi bon tant d’écoles & d’universités pour ne leur apprendre rien de ce qui leur importe a savoir? Quel est donc l’objet de vos colleges de vos académies, de toutes vos fondations savantes? Est-ce de donner le change au peuple, d’altérer sa raison d’avance, & de l’empêcher d’aller au vrai? Professeurs de mensonge, c’est pour l’égarer que vous feignez de l’instruire, & comme ces brigands [360] qui mettent des fanaux sur les écueils, vous l’éclairez pour le perdre.» Lettre a M. de Beaumont.

4. «On lisoit ces mots graves sur un marbre aux Thermopyles. Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses saintes loix. On voit bien que ce n’est pas l’académie des inscriptions qui a compose celle-la.» Emile L. 4.

LES MÉDECINS

5. «Un corps débile affoiblit l’ame. De-la l’empire de la médecine; art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu’il prétend guérir. Je ne fais pour moi de quelle maladie nous guérissent les médecins; mais je sais qu’il’s nous en donnent de bien funestes; la lâcheté, la pusillanimité, la terreur de la mort; s’ils guérissent le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu’ils fassent marcher des cadavres? Ce sont des hommes qu’il nous faut, & l’on n’en voit point sortir de leurs mains.»

«La médecine est à la mode parmi nous; elle doit l’être. C’est l’amusement des gens oisifs qui ne sachant que faire de leur tems le passent à se conserver. S’ils avoient eu le malheur de naître immortels, ils seroient les plus misérables des êtres. Une vie qu’ils n’auroient jamais peur de perdre ne seroit pour eux d’aucun prix. Il faut a ces gens-la des médecins qui les effrayent pour les flatter, & qui le donnent chaque jour le seul plaisir dont ils soient susceptibles, celui de n’être pas morts.»

[361] «Je n’ai nul dessein de m’étendre ici sur la vanité de la médecine. Mon objet n’est de la considérer que par le cote moral. Je ne puis pourtant m’empêcher d’observer que les hommes sont sur son usage les mêmes sophismes que sur la recherche de la vérité: ils supposent toujours qu’en traitant une maladie on la guérit, & qu’en cherchant une vérité on la trouve. Ils ne voyent pas qu’il faut balancer l’avantage d’une guérison que le médecin opère par la mort de cent malades qu’il a tues, & l’utilité d’une vérité découverte par le tort que sont les erreurs qui s’établissent en même tems. La science qui instruit & la médecine qui guérit sont fort bonnes sans doute; mais la science qui trompe & la médecine qui tue sont mauvaises. Apprenez-nous donc à les distinguer. Voila le noeud de la question. Si nous savions ignorer la vérité, nous ne serions jamais les dupes du mensonge: si nous savions ne vouloir pas guérir malgré la nature, nous ne mourrions jamais par la main du médecin. Ces deux abstinences seroient sages; on gagneroit évidemment à s’y soumettre. Je ne disconviens pas que la médecine ne soit utile à quelques hommes; mais je dis qu’elle est nuisible au genre-humain.»

«On me dira comme on fait sans cesse que les fautes sont du médecin, mais que la médecine en elle-même est infaillible. A la bonne heure; mais qu’elle vienne donc sans le médecin; car tant qu’ils viendront ensemble, il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l’artiste qu’a espere des secours de l’art.» Emile L. 1.

6. «Vis selon la nature, sois patient & chasse les médecins. [362] Tu n’éviteras pas la mort, mais tu ne la sentiras qu’une fois, au lieu qu’ils la portent chaque jour dans ton imagination troublée, & que leur art mensonger au lieu de prolonger tes jours t’en ôte la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet art à fait aux hommes? Quelques-uns de ceux qu’il guérit mourroient il est vrai, mais des milliers qu’il tue resteroient en vie. Homme sensé ne mets point à cette lotterie ou trop de chances sont contre toi. Souffre, meurs ou guéris, mais sur-tout vis jusqu’à ta derniere heure.» Emile L. 1.

7. «Inoculerons-nous notre élevé? Oui & non, selon l’occasion, les tems, les lieux, les circonstances. Si on lui donne si la petite vérole on aura l’avantage de prévoir & connoître son mal d’avance; c’est quelque chose: mais s’il la prend naturellement, nous l’aurons préserve du médecin, c’est encore plus.» Emile L. 3.

8. «S’agit-il de chercher une nourrice, on la fait choisir par l’accoucheur. Qu’arrive-t-il de-la? que la meilleure est toujours celle qui l’a le mieux paye. Je n’irai donc point chercher un accoucheur pour celle d’Emile; j’aurai soin de la choisir moi-même. Je ne raisonnerai pas la-dessus si disertement qu’un chirurgien, mais à coup sur je serai de meilleure soi, & mon zele me trompera moins que son avarice.» Emile L. 1. [363]

LES ROIS, LES GRANDS, LES RICHES

9. «NOUS étions faits pour être hommes, les loix & la société nous ont replonges dans l’enfance. Les Rois les Grands les Riches sont tous des enfans qui voyant qu’on s’empresse à soulager leur misère, tirent de cela même une vanité puérile, & sont tout fiers de soins qu’on ne leur rendroit pas s’ils étoient hommes faits.» Emile L. 2.

10. «C’est ainsi qu’il dut venir un tems ou les yeux du peuple furent fascines a tel point que ses conducteurs n’avoient qu’a dire au plus petit des hommes, sois grand, toi & à toute ta race; aussi-tôt il paroissoit grand aux yeux de tout le monde & aux siens, & ses descendans s’elevoient encore à messire qu’ils s’eloignoient de lui; plus la cause étroit reculée & incertaine, & plus l’effet l’augmentoit; plus on pouvoit compter de fainéans dans une famille & plus elle a devenoit illustre.» Disc. sur l’inégalité.

11. «Les peuples une sois accoutumes à des maîtres ne sont plus en état de s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de la liberté que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui sous le leurre de la liberté ne sont qu’aggraver leurs chaînes.» Ep. dedic. du Disc. sur l’inégalité.

12. «Ce petit garçon que vous voyer-la, disoit Thémistocle à ses amis, est l’arbitre de la Grece: car il gouverne sa [364] mere, sa mere me gouverne, je gouverne les Athéniens & les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh quels petits conducteurs on trouveroit souvent aux plus grands États, si du Prince on descendoit par degrés jusqu’à la premiere main qui donne le branle en secret!» Emile L. 2.

13. «Je me suppose riche. Il me faut donc des plaisirs exclusifs, des plaisirs destructifs; voici de tout autres affaires. Il me faut des terres, des bois, des gardes, des redevances, des honneurs seigneuriaux, sur-tout de l’encens & de l’eau bénite.»

«Fort bien; mais cette terre aura des voisins de leurs droits, & désireux d’usurper ceux des autres: nos gardes se chamailleront, & peut-être les maîtres: voila des altercations des querelles des haines des procès tout au moins; cela n’est déjà pas fort agréable. Mes vassaux ne verront point leurs bleds par mes lièvres par mes sangliers: chacun n’osant tuer l’ennemi qui détruit son travail voudra du moins le chasser de son champ: après avoir passe le jour à cultiver leurs terres, il faudra qu’ils passent la nuit à les garder; ils auront des matins, des tambours, des cornets, des sonnettes. Avec tout ce tintamarre ils troubleront mon sommeil. Je songerai malgré moi à la misère de ces pauvres gens, & ne pourrai m’empêcher de me la reprocher. Si j’avois l’honneur d’être Prince tout cela ne me toucheroit gueres; mais moi nouveau parvenu, nouveau riche, j’aurai le coeur encore un peu roturier.»

«Ce n’est pas tout; l’abondance du gibier tentera les chasseurs; j’aurai des braconniers à punir; il me faudra des [365] prisons des geoliers des archers des galères. Tout cela paroît assez cruel. Les femmes de ces malheureux viendront assiéger ma porte & m’importuner de leurs cris, il faudra qu’on les chasse qu’on les maltraite. Les pauvres gens qui n’auront point braconne, & dont mon gibier aura fourrage la récolte viendront se plaindre de leur cote. Les uns seront punis pour avoir tue le gibier, les autres ruines pour l’avoir épargné: quelle triste alternative! Je ne verrai de tous cotes qu’objets de misère, je n’entendrai que gémissemens: cela doit troubler beaucoup, ce me semble, le plaisir de massacrer à son aise des foules de perdrix & de lièvres presque sous les pieds.»

«Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines? Otez-en l’exclusion........ Le plaisir n’est donc pas moindre, & l’inconvénient en est ôte quand on n’a ni terre à garder ni braconnier à punir, ni misérable à tourmenter. Voila donc une solide raison de préférence. Quoi qu’on fasse, on ne tourmente point sans fin les hommes qu’on n’en reçoive aussi quelque mal-aise, & les longues malédictions du peuple rendent tôt ou tard le gibier amer.» Emile L. 4.

14. «Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissans & les riches? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? Toutes les graces toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées, & l’autorité publique n’est-elle pas toute en leur faveur? Qu’un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas toujours sur de l’impunité? Les coups de bâton qu’il distribue, les violences qu’il commet, [366] les meurtres mêmes & les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des bruits passagers qu’on assoupit dont au bout de six mois il n’est plus question? Que ce même homme soit vole lui-même, toute la police est aussi-tôt en mouvement, & malheur, aux innocens qu’il soupçonne! Passe-t-il dans un lieu dangereux? voila les escortes en campagne: l’essieu de sa chaise vient-il a rompre? tout vole à son secours: fait-on du bruit à sa porte? il dit un mot, & tout se tait: la foule l’incommode-t-elle? Il fait un signe, & tout se range. Un charretier se trouve-t-il sur son passage? ses gens sont prêts à l’assommer, & cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seroient plutôt écrases cent fois qu’un faquin oisif un moment retarde dans son équipage. Tous ces égards ne lui: coûtent pas un sou; ils sont le droit de l’homme riche & non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent! plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse. Toutes les portes lui sont fermées quand il a le droit de se les faire ouvrir, & si quelquefois il obtient justice, c’est avec plus de peine qu’un autre n’obtiendroit grace. S’il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c’est à lui qu’on donne la préférence. Il porte toujours outre sa charge celle dont son voisin plus riche à le crédit de se faire exempter. Au moindre accident qui lui arrive chacun s’éloigne de lui. Si sa pauvre charrette renverse, loin d’être aide par personne, il aura du bonheur s’il évite en passant les avanies des gens lestes d’un jeune Duc. En un mot toute assistance gratuité le suit au besoin précisément parce [367] qu’il n’a pas de quoi la payer; mais je le tiens peur un homme perdu s’il a le malheur d’avoir l’ame honnête, une fille aimable & un puisant voisin.» Disc. sur l’Econ. polit.

LES FEMMES

15. «Femmes de Paris & de Londres pardonnez-le moi; mais si une seule de vous a l’ame vraiment honnête, je n’en tends rien à nos institutions.» Emile L. 4.

16. «Il jouit de l’estime publique, il la mérite. Avec cela fut-il le dernier des hommes, encore ne faudroit-il pas balancer; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu’a la vertu, & la femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un Prince.» Nouvelle Heloise. 5e. Partie; lettre 13.

LES ANGLOIS

17. «Les choses ont change depuis que j’écrivois ceci, (en 1756) mais mon principe sera toujours vrai. Il est par exemple très-aise de prévoir que dans vingt ans d’ici* [*Il est bon de remarquer que ceci fut écrit & publie en 1760, l’époque de la plus grande prospérité de l’Angleterre aujourd’hui durant le ministere de M. Pitt aujourd’hui Lord Chatham.] l’Angleterre avec toute sa gloire sera ruinée, & de plus [368] aura perdu le reste de sa liberté. Tout le monde assure que l’agriculture fleurit dans cette Isle, & moi je parie qu’elle y dépérit. Londres s’agrandit tous les jours, donc le royaume se dépeuple. Les Anglois veulent être conquérans; donc ils ne tarderont pas d’être esclaves.» Extr. du projet de paix perp.

18. «Je sais que les Anglois vantent beaucoup leur humanité & le bon naturel de leur peuple qu’ils appellent good naturel people. Mais ils ont beau crier cela tant qu’ils peuvent, personne ne le répete après eux.» Emile L. 2.

Vous auriez trop à faire s’il faloit achever, & vous voyez que cela n’est pas nécessaire. Je savois que tous les états étoient maltraites dans les écrits de J. J. mais les voyant tous s’intéresser néanmoins si tendrement pour lui, j’étois fort éloigne de comprendre à quel point son crime envers chacun d’eux étoit irrémissible. Je l’ai compris durant ma lecture, & seulement en lisant ces articles vous devez sentir comme moi qu’un homme isole & sans appui, qui dans le siecle ou nous sommes ose ainsi parler de la médecine & des médecins ne peut manquer d’être un empoisonneur; que celui qui traite ainsi la philosophie moderne ne peut être qu’un abominable impie; que celui qui paroît estimer si peu les femmes galantes & les maîtresses des Princes ne peut être qu’un monstre de débauche; que celui qui ne croit pas à l’infaillibilité des livres à la mode doit voir brûler les siens par la main du bourreau; que celui qui, rebelle aux nouveaux oracles ose continuer de croire en Dieu doit être brûle lui-même à l’inquisition philosophique comme un hypocrite & scélérat; que celui qui [369] ose réclamer les droits roturiers de la nature pour ces canailles de paysans contre de si respectables droits de chasse, doit être traite des Princes comme les bêtes fauves qu’ils ne protègent que pour les tuer à leur aise & à leur mode. A l’égard de l’Angleterre, les deux derniers passages expliquent trop bien l’ardeur des bons amis de J. J. à l’y envoyer, & celle de David Hume à l’y conduire, pour qu’on puisse douter de la bénignité des protecteurs & de l’ingratitude du protege dans toute cette affaire. Tous ces crimes irrémissibles, encore aggraves par les circonstances des tems & des lieux prouvent qu’il n’y a rien d’étonnant dans le sort du coupable, & qu’il ne se soit bien attire. Moliere, je le sais, plaisantoit les médecins; mais outre qu’il ne faisoit que plaisanter, il ne les craignoit point. Il avoit de bons appuis; il étoit aime de Louis-Quatorze, & les médecins, qui n’avoient pas encore succède aux directeurs dans le gouvernement des femmes, n’étoient pas alors verses comme aujourd’hui dans l’art des secrètes intrigues. Tout à bien change pour eux, & depuis vingt ans ils ont trop d’influence dans les affaires privées & publiques pour qu’il fut prudent, même à des gens en crédit d’oser parler d’eux librement; jugez comme un J. J. y dut être bien venu! Mais sans nous embarquer ici dans d’inutiles & dangereux détails, lisez seulement le dernier article de cette liste, il surpasse seul tous les autres.

19. «Mais s’il est difficile qu’un grand état soit bien gouverne, il l’est beaucoup plus qu’il soit gouverne par un seul homme, & chacun fait ce qu’il arrive quand le Roi se donne des substituts.»

[370] «Un défaut essentiel & inévitable qui mettra toujours le Gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n’élevé presque jamais aux premieres places que des hommes éclaires & capables qui les remplissent avec honneur. Au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigans à qui les petits talens qui sont parvenir dans les cours aux grandes places ne servent qu’à montrer au public leur ineptie aussi-tôt qu’ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix, & un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministere qu’un sot a la tête d’une république. Aussi quand par quelque heureux hasard un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie abymée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu’il trouve, & cela fait époque dans un pays.» Contrat Social L. 3. ch. 6.

Je n’ajouterai rien sur ce dernier article, sa seule lecture vous a tout dit. Tenez, Monsieur, il n’y a dans tout ceci qu’une chose qui m’étonne; c’est qu’un étranger isole sans parens sans appui, ne tenant à rien sur la terre, & voulant dire toutes ces choses-la, ait cru les pouvoir dire impunément.

ROUSSEAU. Voila ce, qu’il n’a point cru, je vous assure. Il a du s’attendre aux cruelles vengeances de tous ceux qu’offense la vérité, & il s’y est attendu. Il savoit que les Grands, les Visirs, les Robins, les Financiers, les Médecins, les Prêtres, les Philosophies, & [371] tous les gens de parti qui sont de la société un vrai brigandage, y ne lui pardonneroient jamais de les avoir vus & montres tels qu’ils sont. Il a du s’attendre à la haine aux persécutions de toute espece, non au déshonneur à l’opprobre à la diffamation. Il a du s’attendre à vivre accable de miseres & d’infortunes, mais non d’infamie & de méprise. Il est, je le répete, des genres de malheurs auxquels il n’eut pas même permis à un honnête homme d’être préparé, & ce sont ceux-la à précisément qu’on a choisis pour l’en accabler. Comme ils l’ont pris au dépourvu, du premier choc il s’est laisse abattre, & ne s’est pas relève sans peine: il lui a falu du tems pour reprendre son courage & sa tranquillité. Pour les conserver toujours, il eut eu besoin d’une prévoyance qui n’étoit pas dans l’ordre des choses, non plus que le sort qu’on lui preparoit. Non, Monsieur, ne croyez point que la destinée dans laquelle il est enseveli soit le fruit naturel de son zele à dire sans crainte tout ce qu’il crut être vrai bon salutaire utile; elle a d’autres causes plus secrètes plus fortuites plus ridicules qui ne tiennent en aucune sorte à ses écrits. C’est un plan médite de longue main, & même avant sa célébrité: c’est l’oeuvre d’un génie infernal mais profond, à l’école duquel le persécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre dans l’art de rendre un mortel malheureux. Si cet homme ne fut point ne, J. J., malgré l’audace de ses censures eut vécu dans l’infortune & dans la gloire, & les maux dont on n’eut pas manque de l’accabler, loin de l’avilir l’auroient illustre davantage. Non jamais un projet aussi exécrable n’eut été invente par ceux mêmes qui se sont livres avec le plus d’ardeur à son exécution c’est une justice que J. J. aime [372] encore à rendre à la nation qui s’empresse à le couvrir d’opprobres. Le complot s’est formé dans le sein de cette nation, mais il n’est pas venu d’elle. Les François en sont les ardens exécuteurs. C’est trop, sans doute; mais du moins ils n’en sont pas les auteurs. Il a falu pour l’être une noirceur méditée & réfléchie dont ils ne sont pas capables; au lieu qu’il ne faut pour en être les ministres qu’une animosité qui n’est qu’un effet fortuit de certaines circonstances & de leur penchant à s’engouer tant en mal qu’en bien.

LE FRANÇOIS. Quoi qu’il en soit de la cause & des auteurs du complot l’effet n’en est plus étonnant pour quiconque a lu les écrits de J. J. Les dures vérités qu’il a dites, quoique générales, sont de ces traits dont la blessure ne se ferme jamais dans les coeurs qui s’en sentent atteints. De tous ceux qui se sont avec tant d’ostentation ses patrons & ses protecteurs, il n’y en a pas un sur qui quelqu’un de ces traits n’ait porte jusqu’au vis. De quelle trempe sont donc ces divines ames dont les poignantes atteintes n’ont fait qu’exciter la bienveillance & l’amour, & par le plus frappant de tous les prodiges, d’un scélérat qu’elles devoient abhorrer, ont fait l’objet de leur plus tendre sollicitude?

Si c’est-là de la vertu, elle est bizarre, mais elle est magnanime, & ne peut appartenir qu’à des ames fort au-dessus des petites passions vulgaires; mais comment accorder des motifs si sublimes avec les indignes moyens employés par ceux qui s’en disent animés? Vous le savez, quelque prévenu quelque irrité que je fusse contre J. J., quelque mauvaise opinion que [373] j’eusse de son caractere & de ses moeurs, je n’ai jamais pu goûter le système de nos Messieurs, ni me résoudre à pratiquer leurs maximes. J’ai toujours trouve autant de bassesse que de fausseté dans cette maligne ostentation de bienfaisance, qui n’avoir pour but que d’en avilir l’objet. Il est vrai que ne concevant aucun défaut à tant de preuves si claires, je ne doutois pas un moment que J. J. ne fut un détestable hypocrite & un monstre qui n’eut jamais du naître, & cela bien accorde, j’avoue qu’avec tant de facilité qu’ils disoient avoir à le confondre, j’admirois leur patience & leur douceur a se laisser provoquer par ses clameurs sans jamais s’en émouvoir, & sans autre effet que de l’enlacer de plus en plus dans leurs rets pour toute réponse. Pouvant le convaincre si aisément je voyois une héroïque modération à n’en rien faire, & même en blâmant la méthode qu’ils vouloient suivre, je ne pouvois qu’admirer leur flegme stoïque à s’y tenir.

