JEAN JACQUES ROUSSEAU

COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,

IN-4°, 1780-1789.

VOLUME 13

Supplément
à la collection
des œuvres
de
J.J. Rousseau, tome premier

L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.

J.M. GALLANAR, ÉDITEUR


TABLE

Observations sur le Discours qui a remporté le Prix de l’Académie de Dijon.... p. 1.

Observations de M. Gautier sur la Lettre de M. Rousseau à M. Grimm... p.4.

Discours de M. le Roi... prononcé le Août 1751 dans les Écoles de Sorbonne p. 19.

Réfutation du Discours l’Académie de Dijon par M. Gautier.... p. 47

Réfutation du Discours...l’Académie de Dijon....par un Académicien de Dijon p.71.

Addition à la Réfutations précédente .... p.151.

Réfutation du Observations de M. J.J. Rousseau. p.153

Désaveu de l’Académie de Dijon, au sujet de la Réfutation.... p.180.

Observations de M. Le Cat Secrétaire de l’Académie des Sciences de Rouen.... p.182.

Réponse du Discours ...par le Roi de Pologne p.196.

Discours ...Sciences et de Arts ...M. de Borde p.212

Arrêt de la Cour de Parlement...Emile p. 242.

Mandement de Monseigneur l’Archevêque de Paris.... p 248.

Genève ou description...Gouvernement p.274.

Déclarations des Pasteurs de Genève p. 293.

Lettre de M. d’Alembert à M. Rousseau p. 300.

Lettre de M. Serre p. 343.

La Découverte du Nouveau Monde, Tragédie p. 349.

Fragmens d’Iphis... p. 383.

Ode latine au roi de Sardaigne suivie de sa traduction p. 394.

Le Verger des Charmettes p. 403.

Épitre à M. Bordes p. 412.

Épitre à M. Parisot p. 417.

Énigme p. 429.

Virelai à Madame la baronne de Warens p. 429.

Vers pour Madame de Fleurieu p. 430

Vers à Mlle. Th. P. 431.

Mémoire ...Gouverneur de Savoye p. 432

Mémoire remis a M. Boudet Antonin p. 436.

Lettres Divers pp.441-612.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

GUILLAUME-THOMAS-FRANÇOIS RAYNAL

OBSERVATIONS
SUR LE DISCOURS QUI A REMPORTE
LE PRIX DE l’ACADÉMIE DE DIJON EN l’ANNÉE 1750,
SUR CETTE QUESTION PROPOSÉE PAR LA MÊME ACADÉMIE
Si le rétablissement des Sciences & des Arts
a contribué à épurer les moeurs.

[1751, juin. (Mercure de France, tome II) == Du Peyrou/Moultou 1780-89 (1782) quarto édition, t. XIII, pp. 1-3; (SUPPLEMENT t. I).]

OBSERVATIONS
Sur le Discours qui a remporté
le Prix
de l’Académie
de Dijon
en l’année 1700,
sur cette Question proposée par
la même Académie: Si le rétablissement
des Sciences
& des Arts
a contribué
à épurer
les moeurs.*

[*Ces observerons parurent dans un des volumes du Mercure de France de l’année 1751, & M. Rousseau y répondit par une Lettre à M. L’Abbé Raynal, qui étoit alors l’Auteur du Mercure qui parut dans le 2e. vol. de juin de cette année: cette Lettre de M. Rousseau se trouvé à la page 61 du second volume des Mélanges. [V. LETTRE A. M. L’ABBÉ DE RAYNAL, AUTEUR DU MERCURE DE FRANCE]]

[1] L’Auteur du Discours Académique qui a remporté le prix à l’Académie de Dijon, est invité par des personnes qui prennent intérêt au bon & au vrai qui y régnent, à publier ce Traité plus ample, qu’il avoit projetté & depuis supprimé.

On espere que le Lecteur y trouveroit des éclaircissemens & des modifications à plusieurs propositions générales, susceptibles d’exceptions & de restrictions. Tout cela ne pouvoit entrer dans un Discours Académique, limité à un court espace. Cette sorte de style non plus n’admet peut-être pas de pareils détails, & ce seroit d’ailleurs paroître se défier trop des lumieres & de l’équité de ses Juges.

C’est ce que des personnes bien intentionnées ont voulu faire entendre à certains Lecteurs hérissés de difficultés & peut être de mauvaise humeur de voir le luxe trop vivement attaqué. Ils se sont récriés sur ce que l’Auteur semble, disent-ils, préférer la situation où étoit l’Europe avant le renouvellement [2] des sciences, état pire que l’ignorance par le faux savoir ou le jargon scholastique qui étoit en regne.

Ils ajoutent que l’Auteur préfère la rusticité à la politesse, & qu’il fait main basse sur tous les Savans & les Artistes. Il auroit dû, disent-ils, encore marquer le point d’où il part pour désigner l’époque de la décadence, & en remontant à cette premiere époque, faire comparaison des moeurs de ce tems-là avec les nôtres. Sans cela nous ne voyons point jusqu’où il faudroit remonter, à moins que ce ne soit au tems, des Apôtres.

Ils disent de plus, par rapport au luxe, qu’en bonne politique on fait qu’il doit être interdit dans lis petits états, mais que le cas d’un Royaume tel que la France, par exemple, est tout différent. Les raisons en sont connues.

Enfin voici ce qu’on objecte. Quelle conclusion pratique peut on tirer de la These que l’Auteur soutient? Quand on lui accorderoit tout ce qu’il avance sur le préjudice du trop grand nombre de Savans, & principalement de Poetes, Peintres & Musiciens, comme au contraire sur le trop petit nombre de Laboureurs. C’est, dis-je, ce qu’on lui accordera sans peine. Mais quel usage en tirera-t-on? Comment remédier à ce désordre, tant du côté des Princes que de celui des particuliers? Ceux-là peuvent-ils gêner la liberté de leurs sujets par rapport aux professions auxquelles ils se destinent? Et quant au luxe, les loix somptuaires qu’ils peuvent faire n’y remédient jamais à fond; l’Auteur n’ignore pas tout ce qu’il y auroit à dire là-dessus.

Mais ce qui touche de plus près la généralité des Lecteurs, [3] c’est de savoir quel parti ils en peuvent tirer eux-mêmes en qualité de simples & c’est en effet le point important, puisque si l’on pourvoit venir à bout de faire concourir volontairement chaque individu particulier à ce qu’exige le bien public, ce concours unanime seroit un total plus complet, & sans comparaison plus solide, que tous les réglemens imaginables que pourroient faire les Puissances.

Voilà une vaste carriere ouverte au talent de l’Auteur, & puisque la presse roule & roulera vraisemblablement (quoiqu’il en puisse dire) & toujours plus au service du frivole & de pis encore qu’à celui de la vérité, n’est-il pas juste que chacun qui a de meilleures vues & le talent requis, concoure de sa part à y mettre tout le contrepoids dont il est capable?

Il est d’ailleurs des cas où l’on est plus comptable au public d’un second écrit qu’on ne l’étoit du premier. Il n’y a pas beaucoup de Lecteurs à l’on puisse appliquer ce proverbe. A bon entendeur demi mot. On ne sauroit mettre dans un trop grand jour des vérités qui heurtent autant de front le goût général, & il importe à la chicane.

Il est aussi bien des Lecteurs qui les goûteront mieux dans un style tout uni, que sous cet habit de cérémonie qu’exigent des Discours Académiques, & l’Auteur, qui paroît dédaigner toute vaine parure, le préférera sans doute, libéré qu’il sera par-là d’une forme gênante.

P. S. On apprend qu’un Académicien d’une des bonnes villes de France, prépare un Discours en réfutation de celui de l’Auteur. Il y fera sans doute entrer un article contre la suppression totale l’Imprimerie, que bien des gens ont trouvé extrêmement outré.

FIN.

OBSERVATIONS DU M. MÊME M. GAUTIER, Sur la Lettre de M.M. Rousseau À M. Grimm, &c.

[1751, == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 4-18]

OBSERVATIONS DU M. MÊME M. GAUTIER, Sur la Lettre de M.M. Rousseau À M. Grimm, &c. [V. Discours des Sciences et des Arts.]

[4] M. Rousseau trouvé que j’ai tort & qu’il a raison. Sa décision est tout-à~fait naturelle. Me serois-je trompé, en croyant que c’est aux vrais Philosophes, & non à mon adversaire, que je dois m’en rapporter?

Il dit qu’il pense en tout si différemment de moi, que s’il, lui falloit relever tous les endroits où nous ne sommes pas de même avis, il seroit oblige de me combattre, même dans les chose que j’aurois dites comme lui. J’avoue, que j’ai, le malheur de pensercomme, toutes les Académies de l’Europe. M. Rousseau devroitbien avoir un peu d’indulgence pour moi; il ne m’est pas aisé deme défaire tout d’un coup de l’estime que j’ai pour les Auteurs quisont honneur à la République des Lettres, & de me persuader qu’ilsraisonnent tous de travers. Il est difficile d’oublier les Logiquesqu’on a lues, de se faire une nouvelle maniere de juger, & decroire que M. Rousseau est plus éclairé, pense mieux que les Universités & les Académies.Si je disois, par exemple, d’après cet Orateur, que s’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des Sciences& des Arts, ce n’est qu’à ceux qui se sentiront la forcé demarcher seuls sur les traces des Vérulams, des Descartes & des.Newtons, & de les devancer; on me feroit [5] bien des questions auxquelles je ne pourrois répondre sensément, si je n’avois pas encore acquis cette justesse d’esprit qu’on admire dans ses répliques. Il n’y aura donc plus, me diroit-on, de Théologiens, d’Avocats, d’Architectes, de Médecins, &c.? Non, répondrois-je, les Sauvages sont des hommes & ils s’en passent bien. Eh quoi! Voulez-vous donc nous réduire à lacondition des Sauvages, à vivre comme les Hottentots, lesIroquois, les Patagons, les Marocotas? Pourquoi non? Y a-t-ilquelqu’un de ces noms là qui donne l’exclusion à la vertu? Je pourrois faire plusieurs réponses semblables que me fourniroit M. Rousseau; mais si l’on me faisoit des objections qu’il n’auroit pas prévues, je serois fort embarrassé. Je tâcherois, il est vrai, de me tirer d’affaire comme lui. Je me contredirois souvent, afin deme ménage des moyens de défense. Ceux qui aimeroientassez le bien public pour oser m’attaquer, je leur répondroisavec une politesse semblable à celle des Hurons ou des Illinois. Je changerois tellement le sens de leurs réponses, qu’il deviendroitridicule, ou je leur ferois dire tout le contraire de ce qu’ilsauroient dit. J’en imposerois par ce moyen à tous ceux qui seroient assez sots pour être les dupes de mon éloquence, assez paresseux pour rien ne examiner par eux-mêmes. Mais il m’en coûteroit trop poursuivre les traces de M. Rousseau; nos sentiments sont tropopposés. Je ne pourrois jamais me résoudre à dire aux Princes: aimez les talens, protégez ceux qui les cultivent, à cause que lesSciences, les Lettres & les Arts étendent des guirlandes defleurs sur les chaînes de fer dont les Peuples sont chargés, étouffent en eux le sentiment [6] de cette liberté originelle pour laquelle ils sembloient être nés; & leur sont aimer leur esclavage. Je croirois déshonorer les Princes, les Peuples & mon jugement. Je dois donc me consoler dumalheur que j’ai de ne pas penser comme M. Rousseau.

Je remarque cependant qu’il se rapproche peu à peu du sentimentdes gens de Lettres. Il y a lieu d’espérer que s’il compose encorecinq ou six brochures pour prouver qu’on ne l’attaque point, &qu’il continue de répondre en disant qu’il ne répond pas, il seraparfaitement d’accord avec eux. Cela est d’autant plusvraisemblable, qu’il emploie tour l’art possible pour contenter laplupart de ses Lecteurs. Quel que soit votre sentiment, voustrouverez qu’il l’adopté. Si vous dites que c’est participer enquelque sorte à la suprême intelligence que d’acquérir desconnoissances & d’étendre ses lumieres, vous pensez comme M.Rousseau. Prétendez-vous qu’acquérir des connoissances, c’estperdre son tems? Monsieur Rousseau pense tout comme vous. Selonlui, la science est un remede excellent pour les maladies de l’ame;& selon lui, c’est un poison qui corrompt les moeurs. Il convientdes divers genres d’utilité que l’homme peut retirer des Arts &des Sciences, & il assure aussi qu’ils sont vains dans l’objet qu’ils seproposent. Si un homme modéré dit qu’il eût été à desirer qu’on se fut livré aux Sciences avec moins d’ardeur, & qu’il ne faut pas lesapprendre indistinctement à tour le monde. M. Rousseau est deson sentiment. Si vous croyez qu’il ne faut permettre en Europequ’à trois ou quatre génies du premier ordre, de se livrer àl’étude, vous êtes de l’avis [7] de M. Rousseau. Assurez-vous qu’il faut retrancher les Sciences, parce qu’elles sont plus de mal aux moeurs que de bien à la société; c’est-là du Rousseau tout pur. Moi, je dis qu’il nefaut pas brûler les Bibliothèques & détruire les Universités & les Académies, & ce sont-là les propres termes de M. Rousseau. On ne finiroit point si l’ors rapportoit tous les endroits qui marquent les précautions qu’il prend pour plaire à tout le monde.

Il dit que je ne l’entends pas; on voit cependant que j’ai prisson Discours dans le même sens que l’Académie de Dijon, les Journalistes & les Auteurs qui l’ont attaqué. Il seroit sort plaisant qu’il n’eût envoyé à cette Académie qu’un recueil d’énigmes dont personne n’a la clef, & qu’il eût oublié dans son porte-feuille les véritables preuves de la proposition qu’il vouloit établir. Il ajoute que je n’ai point saisi l’état de la question: voilà un bon moyen pour donner le change aux Lecteurs. Montrer que ses raisonnemens sont des sophismes, c’est seule questiondont il s’agit dans la réfutation. J’ai dit dans l’Exorde que je me bornois àmontrer combien la plupart des raisonnemens de M. Rousseau sont défectueux.

Si j’avois voulu prouver que le rétablissement des Sciences acontribué à épurer les moeurs; j’aurois établi le proposition par desfaits, & développé la maniere dont elles influent sur leur pureté. J’aipensé que cette belle matiere ne pouvoit être traitée avec toute ladignité & l’éloquence dont elle est susceptible, que par les meilleuresplumes de l’Europe.

On diroit qu’Omar est le génie qui dirige celle de M. Rousseau.On ne peut voir, sans peine, le vrai qu’on trouvé dans [8] quelques endroits de son Discours, défiguré par les excès oùl’emporte son zele, pour ne pas dire sa fureur de se distinguer.C’est George Fox qui prêche, que c’est un très-grand péché deporter des boutons & des manchettes.

Voyons comment l’Auteur prouve que je n’ai point saisi sonsentiment.Par exemple, M. Gautier prend la peine de m’apprendre qu’il y a des Peuples vicieux qui ne sont pas savans. Je crois que cette observation porte contre le sentimentde M. Rousseau; car en supposant même que les Peuples ignorons ne sont pas plus corrompus que s’ils étoient éclairés, ilest évident que les vices qui régnent parmi nous, pouvant avoirles mêmes causes que ceux des Nations ignorantes, il n’y aaucune nécessité de les rejetter sur la culture des Sciences & desLettres. Lorsqu’un effet peut avoir plusieurs causes, on ne peut, avec raison, l’attribuer à l’une déterminément, qu’on n’ait prouvéqu’il ne provient pas des autres. C’est ce que M. Rousseau n’apoint fait, & n’auroit pu faire plans la supposition que lesSciences pourvoient être une des causes de la dépravation desmoeurs. Ce raisonnement est fondé sur les regles de la Logique; mais cette science est trop fertile en mauvaises choses, selon lui, pour qu’il daigne faire attention à ses préceptes.

J’avois dit, en rapportant son sentiment «Eh! pourquoi n’a-t-on plus de vertu? C’est qu’on cultive les Belles-Lettres, les Sciences les Arts.» Il répond, pour cela précisément. Il donne donc l’exclusion aux causes connues. Donc si l’on n’avoit point cultivé les Lettres en France, on n’auroit point eu de vices; quoiqu’il soit certain par l’histoire, [9] qu’on en avoit pour le moins autant dans les siecles d’ignorance, que dans celui où nous sommes.

M. Rousseau auroit bien dû nous dire, pourquoi il admet diversescauses de corruption dans les autres parties du monde, & qu’il nous accorde le privilege de n’être corrompus que par les Lettres, les Sciences & les Arts. Voilà un phénomene que personne n’avoit remarqué avant lui.

Il est peut-être aussi le seul qui ait la gloire d’avoir dit: La Science, toute belle, toute sublime qu’elle est, n’est point faite pour l’homme, il a l’esprit trop borné pour y faire de, grands progrès, & trop de passions dans le coeur pour n’en pas faire un mauvais usage.... on en abusebeaucoup, on en abuse toujours.

Voilà des Oracles plus clairs & aussi respectables que ceux de Delphes, de Dodone & de Trophonius. En vérité, je suis tenté de croire que M. Rousseau a raison. Les Mémoires de Messieurs de l’Académie des Sciences, ceux de, la Société Royale de Londres, une infinité d’ouvrages particuliers sur les Sciences, sont voir bien clairement qu’elles ne sont point faites pour l’homme, qu’il a l’esprit trop borné pour y faire de grands progrès, & qu’il en abuse toujours. Les meilleurs livres ce Morale, d’Histoire, de Philosophie, &c. ne sont bons qu’à nous rendre malhonnêtes gens.

L’Orateur prononce quelquefois des Oracles qui ne sont pas si clairs;& j’avoue que si entendre un Auteur, signifie appercevoir le rapport de toutes les choses qu’il dit, je n’entends pas toujours les écrits de M. Rousseau. Si les Sciences sont vaines dans leur objet, si ce sont des occupations oiseuses, [10] comme il l’assure, pourquoi, dit-il, qu’elles conviennent à quelques grands génies. Pour bien user de la Science, il faut avoir de grands talens, de grandes vertus; or c’est ce qu’on peut à peine espérer de quelques ames privilégiées. Une ame privilégiée se livrera-t-elle des occupations frivoles? Il faut plusieurs siecles pour trouver des Auteurs qui puissent devancer les Descartes & les Newtons; je consens même que chaque siecle en produise une douzaine, à quoi serviront les efforts de ces grands génies, puisque les Nations, à qui l’on n’aura pas permis de cultiver les Sciences, n’entendront point leurs ouvrages? D’ailleurs, comment saura-t-on si un homme a la forcé de marcher seul sur les traces des Descartes & des Newtons, & comment le saura-t-il lui-même, si l’on n’a point cultivé son esprit? Je pourrois rapporter beaucoup d’autres endroits que je n’entends pas mieux; ainsi ce n’est pas tout-à-fait sans fondement que M. Rousseau m’accuse de ne le pas entendre.

Il dit que je lui prescris les Auteurs qu’il peut citer, & que je récuse ceux qui déposent pour lui. Il vouloit prouver que des Peuples ignorans ont par leurs vertus fait l’exemple des autres Nations. Il donne ce fait comme certain, sur le témoignage de quelques Auteurs: j’en cite d’autres aussi croyables, qui peignent ces mêmes Peuples avec des couleurs fort différentes. Je donne leur autorité comme certaine pour imiter M. Rousseau, & lui faire sentir que des faits tout au moins problématiques, ne sauroient lui servir de preuves. Il y a plus; la certitude même de ces faits ne l’autoriseroit pas à conclure que la culture des Sciences déprave les moeurs: j’en ai [11] dit la raison dans la Critique. Si l’Orateur n’est pas heureux dans les conséquences qu’il tire des faits posés pour principes, c’est, sans doute, la faute des faits & non pas la sienne; pourquoi ne renferment-ils pas les conclusions qu’il en veut déduire?

Il me reproche de m’être contenté dans la seconde partie de mon Discours, de dire non, par-tout où il a dit oui. J’avoue que j’ai eu tort de n’avoir pas mérité le reproche qu’il me fait. Jettons un coup-d’oeil sur ce qu’il appelle ses preuves. Après avoir assigné une fausse origine aux Sciences & aux Arts, il conclut qu’ils la doivent à nos vices. C’est avec la même forcé de raisonnement qu’il prouve que les Sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent. Pour montrer qu’elles sont dangereuses par les effets qu’elles produisent, il dit que la perte irréparable du tems est le premier préjudice qu’elles causent nécessairement à la Société. C’est supposer que les Sciences lui sont inutiles. Selon lui, tandis qu’elles se perfectionnent le courage s’énerve; & il loue la bravoure des François. Il souhaiteroit que nos Troupes eussent plus de forcé & de vigueur, je le souhaite comme lui. On peut les accoutumer aux travaux pénibles, à supporter la rigueur des saisons, sans que les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts en souffrent aucunement. Si la culture des Sciences est nuisible aux qualités guerrieres, elle l’est encore plus aux qualités morales: en voici la preuve: c’est dès nos premieres années qu’une éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Voilà le précis des preuves de M. Rousseau. On voit donc que j’aurois été fondé à dire simplement non, [12] par-tout où il a dit oui; en sorte que lorsqu’il me reproche d’avoit répondu non, c’est comme s’il disoit: je trouvé fort mauvais, Monsieur, que vous ayez fait à mon Discours, les réponses les plus simples & les seules qu’il mérite.

Pourquoi la nature nous a-t-elle imposé des travaux nécessaires, si ce n’est pour nous détourner des occupations oiseuses? Fausse supposition. On fait que les Sciences & les Arts ne sont pas inutiles. Il n’y a pas jusqu’au Discours de M. Rousseau qui n’ait son degré d’utilité, puisqu’il fait sentir combien il est important d’enseigner l’Art de penser. Peut-être même croira-t-on que ç’a été le dessein de l’Auteur, & qu’il a voulu nous donner des instructions dans le goût de celles que les Lacédémoniens donnoient à leurs enfans sur la tempérance.

M. Gautier de voit bien nous dire quel étoit le Pays & le métier de Carnéade. Quelle nécessité y avoir-il de dire de quel Pays étoit ce Philosophe? Ne devois-je pas aussi rapporter ce qu’en disent Cicéron, Pline, Diogene de Laerce, Aulu-Gelle, Valere-Maxime, Elien, Plutarque? &c.

J’ai appelle Carnéade, un des chefs de la troisieme Académie, & on me demande de quel métier il étoit.

M. Gautier, qui me traité par-tout avec la plus grande politesse, n’épargne aucune occasion de me susciter des ennemis.Quel jugement doit-on porter du Discours de M. Rousseau, si montrer qu’il se trompé, c’est lui susciter des ennemis? Tout le mal que je lui souhaite, c’est qu’il pense comme nos Académies.

J’avois dit «les victoires que les Athéniens remporterent [13] sur les Perses & sur les Lacédémoniens mêmes, sont voir que les Arts peuvent s’associer avec la vertu militaire.»Je demande, dit M. Rousseau, si ce n’est pas là une adresse pour rappeller ce que j’ai dit de la défaite de Xerxés, & pour me faire songer ou dénouement de la guerre du Péloponnese. Je demande à mon tour, si l’on peut, sans s’inscrire en faux contre l’Histoire, penser que les Athéniens ayent eu moins de valeur & remporté moins de victoires éclatantes que les Lacédémoniens. Pourroit-on savoir comment cet Auteur a acquis le droit de rejetter les faits historiques les mieux constates, lorsqu’ils sont contraires à son opinion? Seroit-ce en prenant la résolution de n’avoir pas tort? Pour moi, j’ai pris celle de ne dire aucune chose où il trouvé que j’aye raison.

J’ai dit, en parlant des Athéniens: «leur Gouvernement devenu vénal sous Periclès, prend une nouvelle face; l’amour du plaisir étouffe leur bravoure, les fonctions les plus honorables sont avilies, l’impunité multiplie les mauvais Citoyens, les fonds destinés a la guerre sont employés à nourrir la mollesse & l’oisiveté, toutes ces causes de corruption, quel rapport ont-elles aux Sciences?» M. Rousseau veut que ces causes ne soient que des effets de la corruption. J’avoue que différentes causes particulieres peuvent avoir une cause premiere & générale, & que sous cet aspect on peut les appeller effets; mais il n’y a nulle raison de croire que la culture des Sciences est cette premiere cause; puisque toutes celles que je viens de rapporter subsistent dans plusieurs Pays où les Sciences ne furent jamais cultivées. D’ailleurs [14] cette première cause est connue. Periclès fit des changemens qui introduisirent le relâchement & le désordre. M. Rousseau connoit sans doute ce fait, & il ne laissé pas de dire: M. Gautier, feint d’ignorer ce qu’on ne peut pas supposer qu’il ignore en effet, & ce que tous les Historiens disent unanimement, que la dépravation des moeurs & du Gouvernement des Athéniens fut l’ouvrage des Orateurs. M. Rousseau me permettra de ne pas convenir de l’unanimité des Historiens sur le sujet dont il est question. J’avouerai qu’il y avoit des Orateurs qui flattoient le Peuple; mais, comme Plutarque l’a remarqué, les Athéniens qui pendant la paix trouvoient du plaisir. à écouter leurs flatteries, ne suivoient dans les affaires sérieuses que les avis de ceux qui faisoient profession de dire la vérité sans aucun respect humain.

Platon, qui connoissoit parfaitement le Gouvernement & les moeurs des Athéniens, reconnoît que l’excès de leur liberté anéantit leur vertu, que cette liberté excessive avoit sa source dans la sureté où ils croyoient être depuis la victoire de Salamine. Il dit que la crainte étoit un frein nécessaire à leurs esprits.

Justin confirme la vérité de cette réflexion, en disant que leur courage ne survécut pas à Epaminondas. «Délivrés d’un rival qui tenoit leur émulation éveillée, ils tombèrent dans une indolence léthargique. Le fonds des armemens de terre se consume aussi-tôt en jeux & fête. La paye du Soldat & du Matelot se distribue au Citoyen oisif. La vie douce & délicieuse amollit les coeurs, &c.» En tout cela il n’est question d’Orateurs, On sait bien [15] que plusieurs causes concoururent aux mêmes effets. Le sentiment de la Société des gens de Lettres qui travaillent l’Histoire Universelle, est, que la corruption fut amenée chez les Athéniens par l’opulence que leur procurerent leurs victoires. Voyez si Messieurs de Tourreil, Bossuet, Rollin, Lenglet, Mably & autres qui ont parlé des causes de la dépravation des moeurs & du Gouvernement des Athéniens, disent que ce fut l’ouvrage des Orateurs.* [*M. Rousseau doit trouver bien pitoyable cette réflexion de l’illustre Bossuet «Ce que fit la Philosophie pour conserver l’état de la Grece n’est pas croyable. Plus ces Peuples étoient libres, plus il étoit nécessaire d’y établir par de bonnes raisons les réglés des moeurs & celles de la Société. Pythagore, Thalès, Anaxagore, Socrate, Archytas, Platon, Xénophon, Aristote & une infinité d’autres, remplirent la Grece de ces beaux préceptes. Les Postes mêmes, qui étoient dans les mains de tout le Peuple, les instruisoient plus encore qu’ils ne les divertissoient.» (Note de l’Auteur des Observations)]

Les défauts, les vices que les gens de Lettres peuvent avoir de commun avec les ignorans, M. Rousseau les impute aux Sciences. Oh qu’il pense différemment du maître à danser de M. Jourdain! Selon l’un tous les maux viennent de ce qu’on ne cultive pas l’art de la Danse; & selon l’autre, de ce qu’on cultive tous les Arts.