Vous ébranlâtes dans nos premiers entretiens la confiance que j’avois dans des preuves si fortes, quoiqu’administrées avec tant de mystère. En y repensant depuis, je fus plus frappe de l’extrême soin qu’on prenoit de les cacher à l’accuse que je ne l’avois été de leur force, & je commençois à trouver sophistiques & foibles les motifs qu’on alléguoit de cette conduite. Ces doutes étoient augmentes par mes réflexions sur cette affectation d’intérêt & de bienveillance pour un pareil scélérat. La vertu peut ne faire haïr que le vice, mais il est impossible qu’elle fasse aimer le vicieux, & pour s’obstiner à le laisser en liberté malgré les crimes qu’on le voit continuer de commettre, il faut certainement avoir quelque motif plus fort [374] que la commisération naturelle & l’humanité, qui demanderoient même une conduite contraire. Vous m’aviez dit cela, je le sentois; & le zele très-singulier de nos Messieurs pour l’impunité du coupable, ainsi que pour sa diffamation, me presentoit des foules de contradictions & d’inconséquences, qui commençoient à troubler ma premiere sécurité.

J’étois dans ces dispositions quand, sur les exhortations que vous m’aviez faites, commençant à parcourir les livres de J. J. je tombai successivement sur les passages que j’ai transcrits & dont je n’avois auparavant nulle idée; car en me parlant de ses durs sarcasmes, nos Messieurs m’avoient fait un secret de ceux qui les regardoient, & a la maniere dont ils s’intéressoient à l’auteur, je n’aurois jamais pense qu’ils eussent des griefs particuliers contre lui. Cette découverte & le mystère qu’ils m’avoient fait achevèrent de m’éclaircir sur leurs vrais motifs; toute ma confiance en eux s’évanouit, & je ne doutai plus que, ce que sur leur parole j’avois pris pour bienfaisance & générosité, ne fut l’ouvrage d’une animosité cruelle, masquée avec art par un extérieur de bonté.

Une autre réflexion renforçoit les précédentes. De si sublimes vertus ne vont point seules. Elles ne sont que des branches de la vertu: le cherchois le tronc & ne le trouvois point. Comment nos Messieurs, d’ailleurs si vains si haineux si rancuniers, s’avisoient-ils une seule fois en leur vie d’être humains généreux débonnaires autrement qu’en paroles, & cela précisément pour le mortel, selon eux, le moins digne de cette commisération qu’ils lui prodiguoient malgré lui? Cette vertu si nouvelle & si déplacée eut du m’être suspecte quand elle eut agi [375] tout à découvert sans déguisement sans ténèbres; qu’en devois-je penser en la voyant s’enfoncer avec tant de soin dans des toutes obscures & tortueuses, & surprendre en trahison celui qui en étoit l’objet, pour le charger malgré lui de leurs ignominieux bienfaits?

Plus, ajoutant ainsi mes propres observations aux réflexions que vous m’aviez fait faire, je méditois sur ce même sujet, plus je m’étonnois de l’aveuglement ou j’avois été jusqu’àlors sur le compte de nos Messieurs, & ma confiance en eux s’évanouit au point de ne plus douter de leur fausseté. Mais la duplicité de leur manœuvre & l’adresse avec laquelle ils cachoient leurs vrais motifs n’ébranla pas a mes yeux la certitude de leurs preuves. Je jugeai qu’ils exerçoient dans des vues injustes un a acte de justice, & tout ce que je concluois de l’art avec lequel ils enlaçoient leur victime étoit qu’un méchant étoit en proie à d’autres mechans.

Ce qui m’avoir confirme dans cette opinion étoit celle ou je vous avois vu vous-même que J. J. n’étoit point l’auteur des écrits qui portent son nom. La seule chose qui put me faire bien penser de lui étoit ces mêmes écrits dont vous m’aviez fait un si bel éloge, & dont j’avois oui quelquefois parler avantageusement par d’autres. Mais des qu’il n’en étoit pas l’auteur il ne me restoit aucune idée favorable qui put balancer les horribles impressions que j’avois reçues sur son compte, & il n’étoit pas étonnant qu’un homme aussi abominable en toute chose fut assez impudent & assez vil pour s’attribuer les ouvrages d’autrui.

Telles surent à-peu-près les réflexions que je fis sur notre [376] premier entretien, & sur la lecture éparse & rapide qui me désabusé sur le compte de nos Messieurs. Je n’avois commence cette lecture que par une espece de complaisance pour l’intérêt que vous paroissiez y prendre. L’opinion ou je continuois d’être que ces livres étoient d’un autre auteur ne me laissoit gueres pour leur lecture qu’un intérêt de curiosité.

Je n’allai pas loin sans y joindre un autre motif qui repondoit mieux à vos vues. Je ne tardai pas à sentir en lisant ces livres qu’on m’avoir trompe sur leur contenu, & que ce qu’on m’avoir donne pour de fastueuses déclamations, ornées de beau langage, mais décousues & pleines de contradictions, étoient des choses profondément pensées & formant un système lie qui pouvoir n’être pas vrai, mais qui n’offroit rien de contradictoire. Pour juger du vrai but de ces livres, je ne m’attachai pas à éplucher ca & la quelques phrases éparses & séparées, mais me consultant moi-même & durant ces lectures & en les achevant, j’examinois, comme vous l’aviez désire, dans quelles dispositions d’ame elles me mettoient & me laissoient, jugeant, comme vous, que c’étoit le meilleur moyen de pénétrer celle ou étoit l’auteur en les écrivant, & l’effet qu’il s’étoit propose de produire. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’au lieu des mauvaises intentions qu’on lui avoit prêtées je n’y trouvai qu’une doctrine aussi saine que simple qui sans épicuréisme & sans caffardage ne tendoit qu’au bonheur du genre-humain. Je sentis qu’un homme bien plein de ces sentimens devoit donner peu d’importance à la fortune & aux affaires de cette vie, j’aurois craint moi-même en m’y livrant trop de tomber bien plutôt dans l’incurie & le quiétisme, [377] que de devenir factieux turbulent & brouillon, comme on pretendoit qu’étoit l’auteur & qu’il vouloit rendre ses disciples.

S’il ne se fut agi que de cet auteur, j’aurois des-lors été désabusé sur le compte de J. J.: mais cette lecture en me pénétrant pour l’un de l’estime la plus sincere, me laissoit pour l’autre dans la même situation qu’auparavant, puisqu’en paroissant voir en eux deux hommes differens vous m’aviez inspire autant de vénération pour l’un que je me sentois d’aversion pour l’autre. La seule chose qui résultat pour moi de cette lecture, comparée à ce que nos Messieurs m’en avoient dit, étoit que, persuades que ces livres étoient de J. J., & les interprétant dans un tout autre esprit que celui dans lequel ils étoient écrits, ils m’en avoient impose sue leur contenu. Ma lecture ne fit donc qu’achever ce qu’avoit commence notre entretien, savoir de m’ôter toute l’estime & la confiance qui m’avoient fait livrer aux impressions de la ligue, mais sans changer de sentiment sur l’homme qu’elle avoit diffame. Les livres qu’on m’avoit dit être si dangereux n’étoient rien moins: ils inspiroient des sentimens tout contraires à ceux qu’on prêtoit à leur auteur: mais si J. J. ne l’étoit pas, de quoi servoient-ils a sa justification? Le soin que vous m’aviez fait prendre étoit inutile pour me faire changer d’opinion sur son compte, & restant dans celle que vous m’aviez donnée que ces livres étoient l’ouvrage d’un homme d’un tout autre caractere, je ne pouvois assez m’étonner que jusques-la vous eussiez été le premier & le seul à sentir qu’un cerveau nourri de pareilles idées étoit inalliable avec un coeur plein de noirceurs.

[378] J’attendois avec empressement l’histoire de vos observations pour savoir à quoi m’en tenir sur le compte de notre homme; car, déjà flottant sur le jugement que, fonde sur tant de preuves, j’en portois auparavant, inquiet depuis notre entretien, je l’étois devenu davantage encore depuis que mes lectures m’avoient convaincu de la mauvaise soi de nos Messieurs. Ne pouvant plus les estimer, faloit-il donc n’estimer personne & ne trouver par-tout que des mechans? Je sentois peu-a-peu germer en moi le désir que J. J. n’en fut pas un. Se sentir seul plein de bons sentimens & ne trouver personne qui les partage est un état trop cruel. On est alors tente de se croire la dupe de son propre coeur, & de prendre la, vertu pour une chimere.

Le récit de ce que vous aviez vu me frappa. J’y trouvai si peu de rapport avec les relations des autres, que, force d’opter pour l’exclusion, je penchois à la donner tout-a-fait à ceux pour qui j’avois déjà perdu toute estime. La force même de leurs preuves me retenoit moins. Les ayant trouves trompeurs en tant de choses, je commençai de croire qu’ils pouvoient bien l’être en tout, & à me familiariser avec l’idée qui n’avoit paru jusqu’àlors si ridicule de J. J. innocent & persécute. Il faloit, il est vrai, supposer dans un pareil tissu d’impostures un art & des prestiges qui me sembloient inconcevables. Mais je trouvois encore plus d’absurdités entassées dans l’obstination de mon premier sentiment.

Avant néanmoins de me décider tout-a-fait, je résolus de relire ses écrits avec plus de suite & d’attention que je n’avois fait jusqu’àlors. J’y avois trouve des idées & des maximes [379] très-paradoxes, d’autres que je n’avois pu bien entendre. J’y croyois avoir senti des inégalités, même des contradictions. Je n’en avois pas saisi l’ensemble assez pour juger solidement d’un systême aussi nouveau pour moi. Ces livres la ne sont pas comme ceux d’aujourd’hui, des aggrégations de pensées détachées, sur chacune desquelles l’esprit du lecteur puisse se reposer. Ce sont les méditations d’un solitaire; elles demandent une attention suivie qui n’est pas trop du goût de notre nation. Quand on s’obstine à vouloir bien en suivie le fil il y faut revenir avec effort & plus d’une fois. Je l’avois trouve passionne pour la vertu pour la liberté pour l’ordre, mais d’une véhémence qui souvent l’entraînoit au-delà du but. En tout je sentois en lui un homme très-ardent, très-extraordinaire, mais dont le caractere & les principes ne m’étoient pas encore assez développés. Je crus qu’en méditant très-attentivement ses ouvrages, & comparant soigneusement l’auteur avec l’homme que vous m’aviez peint, je parviendrois à éclairer ces deux objets l’un par l’autre, & a m’assurer si tout étoit bien d’accord & appartenoit incontestable au même individu. Cette question décidée me parut devoir me tirer tout-a-fait de mon irrésolution sur son compte, & prenant un plus vis intérêt à ces recherches que je n’avois fait jusqu’àlors, je me fis un devoir, à votre exemple, de parvenir en joignant mes réflexions aux lumieres que je tenois de vous, à me délivrer enfin du doute ou vous m’aviez jette, & à juger l’accuse par moi-même après avoir juge ses accusateurs.

Pour faire cette recherche avec plus de suite & de recueillement, j’allai passer quelques mois à la campagne & j’y [380] portai les écrits de J. J. autant que j’en pus faire le discernement parmi les recueils frauduleux publies sous son nom. J’avois senti des ma premiere lecture que ces écrits marchoient dans un certain ordre qu’il faloit trouver pour suivre la chaîne de leur contenu. J’avois cru voir que cet ordre étoit rétrograde à celui de leur publication, & que l’Auteur remontant de principes en principes n’avoit atteint les premiers que dans ses derniers écrits. Il faloit donc pour marcher par synthèse commencer par ceux-ci, & c’est ce que je fis en m’attachant d’abord à l’Emile par lequel il a fini, les deux autres écrits qu’il a publies depuis ne faisant plus partie de son système, & n’étant destines qu’a la défense personnelle de sa patrie & de son honneur.

ROUSSEAU.Vous ne lui attribuez donc plus ces autres livres qu’on publie journellement sous son nom, & dont on a soin de farcir les recueils de ses écrits pour qu’on ne puisse plus discerner les véritables

LE FRANÇOIS.J’ai pu m’y tromper tant que j’en jugeai sur la parole d’autrui. Mais après l’avoir lu moi-même j’ai ru bientôt à quoi m’en tenir. Après avoir suivi les manœuvres de nos Messieurs, je suis surpris, à la facilite qu’ils ont de lui attribuer des livres, qu’ils ne lui en attribuent pas davantage; car dans la disposition ou ils ont mis le public à son égard, il ne s’imprimera plus rien de si plat ou de si punissable qu’on ne s’empresse à croire être de lui si-tôt qu’ils voudront l’affirmer.

[381] Pour moi, quand même j’ignorerois que depuis douze ans il a quitte la plume, un coup-d’oeil sur les écrits qu’ils lui prêtent me suffiroit pour sentir qu’ils ne sauroient être de l’auteur des autres: non que je me croye un juge infaillible en matiere de style; je sais que sort peu de gens le sort, & j’ignore jusqu’à quel point un auteur adroit peut imiter le style d’un autre, comme Boileau a imite Voiture & Balzac. Mais c’est sur les choses mêmes que je crois ne pouvoir être trompe. J’ai trouve les écrits de J. J. pleins d’affections d’ame qui ont pénétré la mienne. J’y ai trouve des manieres de sentir & de voir qui le distinguent aisément de tous les écrivains de son tems & de la plupart de ceux qui l’ont précédé: c’est, comme vous le diriez, un habitant d’une autre sphère ou rien ne ressemble à celle-ci. Son système peut être faux; mais en le développant il s’est peint lui-même au vrai d’une façon si caractéristique & si sure qu’il m’est impossible de m’y tromper. Je ne suis pas à la seconde page de ses sots ou malins imitateurs que je sens la lingerie,* [*Voyez, par exemple, la philosophie de la nature qu’on a brûlée au Châtelet. Livre exécrable & couteau à deux tranchans fait tout exprès pour me l’attribuer, du moins en province & chez l’étranger, pour agir en conséquence, & propager à mes dépens la doctrine de ces Messieurs sous le marque de la mienne. Je n’ai point vu ce livre & j’espere ne le verrai jamais, mais j’ai lu tout cela dans le réquisitoire trop clairement pour pouvoir m’y tromper, & je suis certain qu’il ne peut y avoir aucune vraie ressemblance entre ce livre & les miens, parce qu’il n’y en a aucune entre les ames qui les ont dictes. Notez que depuis qu’on a su que j’avois vu ce réquisitoire, on a pris de nouvelles mesures pour qu’il ne me parvint rien de pareil à l’avenir.] & combien, croyant dire comme lui, ils sont loin de sentir & penser [382] comme lui; en le copiant même ils le dénaturent par la maniere de l’encadrer. Il est bien aise de contrefaire le tour de ses phrases; ce qui est difficile à tout autre est de saisir ses idées & d’exprimer ses sentimens. Rien n’est si contraire à l’esprit philosophique de ce siecle, dans lequel ses faux imitateurs retombent toujours.

Dans cette seconde lecture, mieux ordonnée & plus réfléchie que la premiere, suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j’y vis par-tout le développement de son grand principe que la nature a fait l’homme heureux & bon, mais que la société le dépravé & le rend misérable. L’Emile en particulier, ce livre tant lu si peu entendu & si mal apprécie n’est qu’un traite de la bonté originelle de l’homme, destine à montrer comment le vice & l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors & l’alterent insensiblement. Dans ses premiers écrits il s’attache davantage à détruire ce prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instrumens de nos miseres, & à corriger cette estimation trompeuse qui nous sait honorer des talens pernicieux & mépriser des vertus utiles. Par-tout il nous fait voir l’espece humaine meilleure plus sage & plus heureuse dans sa constitution primitive, aveugle misérable & méchante à mesure qu’elle s’en éloigne. Son but est de redresser l’erreur de nos jugemens pour retarder le progrès de nos vices, & de nous montrer que là ou nous cherchons la gloire & l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs & miseres.

Mais la nature humaine ne rétrograde pas & jamais on ne remonte vers les tems d’innocence &d’égalité quand une fois [383] on s’en est éloigne; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insiste. Ainsi son objet ne pouvoir être de ramener les peuples nombreux ni les grands États à leur premiere simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il étoit possible, le progrès de ceux dont la petitesse & la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide, vers la perfection de la société & vers la détérioration de l’espece. Ces distinctions meritoient d’être faites & ne l’ont point été. On s’est obstine à l’accuse de vouloir détruire les sciences les arts les théâtres les académies & replonger l’univers dans sa premiere barbarie, & il a toujours insiste au contraire sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne feroit qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, & substituer le brigandage à la corruption. Il avoit travaille pour si patrie & pour les petits États constitues comme elle. Si sa doctrine pouvoit être aux autres de quelque utilité, c’étoit en changeant les objets de leur estime & retardant peur-être ainsi leur décadence qu’ils accélérant par leurs fausses appréciations. Mais malgré ces distinctions si souvent & si fortement réputées, la mauvaise foi des gens de lettres, & la sottise de l’amour-propre qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avoit pour objet que les petites républiques, & l’on s’est obstine à voir un promoteur de bouleversemens & de troubles dans l’homme du monde qui porte un plus vrai respect aux loix & aux constitutions nationales, & qui a le plus d’aversion pour les révolutions & pour les ligueurs de toute espece, qui la lui rendent bien.

[384] En saisissant peu-a-peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’examen direct de cette doctrine, qu’a son rapport avec le caractere de celui dont elle portoit le nom, & sur le portrait que vous m’aviez fait de lui, ce rapport me parut si frappant que je ne pus refuser mon assentiment à son évidence. D’ou le peintre & l’apologiste de la nature aujourd’hui si défigurée & si calomniée peut-il avoir tire son modele, si ce n’est de son propre coeur? Il l’a décrite comme il se sentoit lui-même. Les préjugés dont il n’étoit pas subjugue, les passions factices dont il n’étoit pas la proie, n’offusquoient point à ses yeux comme à ceux des autres ces premiers traits si généralement oublies ou méconnus. Ces traits si nouveaux pour nous & si vrais, une fois traces, trouvoient bien encore au fond des coeurs l’attestation de leur justesse, mais jamais ils ne s’y seroient remontres d’eux-mêmes, si l’historien de la nature n’eut commence par ôter la rouille qui les cachoit. Une vie retirée & solitaire, un goût vis de rêverie & de contemplation, l’habitude de rentrer en soi & d’y rechercher dans le calme des passions, ces premiers traits disparus chez la multitude, pouvoient seuls les lui faire retrouver. En un mot, il faloit qu’un homme se fut peint lui-même pour nous montrer ainsi l’homme primitif, & si l’auteur n’eut été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eut écrits, Mais ou est-il cet homme de la nature qui vit vraiment, de la vie humaine, qui comptant pour rien l’opinion d’autrui, se conduit uniquement d’après ses penchans & sa raison, sans égard à ce que public, approuve ou blâmé? On le chercheroit en [385] vain parmi nous. Tous avec un beau vernis de paroles tachent en vain de donner le change sur leur vrai but; aucun ne s’y trompe, & pas un n’est la dupe des autres quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l’apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paroître: tous, esclaves & dupes de l’amour-propre ne vivent point pour vivre, mais pour faire croire qu’ils ont vécu. Si vous ne m’eussiez dépeint votre J. J. j’aurois cru que l’homme naturel n’existoit plus, mais le rapport frappant de celui que vous m’avez peint avec l’auteur dont j’ai lu les livres, ne me laisseroit pas douter que l’un ne fut l’autre, quand je n’aurois nulle autre raison de le croire. Ce rapport marque me décide, & sans m’embarrasser du J. J. de nos Messieurs, plus monstrueux encore par son éloignement de la nature que le votre n’est singulier pour en être reste si près, j’adopte pleinement les idées crue vous m’en avez données, & si votre J. J. N’est pas tout-a-fait devenu le mien, il a l’honneur de plus d’avoir arrache mon estime sans que mon penchant ait rien fait pour lui. Je ne l’aimerai peut-être jamais, parce que cela ne dépend pas de moi: mais je l’honore parce que je veux être juste, que je le crois innocent, & que je le vois opprime. Le tort que je lui ai fait en pensant si mal de lui, étoit l’effet d’une erreur presque invincible dont je n’ai nul reproche à faire à ma volonté. Quand l’aversion que j’eus pour lui dureroit dans toute sa force, je n’en serois pas moins dispose à l’estimer & le plaindre. Sa destinée est un exemple peut-être unique de toutes les humiliations possibles, & d’une patience presque invincible à les supporter. Enfin le souvenir de l’illusion dont [386] je sors sur son compte, me laisse un grand préservatif contre une orgueilleuse confiance en mes lumieres, & contre la suffisance du faux savoir.

ROUSSEAU.C’est vraiment mettre à profit l’expérience & rendre utile l’erreur même que d’apprendre ainsi, de celle ou l’on a pu tomber, à compter moins sur les oracles de nos jugemens, à ne négliger jamais, quand on veut disposer arbitrairement de l’honneur & du sort d’un homme, aucun des moyens prescrits par la justice & par la raison pour constater la vérité. Si malgré toutes ces précautions nous nous trompons encore, c’est un effet de la misère humaine, & nous n’aurons pas du moins à nous reprocher d’avoir failli par notre faute. Mais rien peut-il excuser ceux qui rejettant obstinement & sans raison, les formes les plus inviolables, & tout fiers de partager avec des Grands & des Princes une œuvre d’iniquité; condamnent sans crainte un accuse & disposent en maîtres de sa destinée & de sa réputation, uniquement parce qu’ils aiment à le trouver coupable, & qu’il leur plaît de voir la justice & l’évidence ou la fraude & l’imposture sauteroient à des yeux non prévenus.

Je n’aurai point un pareil reproche à me faire à l’égard de J. J., & si je m’abuse en le jugeant innocent, ce n’est du moins qu’après avoir pris toutes les mesures qui étoient en ma puissance pour me garantir de l’erreur. Vous n’en pouvez pas tout-à-fait dire autant encore, puisque vous ne l’avez ni vu ni étudie par vous-même, & qu’au milieu de tant de [387] prestiges d’illusions de préjugés de mensonges & de faux témoignages, ce soit, selon moi, le seul moyen sur de le connoître. Ce moyen en amene un autre non moins indispensable, & qui devroit être le premier s’il étoit permis de suivre ici l’ordre naturel; c’est la discussion contradictoire des faits par les parties elles-mêmes, en sorte que les accusateurs & l’accuse soient mis en confrontation, & qu’on l’entende dans ses réponses. L’effroi que cette forme si sacrée paroît faire aux premiers, & leur obstination à s’y refuser sont contre eux, je l’avoue, un préjugé très-fort très-raisonnable & qui suffiroit seul pour leur condamnation, si la foule & la force de leurs preuves si frappantes si éblouissantes n’arrêtoit en quelque sorte l’effet de ce refus. On ne conçoit pas ce que l’accuse peut répondre, mais enfin jusqu’à ce qu’il ait donne ou refuse ses réponses, nul n’a droit de prononcer pour lui qu’il n’a rien à répondre, ni, se supposant parfaitement instruit de ce qu’il peut ou ne peut pas dire, de le tenir, ou pour convaincu tant qu’il ne l’a pas été, ou pour tout-à-fait justifie tant qu’il n’a pas confondu ses accusateurs.

Voilà, Monsieur, ce qui manque encore à la certitude de nos jugemens sur cette affaire. Hommes & sujets à l’erreur, nous pouvons nous tromper en jugeant innocent un coupable, comme en jugeant coupable un innocent. La premiere erreur semble, il est vrai, plus excusable; mais peut-on l’être dans une erreur qui peut nuire & dont on s’est pu garantir? Non, tant qu’il reste un moyen possible d’éclaircir la vérité, & qu’on le néglige, l’erreur n’est point involontaire & doit être imputée à celui qui veut y rester. Si donc vous prenez assez [388] d’intérêt aux livres que vous avez lus pour vouloir vous décider sur l’Auteur, & si vous haïssez assez l’injustice pour vouloir réparer celle que d’une façon si cruelle vous avez pu commettre à son égard, je vous propose premièrement de voir l’homme; venez, je vous introduirai chez lui sans peine. Il est déjà prévenu; je lui ai dit tout ce que j’ai pu dire à votre égard sans blesser mes engagemens. Il sait d’avance que si jamais vous vous présentez à sa porte, ce sera pour le connoître, & non pas pour le tromper. Après avoir refuse de le voir tant que vous l’avez juge comme à fait tout le monde, votre premiere visite sera pour lui la consolante preuve que vous ne dessaperez plus de lui devoir votre estime & d’avoir des torts à réparer envers lui.

Si-tôt que, cessant de le voir par les yeux de vos Messieurs, vous le verrez par les vôtres, je ne doute point que vos jugemens ne confirment les miens, & que retrouvant en lui l’Auteur de ses livres, vous ne restiez persuade, comme moi, qu’il est l’homme de la nature, & point du tout le monstre qu’on vous a peint sous son nom. Mais enfin pouvant nous abuser l’un & l’autre dans des jugemens destitues de preuves positives & régulières, il nous restera toujours une juste crainte fondée sur la possibilité d’être dans l’erreur, & sur la difficulté d’expliquer, d’une maniere satisfaisante, les faits allégués contre lui. Un pas seul alors nous reste à faire pour constater la vérité, pour lui rendre hommage & la manifester à tous les yeux: c’est de nous réunir pour forcer enfin vos Messieurs à s’expliquer hautement en sa présence & à confondre un coupable aussi impudent, ou du moins à nous dégager [389] du secret qu’ils ont exige de nous, en nous permettant de le confondre nous-mêmes. Une instance aussi légitime sera le premier pas.......

LE FRANÇOIS.Arrêtez..... je frémis seulement à vous entendre. Je vous ai fait sans détour l’aveu que j’ai cru devoir à la justice & à la vérité. Je veux être juste, mais sans témérité. Je ne veux point me perdre inutilement sans sauver l’innocent auquel je me sacrifie, & c’est ce que je serois en suivant votre conseil; c’est ce que vous seriez vous-même en voulant le pratiquer. Apprenez ce que je puis & veux faire, & n’attendez de moi rien au-delà.

Vous prétendez que je dois aller voir J. J. pour versifier par mes yeux ce que vous m’en aveu dit & ce que j’infère moi-même de la lecture de ses écrits. Cette confirmation m’est superflue, & sans y recourir je sais d’avance à quoi m’en tenir sur ce point. Il est singulier que je sois maintenant plus décide que vous sur les sentimens que vous avez eu tant de peine à me faire adopter; mais cela est pourtant fonde en raison. Vous insistez encore sur la force des preuves allégées contre lui par nos Messieurs. Cette force est désormais nulle pour moi qui en ai démêlé tout l’artifice depuis que j’y ai regarde de plus près. J’ai là-dessus tant de faits que vous ignorez; j’ai lu si clairement dans les coeurs avec la plus vive inquiétude sur ce que peut dire l’accuse, le désir le plus ardent de lui ôter tout moyen de se défendre; j’ai vu tant de concert de soin d’activité de chaleur dans les mesures [390] prises pour cet effet, que des preuves administrées de cette maniere, par des gens si passionnes, perdent toute autorise dans mon esprit vis-a-vis de vos observations. Le public est trompe, je le vois, je le sais; mais il se plaît à l’être & n’aimeroit pas à se voir désabuser. J’ai moi-même été dans ce cas & ne m’en suis pas tire sans peine. Nos Messieurs avoient ma confiance, parce qu’ils flattoient le penchant qu’ils m’avoient donne, mais jamais ils n’ont eu pleinement mon estime, & quand je vous vantois leurs vertus je n’ai pu me résoudre à les imiter. Je n’ai voulu jamais approcher de leur proie pour la cajoler la tromper la circonvenir à leur exemple, & la même répugnance que je voyois dans votre coeur étoit dans le mien quand le cherchois à la combattre. J’approuvois leurs manœuvres sans vouloir les adopter. Leur fausseté qu’ils appelloient bienveillance ne pouvoit me séduire, parce qu’au lieu de cette bienveillance dont ils se vantoient, je ne sentois pour celui qui en étoit l’objet qu’antipathie répugnance aversion. J’étois bien aise de les voir nourrir pour lui une sorte d’affection méprisant & dérisoire qui avoit tous les effets de la plus mortelle haine: mais je ne pouvois ainsi me donner le change à moi-même, & ils me l’avoient rendu si odieux que je le haissois de tout mon coeur sans feinte tout à découvert. J’aurois craint d’approcher de lui comme d’un monstre effroyable, & j’aimois mieux n’avoir pas le plaisir de lui nuire pour n’avoir pas l’horreur de le voir.

En me ramenant par degrés à la raison, vous m’avez inspire autant d’estime pour sa patience & sa douceur que de compassion pour ses infortunes. Ses livres ont achevé l’ouvrage [391] que vous aviez commence. J’ai senti en les lisant quelle passion donnoit tant d’énergie à ton ame & de véhémence à sa diction. Ce n’est pas une explosion passagere, c’est un sentiment dominant & permanent qui peut se soutenir ainsi durant dix ans, & produire douze volumes toujours pleins du même zele, toujours arraches par la même persuasion. Oui, je le sens, & le soutiens comme vous, des qu’il est Auteur des écrits qui portent son nom, il ne peut avoir que le coeur d’un homme de bien.

Cette lecture attentive & réfléchie à pleinement achevé dans mon esprit la révolution que vous aviez commencée. C’est en faisant cette lecture avec le soin qu’elle exige, que j’ai senti toute la malignité toute la détestable adresse de ses amers commentateurs. Dans tout ce que je lisois de l’original, je sentois la sincérité la droiture d’une ame haute & fière, mais franche & sans fiel, qui se montre sans précaution, sans crainte, qui censure à découvert, qui loue sans réticence, & qui n’a point de sentiment à cacher. Au contraire tout ce que je lisois dans les réponses montroit une brutalité féroce, ou une politesse insidieuse, traîtresse, & couvroit du miel des éloges le fiel de la satire & le poison de la calomnie. Qu’on lise avec soin la lettre honnête mais franche à M. d’A***.[Alembert] sur les spectacles, & qu’on la compare avec la réponse de celui-ci, cette réponse si soigneusement mesurée, si pleine de circonspection affectée, de complimens aigre-doux, si propre à faire penser le mal en feignant de ne le pas dire; qu’on cherche ensuite sur ces lectures à découvrir lequel des deux Auteurs est le méchant. Croyez-vous qu’il se trouve [392] dans l’univers un mortel assez impudent pour dire que c’est Jean-Jaques?

Cette différence s’annonce des l’abord par leurs épigraphes. Celle de votre ami tirée de l’Enéide est une prière au Ciel de garantir les bons d’une erreur si funeste, & de la laisser aux ennemis. Voici celle de M. d’A***. [Alembert] tirée de La Fontaine:

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.

L’un ne songe qu’a prévenir un mal; l’autre des l’abord oublie la question pour ne longer qu’a nuire à son adversaire, & dans l’examen de l’utilité des théâtres adresse très-a-propos à J. J. ce même vers que dans La Fontaine le serpent adresse à l’homme.

Ah subtil & ruse d’A***., [Alembert] si vous n’avez pas une serpe, instrument très-utile, quoi qu’en dise le serpent, vous avez en revanche un stilet bien affile qui n’est gueres, sur-tout dans vos mains, un outil de bienfaisance.

Vous voyez que je suis plus avance que vous dans votre propre recherche, puisqu’il vous reste à cet égard des scrupules que je n’ai plus. Non, Monsieur, je n’ai pas même besoin de voir J. J. pour savoir à quoi m’en tenir sur son compte. J’ai vu de trop près les manœuvres dont il est la victime pour laisser dans non esprit sa moindre autorise à tout ce qui peut en résulter. Ce qu’il droit aux yeux du public lors de la publication de son premier ouvrage, il le redevient aux miens, parce que le prestige de tout ce qu’on a fait des-lors pour le défigurer est détruit, & que je ne vois plus dans toutes les preuves qui vous frappent encore que fraude mensonge illusion.

[393] Vous demandiez s’il existoit un complot. Oui, sans doute, il en existe un, & tel qu’il n’y en eut & n’y en aura jamais de semblable. Cela n’étoit-il pas clair des l’année du décret par la brusque cet incroyable sortie de tous les imprimes, de tous les journaux, de toutes les gazettes, de toutes les brochures contre cet infortune; ce décret fut le tocsin de toutes ces fureurs. Pouvez-vous croire que les auteurs de tout cela, quelque jaloux quelque mechans quelque vils qu’ils être, se sussent ainsi déchaînés de concert en loups enrages contre un homme alors & des-lors en proie aux plus cruelles adversités? Pouvez-vous croire qu’on eut insolemment farci les recueils de ses propres écrits de tous ces noirs libelles, si ceux qui les écrivoient & ceux qui les employoient n’eussent été inspires par cette ligue qui, depuis long-tems graduoit sa marche en silence, & prit alors en public son premier essor. La lecture des écrits de J. J. m’a fait faire en même tems celle de ces venimeuses productions qu’on a pris grand soin d’y mêler. Si j’avois fait plutôt ces lectures j’aurois compris des-lors tout le reste. Cela n’est pas difficile à qui peut les parcourir de sang-froid. Les ligueurs eux-mêmes l’ont senti, & bientôt ils ont pris une autre méthode qui leur à beaucoup mieux réussi. C’est de n’attaquer J. J. en public qu’à mots couverts, & le plus souvent sans nommer ni lui ni ses livres; mais de faire en sorte que l’application de ce qu’on en diroit fut si claire que chacun la fit sur le champ. Depuis dix ans que l’on suit cette méthode, elle a produit plus d’effet que des outrages trop grossiers qui, par cela seul, peuvent déplaire au public ou lui devenir suspects. C’est dans les entretiens [394] particuliers, dans les cercles, dans les petits comités secrets, dans tous ces petits tribunaux littéraires dont les femmes sont les présidens, que s’affilent les poignards dont on le crible sous le manteau.

On ne conçoit pas comment la diffamation d’un particulier sans emploi sans projet sans parti sans crédit a pu faire une affaire aussi importante & aussi universelle. On conçoit beaucoup moins comment une pareille entreprise a pu paraître assez belle pour que tous les rangs sans exception se soient empresses d’y concourir per fas & nefas, comme à l’oeuvre la plus glorieuse. Si les auteurs de cet étonnant complot, si les chefs qui en ont pris la direction, avoient mis à quelque honorable entreprise la moitie des soins des peines du travail du tems de la dépense qu’ils ont prodigues à l’exécution de ce beau projet, ils auroient pu se couronner d’une gloire immortelle à beaucoup moins de frais,* [*On me reprochera, j’en suis très-sur, de me donner une importance prodigieuse. Ah si je n’en avois pas plus aux yeux d’autrui qu’aux miens, que mon sort seroit moins à plaindre!] qu’il ne leur en à coûte pour accomplir cette œuvre de ténèbres dont il ne peut résulter pour eux, ni bien ni honneur, mais seulement le plaisir d’assouvir en secret la plus lâche de toutes les passions, & dont encore la patience & la douceur de leur victime ne les laissera jamais jouir pleinement.

Il est impossible que vous ayez une juste idée de la position de votre J. J. ni de la maniere dont il est enlace. Tout est si bien concerte à son égard qu’un Ange descendroit du Ciel pour le défendre sans y pouvoir parvenir. Le complot [395] dont il est le sujet n’est pas de ces impostures jettées au hasard qui sont un effet rapide mais passage, & qu’un instant découvre & détruit. C’est, comme il l’a senti lui-même, un projet médite de longue main, dont l’exécution lente & graduée ne s’opère qu’avec autant de précaution que de méthode, effacant à mesure qu’elle avance & les traces des routes qu’elle a suivies & les vestiges de la vérité qu’elle a fait disparoître. Pouvez-vous croire qu’évitant avec tant de soin toute espece d’explication, les auteurs & les chefs de ce complot négligent de détruire & dénaturer tout ce qui pourroit un jour servir à les confondre, & depuis plus de quinze ans qu’il est en pleine exécution n’ont-ils pas eu tout le tems qu’il leur faloit pour y réussir? Plus ils avancent dans l’avenir, plus il leur est facile d’oblitérer le passe, ou de lui donner la tournure qui leur convient. Le moment doit venir ou tous les témoignages étant à leur disposition, ils pourroient sans risque lever le voile impénétrable qu’ils ont mis sur les yeux de leur victime. Qui sait si ce moment n’est pas déjà venu? Si par les mesures qu’ils ont eu tout le tems de prendre, ils ne pourroient pas des-a-présent s’exposer à des confrontations qui confondroient l’innocence & seroient triompher l’imposture? Peut-être ne les évitent-ils encore que pour ne pas paroître changer de maximes, &, si vous voulez, par un reste de crainte attachée au mensonge de n’avoir jamais assez tout prévu. Je vous le répete, ils ont travaille sans relâche à disposer toutes choses pour n’avoir rien à craindre d’une discussion régulière, si jamais ils étoient forces d’y acquiescer, & il me paroît qu’ils ont eu tout le tems & tous les moyens [396] de mettre le succès de leur entreprise à l’abri de tout événement imprévu. Eh quelles seroient désormais les ressources de J. J. & de ses défenseurs, s’il s’en osoit présenter? Ou trouveroit-il des juges qui ne fussent pas du complot, des témoins qui ne fussent pas subornes, des conseils fidelles qui ne l’égarassent pas? Seul contre toute une génération liguée, d’ou réclameroit-il la vérité que le mensonge ne répondit à sa place? Quelle protection quel appui trouveroit-il pour resister à cette conspiration générale? Existe-t-il, peut-il même exister parmi les gens en place, un seul homme assez integre pour se condamner lui-même, assez courageux pour oser défendre un opprimé dévoué depuis si long-tems à la haine publique, assez généreux pour s’animer d’un pareil zele sans autre intérêt que celui de l’équité? Soyez sur que quelque crédit quelque autorise que put avoir celui qui oseroit élever la voix en sa faveur & réclamer pour lui les premieres loix de la justice, il se perdroit sans sauver son client, & que toute la ligue réunie contre ce protecteur téméraire, commençant par l’écarter de maniere ou d’autre, finiroit par tenir, comme auparavant, sa destinée à sa merci. Rien ne peut plus la soustraire à sa destinée, & tout ce que peut faire un homme sage qui l’’intéresse à son sort, est de rechercher en silence les vestiges de la vérité pour diriger son propre jugement, mais jamais pour le faire adopter par la multitude, incapable de renoncer par raison au parti que la passion lui a fait prendre.

Pour moi je veux vous faire ici ma confession sans détour. Je crois J. J. innocent & vertueux, & cette croyance est telle au fond de mon ame qu’elle n’a pas besoin d’autre confirmation. [397] Bien persuade de son innocence, je n’aurai jamais l’indignité de parler la-dessus contre ma pensée, ni de joindre contre lui ma voix à la voix publique, comme j’ai fait jusqu’ici dans une autre opinion. Mais ne vous attendez pas non plus que j’aille étourdiment me porter à découvert pour son défenseur & forcer ses délateurs à quitter leur masque pour l’acculer hautement en face. Je serois en cela une démarche aussi imprudente qu’inutile à laquelle je ne veux point m’exposer. J’ai un état des amis à conserver, une famille à soutenir, des patrons à ménager. Je ce veux point faire ici le Dom Quichotte & lutter contre les puissances pour faire un moment parler de moi, & me perdre pour le reste de ma vie. Si je puis réparer mes torts envers l’infortune J. J. & lui être utile sans m’exposer, à la bonne heure; je le ferai de tour mon coeur. Mais si vous attendez de moi quelque démarche, d’éclat qui me compromette & m’expose au blâmé des miens, détrompez-vous; je n’irai jamais jusques-la. Vous ne pouvez vous-même aller plus loin que vous n’avez fait sans manquer à votre parole, & me mettre avec vous dans un embarras dont nous ne sortirions ni l’un ni l’autre aussi aisément que vous l’avez présume.