Il m’apprend qu’il y a dans la Gazette d’Utrecht, une pompeuse exposition de la Réfutation de son Discours, &c. Je n’ai aucune part à ce qu’on en a dit dans la Gazette, ou dans d’autres ouvrages. M. Rousseau doit-il trouver mauvais qu’on rende compte au public d’une dispute littéraire, qui est intéressante? Doit-il s’en prendre à moi de ce qu’on trouvé mon Discours plus solide que le sien? Si le voyois dans la Gazette [16] un éloge de son ouvrage, je ne l’accuserois pas de l’y avoir fait inférer; je me contenterois de penser que ceux qui loueroient la justesse de ses raisonnemens ont l’esprit faux.

Il n’est pas vrai, selon M. Gautier, que ce soit des vices des hommes que l’Histoire tire son principal intérêt. Je n’ai pas parlé du principal intérêt de l’Histoire. C’est avec l’Auteur de la Gazette que M. Rousseau doit entrer en lice. J’admire l’adresse qu’il à de déterrer dans une Gazette une réponse qui n’est pas de moi, au lieu de répliquer au miennes. Il demandoit ce que deviendroit l’Histoire, s’il n’y avoit ni Tyrans, ni Guerres, ni Conspirateurs. Ma réponse, qu’il a eu la prudence de ne pas relever, a été mise dans un beau jour par deux

Auteurs* [*L’un a composé un très-beau Discours, qu’on trouvé dans le Mercure de Décembre; l’autre est M. Fréron, qui se fait tant d’honneur par ses Ouvrages.] qui ont pris parti contre lui.

Il avoit dit: à quoi serviroit la Jurisprudence sans les injustices des Hommes? J’avois répondu, qu’aucun Corps politique me pourroit subsister sans Loix, ne fût-il composé que d’Homme justes. M. Rousseau reconnoit cette vérité; or dès que les Loix sont nécessaires, il faut qu’on en ait la connoissance; la Jurisprudence est donc nécessaire. On demande pourtant si je la confonds avec les Loix. Supposons qu’il n’y ait que des loix de toutes especes, relatives à la variété des affaires, au commerce’à la navigation, aux manufactures, aux impôts, aux différens droits des particuliers, aux divers ordres de la Nation? &c. Ces loix nécessairement nombreuses pour un grand Peuple, seront, outre cela, susceptibles de [17] plusieurs interprétations, suivant la diversité des circonstances: l’étude de ces loix suffira donc pour occuper quelques Citoyens, dont les lumieres aideront leurs compatriotes.

Les Lacédémoniens n’avoient ni Jurisconsultes, ni Avocats. Ils avoient des Magistrats & des procédures juridiques. On range sous l’onzieme table des Loix de Lycurgue celles qui concernent les Cours de Justice; & puisqu’il étoit défendu aux jeunes gens d’assister aux plaidoyers, apparemment qu’on plaidoit. Mais supposons les choses telles que les rapporte M. Rousseau: des institutions qui conviennent à une petite société de Soldats, peuvent-elles avoir lieu dans un grand Etat? Je m’en rapporte là-dessus si politique. Mais j’ai de très-bonnes raisons pour ne m’en rapporter qu’aux lecteurs sur ce que je dis dans la Réfutation.On n’y trouvera aucun des raisonnemens faux ou ridicules que M. Rousseau a la bonté de me prêter, pour rappeller sans doute la simplicité de ces premiers tems qui doivent faire honte à notre siecle, à ce siecle malheureux qui est assez corrompu par les Sciences, pour exiger de la bonne foi jusques dans la dispute.

Cependant je reconnoîtrai volontiers qu’il rapporte fidellement quelques réflexions générales, ou qui préparent mes transitions, ou qui sont des suites de quelques raisonnemens. Par exemple, j’avois dit: sous prétexte d’épurer les moeurs, est-il permis d’en renverser les appuis? Il répond: sous prétexte d’éclairer les esprits, faudra-t-il pervertir les ames? Ces réflexions & d’autres semblables, sont peut-être également fondées; & il est surprenant que M. Rousseau qui est résolu, comme il l’assure plusieurs fois, à ne point répliquer, réponde [18] à des bagatelles, préférablement à ce qui renversé ses preuves prétendues. Il est plus surprenant encore que dans la crainte où il est de voir les brochures se transformer en volumes, il en fasse une de trente-une pages, pour dire qu’il ne dira rien.

S’il se défend mal lorsqu’on l’attaque, en revanche il se défend très-bien quand on ne l’attaque pas. Je me borne à un seul exemple: il dit que je lui reproche d’avoir employé la pompe oratoire dans un Discours Académique, & j’ai loué son éloquence en trois ou quatre endroits. Il est vrai que j’ai demandé à quoi tendoient ses éloquentes déclamations; mais il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’être perverti par les Belles-Lettres, pour voir que ce mot, déclamations, tombe sur le défaut de justesse dans ses raisonnemens, & non sur la forcé de son style. Aussi M. Fréron, qui applaudit à l’éloquence de son Discours, dit, avec, raison, qu’il est obligé de ne le regarder que comme une déclamation vague, appuyée sur une Métaphysique fausse, & sur des applications de faits historiques, qui se détruisent par mille faits contraires.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

[L’ABBÉ LE ROY]

DISCOURS DE M. LE ROI, PROFESSEUR DE RHÉTORIQUE AU COLLEGE DU CARDINAL LE MOINE, PRONONCÉ LE 12 AOÛT 1751, DANS LES ECOLES DE SORBONNE, EN PRÉSENCE DE MM. DU PARLEMENT, À L’OCCASION DE LA DISTRIBUTION DES PRIX FONDÉS DANS L’UNIVERSITÉ.[V. Discours des Sciences et des Arts.]

[Août 12, 1751 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 19-46.]

DISCOURS
DE M. LE ROI, PROFESSEUR
DE RHÉTORIQUE
AU COLLEGE
DU CARDINAL
LE MOINE,
PRONONCÉ
LE 12 AOÛT 1751,
DANS LES ECOLES DE SORBONNE,
EN PRÉSENCE
DE MM.
DU PARLEMENT,
À L’OCCASION
DE LA DISTRIBUTION
DES PRIX FONDÉS DANS L’UNIVERSITÉ
.
[par M. le Roi]

Traduit en François par M. B. Chanoine Régulier,
Procureur-Général de l’Ordre de Saint-Antoine.

Des avantages que les Lettres procurent à la Vertu.

[19] MESSIEURS,

Les Lettres ont leurs phénomenes ainsi que la Physique. Comme, à la faveur d’un tems serein on découvre quelquefois dans le Ciel de nouveaux astres, dont l’éclat surprenant arrête nos regards, & dont la marche peu connue fixe l’attention des Astronomes: de même lorsque les Lettres sont le mieux, cultivées, on voit de tems en tems s’élever parmi les Savans des opinions aussi frappantes par leur nouveauté que par leur singularité; & dont les progrès affligeans pour ceux qui les considerent, laissent entrevoir avec peine le fruit que l’on en doit attendre. C’est le cas où nous nous trouvons aujourd’hui, dans un siecle où les Sciences & les Arts ont été portés à un si haut degré de perfection: en effet quoi de plus inoui, que ce qu’on a depuis peu avancé publiquement; que les Lettres sont la principale cause de la corruption des moeurs?

[20] Ce n’est point ici, Messieurs, un jeu d’esprit, ni l’effet de quelque jalousie secrete. Nos adversaires combattent à visage découvert: ce sont des personnages graves; & ce qu’il y a de plus extraordinaire ce sont des hommes très-éloquens.. Ils citent le genre-humain à leur tribunal; & parcourant son histoire comme s’il ne s’agissoit que de l’histoire de la vie d’un seul homme, ils remarquent d’abord, que créé depuis plusieurs siecles, après une longue enfance, loin de devenir plus mûr avec l’âge, il renchérit tous les jours sur ses anciens vices, qu’il se plonge de plus en plus dans le crime, & ne cessé jamais d’être le jouet de quelque passion particuliere ou de toutes ensemble. Indignés à la vue d’une si étrange dépravation, & persuadés d’une part que nos desirs sont l’unique source de nos déréglemens; & de l’autre, qu’on ne desire que ce que l’on connoît; ils osent conclure que la vertu n’a contre le vice d’asyle assuré que dans le sein de l’ignorance, & quel les Sciences & les Arts sont pour l’esprit qui en est orné autant de différens poisons, dont il faut proscrire l’usage.

Nous conviendroit-il d’autoriser ce sentiment par notre silence? & ne devons-nous pas plutôt le soumettre à la censure de cette auguste Assemblée? C’est ici, Messieurs, que les Lettres comparoissent devant vous, non en qualité de suppliantes, comme elles plaident moins pour leur propre intérêt que pour celui de l’humanité, cette posture les déshonoreroit; ni même en qualité de complaignantes, car elles n’ont garde de s’irriter contre ceux que le seul amour de la vertu porte à les insulter: mais remplies d’égards pour tout le monde, elles vous invitent simplement à examiner, si sous prétexte de [21] venger la vertu, on ne lui causeroit pas un extrême préjudice, en lui interdisant tout commerce avec elles.

Quel plus juste motif de confiance pour les Lettres, que de voir l’élite du Royaume s’assembler en foule dans ce lieu, qui a toujours été regardé comme le sanctuaire des Sciences? Ici, Messieurs, même en gardant le silence, vous plaidez éloquemment leur cause; votre présence seule, qui est une preuve de l’attachement que vous avez pour elles, leur répond de la victoire.

Chargé d’acquitter le tribut annuel que nous vous devons, je vais donc parcourir les avantages que les Lettres procurent à la vertu, & vous montrer dans la premiere partie de ce Discours, combien ceux qui les condamnent les connoissent peu: vous verrez dans la seconde que l’expérience & les faits détruisent également les reproches, dont on veut les accabler. Daignez, Messieurs, prêter à ce que je vais dire une oreille favorable.

PREMIERE PARTIE

On peut pardonner aux ignorans l’erreur qui leur fait attribuer aux Lettres l’abus qu’en sont quelquefois ceux qui les cultivent; mais que des savans exercés dans tous les genres d’érudition méconnoissent leur essence & leur destination, & les rendent responsables de tous les maux qu’éprouve le genre humain, c’est un prodige qui a droit de nous surprendre. Il ne manquoit plus que ce dernier trait au tableau des miseres [22] & des égaremens de l’homme que l’on exagere avec tant d’emphase. Qu’est-ce que les Lettres? Sont-elles autre chose, qu’un précieux dépôt conservé dans les Livres, un recueil des préceptes des Sages, qui s’est formé peu-à-peu, & qui répandu dans tout l’Univers sert à éclairer l’esprit, à réformer le coeur, en un mot à perfectionner tout l’homme? Quelle est leur origine? Ne sont-elles pas le fruit de la vertu, qui inspiroit à ces Sages autant de tendresse pour le genre-humain que de zele & d’intelligence?

Mais cette excellence propre aux Lettres, cette origine divine, est précisément ce qu’il s’agit de prouver. Toutes les Sciences, dit-on, sont vaines ou pernicieuses: elles naissent de la superfluité ou de l’amour du plaisir... Ce n’est pas ainsi qu’on pensé tant d’illustres Auteurs chez les profanes; les Platons, les Xénophons, les Cicérons; & parmi les Ecrivains sacrés, les Lactances, les Clémens d’Alexandrie, les Basiles. Ne perdons pas cependant un tems précieux: laissons les autorités pour nous appliquer à connoître ce que les Lettres sont en elles-mêmes; & décidons la question par ce que les Législateurs ont ordonné, plutôt que par ce que les Philosophes ont écrit.

On voudroit que l’homme n’agit jamais que par l’inspiration de la vertu; & que tous les habitans de la terre ne formassent qu’une Cité toute composée d’honnêtes gens. Le plan est magnifique; mais comment l’exécuter sans le secours des Lettres. On répond que l’exemple suit, que l’ignorance supplée aux préceptes. Fort bien: mais quels exemples doit-on attendre d’une multitude grossiere & sauvage! Tels étoient [23] sans contredit les hommes avant l’établissement des Lettres occupés à faire la guerre aux animaux qui leur servoient de nourriture, & presque semblables à eux, ils n’avoient ni loix, ni moeurs. Si quelques-uns doués d’une raison supérieure se portoient à la recherche du bien, privés du secours de l’histoire & des agrémens de la Poésie & de l’éloquence, combien leur voyoit-on faire de vains efforts & de fausses démarches? Pouvoient-ils se donner pour modelés à des Barbares? Peu efficace pour le bien & très-puissant pour le mal, l’exemple est par lui-même une foible ressource. La vertu modeste excite l’envie: son silence même est un reproche sanglant qui confond ouvertement & le crime & l’injustice: pour se faire aimer il faut qu’elle disparoisse: quel charme plus puissant que celui des Lettres pour la rappelle, & pour la faire goûter?

L’ignorance, répond-on, tient les passions dans un engourdissement que les Lettres dissipent. Quelle pitoyable défaite! C’est ici que nos adversaires ne peuvent déguiser la foiblesse de leur cause: en voulant pourvoir à la sureté de la vertu, ils la laissent sans défense, ils la livrent à ses plus cruels ennemis. L’homme naturellement révolté contre la domination aura-t-il, donc besoin des Lettres pour apprendre à secouer le joug de l’obéissance? L’orgueil dont il est radicalement infecté, & qui le rend sourd aux conseils de la raison ne suffit-il pas pour le porter à la révolte? Est-il de maître plus absolu, plus adroit & plus séduisant que lui? L’homme aura-t-il besoin des Lettres pour se livrer à de honteux excès, lui qui se prête si volontiers à la séduction des sens? Et quels docteurs que les sen! [24] Combien leurs piéges sont-ils fréquens, leurs sollicitations éloquentes, leurs flatteries insinuantes! L’homme aura-t-il besoin des Lettres pour employer la forcé ou la ruse à s’emparer du bien d’autrui? Parlerons-nous de l’amour? Quel Protée! Tantôt fier & brutal, tantôt doux & rampant, toujours fourbe & malin, il prend toutes les formes qui conviennent à ses vues. A quoi sert ici l’ignorance? Seroit-ce pour cacher à l’homme le levain de cupidité qui fermente dans ton coeur? Mais n’est-ce pas une chimere de supposer qu’on puisse l’ignorer? Ne vaut-il pas mieux apprendre à réformer les passions? mais sans l’étude des Lettres, comment s’affranchira-t-on de leur tyrannie? comment s’appliquera-t-on à devenir docile, chaste, libéral; à sacrifier s’il le faut ses biens & sa vie pour le service de la Religion & de l’Etat? Les Lettres nous donnent sur cette matiere de continuelles leçons, qui ne sont jamais inutiles; car ceux-là mêmes qui refusent de s’y conformer, sont souvent retenus dans le devoir par la crainte ou la honte qu’elles leur inspirent. On ne fait point assez d’attention aux bons effets que ces sentimens produisent, & l’on ne réfléchit pas combien ils contribuent au bonheur de la Société.

Si dans toutes ses actions l’homme n’avoir que l’honnêteté pour but, s’il la regardoit comme l’unique & le souverain bien, s’il étoit sincérement pénétré de l’idée de l’ordre, & s’il ne s’en écartoit jamais; j’avoue que les Lettres ne seroient pas alors nécessaires à la vertu; mais on ne peut nier, qu’elles ne lui servissent du moins d’un grand ornement. Quoi de plus beau & de plus agréable que l’Histoire, la Poésie & l’Eloquence? Mais enfin l’homme étant plongé dans d’épaisses [25] ténebres, & violemment enclin au mal, pourquoi le priver d’un rayon de lumiere dont il a besoin pour découvrir la vérité, d’une étincelle de feu qui peut l’embraser de l’amour de la vertu? La témérité ne sera donc plus réfrénée par les exemples que fournit l’histoire, les délices pures de la chaste & divine poésie ne dissiperont plus les charmes trompeurs d’une poésie licencieuse, les sophismes ne seront plus foudroyés par les traits d’une éloquence mâle & solide? Ainsi l’honnête homme sans savoir & sans avoir de quoi se défendre, restera exposé aux attentats des voleurs? Quelle horrible inhumanité!

Qu’on cessé de vanter l’ignorance, comme si elle avoit la forcé d’étouffer dans l’ame le germe des passons, de même que les froid brûle l’herbe des champs. N’est-il pas plus raisonnable de penser, que comme les reptiles les plus vénimeux naissent dans les solitudes arides & incultes, de même l’ignorance est la source seconde des plus affreux désordres?

Parcourons le monde entier: est-il un pays, un coin de la terre, qui n’ait été le théâtre des ravages de l’ignorance? Comment vivent aujourd’hui les nations barbares? Peindrai-je la fureur à laquelle elles s’abandonnent pour le plus vil intérêt, qui les porte à se percer mutuellement avec des flêches empoisonnées? Vous dirai-je..... Mais il seroit impossible de détailler tant d’horreurs. Rappellez ce que vous en avez lu, rassemblez ce que l’histoire raconte de ces malheureux siecles, si célebres par le regne de l’ignorance; vous ne compterez jamais, vous n’imaginerez pas même toutes les guerres, tous les fléaux, tous les forfaits que ce monstre a enfantés. Le nombre & l’atrocité de ses attentats échapperent à toute votre [26] sagacité. Jettons un voile épais sur tant d’infamies dont l’ignorance ne fait pas rougir: mais vous, ses tristes victimes, dont les membres déchirés par les Cannibales couvrent le genre humain d’un éternel opprobre, sortez de vos tombeaux, conduisez les panégyristes de l’ignorance dans ces plages qui ne vous sont que trop connues, où l’on voit un pere de famille assis à table distribuer de sang-froid de la chair humaine à sa femme & à ses enfans! à l’aspect de ces cruels repas, de ces festins horribles qui réalisent la fable de Thyeste, ils apprécieront eux-mêmes les obligations que nous avons à l’ignorance.

La pratique détestable des Antropophages n’est pas nouvelle, puisqu’il en est fait mention dans Homere, le plus ancien des Auteurs profanes. Quels exemples d’honnêteté & d’humanité attendra-t-on de ces hommes abominables, sur qui la beauté & la perfection du corps humain ne sont d’autre impression, que d’exciter en eux le sentiment d’une infâme luxure ou d’une barbare gourmandise.

Que seroit-ce du genre-Humain, s’il ne s’étoit pas trouvé des hommes assez éclairés pour connoître la noblesse de leur condition si honteusement assez hardis pour oser entreprendre de la rétablir dans ses droits; assez aimables pour adoucir l’humeur farouche de leurs compatriotes, & les faire consentir à l’établissement des loix? Mais lorsqu’il a été question d’aller à la source du mal, comment a-t-il pu se faire, que les différens Législateurs, quoique séparés les uns des autres par l’intervalle des tems & des lieux, se soient tous accordés à regarder l’ignorance comme la cause de barbarie, [27] & se soient servis des mêmes moyens pour la détruire Ce sont là des faits qui démontrent évidemment l’utilité & la nécessité des Lettres.

Quel tribut d’amour, de respect & de reconnoissance ne devons-nous pas a ceux qui les ont fait naître! Leurs dépouilles mortelles sont depuis long-tems enfermées dans le tombeau, mais leur esprit vit encore pour nous. Quel est ce vénérable vieillard que j’apperçois à travers les ombres de l’antiquité la plus reculée? son visage est plus brillant que le soleil. O prodige! Plus il s’éloigné de notre âge, plus il paroît grand & lumineux. Placé sur une montagne élevée il reçoit les hommages de tout l’univers; d’une main il commande aux flots de la mer; de l’autre il porte ces tables fameuses, où la loi de Dieu est gravée. Que les partisans de l’ignorance jettent les yeux sur ce redoutable vainqueur, qui apprend aux hommes les merveilles de la création, l’unité de l’Etre suprême, les triomphes de ce Dieu vengeur sur l’impiété, & qu’ils reconnoissent dans sa personne le Prince des Orateurs, des Philosophes & des Poetes. Un peu au-dessous de Moïse j’apperçois d’un côté le Roi Prophête dansant devant l’arche du Seigneur, & suivi d’un peuple innombrable qu’attire la douceur & la sublimité de ces cantiques. De l’autre côté je vois dans des jardins fleuris ce Monarque à qui l’Esprit Saint donna le nom de sage: plongé dans une méditation profonde, il assigne à chaque âge, à chaque condition les devoirs qui les concernent, & ne montre pas moins d’habileté à peindre les hommes, qu’à percer les secrets de la nature. Quelle est cette auguste assemblée qui occupe le vallon? C’est le choeur des saints [28] Prophetes, qui seront à jamais l’honneur & le soutien de éloquence & de la poésie.

Quelles vives lumieres sortent de ce mont sacré à travers les ténebres de l’idolâtrie qui l’environnent! L’ancien Parnasse s’abaisse devant lui, mais malgré les fables qui le dégradent & dans la sombre nuit du Paganisme, celui-ci laissé échapper des traits d’un feu pur & brillant. Combien de Solons, de Pompilius ont su guider leurs pas à la lueur d’une raison épurée, & n’ont pas craint de déclarer la guerre à l’ignorance?

Mais sans nous arrêter à des exemples étrangers, ouvrons notre histoire; comparons les siecles ténébreux avec ceux où les sciences ont fleuri; & voyons eu abrégé ce que les grands Princes & les habiles Politiques ont pensé sur cette matiere.

Cette discussion nous fournira de tems en tems des traits agréables; mais quelle sera notre admiration lorsque nous repasserons le regne de notre auguste Monarque? Quel puissant protecteur des Lettres! & de combien de saveurs les a-t-il honorées! Dès l’âge le plus tendre, il ne s’est pas contenté de répandre en particulier ses bienfaits sur les Muses qui président à l’éducation de la jeunesse, il a voulu ensuite les doter avec une magnificence vraiment royal. Durant les horreurs de la guerre, il leur a procuré les douceurs d’un tranquille loisir; & dés qu’il a donne la paix à l’Europe, il s’occupe tout entier du soin d’augmenter la gloire du nom François. Tandis qu’il parcourt ces monumens superbes, dresses par ses ancêtres, qu’il a lui-même réparés ou embellis; & qu’il cherche les moyens de laisser à la postérité des preuves de son goût & de sa munificence; un heureux génie lui suggére [29] le plus beau plan qui fut jamais, dont l’exécution glorieuse lui étoit réservée? il s’agit d’affranchir de l’opprobre, de l’ignorance & de la pauvreté cette jeune Noblesse dont les généreux Peres ont prodigué leur sang & leur bien pour le service de la Patrie. Tel est l’objet de la fondation de l’Ecole militaire; les Eleves y seront instruits en même tems des principes de la Religion & des connoissances utiles à la défense de l’Etat. Cet établissement en procurant un double avantage à la Nation assure au Roi à deux différens titres le nom de Pere de la Patrie: il l’acquitte d’une dette justement contractée envers les ayeux de ces jeunes Héros, & lui fournit de nouveaux défenseurs, qui lui seront d’autant plus attachés, que leur éducation sera tout à la fois la preuve authentique de la libéralité du Prince, de leur propre noblesse, & des services que leurs parens ont rendus à l’Etat; dessein, dont Charlemagne lui-même, le restaurateur des Lettres dans l’Europe, pourroit être jaloux.

A cet illustre nom, l’ignorance pâlit, frappée d’un nouveau coup de foudre. Jamais Prince n’auroit su mieux que lui la faire valoir s’il étoit vrai qu’on peut en tirer parti. Quelle fut la conduite de ce sage Monarque? Pour avoir un corps de réserve, toujours prêt à combattre cette odieuse ennemie, il établit un Conseil des Comtes de sa Maison à qui il donna le pouvoir de dresser & d’interpréter les loix, de terminer les procès & de veiller à l’avancement des Sciences & des Arts. Telle est l’origine de ce célebre Parlement, supérieur à tous nos éloges. Que ne pourrois-je point en dire? Combien y compte-t-on de lumieres du Barreau, de Héros de Thémis, [30] de modeles d’une constance invincible? Il faudroit n’en omettre aucun pour rendre justice à tous. Combien de Magistrats soutiennent dans les Tribunaux des Provinces l’honneur de ce premier Corps dont ils ont été tirés, & y perpétuent le zele pour la justice & l’amour des Lettres qui lui surent jadis inspirés par Charlemagne.

J’en trouvé la preuve dans vous-même, Monsieur, ce grand Empereur conversoit familiérement avec les gens de Lettres, & leur témoignoit autant de bonté que vous en faites paroître en prenant place dans cette Assemblée. Il excitoit les savans à se distinguer dans la carriere de la littérature par les mêmes caresses dont vous honorez nos jeunes athletes victorieux. Par-tout vous êtes chéri & considéré comme il l’étoit: car il n’est aucun des parens de cette florissante jeunesse, en quelque lieu qu’il habite, qui ne tourne dans ce moment les yeux sur vous, & qui pénétré d’admiration, de zele & de respect ne s’enorgueillisse en quelque sorte & ne s’attendrisse jusqu’aux larmes, lorsqu’il vous voit remplir si dignement les fonctions de Pere à l’égard de ses enfans.

Vous avez droit, illustres Sénateurs, à de pareils sentimens de reconnoissance. Ce n’est pas sans peine que vous quittez ces glorieuses occupations, que votre religion, votre prudence, votre zele infatigable pour la Patrie vous rendent si cheres. Ne regrettez pas néanmoins les courts instans que vous accordez à nos voeux. Ce sont les vertus mêmes que j’ai nommées qui vous conduisent ici: elles ne peuvent que vous bien inspirer. Elles sauront vous rendre avec usure ce peu de tems que vous nous sacrifiez. Votre présence à nos exercices va prévenir des [31] maux auxquels votre sagesse auroit été obligée de remédier; & vous prépare déjà des coopérateurs empressés de suivre vos traces. Lorsque Charlemagne eût formé votre auguste Compagnie, cet habile Monarque vit bientôt qu’il n’étoit pas moins nécessaire d’établir une société de Savans, qui fût comme une pépiniere de l’Etat, où la jeunesse la plus distinguée, honorée de votre protection apprît à devenir un jour digne de vous succéder. Associée à votre gloire dès sa naissance, jugez, Messieurs, de la joie de l’Université, lorsqu’elle peut jouir de la présence de tant de grands hommes, qui furent autrefois élevés dans son sein, & qui sont maintenant son plus ferme rempart & ses plus zélés Panégyristes. Sa reconnoissance redouble aujourd’hui qu’il s’agit de l’honneur des Lettres: votre absence les auroit privées de l’un des plus surs & des plus glorieux moyens qu’elles puissent employer pour la défense de leur cause.

Mais si les Rois & les Législateurs ont cru s’illustrer en favorisant les Lettres, & s’ils en ont tiré de puissans secours; pourquoi sont-elles maintenant traitées d’infâmes séductrices, & exposées à la critique la plus amere? N’est-ce pas attenter au bien de la société, que de vouloir par d’odieuses imputations détourner les honnêtes gens de l’étude, tandis que les hommes les plus sages, ont regardé les Lettres comme la plus courte & presque la seule voie qui conduite à la vertu? Nos adversaires rougissent peut-être de se voir en opposition avec de si respectables autorités: ils avouent qu’ils ont excédé en traitant les Lettres avec si peu de ménagement, mais ils n’en veulent, disent-ils, qu’à l’abus énorme qu’on en fait. C’est [32] un trésor précieux que les hommes sont indignes de posséder parce qu’ils le tournent en poison: si le fait est vrai, Messieurs, rendons les armes, avouons notre défaite. Que ces filles du Ciel, présent trop funeste à la terre, retournent au lieu de leur origine. Que le Prince si pieux qui vient de fonder une Chaire dans cette Université pour l’interprétation des sautes Lettres condamne son zele mal entendu, & qu’il réserve ses libéralités pour de plus dignes objets. Il faut renfermer sous le sceau les divines Ecritures, parcequ’un Bayle pourroit les profaner: que les Philosophes n’entreprennent plus de nous développer les ressorts de la Providence, également admirable dans le plus grand comme dans le plus petit de ses ouvrages, ni l’efficacité de la Toute-puissance de Dieu, qui se fait une espece de jeu de la création de ce vaste Univers, parce qu’un Spinosa pourroit confondre la substance divine avec les esprits créés & la matiere, & en faire un composé monstrueux: que la Jurisprudence cessé de nous donner des leçons, pour la conduite de notre vie & la police des états, parce qu’un Hobbes pourroit abuser des plus saines maximes que l’Orateur & le Poete, que le Peintre & le Statuaire ne transmettent plus à la postérité la mémoire des belles actions; qu’on étouffe dans son berceau l’art prodigieux, si propre à illustrer notre Patrie & notre siécle, de ranimer sur la toile une peinture prête à céder sur la fresque ou sur le bois à l’injure des tems. Qu’on interdise aux Artistes distingués l’usage de ces admirables talens, fondement solide de leur fortune & de leur réputation: qu’on supprime enfin tous les livres, que les savans se taisent & que les Lettres soient condamnées à [33] l’oubli. L’ignorance triomphera: mais quel bien en résultera-t-il? Si l’on proscrit les Sciences & les Arts, le monde entier retombe dans le cahos.

Dans cette supposition l’homme seroit réduit à une condition bien plus triste que celle à laquelle les exposerent jamais les inconvéniens qu’entraîne l’abus des Lettres. Nous sommes donc redevables aux Lettres de plusieurs avantages inestimables malgré les abus dont on les accuse. Mais ces abus en quoi consistent-ils, & les Lettres en sont-elles véritablement responsables! c’est ce qui nous reste à examiner.

SECONDE PARTIE

On peut abuser de la Science comme de la Religion; mais ces abus mêmes en caractérisant notre foiblesse démontrent sensiblement la nécessité de l’une & de l’autre. Il ne s’agit donc pas de savoir s’il est des gens qui fassent servir les Lettres à de mauvais usages, mais uniquement si elles s’y prêtent d’elles-mêmes, si elles sont pernicieuses de leur nature. Nos adversaires soutiennent l’affirmative, & nous croyons les avoir suffisamment réfutés par l’exposition de ce principe certain: que la science est la source de toutes sortes de biens, comme l’ignorance est la source de tout mal.

On nous conteste cette vérité, qu’on veut faire passer pour une subtilité métaphysique, dont on appelle à l’histoire & à l’expérience; on croit pouvoir prouver par les faits que le luxe & l’irréligion doivent leur établissement & leurs progrès [34] aux Lettres, & ne subsistent que par elles: que de-là est sortie cette foule de passions effrénées, qui ont si souvent renversé les Empires, & presqu’anéanti le culte de la Divinité.

A cette accusation qui comprend tous les crimes possibles, les Lettres répondent: Comment serions-nous coupables des maux dont vous vous plaignez, nous qui n’étions pas encore au monde lorsqu’ils y ont paru? En effet, quand est-ce que l’impiété & la dissolution (je dis la dissolution & non pas le luxe, car celui-ci n’est qu’un léger dédommagement, que celle-là s’est adroitement ménagé lorsqu’elle a vu ses excès censurés & réprimés par les Lettres,) quand est-ce, dis-je, que ces malheureuses filles de la volupté & de l’ignorance se sont emparées de l’empire de l’Univers? N’ont-elles pas dès le premier âge marché tête levée, & secoué le joug de la pudeur? Ne vit-on pas dès-lors éclore toutes les passions, dont l’affreux débordement couvrit toute la terre de tant de crimes & d’abominations, qu’un déluge universel n’a pas suffi pour la laver.

Où en étoient alors les Lettres? elles étoient à peine conçues dans le sein d’un petit nombre de bons esprits; ou si elles avoient déjà vu le jour, foibles & rampantes dans cette premiere enfance, elles n’osoient encore sortir de l’étroit espace qui servoit de retraite à ces sages. Cependant à la suite des infâmes plaisirs, l’irréligion aigrie plutôt que domptée par les exemples récens de la vengeance céleste, & devenue d’autant plus audacieuse que Dieu la traitoit avec plus d’indulgence, étoit montée à cet excès de folie de vouloir détrôner l’Etre suprême. Vains efforts, dont l’impiété essaya de se consoler [35] en ravissant à Dieu son culte & ses adorateurs, par les attraits séduisans de la volupté. Tous les vices eurent alors des autels,& l’encens que l’on refusoit au souverain Maître fut prodigué à ces monstres impurs. Qu’y a-t-il en cela qu’on puisse imputer aux Lettres? Loin de les accuser d’avoir donne naissance au crime, on peut dire que ce tyran leur déclare dès leur berceau la plus cruelle guerre. A peine sorties de l’enfance elles ne savent où fuir. Ici on leur tend des piéges, là on tâche de les exterminer à forcé ouverte.

L’Egypte leur offre un asyle. Mais qu’arrive-t-il? On leur fait la réception la plus honorable dans la vue de les séduire. On les érige en Déesses malgré elles. Pour les empêcher de publier les louanges du vrai Dieu & de venger l’injure faite à son saint Nom, on les retient captives au fond des temples, où on les lie avec des chaînes d’or, ornées de fleurs & de pierreries. Elles ne rendent des oracles que par la bouche des Mages: leurs préceptes qui ne devroient servir qu’à l’instruction deviennent un langage énigmatique. Cette dure servitude ne les empêche pas néanmoins de faire quelquefois briller la vérité à travers une infinité de fables & de mensonges, dont de perfides interpretes ont soin de la voiler. L’Univers étonné reconnoît qu’il doit à l’Egypte, cette mere seconde du Paganisme & de la superstition, les Loix les plus utile & les plus sages.

Parmi les Hébreux, les Lettres n’ont point été par de semblables artifices, mais elles ont essuyé de leur part bien d’autres indignités. A l’ombre de la protection divine elles ont long-tems joui de la liberté: mais combien de fois [36] ont-elles été saisies d’une frayeur mortelle en voyant couler le sang de leurs plus chers défenseurs? Semblables à l’infortunée Cassandre des Poetes, jusqu’à quand ce Peuple ingrat & incrédule les rejettera-t-il honteusement? Le Juif aveugle a laissé en passer en des mains étrangeres le précieux dépôt de la Religion & Lettres. Il se repaît ales chimeres de la cabale & des rêveries du Talmud: son ignorance fait sans doute son bonheur, il en est devenu moins avare, moins brigand, moins perfide.

Est-il nécessaire, Messieurs, de chercher d’autres preuves; ferai-je le récit ennuyeux de ce qui s’est passe chez toutes les Nations? Parcourerai-je l’histoire des héros de la Scélératesse, pour vous convaincre de ce que vous ne sauriez ignorer que l’homme a un fond de méchanceté qui se suffit à lui-même sans le secours des Sciences? Que pourvoient-elles ajouter à l’ambition de Sémiramis, à la cruauté de Cléopatre, à la perfidie de Mithridate, ou à l’extrême dépravation de tant d’autres?

Si nos adversaires veulent s’en rapporter aux faits & à l’expérience, qu’ils se transportent en Asie. Les Lettres y ont régné sur le rivage opposé à l’Europe; mais leur lumiere n’a pas brillé au-delà, ou elle n’y a lancé que de foibles rayons: Cependant depuis ce tems-là toute cette région n’a-t-elle pas été agitée par de violentes secousses? Combien de fois a-t-elle changé de maître, & que de révolutions a-t-elle éprouvées? Qu’on demande aux Chaldéens, aux Assyriens, aux Perses, aux Macédoniens, aux Romains si les Lettres contribuent jamais à ces désastres. Mais pourquoi recourir à [37] des tems si éloignés? Les expéditions modernes des Sarrasins & des Arabes suffisent pour décider la question. Les Sciences & les Arts furent-ils jamais plus méprisés & plus maltraités, que sous ces barbares vainqueurs qui se glorifioient de leur ignorance? Combien ont-ils saccagé de villes où les études étoient florissantes. Que dirai-je de ces Isles autrefois si renommées, d’Alexandrie & de sa fameuse bibliothèque qu’ils ont réduite en cendres, enfin de toute cette côte d’Afrique où les Tertulliens, les Cypriens, les Augustins ont donne tant de preuves de leur génie & de leur érudition? Faut-il dater le regne de la pudeur, de la bonne foi, de l’humanité, depuis que la Patrie de ces saints personnages est devenue le domaine des corsaires & des brigands.

On ne peut voir sans douleur que des débris de tant d’Empires se soit formé celui du libertinage & de l’irréligion. Ce couple impur s’applaudit au milieu de Babylone, où il a établi son trône depuis tant d’années. Le libertinage considere avec complaisance cette foule innombrable de peuples dévoués à la mollesse: l’impiété se glorifie d’avoir assujetti à ses ridicules superstitions tant de grands génies. L’un & l’autre se réjouissent d’avoir rendue stérile la plus fertile partie du monde, & de l’avoir changée en déserts affreux. C’est en défigurant les productions de la nature, en proscrivant les ouvrages de l’art qu’ils sont venus à bout de dégrader l’homme & de ternir la gloire du Créateur; ils ne pouvoient choisir de plus sûrs moyens; mais donner son approbation à de pareils attentats n’est-ce pas se déclarer l’ennemi de Dieu & des hommes? Au-contraire, quoi de plus propre à allumer dans les coeurs [38] le feu de l’amour divin que de parer le monde de tous les ornemens dont il est susceptible? C’est pour cela que Dieu plaça l’homme dans un jardin délicieux. C’est dans la même vue & par l’effet d’une inspiration céleste que les Lettres travaillent de travaillent de concert à embellir l’Europe, où elles ont fixé leur séjour. En effet, Messieurs, c’est dans cette partie du monde que, après vous avoir décrit les ravages que l’ignorance a causés dans l’Asie & dans l’Afrique, je vais vous démontrer les avantages inestimables qu’elles nous procurent.

Il est évident qu’il n’y a point de pays où l’éclat de la Divinité & la dignité de l’homme paroissent plus sensiblement qu’en Europe. Combien y compte-t-on de personnages aussi recommandables par la pureté des moeurs que par les connoissances acquises? Ne sont-ce pas autant de soleils qui portent la chaleur & la lumiere dans le sein de nos villes, dont les rayons se répandent sur nos campagnes & percent l’obscurité des plus sombres réduits.

Les besoins de la vie nous imposent un travail nécessaire qui par sa continuité & par l’application, qu’il exige, pourroit affoiblir les connoissances que nous avons de la Divinité. Mais remarquez à quel point les Lettres sont attentives à adoucir ce travail. De célebres Académiciens s’appliquent à perfectionner l’agriculture; ils fouillent eux-mêmes les entrailles de la terre, & la forcent par de savans essais à déclarer jusqu’où s’étend le terme de sa fécondité; leurs soins sont abondamment récompensés: que des leurs charmantes, que de fruits délicieux couvrent nos champs! Que de plantes & d’arbres de diverses especes nous fournissent à l’envi le nécessaire, l’utile & l’agréable! [39] Graces à l’industrie de ses habitans, l’Europe est la région de l’Univers la plus fertilisée & la plus riante.

Mais il étoit à craindre que le lâche & paresseux frelon n’enlevât à la diligente abeille le fruit de ses travaux; c’est à quoi les Lettres ont pourvu par l’établissement des loix entre les Citoyens; & pour repousser l’avide étranger, opposant la forcé à la forcé, elles ont formé les regles de l’art militaire. Laquelle des deux de la Jurisprudence ou de la science des armes doit tenir le premier rang dans notre estime? C’est ce qu’il n’est point facile de décider, tant l’une & l’autre ont été fécondes en hommes illustres.

Mais comme leurs emplois & leurs fonctions n’occupent que peu de personnes en comparaison du grand nombre de ceux qui vivent sous leur double protection, par quel moyen les Lettres ont elles prévenu dans la multitude, l’oisiveté & les vices qui marchent à sa suite? Vous venez, Messieurs, d’admirer leur sagesse, louez à présent leur industrie. Elles ont inventé toutes sortes d’Arts, qui concourent en différentes manieres au bien public. Ils servent à étendre ou à exercer le génie, à conserver ou rétablir la santé, à exciter dans tous une noble émulation. Ce sont eux qui érigent aux actions vertueuses des monumens éternels, qui augmentent l’éclat du Trône, enrichissent le Citoyen, & fournissent à chacun selon son état & ses talens une occupation convenable.

On a raison d’admirer ce qui se passe dans une ruche d’abeilles: mais à la vue de l’ardeur inexprimable dont nos ouvriers sont animés, qui leur fait employer toutes les ressources de l’esprit, toute la dextérité de la main pour produire tant de [40] chefs-d’oeuvre, quel est l’homme assez aveugle, assez stupide pour ne pas reconnoître le premier auteur de ces belles inventions, & pour lui refuser le tribut de louanges qui lui est dû? Aux yeux de tout homme qui sait penser l’Europe est tout ensemble un jardin de délices, & l’objet d’une continuelle admiration; car ce n’est point une nouveauté de la voir enfanter chaque jour de nouveaux miracles.

Au milieu de ce jardin, dira-t-on, comme dans l’ancien Paradis-terrestre est placé l’Arbre de vie, auquel il est défendu de toucher: c’est la Religion. Cependant combien d’animaux féroces s’efforcent de lui nuire? Et d’où lui vient cette prodigieuse quantité d’adversaires, si ce n’est de la part des Lettres, que l’on regarde mal-à-propos comme le rempart de la foi?

Il est aisé de prouver que les Lettres ont effectivement l’honneur de servir à étendre & à maintenir la Religion. Elle ne fut jamais en plus grand danger que lorsque les études furent languissantes. Au contraire elle n’eût point de jours plus beaux & ne remporta point de victoires plus signalées, que lorsque les Lettres renaissantes l’accompagnerent au combat. Faut-il cri donner des preuves? La Chaire même où je suis m’en fourniroit en foule; mais je n’en veux point d’autre que ce trait de l’Empereur Julien, le plus dangereux comme le plus politique d’entre les hérétiques & les apostats. Il comprit, que la Religion pareroit aisément tous les coups qu’il vouloit lui porter, tant que les Lettres veilleroient à sa défense. Inspiré par la malignité de son génie, il tenta d’abord de les anéantir. Mais Dieu fut les venger en les faisant servir à la vengeance [41] de son culte. Il permit que les Lettres détruisissent l’idolâtrie par l’idolâtrie même, dont elles dévoilerent l’absurdité, & firent ainsi triompher la Religion de la maniere la plus glorieuse & la plus éclatante.

Fidelles a l’obligation où elles sont de suivre constamment la voix de la vérité & les étendards de la vertu, les Lettres n’avouent pour disciples que les gens de bien qui combattent à leur côté contre la licence & l’irréligion. Ceux qui, séduits par les faux attraits de la volupté & du mensonge, abusent de leur génie & de leurs talens, pour faire tomber les autres dans les mêmes piéges, sont autant de déserteurs qu’elles méconnoissent, & dont elles abhorrent la perfidie.

Il est vrai que malgré tous leurs efforts, elles ne sauroient étousser le dragon furieux, cet éternel ennemi de la Religion, qui précipite du Ciel les étoiles, & dont la bouche impure vomit sur la terre un torrent de livres impies: mais faut-il pour cela, dans l’accès d’une douleur aveugle, imputer aux Lettres les crimes de ce monstre? L’ignorance est-elle donc la seule compagne de l’innocence & de la probité? Pourquoi charger les Lettres de nos propres vices, nous qui savons qu’il n’est pas même permis de flétrir en les appliquant à d’indignes usages? Les traiter de séductrices, vouloir les condamner à périr, n’est-ce pas imiter l’égarement d’un furieux, qui prenant son médecin pour un empoisonneur, se jette sur lui, & veut lui enfoncer le poignard dans le sein? Quel pronostic moins équivoque de cette barbarie, dans laquelle on craint que nous ne soyons bientôt replongés! On nous oppose l’exemple des Lacédémoniens. Excellens [42] modeles, Messieurs! Acheterons-nous comme eux, par le renoncement aux douceurs & aux commodités de la vie, le droit d’être ambitieux, injustes, adulteres, ennemis de la liberté d’autrui, & nous serons-nous gloire de ressembler à de vils gladiateurs? Si les loix de Lycurgue contiennent quelque chose de bon, à qui en fut-on redevable si ce n’est aux Lettres? Ces anciens Romans, dont on évoque les ombres, comme pour nous faire rougir en nous confrontant avec eux, n’avoient-ils rien emprunté de Pythagore & des autres Législateurs de la Grece? Les Fabricius eux-mêmes, les Curius, les Fabius, puisoient dans les Lettres les notions de la vraie vertu. Cet amour de la Patrie dont on leur fait tant d’honneur, qu’étoit-il chez eux, si vous en exceptez un très-petit nombre, sinon l’injuste conspiration d’un Peuple de Soldats qui aspiroit à la conquête de l’Univers; le sentiment d’une ambition effrénée, qui enivrée par ses succès donnoit aux nations vaincues autant de tyrans, que Rome avoit de citoyens? Auroient-ils été capables de ce désintéressement dont notre auguste Souverain a donne de si belles leçons à ses alliés & à ses ennemis mêmes? Si les Spartiates, ainsi que les Romains avoient eu autant d’amour que lui pour l’équité; s’ils avoient cherché à commander aux hommes plutôt par la sagesse des loix que par la forcé des armes; si leur Sénat s’étoit constamment appliqué à devenir pour les autres Nations un modele de modestie & de bonne foi, nous leur accorderions volontiers les éloges que nous refusons au masque de la vertu: mais en supposant qu’ils auroient pris la vraie vertu pour guide, il ne faut pas croire qu’ils l’eussent fait sans le secours des Lettres.

[43] Ce sont les Lettres qui donnent un lustre incomparable à la vertu: celle-ci a des charmes, il est vrai, qui lui sont propres, & qu’elle n’emprunte que d’elle-même; mais semblable à l’aimant qui a besoin d’être armé pour développer toute sa forcé, la vertu ne peut gueres se passer de la silence. Seule & isolée, elle paroît l’effet d’un caractere dur, ou d’un génie stupide. Pour emporter tous les suffrages, il faut allier la piété l’érudition. Cet heureux accord dissipe le venin de l’envie, réprime l’audace de l’impiété, chasse les vaines terreurs qu’inspire la timidité. Il n’est personne qui n’embrasse volontiers le parti de la vertu guidée & éclairée par la science.

On nous cite je ne sais quel Peuple, qui n’existe peur-être nulle part, si ce n’est dans les descriptions des Poetes, dont les moeurs, dit-on, sont si pures, qu’il ne connoît pas même les passions. Il doit son innocence à une ignorance profonde qui lui interdit les connoissances les plus communes. C’est un peuple d’enfans, tant il a de douceur, de candeur & de simplicité. En supposant la vérité de ce qu’on avance ainsi, je vous demande, Messieurs, si l’intelligence da Créateur brille avec plus d’avantage dans les jeux puériles, ou les occupations frivoles de ce peuple ignorant, que dans les sublimes pensées & les actions héroïques du Sage dont l’esprit est paré des richesses de la science; non sans doute, on ne connoît point la vertu, lorsqu’on n’a pas de notion du vice. Il y a plus de grandeur à être vertueux par goût & par choix, à réprimer par la forcé de l’aime la vivacité des passions, à étendre l’empire de la raison par ses moeurs & par ses écrits, qu’il n’y en auroit à triompher du vice par l’ignorance & par l’inaction. Le peuple dont [44] on nous parle tient précisément le milieu entre l’homme & la brute; mais l’homme qui se distingue par la vertu jointe la science, s’élevé au-dessus de lui-même, & se rapproche de la Divinité.

Puisque telle est l’excellence d’un pareil homme, que lui seul l’emporte sur tout un peuple, quel bonheur pour tous les ordres de l’Etat, quelle gloire pour le Créateur & pour nous mêmes qui sommes son ouvrage, si l’esprit & les talens étoient toujours réunis aux qualités du coeur & à l’amour de la Religion! Quel magnifique spectacle! quel agréable concert! Un parterre émaillé de fleurs, le Ciel étincelant de mille feux nous ravissent & nous enchantent; mais la terre parée de tant d’astre animés qui se prêteroient mutuellement de l’éclat n’auroit-elle pas droit de le disputer aux Cieux? Au lieu d’être le marche pied du Très-haut, elle pourroit devenir sou Trône, & augmenter la Cour des sublimes intelligences qui l’environnent.

Cette vue du bien public a excité en faveur des Lettres le zele d’un homme* [*M. L’Abbé LE GENDRE] également recommandable par sa conduite & par ses ouvrages. Il a assigné les premiers fonds pour la distribution de nos prix. Simple particulier, le plan qu’il forma n’avoit pour but que le progrès de quelques Arts; quelle seroit aujourd’hui sa joie, & combien se sentiroit-il honoré de voir le Sénat de la Nation, le premier Parlement du Royaume consacrer à l’utilité publique la source d’une si louable émulation, & répandre dans tout le monde par le moyen de l’Université, & le fruit du bienfait & la gloire du bienfaiteur?

[45] Cette fondation s’est accrue par la libéralité d’un homme célebre,* [*M. COFFIN.] occupé pendant un grand nombre d’années 0 l’éducation de la jeunesse, qui non content d’avoir formé ses élevés à la vraie éloquence & à la belle poésie dans lesquelles il excelloit, entretient même après sa mort le goût des bonnes études.

On n’est pas moins redevable à ce zélé Citoyen* [*M. COIGNARD] LE digne émule des Elzévirs & des Etiennes. Epris des charmes de la langue & de l’éloquence latine, après nous avoir donne de magnifiques éditions de Cicéron & d’autres excellens Auteurs, il retient par un prix considérable les muses Romaines prêtes à nous quitter. L’étude du latin ne sera plus négligée, consacrée d’une part à l’immortalité dans des livres parfaitement imprimés, & cultivée de l’autre par les bouches éloquentes qu’excite la générosité du fondateur.

Tels sont les sentimens de ceux à qui vous devez les couronnes qui parent vos têtes, jeunesse chérie, votre sort fait des jaloux dans les provinces & au-delà des limites de la France. Je n’ai pas besoin de vous exhorter à ne jamais oublier ce jour l’un des plus beaux de votre vie. L’ardeur & l’empressement que vous faites paroître, me sont de fûts garants que vous en conserverez précieusement le souvenir. Mais ce que je ne puis assez vous recommander, c’est d’avoir sans cessé devant les yeux, quelle est la fin qu’on se propose en vous couronnant de tant de gloire; pourquoi cette auguste Cour suspend ses importances fonctions; ce qu’elle attend de [46] vous pour son service & pour celui de la Patrie; ce qu’elle exige encore au nom de la religion dont elle est la protectrice; pourquoi tant d’illustres Citoyens honorent votre triomphe de leur présence: enfin, quel est le juste retour que vous devez à l’Université pour les soins multipliés que votre éducation lui a coûté. Que la science dont cette tendre mere a déposé le germe dans votre esprit, n’y dégénéré jamais en ostentation ridicule. Soyez savans sans orgueil, fuyez une curiosité téméraire, ayez de la douceur, de l’affabilité, & montrez par le bon emploi de vos veilles, que vous aspirez à la gloire & au titre de bons Citoyens. Tels sont les devoirs que prescrit cette assemblée par ma bouche; voilà ce qu’attendent de vous nos Provinces qui ont les yeux fixés sur vous. Prouvez aux adversaires que nous avons combattus dans ce discours, non par l’autorité de nos maximes qu’ils ne veulent point reconnoître, mais bien par la sagesse de votre conduite, que l’Université dans ses leçons ne se borne point à un vain arrangement de mots; mais qu’elle vous a appris à ne chercher dans les écrits des anciens que ce qui peut contribuer à perfectionner les moeurs & éclairer la raison; qu’ils apprennent enfin de vous, & que votre exemple soit contr’eux un argument sans réplique, qu’au lieu d’être des hommes frivoles ou dangereux, les gens de Lettres sont les plus zélés défenseurs de la vertu, & que leurs connoissances contribuent infiniment à l’affermissement de son empire.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

JEAN-ANTOINE GAUTIER

RÉFUTATION DU DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L’ACADÉMIE
DE DIJON EN L’ANNÉE 1750,
LUE DANS UNE SÉANCE DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DE NANCY,
PAR M. GAUTIER, CHANOINE RÉGULIER
& PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUE & D’HISTOIRE
.

[1751, mars; Publication, 1751, mars (Nancy); 1751, octobre (Mercure de France) == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 47-70.]