ROUSSEAU. Rassurez-vous, je vous prie; je veux bien plutôt me conformer moi-même à vos résolutions que d’exiger de vous rien qui vous déplaise. Dans la démarche que j’aurois désire de faire, j’avois plus pour objet notre entiere & commune satisfaction que de ramener ni le public ni vos Messieurs aux sentimens [398] de la justice & au chemin de la vérité. Quoiqu’intérieurement aussi persuade que vous de l’innocence de J. J., je n’en suis pas régulièrement convaincu, puisque n’ayant pu l’instruire des choses qu’on lui impute, je n’ai pu ni le confondre par son silence ni l’absoudre par ses réponses. A cet égard je me tiens au jugement immédiat que j’ai porte sur l’homme sans prononcer sur les faits qui combattent ce jugement, puisqu’ils manquent du caractere qui peut seul les contenter ou les détruire à mes yeux. Je n’ai pas assez de confiance en mes propres lumieres pour croire qu’elles ne peuvent me tromper, & le resterois peut-être encore ici dans le doute, si le plus légitime & le plus, fort des préjugés ne venoit à l’appui de mes propres remarques, & ne me montroit le mensonge du cote qui se refuse à l’épreuve de la vérité. Loin de craindre une discussion contradictoire, J. J. n’a cesse de la rechercher, de provoquer à grands cris ses accusateurs, & de dire hautement ce qu’il avoit à dire. Eux au contraire ont toujours esquive, fait le plongeon, parle toujours entre eux à, voix base, lui cachant avec le plus grand soin leurs accusations leurs témoins leurs preuves, sur-tout leurs personnes, & fuyant avec le plus évident effroi toute espece de confrontation. Donc ils ont de fortes raisons pour la craindre, celles qu’ils allèguent pour cela étant ineptes au point d’être même outrageantes pour ceux qu’ils en veulent payer, & qui, je ne sais comment, ne laissent pas de s’en contenter: mais pour moi je ne m’en contenterai jamais, & des-la toutes, leurs preuves clandestines sont sans autorise sur moi. Vous voila dans le même cas ou je suis, mais avec un moindre degré de certitude sur l’innocence de l’accuse, [399] puisque ne l’ayant point examine par vos propres yeux vous ne jugez de lui que par ses écrits & sur mort témoignage. Donc vos scrupules devroient être plus grands que les miens, si les manœuvres de ses perfécuteurs, que vous avez mieux suivies, ne faisoient pour vous une espece de compensation. Dans cette position j’ai pense que ce que nous avions de mieux à faire pour nous assurer de la vérité étoit de la mettre à sa derniere & plus sure épreuve, celle précisément qu’éludent si soigneusement vos Messieurs. Il me sembloit que sans trop nous compromettre nous aurions pu leur dire. «Nous ne saurions approuver qu’aux dépens de la justice & de la sûreté publique, vous fasssiez à un scélérat une grace tacite qu’il n’accepte point & qu’il dit n’être qu’une horrible barbarie que vous couvrez d’un beau nom. Quand cette grace en seroit réellement une, étant faite par force elle change de nature, au lieu d’être un bienfait elle devient un cruel outrage, & rien n’est plus injuste & plus tyrannique que de forcer un homme à nous être oblige malgré lui. C’est sans doute un des crimes de J. J. de n’avoir, au lieu de la reconnoissance qu’il vous doit, qu’un dédain plus que méprisant pour vous & pour vos manœuvres. Cette impudence de sa part mérite en particulier une punition sortable, & cette punition que vous lui devez & à vous-mêmes est de le confondre, afin que force de reconnaîtra enfin votre indulgence il ne jette plus des nuages sur les motifs qui vous sont agir. Que la confusion d’un hypocrite aussi arrogant soit, si vous voulez, sa seule peine, mais qu’il la sente pour l’édification pour la sûreté publique & pour l’honneur de la génération présente qu’il [400] paroît dédaigner si fort. Alors seulement on pourra sans risque le laisser errer parmi nous avec honte, quand il sera bien authentiquement convaincu & démasque. Jusques à quand soffrirez-vous cet odieux scandale qu’avec la sécurité de l’innocence le crime ose insolemment provoquer la vertu qui gauchit devant lui & se cache dans l’obscurité? C’est lui qu’il faut réduire à cet indigne silence que vous gardez lui présent: sans quoi l’avenir ne voudra jamais croire que celui qui se montre seul & sans crainte est le coupable, & que celui qui, bien escorte, n’ose l’attendre est l’innocent.»

En leur parlant ainsi nous les aurions forces à s’expliquer ouvertement, ou à convenir tacitement de leur imposture, & par la discussion contradictoire des faits nous aurions pu porter un jugement certain sur les accusateurs & sur l’accuse, & prononcer définitivement entre eux & lui. Vous dites que les juges & les témoins entrant tous dans la ligue auroient rendu la prévarication très-facile à exécuter très-difficile à découvrir, & cela doit être: mais il n’est pas impossible aussi que l’accuse n’eut trouve quelque réponse imprévue & péremptoire qui eut démonté toutes leurs batteries & manifeste le complot. Tout est contre lui, je le sais, le pouvoir, la ruse, l’argent, l’intrigue, le tems, les préjugés, son ineptie, ses distractions, son défaut de mémoire, son embarras de s’énoncer, tout enfin, lors l’innocence & la vérité qui seules lui ont donne l’assurance de rechercher de demander de provoquer avec ardeur ces explications qu’il auroit tant de raisons de craindre si sa conscience déposoit contre lui. Mais ses desirs attiédis ne sont plus animes, ni par l’espoir d’un succès qu’il ne peut plus attendre [401] attendre que d’un miracle, ni par l’idée d’une réparation qui put flatter son coeur. Mettez-vous un moment à sa place, & sentez ce qu’il doit penser de la génération présente & de sa conduite à son égard. Après le plaisir qu’elle a pris à le diffamer en le cajolant, quel cas pourroit-il faire du retour de son estime, & de quel prix pourroient être à ses yeux les caresses sinceres des mêmes gens qui lui en prodiguèrent de si fausses avec des coeurs pleins d’aversion pour lui? Leur duplicité leur trahison leur perfidie ont-elles pu lui laisser pour eux le moindre sentiment favorable, & ne seroit-il pas plus indigne que flatte de s’en voir fête sincérement avec les mêmes démonstrations qu’ils employèrent si long-tems en dérision à faire de lui le jouet de la canaille.

Non, Monsieur, quand tes contemporains; aussi repentans & vrais qu’ils ont été jusqu’ici faux & cruels à son égard, reviendroient enfin de leur erreur ou plutôt de leur haine, & que réparant leur longue injustice, ils tâcheroient à force d’honneurs de lui faire oublier leurs outrages, pourroit-il oublier la bassesse & l’indignité de leur conduite, pourroit-il cesser de se dire que quand même il eut été le scélérat qu’ils se plaisent à voir en lui, leur maniere de procéder, avec ce prétendu scélérat, moins inique, n’en seroit que plus abjecte, & que s’avilir autour d’un monstre à tant de manèges insidieux étoit se mette soi-même au-dessous de lui? Non, il in est plus au pouvoir de ses contemporains de lui ôter le dédain qu’ils ont tant pris de pleine inspire. Devenu même insensible à leurs insultes comment pourroit-il être touche de leurs éloges? Comment pourroit-il agréer le retour tardif & [402] force de leur estime, ne pouvant plus lui-même en avoir pour eux? Non, ce retour de la part d’un public si méprisable ne pourroit plus lui donner aucun plaisir ni lui rendre aucun honneur. Il en seroit plus importune sans en être plus satisfait. Ainsi l’explication juridique & décisive qu’il n’a pu jamais obtenir & qu’il a cesse de désirer étoit plus pour nous que pour lui. Elle ne pourroit plus, même avec la plus éclatante justification, jetter aucune véritable douceur dans sa vieillesse. Il est désormais trop étranger ici-bas pour prendre à ce qui s’y fait aucun intérêt qui lui soit personnel. N’ayant plus de suffisante raison pour agir, il reste tranquille, en attendant avec la mort la fin de ses peines, & ne voit plus qu’avec indifférence le sort du peu de jours qui lui restent à passer sur la terre.

Quelque consolation néanmoins est encore à sa portée; je consacre ma vie à la lui donner & je vous exhorte d’y concourir. Nous ne sommes entres ni l’un ni l’autre dans les secrets de la ligue dont il est l’objet; nous n’avons point partage la fausseté de ceux qui la composent: nous n’avons point cherche à le surprendre par des caresses perfides. Tant que vous l’avez hai vous l’avez fui, & moi je ne l’ai recherche que dans l’espoir de le trouver digne de mon amitié, & l’épreuve nécessaire pour porter un jugement éclaire sur son compte, ayant été long-tems autant recherchée par lui qu’écartée par vos Messieurs, forme un préjugé qui supplée autant qu’il le peut à cette épreuve, & confirme ce que j’ai pense de lui après un examen aussi long qu’impartial. Il m’a dit cent fois qu’il se seroit console de l’injustice publique, s’il eut trouve un [403] seul coeur d’homme qui s’ouvrit au sien, qui sentit ses peines & qui les plaignit; l’estime franche & pleine d’un seul l’eut dédommage du méprise de tous les autres. Je puis lui donner ce dédommagement & je le lui voue. Si vous vous joignez à moi pour cette bonne œuvre nous pouvons lui rendre dans ses vieux jours la douceur d’une société véritable qu’il a perdue depuis si long-tems & qu’il n’esperoit plus retrouver ici-bas. Laissons le public dans l’erreur ou il se complait, & dont il est digne, & montrons seulement à celui qui en est la victime que nous ne la partageons pas. Il ne s’y trompe déjà plus à mon égard, il ne s’y trompera point au votre, & si vous venez à lui avec les sentimens qui lui sont dus vous le trouverez prêt à vous les rendre. Les nôtres lui seront d’autant plus sensibles qu’il ne les attendoit plus de personne, & avec le coeur que je lui connois il n’avoit pas besoin d’une si longue privation pour lui en faire sentir le prix. Que ses perfécuteurs continuent de triompher, il verra leur prospérité sans peine: le désir de la vengeance ne le tourmenta jamais. Au milieu de tous leurs succès il les plaint encore, & les croit bien plus malheureux que lui. En effet quand la triste jouissance des maux qu’ils lui ont faits pourroit remplir leurs coeurs d’un contentement véritable, peut-elle jamais les garantir de la crainte d’être un jour découverts & démasqués? Tant de soins qu’ils se donnent tant de mesures qu’ils prennent sans relâche depuis tant d’années ne marquent-elles pas la frayeur de n’en avoir jamais pris assez? Ils ont beau renfermer la vérité dans de triples murs de mensonges & d’impostures qu’ils renforcent continuellement, ils tremblent toujours qu’elle ne s’échappé [404] par quelque fissure. L’immense édifice de ténèbres qu’ils ont élevé autour de lui ne suffit pas pour les rassurer. Tant qu’il vit, un accident imprévu peut lui dévoiler leur mystère & les exposer à se voir confondus. Sa mort même loin de les tranquilliser doit augmenter leurs alarmes. Qui sait s’il n’a point trouve quelque confident discret qui, lorsque l’animosité du public cessera d’être attisée par la présence du condamné, saisira pour se faire écouter le moment ou les yeux commenceront à s’ouvrir? Qui sait si quelque dépositaire fidelle ne produira pas en tems & lieu de telles preuves de son innocence que le public, force de s’y rendre, sente & déplore sa longue erreur? Qui sait si dans le nombre infini de leurs complices il ne s’en trouvera pas quelqu’un que le repentir que le remords fasse parler? On a beau prévoir ou arranger toutes les combinaisons imaginables, on craint toujours qu’il n’en reste quelqu’une qu’on n’a pas prévue, & qui fasse découvrir la vérité quand on y pensera le moins. La prévoyance à beau travailler, la crainte est encore plus active, & les auteurs d’un pareil projet ont sans y penser sacrifie à leur haine le repos du reste de leurs jours.

Si leurs accusations étoient véritables & que J. J. fut tel qu’ils l’ont peint, l’ayant une sois démasque pour l’acquit de leur conscience & dépose leur secret chez ceux qui doivent veiller à l’ordre public, ils se reposeroient sur eux du reste, cesseroient de s’occuper du coupable & ne penseroient plus à lui. Mais l’oeil inquiet & vigilant qu’ils ont sans cesse attache sur lui, les émissaires dont ils l’entourent, les mesures qu’ils ne cessent de prendre pour lui fermer toute voie à toute explication, [405] pour qu’il ne puisse leur échapper en aucune sorte, décèlent avec leurs alarmes la cause qui les entretient & les perpétue: elles ne peuvent plus cesser quoiqu’ils fassent; vivant ou mort il les inquiétera toujours, & s’il aimoit la vengeance il en auroit une bien assurée dans la frayeur dont, malgré tant de précautions entassées, ils ne cesseront plus d’être agites.

Voilà le contrepoids de leurs succès & de toutes leurs prospérités. Ils ont employé toutes les ressources de leur art pour faire de lui le plus malheureux des êtres; à force d’ajouter moyens sur moyens ils les ont tous épuises, & loin de parvenir à leurs fins ils ont produit l’effet contraire. Ils ont fait trouver à J. J. des ressources en lui-même qu’il ne connoîtroit pas sans eux. Après lui avoir fait le pis qu’ils pouvoient lui faire, ils l’ont mis en état de n’avoir plus rien à craindre ni d’eux ni de personne, & de voir avec la plus profonde indifférence tous les evenemens humains. Il n’y a point d’atteinte sensible à son ame qu’ils ne lui aient portée; mais en lui faisant tout le mal qu’ils lui pouvoient faire ils l’ont force de se réfugier dans des asyles ou il n’est plus en leur pouvoir de pénétrer. Il peut maintenant les défier & se moquer de leur impuissance. Hors d’état de le rendre plus malheureux, ils le deviennent chaque jour davantage, envoyant que tant d’efforts n’ont abouti qu’à empirer leur situation & adoucir la sienne. Leur rage devenue impuissante n’a fait que s’irriter en voulant s’assouvir.

Au reste il ne doute point que malgré tant d’efforts, le tems ce lève enfin le voile de l’imposture & ne découvre [406] son innocence. La certitude qu’un jour on sentira le prix de si patience contribue à la soutenir & en lui tout ôtant ses perfécuteurs n’ont pu lui ôter la confiance & l’espoir. «Si ma mémoire devoir, dit-il, s’éteindre avec moi, je me consolerois d’avoir été si mal connu des hommes dont je serois bientôt oublie; mais puisque mon existence doit être connue après moi par mes livres & bien plus par mes malheurs, je ne me trouve point, je l’avoue, assez de résignation pour penser sans impatience, moi qui me sens meilleur & plus juste qu’aucun homme qui me soit connu, qu’on ne se souviendra de moi que comme d’un monstre, & que mes écrits, ou le coeur qui les dicta est empreint à chaque page, passeront pour les déclamations d’un tartuffe qui ne cherchoit qu’a tromper le public. Qu’auront donc servi mon courage & mon zele, si leurs monumens loin d’être utiles aux bons* [*Jamais les discours d’un homme qu’on croit parler contre si pensée ne toucheront ceux qui ont cette opinion. Tous ceux qui pensant mal de moi disent avoir profite dans la vertu par la vertu par la lecture de mes livres, mentent même très-sottement. Ce sont ceux-la qui sont vraiment des tartuffes.] ne sont qu’aigrir & fomenter l’animosité des mechans, si tout ce que l’amour de la vertu m’a fait dire sans crainte & sans intérêt ne fait à l’avenir, comme aujourd’hui, qu’exciter contre moi la prévention & la haine, & ne produit jamais aucun bien; si au lieu des bénédictions qui m’étoient dues, mon nom que tout devoit rendre honorable n’est prononce dans l’avenir qu’avec imprécation! Non, je ne supporterois jamais une si cruelle idée; elle absorberoit tout ce qui m’est [407] reste de courage & de constance. Je consentirois sans peine à ne point exister dans la mémoire des hommes, mais je ne puis consentir, je l’avoue, à y rester diffame; non, le Ciel ne le permettra point; & dans quelque état que m’ait réduit la destinée, je ne désespérerai jamais la providence, sachant bien qu’elle choisit son heure & non pas la notre, & qu’elle aime à frapper son coup au moment qu’on’ne l’attend plus. Ce n’est pas que je donne encore aucune importance, & sur-tout par rapport à moi, au peu de jours qui me restent à vivre, quand même j’y pourrois voir renaître pour moi toutes les douceurs dont on a pris peine à tarir le cours. J’ai trop connu la misère des prospérités humaines pour être sensible à mon age à leur tardif & vain retour, & quelque peu croyable qu’il soit, il leur seroit encore plus aise de revenir qu’à moi d’en reprendre le goût. Je n’espere plus, & je désire très-peu, de voir de mon vivant la révolution qui doit désabuser le public sur mon compte. Que mes perfécuteurs jouissent en paix, s’ils peuvent, toute leur vie du bonheur qu’ils se sont fait des miseres de la mienne. Je ne désire de les voir ni confondus ni punis, & pourvu qu’enfin la vérité soit connue, je ne demande point que ce soit à leurs dépens: mais je ne puis regarder comme une chose indifférente aux hommes le rétablissement de ma mémoire & le retour de l’estime publique qui m’étoit due. Ce seroit un trop grand malheur pour le genre-humain que la maniere dont on a procède à mon égard servit de modele & d’exemple, que l’honneur des particuliers dépendît de tout imposteur [408] adroit, & que la société, foulant aux pieds les plus saintes loix de la justice, ne fut plus qu’un ténébreux brigandage de trahisons secrètes & d’impostures adoptées sans confrontation, sans contradiction, sans versification, & sans aucune défense laissée aux accuses. Bientôt les hommes à la merci les uns des autres n’auroient de force & d’action que pour s’entre-déchirer entr’eux, sans en avoir aucune pour la résistance; les bons, livres tout-a-fait aux mechans, deviendroient d’abord leur proie, enfin leurs disciples; l’innocence n’auroit plus d’asyle, & la terre devenue un enfer, ne feroit couverte que de Démons occupes à se tourmenter les uns & les autres. Non, le Ciel ne laissera point un exemple aussi funeste ouvrir au crime une route nouvelle inconnue jusqu’à ce jour; il découvrira la noirceur d’une trame aussi cruelle. Un jour viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront ma mémoire & pleureront sur mon sort. Je suis sur de la chose, quoique j’en ignore le tems. Voilà le fondement de ma patience & de mes consolations. L’ordre sera rétabli tôt ou tard, même sur la terre, je n’en doute pas. Mes oppresseurs peuvent reculer le moment de ma justification, mais ils ne sauroient empêcher qu’il ne vienne. Cela me suffit pour être tranquille au milieu de leurs oeuvres: qu’ils continuent à disposer de moi durant ma vie, mais qu’ils se pressent; je vais bientôt leur échapper.»

Tels sont sur ce point les sentimens de J. J. & tels sont aussi les miens. Par un décret dont il ne m’appartient pas de fonder la profondeur, il doit passer le reste de ses jours [409] dans le méprise & l’humiliation: mais j’ai le plus vis pressentiment qu’après sa mort & celle de les perfécuteurs leurs trames seront découvertes & sa mémoire justifiée. Ce sentiment me paroît si bien fonde, que pour peu qu’on y réfléchisse, je ne vois pas qu’on en puisse douter. C’est un axiome généralement admis que tôt ou tard la vérité se découvre, & tant d’exemples l’ont confirme que l’expérience ne permet plus qu’on en doute. Ici du moins il n’est pas concevable qu’une trame aussi compliquée reste cachée aux ages futurs; il n’est pas même à présumer qu’elle le soit long-tems dans le notre. Trop de lignes la décèlent, pour qu’elle échappé au premier qui voudra bien y regarder, & cette volonté viendra surement à plusieurs si-tôt que J. J. aura cesse de vivre. De tant de gens employés à fasciner les yeux du public, il n’est pas possible qu’un grand nombre n’apperçoive la mauvaise foi de ceux qui les dirigent, & qu’ils ne sentent que si cet homme étoit réellement tel qu’ils le sont, il seroit superflu d’en imposer au public sur son compte, & d’employer tant d’impostures pour le charger de choses qu’il ne fait pas, & déguiser celles qu’il fait. Si l’intérêt l’animosité la crainte les sont concourir aujourd’hui sans peine à ces manœuvres; un tems peut venir ou leur passion calmée & leur intérêt change leur feront voir sous un jour bien différent les œuvres sourdes dont ils sont aujourd’hui témoins & complices. Est-il croyable alors qu’aucun de ces coopérateurs subalternes ne parlera confidemment à personne de ce qu’il a vu, de ce qu’on lui a fait faire, & de l’effet de tout cela pour abuser le public? que, trouvant d’honnêtes gens empresses à la recherche [410] de la vérité défigurée, ils ne seront point tentes de se rendre encore nécessaires en la découvrant comme ils le sont maintenant pour la cacher, de se donner quelque importance en montrant qu’ils furent admis dans la confidence des Grands & qu’ils savent des anecdotes ignorées du public? Et pourquoi ne croirois-je pas que le regret d’avoir contribue à noircir un innocent en rendra quelques-uns indiscrets ou véridiques, sur-tout à l’heure ou prêts à forcir de cette vie, ils seront sollicites par leur conscience à ne pas emporter leur coulpe avec eux? Enfin pourquoi les réflexions que vous & moi saisons aujourd’hui ne viendroient-elles pas alors dans l’esprit de plusieurs personnes, quand elles examineront de sang-froid la conduite qu’on a tenue & la facilite qu’on eut par elle de peindre cet homme comme on a voulu? On sentira qu’il est beaucoup plus incroyable qu’un pareil homme ait existe réellement, qu’il ne l’est que la crédulité publique enhardissant les imposteurs, les ait portes à le peindre ainsi successivement, & en enchérissant toujours, sans s’appercevoir qu’ils passoient même la mesure du possible. Cette marche, très-naturelle à la passion, est un piége qui la décelé & dont elle se garantit rarement. Celui qui voudroit tenir un registre exact de ce que, selon vos Messieurs, il a fait dit écrit imprime depuis qu’ils se sont empares de sa personne, joint à tout ce qu’il a fait réellement, trouveroit qu’en cent ans il n’auroit pu suffire à tant de choses. Tous les livres qu’on lui attribue tous les propos qu’on lui fait tenir sont aussi concordans & aussi naturels que les faits qu’on lui impute, & tout cela toujours si bien prouve qu’en admettant [411] un seul de ces faits, on n’a plus droit d’en rejetter aucun autre.

Cependant avec un peu de calcul & de bon sens, on verra que tant de choses sont incompatibles, que jamais il n’a pu faire tout cela ni se trouver en tant de lieux differens en si peu de tems; qu’il y a par conséquent plus de fictions que de vérités dans toutes ces anecdotes entassées, & qu’enfin les mêmes preuves qui n’empêchent pas les unes d’être des mensonges ne sauroient établir que les autres sont des vérités. La force même & le nombre de toutes ces preuves suffiront pour faire soupçonner le complot, & des-lors toutes celles qui n’auront pas subi l’épreuve légale perdront leur force, tous les témoins qui n’auront pas été confrontes l’accuse perdront leur autorise, & il ne restera contre lui de charges solides que celles qui lui auront été connues & dont il n’aura pu se justifier; c’est-à-dire, qu’aux fautes près qu’il a déclarée le premier, & dont vos Messieurs ont tire un si grand parti, on n’aura rien du tout à lui reprocher.

C’est dans cette persuasion qu’il me paroît raisonnable qu’il se console des outrages de les contemporains & de leur injustice. Quoiqu’ils puissent faire, ses livres transmis à la postérité montreront que leur Auteur ne fut point tel qu’on s’efforce de le peindre, & sa vie réglée simple uniforme & la même depuis tant d’années ne s’accordera jamais avec le caractere affreux qu’on veut lui donner. Il en sera de ce ténébreux complot forme dans un si profond secret, développé avec de si grandes précautions & suivi avec tant de zele comme de tous les ouvrages des passions des hommes qui [412] sont passagers & périssables comme eux. Un tems viendra qu’on aura pour le siecle ou vécut J. J. la même horreur que ce siecle marque pour lui, & que ce complot immortalisant son Auteur, comme Erostrate, passera de génie & plus encore de méchanceté.

LE FRANÇOIS.Je joins de bon coeur mes voeux aux vôtres pour l’accomplissent de cette prédiction, mais j’avoue que je n’y ai pas autant de confiance, & à voir le tour qu’a pris cette affaire je jugerois que des multitudes de caracteres & d’evenemens décrits dans l’histoire n’ont peut-être d’autre fondement, que l’invention de ceux qui se sont avises de les affirmer. Que le tems fasse triompher la vérité, c’est ce qui doit arriver très-souvent, mais que cela arrive toujours, comment le sait-on, & sur quelle preuve peut-on l’assurer? Des vérités long-tems cachées se découvrent enfin par quelques circonstances fortuites. Cent mille autres peut-être resteront à jamais offusquées par le mensonge sans que nous ayons aucun moyen de les reconnaîtra & de les manifester; car tant qu’elles restent cachées, elles sont pour nous comme n’existant pas. Otez le hasard qui en fait découvrir quelqu’une, elle continueroit d’être cachée, & qui sait combien il en reste pour qui ce hasard ne viendra jamais? Je disons donc pas que le tems fait toujours triompher la vérité, car c’est ce qu’il nous est impossible de savoir, & il est bien plus croyable qu’effacant pas à pas toutes ses traces, il fait plus souvent triompher le mensonge, sur-tout quand les hommes ont intérêt à le soutenir. Les conjectures sur lesquelles [413] vous croyez que le mystère de ce complot sera dévoile me paroissent, à moi qui l’ai vu de plus près, beaucoup moins plausibles qu’à vous. La ligue est trop forte trop nombreuse trop bien liée pour pouvoir se dissoudre aisément, & tant qu’elle durera comme elle est, il est trop périlleux de s’en détacher pour que personne s’y hasarde sans autre intérêt que celui de la justice. De tant de fils divers qui composent cette trame, chacun de ceux qui la conduisent ne voit que celui qu’il doit gouverner & tout au plus ceux qui l’avoisinent. Le concours général du tout n’est apperçu que des directeurs, qui travaillent sans relâche à démêler ce qui s’embrouille, à ôter les tiraillemens les contradictions & à faire jouer le tout d’une maniere uniforme. La multitude des choses incompatibles entr’elles qu’on fait dire & faire à J. J. n’est, pour ainsi dire, que le magasin des matériaux dans lequel, les entrepreneurs faisant un triage, choisiront à loisir les choses assortissantes qui peuvent s’accorder, & rejettant celles qui tranchent répugnent & se contredisent, parviendront bientôt à les faire oublier après qu’elles auront produit leur effet. Inventez toujours, disent-ils aux ligueurs subalternes, nous nous chargeons de choisir & d’arranger après. Leur projet est, comme je vous l’ai dit, de faire une refonte générale de toutes les anecdotes recueillies ou fabriquées par leurs satellites, & de les arranger en un corps d’histoire disposée avec tant d’art, & travaillée avec tant de soin, que tout ce qui est absurde & contradictoire, loin de paroître un tissu de fables grossieres, paroîtra l’effet de l’inconséquence de l’homme, qui, avec des passions diverses & monstrueuses, vouloit le blanc & le noir, [414] & passoit sa vie à faire & défaire, faute de pouvoir accomplir ses mauvais desseins.

Cet ouvrage qu’on préparé de longue main pour le publier d’abord après sa mort, doit, par les pieces & les preuves dont il sera muni, fixer si bien le jugement du public sur sa mémoire, que personne ne s’avise même de former là-dessus le moindre doute. On y affectera pour lui le même intérêt la même affection dont l’apparence bien ménagée a eu tant d’effet de son vivant, & pour marquer plus d’impartialité, pour lui donner comme à regret un caractere affreux, on y joindra les éloges les plus outres de sa plume & de ses talens, mais tournes de façon à le rendre odieux encore par-là, comme si dire & prouver également le pour & le contre, tout persuader & ne rien croire eut le jeu favori de son esprit. En un mot l’écrivain de cette vie, admirablement choisi pour cela, saura comme l’Aletès du Tasse.

Menteur adroit, savant dans l’art de nuire

Sous la forme d’éloge habiller la satire.

Ses livres, dites-vous, transmis à la postérité, déposeront en faveur de leur Auteur. Ce sera, je l’avoue, un argument bien fort pour ceux qui penseront comme vous & moi sur ces livres. Mais savez-vous à quel point on peut les défigurer, & tout ce qui a déjà été fait pour cela avec le plus grand succès, ne prouve-t-il pas qu’on peut tout faire sans que le public le croye ou le trouve mauvais? Cet argument tire de ses livres à toujours inquiète nos Messieurs. Ne pouvant les anéantir, & leurs plus malignes interprétations ne suffisant pas encore [415] pour les décrier à leur gré, ils en ont entrepris la falsification, & cette entreprise qui sembloit d’abord presque impossible est devenue par la connivence du public, de la plus facile exécution. L’Auteur n’a fait qu’une seule édition de chaque piece. Ces impressions éparses ont disparu depuis long-tems, & le peu d’exemplaires qui peuvent rester, caches dans quelques cabinets n’ont excite la curiosité de personne pour les comparer avec les recueils dont on affecte d’inonder le public. Tous ces recueils, grossis de critiques outrageantes de libelles venimeux, & faits avec l’unique projet de défigurer les productions de l’Auteur, d’en altérer les maximes, & d’en changer peu-a-peu l’esprit, ont été, dans cette vue, arranges & falsifies avec beaucoup d’art, d’abord seulement par des retranchemens qui supprimant les éclaircissemens nécessaires, alteroient le sens de ce qu’on laissoit, puis par d’apparentes négligences qu’on pouvoit faire passer pour les fautes d’impression, mais qui produisoient des contre-sens terribles, & qui, fidellement transcrites à chaque impression nouvelle, ont enfin substitue par tradition ces fausses leçons aux véritables. Pour mieux réussir dans ce projet on a imagine de faire de belles éditions qui par leur perfection typographique, fissent tomber les précédentes & restassent dans les bibliothèques; & pour leur donner un plus grand crédit, on a tache d’y intéresser l’Auteur même par l’appât du gain, & on lui a fait pour cela, par le Libraire charge de ces manœuvres, des propositions assez magnifiques pour devoir naturellement le tenter. Le projet croit d’établir ainsi la confiance du public, de ne faire passer sous les yeux de l’Auteur que des épreuves correctes & [416] de tirer à son insçu les feuilles destinées pour le public, & ou le texte eut été accommode selon les vues de nos Messieurs. Rien n’eut été si facile par la maniere dont il est enlace que de lui cacher ce petit manége, & de le faire ainsi servir lui même à autoriser la fraude dont il devoit être la victime & qu’il eut ignorée, croyant transmettre à la postérité une édition fidelle de ses écrits. Mais soit dégoût soit paresse soit qu’il ait eu quelque vent du projet, non content de s’être refuse à la proposition, il a désavoue dans une protestation signée tout ce qui s’imprimeroit désormais sous son nom. L’on a donc pris le parti de se passer de lui & d’aller en avant comme s’il participoit à l’entreprise. L’édition se fait par souscription s’imprime, dit-on, à Bruxelles en beau papier beau caractere belles estampes. On n’épargnera rien pour la prôner dans toute l’Europe, & pour en vanter sur-tout l’exactitude & la fidélité, dont on ne doutera pas plus que de la ressemblance du portrait publie par l’ami Hume. Comme elle contiendra beaucoup de nouvelles pieces refondues ou fabriquées par nos Messieurs, on aura grand soin de les munir de titres plus que suffisans auprès d’un public qui ne demande pas mieux que de tout croire, & qui ne s’avisera pas si tard de faire le difficile sur leur authenticité.

ROUSSEAU. Mais comment! cette déclaration de J. J. dont vous venez de parler ne lui servira donc de rien pour se garantir de toutes ces fraudes, & quoiqu’il puisse dire, vos Messieurs feront passer sans obstacle tout ce qu’il leur plaira d’imprimer sous son nom?

[417] LE FRANÇOIS. Bien plus; ils ont su tourner contre lui jusqu’à son désaveu. En le faisant imprimer eux-mêmes ils en ont tire pour eux un nouvel avantage, en publiant que, voyant ses mauvais principes mis à découvert & consignes dans ses écrits, il tâchoit de se disculper en rendant leur fidélité suspecte. Passant habilement sous silence les falsifications réelles, ils ont fait entendre qu’il accusoit d’être falsifies des passages que tout le monde sait bien ne l’être pas, & fixant toute l’attention du public sur ces passages, ils l’ont ainsi détourne de versifier leurs infidélités. Supposez qu’un homme vous dise: J. J. dit qu’on lui à vole des poires, & il ment; car il a son compte de pommes; donc on ne lui a point vole de poires: ils ont exactement raisonne comme cet homme-là, & c’est sur ce raisonnement qu’ils ont persiste sa déclaration. Ils étoient si surs de son peu d’effet qu’en même tems qu’ils la faisoient imprimer, ils imprimoient aussi cette prétendue traduction du Tasse tout exprès pour la lui attribuer, & qu’ils lui ont en effet attribuée, sans la moindre objection de la part du public; comme si cette maniere d’écrire aride & sautillante, sans liaison sans harmonie & sans grace, étoit en effet la sienne. De sorte que, selon eux, tout en protestant contre tout ce qui paroîtroit désormais sous son nom, ou qui lui seroit attribue, il publioit néanmoins ce barbouillage, non-seulement sans s’en cacher, mais ayant grand’peur de n’en être pas cru l’auteur, comme il paroît par la préface singeresse qu’ils ont mise à la tête du livre

.[418] Vous croyez qu’une balourdise aussi grossiere une aussi extravagante contradiction devoit ouvrir les yeux à tout le monde & révolter contre l’impudence de nos Messieurs poussée ici jusqu’à la bêtise? point du tout: en réglant leurs manœuvres sur la disposition ou ils ont mis le public, sur la crédulité qu’ils lui ont donnée, ils sont bien plus surs de réussir que s’ils agissoient avec plus de finesse. Des qu’il s’agit de J. J. il n’est besoin de mettre ni bon sens ni vraisemblance dans les choses qu’on en débite, plus elles sont absurdes & ridicules plus on s’empresse à n’en pas douter. Si d’A***. [Alembert] ou D***. [Diderot] s’avisoient d’affirmer aujourd’hui qu’il a deux têtes, en le voyant passer demain dans la rue tout le monde lui verroit deux têtes très-distinctement, & chacun seroit très-surpris de n’avoir pas apperçu plutôt cette monstruosité.

Nos Messieurs sentent si bien cet avantage & savent si bien s’en prévaloir, qu’il entre dans leurs plus efficaces ruses d’employer des manœuvres pleines d’audace & d’impudence au point d’en être incroyables, afin que s’il les apprend & s’en plaint personne n’y veuille ajouter soi. Quand par exemple un honnête imprimeur Simon dira publiquement à tout le monde que J. J. vient souvent chez lui voir & corriger les épreuves de ces éditions frauduleuses qu’ils sont de les écrits, qui est-ce qui croira que J. J. ne connoît pas l’imprimeur Simon, & n’avoir pas même oui parler de ces éditions quand ce discours lui revint? Quand encore on verra son nom pompeusement étale dans les listes des souscripteurs de livres de prix, qui est-ce qui des-à-présent & dans l’avenir ira s’imaginer que toutes ces souscriptions prétendues sont là mises à son insçu, ou malgré [419] lui, seulement pour lui donner un air d’opulence & de prétention qui démente le ton qu’il a pris. Et cependant.....

ROUSSEAU. Je sais ce qu’il en est, car il m’a proteste n’avoir fait en sa vie qu’une seule souscription, savoir celle pour la statue de M. de Voltaire.* [*Lettre de M. Rousseau à M. De La Tourette. à Lyon 2 Juin 1770.J’apprends, Monsieur, qu’on a forme le projet d’élever une statue à M. de Voltaire, & qu’on permet à tous ceux qui sont connus par quelque ouvrage imprime, de concourir à cette entreprise. J’ai paye assez cher le droit d’être admis à cet honneur, pour oser y prétendre, & je vous supplie de vouloir bien interposer vos bons offices pour me faire inscrire au nombre des souscrivans. J’espere, Monsieur, que les bontés dont vous m’honorez & l’occasion pour laquelle je m’en prévaux ici, vous seront aisément pardonner la liberté que je prends. Je vous salue, Monsieur, très-humblement & de tout mon coeur. Lettre de M. de Voltaire à M. De La Tourette, relative à la précédente, transcrite sur l’original. 23 Juin 1770 à Ferney. Vous savez peut-être, Monsieur, qu’on a imprime dans la gazette de Berne que Jean-Jaques Rousseau vous avait écrit une lettre par laquelle il souscrivait entre vos mains pour certaine statue. Je vous prie de me dire si la chose est vraie. J’ai peur que les gens de lettres de Paris ne veuillent point admettre d’étranger. Ceci est une galanterie toute Française. Ceux qui l’ont imaginée sont tous ou artistes, ou amateurs. M. le Duc de Choiseul est à la tête, & trouverait peut-être mauvais que l’article de la gazette se trouvàt vrai. Mde. Denis vous fait les plus sinceres complimens. Agréez, Monsieur, les assurances de mon tendre attachement pour vous & pour toute votre famille.]

LE FRANÇOIS. He bien, Monsieur, cette seule souscription qu’il a faite est la seule dont on ne sait rien; car le discret d’Alembert qui l’a reçue n’en a pas fait beaucoup de bruit. Je comprends bien que cette souscription est moins une générosité qu’une vengeance; mais c’est une vengeance à la Jean-Jaques que Voltaire ne lui rendra pas.

[420] Vous devez sentir par ces exemples que de quelque façon qu’il s’y prenne, & dans aucun tems, il ne peut raisonnablement espérer que la vérité perce à son égard à travers les filets tendus autour de lui & dans lesquels en s’y débattant il ne fait que s’enlacer davantage. Tout ce qui lui arrive est trop hors de l’ordre commun des choses pour pouvoir jamais être cru, & ses protestations mêmes ne seront qu’attirer sur lui les reproches d’impudence & de mensonge que méritent ses ennemis.

Donnez à J. J. un conseil; le meilleur peut-être qui lui reste à suivre, environne comme il est d’embûches & de piégés ou chaque pas ne peut manquer de l’attirer: c’est de rester, s’il se peut, immobile, de ne point agir du tout,* [*Il ne m’est pas permis de suivre ce conseil en ce qui regarde la juste défense de mon honneur. Je dois jusqu’à la fin faire tout ce qui dépend de moi, sinon pour ouvrir les yeux à cette aveugle génération, du moins pour en éclairer une plus équitable. Tous les moyens pour cela me sont ôtes, je le sais; mais sans aucun espoir de succès tous les efforts possibles quoiqu’inutiles n’en sont pas moins dans mon devoir, & je ne cesserai de les faire jusqu’à mon dernier soupir. Fay ce que doy, arrive que pourra.] de n’acquiescer à rien de ce qu’on lui propose sous quelque prétexte que ce soit, & de resister même à ses propres mouvemens tant qu’il peut s’abstenir de les suivre. Sous quelque face avantageuse qu’une chose à faire ou à dire se présente à son esprit; [421] il doit compter que des qu’on lui laisse le pouvoir de l’exécuter, c’est qu’on est sur d’en tourner l’effet contre lui & de la lui rendre funeste. Par exemple, pour tenir le public en garde contre les falsifications de ses livres, & contre tous les écrits pseudonymes qu’on fait courir journellement sous son nom, qu’y avoit-il de meilleur en apparence & dont on put moins abuser pour lui nuire, que la déclaration dont nous venons de parler? & cependant vous seriez étonne du parti qu’on a tire de cette déclaration pour un effet tout contraire, & il a du sentir cela de lui-même par le soin qu’on a pris de la faire imprimer à son insçu: car il n’a surement pas pu croire qu’on ait pris ce soin pour lui faire plaisir. L’écrit sur le Gouvernement de Pologne* [*Cet écrit est tombe dans les mains de M. d’A***.[Alembert] peut-être aussitôt qu’il est sorti des miennes & Dieu sait quel usage il en à tu faire. M. le Comte Wielhorski m’apprit en venant me dire adieu à son départ de Paris qu’on avoit mis des horreurs de lui dans la gazette d’Hollande. A l’air dont il me dit cela j’ai juge en y repensant qu’il me croyoit l’auteur de l’article, & je ne doute pas qu’il n’y ait du d’A ***. [Alembert] dans cette affaire, aussi bien que dans celle d’un certain Comte Zanowisch Dalmate, & d’un prêtre aventurier Polonois qui a fait mille efforts pour pénétrer chez moi. Les manœuvres de ce M. d’A***. [Alembert] ne me surprennent plus, j’y suis tout accoutume. Je ne puis assurément approuver la conduite du Comte Wielhorski à mon égard. Mais cet article a part que je n’entreprends pas d’expliquer, j’ai toujours regarde & je regarde encore ce Seigneur Polonois comme un honnête homme & un bon patriote, & si j’avois la fantaisie & les moyens de faire inférer des articles dans les gazettes, j’aurois assurément des choses plus pressées à dire & plus importantes pour moi que des satires du Comte Wielhorski. Le succès de toutes ces menées est un effet nécessaire du système de conduite que l’on suit à mon égard. Qu’est-ce qui pourroit empêcher de réussir tout ce qu’on entreprend contre moi, dont je ne sais rien, à quoi je ne peux rien, & que tout le monde favorise?] qu’il n’a fait que sur les plus [422] touchantes instances, avec le plus parfait désintéressement, & par les seuls motifs de la plus pure vertu, sembloit ne pouvoir qu’honorer son auteur & le rendre respectable, quand même cet écrit n’eut été qu’un tissu d’erreurs. Si vous saviez par qui, pour qui, pourquoi cet écrit étoit sollicite, l’usage qu’on s’est empresse d’en faire & le tour qu’on a su lui donner, vous sentiriez parfaitement combien il eut été a désirer pour l’auteur que, résistant à toute cajolerie, il se refusât à l’appât de cette bonne œuvre qui de la part de ceux qui la sollicitoient avec tant d’instance, n’avoit pour but que de la rendre pernicieuse pour lui. En un mot, s’il connoît sa situation, il doit comprendre, pour peu qu’il y réfléchisse, que toute proposition qu’on lui fait & quelque couleur qu’on y donne a toujours un but qu’on lui cache & qui l’empecheroit d’y consentir si ce but lui étoit connu. Il doit sentir sur-tout que le motif de faire du bien ne peut être qu’un piège pour lui de la part de ceux qui le lui proposent, & pour eux un moyen réel de faire du mal à lui ou par lui, pour le lui imputer dans la suite; qu’après l’avoir mis hors d’état de rien faire d’utile aux autres ni à lui même, on ne peut plus lui présenter un pareil motif que pour le tromper; qu’enfin n’étant plus dans sa position en puissance de faire aucun bien, tout ce qu’il peut désormais faire de mieux est de s’abstenir tout-a-fait d’agir de peur de mal faire sans le voir ni le vouloir, comme cela lui arrivera infailliblement chaque fois qu’il cédera aux instances des riens qui l’environnant, & qui ont toujours leur leçon toute faite sur les choses qu’ils doivent lui proposer. Sur-tout qu’il ne se laisse point émouvoir par le reproche de se refuser à quelque [423] bonne oeuvre; sur au contraire que si c’étoit réellement une bonne oeuvre, loin de l’exhorter à y concourir, tout se réuniroit pour l’en empêcher de peur qu’il n’en eut le mérite, & qu’il n’en résultat quelque effet en sa faveur.