RÉFUTATION
DU DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX
DE L’ACADÉMIE
DE DIJON
EN L’ANNÉE 1750,
LUE DANS
UNE SÉANCE
DE LA SOCIÉTÉ ROYALE
DE NANCY,
PAR M. GAUTIER,
CHANOINE RÉGULIER
& PROFESSEUR
DE MATHÉMATIQUE
& D’HISTOIRE
.*

[*M. Rousseau répondit à cette réfutation par sa lettre à m. Grimm qui se trouvé à la page 65 du second volume des mélanges.] [v. Lettre de Jean-Jaques Rousseau, Sur La Réfutation de son Discours, Par M. Gautier] [par M. Gautier]

[47] L’ETABLISSEMENT que Sa Majesté a procuré pour faciliter le développement des talens & du génie, a été indirectement attaqué par un ouvrage, où son tâche de prouver que nos ames se sont corrompue à mesure que nos Sciences & nos Arts se sont perfectionnés, & que le même phénomene s’est observé dans tous les tems & dans tous les lieux. Ce Discours de M. Rousseau renferme plusieurs autres propositions, dont il est très-important de montrer la fausseté, puisque, selon de savans Journalistes, il paroît capable de faire une révolution dans les idées de notre siecle. Je conviens qu’il est écrit avec une chaleur peu commune, qu’il offre des tableaux d’une touche mâle & correcte: plus la maniere de cet ouvrage est grande & hardie, plus il est propre à en imposer, et accréditer des maximes pernicieuses. Il ne s’agit pas ici de ces paradoxes littéraires, qui permettent de soutenir le pour ou le contre; de ces vains sujets d’éloquence, où l’on fait parade de pensées futiles, ingénieusement contrastées. Je vais, Messieurs, plaider une cause qui intéresse votre [48] bonheur. J’ai prévu qu’en me bornant à montrer combien la plupart des raisonnemens* [*II y auroit de l’injustice à dire que tous les raisonnemens de M. Rousseau sont défectueux. Cette proposition doit être modifiée. Il mérite beaucoup d’éloges pour s’être élevé avec forcé contre les abus qui se glissent dans les Arts & dans la République des Lettres. (Note de l’Auteur de la réfutation.)] de M. Rousseau sont défectueux, je tomberois dans la sécheresse du genre polémique. Cet inconvénient ne m’a point arrêté, persuadé que la solidité d’une réfutation de cette nature fait son principal mérite.

Si, comme l’Auteur le prétend, les Sciences dépravent les moeurs, Stanislas le bienfaisant sera donc blâmé par la postérité d’avoir fait un établissement pour les rendre plus florissantes; & son Ministre, d’avoir encouragé les talens & fait éclater les siens: si les Sciences dépravent les moeurs, vous devez donc détester l’éducation qu’on vous a donnée, regretter amérement le tems que vous avez employé à acquérir des connoissances, & vous repentir des efforts que vous avez faits pour vous rendre utiles à la Patrie. L’Auteur que je combats est l’apologiste de l’ignorance: il paroît souhaiter qu’on brûle les bibliothéques; il avoue qu’il heurte de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, & qu’il ne peut s’attendre qu’à un blâme universel; mais il compte sur les suffrages des siecles à venir. Il pourra les remporter, n’en doutons point, quand l’Europe retombera dans la barbarie; quand sur les ruines des Beaux-Arts éplorés, triompheront insolemment l’ignorance & la rusticité.

Nous avons deux questions à discuter, l’une de fait, l’autre [49] de droit. Nous examinerons dans la premiere partie de ce Discours, si les Sciences & les Arts ont contribué à corrompre les moeurs; & dans la seconde, ce qui peut résulter du progrès des Sciences & des Arts considérés en eux-mêmes: tel est le plan de l’ouvrage que je critique.

PREMIERE PARTIE

Avant, dit M. Rousseau, que l’Art eût façonné nos manieres, & appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos moeurs étoient rustiques, mais naturelles, & la différence des procédés marquoit au premier coup-d’oeil celle des caracteres. La Nature humaine au fond n’étoit pas meilleure; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement; & cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, se cachent sans cessé sous ce voile uniforme & perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumieres de notre siecle. Nous avons les apparences. de toutes les vertus aucune.

Je réponds qu’en examinant la source de cette politesse qui fait tant d’honneur à notre siecle, & tant de peine à M. Rousseau, on découvre aisément combien elle est estimable. C’est le desir de plaire dans la société, qui en a fait prendre l’esprit. On a étudié les hommes, leurs humeurs, [50] leurs caracteres, leurs desirs, leurs besoins, leur amour-propre. L’expérience a marqué ce qui déplaît. On a analysé les agrémens, dévoilé leurs causes, apprécié le mérite, distingué ses divers degrés. D’une infinité de réflexions sur le beau, l’honnête & le décent, s’est formé un art précieux, l’art de vivre avec les hommes, de tourner nos besoins en plaisirs, de répandre des charmes dans la conversation, de gagner l’esprit par ses discours & les durs par ses procédés. Egards, attentions, complaisances, prévenances, respect, autant de liens qui nous attachent mutuellement. Plus la politesse s’est perfectionnée, plus la société a été utile aux hommes; on s’est plie aux bienséances, souvent plus puissantes que les devoirs; les inclinations sont devenues plus douces, les caracteres plus lians, les vertus sociales plus communes. Combien ne changent de dispositions, que parce qu’ils sont contraints de paroître en changer! Celui qui a des vices est obligé de les déguiser: c’est pour lui un avertissement continuel qu’il n’est pas ce qu’il doit être; ses moeurs prennent insensiblement la teinte des moeurs reçues. La nécessité de copier sans cessé la vertu, le rend enfin vertueux; ou du moins ses vices ne sont pas contagieux, comme ils le seroient, s’ils se présentoient de front avec cette rusticité que regrette mon adversaire.

Il dit que les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, & que cet avantage leur épargnoit bien des vices. Il n’a pas considéré que la Nature humaine n’étant pas meilleure alors, comme il l’avoue, la rusticité n’empêchoit pas le déguisement. On en a [51] sous les yeux une preuve sans réplique: on voit des nations dont les manieres ne sont pas façonnées, ni le langage apprêté, user de décours, de dissimulations & d’artifices, tromper adroitement, sans qu’on puisse en rendre comptables les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts. D’ailleurs, si l’art de se voiler s’est perfectionné, celui de pénétrer les voiles a fait les mêmes progrès. On ne jugé pas des hommes sur de simples apparences; on n’attend pas à les éprouver, qu’on soit dans l’obligation indispensable de recourir à leurs bienfaits. On est convaincu qu’en général il ne faut pas compter sur eux, à moins qu’on ne leur plaise, ou qu’on ne leur soit utile, qu’ils n’ayent quelque intérêt a nous rendre service. On fait évaluer les offres spécieuses de la politesse, & ramener ses expressions à leur signification reçue. Ce n’est pas qu’il n’y ait une infinité d’ames nobles, qui en obligeant ne cherchent que le plaisir même d’obliger. Leur politesse a un ton bien supérieur à tout ce qui n’est que cérémonial; leur candeur, un langage qui lui est propre; leur mérite est leur art de plaire.

Ajoutez que le seul commerce du monde suffit pour acquérir cette politesse dont se pique un galant homme; on n’est donc pas fondé à en faire honneur aux Sciences.

A quoi tendent donc les éloquentes déclamations de M. Rousseau? Qui ne seroit pas indigné de l’entendre assurer que nous avons les apparences de toutes les vertus, sans en avoir aucune? Et pourquoi n’a-t-on plus de vertu? C’est qu’on cultive les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts. Si l’on étoit impoli, rustique, ignorant, Goth, Hun ou Vandale, [52] on seroit digne des éloges de M. Rousseau. Ne se lassera-t-on jamais d’invectiver les hommes? Croira-t-on toujours les rendre plus vertueux, en leur: disant qu’ils n’ont point de vertu? Sous prétexte d’épurer les moeurs, est-il permis d’en renverser les appuis? O doux noeuds de la société, charmes des vrais Philosophes, aimables vertus! c’est par vos propres attraits que vous régnez dans les coeurs: vous ne devez votre empire ni à l’âpreté stoïque, ni à des moeurs barbares, ni aux conseils d’une orgueilleuse rusticité.

M. Rousseau attribue à notre siecle des défauts & des vices qu’il n’a point, ou qu’il a de commun avec les nations qui ne sont pas policées; & il en conclut que le sort des moeurs & de la probité a été régulièrement assujetti aux progrès des Sciences & des Arts. Laissons ces vagues imputations, & passons au fait.

Pour montrer que les Sciences ont corrompu les moeurs dans tous les tems, il dit que plusieurs peuples tomberent sous le joug, lorsqu’ils étoient les plus renommés par la culture des Sciences. On fait bien qu’elles ne rendent point invincibles; s’en suit-il qu’elles corrompent les moeurs? Par cette façon singuliere de raisonner, on pourroit conclure aussi que l’ignorance entraîne leur dépravation, puisqu’un grand nombre de nations barbares ont été subjuguées par des peuples amateurs des Beaux-Arts. Quand même on pourroit prouver par des faits, que la dissolution des moeurs a toujours régné avec les Sciences, il ne s’ensuivroit pas que le sort de la probité dépendit de leurs progrès. Lorsqu’une nation jouit d’une tranquille abondance, elle se porte ordinairement [53] aux plaisirs & aux Beaux-Arts. Les richesses procurent les moyens de satisfaire ses passions: ainsi ce seroient les richesses, & non pas les Belles-Lettres, qui pourroient faire naître la corruption dans les coeurs; sans parler de plusieurs autres causes qui n’influent pas moins que l’abondance sur cette dépravation; l’extrême pauvreté est la mere de bien des crimes, & elle peut être jointe avec une profonde ignorance. Tous les faits donc qu’allégue notre adversaire, ne prouvent point que les Sciences corrompent les moeurs.

Il prétend montrer par ce qui est arrivé en Egypte, en Grece, à Rome, à Constantinople, à la Chine, que les Arts énervent les peuples qui les cultivent. Quoique cette assertion sur laquelle il insiste principalement paroisse étrangere à la question dont il s’agit, il est à propos d’en montrer la fausseté. L’Egypte, dit-il, devint la mere de la Philosophie & des Beaux-Arts, & bientôt après la conquête de Cambyse; mais bien des siecles avant cette époque, elle avoit été soumise par des bergers Arabes, sous le regne de Timaus. Leur domination dura plus de cinq cents ans. Pourquoi les Egyptiens n’eurent-ils pas même alors le courage de se défendre? Etoient-ils énervés par les Beaux-Arts qu’ils ignoroient? Sont-ce les Sciences qui ont efféminé les Asiatiques, & rendu lâches à l’excès tant de nations barbares de l’Afrique & de l’Amérique?

Les victoires que les Athéniens remporterent sur les Perses & sur les Lacédémoniens même, sont voir que les Arts peuvent s’associer avec la vertu militaire. Leur Gouvernement, devenu vénal sous Periclès, prend une nouvelle face: l’amour du plaisir étousse leur bravoure, les fonctions les plus honorables [54] sont avilies, l’impunité multiplie les mauvais citoyens, les fonds destinés à la guerre sont employés à nourrir la mollesse & l’oisiveté; toutes ces causes de corruption, quel rapport ont-elles aux Sciences?

De quelle gloire militaire les Romains ne se sont-ils pas couverts dans le tems que la littérature étoit est honneur à Rome? Etoient-ils énervés par les Arts, lorsque Cicéron disoit à César: vous avez dompté des Nations sauvages & féroces, innombrables par leur multitude, répandues au loin en divers lieux? Comme un seul de ces faits suffit pour détruire les raisonnemens de mon adversaire, il seroit inutile d’insister davantage sur cet article. On connoît les causes des révolutions qui arrivent dans les états. Les Sciences ne pourroient contribuer à leur décadence, qu’au cas que ceux qui sont destinés à les défendre, s’occuperoient des Sciences au point de négliger leurs fonctions militaires; dans cette supposition, toute occupation étrangers à la guerre auroit les même suites.

M. Rousseau, pour montrer que l’ignorance préserve les moeurs de la corruption, passe en revue les Scythes, les premiers Perses, les Germains & les Romains dans les premiers tems de leur République; & il dit que ces Peuples ont, par leur vertu, fait leur propre bonheur & l’exemple des autres Nations. On avoue que Justin a fait un éloge magnifique des Scythes; mais Hérodote, & des Auteurs cités par Strabon, les représentent comme une nation des plus féroces. Ils immoloient au Dieu Mars la cinquieme partie de leurs prisonniers, & crevoient les yeux aux autres. A l’anniversaire d’un [55] Roi, ils étrangloient cinquante de ses officiers. Ceux qui habitoient vers le Pont-Euxin se nourrissoient de la chair des étrangers qui arrivoient chez eux. L’histoire des diverses nations Scythes offre par-tout des traits, ou qui les déshonorent, ou qui sont horreur à la nature. Les femmes étoient communes entre les Massagetes; les personnes âgées étoient immolées par leurs parens, qui se régaloient de leurs chairs. Les Agatyrsiens ne vivoient que de pillage, avoient leurs femmes en commun. Les Antropophages, au rapport d’Hérodote, étoient injustes & inhumains. Tels surent les Peuples qu’on propose pour exemple aux autres Nations.

A l’égard des anciens Perses, tout le monde convient doute avec M. Rollin qu’on ne sauroit lire sans horreur jusqu’où ils avoient porté l’oubli & le mépris des loix les plus communes de la nature. Chez eux toutes sortes d’incestes étoient autorisés. Dans la Tribu Sacerdotale, on conféroit presque toujours les premieres dignités à ceux qui étoient nés du mariage d’un fils avec sa mere. Il falloit qu’ils fussent bien cruels pour faire mourir des enfans dans le feu qu’ils adoroient.

Les couleurs dont Pomponius Mela peint les Germains, ne seront pas naître non plus l’envie de leur ressembler: peuple naturellement féroce, sauvage jusqu’à manger de la chair crue, chez qui le vol n’est point une chose honteuse, & qui ne reconnoît d’autre droit que sa forcé.

Que de reproches auroit eu raison de faire aux Romains, dans le tems qu’ils n’étoient point encore familiarisés avec les Lettres, un Philosophe éclairé de toutes les lumieres de la raison? Illustres Barbares, auroit-il pu leur dire, toute [56] votre grandeur n’est qu’un grand crime. Quelle fureur vous anime & vous porte à ravager l’Univers? Tigres altérés du sang des hommes, comment osez-vous mettre votre gloire à être injures, à vivre de pillage, à exercer la plus odieuse tyrannie? Qui vous adonné le droit de disposer de nos biens & de nos vies, de nous rendre esclaves & malheureux, de répandre par-tout la terreur, la désolation & la mort?

Est-ce la grandeur d’ame dont vous vous piquez? O détestable grandeur, qui se repaît de miseres & de calamités! N’acquérez-vous de prétendues vertus, que pour punir la terre de ce qu’elles votes ont coûté? Est-ce la forcé? Les loix de l’humanité n’en ont donc plus? Sa voix ne se fait donc point entendre à vos coeurs? Vous méprisez la volonté des Dieux qui vous ont destinés, ainsi que nous, à passer tranquillement quelques instans sur la terre; mais la peine est toujours à côté du crime. Vous avez eu la honte de passer sous le joug, la douleur devoir vos armées taillées en pieces, & vous aurez bientôt celle de voir la République se déchirer par ses propres forces. Qui vous empêche de passer une vie agréable dans le sein de la paix, des arts, des sciences & de la vertu? Romains, cessez d’être injustes; cessez de porter en tous lieux les horreurs de la guerre & les crimes qu’elle entraîne.

Mais je veux qu’il y ait eu des Nations vertueuses dans le sein de l’ignorance; je demande si ce n’est pas à des loix sages, maintenues avec vigueur, avec prudence, & non pas à la privation des Arts, qu’elles ont été redevables de leur bonheur? En vain prétend-on que Socrate même & Caton ont décrié les Lettres; ils ne furent jamais les apologistes de l’ignorance. [57] Le plus savant des Athéniens avoir raison de dire que la présomption des hommes d’Etat, des Poetes & des Artistes d’Athenes, ternissoit leur savoir à ses yeux, & qu’ils avoient tort de se croire les plus sages des hommes; mais en blâmant leur orgueil & en décréditant les Sophistes, il ne faisoit point l’éloge de l’ignorance, qu’il regardoit comme le plus grand mal. Il aimoit à tirer des sons harmonieux de la lyre, avec la main dont il avoir fait les statues des Graves. La Rhétorique, la Physique, l’Astronomie furent l’objet de ses études; & selon Diogene Laerce, il travailla aux tragédies d’Euripide. Il est vrai qu’il s’appliqua principalement à faire une science de la morale, & qu’il ne s’imaginoit pas savoir ce qu’il ne savoit pas: est-ce là favoriser l’ignorance? Doit-elle se prévaloir du déchaînement de l’ancien Caton contre ces discoureurs artificieux, contre ces Grecs qui apprenoient aux Romains l’art funeste de rendre toutes les vérités douteuses. Un des chefs de la troisieme Académie, Carnéade, montrant en présence de Caton la nécessité d’une loi naturelle, & renversant le lendemain ce qu’il avoit établi le jour précédent, devoit naturellement prévenir l’esprit de ce censeur contre la littérature des Grecs. Cette prévention, à la vérité, s’étendit trop loin; il en sentit l’injustice, & la répara en apprenant la langue Grecque, quoiqu’avancé en âge; il forma son style sur celui de Thucydide & de Démosthene, & enrichit ses ouvrages des maximes & des maximes & des faits qu’il en tira. L’agriculture, la médecine, l’histoire & beaucoup d’autres matieres exercerent sa plume. Ces traits sont voir que, si Socrate & Caton eussent fait l’éloge de l’ignorance, ils se seraient censurés eux-mêmes; & M. Rousseau, [58] qui a si heureusement cultivé les Belles-Lettres, montre combien elles sont estimables, par la maniere dont il exprime le mépris qu’il paroît en faire: je dis, qu’il paroît; parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’il fasse peu de cas de ses connoissances. Dans tous les tems on a vu des Auteurs décrier leurs siecle & louer à l’excès des Nations anciennes. On met une sorte de gloire à se roidir contre les idées communes; de supériorité, à blâmer ce qui est loué; de grandeur, à dégrader ce que les hommes estiment le plus.

La meilleure maniere de décider la question de fait dont il s’agit, est d’examiner l’état actuel des moeurs de toutes les Nations. Or il résulte de cet examen fait impartialement, que les peuples policés & distingués par la culture des Lettres & des Sciences, ont en général moins de vices que ceux qui ne le sont pas. Dans la Barbarie & dans la plupart des pays Orientaux régnent des vices qu’il ne conviendroit pas même de nommer. Si vous parcourez les divers états d’Afrique, vous êtes étonné de voir tant de peuples fainéans, lâches, fourbes, traîtres, avares, cruels, voleurs & débauchés. Là, sont établis des usages inhumains; ici, l’impudicité est autorisée par les loix. Là, le brigandage & le meurtre sont érigés en professions; ici, on est tellement barbare, qu’on se nourrit de chair humaine. Dans plusieurs Royaumes les maris vendent leurs femmes & leurs enfans; en d’autres on sacrifie des hommes au Démon: on tue quelques personnes pour faire honneur au Roi, lorsqu’il paroît en public, ou qu’il vient à mourir. L’Asie & l’Amérique offrent des tableaux semblables.* [*Les bornes étroites que je me suis prescrites, m’obligent à renvoyer à l’Histoire des voyages, & à l’Histoire Générale par M. l’Abbé Lambert (Idem.)]

[59] L’ignorance & les moeurs corrompues des Nations qui habitent ces vastes contrées, sont voir combien porte à faux cette réflexion de mon adversaire: Peuples, sachez une sois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mere arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous trouvez à vous instruire, n’est pas le moindre de ses bienfaits. J’aimerois autant qu’il eût dit: Peuples, sachez une fois que la nature ne veut pas que vous vous nourrissiez des productions de la terre; la peine qu’elle a attachée à sa culture, est un avertissement pour vous de la laisser en friche. Il finit la premiere partie de son Discours par cette réflexion: que la probité est fille de l’ignorance, & que la Science & la vertu sont incompatibles. Voilà un sentiment bien contraire à celui de l’Eglise; elle regarda comme la plus dangereuse des persécutions la défense que l’Empereur Julien fit aux Chrétiens d’enseigner à leurs enfin & la Rhétorique, la Poétique & la Philosophie.

SECONDE PARTIE

M. Rousseau entreprend de prouver de son Discours, que l’origine des Sciences est vicieuse, leurs objets vains, & leurs effets pernicieux. C’étoit, dit-il, une ancienne tradition passée de l’Egypte en Grece, qu’un Dieu ennemi du repos des hommes étoit l’inventeur des Sciences: d’où il infere que les Egyptiens, chez qui elles étoient nées, [60] n’en avoient pas une opinion favorable. Comment accorder sa conclusion avec ces paroles: Remedes pour les maladies de l’ame: inscription qu’au rapport de Diodore de Sicile, on lisoit sur les frontispice de la plus ancienne des bibliothéques, de celle d’Osymandias Roi d’Égypte.

Il assure que l’Astronomie est née de la superstition; l’éloquence de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la Géométrie, de l’avarice; la Physique, d’une vaine curiosité; toutes, & la Morale même, de l’orgueil humain. Il suffit de rapporter ces belles découvertes pour en faire connoître toute l’importance. Jusqu’ici on avoit cru que les Sciences & les Arts devoient leur naissance à nos besoins; on l’avoit même fait voir dans plusieurs ouvrages.

Vous dites que le défaut de l’origine des Sciences & des Arts ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Vous demandez ce que nous serions des Arts sans le luxe qui les nourrit: tout le monde vous répondra que les Arts instructifs & ministériels, indépendamment du luxe, servent aux agrémens, ou aux commodités, ou aux besoins de la vie.

Vous demandez à quoi serviroit la Jurisprudence sans les injustices des hommes: on peut vous répondre qu’aucun Corps politique ne pourroit subsister sans loix, ne fût-il composé que d’hommes jutes. Vous voulez savoir ce que deviendroit l’Histoire s’il n’y avoit ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs vous n’ignorez cependant pas que l’Histoire Universelle contient la description des pays, la religion, le gouvernement, les moeurs, le commerce & les coutumes des peuples, les dignités, les magistratures, les vies des Princes pacifiques, des [61] Philosophes & des Artistes célébrés. Tous ces sujets, qu’ont-il de commun avec les tyrans, les guerres, & les conspirateurs?

Sommes-nous donc faits, dites-vous, pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée? Cette seule vérité devroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit sérieusement à s’instruire par l’étude de la Philosophie. Vous savez que les Sciences dont on occupe les jeunes Philosophes dans les Universités, sont la Logique, la Métaphysique, la Morale, la Physique, les Mathématiques élémentaires. Ce sont donc là selon vous de stériles spéculations. Les Universités vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité de ces Sciences s’est retirée au fond d’un puits! Les grands Philosophes qui les possedent dans un degré éminent, sont sans doute bien surpris d’apprendre qu’ils ne savent rien. Ils ignoreroient aussi, sans vous, les grands dangers que l’on rencontre dans l’investigation des Sciences. Vous dites que le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons, & que la vérité n’a qu’une maniere d’être: mais n’y a-t-il pas différentes routes, différentes méthodes pour arriver a la vérité? Qui est-ce d’ailleurs, ajoutez-vous, qui la cherche bien sincérement? A quelle marque est-on sur de la reconnoître? Les Philosophes vous répondront qu’ils n’ont appris les Sciences, que pour les savoir & en faire usage; & que l’évidence, c’est-à-dire, la perception du rapport des idées est le caractere distinctif de la vérité, & qu’on s’en tient à ce qui paroît le plus probable dans des matieres qui ne sont pas susceptibles de démonstration. Voudriez-vous voir renaître les Sectes de Pyrrhon, d’Arcésilas ou de Lacyde?

[62] Convenez que vous auriez pu vous dispenser de parler de l’origine des Sciences, & que vous n’avez point prouvé que leurs objets sont vains. Comment l’auriez-vous pu faire, puisque tout ce qui nous environne nous parle en faveur des Sciences & des Arts? Habillemens, meubles, bâtimens, bibliothéques, productions des pays étrangers dues à la Navigation dirigée par l’Astronomie. Là, les Arts méchaniques mettent nos biens en valeur; les progrès de l’Anatomie assurent ceux de la Chirurgie; la Chymie, la Botanique nous préparent des remedes; les Arts libéraux, des plaisirs instructifs: ils s’occupent à transmettre à la postérité le souvenir des belles actions, & immortalisent les grands hommes & notre reconnoissance pour les services qu’ils nous ont rendus. Ici, la Géométrie, appuyée de l’Algebre, préside à la plupart des Sciences; elle donne des leçons à l’Astronomie, à la Navigation, à l’Artillerie, à la Physique. Quoi! tous ces objets sont vains? Oui, & selon M. Rousseau, tous ceux qui s’en occupent sont des citoyens inutiles; & il conclut que tout citoyen inutile peut être regardé comme pernicieux. Que dis-je? selon lui, nous ne sommes pas même des citoyens. Voici ses propres paroles: nous avons des Physiciens, des Géométrie, des Chymistes, des Astronomes, des Poetes, des Musiciens, des Peintres, nous n’avons plus de citoyens; ou s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils périssent indigens & méprisés. Ainsi, Messieurs, cessez donc de vous regarder comme des citoyens. Quoique vous consacriez vos jours au service de la société, quoique vous remplissiez dignement les emplois où vos talens vous ont appellés, [63] vous n’êtes pas dignes d’être nommés citoyens. Cette qualité est le partage des paysans, & il faudra que vous cultiviez tous la terre pour la mériter. Comment ose-t-on insulter ainsi une nation qui produit tant d’excellens citoyens dans tous les états?

O Louis le Grand! quel seroit votre étonnement, si rendu aux voeux de la France & à ceux du Monarque qui la gouverne en marchant sur vos traces glorieuses, vous appreniez qu’une de nos Académies a couronné un ouvrage, où l’on soutient que les Sciences sont vaines dans leur objet, pernicieuses dans leurs effets; que ceux qui les cultivent ne sont pas citoyens! Quoi! pourriez-vous dire, j’aurois imprimé une tache à ma gloire pour avoir donne un asyle aux Muses, établi des Académies, rendu la vie aux Beaux-Arts; pour avoir envoyé des Astronomes dans les pays les plus éloignés, récompensé les talens & les découvertes, attiré les Savans près dur Trône! Quoi! J’aurois terni ma gloire pour avoir fait naître des Praxiteles & des Sysippes, des Appelles & des Aristides, des Amphions & des Orphées! Que tardez-vous de briser ces instrumens des Arts & des Sciences, de brûler ces précieuses dépouilles des Grecs & des Romains, toutes les archives de l’esprit & du génie? Replongez-vous dans les ténebres épaisses de la barbarie, dans les préjugés qu’elle consacre sous les funestes auspices de l’ignorance & de la superstition. Renoncez aux lumieres de votre siecle; que des abus anciens usurpent les droits de l’équité; rétablissez des loix civiles contraires à la loi naturelle; que l’innocent qu’accuse l’injustice, soit obligé, pour se justifier, à s’exposer à périr par l’eau ou par le feu; [64] que des peuples aillent encore massacrer d’autres peuples sous le manteau de la religion; qu’on fasse les plus grands maux avec la même tranquillité de conscience, qu’on éprouve à faire les plus grands biens: telles & plus déplorables encore seront les suites de cette ignorance où vous voulez rentrer.

Non, grand Roi, l’Académie de Dijon n’est point censée adopter tous les sentimens de l’Auteur qu’elle a couronné. Elle ne pense point, comme lui, que les travaux des plus éclairés de nos Savans & de nos meilleurs citoyens ne sont presque d’aucune utilité. Elle ne confond point comme lui les découvertes véritablement utiles au genre-humain, avec celles dont on n’a pu encore tirer des services, faute de connoître tous leurs rapports & l’ensemble des parties de la nature; mais elle pense, ainsi que toutes les Académies de l’Europe, qu’il est important d’étendre de toutes parts les branches notre savoir, d’en creuser les analogies, d’en suivre toutes les ramifications. Elle sait que telle connoissance qui paroît stérile pendant un tems, peut cesser de l’être par des applications dues au génie, à des recherches laborieuses, peut-être même au hasard. Elle sait que pour élever un édifice, on rassemblé des matériaux de toute especes: ces pieces brutes, amas informe, ont leur destination; l’art les dégrossit & les arrange: il en forme des chefs-d’oeuvre d’Architecture & de bon goût.

On peut dire qu’il en est, en quelque sorte, de certaines vérités détachées du corps de celles dont l’utilité est reconnue, comme de ces glaçons errans au gré du hasard sur la surface des fleuves; ils se réunissent, ils se fortifient mutuellement & servent a les traverser.

[65] Si l’Auteur a avancé sans fondement que cultiver les Sciences est abuser du tems, il n’a pas eu moins de tort d’attribuer le luxe aux Lettres & aux Arts. Le luxe est une somptuosité que sont naître les biens partagés inégalement. La vanité, à l’aide de l’abondance, cherche à se distinguer & procure à quelques Arts les moyens de lui fournir le superflu; mais ce qui est superflu par rapport à certains états est nécessaire à d’autres, pour entretenir les distinctions qui caractérisent les rangs divers de la société. La religion même ne condamne point les dépenses qu’exige la décence de chaque condition. Ce qui est luxe pour l’artisan, peut ne pas l’être pour l’homme de robe ou l’homme d’épée. Dira-t-on que des meubles ou des habillemens d’un grand prix dégradent l’honnête homme & lui transmettent les sentimens de l’homme vicieux? Caton le grand, solliciteur des loix somptuaires, suivant le remarque d’un politique, nous est dépeint avare & intempérant, même usurier & ivrogne; au lieu que le somptueux Lucullus, encore plus grand capitaine & aussi juste que lui, fut toujours libéral & bienfaisant. Condamnons la somptuosité de Lucullus & de ses imitateurs; mais ne concluons pas qu’il faille chasser de nos murs les Savans & les Articles. Les passions peuvent abuser des Arts; ce sont elles qu’il faut réprimer. Les Arts sont le soutien des états; ils réparent continuellement l’inégalité des fortunes, & procurent le nécessaire physique à la plupart des citoyens. Les terres, la guerre ne peuvent occuper qu’une partie de la nation: comment pourront subsister les autres sujets, si les riches craignent de dépenser, si la circulation des especes est suspendue par une [66] économie fatale à ceux qui ne peuvent vivre que du travail de leurs mains?

Tandis, ajoute l’Auteur, que les commodités de la vie se multiplient, que les Arts se perfectionnent & que le luxe s’étend, le vrai courage s’énerve, les vertus militaires s’évanouissent, & c’est encore l’ouvrage des Sciences & de tous ces Arts qui s’exercent dans l’ombre du cabinet. Ne diroit-on pas, Messieurs, que tous nos soldats sont occupés à cultiver les Sciences & que tous leurs officiers sont des Maupertuis & des Réaumur? S’est-on apperçu sous les regnes de Louis XIV & de Louis XV que les vertus militaires se soient évanouies? Si on veut parler des Sciences qui n’ont aucun rapport à la guerre, on ne voit pas ce que les Académies ont de commun avec les troupes; & s’il s’agit des sciences militaires, peut-on les porter à une trop grande perfection? A l’égard de l’abondance, on ne l’a jamais vu régner davantage dans les armées Françoises, que durant le cours de leurs victoires. Comment peut-on s’imaginer que des soldats deviendront plus vaillans, parce qu’ils seront mal vêtus & mal nourris?

M. Rousseau est-il mieux fondé à soutenir que la culture des Sciences est nuisible aux qualités morales? C’est, dit-il, dès nos premieres années, qu’une, éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissemens immenses, où l’on élevé à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs.

Peut-on attaquer de la sorte tant de Corps respectables; [67] uniquement dévoués à l’instruction des jeunes gens, à qui ils inculquent sans cessé les principes de l’honneur, de la probité & du Christianisme? La science, les moeurs, la religion, voilà les objets que s’est toujours proposé l’Université de Paris, conformément aux réglemens qui lui ont été donnés par les Rois de France. Dans tous les établissemens faits pour l’éducation des jeunes gens, on emploie tous les moyens possibles pour leur inspirer l’amour de la vertu & l’horreur du vice, pour en former d’excellens citoyens; on met continuellement sous leurs yeux les maximes & les exemples des grands hommes de l’antiquité. L’histoire sacrée & profane leur donne des leçons soutenues par les faits & l’expérience, & forme dans leur esprit une impression qu’on attendroit en vain de l’aridité des préceptes. Comment les Sciences pourroient-elles nuire aux qualités morales? Un de leurs premiers effets est de retirer de l’oisiveté, & par conséquent du jeu & de la débauche qui en sont les suites. Séneque, que M. Rousseau cite pour appuyer son sentiment, convient que les Belles-Lettres préparent à la vertu. (Senec. Epist. 88.)

Que veulent dire ces traits satyriques lancés contre notre siècle? Que l’effet le plus évident de toues nos études est l’avilissement des vertus; qu’on ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talens; que la vertu reste sans honneur; qu’il y a mille prix pour les beaux discours, aucuns pour les belles actions. Comment peut-on ignorer qu’un homme qui passe pour manquer de probité est méprisé universellement? La punition du vice n’est-elle pas déjà la premiere récompense de la vertu? L’estime, l’amitié de ses concitoyens, [68] des distinctions honorables, voilà des prix bien supérieurs à des lauriers Académiques. D’ailleurs celui qui sert ses amis, qui soulage de pauvres familles, ira-t-il publier ses bienfaits? ce seroit cri anéantir le mérite. Rien de plus beau que les actions vertueuses, si ce n’est le soin même de les cacher.

M. Rousseau parle de nos Philosophes avec mépris; il cite les dangereuses rêveries des Hobbes & des Spinosa, & les met sur une même ligne avec toutes les productions de la Philosophie. Pourquoi confondra ainsi avec les ouvrages de nos vrais Philosophes, des systêmes que nous abhorrons? Doit-on rejetter sur l’étude des Belles-Lettres les opinions insensées de quelques Ecrivains, tandis qu’un grand nombre de peuples sont infatués de systêmes absurdes, fruit de leur ignorance & de leur crédulité? L’esprit humain n’a pas besoin d’être cultivé pour enfanter des opinions monstrueuses. C’est en s’élevant avec tout l’essor dont elle est capable, que la raison, se met au-dessus des chimeres. La vraie Philosophie nous apprend à déchirer le voile des préjugés & de la superstition. Parce que quelques Auteurs ont abusé de leurs lumieres, faudra-t-il proscrire la culture de la raison? Eh! de quoi ne peut-on pas abuser? Pouvoir, loix, religion, tout ce qu’il y a de plus utile, ne peut-il pas être détourné à des usages nuisibles? Tel est celui qu’a fait M. Rousseau de sa puissante éloquence pour inspirer le mépris des Sciences, des Lettres & des Philosophes. Au tableau qu’il présente de ces hommes savans, opposons celui du vrai Philosophe. Je vais le tracer, Messieurs, d’après les modeles que j’ai l’honneur de connoître parmi vous. Qu’est-ce-qu’un vrai, Philosophe? C’est un homme très-raisonnable & [69] très-éclairé. Sous quelque point de vue qu’on le considere, on ne peut s’empêcher de lui accorder toute son estime, & l’on n’est content de soi-même que lorsqu’on mérite la sienne. Il ne connoît ni les souplesses rampantes de la flatterie, ni les intrigues artificieuses de la jalousie, ni la bassesse d’une haine produite par la vanité, ni le malheureux talent d’obscurcir celui des autres; car l’envie qui ne pardonne ni les succès, ni ses propres injustices, est toujours le partage de l’infériorité. On ne le voit jamais avilir ses maximes en les contredisant par ses actions, jamais accessible à la licence que condamnent la religion qu’elle attaque, les loix qu’elle élude, la vertu qu’elle foule aux pieds. On doute si son caractere a plus de noblesse que de forcé, plus d’élévation que de vérité. Son esprit est toujours l’organe de son coeur & son expression l’image de ses sentimens. La franchise, qui est un défaut quand elle n’est pas un mérite, donne à ses discours cet air aimable de sincérité, qui ne vaut beaucoup, que lorsqu’il ne coûte rien. Quand il oblige, vous diriez qu’il se charge de la reconnoissance, & qu’il reçoit le bienfait qu’il accorde; & il paroît toujours qu’il oblige, parce qu’il desire toujours d’obliger. Il met sa gloire à servir sa Patrie qu’il honore, à travailler au bonheur des hommes qu’il éclaire. Jamais il ne porta dans la société cette raison farouche, qui ne sait pas se relâcher de sa supériorité; cette inflexibilité de sentiment, qui sous le none de fermeté brusque les égards & les condescendances; cet esprit de contradiction, qui secouant le joug des bienséances se fait un jeu de heurter les opinions qu’il n’a pas adoptées, également haïssable soit qu’il défende les droits de la vérité, ou les prétentions [70] de son orgueil. Le vrai Philosophe s’enveloppe dans sa modestie, & pour faire valoir les qualités des autres, il n’hésite pas à cacher l’éclat des siennes. D’un commerce aussi sur qu’utile, il ne cherche dans les fautes que le moyen de les excuser, & dans la conversation que celui d’associer les autres à son propre mérite. Il sait qu’un des plus solides appuis de la justice que nous nous flattons d’obtenir, est celle que nous rendons au mérite d’autrui; & quand il l’ignoreroit, il ne monteroit pas sa conduite sur des principes différens de ceux que nous venons d’exposer: persuadé que le coeur fait l’homme; l’indulgence, les vrais amis; la modestie, des citoyens aimables. Je sais bien, que par ces traits je ne rends pas tout le mérite du Philosophe & sur-tout du Philosophe Chrétien; mon dessein a été seulement d’en donner une légere esquisse.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

CLAUDE-NICHOLAS LE CAT

RÉFUTATION DU DISCOURS
QUI REMPORTE LE PRIX A l’ACADÉMIE de DIJON en 1750,
PAR UN ACADÉMICIEN de DIJON
QUI LUI REFUSE SON SUFFRAGE.

[1751 = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 71-152.]

[71]

RÉFUTATION
Du Discours
qui a remporté
le Prix
à l’Académie
de Dijon en 1750,

par un Académicien de Dijon qui lui refusé son suffrage.*

[*Cette réfutation parut imprimée en 1751 en un volume in-8?. de 132 pages en deux colonnes, dont l’une contenoit le Discours de Rousseau, & l’autre la Réfutation: M. Rousseau y répondit par une lettre qui se trouvé à la page 153 du second volume des Mélanges [V. LETTRE DE JEAN-JAQUES ROUSSEAU, Sur une nouvelle Réfutation de son Discours, par un Académicien de Dijon.]: cet Académicien de Dijon supposé se trouva être M. Le Cat, Secrétaire perpétuel de l’Académie de Rouen, & c’est ce qui occasionna le désaveu de l’Académie de Dijon, que l’on trouvera ci-après: cette Réfutation non plus que les deux Pieces suivantes n’ont été insérées dans aucun Recueil des Ecrits de M. Rousseau mais elles nous ont paru si essentielles pour l’éclaircissement de cette fameuse dispute que nous avons jugé convenable de la joindre à toutes les autres pieces qui parurent sur cette matiere.]

PREFACE

DE L’ÉDITEUR DU DISCOURS,
AVEC LES REMARQUES CRITIQUES

La Littérature a ses cometes comme le Ciel. Le Discours du Citoyen de Geneve doit être mis au rang de ces phénomenes singuliers, & même sinistres pour les Observateurs crédules. J’ai lu, comme tout le monde, [72] ce célebre Ouvrage. Comme tout le monde; j’ai été charme du style & de l’éloquence de l’Auteur; mais j’ai cru trouver dans cette Piece plus d’art que de naturel, plus de vraisemblance que de réalité, plus d’agrément que de solidité; en un mot, j’ai soupçonné que ce Discours étoit lui-même une preuve qu’on peut abuser des talens, & qu’on peut faire dégénérer l’art de développer la vérité, & de la rendre aimable, en celui de séduire & de faire passer pour vraies les propositions des plus paradoxes & même les plus fausses.

Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,

Qui par l’art embelli ne puisse plaire aux yeux.

Boil. Art Poet. Ch. 3.

Mais en même tems j’ai cru m’appercevoir que cet abus de l’art n’a pas tout le succès que lui promettent les apparences; l’erreur se découvre à l’esprit attentif, sous les sophismes par lesquels on s’efforce de la revêtir du masque de la vérité, comme les moeurs artificieuses se trahissent elles-mêmes dans la contenance & les discours des hypocrites qu’on soupçonne & qu’on étudie. Néanmoins la grande défiance que j’ai de mes propres lumieres, fit que la lecture de l’éloquent Discours me mit dans une sorte de perplexité: quel parti prendre, me suis-je dit? L’espérance de contribuer au bonheur [73] général de la Société, comme au mien propre, d’être plus utile & plus agréable aux autres & à moi-même; d’être enfin meilleur que la nature seule ne m’avoit formé, est le motif qui m’a soutenu jusqu’ici dans l’étude des Sciences & des Arts; un projet si louable m’auroit-il fait illusion? Avec le dessein de chercher le mieux être, aurois-je pris exactement le chemin opposé? Tant de travaux ne me conduiroient-ils qu’à dégrader les talens & les inclinations que la simple nature m’avoit donnés. Si cela est, j’apprends tous les jours, & je travaille par-là tous les jours à me rendre pire que je n’étois. Si cela est, je me propose de donner de l’éducation à mes enfans, & par-là je trame une conspiration contre la Société, contre la Patrie, en formant un projet qui tend à lai corruption de ses sujets. Grand Dieu! qu’ai-je fait, & dans quel abyme allois je précipiter les miens? Malheur à ceux qui ont brisé la porte des Sciences! Allons, brûlons les Livres, oublions jusqu’à l’art de lire, gardons-nous de l’apprendre aux autres.

Ce nouveau dessein mérite quelques réflexions; il a tout l’air d’une extravagance. Quoi! de propos délibéré, nous nous replongerions dans les ténebres& la barbarie? Cette action seule seroit, ce me semble, le chef-d’oeuvre de l’aveuglement, & de la barbarie même.....

Barbarus hic ego sum

[74] Mais l’Auteur couronné par la respectable le Académie M. Dijon, m’assure que cette barbarie n’est qu’apparente, que je ne la crois telle, que parce que je n’entends pas la question.....

quia non intelligor illis.

J’avoue que j’avois déjà été fort surpris que ce Corps célebre eût proposé cette question; car toute question proposée est censée problématique; mais l’hommage rendu aujourd’hui au Discours par la même Société, met le comble a mon étonnement, & m’en impose; à peine osai je examiner. Il est un moyen d’éclaircir mes doutes, plus décent, plus sur, plus conforme a la juste défiance que j’ai de mes lumieres. J’ai l’honneur d’être lié d’amitié avec l’un des membres du savant Aréopage de Dijon, avec l’un des Juges qui a dû concourir au triomphe de l’Orateur Genevois. Consultons-le. Il est homme à ne rien faire à la légere; il nous sera part des raisons qui ont emporté son suffrage, & elles décideront sans doute le mien. J’ai suivi ce projet, & j’ai reçu de non illustre Correspondant la Lettre suivante.

«Oui, Monsieur, j’ai été l’un des Juges du Discours qui a remporté le Prix en 1750; mais non pas un de ceux qui lui ont donne son suffrage. Loin d’avoir pris ce dernier parti, j’ai été le zélé défenseur de l’opinion contraire, parce due je pense que celle-ci a la vérité [75] de ton côté, & que le vrai seul a droit de prétendre à nos Lauriers. J’ai même poussé le zélé jusqu’à apostiller le Discours par des notes critiques, dont la collection est plus considérable que le texte même; j’ai cru que l’honneur de la vérité, celui de toutes les Académies, & de la nôtre particuliérement, l’exigeoient de moi: ces mêmes motifs m’engagent à vous en envoyer la copie, & à vous permettre de les rendre publiques. Dans cette vue j’ai lu l’Edition que l’Auteur en a faite, & j’ai ajouté à mon Manuscrit quelques remarques nouvelles, auxquelles ses additions ont donne lieu.»

«Ne perdez point de vue, s’il vous plaît, Monsieur, que ce ne sont que des apostilles, des notes due je vous envoyé, & non un discours fleuri; que mon dessein n’a jamais été d’opposer éloquence à éloquence, paradoxe à paradoxe; j’aurois peut-être tenté le premier en vain, & le dernier n’auroit pas été de mon goût; j’exposé naturellement à mes Confreres ce que je pense d’une Piece, dont je suis examinateur, en opposant, selon mes foibles lumieres, le raisonnement juste aux figures oratoires, la vérité claire au paradoxe. J’applaudis avec le Public au génie & aux talens de notre Auteur; mais j’ose penser que sa Piece n’est qu’un élégant badinage, un jeu d’esprit, & que sa [76] these est fausse. Si je puis vous en convaincre, j’ai gagné ma cause. Je préférerai toujours l’art d’éclairer & d’instruire à celui d’amuser & de plaire, quand il ne me sera pas possible de les réunir. J’ai l’honneur d’être, &c.»

A Dijon, ce 15 Août 1751.

La générosité de M. * * *. combla, mes voeux; je m’applaudis du parti que j’avois pris; je dévorai ses notes; je m’y retrouvai, pour ainsi dire, par-tout. Pour sentir combien cette conformité me flatte, il faudroit savoir tout ce que vaut M. * * *. Je suis persuadé que tous les Amateurs des Sciences & des Arts, se trouveront aussi flattés que moi, & par les mêmes raisons, de la lecture de ses réflexions. J’userai donc dans toute son étendue, du pouvoir qu’il me donne de les publier; ses motifs me paroissent aussi justes que ses remarques. Elles nous conservent enfin le droit si doux, si flatteur de penser avec Horace, que... le Philosophe n’a dans toute la nature que les Dieux au-dessus de lui....

Ad summam, sapiens uno minor est Jove, dives,

Liber, honoratus, pulcher, Rex denique Regum.

[77]

RÉFUTATION

Decipimur specie recti.

.... sunt certi denique fines,

Quos ultrà, citràque nequit consistere rectum.*

[*L’Epigraphe, Decipimur specie recti... choisie par l’Auteur de ce Discours, pour nous annoncer que notre prévention en faveur des Sciences est une erreur; cette Epigraphe, dis-je, est la seule excuse qu’on puisse lui prêter à lui-même, encore n’est-elle pas fort bonne; car on peut être quelquefois trompé par les apparences & s’égarer; mais il faut pourtant convenir que le chemin du vrai a des marques distinctives, des limites, des bornes, certi denique fines; qu’il y a des regles pour s’y conduire: & en vérité elles me paroissent si évidentes dans l’opinion contraire à celle de l’Auteur, que je soupçonne qu’il a moins été séduit par les simples apparences du vrai, que par l’espoir de les réaliser à nos yeux à forcé de génie.]

Le rétablissement - qui ne s’en estime pas moins. L’Auteur est très-savant, & joue par conséquent ici un personnage feint & accommodé à la scene. Mais en général, sur quel fondement un honnête homme qui ne sauroit rien, ne s’en estimeroit-il pas moins? Qui peut disconvenir que si cet honnête homme étoit savant, il auroit toujours un talent de plus, & qu’ainsi il en seroit d’autant plus estimable? Mais est-il bien vrai qu’on puisse être parfaitement honnête homme & parfaitement ignorant tout ensemble? Ne faut-il pas au moins connoître ses devoirs pour les remplir? Ne faut-il pas les avoir appris par une éducation qui nous ait inculqué les principes d’une saine morale? Une science aussi essentielle que celle-ci vaut bien, ce me semble, qu’on ne la compte [78] pas pour rien, & que celui qui la posséde, ne se regarde pas comme un homme qui ne sait rien. Si l’Auteur entend par ne savoir rien, n’être point Géometre, Astronome, Physicien, Médecin, Jurisconsulte, &c. Je conviendrai qu’on peut être honnête homme sans tous ces talens; mais n’est-on engagé dans la société qu’à être honnête homme? Et qu’est ce qu’un honnête homme ignorant & sans talens? un fardeau inutile, à charge même à la terre, dont il consume les productions sans les mériter, un de ces hommes auxquels Horace fait dire....

Nos numerus sumus, & fruges consumere nati.

Il y a bien loin de cet honnête homme-là, à l’homme de bien vrai citoyen, qui pénétré de ses devoirs envers les autres hommes, envers l’Etat, cultive dès l’enfance toutes les Sciences, tous les Arts par lesquels il peut les servir, & par lesquels il les sert en effet, dès qu’il lui est possible.

........................................Quod si

Frigida curarum relinquere posses,

Quo te coelestis sapientia duceret, ires.

Hoc opus, hoc studium, parvi properemus & ampli.

Si patriae volumus, si nobis vivere cari.

Horat. Epist. 3. l. 1. v. 25.

Il sera difficile, ne m’ont point rebuté. La solution de ce problême est rendue très-curieuse & très-intéressante par le génie supérieur & le style séduisant de l’Auteur; mais il n’a point concilié les contrariétés qu’il sent lui-même.

[79] Ce n’est point la Science - devant des hommes vertueux. Défendre la vertu contre la Science qu’on regarde comme incompatible avec la premiere, n’est-ce point maltraiter cette Science? Et quand tout le Discours de l’Auteur tend à prouver l’incompatibilité de ces deux qualités, la vertu & la Science, comment peut-il composer chaque Académicien de Dijon de deux hommes, l’un Vertueux & l’autre Docte? Cette distinction subtile, par laquelle il a cru échapper aux contrariétés qu’il a lui-même remarquées dans son procédé, n’est-elle pas des plus frivoles?

La probité est--pour le sentiment de l’Orateur. Le sentiment de l’Orateur, si je ne me trompé, fait la piece principale de la constitution du Discours. Si le premier n’est point juste, l’autre ne sauroit être solide; & un discours sans justesse & sans solidité a beau être séduisant, il n’aura point mon suffrage.

Les Souverains--jugé en sa propre cause. L’Auteur convient donc qu’il attaque les Sciences, & que par-là nous devenons ses parties. Il ne nous regarde plus ici que comme Savans; mais nous nous souviendrons d’une chose qu’il a déjà oubliée, qui est que nous sommes gens de bien, & par-là nous serons ses partisans contre la Science, & des premiers à y renoncer, s’il prouve bien que celle-ci est contraire à la vertu.

[80]

PREMIERE PARTIE

C’est un grand & beau spectacle-depuis peu de générations. Voilà sans doute ce que l’Auteur rappelle le renouvellement des Sciences & des Arts. Il a raison de trouver ce spectacle grand, beau, merveilleux; on peut ajouter hardiment sur cette seule description, que cette admirable révolution, le triomphe, l’apothéose de l’esprit humaine est encore de la plus grande utilité pour les moeurs, pour le bien de la société, puisque notre Orateur reconnoît lui-même qu’une partie de ces Sciences renferme la connoissance de l’homme, de sa nature, de ses devoirs & de sa fin.

L’Europe-que l’ignorance. L’ignorance est donc déjà un état bien pitoyable; c’est pourtant là le sujet des éloges de ce Discours, la base de la probité & le grand ressort de la félicité, selon notre Auteur.

Je ne sais quel jargon -- au sens commun. La barbarie, l’état sauvage, la privation des Sciences & des Arts met donc les hommes hors du sens commun, puisque cette merveilleuse révolution les y a ramenés.

Elle vint enfin du côté -- naturelle. Il n’y a ici rien d’étrange qu’une petite tournure énigmatique dans le style; défaut qui n’est peut-être aussi que trop naturel aux Ecrivains de notre siecle. Les Sciences suivirent les Lettres; cela est très-naturel, ce me semble: on apprend les langues; on apprend à les parler, a les écrire poliment avant de pénétrer dans [81] les Sciences. A l’art d’écrire se joignit l’art de penser. Comment! ne penseroit-on qu’à l’Académie des Sciences? Et celle des Belles-Lettres seroit-elle composée d’Ecrivains automates? L’Auteur est trop intéressé à n’être pas de cet avis. Il veut dire seulement que la science des Belles-Lettres qui ne demande qu’une contention d’esprit médiocre, que des réflexions superficielles & légeres, a été suivie de l’étude des Sciences abstraites, profondes, où les génies les plus transcendans trouvent de quoi épuiser leurs efforts; & il a mieux aimé exprimer cette différence des Belles-Lettres aux Sciences d’une façon fine que juste.

Et l’on commença -- leur approbation mutuelle. Cet avantage du commerce des Muses est très-réel, & très-important. Inspirer le plaisir de plaire aux hommes, c’est concourir au grand œuvre de la félicité commune; car avec ces dispositions, non-seulement on n’a garde de rien faire qui leur soit contraire, mais encore on employe tous ses talens à leur être utile & agréable. Songez à tous les ressorts qu’un amant fait jouer pour plaire à sa maîtresse, & souvenez-vous dans la suite de ce Discours que l’Auteur convient que, par le commerce des Muses, l’homme devient l’amant de la société, & celle-ci sa maîtresse. Je crois qu’il aura de la peine à concilier sa these avec ces principes qui sont très-bons.