Par les mesures extraordinaires qu’on prend pour altérer & défigurer ses écrits & pour lui en attribuer auxquels il n’a jamais songe, vous devez juger que l’objet de la ligue ne se borne pas à la génération présente, pour qui ces soins ne sont plus nécessaires, & puisqu’ayant sous les yeux ses livres, tels à-peu-près qu’il les a composes, on n’en a pas tire l’objection qui nous paroît si forte à l’un & à l’autre contre l’affreux caractere qu’on prête à l’auteur; puisqu’au contraire on les a su mettre au rang de ses crimes, que la profession de foi du Vicaire est devenue un écrit impie, l’Heloise un roman obscène, le Contrat Social un livre séditieux; puisqu’on vient de mettre à Paris Pygmalion malgré lui sur la scene tout exprès pour exciter ce risible scandale qui n’a fait rire personne, & dont nul n’a senti la comique absurdité: puisqu’enfin ces écrits tels qu’ils existent n’ont pas garanti leur auteur de la diffamation de son vivant, l’en garantiront-ils mieux après sa mort quand on les aura mis dans l’état projette pour rendre sa mémoire odieuse, & quand les auteurs du complot auront eu tout le tems d’effacer toutes les traces de son innocence & de leur imposture? Ayant pris toutes leurs mesures en gens prévoyans & pourvoyans qui songent à tour, auroient-ils oublie la supposition que vous faites du repentir de quelque complice, du moins à l’heure de la mort, & les déclarations incommodes qui pourroient en résulter s’ils n’y mettoient ordre [424] Non, Monsieur, compotez que toutes leurs mesures sont si bien prises qu’il leur reste peu de chose à craindre de ce cote-la.

Parmi les singularités qui distinguent le siecle ou nous vivons de tous les autres, est l’esprit méthodique & conséquent qui depuis vingt ans dirige les opinions publiques. Jusqu’ici ces opinions erroient sans faire & sans regle au gré des passions des hommes, & ces passions s’entrechoquant sans cesse faisoient flotter le public de l’une à l’autre sans aucune direction constante. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les préjugés eux-mêmes ont leurs marches & leurs regles, & ces regles auxquelles le public est asservi sans qu’il s’en doute, s’établissent uniquement sur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la secte philosophique s’est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs par l’art de l’intrigue auquel ils se sont appliques, devenus les arbitres de l’opinion publique, le sont par elle de la réputation, même de la destinée des particuliers & par eux de celle de l’État. Leur essai fut fait sur J. J. & la grandeur du succès qui dut les étonner eux-mêmes leur fit sentir jusqu’ou leur crédit pouvoit s’étendre. Alors ils songèrent a s’associer des hommes puissans pour devenir avec eux les arbitres de la société, ceux sur-tout qui, disposes comme eux aux secrètes intrigues &aux mines souterraine, ne pouvoient manquer de rencontrer & d’éventer souvent les leurs. Ils leur firent sentir que travaillant de concert ils pouvoient étendre tellement leurs rameaux sous les pas des hommes que nul ne trouvât plus d’assiette solide & ne put marcher que sur des terrains contreminés. Ils se donnerent des chefs principaux [425] qui de leur cote dirigeant sourdement toutes les forces publiques sur les plans convenus entre eux, rendent infaillible l’exécution de tous leurs projets. Ces chefs de la ligue philosophique la méprisent & n’en sont pas estimes, mais l’intérêt commun les tient étroitement unis les uns aux autres, parce que la haine ardente & cachée est la grande passion de tous, & que par une rencontre assez naturelle, cette haine commune est tombée sur les mêmes objets. Voila comment le siecle ou nous vivons est devenu le siecle de la haine & des secrets complots: siecle ou tout agit de concert sans affection pour personne, ou nul ne tient a son parti par attachement mais par aversion pour le parti contraire, ou, pourvu qu’on fasse le mal d’autrui, nul ne se soucie de son propre bien.

ROUSSEAU. C’étoit pourtant chez tous ces gens si haineux que vous trouviez pour J. J. une affection si tendre.

LE FRANÇOIS Ne me rappellez pas mes torts; ils étoient moins réels qu’apparens. Quoique tous ces ligueurs m’eussent fascine l’esprit par un certain jargon papillote, toutes ces ridicules vertus si pompeusement étalées étoient presque aussi choquantes à mes yeux qu’aux vôtres. J’y sentois une forfanterie que je ne savois pas démêler, & mon jugement, subjugue mais non satisfait, cherchoit les éclaircissemens que vous m’avez donnes, sans savoir les trouver de lui-même.

Les complots ainsi arranges, rien n’a été plus facile que de les mettre à exécution par des moyens assortis à cet effet. [426] Les oracles des Grands ont toujours un grand crédit sur le peuple. On n’a fait qu’y ajouter un air de mystère pour les faire mieux circuler. Les philosophes pour conserve une certaine gravite, se sont donnes, en se faisant chefs de parti, des multitudes de petits élevés qu’ils ont inities aux secrets de la secte, & dont ils ont fait autant d’émissaires & d’opérateurs de sourdes iniquités; & répandant par eux les noirceurs qu’ils inventoient & qu’ils seignoient eux de vouloir cacher, ils étendoient ainsi leur cruelle influence dans tous les rangs sans excepter les plus élevés. Pour s’attacher inviolablement leurs créatures, les chefs ont commence par les employer à mal faire, comme Catilina fit boire à ses conjures le sang d’un homme, surs que par ce mal ou ils les avoient fait tremper, ils les tenoient lies pour le reste de leur vie. Vous avez dit que la vertu n’unit les hommes que par des liens fragiles, au lieu que les chaînes du crime sont impossibles à rompre. L’expérience en est sensible dans l’histoire de J. J. Tout ce qui tenoit à lui par l’estime & la bienveillance que sa droiture & la douceur de son commerce, devoient naturellement inspirer, s’est éparpille sans retour à la premiere épreuve ou n’est reste que pour le trahir. Mais les complices de nos Messieurs n’oseront jamais ni les démasquer, quoiqu’il arrive, de peur d’être démasqués eux-mêmes, ni se détacher d’eux de peur de leur vengeance, trop bien instruits de ce qu’ils savent faire pour l’exercer. Demeurant ainsi tous unis par la crainte plus que les bons ne le sont par l’amour, ils forment un corps indissoluble dont chaque membre ne peut plus être sépare.

[427] Dans l’objet de disposer par leurs disciples de l’opinion publique & de la réputation des hommes, ils ont assorti leur doctrine à leurs vues, ils ont fait adopter à leurs sectateurs les principes les plus propres à se les tenir inviolablement attaches, quelque usage qu’ils en veuillent faire, & pour empêcher que les directions d’une importune morale ne vinssent contrarier les leurs, ils l’ont sappée par la base en détruisant toute religion, tout libre-arbitre, par conséquent tout remords, d’abord avec quelque précaution par la secrète prédication de leur doctrine, & ensuite tout ouvertement, lorsqu’ils n’ont plus eu de puissance réprimante à craindre. En paroissant prendre le contre-pied des Jésuites ils ont tendu néanmoins au même but par des routes détournées en se faisant comme eux chefs de parti. Les Jésuites se rendoient tout puissans en exerçant l’autorise divine sur les consciences, & se faisant au nom de Dieu les arbitres du bien & du mal. Les philosophes ne pouvant usurper la même autorise se sont appliques à la détruire, & puis en paroissant expliquer la nature* [*Nos Philosophes ne manquent pas d’étaler pompeusement ce mot de Nature à la tête de tous leurs écrits. Mais ouvrez le livre & vous verrez quel jargon métaphysique ils ont décore de ce beau nom.] à leurs dociles sectateurs, & s’en faisant les suprêmes interprétés, ils se sont établis en son nom une autorise non moins absolue que celle de leurs ennemis, quoiqu’elle paroisse libre & ne régner sur les volontés que par la raison. Cette haine mutuelle étoit au fond une rivalité de puissance comme celle de Carthage & de Rome. Ces deux corps, tous deux impérieux, tous deux intolerans, étoient [428] par conséquent incompatibles, puisque le système fondamental de l’un & de l’autre étoit de régner despotiquement. Chacun voulant régner seul ils ne pouvoient partager l’empire & régner ensemble; ils s’excluoient mutuellement. Le nouveau, suivant plus adroitement les erremens de l’autre, l’a supplante en lui débauchant ses appuis, & par eux est venu à bout de le détruire. Mais on le voit déjà marcher sur ses traces avec autant d’audace & plus de succès, puisque l’autre a toujours éprouve de la résistance & que celui-ci n’en éprouve plus. Son intolérance plus cachée & non moins cruelle ne paroît pas exercer la même rigueur parce qu’elle n’éprouve plus de rebelles; mais s’il renaissoit quelques vrais défenseurs du théisme de la tolérance & de la morale, on verroit bientôt s’élever contr’eux les plus terribles persécutions; bientôt une inquisition philosophique plus cauteleuse & non moins sanguinaire que l’autre, seroit brûler sans miséricorde quiconque oseroit croire en Dieu. Je ne vous déguiserai point qu’au fond du coeur je suis reste croyant moi-même aussi bien que vous. Je pense là-dessus, ainsi que J. J., que chacun est porte naturellement à croire ce qu’il désire, & que celui qui se sent digne du prix des ames justes ne peut s’empêcher de l’espérer. Mais sur ce point comme sur J. J. lui-même, je ne veux point professer hautement & inutilement des sentimens qui me perdroient. Je veux tacher d’allier la prudence avec la droiture, & ne faire ma véritable profession de soi que quand j’y serai force sous peine de mensonge.

Or cette doctrine de matérialisme & d’athéisme prêchée, & propagée avec toute l’ardeur des plus zélés missionnaires [429] n’a pas seulement pour objet de faire dominer les clefs sur leurs prosélytes, mais dans les mysteres secrets ou ils les employent, de n’en craindre aucune indiscrétion durant leur vie ni aucune repentance à leur mort. Leurs trames après le succès meurent avec leurs complices auxquels ils n’ont rien tant appris qu’à ne pas craindre dans l’autre vie ce Poul-Serrhô des Persans objecte par J. J. à ceux qui disent que la religion ne fait aucun bien. Le dogme de l’ordre moral dans l’autre vie a fait jadis réparer bien des torts dans celle-ci, & les imposteurs ont eu dans les derniers momens de leurs complices un danger à courir qui souvent leur servit de frein. Mais notre philosophie en délivrant ses prédicateurs de cette crainte, & leurs disciples de cette obligation, à détruit pour jamais tout retour au repentir. A quoi bon des révélations non moins dangereuses qu’inutiles? Si l’on meurt on ne risque rien, selon eux, à se taire, & l’on risque tout à parler si l’on en revient. Ne voyez-vous pas que depuis longtems on n’entend plus parler de restitutions de réparations de réconciliations au lit de la mort; que tous les mourans sans repentir sans remords emportent sans effroi dans leur conscience le bien d’autrui le mensonge & la fraude dont ils la chargèrent pendant leur vie? Et que serviroit même à J. J. ce repentir suppose d’un mourant dont les tardives déclarations étouffées par ceux qui les entourent, ne transpireroient jamais au-dehors & ne parviendroient à la connoissance de personne? Ignorez-vous que tous les ligueurs surveillans les uns des autres forcent & sont forces de rester fidelles au complot, & qu’entoures, sur-tout à leur mort, aucun d’eux [430] ne trouveroit pour recevoir sa confession, au moins à l’égard de J. J., que de faux dépositaires qui ne s’en chargeroient que pour l’ensevelir dans un secret éternel? Ainsi toutes les bouches sont ouvertes au mensonge, sans que parmi les vivans & les mourans il s’en trouve désormais aucune qui s’ouvre à la vérité. Dites-moi donc quelle ressource lui reste pour triompher, même à force de tems, de l’imposture, & se manifester au public, quand tous les intérêts concourent à la tenir cachée, & qu’aucun ne porte à la révéler?

ROUSSEAU. Non, ce n’est pas a moi à vous dire cela, c’est à vous même, & ma réponse est écrite dans votre coeur. Eh dites-moi donc à votre tour quel intérêt quel motif vous ramene de l’aversion de l’animosité même qu’on vous inspira pour J. J. à des sentimens si differens? Après l’avoir si cruellement hai quand vous l’avez cru méchant & coupable, pourquoi le plaignez-vous si sincérement aujourd’hui que vous le jugez innocent? Croyez-vous donc être le seul homme au coeur duquel parle encore la justice indépendamment de tout autre intérêt? Non, Monsieur, il en est encore, & peut-être plus qu’on ne pense, qui sont plutôt abuses que séduits, qui sont aujourd’hui par foiblesse & par imitation ce qu’ils voyent faire à tout le monde, mais qui rendus à eux-mêmes agiroient tout différemment. J. J. lui-même pense plus favorablement que vous de plusieurs de ceux qui l’approchent; il les voit, trompes par ses soi-disans patrons, suivre sans le savoir les impressions de la haine, croyant de bonne soi [431] suivre celles de la pitié. Il y a dans la disposition publique un prestige entretenu par les chefs de la ligue. S’ils se relachoient un moment de leur vigilance, les idées devoyées par leurs artifices ne tarderoient pas à reprendre leur cours naturel, & la tourbe elle-même, ouvrant enfin les yeux, voyant ou l’on l’a conduite, s’étonneroit de son propre égarement. Cela, quoique vous en diriez, arrivera tôt ou tard. La question si cavalièrement décidée dans notre siecle sera mieux discutée dans un autre quand la haine dans laquelle on entretient le public cessera d’être fomentée; & quand dans des générations meilleures celle-ci aura été mise à son prix, les jugemens formeront des préjugés contraires; ce sera une honte d’en avoir été loue, & une gloire d’en avoir été hai. Dans cette génération même il faut distinguer encore, & ses auteurs du complot & ses directeurs des deux sexes & leurs confidens en très-petit nombre inities peut-être dans le secret de l’imposture, d’avec le public qui trompe par eux & le croyant réellement coupable se prête sans scrupule à tout ce qu’ils inventent pour le rendre plus odieux de jour en jour. La conscience éteinte dans les premiers n’y laisse plus de prise au repentir. Mais l’égarement des autres est l’effet d’un prestige qui peut s’évanouir, & leur conscience rendue à elle-même peut leur faire sentir cette vérité si pure& si simple, que la méchanceté qu’on employé à diffamer un homme prouve que ce n’est point pour sa méchanceté qu’il est diffame. Si-tôt que la passion & la prévention cesseront d’être entretenues, mille choses qu’on ne remarque pas aujourd’hui frapperont tous les yeux. Ces éditions frauduleuses [432] de ses écrits dont vos Messieurs attendent un si grand effet, en produiront alors un tout contraire & serviront à les déceler, en manifestant aux plus stupides les perfides intentions des éditeurs. Sa vie écrite de son vivant par des traitres en se cachant très-soigneusement de lui, portera tous les caracteres des plus noirs libelles: enfin tous les manèges dont il est l’objet paroîtront alors ce qu’ils sont; c’est tout dire.

Que les nouveaux philosophes aient voulu prévenir les remords des mourans par une doctrine qui mit leur conscience à son aise, de quelque poids qu’ils aient pu la charger, c’est de quoi je ne doute pas plus que vous, remarquant sur-tout que la prédication passionnée de cette doctrine à commence précisément avec l’exécution du complot, &paroît tenir à d’autres complots dont celui-ci ne fait que partie. Mais cet engouement d’athéisme est un fanatisme éphémere ouvrage de la mode, & qui se détruira par elle, & l’on voit par l’emportement avec lequel le peuple s’y livre que ce n’est qu’une mutinerie contre sa conscience dont il sent le murmure avec dépit. Cette commode philosophie des heureux & des riches qui sont leur paradis en ce monde, ne sauroit être long-tems celle de la multitude victime de leurs passions, & qui, faute de bonheur en cette vie, à besoin d’y trouver au moins l’espérance & les consolations que cette barbare doctrine leur ôte. Des hommes nourris des l’enfance dans une intolérant impiété poussée jusqu’au fanatisme, dans un libertinage sans crainte & sans honte; une jeunesse sans [433] discipline, des femmes sans moeurs,* [*Je viens d’apprendre que la génération présente se vante singulièrement de bonnes moeurs. J’aurois du deviner cela. Je ne doute pas qu’elle ne se vante aussi de désintéressement, de droiture, de franchise & de loyauté. C’est être aussi loin des vertus qu’il est possible’que d’en perdre l’idée au point de prendre pour elles les vices contraires. Au reste il est très-naturel qu’à force de lourdes intrigues & de noirs complots, à force de se nourrir de bile & de fiel on perde enfin le goût des vrais plaisirs. Celui de nuire une fois goûte rend insensible à tous les autres: c’est une des punitions des mechans.] des peuples sans foi, des Rois sans loi, sans supérieur qu’ils craignent & délivrés de toute espece de frein, tous les devoirs de la conscience anéantis, l’amour de la patrie & l’attachement au Prince éteints dans tous les coeurs, enfin nul autre lien social que la force; on peut prévoir aisément, ce me semble, ce qui doit bientôt résulter de tout cela. L’Europe en proie à des maîtres instruits par leurs instituteurs mêmes à n’avoir d’autre guide que leur intérêt, ni d’autre Dieu que leurs passions; tantôt lourdement affamée, tantôt ouvertement dévastée, par-tout inondée de soldats* [*Si j’ai le bonheur de trouver enfin un lecteur équitable quoique François, j’espere qu’il pourra comprendre au-moins cette fois, qu’Europe & France ne sont pas pour moi des mots synonymes.] de comédiens de filles publiques de livres corrupteurs & de vices destructeurs, voyant naître & périr dans ton sein des races indignes de vivre, sentira tôt ou tard, dans les calamites le fruit des nouvelles instructions, & jugeant d’elles par leurs funestes effets prendra dans la même horreur & les professeurs & les disciples & toutes ces doctrines cruelles qui, laissant l’empire absolu de l’homme à ses sens, & bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siecle ou elles regnent aussi méprisable que malheureux.

[434] Ces sentimens innés que la nature a graves dans tout les coeurs pour consoler l’homme dans ses miseres & l’encourager à la vertu peuvent bien, à force d’art d’intrigues & de sophismes, être étouffés dans les individus, mais prompts à renaître dans les générations suivantes, ils ramèneront toujours l’homme à ses dispositions primitives, comme la semence d’un arbre greffe redonne toujours le sauvageon. Ce sentiment intérieur que nos philosophes admettent quand il leur est commode, & rejettent quand il leur est importun, perce à travers les écarts de la raison, & crie à tous les coeurs que la justice à une autre base que l’intérêt de cette vie, & que l’ordre moral dont rien ici-bas ne nous donne l’idée à son siège dans un système différent qu’on cherche en vain sur la terre, mais ou tout doit être un jour ramene.* [*De l’utilité de la Religion. Titre d’un beau livre à faire, & bien nécessaire. Mais ce titre ne peut être dignement rempli, ni par un homme d’Eglise ni par un auteur de profession. Il faudroit un homme tel qu’il n’en existe plus de nos jours, & qu’il n’en renaître de long-tems.] La voix de la conscience ne peut pas plus être étouffée dans le cour humain que celle de la raison dans l’entendement, & l’insensibilité morale est tout aussi peu naturelle que la folie.

Ne croyez donc pas que tous les complices d’une trame exécrable puissent vivre & mourir toujours en repos dans leur crime. Quand ceux qui les dirigent n’attiseront plus la passion qui les anima, quand cette passion se sera suffisamment assouvie, quand ils en auront fait périr l’objet dans les ennuis, la nature insensiblement reprendra son empire: ceux qui commirent l’iniquité en sentiront l’insupportable poids quand son souvenir [435] venir ne sera plus accompagne d’aucune jouissance. Ceux qui en furent les témoins sans y tremper mais sans la connoître, revenus de l’illusion qui les abuse attesteront ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont entendu, ce qu’ils savent, & rendront hommage à la vérité. Tout a été mis en œuvre pour prévenir & empêcher ce retour: mais on a beau faire, l’ordre naturel le rétablit tôt ou tard, & le premier qui soupçonnera que J. J. pourroit bien n’avoir pas été coupable sera bien près de s’en convaincre & d’en convaincre, s’il veut, ses contemporains qui, le complot & les auteurs n’existant plus, n’auront d’autre intérêt que celui d’être justes & de connoître la vérité. C’est alors que tous ses monumens seront précieux & que, tel fait qui peut n’être aujourd’hui qu’un indice incertain, conduira peut-être jusqu’à l’évidence.

Voilà, Monsieur, à quoi tout ami de la justice & de la vérité peut sans le compromettre & doit consacrer tous les soins qui sont en son pouvoir. Transmettre à la postérité des éclaircissemens sur ce point, c’est préparer & remplir peut-être l’oeuvre de la providence. Le Ciel bénira, n’en doutez pas, une si juste entreprise. Il en résultera pour le public deux grandes leçons & dont il avoit grand besoin; l’une, d’avoir, & sur-tout aux dépens d’autrui, une confiance moins téméraire dans l’orgueil du savoir humain; l’autre, d’apprendre par un exemple aussi mémorable à respecter en tout & toujours le droit naturel, & à sentir que toute vertu qui se fonde sur une violation de ce droit est une vertu fausse qui couvre infailliblement quelque iniquité. Je me dévoue donc à cette œuvre de justice en tout ce qui dépend de moi, & je vous exhorte [436] a y concourir, puisque vous le pouvez faire sans risque & que vous avez vu de plus près des multitudes de faits qui peuvent éclairer ceux qui voudront un jour examiner cette affaire. Nous pouvons à loisir & sans bruit faire nos recherches, les recueillir, y joindre nos réflexions, & reprenant autant qu’il se peut la trace de toutes ces manœuvres dont nous découvrons déjà les vestiges, fournir à ceux qui viendront après nous un fil qui les guide & dans ce labyrinthe. Si nous pouvions conférer avec J. J. sur tout cela, je ne doute point que nous ne tirassions de lui beaucoup de lumieres qui resteront à jamais éteintes, & que nous ne fussions surpris nous-mêmes de la facilite avec laquelle quelques mots de sa part expliqueroient des énigmes qui sans cela demeureront peut-être impénétrables par l’adresse de ses ennemis. Souvent dans mes entretiens avec lui j’en ai reçu de son propre mouvement des éclaircissemens inattendus sur des objets que j’avois vus bien differens, faute d’une circonstance que je n’avois pu deviner & qui leur donnoit un tout autre aspect. Mais, gêne par mes engagemens & force de supprimer mes objections, je me suis souvent refuse malgré moi aux solutions qu’il sembloit m’offrir, pour ne pas paroître instruit de ce que j’étois contraint de lui taire.

Si nous nous unissons pour former avec lui une société sincere & sans fraude, une fois sur de notre droiture & d’être estime de nous, il nous ouvrira son coeur sans peine, & recevant dans les nôtres le épanchemens auxquels il est naturellement si dispose, nous en pourrons tirer de quoi former de précieux mémoires dont d’autres générations sentiront la valeur, & qui du moins les mettront à portée de discuter [437] contradictoirement des questions aujourd’hui décidées sur le seul rapport de ses ennemis. Le moment viendra, mon azur me l’assure, ou sa défense aussi persilleuse aujourd’hui qu’inutile, honorera ceux qui s’en voudront charger, & les couvrira, sans aucun risque, d’une gloire aussi belle aussi pure que la vertu généreuse en puisse obtenir ici-bas.

LE FRANÇOIS. Cette proposition est tout-à-fait de mon goût, & j’y consens avec d’autant plus de plaisir que c’est peut-être le seul moyen qui soit en mon pouvoir de réparer mes torts envers un innocent persécute, sans risque de m’en faire à moi-même. Ce n’est pas que la société que vous me proposez soit tout-a-fait sans péril. L’extrême attention qu’on a sur tous ceux qui lui parlent, même une seule fois, ne s’oubliera pas pour nous. Nos à Messieurs ont trop vu ma répugnance à suivre leurs erremens & à circonvenir comme eux un homme dont ils m’avoient fait de si affreux portraits, pour qu’ils ne soupçonnent pas tout au moins qu’ayant change de langage à son égard, j’ai vraisemblablement aussi change d’opinion. Depuis long-tems déjà, malgré vos précautions & les siennes vous êtes inscrit comme suspect sur leurs registres, & je vous préviens que de maniere ou d’autre, vous ne tarderez pas à sentir qu’ils se sont occupes de vous: ils sont trop attentifs à tout ce qui approche de J. J. pour que personne leur puisse échapper; moi sur-tout qu’ils ont admis dans leur demi-confidence, je suis sur de ne pouvoir approcher de celui qui en fut l’objet sans les inquiéter beaucoup. Mais je tacherai de [438] me conduire sans fausseté de maniere à leur donner le moins d’ombrage qu’il sera possible. S’ils ont quelque sujet de me craindre, ils en ont aussi de me ménager, & je me flatte qu’ils me connoissent trop d’honneur pour craindre des trahisons d’un homme qui n’a jamais voulu tremper dans les leurs.Je ne refuse donc pas de le voir quelquefois avec prudence & précaution: il ne tiendra qu’à lui de connoître que je partage vos sentimens à son égard, & que si je ne puis lui révéler les mysteres de ses ennemis, il verra du moins que force de me taire je ne cherche pas à le tromper.

Je concourrai de bon coeur avec vous pour derober à leur vigilance & transmettre à de meilleurs tems les faits qu’on travaille à faire disparoître, & qui fourniront un jour de puissans indices pour parvenir à la connoissance de la vérité. Je sais que ses papiers déposés en divers tems avec plus de confiance que de choix en des mains qu’il crut fidelles, sont tous passes dans celles de ses perfécuteurs, qui n’ont pas manque d’anéantir ceux qui pouvoient ne leur pas convenir & d’accommoder à leur gré les autres; ce qu’ils ont pu faire à discrétion, ne craignant ni examen ni versification de la part de qui que ce fut, ni surtout de gens intéressés à découvrir & manifester leur fraude. Si depuis lors il lui reste quelques papiers encore, on les guette pour s’en emparer au plus tard à sa mort, & par les mesures prises, il est bien difficile qu’il en échappé aucun aux mains commises pour tout saisir. Le seul moyen qu’il ait de les conserver est de les déposer secrètement, s’il est possible, en des mains vraiment fidelles & sures. Je m’offre à partager [439] avec vous les risques de ce dépôt, & je m’engage à n’épargner aucun soin pour qu’il paroisse un jour aux yeux du public tel que je l’aurai reçu, augmente de toutes les observations que j’aurai pu recueillir tendantes à dévoiler la vérité. Voilà tout ce que la prudence me permet de faire pour l’acquit de ma conscience, pour l’intérêt de la justice, & pour le service de la vérité.

ROUSSEAU. Et c’est aussi tout ce qu’il désire lui-même. L’espoir que sa mémoire soit rétablie un jour dans l’honneur qu’elle mérite, & que ses livres deviennent utiles par l’estime due à leur auteur est désormais le seul qui peut le flatter en ce monde. Ajoutons-y de plus la douceur de voir encore deux coeurs honnêtes & vrais s’ouvrir au sien. Tempérons ainsi l’horreur de cette solitude ou l’on le force de vivre au milieu du genre-humain. Enfin sans faire en sa faveur d’inutiles efforts qui pourroient causer de grands désordres, & dont le succès même ne le toucheroit plus, ménageons-lui cette consolation pour sa derniere heure que des mains amies lui ferment les yeux.

Fin du dernier Dialogue.

[441]

HISTOIRE DU PRÉCÉDENT ÉCRIT

Je ne parlerai point ici du sujet ni de l’objet ni de la forme de cet Ecrit. C’est ce due j’ai fait dans l’avant-propos qui le précede. Mais je dirai quelle étoit sa destination, quelle a été sa destinée, & pourquoi cette copie se trouve ici.

Je m’étois occupe durant quatre ans de ces Dialogues malgré les errement de coeur qui ne me quittoit point en y travaillant, & je touchois a la fin de cette douloureuse tache, sans savoir sans imaginer comment en pouvoir faire usage & sans me résoudre sur ce que je tenterois du moins pour cela. Vingt ans d’expérience m’avoient appris quelle droiture & quelle fidélité je pouvois attendre de ceux qui m’entouroient sous le nom d’amis. Frappe sur-tout de l’insigne duplicité de * * *., que j’avois estime au point de lui confier mes confessions, & qui du plus sacre dépôt de l’amitié n’avoit fait qu’un instrument d’imposture & de trahison, que pouvois-je attendre des gens qu’on avoit mis autour cie moi depuis ce tems-la, & dont toutes les manœuvres.[442] m’annonçoient si clairement les intentions? Leur confier mon manuscrit n’étoit autre chose que vouloir le remettre moi-même a mes persécuteurs, & la maniere dont j’étois enlace ne me laissoit plus le moyen d’aborder personne autre.

Dans cette situation, trompe dans tous mes choix & ne trouvant plus que perfidie & fausseté parmi les hommes, mon ame exaltée par le sentiment de son innocence & par celui de leur iniquité s’éleva par un élan jusqu’au siège de tout ordre, & de toute vérité, pour y chercher les ressources que je n’avois plus ici-bas. Ne pouvant plus me confier a aucun homme qui ne me trahit, je résolus de me confier uniquement à la providence & de remettre à elle seule l’entiere disposition du dépôt que je desirois laisser en de sures mains.

J’imaginai pour cela de faire une copie au net de cet écrit & de la déposer dans une Eglise sur un Autel, & pour rendre cette démanche aussi solennelle qu’il étoit possible, je choisis le grand Autel de l’Eglise de Notre Dame, jugeant que par-tout ailleurs mon dépôt seroit plus aisément cache ou détourne par les Cures ou par les Moines, & tomberoit infailliblement dans les mains de mes ennemis, au lieu qu’il pouvoit arriver que le bruit de cette action fit parvenir mon manuscrit jusques sous les yeux du Roi; ce qui étoit tout ce que j’avois [443] à désirer de plus favorable, & qui ne pouvoit jamais arriver en m’y prenant de toute autre façon.

Tandis que je travaillois à transcrire au net mon écrit, je méditois sur les moyens d’exécuter mon projet, ce qui n’étoit pas fort facile & surtout pour un homme aussi timide que moi. Je pensai qu’un samedi, jour auquel toutes les semaines on va chanter devant l’Autel de Notre Dame un motet durant lequel le Choeur reste vide, seroit le jour ou j’aurois le plus de facilite d’y entrer, d’arriver jusqu’à l’Autel & d’y placer mon dépôt. Pour combiner plus surement ma démarche, j’allai plusieurs fois de loin en loin examiner l’état ces choses & la disposition du Choeur & de ses avenues; car ce que j’avois a redouter c’étoit d’être retenu au passage, sur que des-lors mon projet étoit manque. Enfin mon manuscrit étant prêt je l’enveloppai, & j’y mis la suscription suivante.

DÉPÔT REMIS A LA PROVIDENCE

«Protecteur des opprimes, Dieu de justice & de vérité, reçois ce dépôt que remet sur ton Autel & confie à ta providence un étranger infortune, seul sans appui sans défenseur sur la terre, outrage, moque, diffame, trahi de toute une génération, charge [444] depuis quinze ans à l’envi de traitemens pires que la mort & d’indignités inouies jusqu’ici parmi les humains, sans avoir pu jamais en apprendre au moins la cause. Toute explication m’est refusée, toute communication m’est ôtée, je n’attends plus des hommes aigris par leur propre injustice qu’affronts mensonges & trahisons. Providence éternelle, mon seul espoir est en toi; daigne prendre mon dépôt sous ta garde & le faire tomber en des mains jeunes & fidelles, qui le transmettent exempt de fraude à une meilleure génération; qu’elle apprenne, en déplorant mon sort, comment fut traite par celle-ci un homme sans fiel & sans fard, ennemi de l’injustice, mais patient a l’endurer, & qui jamais n’a fait ni voulu ni rendu de a mal à personne. Nul n’a droit, je le sais, d’espérer un miracle, pas même l’innocence opprimée & méconnue. Puisque tout doit rentrer dans l’ordre un jour, il suffit d’attendre. Si donc mon travail est a perdu, sil doit être livre à mes ennemis & par eux détruit ou défigure, comme cela paroît inévitable, je n’en compterai pas moins sur-ton oeuvre, quoique j’en ignore l’heure & les moyens, & après avoir fait, comme je l’ai du, mes efforts pour y concourir, j’attends avec confiance, je me repose sur ta justice, & me résigne à ta volonté.»

[445] Au verso du titre & avant la premiere page étoit écrit ce qui suit.

«Qui que vous soyez que le Ciel a fait l’arbitre de cet écrit, quelque usage que vous ayez résolu d’en faire, & quelque opinion que vous ayez de l’Auteur, cet Auteur infortune vous conjure par vos entrailles humaines & par les angoisses qu’il a souffertes en l’écrivant, de n’en disposer qu’après l’avoir lu tout entier. Songez que cette grace que vous demande un coeur brise de douleur, est un devoir d’équité que le Ciel vous impose.»

Tout cela fait, je pris sur moi mon paquet, & je me rendis le samedi 24 février 1776 sur les deux heures a Notre-Dame dans l’intention d’y présenter le même jour mon offrande.

Je voulus entrer par une des portes latérales par laquelle je comptois pénétrer dans le Choeur. Surpris de la trouver fermée, j’allai passer plus bas par l’autre porte latérale qui donne dans la nef. En entrant, mes yeux furent frappes d’une grille que je n’avois jamais remarquée & qui separoit de la nef la partie des bas-cotes [446] qui entoure le Choeur. Les portes de cette grille étoient fermées, de sorte que cette partie des bas-cotes dont je viens de parler étoit vide & qu’il m’étoit impossible d’y pénétrer. Au moment ou j’apperçus cette grille je fus saisi d’un vertige comme un homme qui tombe en apoplexie, & ce vertige sut suivi d’un bouleversement dans tout mon être, tel que je ne me souviens pas d’en avoir éprouve jamais un pareil. L’Eglise me parut avoir tellement change de face que doutant si j’étois bien dans Notre-Dame, je cherchois avec effort à me reconnoître & a mieux discerner ce que je voyois. Depuis trente-six ans que je suis à Paris, j’étois venu sort souvent & en divers tems à Notre-Dame; j’avois toujours vu le passage autour du Choeur ouvert & libre, & je n’y avois même jamais remarque ni grille ni porte autant qu’il put m’en souvenir. D’autant plus frappe de cet obstacle imprévu que je n’avois dit mon projet à personne, je crus dans mon premier transport voir concourir le Ciel même à l’oeuvre d’iniquité des hommes & le murmure d’indignation qui m’échappa ne peut être conçu que par celui qui sauroit se mettre à ma place, ni excuse que par celui qui sait lire au fond des coeurs.

Je sortis rapidement de l’Eglise, résolu de n’y rentrer de mes jours, & me livrant à toute mon agitation, je courus tout le reste du jour, errant de toutes parts sans [447] l’avoir ni ou j’étois ni ou j’allois, jusqu’à ce que n’en pouvant plus, la lassitude & la nuit me forcèrent de rentrer chez moi rendu de fatigue & presque hébété de douleur.

Revenu peu-a-peu de ce premier saisissement je commencerai à réfléchir plus posément à ce qui m’étoit arrive, & par ce tour d’esprit qui m’est propre, aussi prompt à me consoler d’un malheur arrive qu’ai m’effrayer d’un malheur a craindre, je ne tardai pas d’envisager d’un autre oeil le mauvais succès de ma tentative. J’avois dit dans ma suscription que je n’attendois pas un miracle, & il étoit clair néanmoins qu’il en auroit falu un pour faire réussir mon projet: car l’idée que mon manuscrit parviendroit directement au Roi, & que ce jeune Prince prendroit lui-même la peine de lire ce long écrit, cette idée, dis-je, étoit si folle que je m’étonnois moi-même d’avoir pu m’en bercer un moment. Avois-je pu douter que quand même l’éclat de cette démarche auroit fait arriver mon dépôt jusqu’à la Cour, ce n’eut été que pour y tomber, non dans les mains du Roi, mais dans celles de mes plus malins pers2cuteurs ou de leurs amis, & par conséquent pour être ou tout-a-fait supprime ou défigure selon leurs vues pour le rendre funeste à ma mémoire? Enfin le mauvais succès de mon projet dont je m’étois si fort affecte, me parut, à force d’y réfléchir [448] un bienfait du Ciel qui m’avoit empêche d’accomplir un dessein si contraire à mes intérêts; je trouvai que c’étoit un grand avantage que mon manuscrit me fut reste pour en disposer plus sagement, & voici l’usage que je résolus d’en faire.

Je venois d’apprendre qu’un homme de lettres de ma plus ancienne connoissance avec lequel j’avois eu quel que liaison, que je n’avois point cesse d’estimer, & qui passoit une grande partie de l’année à la campagne, étoit a Paris depuis peu de jours. Je regardai la nouvelle de son retour comme une direction de la providence, qui m’indiquoit le vrai dépositaire de mon manuscrit. Cet homme étoit, il est vrai, Philosophe, Auteur, Académicien, & d’une Province dont les habitans n’ont pas une grande réputation de droiture: mais que faisoient tous ces préjugés contre un point aussi bien établi que sa probité l’étoit dans mon esprit? L’exception, d’autant plus honorable qu’elle étoit rare ne faisoit qu’augmenter ma confiance en lui, & quel plus digne instrument le Ciel pouvoit-il choisir pour son oeuvre, que la main d’un homme vertueux?

Je me détermine donc; je cherche sa demeure; enfin je la trouve, & non sans peine. Je lui porte mon manuscrit, & je le lui remets avec un transport de joie avec un battement de coeur qui fut peut-être le plus [449] digne hommage qu’un mortel ait pu rendre à la vertu. Sans savoir encore de quoi il s’agissoit, il me dit en le recevant qu’il ne seroit qu’un bon & honnête usage de mon dépôt. L’opinion que j’avois de lui me rendoit cette assurance très-superflue.

Quinze jours après je retourne chez lui, fortement persuade que le moment étoit venu ou le voile de ténèbres qu’on tient depuis vingt ans sur mes yeux alloit tomber, & que de maniere ou d’autre, j’aurois démon dépositaire des éclaircissemens qui me paroissoient devoir nécessairement suivre de la lecture de mon manuscrit. Rien de ce que j’avois prévu n’arriva. Il me parla de cet écrit comme il m’auroit parle d’un ouvrage de littérature que je l’aurois prie d’examiner pour n’en dire son sentiment. Il me parla de transpositions à faire pour donner un meilleur ordre a mes matieres: mais il ne me dit rien de l’effet qu’avoit fait sur lui mon écrit ni de ce qu’il pensoit de l’auteur. Il me proposa seulement de faire une édition correcte de mes œuvres en me demandant pour cela mes directions. Cette même proposition qui m’avoit été faite, & même avec opiniâtreté par tous ceux qui m’ont entoure me fit penser que leurs disposition & les siennes étoient les mêmes. Voyant ensuite que sa proposition ne me plaisoit point il offrit de me rendre mon dépôt. Sans accepter cette offre je le priai seulement [450] de le remettre à quelqu’un plus jeune que lui, qui put survivre assez & à moi & à mes persécuteurs pour pouvoir, le publier un jour sans crainte d’offenser personne. Ils s’attacha singulièrement à cette derniere idée, & il m’a paru par la suscription qu’il a faite pour l’enveloppe du paquet, & qu’il m’a communiquée, qu’il portoit tous ses soins à faire en sorte, comme je l’en ai prie que le manuscrit ne fut point imprime ni connu avant la fin du siecle présent. Quant à l’autre partie de mon intention, qui étoit qu’après ce terme, l’écrit fut fidellement imprimé & publie, j’ignore ce qu’il a fait pour la remplir.

Depuis lors j’ai cesse d’aller chez lui. II m’a fait deux ou trois visites que nous avons eu bien de la peine à remplir de quelques mots indifférens, moi n’ayant plus rien à lui dire, & lui ne voulant une rien dire du tout.

Sans porter un jugement décisif sur mon dépositaire, je sentis que j’avois manque mon but & que vraisemblablement j’avois perdu mes peines & mon dépôt: mais, je ne perdis point encore courage. Je me dis que mon mauvais succès venoit de mon mauvais choix; qu’il faloit être bien aveugle & bien prévenu pour me confier à un François trop jaloux de l’honneur de sa nation pour en manifester l’iniquité, à un homme age trop prudent trop circonspect pours’échauffer pour la justice & pour la défense d’un opprime. Quand j’aurois cherche tout exprès [451] le dépositaire le moins propre a remplir mes vues, je n’aurois pas pu mieux choisir. C’est donc ma faute si j’ai mal réussi; mon succès ne dépend que d’un meilleur choix.