L’esprit a ses besoins, -- dont ils sont chargés. Ces portraits sont plus jolis que justes. Il s’en faut bien que les Sciences & les Arts soient de pur agrément. Leurs utilités sont sans nombre. Il n’est point vrai qu’ils ne fassent que couvrir de fleurs nos chaînes de fer: de telles chaînes, par-tout où [82] elles se trouvent, mettent des entraves au génie & éteignent les Sciences & les Arts.

Etouffent en eux -- des Peuples policés. Loin que les Sciences étouffent en nous le sentiment de la liberté originelle, c’est elles au contraire qui nous apprennent que la nature a fait tous les hommes égaux, & que l’esclavage est le fruit d’une tyrannie établie par la violence, par la raison du plus fort, suite inévitable de la barbarie. Mais c’est déshonorer la vraie idée d’un Peuple policé, que de nous le représenter comme une bête féroce à demi apprivoisée, comme un esclave sans sentimens pour sa liberté originelle, & assujetti à un joug honteux qu’il chérit encore, tant sa stupidité est extrême. L’homme policé est celui que les lumieres de la raison & de la morale ont convaincu que les loix & la subordination établies dans un Etat ont pour principe l’équité, & pour but sa propre félicité & celle de ses pareils. Persuadé de ces vérités, il est le premier à exécuter, à aimer, à défendre ces loix qui ont enlevé son suffrage, & qui sont sa sureté & son bonheur. Une société d’hommes qui pensent & qui agissent ainsi, forme ce qu’on appelle vraiment un Peuple policé.

Il y a toujours dans les Sociétés des individus pervers, qui n’ont ni les lumieres, ni la raison, ni l’éducation nécessaires pour ressembler à l’homme sociable que je viens de décrire; ce sont-là ceux qu’on ne tient dans l’ordre d’un peuple policé que par des chaînes, que sous un joug; mais on voit que ces hommes féroces sont ceux de notre espece qu’on n’a pu apprivoiser; c’est la partie non policée du peuple, & celle que le reste de la société est intéressée à retenir [83] dans une sorte d’esclavage. C’est cet esclave que l’Orateur nous donne ici pour un Peuple policé; esclave qui est précisément cette portion honteuse de l’humanité; qui est sans aucune des vertus sociales, sans aucune des qualités d’un Peuple policé.

Le besoin--les Arts les ont affermis. Le besoin & la raison ont élevé les trônes des vrais Rois. Les Sciences & les Arts qui sont à leur tour le trône de la raison, deviennent par-là le plus ferme appui des Souverains légitimes, par les heureux effets de la raison & de la justice, tant sur le Souverain que sur les sujets.

Puissances de la terre--Heureux esclaves. L’Auteur sacrifie toujours la justesse à l’agrément & à la nouveauté. Le trône d’un Peuple policé n’en fait point des esclaves, mais des pupilles heureux sous la tutelle d’un Pere tendre.

Vous leur devez -- de toutes les vertus sans en avoir aucune. C’est ici que notre Orateur commence à lever le masque. II veut que la douceur du caractere, l’urbanité des moeurs, le commerce liant & facile ne soient que des appas pour tromper les hommes. Il nous a dépeint, occupés du desir de plaire à ces mêmes hommes. Ici notre unique soin est de les tromper; là, nous étions les amans de la société; ici nous sommes de ces amans suborneurs & perfides, qui n’ont d’amant que les apparences, & dont le coeur scélérat n’a d’autre but que de déshonorer l’infortunée assez foible pour en être la dupe. Le portrait n’est pas flatteur, mais est-il vrai, c’est ce que nous allons examiner en suivant l’Auteur.

C’est par cette sorte de politesse -- le commerce du monde. La décence est déjà une espece de vertu, ou tout au moins [84] un ornement à la véritable vertu quand on la posséde, & un grand acheminement vers elle quand on n’a point encore atteint sa perfection.

Si nos maximes nous servoient de regles. On veut dire si notre conduite étoit conforme à nos maximes & à nos regles. Il arrive souvent sans doute, qu’elle n’y est pas conforme; mais combien plus souvent ce désordre n’arrivera-t-il pas à ceux qui n’ont ni regle ni maxime, aux ignorans, aux rustres, aux barbares?

Si la véritable Philosophie -- du titre de Philosophe! Par la même raison il y a bien des Philosophes qui n’en ont que le nom; mais qu’il y auroit encore bien moins de Philosophes, s’il n’y avoit point du tout de Philosophie!

Mais tant de qualités - en si grande pompe. S’il y a de la pompe ici, c’est dans le Discours de notre Orateur, & non pas dans la décence & dans le titre de Philosophe, qui décorent l’homme sage, vertueux & simple tout ensemble.

D’ailleurs.... aut virtus nomen inane est,

Aut decus & pretium rectè petit experiens vir.

Horat. Epist.

L’Auteur du Discours voudroit-il qu’on crût qu’il renonce à la vertu, parce qu’il aspire au titre de grand Orateur, & à la pompe d’une victoire sur tous ses concurrens.

La richesse de la parure -- se reconnoît à d’autres marques. Le sage, comme l’homme robuste, se reconnoît à ses actions; mais l’un & l’autre peut être paré & élégant, sans que cette circonstance dégrade leur mérite, au contraire elle le relevera, si la décence préside à leur parure.

[85] C’est sous l’habit rustique -- la vigueur du corps. Cela n’est pas toujours vrai à la lettre. M. le Maréchal de Saxe, & tant d’autres auroient fait mal passer leur tems aux plus rustiques laboureurs. la dorure des habits n’ôte ni la santé ni la forcé, elle ne peut qu’en relever l’éclat.

La parure -- qui se plaît à combattre nud. L’homme de bien est un brave prêt à combattre sous toutes les formes que le hasard ou le sort le forceront de prendre, nud, bien paré, mal équipé; tous ces accessoires lui sont indifférens.

Il méprise tous ces vils ornemens -- quelque difformité. Il est des ornemens & des armes qui tendent à rendre la victoire & plus sure & plus brillante. Le sage ne les néglige pas contre le vice & l’erreur; il se plie aux circonstances, aux tems, pour en supporter ou en rectifier les événemens; il s’accommode à ce que les moeurs de son siecle ont de décent, pour mieux réussir à corriger ce qu’elles ont de défectueux; il se fait ami, des hommes pour les rendre amis de la vertu.

Omnis Aristippum decuit color, & status & res.

Avant que l’Art eût -- épargnoit bien des vices. Jamais les hommes n’ont été moins vicieux qu’ils le sont, par la raison que jamais les Sciences & les Arts n’ont été tant cultivés. La nature abandonnée à elle-même, fait de l’homme un assemblage de tant de vices, que le foible germe de vertu que son Auteur y a mis, se trouvé bientôt étouffé. La terre n’a pas plutôt vu deux hommes sur sa surface, & encore deux freres, seuls maîtres de l’Univers, qu’elle a vu aussi l’un des deux massacrer l’autre par un principe de jalousie. En vain un [86] Dieu préside à la premiere peuplade, l’instruit, l’exhorte, la menace, elle continue comme elle a débuté; le crime se multiplie avec les hommes; ils le portent à un tel comble d’horreur, que l’Etre souverainement bois, infiniment sage, se repent d’avoir créé une race aussi perverse, & ne fait de meilleur remede aux abominations qu’il lui voit commettre, que de l’exterminer. Il n’est dans le monde entier qu’une seule famille vertueuse & exceptée du supplice. Voilà un échantillon de ce dont est capable la nature humaine, abandonnée à elle-même, à ses passions, sans le frein des loix, sans les lumieres des Lettres, des Sciences & des Arts.

Reprenons l’histoire de cette race; quelques siecles après ce châtiment terrible, nous la retrouverons bientôt aussi criminelle qu’auparavant; nous la trouverons escaladant le Ciel même, & se révoltant en quelque sorte contre son Auteur. Dispersés enfin, par une seconde punition, dans toutes les parties de la terre, ils y portent tous leurs vices. Bientôt l’adroit & robuste Nembrod leve l’étendard de la tyrannie, & fait de tous ceux de ces freres, qui ne sont ni si forts ni si méchans que lui, autant d’esclaves & de ministres de ses passions & de si violence. Sous cette troupe assemblée par le crime & pour le crime, succombent des Nations entieres, que ces malheurs n’instruisent que pour les porter à leur tour dans d’autres climats. Je vois la terre entiere livrée à ces leçons de barbarie; chaque particulier devient un Nembrod, s’il le peut; les Nations conjurées contre les Nations s’entr’égorgent ou se chargent de chaînes; elles forment aujourd’hui des Empires qui s’écroulent d’eux-mêmes le lendemain; ils cèdent au tumulte & au [87] torrent fougueux des mêmes passions qui les ont élevés. Que peut-on attendre de durable d’un principe plus déréglé & plus impétueux qu’une mer en fureur? Dieu Tout-puissant, quand vous lasserez-vous de voir la nature entiere en proie à tant d’horreurs? Je vois votre miséricorde s’attendrir sur l’état infortuné de la plus foible & de la moins coupable partie du genre-humain, le jouet & l’esclave de l’autre. Que fait votre sagesse infinie pour donner une face nouvelle à l’Univers? Elle fait naître ces hommes rares, avec lesquels elle semble partager son essence ineffable. Source de lumiere, vous ouvrez vos trésors à ces ames choisies; les Sciences, les Arts, l’urbanité, la raison & la justice, sortent du sein de ces génies créateurs, & se répandent sur la terre. Les hommes s’aiment, s’unissent, & sont des loix pour contenir ceux que le sort prive de ces lumieres, & que les passions gouvernent encore. La terre jouit d’une félicité qu’elle ne connoissoit point: elle est étonnée elle-même de ce prodige; elle en déifie les Auteurs, & attribue à miracle l’effet naturel de la culture des Sciences & des Arts. Apollon est adoré comme un Dieu. Orphée est un homme divin dont les accords inspirent aux lions, aux tigres la douceur de d’agneau, dont l’art enchanteur anime & donne des sentimens d’admiration & de concorde aux arbres, aux rochers mêmes. Amphion n’est plus un Orateur savant & profond politique, qui par la forcé de son éloquence transforme les Thébains féroces & barbares en un Peuple doux, sociable & policé. C’est un demi-Dieu, qui par les accens magiques de sa lyre donne aux pierres mêmes le mouvement & l’intelligence nécessaires pour s’arranger elles-mêmes, & former [88] l’enceinte d’une Ville.*

[*Avant que la raison s’expliquant par la voix,

Eût instruit les humains, eût enseigné des Loix

Tous les hommes suivoient la grossiere nature;

Dispersés dans les bois couroient à la pâture.

La forcé tenoit lieu de droit & d’équité:

Le meurtre s’exerçoit avec impunité.

Mais du discours enfin l’harmonieuse adresse.

De ces sauvages moeurs adoucit la rudesse;

Rassembla les Humains dans les forêts épars,

Enferma les Cités de murs & de remparts;

De l’aspect du supplice effraya l’insolence,

Et sous l’appui des Loix mit la foible innocence.

Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers.

De-là sont nés ces bruits reçus dans l’Univers,

Qu’aux accens dont Orphée emplit les monts de Thrace,

Les Tigres amollis dépouilloient leur audace:

Qu’aux accords d’Amphion les pierres se mouvoient,

Et sur les murs’Thébains en ordre s’élevoient.

L’Harmonie en naissant produisit ces miracles.

Boil. art poet. ch. IV.] *

[*Silvestres homines sacer, interpresque Deorum,

Caedibus & victu foedo deterruit Orpheus,

Dictus ob hoc lenire tigres, rabidosque leones.

Dictus & Amphion Thebanae conditor arcis,

Saxa movere sono testudinis, & prece blanda

Ducere quo vellet. Fuit haec sapientia, &c.

Hor. art poet. v. 391.]

Ce que les premiers génies de l’Arabie, de l’Egypte & de la Grece ont fait jadis; ceux qu’ont vu naître les regnes des Augustes, des Médicis, des François I, des Louis XIV, l’ont répété dans les siecles postérieurs. [89] De-la sont sortis ces grands ressorts de la sage politique, ces alliances raisonnées & salutaires, cette balance de l’Europe, le soutien des états qui la composent. Enfin les Sages de l’Orient n’avoient été que des Législateurs des Peuples; ceux de l’Occident ont poussé les progrès de la sagesse jusqu’à devenir les Législateurs des Souverains mêmes, parce qu’aucun siecle n’a poussé si loin les Sciences & les Arts, & par conséquent la raison & la sagesse.

Dans tous les siecles néanmoins ces chaînes si salutaires & si raisonnables établies entre les Rois, entre les Peuples, se sont souvent trouvées rompues. Ces malheurs n’arriveroient point, si tout un peuple étoit savant, si tous les Rois étoient Philosophes. Quelque éclairé, quelque policé que soit un Etat, le Philosophe y est beaucoup plus rare, que ne sont dans une digue les pilotis de ces boulevards qui s’opposent au débordement d’un fleuve rapide, aux fureurs d’une mer agitée: les peuples sont ces flots impétueux qui renversent quelquefois & les pilotis & la digue qu’ils soutiennent; & malheureusement les Rois eux-mêmes sont quelquefois peuple en cette partie.

Mais avons-nous besoin de remonter aux premiers siecles du monde, & d’en parcourir tous les âges, pour prouver que les hommes instruits, policés, sont meilleurs? N’avons-nous pas actuellement sur la terre, dans nos climats même, des échantillons des hommes de toutes les especes. Dites-moi, je vous prie, illustre Orateur, est-ce dans des Royaumes où fleurissent les Universités & les Académies, qu’on rencontre la galante nation des Antropophages, ce peuple plein d’humanité & de sentiment, chez lequel les enfans sont honorés [90] pour avoir bien battu leurs meres, & où l’on regarde comme une loi d’Etat, & un devoir envers ses parens chargés d’années, de les laisser mourir de faim?*[*Nous ne voyons point la galante nation des Antropophages, dira-t-on, mais nous avons celle des Cartouches, des Nivets, des Raffiats, &c. Parlons plus noblement, nous voyons celle des braves qui s’égorgent pour un léger affront, malgré la loi & la religion.

La loi & la religion sont donc contraires à ces crimes, & en empêchent sans doute un grand nombre; tandis que de massacrer de manger des hommes est une coutume, une loi de la Nation dont je viens de parler. Il y a quelques Cartouches parmi nous; la férocité est un vice à l’unisson chez tous les Antropophages: nos scélérats sont abhorrés, on les saisit dès qu’on les connoît, & ils expirent dans les supplices. Les Antropophages sont toute leur vie l’horrible commerce dont ils portent le nom, & sont applaudis de leurs Compatriotes.

Le duel en particulier et un accident dépendant de la férocité guerriere, & il ne subsisteroit point non plus que son principe, si l’empire des Lettres & des Beaux-Arts étoit plus étendu, si tous les hommes étoient Philosophes. Mais dans la supposition que cette férocité soit un mal nécessaire, quelque funeste, quelque blâmable que soit le duel, on peut en quelque sorte l’excuser par la délicatesse des sentimens qu’il suppose & qu’il entretient dans notre jeunesse guerriere, par la décence & le respect réciproque qu’il leur inspire. Il résulte donc de ce desordre même une espece d’ordre & d’harmonie. Rien de semblable ne peut être allégué en faveur des Antropophages & des Hottentots, peuples cruels sans nécessité, par habitude, & par le seul plaisir d’être cruels.] N’allons pas chercher si loin des exemples de la barbarie & du vice attaché aux ténebres de l’ignorance; parcourons seulement les campagnes de France les moins cultivées par les Arts, les moins policées, & comparons leurs moeurs avec celles des habitans des grandes Villes. Que trente jeunes paysans de différens villages de la Thierache, ou de la Bretagne, &c. se trouvent rassemblés à une fête de village pour la danse, vous aurez plus de combats, plus de blessures, plus de meurtres de la grossiéreté passionnée [91] & farouche de ces trente rustres, que vous n’en aurez dans cent bals de l’opéra qui rassembleront cinq cents personnes; que vous n’en aurez en trois mois dans une ville peuplée d’un million d’habitans. Avez-vous une ferme, une terre dans ces cantons policés? votre fermier en est autant propriétaire que vous-même. Il vous paye, il est vrai, le contenu de votre bail, mais il ne vous laissé pas la liberté d’être encore mieux payé par un autre. Vos biens passent de pere en fils aux descendans du fermier comme à ceux du propriétaire, & si vous vous avisez de trouver que vous êtes le maître d’en disposer en faveur d’une autre race, ou celle-ci ne sera pas assez hardie pour l’accepter, ou vous verrez bientôt votre terre réduite en cendres, & votre nouveau fermier assassiné. Vous êtes en France, les loix vous vengeront; elles vous prouveront, comme moi, que la vertu ne réside & ne trouvé de défense que dans un Etat bien policé, & que vous feriez perdu sans ressources, si votre terre étoit placée dans des climats où les loix sont inconnues, excepté celles des passions & de la violence; si enfin vous étiez dans ces premiers siecles où la nature seule gouvernoit les hommes; vrais siecles de fer, quoiqu’en disent la Fable & les Poetes ses ministres.

Tel est l’abrégé très-succinct des preuves que l’histoire des siecles passés, & celle du nôtre même, nous fournit de l’union intime du crime avec la barbarie, avec l’ignorance, & au contraire de la liaison nécessaire de la vertu, de la raison avec les Sciences, les Arts, l’urbanité: mais quand l’histoire n’en diroit pas un mot, n’avons-nous pas dans les principes physiques de ces choses mêmes, dans leur nature, de quoi [92] prouver ce que ces événemens viennent de nous apprendre?

La propre constitution de l’homme le rend sujet à mille besoins. Il a des sens qui l’en avertissent, & chacune de ses sensations de besoins est accompagnée d’une action de la volonté, d’un desir d’autant plus violent que le besoin en est plus grand, ou l’organe qui en instruit, plus sensible. Ce même acte de la volonté fait jouer tous les ressorts du mouvement de la machine propres à satisfaire les besoins, à remplir les desirs. Voilà la marche naturelle de la nature humaine, & une suite d’effets aussi attachés à son méchanisme, que l’est à celui d’une pendule le partage du jour en 24 heures. Par elle-même, le bien-être de l’individu est son unique objet, l’unique fin à laquelle cet individu rapporte toutes ses actions. S’il n’y avoit qu’un homme dans l’Univers, il seroit à même de se contenter, sans le faire aux dépens d’aucun être qui pût s’y opposer ou s’en plaindre; mais dés que l’objet de ses desirs se trouvé partagé entre plusieurs hommes, il arrive souvent qu’il faut qu’il apprenne à s’en passer, ou qu’il le ravisse à celui qui le posséde. Qu’est-ce que lui dicté la nature en pareil cas? Elle ne balance pas; elle n’a rien de plus cher qu’elle-même, & de plus pressé que de se satisfaire; elle lui dit très-positivement que, si le possesseur de l’objet desiré est plus foible, il faut le lui ravir sans façon; & que s’il est capable d’une résistance qui rende l’acquisition douteuse, il faut y suppléer par l’art, lui tendre une embuscade, ou imaginer un arc & une fléche qui l’atteigne de loin, & qui nous défasse de l’inquiétude où nous met ce desir, ou la crainte d’être troublé dans la possession de l’objet, quand nous l’avons acquis. Ainsi [93] parle la nature; ainsi a-t-elle conduit les premiers hommes; ainsi a-t-elle produit ces siecles d’horreurs que nous avons ci-devant parcourus.

Qu’a fait la culture des Sciences & des Arts? Qu’a fait la nature perfectionnée par la réflexion? Qu’a fait la raison enfin pour sauver à la nature humaine toute brute, le déshonneur où elle se plongeoit? Ecoute, a-t-elle dit à cet individu, tu veux enlever à ton voisin un bien qui est à lui; mais que penserois-tu, s’il te ravissoit le tien? Pourquoi te crois-tu autorisé à faire contre lui ce que tu serois bien fâché qu’il fît contre toi? Et qui t’a dit que sont autre voisin ne se joindra point à lui pour te punir de ta violence? Réprime donc un desir injuste, & qui peut avoir des suites funestes pour toi-même. Ne desire que ce qui t’appartient, ou que tu peux obtenir légitimement. Tu es adroit & vigoureux, employe tes talens à te défendre & non à attaquer: employe-les à défendre tes voisins: ils t’aimeront; ils te regarderont comme leur protecteur, leur chef; & tu auras d’eux, par cette voie généreuse, & leur amitié & tout ce que tu n’aurois pu leur ravir qu’avec injustice, & en essuyant des dangers. Réponds-moi, dit-elle, à un second; toi qui joins au génie un caractere laborieux, je t’ai vu construire ta cabane avec plus d’adresse & plus d’art qu’aucun autre; que n’en fais-tu une pareille, ou une plus belle même à ton voisin, qui n’a pas l’adresse de s’en construire une? Il est meilleur chasseur que toi, il fournira abondamment à des besoins que tu as peine à satisfaire, & il te payera encore de sa reconnoissance & de son amitié. Tu dors, dit-elle à un troisieme, & tu imites [94] ton troupeau rassasié & fatigué des pâturages où tu l’as promené tout le jour; je te connois capable des plus vastes réflexions; peux-tu ne pas lever les yeux sur ces astres brillans dont le Ciel est paré dans cette belle nuit? Reconnois-les, observe leurs cours, tires-en les moyens de connoître les régions de la terre, le plan de l’univers, & de déterminer l’année, ses saisons. Tu deviendras l’admiration des autres hommes, & l’objet de leurs hommages & de leurs tributs. Que fais-tu paresseux, dit-elle à un quatrieme? tu es ingénieux, & tu passes les journées entieres dans l’oisiveté & la rêverie. Prends-moi ce roseau, vides-en la moelle, perces-y des trous, souffle contre le premier, & remue avec art les doigts sur les autres, tu vas produire des sons qui feront accourir autour de toi tous les humains de la contrée; ravis de t’entendre, ils t’estimeront par-dessus les autres, & il n’y a point de présens qu’ils ne te fassent pour t’engager à leur procurer ce plaisir. Vois-tu, dit-elle à un cinquieme, ce que viennent de faire tes voisins pour le bien général de l’habitation? Quelle émulation, & quelle estime réciproque a mis parmi eux le génie inventif? Quelle union résulte des services mutuels qu’ils se rendent, ou des plaisirs qu’ils se sont par-là? Quelle sureté produit dans cette union cette estime, cette amitié réciproque, & l’équité dont se piquent la plupart de ses membres? Toi qui sens mieux qu’un autre, l’utilité & le bonheur d’un pareil état, & qui es un des plus sages & des plus éloquens de l’habitation, persuade-leur à tous de se faire une loi de vivre toujours, comme le sont les meilleurs d’entr’eux, de punir ceux qui [95] s’en écarteront, & d’exciter par des hommages & des récompenses les hommes vertueux & habiles, auxquels ils doivent ces précieux avantages, à les porter encore à une plus grande perfection.

Ainsi parla la raison; ainsi le génie, en prenant l’essor, développa le germe de l’équité & de l’urbanité, étouffé par la barbarie. Mais sans cette raison, premier effort du génie, que devenoit la vertu? Sans l’éducation, sans la culture des Sciences & des Arts, que deviennent les moeurs? Quels sont les objets essentiels de cette éducation? Que mon Orateur me suive ici, & qu’il n’élude pas la question par le brillant de ses sophismes; ne sont-ce pas nos devoirs envers l’Etre suprême & envers le prochain? C’est à des enfans qu’on inculque ces devoirs, c’est sur de la cire molle qu’on en imprime l’obligation: ils croîtront donc, non-seulement bien instruits, mais encore convaincus de la nécessité de ces devoirs. Comment ne les rempliroient-ils pas, dés qu’ils en sont bien convaincus? Comment feraient-ils faux-bond à la vertu, à la probité qu’ils estiment, qu’ils aiment & qu’ils révérent? Et s’il en est encore quelques-uns, dont la nature perverse, malgré tant de circonstances propres à les ranger sous l’étendard de l’honneur, les engagé à se dégrader, à se livrer au vice, que n’eussent-ils pas fait, & en combien plus grand nombre n’eussent-ils pas été, s’ils eussent manqué de tous ces secours, de l’éducation & des Lettres?* [*Vous faites faire, dira quel-qu’un...aux Sciences, aux Arts, à la raison, ce qu’a toujours fait la loi naturelle, puisque vous leur attribuez même ce premier principe si simple, alteri ne feceris quod tibi fieri non vis.

Qu’entend-on par la loi naturelle? Sont-ce les instincts, les mouvemens que tous les hommes reçoivent de la nature toute brute? Dans ce cas-là je dis que la loi naturelle ne nous dicté que de satisfaire nos desirs, quelqu’effrénés qu’ils soient, qu’elle est le principe de la barbarie, & qu’elle ne fait rien de ce que nous venons de faire à la raison, aux Sciences & aux Arts, ainsi que je viens de le prouver. Veut-on appeller loi naturelle celle qui ordonne aux hommes de se chérir réciproquement? alors je soutiens que cette loi est une suite de la réflexion & de l’expérience; que c’est une loi naturelle réduite en art, en science, par des raisonnemens qui nous sont voir que l’empire sur nos passions, la privation de plusieurs de nos desirs; nous sont souvent plus avantageux que la jouissance illégitime des biens desirés;& que quand même nous n’y trouverions pas notre avantage, la justice exigeroit de nous que nous agissions ainsi. Or, ces progrès de la raison vers l’équité, sont les premiers fondemens qu’elle a jettés de la Morale, ils sont déjà un commencement du grand art de se conduire parmi les autres hommes; mais cette science qui tend au bien de la société, contrarie en même tems les mouvemens naturels du particulier.

D’où vient, je vous prie, accorde-t-on tant d’estime à la vertu, tant d’admiration à ces actions généreuses, par lesquelles des particuliers se sont sacrifiés pour leurs amis, pour leurs concitoyens? C’est que toutes ces belles actions ne sont pas dans la simple nature; c’est que pour en former le projet, le systême, il a fallu des efforts de génie, & pour les exécuter, de plus grands efforts encore de la part de l’aine, peut être même d’un peu d’un certain enthousiasme, pour renoncer à sa propres intérêts & leur préférer ce-lui de ses amis, de ses citoyens, de sa patrie. Qu’est-ce que la générosité, sinon ce sacrifice de son bien particulier à celui des autres? Or, tous ces procédés sont supérieurs à la loi purement naturelle, supérieurs à ces instincts dont nous parlions tout-à-l’heure; c’est même par cette raison & par l’intérêt particulier que nous avons que les autres hommes fassent beaucoup de pareilles actions, que nous leur accordons tant d’éloges. Ainsi, quand on dit communément, que ce principe, ne fais à autrui que ce que tu voudrois qu’on te fît, est une loi naturelle; on entend que c’est la premiere consequence que la raison a tirée de ses réflexions, & de l’expérience, le premier principe enfin de la science de la morale naturelle, de la morale établie indépendamment des lumieres de la révélation; mais cette morale est vraiment un de ces Arts, une de ces Sciences auxquelles j’ai attribué l’heureuse révolution arrivée dans le genre-humain.]