Bercé de cette nouvelle espérance je me remis a transcrire & mettre au net avec une nouvelle ardeur: tandis que je vaquois à ce travail un jeune Anglois que j’avois eu pour voisin a Wootton passa par Paris revenant d’Italie & me vint voir. Je fis comme tous les malheureux qui croyent voir, dans tout ce qui leur arrive, une expresse direction du sort. Je me dis; voilà le dépositaire que la providence m’a choisi; c’est elle qui me l’envoyé, elle n’a rebute mon choix que pour m’amener au sien. Comment avois-je pu ne pas voir que c’étoit un jeune homme un étranger qu’il me faloit, hors du tripot des auteurs, loin des intrigans de ce pays, sans intérêt de me nuire & sans passion contre moi? Tout cela me parut si clair que, croyant voir le doigt de Dieu dans cette occasion fortuite je me pressai de la saisir. Malheureusement ma nouvelle copie n’étoit pas avancée; mais je me hâtai de lui remettre le qui étoit fait, renvoyant à l’année prochaine à lui remettre le reste si, comme je n’en doutois pas, l’amour de la vérité lui donnoit le zele de revenir le chercher.

Depuis son départ de nouvelles réflexions ont jette [452] dans mon esprit des doutes sur la sagesse de tous ces choix; je ne pouvois ignorer que depuis long-tems nul ne m’approche qui ne soit expressément envoyé, & que me confier aux gens qui m’entourent c’est me livrer à mes ennemis. Pour trouver un confident fidelle il auroit falu l’aller chercher loin de moi parmi ceux dont je ne pouvois approcher. Mon espérance étoit donc vaine, toutes mes mesures étoient fausses, tous mes soins étoient inutiles, & je devois être fur que l’usage le moins criminel que seroient de mon dépôt ceux qui je l’allois ainsi confiant seroit de l’anéantir.

Cette idée me suggéra une nouvelle tentative don’t attendis plus d’effet. Ce fut d’écrire une espece de billet circulaire adresse à la nation Françoise, d’en faire plusieurs copies & de les distribuer aux promenades & dans les rues aux inconnus dont la physionomie me plairoit le plus. Je ne manquai pas d’argumenter à ma maniere ordinaire en faveur de cette nouvelle résolution. On ne me laisse de communication, une disois-je, qu’avec des gens apostes par mes perfécuteurs. Me confier à quel-qu’un qui m’approche n’est autre chose que me confier à eux. Du moins parmi les inconnus il s’en peut trouver qui soyent de bonne foi: mais quiconque vient chez moi n’y vient qu’à mauvaise intention; je dois être sur de cela.

[453] Je fis donc mon petit écrit en forme de billet & j’eus la patience d’en tirer un grand nombre de copies. Mais pour en faire la distribution, j’éprouvai un obstacle que je n’avois pas prévu, dans le refus de le recevoir par ceux à qui je le présentois. La suscription étoit, A tout François aimant encore la justice & la vérité. Je n’imaginois pas que sur cette adresse aucun l’osât refuser; presque aucun ne l’accepta. Tous après avoir lu l’adresse me déclarerent avec une ingénuité qui me fit rire au milieu de ma douleur qu’il ne s’adressoit pas à eux. Vous avez raison, leur disois-je en le reprenant, je vois bien que je m’étois trompe. Voilà la seule parole franche que depuis quinze ans j’aye obtenue d’aucune bouche Françoise.

Econduit aussi par ce cote, je ne me rebutai pas encore. J’envoyai des copies de ce billet en réponse à quelques lettres d’inconnus qui vouloient à toute force venir chez moi, & je crus faire merveilles en mettant au prix d’une réponse décisive à ce même billet l’acquiescement à leur fantaisie. J’en remis deux ou trois autres aux personnes qui m’accostoient ou qui me venoient voir. Mais tout cela ne produisit que des réponses amphigouriques & normandes qui m’attestoient dans leurs auteurs une fausseté à toute épreuve.

Ce dernier mauvais succès, qui devoit mettre le comble [454] à mon désespoir, ne m’affecta point comme les précédens. En m’apprenant que mon sort étoit sans ressources, il m’apprit à ne plus lutter contre la nécessite. Un passage de l’Emile que je me rappellai me fit renter en moi-même & m’y fit trouver ce que j’avois cherche vainement au-dehors. Quel mal t’a fait ce complot? Que t’a-t-il ôte de toi? Quel membre t’a-t-il mutile? Quel crime t’a-t-il fait commettre? Tant nue les hommes n’arracheront pas de ma poitrine le coeur qu’elle enferme pour y substituer, moi vivant, celui d’un mal-honnête homme, en quoi pourront-ils altérer changer détériorer mon être? Ils auront beau faire un J. J. à leur mode, Rousseau, restera toujours le même en dépit d’eux.

N’ai-je donc connu la vanité de l’opinion que pour me remettre son joug aux dépens de la paix de mon ame & du repos de mon coeur? Si les hommes veulent me voir autre que je ne suis, que m’importe? L’essence de mon être est-elle dans leurs regards? S’ils abusent & trompent sur mon compte les générations suivantes, que m’importe encore? Je n’y serai plus pour être victime de leur erreur. S’ils empoisonnent & tournent à mal tout ce que le désir de leur bonheur m’a fait dire & faire d’utile, c’est à leur dam & non pas au mien. Emportant avec moi le témoignage de ma conscience [455] je trouverai en dépit d’eux le dédommagement de toutes leurs indignités. S’ils étoient dans l’erreur de bonne soi, je pourrois en me plaignant les plaindre encore & gémir sur eux & sur moi; mais quelle erreur peut excuser un système aussi exécrable que celui qu’il suivent à mon égard avec un zele impossible a qualifier; quelle erreur peut faire traiter publiquement en scélérat convaincu le même homme qu’on empêche avec tant de soin d’apprendre au moins de quoi on l’accuse? Dans le rafinement de leur barbarie, ils ont trouve l’art de me faire souffrir une longue mort en me tenant enterre tout vis. S’ils trouvent ce traitement doux il faut qu’ils aient des ames de fange; s’ils le trouvent aussi cruel qu’il l’est, les Phalaris les Agatocle ont été plus débonnaires qu’eux. J’ai donc eu tort d’espérer les ramener en leur montrant qu’ils se trompent; ce n’est pas de cela qu’il s’agit, & quand ils se tromperoient sur mon compte, ils ne peuvent ignorer leur propre iniquité. Ils ne sont pas injustes & mechans envers moi par erreur mais par volonté: ils le sont parce qu’ils veulent l’être, & ce n’est pas à leur raison qu’il faudroit parler, c’est à leurs coeurs dépravés par la haine. Toutes les preuves de leur injustice ne seront que l’augmenter; elle est un grief de plus qu’ils ne me pardonneront jamais.

Mais c’est encore plus à tort que je me suis affecte [456] de leurs outrages au point d’en tomber dans l’abattement & presque dans le désespoir. Comme s’il étoit au pouvoir des hommes de changer la nature des choses, & de m’ôter les consolations dont rien ne peut dépouiller l’innocent! Et pourquoi donc est-il nécessaire a mon bonheur éternel qu’ils me connoissent & me tendent justice? Le Ciel n’a-t-il donc nul autre moyen de rendre mon ame heureuse & de la dédommager des maux qu’ils m’ont fait souffrir injustement? Quand la mort m’aura tire de leurs mains saurai-je & m’inquiéterai-je de savoir ce qui se passe encore a mon égard sur la terre? A l’instant que la barrière de l’éternité s’ouvrira devant moi, tout ce qui est en déca disparoîtra pour jamais, & si je me souviens alors de l’existence du genre-humain, il ne sera pour moi des cet instant même que comme n’existant, deja plus.

J’ai donc pris enfin mon parti tout-a-sait; détache de tout ce qui tient a la terre & des insensés jugemens des hommes, je me résigne a être a jamais défigure parmi eux, sans en moins compter sur le prix de mon innocence & de ma souffrance. Ma félicite doit être d’un autre ordre; ce n’est plus chez eux que je dois la cher-cher, & il n’est pas plus en leur pouvoir de l’empêcher que de la connoître. Destine a être dans cette vie la proie de l’erreur & du mensonge, j’attends l’heure de [457] ma délivrance & le triomphe de la vérité sans les plus chercher parmi les mortels. Détache de toute affection terrestre & délivre même de l’inquiétude de l’espérance ici-bas, je ne vois plus de prise par laquelle ils puissent encore troubler le repos de mon coeur. Je ne réprimerai jamais le premier mouvement d’indignation d’emportement de colere, & même je n’y tache plus; mais le calme qui succède a cette agitation passagere est un état permanent dont rien me peut plus ose tirer.

L’espérance éteinte étouffe bien le désir, mais elle n’anéantit pas le devoir, & je veux jusqu’à la fin remplir le mien dans ma conduite avec les hommes. Je suis dispense désormais de vains efforts pour leur faire connoître la vérité qu’ils sont déterminés a rejetter toujours, mais je ne le suis pas de leur laisser les moyens d’y revenir autant qu’il dépend de moi, & c’est le dernier usage qui me reste a faire de cet écrit. En multiplier incessamment les copies pour les déposer ainsi ca & la dans les mains des gens qui m’approchent seroit excéder inutilement mes forces, & je ne puis raisonnablement espérer que de toutes ces copies ainsi dispersées une seule parvienne entiere a sa destination. Je vais donc me borner a une dont j’offrirai la lecture a ceux de ma connoissance que je croirai les moins injustes les moins prévenus, ou qui quoique lies avec mes pers2cuteurs [458] me paroîtront avoir néanmoins encore du ressort dans l’ame & pouvoir être quelque chose par eux-mêmes. Tous, je n’en doute pas, resteront sourds a mes raisons, insensibles a ma destinée, aussi caches & faux qu’auparavant. C’est un parti pris universellement & sans retour, sur-tout par ceux qui m’approchent. Je sais tout cela d’avance, & je ne m’en tiens pas moins a cette derniere résolution, parce qu’elle est le seul moyen qui reste en mon pouvoir de concourir a l’oeuvre de la providence, & d’y mettre la possibilité qui dépend de moi. Nul ne m’écoutera, l’expérience m’en avertit, mais il n’est pas impossible qu’il s’en trouve un qui m’écoute, & il est désormais impossible que les yeux des hommes s’ouvrent d’eux-mêmes a l’a vérité. C’en est assez pour m’imposer l’obligation de la tentative, sans en espérer aucun succès. Si je me contente de laisser cet écrit après moi, cette proie n’échappera pas aux mains de rapine qui n’attendent que ma derniere heure pour tout saisir & brûler ou falsifier. Mais si parmi ceux qui m’auront lu il se trouvoit un seul coeur d’homme ou seulement un esprit vraiment sensé, mes persécuteurs auroient perdu leur peine, & bientôt la vérité perceroit aux yeux du public. La certitude, si ce bonheur inespéré m’arrive, de ne pouvoir m’y tromper un moment, m’encourage a ce nouvel essai. Je sais d’avance quel ton tous prendront après [459] m’avoir lu. Ce ton sera le même qu’auparavant, ingénu, patelin, bénevole; ils me plaindront beaucoup de voir si noir ce qui est si blanc, car ils ont tous la candeur des Cygnes: mais ils ne comprendront rien a tout ce que j’ai dit la. Ceux-la, juges a l’instant, ne me surprendront point du tout, & me fâcheront très-peu. Mais si, contre toute attente, il s’en trouve un que unes raisons frappent & qui commence a soupçonner la vérité, je ne resterai pas un moment en doute sur cet effet, & j’ai le signe assure pour le distinguer des autres quand même il ne voudroit pas s’ouvrir a moi. C’est de celui la que je serai mon dépositaire, sans même examiner si je dois compter sur sa probité: car je n’ai besoin que de son jugement pour l’intéresser a m’être fidelle. Il sentira qu’en supprimant mon dépôt il n’en tire aucun avantage, qu’en le livrant a mis ennemis il ne leur livre que ce qu’ils ont déjà, qu’il ne peut par conséquent donner, un grand prix a cette trahison, ni éviter tôt ou tard par elle le juste reproche d’avoir fait une vilaine action. Au lieu qu’en gardant mon dépôt il reste toujours le maître de le supprimer quand il voudra, & peut un jour, si des révolutions assez naturelles changent les dispositions du public se faire un honneur infini & tirer de ce même dépôt un grand avantage dont il se prive en le sacrifiant. S’il sait prévoir & s’il peut attendre, il doit en raisonnant [460] bien m’être fidelle je dis plus; quand même. le public persisteroit dans les mêmes dispositions ou il est a mon égard, encore un mouvement très-naturel le portera-t-il tôt ou tard a désirer de savoir au moins ce que J. J. auroit pu dire si on lui eut laisse la liberté de parler. Que mon dépositaire se montrant leur dite alors; vous voulez donc savoir ce qu’il auroit dit, & bien le voila. Sans prendre mon parti, sans vouloir défendre ma cause ni ma mémoire, il peut en se faisant mon simple rapporteur, & restant au surplus, s’il peut, dans l’opinion de tout le monde, jetter cependant un nouveau jour sur le caractere de l’homme juge: car c’est toujours un trait de plus a son portrait de savoir comment un pareil homme osa parler de lui-même.

Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme sensé dispose pour son propre avantage a m’être fidelle, je suis détermine a lui remettre, non-seulement cet écrit, mais aussi tous les papiers qui restent entre mes mains, & desquels on peut tirer un jour de grandes lumieres sur ma destine, puisqu’ils contiennent des anecdotes, des explications, & des faits que nul autre que moi ne peut donner, & qui sont les seules clefs de beaucoup d’énigmes qui sans cela resteront a jamais inexplicables.

Si cet homme ne se trouve point, il est possible au moins que la mémoire de cette lecture restée dans l’esprit [461] de ceux qui l’auront faite, réveille un jour en quelqu’un d’eux quelque sentiment de justice & de commisération, quand long-tems après ma mort, le délire public commencera a s’affoiblir. Alors ce souvenir peut produire en son ame quelque heureux effet que la passion qui les anime arrête de mon vivant, & il n’en faut pas davantage pour commencer l’oeuvre de la providence. Je profiterai donc des occasions de faire connoître cet écrit, si je les trouve, sans en attendre aucun succès. Si je trouve un dépositaire que j’en puisse raisonnablement charger, je le ferai, regardant néanmoins mon dépôt comme perdu & m’en consolant d’avance. Si je n’en trouve point, comme je m’y attends, je continuerai de garder ce que je lui aurois remis, jusqu’à ce qu’a ma mort, si ce n’est plutôt, mes pers2cuteurs s’en saisissent. Ce destin de mes papiers que je vois inévitable ne m’alarme plus. Quoi que fassent les hommes, le Ciel a son tour sera sort oeuvre. J’en ignore le tems les moyens l’espece. Ce que je sais, c’est que l’arbitre suprême est puissant & juste, que mon ame est innocente & que je n’ai pas mérite mon sort. Cela me suffit. Céder désormais a ma destinée, ne plus m’obstiner a lutter contre elle, laisser mes persécuteurs disposer a leur gré de leur proie, rester leur jouet sans aucune résistance, durant le reste de mes vieux & tristes jours, leur abandonner [462] même l’honneur de mon nom & ma réputation dans l’avenir, s’il plaît au Ciel qu’ils en disposent, sans plus m’affecter de rien quoi qu’il arrive; c’est ma derniere résolution. Que les hommes fassent désormais tout ce qu’ils voudront, après avoir fait moi ce que j’ai du, ils auront beau tourmenter ma vie, ils ne m’empêcheront pas de mourir en paix.

FIN.

[463]

COPIE Du Billet circulaire dont il est parle dans l’écrit précédent

A TOUT FRANÇOIS AIMANT ENCORE LA JUSTICE ET LA VÉRITÉ.

François! Nation jadis aimable & douce, qu’êtes-vous devenus? Que vous êtes changes pour un étranger infortune, seul, a votre merci, sans appui, sans défenseur, mais qui n’en auroit pas besoin chez un peuple juste; pour un homme sans fard & sans fiel, ennemi de l’injustice, mais patient a l’endurer, qui jamais n’a fait ni voulu ni rendu de mal a personne, & qui depuis quinze ans plongé traîné par vous dans la fange de l’opprobre & de la diffamation, se voit se sent charger a l’envi d’indignités inouies jusqu’ici parmi les humains, sans avoir pu jamais en apprendre au moins la cause! C’est donc-la votre franchise votre douceur votre hospitalité? Quittez ce vieux nom de Francs; il doit trop vous faire rougir. Le persécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre de ceux qui vous guident dans l’art de rendre un mortel malheureux. Ils vous ont persuade, je n’en [464] doute pas; ils vous ont prouve même, comme cela est toujours facile en se cachant de l’accuse, que je méritois ces traitemens indignes, pires cent fois que la mort. En ce cas, je dois me résigner; car je n’attends ni ne yeux d’eux ni de vous aucune grace; mais ce que je veux & qui m’est du tout au moins, après une condamnation si cruelle & si infamante, c’est qu’on m’apprenne enfin quels sont mes crimes, & comment & par qui j’ai été juge!

Pourquoi faut-il qu’un scandale aussi si public soit pour moi seul un mystère impénétrable? A quoi bon tant de machines de ruses de trahisons de mensonges pour cache au coupable ses crimes qu’il doit savoir mieux que personne s’il est vrai qu’il les ait commis? Que si, pour des raisons qui me passent, persistant a m’ôter un droit* [*Quel homme de bon sens croira jamais qu’une aussi criante violation de la loi naturelle & du droit des gens puisse avoir pour principe une vertu? S’il est permis de dépouiller un mortel de son état d’homme, ce ne peut être qu’après l’avoir juge, mais non pas pour le juger. Je vois beaucoup & ardens exécuteurs, mais je n’ai point apperçu de juge. Si tels sont les préceptes d’équité de la philosophie moderne, malheur sous ses auspices au foible innocent & simple; honneur & gloire aux intrigans cruels & ruses] dont on n’a prive jamais aucun criminel, vous avez résolu d’abreuver le reste de mes tristes jours d’angoisses de dérision d’opprobres, sans vouloir que je sache pour-quoi, sans daigner écouter mes, griefs mes raisons mes [465] plaintes, sans me permettre même de parler;* [*De bonnes raisons doivent toujours être acceptées sur-tout de la part d’un accuse qui se défend ou d’un opprime qui se plaint; & si je n’ai rien de solide a dite, que ne me laisse-t-on parler en liberté! C’est le plus sur moyen de décrier tout-a-fait ma cause & de justifier pleinement mes accusateurs. Mais tant qu’on m’empêchera de parler ou qu’on refusera de m’entendre, qui pourra jamais sans témérité prononcer que je n’avois rien a dire?] j’éleverai au Ciel pour toute défense un coeur sans fraude & des mains pures de tout mal, lui demandant, non, peuple cruel, qu’il me venge & vous punisse, (ah qu’il éloigne de vous tout malheur & toute erreur!) mais qu’il ouvre bientôt a ma vieillesse un meilleur asyle ou vos outrages ne m’atteignent plus.

P. S. François, on vous tient dans un délire qui ne cessera pas de mon vivant. Mais quand je n’y serai plus, que, l’accès sera passe, & que votre animosité cessant d’être attisée, laissera l’équité naturelle parler a vos coeurs, vous regarderez mieux, je l’espere, a tous les faits, dits, écrits que l’on m’attribue en se cachant de moi très-soigneusement, a tout ce qu’on vous fait croire de mon caractere, a tout ce qu’on vous fait faire par bonté pour moi. Vous serez alors bien surpris! &, moins contens de vous que vous ne l’êtes, vous trouverez, j’ose vous le prédire, ha lecture de ce billet plus intéressante qu’elle ne peut [466] vous paroître aujourd’hui. Quand enfin ces Messieurs, couronnant toutes leurs bontés, auront publie la vie de l’infortune qu’ils auront fait mourir de douleur; cette vie impartiale & fidelle qu’ils préparent depuis long-tems avec tant de secret & de soin, avant que d’ajouter soi a leur dire & a leurs preuves, vous rechercherez, je m’assure, la source de tant de zele, le motif de tant de peine, la conduite sur-tout qu’ils eurent envers moi de mon vivant. Ces recherches bien faites, je consens, je le déclare, puisque vous voulez me juger sans m’entendre, que vous jugiez entr’eux & moi sur leur propre production.

FIN.

Fin du second Volume des Mémoires.


public domain mark