[96] Aujourd’hui--jettés dans un même moule. Tant mieux si la forme est bonne.

Sans cessé la politesse -- propre génie. On fait fort bien de ne pas suivre son propre génie, quand il est conforme à une nature perverse; alors on doit prendre pour regles les réformes qu’y ont fait faire les réflexions des sages; mais quand on posséde un bon génie, on peut hardiment se donner carriere: on se sera tout à la fois & admirer & aimer.

On n’ose plus paroître ce qu’on est. Oh! nous y voilà: on est naturellement méchant; l’éducation nous a appris qu’il ne faut point l’être. Nous sommes honteux de sentir en nous que cette éducation n’a pas encore déraciné ces vices; nous nous efforçons au moins de paroître vertueux. Cet effort est [97] un premier pas à la vertu: Initium sapientae timor Domini, & la preuve du bien qu’a fait chez nous l’éducation. Sans elle cet homme-là auroit été méchant sans honte & sort ouvertement. Plus il sera honteux d’être vicieux, moins il succombera; & plus il aura eu d’éducation, toutes choses égales d’ailleurs, plus cette honte sera grande, & moins il osera être vicieux. L’Auteur convient par-là, malgré lui, de l’utilité des Sciences, des Arts, de l’éducation.

On peut rapporter au même principe ce que nous appellons l’honneur, le point-d’honneur, ce tyran magnanime dont le pouvoir despotique & souvent salutaire, gouverne tous les Peuples civilisés, ce grand mobile des actions de tous les hommes, de ceux mêmes qui n’ont ni religion ni vertus réelles. Or, ce frein le plus puissant, le plus universel contre les actions [98] basses, honteuses, vicieuses, d’où nous vient-il, sinon de l’éducation? Pourquoi une Sauvage se prostitue-t-elle publiquement & sans façon, tandis que ce que nous appellons une femme d’honneur, perdroit la vie plutôt que la réputation qui lui fait donner cette épithete, & que ceux qui l’ont perdue, cachent encore avec soin leurs foiblesses? C’est que la Sauvage suit le seul instinct de la nature, & qu’on ne lui a jamais dit qu’il y avoir du mal à se laisser aller au torrent de les passions: au lieu qu’on a inculqué dès l’enfance à nos femmes des regles de morale divine & humaine sur cet article, & qu’on les a persuadées qu’il est honteux de s’abandonner aux vices contre les lumieres & les préceptes de cette morale.

Ce point-d’honneur, ce frein plus général que la religion même, & qui lui est souvent fort utile, sera donc d’autant plus puissant, qu’on aura mieux inculqué ces vérités, ces préceptes de morale, & qu’on aura donne plus d’éducation. Les hommes seront donc d’autant moins vicieux, qu’ils seront moins ignorans, mieux instruits.

Et dans cette contrainte--qu’il eût été essentiel de le connoître. Qui est-ce qui est la dupe des politesses que l’usage a établies, & qui les confondra avec les offres sinceres de services que vous fait un ami? La simple urbanité & l’urbanité échauffée par une amitié vive & sincere, ont des tons si différens, que le moins versé dans le commerce du monde ne s’y méprend pas. Le fourbe même, qui s’étudie à jouer le personnage de celui-ci, n’est gueres plus difficile à pénétrer, qu’il n’est embarrassant de distinguer une coquette d’une véritable [99] amante. Au reste, si les hommes se trahissent dans un siecle où l’éducation, l’honneur & les sentimens regnent plus que jamais, à quoi a-t-on dû s’attendre dans les siecles d’ignorance & de barbarie? Croit-on que les hommes plus vicieux alors aient été moins malins, moins trompeurs, parce qu’ils étoient moins savans? c’est une erreur très-grossiere que de croire que les Sciences & les Arts rendent les hommes plus fins, plus artificieux. Je pourrois citer cent traits de la plus naïve simplicité pris dans les plus grands hommes, depuis La Fontaine jusqu’à Newton. Celui qui raconte avec tant d’art les fourberies du renard & du loup, ne garde pour lui que la simplicité de l’agneau. Celui dont la sagacité étonne l’univers, quand il s’agit de sonder les profondeurs de la nature, quand il s’agit de donner la torture à la lumiere, de lui extorquer ses secrets par des ruses physiques aussi fines que cette matiere est subtile; celui-là même n’a plus vis-à-vis d’une femme, d’un homme du monde, qu’une timidité, une ingénuité rustique qui se trouvé primée par la frivolité même. L’aigle des Académies devient le butor des cercles. Ce sera bien pis, s’il est question de l’art de pénétrer les petits détails d’intérêt, d’affaires de commerce, les finesses, les stratagêmes qui sont partie de cet art si connu du commun des hommes. J’ose avancer sans crainte d’être contredit par aucun homme raisonnable, qu’en cette partie, une douzaine de ces hommes transcendans, va être le jouet d’un rustre Bas-Normand ou Manceau, & la raison en est aussi simple qu’eux; leur sublime génie est entiérement occupé des sujets qui leur sont proportionnés; il n’est jamais des descendu [100] dans ces petits détails des usages & des affaires de la vie commune en ignore tous les replis, tous les petit détours, dont le rustre a fait son unique étude.

S’il est donc dans le monde poli de ces hommes artificieux en grand nombre, c’est que le plus grand nombre des membres de la société, préfére la science du monde, de ses manieres, de ses ruses, de ses intérêts à la science de la nature & des Beaux-Arts; & pourquoi dans cette société, la partie la plus aimable & la plus à craindre, la plus foible & la plus séduisante, passe-t’elle pour la plus artificieuse? C’est que par son genre de vie elle est la moins instruite, la moins savante. Aujourd’hui qu’on revient de la prévention contre les femmes savantes, qu’on les reconnoît autant & plus propres que nous aux belles connoissances, qu’elles s’y appliquent; quoi de plus aimable & de plus sur tout à la sois que leur commerce? Si donc vous cherchez de l’artifice, adressez-vous dans les deux sexes à cette partie frivole, dont l’éducation aussi futile qu’elle, n’admet aucune science, aucun art solide, qui ne connoît que de nom ces flambeaux de la vérité, ces remparts de la vertu. Vous ne trouverez point l’homme artificieux parmi les savans, parmi les gens livrés en entier aux Beaux-Arts, ou; s’il est possible qu’il s’en trouvé, ce sera un entre dix mille, que n’aura pas préservé de ce penchant trop naturel l’art le plus capable de le faire.

Quel cortege de vices --aux lumieres de notre siecle. Nous venons de répondre à cette déclamation.

On ne profanera plus--on le calomniera avec adresse. Notre Auteur convient que nos gens à éducation, que nos gens [101] polis, lettrés, ne sont pas capables d’outrager grossiérement leurs ennemis, mais qu’en revanche, la dissimulation, la calomnie adroite, la fourberie, sont le partage de cette partie civilisée.

C’est déjà un grand avantage pour la société que les Lettres ayent extirpé les vices grossiers; mais quand l’Auteur croit que les défauts moins importans se sont multipliés & ont fait une compensation, c’est une erreur dans laquelle personne ne donnera. A qui pourra-t’on persuader qu’un homme assez féroce pour exécuter le vol, le meurtre, tel qu’on en trouvé tant dans la lie du peuple & des paysans, &c. se sera un scrupule d’être dissimulé, fourbe? Ce sont-là de belles bagatelles pour des scélérats capables de tremper leurs mains dans le sang humain! Convenons donc que la partie grossiere des hommes de ce siecle même, la partie peu civilisée, à demi barbare, est la plus méchante; & nous concevrons que quand tout le genre-humain étoit sauvage, barbare, pire encore que la grossiere espece dont nous venons de parler, tous les hommes étoient beaucoup plus méchans qu’ils ne sont aujourd’hui.

Les haines nationales s’éteindront -- que leur artificieuse simplicité. Notre Orateur copie ici le Misanthrope de Moliere: il ne lui manque plus que de dire avec lui....

J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,

Quand je vois vivre entr’eux les hommes comme ils sont;

Je ne trouvé par-tout que lâche flatterie,

Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie;

[102] Je n’y puis plus tenir, j’enrage, & mon dessein

Est de rompre en visiere à tout le genre-humain.

Nous lui répondrons avec Ariste...

Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,

Je ris des noirs accès où je vous envisage.

Telle est la pureté -- devineroit exactement de nos moeurs le contraire de ce qu’elles sont. Un sauvage, sans doute, qui prendroit à la lettre toutes nos politesses, & qui croiroit bonnement que tout le monde est son serviteur, parce que tout le monde le lui dit, seroit fort étonné de ne trouver aucun laquais à ses gages parmi sus honnêtes serviteurs. Mais quand il compareroit ensuite le fond de la vie & des moeurs de nos peuples avec ce qui se passe dans sa nation barbare, quand il seroit en état de comparer les prodiges que les Sciences & les Arts ont inventés pour la sureté, les besoins & les commodités de la vie, pour l’amusement & le bonheur des hommes, avec la pauvreté & la misere affreuse de ses compatriotes exposés aux injures de toutes les saisons, vivans de chasse, de pêche, & de ce que la terre donne d’elle-même, & mourans de faim, de froid, ou des maladies les plus aisées à guérir, quand le hasard & la nature, leurs seules ressources, leur manquent au besoin; quand il seroit assez instruit pour comparer notre Jurisprudence, cette police admirable qui met le foible & l’orphelin à l’abri des violences du plus fort & du plus méchant, qui fait vivre ensemble des millions d’hommes avec douceur, politesse, égards, services réciproques, comme le dit si élégamment notre Orateur; quand il seroit, dis-je, [103] en état de comparer cette harmonie admirable avec les désordres affreux annexés à la barbarie, aux moeurs sauvages, alors il se croiroit transporté dans le séjour des Dieux, & il le seroit en effet, par comparaison avec son premier état.

Où il n’y a nul effet -- nos Arts se sont avancés à la perfection. On dit aller à la perfection, & non pas s’avancer à la perfection, mais bien s’avancer vers la perfection: comme on dit, aller à Paris, & non pas s’avancer à Paris, mais bien s’avancer vers Paris; & la raison en est simple, c’est que celui qui va à un lieu, est censé l’atteindre, aller jusques-là? au lieu que celui qui s’avance vers quelque chose, peut fort bien ne faire que quelques pas vers elle, & en rester là. En fait de Sciences, je n’y regarderois pas de si près, j’y sacrifie volontiers la pureté du langage à une expression plus nette & plus forte; mais un Orateur doit être scrupuleux sur la langue.

Dira-t-on que c’est un malheur -- & dans tous les lieux. Voilà une déclaration bien formelle du paradoxe que l’Auteur ose soutenir; suivons-le dans les prétendues preuves qu’il va donner de propositions aussi révoltantes & aussi fausses.

Voyez l’Egypte -- & enfin des Turcs. Ces faits historiques prouvent-ils le moins du monde que l’Égypte polie par les Sciences & les Arts en fût devenue moins vertueuse pour être devenue plus foible. Cette preuve au contraire ramenée à la vérité nous apprend que l’Égypte conquérante est l’Égypte barbare & féroce; que l’Égypte conquise est l’Égypte savante, civilisée, vertueuse, assaillie par des peuples aussi barbares & aussi féroces, qu’elle l’étoit elle-même autrefois. Qu’y a-t-il là qui ne soit conforme à la nature & à notre these? N’est-il [104] pas dans le cours ordinaire de cette nature, toutes choses égales d’ailleurs.....

Que la férocité terrasse la vertu.

Voyez la Grece -- que le luxe & les Arts avoient énervé. Enervé, passe, mais de moeurs corrompues, c’est une question que notre Orateur n’a pas même effleurée, & que j’ose le défier de prouver.

C’est au tems des Ennius -- le titre d’arbitre du bon goût. Tout le monde fait que Rome doit son origine à une troupe de brigands rassemblés par le privilege de l’impunité, l’enceinte formée par son fondateur. Voilà le germe des conquérans de la terre, objet des éloges de ce Discours, en voilà l’échantillon; des scélérats réunis par le crime & pour le crime. Je conseille à notre Orateur de placer ces Héros que nous verrions aujourd’hui expirer par divers supplices bien mérités, les placer, dis-je, vis-à-vis des Ovides & des Catulles, &c.

Que dirai-je de cette Métropole -- peut-être par sagesse que par barbarie. Voilà un peut-être bien prudent, & bien nécessaire à cette phrase; car comment croire que les peuples de l’Europe encore barbares, aient refusé avec connoissance de cause d’admettre les Sciences chez eux? Ils n’avoient pas lu le Discours de notre Orateur.

Tout ce que la débauche -- les lumieres dont notre siecle se glorifie. Toutes ces horreurs prouvent que dans l’Empire les mieux policé, le plus savant, il y a des ignorans, il y a des barbares. Tout un peuple peut-il être savant dans le royaume où les Sciences sont le plus cultivées? Tous les hommes ont-ils [105] des moeurs dans les états où la morale la plus pure regne avec le plus de vigueur? La plus nombreuse partie des sujets d’un pareil Etat, est toujours privée de la belle éducation; & il est, sans doute, encore parmi l’autre, des natures assez rebelles pour conserver leurs passions, leur méchanceté, malgré le pouvoir des Sciences & des Arts. Un siecle éclairé, policé, est plus frappé qu’un autre de ces anecdotes honteuses au genre-humain. II est fécond en Historiens qui ne manquent pas de les transmettre à la postérité; mais combien de mille volumes contre un, n’auroit-on pas rempli des noirceurs qui se sont passées dans les siecles barbares, dans les siecles de fer, s’ils n’y avoient pas été trop communs pour mériter attention, ou s’il s’y étoit trouvé des spectateurs, gens de probité, & en état d’écrire?

Mais pourquoi chercher -- libres & invincibles. Epurer les moeurs, & donner ce que l’Auteur entend ici par courage, sont deux choses tout-a-fait différentes, & peut-être même opposées.

La valeur guerriere est de deux sortes; l’une que j’appellerai avec l’Auteur courage, a son principe dans les passions vives de l’ame, & un peu dans la forcé du corps; celle-ci nous est donnée par la nature, c’est elle qui distingue le dogue d’Angleterre du barber & de l’épagneul; le propre nom de ce courage est la férocité, & il est par conséquent un vice. La valeur guerriere de la deuxieme espece, & celle qui mérite vraiment le nom de valeur, est la vertu d’une ame grande & éclairée tout ensemble, qui pénétrée de la justice d’une cause, de la nécessité & de la possibilité de la défendre, & la croyant [106] supérieure aux avantages de si vie particuliers, exposé celle-ci pour obtenir l’autre, en faisant servir toutes ses lumieres a choix des moyens prudens qui conduisent à son but. Le courage féroce est: la valeur ordinaire du soldat; c’est un mouvement impétueux & aveugle que donne la nature, & qui sera d’autant plus violent, d’autant plus puissant, que les passions seront plus vives, plus mutines, qu’elles auront été moins domptées; en un mot, moins l’individu aura eu d’éducation, plus il sera barbare. Voilà pourquoi les rustres des provinces éloignées du centre d’un Etat policé, & les montagnards sont plus courageux que les artisans des grandes villes. Il est hors de doute que la culture des Sciences & des Arts éteint cette espece décourage, cette férocité; parce que la soumission, subordination perpétuelle qu’impose l’éducation, la morale qui dompte les passions, les accoutument au joug, en étouffent le feu, les incendies. De-là naît la douceur des moeurs, l’équité, la vertu; mais aux dépens de la férocité qui fait le bon soldat. L’art de raisonner, peut devenir un très-grand mal dans celui qui ne doit avoir que le talent d’agir. Que deviendroient la plupart des expéditions guerrieres, si le soldat y raisonnoit aussi juste que l’âne de la Fable....

Et que m’importe à qui je sois?

Battez-vous, & me laissez paître:

Notre ennemi, c’est notre maître,

Je vous le dis en bon François.

La Fontaine, Fabl. 8. l. VI.

Rois de la terre, dont la sagesse doit employer utilement [107] jusqu’aux vices, ne travaillez pas à conserver à vos peuples la férocité, mais choisissez les bras de vos armées dans la partie de vos sujets la moins polie, la plus barbare, la moins vertueuse, vous n’aurez encore que trop à choisir, quelque protection que vous accordiez aux Sciences & aux Arts; mais cherchez la tête qui doit conduire ces bras, cherchez-là au temple de Minerve, Déesse des armes & de la sagesse tout ensemble, parmi ces sujets dont l’ame aussi éclairée que forte, ne connoît plus les grandes passions que pour les transformer en grandes vertus, ne ressent plus ces mouvemens impétueux de la nature, que pour les employer à entreprendre & à exécuter les plus grandes choses.

Des notions que je viens de donner du courage, & je les crois très-saines, & prises dans la nature; il résulte qu’une armée toute faite d’un peuple policé, une armée toute composée de Bourgeois, d’Artisans, de Grammairiens, de Rhéteurs, de Musiciens, de Peintres, de Sculpteurs, d’Académiciens du premier mérite même, & de la vertu la plus pure, seroit une armée fort peu redoutable. Telle étoit apparemment en partie celle que les Chinois, les Egyptiens, très-savans & très-policés, ont opposée aux incursions des Barbares; mais cette armée, toute pitoyable qu’elle est, n’est telle que parce qu’elle est composée d’un trop grand nombre d’honnêtes gens, d’un trop grand nombre de gens humains & raisonnables, de gens qui disent....

Est un grand fou qui de la vie

Fait le plus petit de ses soins,

[108] Aussi-tôt qu’on nous l’a ravie,

Nous en valons de moitié moins.

....................................................

Par ma foi c’est bien peu de chose

Q’un demi Dieu quand il est mort.

Du moment que la fiere Parque

Nous a fait entrer dans la barque,

Où l’on ne reçoit point le corps;

Et la gloire & la renommée

Ne sont que songe & que fumée,

Et ne vont point jusques aux morts.

Voiture, tom. 2.

Au moins nous serons en droit de croire, que ces guerriers devenus lâches à forcé de savoir & de politesse, n’en étoient, pas moins remplis de raison, d’humanité & de vertu, jusqu’à ce que l’Auteur du Discours nous ait bien prouvé qu’on ne peut être à la fois honnête homme & poltron.

Mais s’il n’y a point de vice -- pour sa fidélité que l’exemple n’a corrompre.* L’Auteur confond par-tout la vertu guerriere du soldat, la férocité avec la véritable vertu, la probité, la justice. En suivant ses principes, on croiroit les soldats plus vertueux que leurs Officiers; les paysans plus gens de bien que leurs Seigneurs, & l’on crieroit à l’injustice, de voir que nos tribunaux ne sont occupés que de la punition de ces plus honnêtes gens-là. Je ne présume pas que le Discours de notre Orateur fasse réformer ces dénominations universellement reçues, & vraisemblablement bien fondées, par lesquelles on distingue communément les hommes de la société [109] en deux classes; l’une sans naissance, sans éducation, & qu’en conséquence on désigne par des épithetes qui marquent qu’elle a peu de sentimens, peu d’honneur & de probité; l’autre bien née & instruite de toutes les parties des Sciences & des Arts qui entrent dans la belle éducation, & que pour cette raison on regarde comme la classe des honnêtes gens. * Je n’ose parler de ces Nations heureuses -- ils ne portera point de chausses! Quand on a vu le portrait que notre Orateur fait des désordres que cause l’art de polir les nations, & d’y établir l’harmonie; on fait ce qu’on doit penser des portraits flatteurs que Montagne nous a laissés des Barbares.

D’un pinceau délicat l’artifice agréable

Du plus affreux objet, fait un objet aimable.

Boileau, art Poetiq.

Mais que tous ces raisonnemens s’évanouissent bientôt dès qu’on les approfondit. Les mots de pure nature, de simple nature, de Sauvages gouvernés uniquement par elle; le regne d’Astrée, les moeurs du siecle d’or, sont des expressions qui présentent à l’imagination les plus belles idées; c’est grand dommage qu’il n’y ait, dans tous ces tours fleuris que de l’imagination. Il n’est point dans la vraie nature que la race humaine toute brute soit meilleure que quand elle est cultivée; je l’ai déjà prouvé; je vais confirmer cette vérité par une nouvelle preuve qui auroit trop chargé la note déjà sort ample donnée sur cet article. Toute la question de la prééminence entre les anciens & les modernes étant une sois bien entendue, dit M. de Fontenelle, se réduit à savoir si les arbres qui étoient autrefois [110] dans nos campagnes, sont plus grands que ceux d’aujourd’hui. J’ose croire encore plus juste l’application de cet analogie à notre question, & qu’on peut assurer qu’elle se réduit à savoir, si les productions de la terre sans culture sont préférables à celles qu’elle fournit lorsqu’elle est bien cultivée. Qu’est-ce que la pure nature, la simple nature, je vous prie, dans les arbres, dans les plantes en général? Que sont-ils dans cet état? Des sauvageons indignes, incapable même de fournir à nos alimens, & il a fallu que le génie de l’homme inventât à l’agriculture, le jardinage pour rendre ce productions de la terre propres à servir de pâture aux hommes. Il a fallu greffer sur ces sauvageons de ces especes heureuses qui étoient sans doute les plus rares, & qu’on peut comparer à ces grands génies, à ces ames peu communes qui ont inventé les Sciences & les Arts. Il a fallu les placer en certains terrains, à certaines expositions, les élaguer, les émonder de certaines superfluités, de certaines parties nuisibles; donner à la terre qui les environne une certaine préparation, une certaine façon, dans certaines saisons. Je ne crois pas qu’il se trouvé de mortel qui ose dire que toutes ces parties de l’agriculture ne sont pas utiles, nécessaires à la production & à la perfection des fruits de la terre;*

[* Quod nisi & assiduis terram insectabere rastris,

Et sonitu terrebis aves & ruris opaci

Falce premes umbras, votisque vocaberis imbrem;

Heu, magnum alterius frustrà spectabis acervum;

Concussâque famen in sylvis solabere quercu.

Virgil. georg. l. 1. v. 155.]

[111] comment donc pourroit-il s’en trouver d’assez peu raisonnables, pour avancer que cet Art, loin d’être utile à ces fruits, tend au contraire à les rendre moins abondans & moins bons? Voilà pourtant exactement le cas de ceux qui soutiennent que les Sciences & les Arts, la culture de l’esprit & du coeur, introduisent chez nous la dépravation des moeurs.

On peut penser qu’il y a des hommes nés avec tant de lumieres, tant de talens, une si belle ame, que la culture leur devient inutile. Si vous y réfléchissez, vous conviendrez que les plus heureux naturels, ces hommes mêmes qu’on doit choisir pour greffer sur les autres, si l’on peut dire; ceux-là, dis-je, ont encore besoin de culture, ou au moins on ne sauroit nier, qu’ils ne deviennent encore plus vertueux, plus capables, plus utiles, s’ils sont cultivés par les Sciences & les Arts, comme l’arbre du meilleur acabit devient plus fertile & plus excellent encore, s’il est placé dans le terrain qui lui est plus convenable, dans l’espalier le mieux exposé, & s’il est, pour ainsi dire, traité par le jardinier le plus habile.

Fortes creantur fortibus & bonis.

.................................................

Doctrine sed vim promovet insitam,

Rectique cultus pectora roborant.

Horat. od. IV. L. IV.

Appuyons ces raisonnemens du suffrage d’un homme dont les lumieres & le jugement méritent des égards. «J’avoue,» dit Cicéron, «qu’il y a eu plusieurs hommes d’un mérite supérieur, sans science, & par la seule forcé de leur naturel [112] presque divin; j’ajouterai même, qu’un bon naturel sans la science, a plus souvent réussi que la science sans un bon naturel; mais je soutiens aussi, que quand à un excellent naturel on joint la science, la culture, il en résulte ordinairement un homme d’un mérite tout-à-fait supérieur. Tels ont été, ajoute-t-il, Scipion l’Africain, Lélius, le très-savant Caton l’ancien, &c. qui ne se seroient point avisés de développer leurs vertus par la culture des Sciences, s’ils n’avoient été bien persuadés qu’elle les conduisoit à cette fin louable.* [*Ego multos homines excellenti animo ac virtute suisse, & sine doctrinâ, naturae ipsius habitu propé divino, per se ipos & moderatos & graves extitisse fateor. Etiam illud adjungo, saepiùs ad laudem atque virtutem naturam sine doctrinà, quàm sine naturâ valuisse doctrinam. Atque idem ego contendo, cùm ad naturam eximiam atque illustrem accesserit ratio quaedam, confirmatioque doctrinae; tum illud nescio quid praeclarum ac singulare solere existere. Ex hoc esse hunc numero, quem patres nostri viderunt divinum hominem Africanum; ex hoc C. Laelium, L. Furium, moderatissimos homines & constantissimos: ex hoc fortissimum virum, & illis temporibus doctissimum M. Catonem illum senem; qui profecto, si nihil ad percipiendam, colendamque virtutem litteris adjuvarentur, nunquam se ad earum studium contulissent.

Cicero, pro Arc. poet. p. 11. ex edit, Glasg]

............................Alterius sic

Altera poscit opem, res, & conjurat amicè.

Horat. art poet. v. 409.

Ce n’est point par stupidité -- à dédaigner leur doctrine. On est tenté de croire que l’Auteur plaisante quand il donne ces anecdotes historiques pour des traits de sagesse. Celle des Romains, qui chassent les médecins est bonne à joindre au [113] Médecin malgré lui, & aux autres badinages de Moliere contre la Faculté. Si les Dieux mêmes n’appelloient pas du Tribunal integre des Athéniens; c’étoit donc dans ses accès de folie que ce peuples s’en écartoit. On n’a jamais rapporté sérieusement, pour décrier des choses regardées comme excellentes, divines, les incartades & les insultes d’un peuple plus tumultueux & plus orageux que la mer. Passeroit-on pour raisonnable, si l’on vouloir prouver qu’Alcibiade & Thémistocle les plus grands hommes de la Grece étoient des lâches & des traîtres, parce que les Athéniens les ont exilés & condamnés à mort? Qu’Aristide, surnommé le juste, le plus homme de bien que la République ait jamais eu, dit Valere Maxime, ait été un infâme, parce que cette même République l’a banni? Ces trames séditieuses, ces bourasques du peuple, dont la jalousie, l’inconstance, & l’étourderie sont les seuls mobiles, ne prouvent-elles pas plutôt le mérite supérieur & l’excellence de l’objet de leur fureur? Que t’a fait Aristide, dit ce sage lui-même à un Athénien de l’assemblée qui le condamnoit? Rien, lui répond le conjuré, je ne le connois pas même; mais je m’ennuie de l’entendre toujours appeller le juste. Voilà de ces gens raisonnables sur lesquels notre Orateur fonde ses preuves.

Oublierois-je que ce fut -- & les Artistes, les Sciences & les Savans. Le but de Lycurgue étoit moins de faire des honnêtes gens que des soldats dans un pays qui en avoir grand besoin, parce qu’il étoit peu étendu, peu peuplé. Par cette raison toutes les loix de Sparte visoient à la barbarie, à la férocité plutôt qu’à la vertu. C’est pour arriver à ce but qu’elles éteignoient dans les peres & meres les germes de la tendresse [114] naturelle, en les accoutumant à faire périr leurs propres enfans, s’ils avoient le malheur d’être nés mal-faits, foibles ou infirmes. Que de grands hommes nous aurions perdus, si nous étions aussi barbares que les Spartiates! C’est pour le même dessein qu’ils enlevoient les enfans à leurs parens, & les faisoient élever dans les écoles publiques où ils les instruisoient à être voleurs & à expirer sous les coups de fouets, sans donner le moindre signe de repentir, de crainte ou de douleur. Ne croiroit-on pas voir l’illustre Cartouche, ce Lycurgue des scélérats de Paris, donner à ses sujets des leçons d’adresse dans son art, & de patience dans les tortures qui les attendent? O Sparte! ô opprobre éternel de l’humanité! Pourquoi t’occupes-tu à transformer les hommes en tigres? Ta politique digne des Titans tes fondateurs,* [*Selon le Pere Pezron.] te donne des soldats! D’où vient donc les Athéniens tes voisins si humains, si policés t’ont-ils battu tant de fois? D’où vient as-tu recours à eux dans les incursions des Perses? D’où vient les Oracles tel forcent-ils à leur demander un Général? Insensée, tu mets tout le Corps de ta République en bras, & ne lui donnes point de tête. Tu ne saurois mettre tes chefs en parallele avec les deux Aristomenes, les Alcibiades, les Aristides, les Thémistocles, les Cimons, &c. enfans d’Athenes, enfans des Beaux-Arts, & les principaux Auteurs des plus éclatantes victoires qu’ait jamais remporté la Grece. Tu ignores donc que c’est du conducteur d’une armée que dépendent principalement ses exploits, que le Général fait le soldat, & que le hasard seul a pu rendre quelquefois heureux des Généraux barbares, contre des Nations [115] surprises & sans discipline.* [*Le Czar Pierre I est une preuve récente de cette vérité.] Mais ce héros immortel qui vous a tous effacés, qui vous a tous subjugués, & avec vous ces Perses, ces peuples de l’Orient qui vous avoient tant de fois fait trembler, ceux mêmes que vous ne connoissiez pas, & jusques aux Scythes si renommés pour leur ignorance, leur rusticité & leur bravoure; ce conquérant aussi magnanime que courageux étoit-il un barbare comme vous? étoit-il un disciple de Lycurgue; non, certes, la férocité n’est pas capable d’une si grande élévation d’ame, elle est réservée à l’éleve d’Homere & d’Aristote, au protecteur des Appelles & des Phidias; comme on voit dans notre siecle qu’elle est encore annexée aux Princes éleves des Descartes, des Newtons, des Volfs; aux Princes fondateurs & protecteurs des Académies; aux Princes amis des Savans, & savans eux-mêmes. Toute l’Europe m’entend, & je ne crains pas qu’elle désavoue ces preuves récentes, actuelles même, de l’union intime & naturelle du savoir, de la vraie valeur & de l’équité.

L’événement marqua cette différence -- qu’Athenes nous a laissés? Il sied bien à Socrate fils de sculpteur, grand sculpteur lui-même, & plus grand Philosophe encore, de dire que personne n’ignore plus les Arts que lui, de faire l’éloge de l’ignorance, de se plaindre que tous les gens à talens ne sont rien moins que sages. N’est-il pas lui-même une preuve du contraire? Prêcheroit-il si bien la vertu, auroit-il été le pere de la Philosophie, & un des plus sages d’entre les hommes, au jugement de l’Oracle même, s’il avoit été un ignorant? Socrate fait ici le personnage de nos Prédicateurs, qui trouvent [116] leur siecle le plus corrompu de tous ceux qui sont précédé, ô tempora, ô mores, & qui par zele pour les progrès de la vertu, exagerent & les vices du tems, & l’opinion modeste qu’ils ont d’eux-mêmes.

Croit-on que s’il ressuscitoit -- C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes! Nous convenons que les Beaux-Arts amollissent cette espece de courage qui dépend de la férocité, mais ils nous rendent d’autant plus vertueux, d’autant plus humains.

Mais les Sciences -- & on oublia la Patrie. Rome a tort de négliger la discipline militaire & de mépriser agriculture, notre Orateur d’attribuer ce malheur aux Sciences & aux Arts. L’ignorance & la paresse en sont des causes bien naturelles.

Caton avoir raison de se déchaîner contre des Grecs artificieux, subtils, corrupteurs des bonnes moeurs; mais les Sciences & les Arts n’ont aucune part, ni à cette corruption, ni à la colere de Caton, qui lui-même étoit très-savant, & aussi distingué par son ardeur pour les Lettres & les Sciences, que par sa vertu austere, selon le témoignage de Cicéron cité.

Aux noms sacrés de liberté -- de conquérir le monde & d’y faire régner la vertu. Le talent de Rome a été dans les commencemens d’assembler des gens sans moeurs, des scélérats, de tendre des embûches aux peuples voisins par des fêtes & des cérémonies religieuses que tous ces honnêtes gens ont toujours fait servir à leurs vues, & de perpétuer par-là l’espece & les maximes de ces brigands. Devenus plus, célebres & plus connus dans le monde, il a fallu se montrer sur ce théâtre avec des couleurs plus séduisantes, sous les apparences [117] au moins de l’honneur & de la vertu. Le peuple Romain se donna donc pour le protecteur de tous les peuples qui recherchoient son alliance, & imploroient son secours; mais le traître se fit bientôt le maître de ceux qui ne l’avoient voulu que pour ami. Voilà la vertu de Rome & de Caton. Qui dit conquérant, dit pour l’ordinaire injuste & barbare; cette maxime est sur-tout vraie pour Rome; & si cette fameuse ville a produit de grands hommes, a montré des vertus rares, elle les a dégradées en les employant a commettre les injustices & les cruautés sans nombre, par lesquelles elle a désolé & envahi l’univers.

Quand Cynéas prit notre Sénat-- de commander à Rome & de gouverner la terre. On vient de voir de quelle espece étoit cette vertu. Quant au particulier, s’il y avoit des hommes vertueux, on a vu, au rapport de Cicéron même, que cette vertu étoit due, au moins en partie, à la culture des Lettres, & des Sciences, puisqu’il donne le nom de très-savant à Caton l’ancien, & qu’il cite Scipion l’Africain, Lélius, Furius, &c. les sages de Rome, comme gens distingués dans les Sciences.

Mais franchissons la distance des lieux -- & le mépris pire cent fois que la mort. Cela est bon pour le discours. Il n’y a rien de pire que la ciguë, & il n’est que de vivre. On fait l’éloge de notre siecle, en le croyant assez humain pour ne point faire avaler ce breuvage mortel à Socrate; mais on ne lui rend pas justice en ne le croyant pas assez raisonnable pour ne point mépriser Socrate. Au moins on peut être sur que le mépris n’auroit pas été général.

[118] Voilà comment le luxe -- s’ils avoient eu le malheur de naître savans. Ils seroient nés tels qu’ils se sont rendus à forcé de travail; ils seroient nés en même tems humains, compatissans, polis & vertueux.

Que ces réflexions sont humiliantes--être mortifié! Je en vois pas ce qui doit nous humilier ou mortifier notre orgueil en pensant, selon les principes de l’Auteur, que nous sommes nés dans une heureuse & innocente ignorance, par la quelle seule nous pouvons être vertueux; qu’il ne tient qu’à nous de rester dans cet état fortuné, & que la nature même a pris des mesures pour nous y conserver. Il me semble au contraire qu’une si belle prérogative que celle d’être naturellement vertueux, qu’une si grande attention de la part de la nature à nous la conserver, doivent extrêmement flatter notre orgueil; mais si nous pensons que nous sommes nés brutes, que nous sommes nés barbares, méchans, injustes, coupables, & que nous avons besoin d’une étude & d’un travail de plusieurs années, de toute notre vie même, pour nous rendre bons, justes, humains. Oh! c’est alors que nous devons être humiliés devoir que par nous-mêmes nous sommes si pervers, & de ne pouvoir parvenir à être des hommes, que par un travail toujours pénible & souvent douteux.

Quoi! la probité -- de ces préjugés? Des conséquences très-désavantageuses à l’Auteur même & à toutes nos Académies; mais heureusement les prémices du raisonnement sont très-fausses.

Mais pour concilier ces contrariétés -- avec les inductions historiques. Ainsi l’Auteur, pour concilier des contrariétés apparentes [119] entre la science & la vertu, va prouver que la contrariété est réelle, ou que ces deux qualités sont incompatibles. Voilà une singuliere conciliation.

SECONDE PARTIE

C’étoit une ancienne -- l’inventeur des Sciences.* La Science est ennemie du repos, sans doute; c’est par-là qu’elle est amie de l’homme que le repos corrompt; c’est par-là qu’elle est la source de la vertu, puisque l’oisiveté est la mere de tous les vices.

*On voit aisément l’allégorie de la fable -- c’est le sujet du frontispice. Dans la fable dont parle l’Auteur, Jupiter jaloux des lumières & des talens de Promethée, l’attache sur le Caucase. Ce fait allégorique loin de désigner l’horreur des Grecs pour le savoir, est au contraire une preuve de l’estime infinie qu’ils faisoient des Sciences & du génie inventif, puisqu’ils égalent en quelque sorte Promethée à Jupiter, en rendant celui-ci jaloux de cet homme divin, auteur apparemment des premiers Arts, de l’ébauche des Sciences, l’effet du génie, de ce feu qu’il semble que l’homme ait dérobé aux Dieux. Les Romains mêmes, ces enfans de Mars, n’ont pu s’empêcher de rendre aux Beaux-Arts les hommages qui leur sont dûs, & le prince de leurs Poetes défere aux hommes qui s’y sont distingués, les premiers honneurs dans les champs Elisées,

[120] Quique pii vates & Phabo digna locuti,

Inventas aut qui vitam excoluere per artes,

Omnibus his niveâ cinguntur tempora vittâ.

Virgil. AEneid. L. VI. v. 661.

A l’égard du frontispice, je ne vois pas la finesse de cette allégorie. Il est tout simple que le feu brûle la barbe. L’Auteur veut-il dire qu’il ne faut pas plus se fier à l’homme qu’au feu? mais il le représente nud & sortant des mains de Promethée, de la nature; & c’est, selon lui, le seul état dans lequel on puisse s’y fier. Veut-il dire qu’on ne connoît pas toute la finesse de sa these, de son Discours, qu’il faut le respecter comme le feu? Ne pourroit-on pas par une allégorie beaucoup plus naturelle, faire dire à l’homme céleste qui approche une torche allumée de la tête de l’homme statue: satyre, tu l’admires, tu en es épris, parce que tu ne le connois pas; apprends imbécille, que l’objet de tes transports n’est qu’une vaine idole que ce flambeau va réduire en cendres.

Quelle opinion falloit-il -- qu’on aime à s’en former. J’aurois conseillé à l’Orateur de substituer un autre mot à celui de feuillette.

L’Astronomie est née de la superstition. L’Astronome est fille de l’oisiveté & du desir de connoître ce qui est dans l’univers le plus digne de notre curiosité. Cette simple curiosité déjà bien noble par elle-même, & capable de préserver l’homme de tous les vices attachés à l’oisiveté, a encore produit dans la société mille avantages que nos calendriers, nos cartes géographiques, & l’art de naviguer attestent à quiconque ne [121] veut pas fermer les yeux. Voyez sur l’utilité de toutes les Sciences la célebre préface que M. de Fontenelle a mis à la tête de l’histoire de l’Académie.

L’éloquence -- du mensonge. Est-ce à soutenir tous ces vices que Démosthene & Cicéron ont employé leur éloquence? Est-ce à ce détestable usage que nos Orateurs, nos Prédicateurs l’emploient? Il en est qui en abusent, j’en croirai l’Auteur du Discours sur sa parole; mais combien plus s’en trouvent-ils qui la sont servir à éclairer l’esprit & à diriger les mouvemens du coeur à la vertu? Au moins, c’est ainsi qu’en pensoit l’Orateur Romain. Il s’y connoissoit un peu. Ecoutons-le un moment sur cette matiere. Il a examiné à fond la question qui est agitée dans ce Discours, par rapport à l’éloquence. Il a aussi reconnu qu’on en pouvoit faire un très-mauvais usage; mais, tout bien pesé, il conclut que, de quelque côté qu’on considere le principe de l’éloquence, on trouvera qu’elle doit son origine aux motifs les plus honnêtes, aux raisonnemens les plus rages.»* [*Saepè & multum hoc mihi cogitavi, boni ne an mali plus attulerit hominibus & civitatibus copia dicendi, ac summum eloquentiae studium.... si voluntas hujus rei, quqe vocatur eloquentia, seve artis, sive studii, sive exercitationis cujusdam, sive factultatis à naturâ profectae considerare principium; reperiemus id ex honestissimus causis natum, atque optimis rationibus profectum. De inventione l. 1. p. 5. 6. ex edit. Glasg.] «Quant à ses effets; quoi de plus noble, dit-il, de plus généreux, de plus grand que de secourir l’innocent, que de relever l’opprimé; que d’être le salut, le libérateur des honnêtes gens, de leur sauver l’exil? Quel autre pouvoir que l’éloquence a été capable de rassembler les hommes jadis dispersés dans les [122] forêts, & les ramener de leur genre de vie féroce & sauvage à ces moeurs humaines & policées qu’ils ont aujourd’hui? Car il a été un tems où les hommes étoient comme dispersés & vagabonds dans les champs, & y vivoient comme les bêtes féroces. Alors ce n’étoit point la raison qui régloit leur conduite, mais presque toujours la forcé la violence. Il n’étoit point question de religion, ni de devoirs envers les autres hommes; on n’y connoissoit point l’utilité de la justice, de l’équité. Ainsi, par l’erreur & l’ignorance, les passions aveugles & téméraires étoient seules dominantes, & abusoient, pour s’assouvir, des forces du corps, dangereux ministres de leurs violences. Enfin, il s’éleva des hommes sages, grands, dont l’éloquence gagna ces hommes sauvages, & de féroces & cruels qu’ils étoient, les rendit doux & vraiment humains.»* [*Quid tam porro regium, tam liberale, tam munificum, quàm opem ferre supplicibus, excitare affictos, dare salutem, liberare periculis, retinere homines in civitate? Quae vis alia potuit aut dispersos homines unum in locum congregare, aut à ferâ agrestique vitâ ad hunc humanum cultum, civilemque deducere? Cicero de Oratore p. 14. Nam fuit quoddam tempus, cum in agris homines passim bestiarum more vagabantur, & sibi victu ferino vitam propagabant; nec ratione animi quidquam, sed pleraque viribus corporis adminstrabant. Nondum divinae religionis, non humani officii ratio colebatur....Non jus aequabile quod utilitatis haberet, acceperat. Ità propter errorem & inscitiam caeca ac temeraria dominatrix animi cupiditaes, ad se explendum viribus corporis abutebatur, perniciosissimus satellitibus..... Deinde propter rationem atque orationem studiosiùs audientes, ex feris & immanibus mites reddidit & mansuetos (vir quidam magnus & sapiens.) Cicero de Inventione ibid. p. 6. 7. Edition de Glasgow.] Voilà un origine & une fin de l’éloquence bien différente de celle que leur donne notre Orateur François.

[123] La Géométrie, de l’avarice. Fixer les bornes de son champ, le distinguer d’avec celui du voisin; faire, en un mot, une distribution exacte de la terre à ceux à qui elle appartient; voilà les fonctions & l’origine de la Géométrie ordinaire & pratique, & il n’y a là rien que de très-juste, & que nos Tribunaux n’ordonnent tous les jours pour remédier à l’avarice & à l’usurpation. C’est donc de l’équité & de la droiture qu’est née la Géométrie.

La Physique, d’une vaine curiosité; la Physique est née de la curiosité, soit; mais que cette curiosité soit vaine, c’est ce que je ne crois pas que l’Auteur pense. La société est redevable à cette science de l’invention & de la perfection de presque tous les Arts qui fournissent à ses besoins & à les commodités, &, ce qui ne doit pas être oublié, en étalant aux yeux des hommes les merveilles de la nature, elle éleve leur ame jusqu’à son Auteur.

Toutes, & la morale même, de l’orgueil humain. Etoit-ce donc par orgueil que les sages de la Grece, les Catons, & ce que j’aurois dû nommer avant tous, les divins missionnaires de la morale chrétienne, prêchoient la vertu?

Les Sciences & les Arts--devoient à nos vertus. Comme il n’y a point de doute sur l’origine des Sciences & des Arts, dont la plupart sont des actes ou de vertu, ou tendans à la vertu, leurs avantages sont aussi évidens.

Le défaut de leur origine -- sans le luxe qui les nourrit? Le luxe est un abus des Arts, comme un discours fait pour persuader le faux, est un abus de l’éloquence, comme l’ivrognerie [124] est un abus du vin. Ces défauts ne sont pas dans la chose, mais dans ceux qui s’en servent mal.

Sans les injustices des hommes, à quoi serviroit la Jurisprudence? C’est-à-dire, si les hommes étoient nés justes, les loix auroient été inutiles; s’ils étoient nés vertueux, on n’auroit pas eu besoin des regles de la morale. L’Auteur convient donc que toutes ces Sciences ont été imaginées pour corriger l’homme né pervers, pour le rendre meilleur.

Que deviendroit l’Histoire -- ni conspirateurs? Elle en seroit bien plus belle & bien plus honorable à l’humanité; elle seroit remplie de la sagesse des rois, & des vertus des sujets; des grandes & belles actions des uns & des autres, & ne contenant que des faits dignes d’être admirés, & imités, des lecteurs, jamais de crimes, jamais d’horreurs, elle ne pourroit jamais que plaire & conduire à la vertu, véritable but de l’histoire.

Qui voudroit en un mot -- pour les malheureux & pour ses amis? Il n’est aucune science de contemplation stérile; toutes ont leur utilité, soit par rapport à celui qui les cultive, soit à l’égard de la société.

Sommes-nous donc faits-par l’étude de la Philosophie. Il ne faut point rester sur le bord du puits où s’est retirée la vérité, il faut y descendre & l’en tirer, comme ont fait tant de grands hommes; ce qu’ils ont fait, un autre le peut faire. Cette réflexion doit encourager quiconque en a sérieusement envie.

Que de dangers!-l’investigation des Sciences? Investigation. Je ne saurois passer à un Orateur aussi châtié & aussi [125] poli que le nôtre un terme latin de Clénard francisé. Investigatio thematis.

Par combien d’erreurs, -- qui de nous en saura faire un bon usage. Si tant de difficultés & d’erreurs environnent ceux qui cherchent la vérité avec les secours que leur prêtent les Sciences & les Arts, que deviendront ceux qui ne la cherchent point du tout? L’Auteur nous persuadera-t-il qu’elle va chercher qui la suit, & qu’elle suit qui la cherche? C’est tout ce qu’on pourroit croire de l’aveugle fortune. A l’égard du bon usage de la vérité, il n’est pas, ce me semble, beaucoup plus embarrassant que le bon usage de la vertu; mais une chose qui me paroît plus embarrassante, c’est le moyen de faire un bon usage de l’erreur & du vice où nous sommes plongés sans les lumieres des Sciences & les instructions de la morale.

Si nos Sciences sont vaines -- comme un homme pernicieux. Quoi de plus laborieux qu’un savant? La premiere utilité des Sciences est donc d’éviter l’oisiveté, l’ennui & les vices qui en sont inséparables. N’eussent-elles que cet usage, elles deviennent nécessaires, puisqu’elles sont la source des vertus & du bonheur de celui qui les exerce. «Quand les Sciences ne seroient pas aussi utiles qu’elles le sont, dit Cicéron, & qu’on ne s’y appliqueroit que pour son plaisir; vous penserez, je crois, qu’il n’y a point de délassement plus noble & plus digne de l’homme; car les autres plaisirs ne sont pas de tous les tems, de tous les âges, de tous les lieux; celui de l’étude fait l’aliment de la jeunesse, la joie des vieillards, l’ornement de ceux qui sont dans la prospérité, [126] la ressource & la consolation de ceux qui sont dans l’adversité; il fait nos délices à la maison, ne nous embarrasse point quand nous sommes dehors, passe la nuit avec nous, & ne nous quitte point en voyage, à campagne.»* [*Quod si non hic tantus fructus ostenderetur, & si ex studiis delectatio sola peteretur: tamen, ut opinor, hanc animi remissionem humanissiman & liberalissiman judicaretis; nam caeterae neque temporum sunt, neque temporum sunt, neque aetatum omnium, neque locorum. Haec studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant, secundas res ornant, adversis perfugium ac solatium praebent, delectant domi, non impediunt foris, pernoctant nobiscum, peregrinantur, rusticantur. Cicero, pro Arc. Poet. p. 12]

Voilà la premiere & pourtant la moindre utilité des Sciences; point d’oisiveté, point d’ennui, un plaisir doux & tranquille, mais perpétuel; je dis que c’est-là leur moindre utilité car celle-ci ne regarde que celui qui s’y applique, & nous avons fait voir que les Sciences sont l’ame de tous les Arts utiles à la société, & qu’ainsi le savant le plus contemplatif en apparence est occupé du bien public.

Répondez-moi donc, -- moins florissans ou plus pervers? Oui, sans doute. L’astronomie cultivée par les Géometre rend la géographie & la navigation plus sures; on tire des insectes des secrets pour les arts, pour nos besoins. L’anatomie des animaux nous conduit à une plus parfaite connoissance du corps humain, & par conséquent à des principe plus sûrs pour le guérir ou pour le conserver en santé. La science de la physique & de la morale fait que nous sommes mieux gouvernés & moins pervers, & l’harmonie d’un gouvernement [127] où brillent toutes ces Sciences, tous ces Arts, est ce qui le rend florissant & redoutable.

Revenez donc sur l’importance -- la substance de l’Etat. Il est naturel que nous en pensions encore moins mal que de ceux qui occupent leur loisir à décrier des lumieres & des talens auxquels la France a peut-être encore plus d’obligation qu’à ses armes.

Que dis-je, oisifs? -- O fureur de se distinguer! que ne pouvez-vous point? L’Auteur s’attache encore ici à l’abus que des sujets pervers sont d’une excellente chose. Mais s’il y a quelques-uns de ces malheureux, quelle foule d’ouvrages divins n’a-t-on pas à leur opposer, par lesquels on a renversé les idoles des Payens, démontré le vrai Dieu, & la pureté de la morale chrétienne, anéanti les sophismes des génies dépravés dont parle l’Orateur? Peut-on citer sérieusement, contre l’utilité des Sciences, les extravagances de quelques écervelés qui en abusent? Et faudra-t-il renoncer à bâtir des maisons, parce qu’il y a des gens assez sous pour se jetter par les fenêtres?

C’est un grand mal -- jamais ils ne vont sans lui. Le luxe & la Science ne vont point du tout ensemble. C’est toujours la partie ignorante d’un Etat qui affecte le luxe; celui-ci est l’enfant des richesses, & son correctif est le savoir, la Philosophie, qui montre le néant de ces bagatelles.

Je sais que notre Philosophie, -- les nôtres ne parlent que de commerce & d’argent. Le luxe est un abus des richesses que corrigent les Sciences & la raison; mais il ne faut pas confondre cet abus, comme le fait l’Auteur, avec le commerce, [128] partie des Arts la plus propre à rendre un Etat puissant & florissant, & qui n’entraîne pas nécessairement luxe après elle, comme le croit l’Auteur; nous en avons la preuve dans nos illustres voisins. L’Angleterre & la Hollande ont un commerce beaucoup plus étendu & plus riche que le nôtre; portent-ils le luxe aussi loin que nous? Pour-quoi? C’est que le commerce, loin de favoriser le luxe comme le croit notre Orateur, le réprime au contraire. Quiconque est livré à l’art de s’enrichir & d’agrandir sa fortune, se garde bien de la perdre en folles dépenses. D’ailleurs cette passion de s’enrichir par le commerce n’est pas incompatible avec la vertu. Quelle probité, quelle fidélité admirables regnent parmi les négocians qui, sans s’être jamais vus, & qui étant situés quelquefois aux extrémité de l’univers, se gardent une foi inviolable dans leurs engagemens! Comparez cette conduite avec les ruses, les fourberies, les scélératesses des Sauvages, entre les mains desquels ils tombent quelquefois dans leurs voyages.

L’un vous dira qu’un homme -- fit trembler l’Asie. On convient avec l’Auteur que les richesse, dont l’usage est perverti par le luxe & la mollesse, corrompent le courage. Mais tous ces défauts n’ont aucun rapport aux Sciences & aux Arts; ils n’en sont pas les suites, ainsi que nous l’avons montré ci-devant. Alexandre qui subjugua tout l’Orient avec trente mille hommes, étoit le Prince le plus savant & le mieux dans les Beaux-Arts de tout son siecle, & c’est avec ce savoir supérieur qu’il a vaincu ces Scythes si vantés, qui avoient résisté tant de fois aux incursions des Perses, lors même que [129] leurs armées étoient aussi nombreuses que féroces, lors même qu’elles étoient commandées par ce Cyrus le héros de cette Monarchie.

L’Empire Romain -- hormis des moeurs & des citoyens. L’Auteur confond par-tout la barbarie, la férocité avec la valeur & la vertu; c’étoit apparemment de bien honnêtes gens que ces Goths, ces Vandales, ces Normands, &c. qui ont désolé toute l’Europe qui ne leur disoit mot? On voudroit nous faire entendre ici que c’est par leurs bonnes moeurs & par leurs vertus que ces peuples ont vaincu les peuples policés; mais toutes les histoires attestent que c’étoient des brigands, des scélérats, qui se faisoient un jeu, une gloire du crime, pour lesquels il n’y avoir rien de sacré, & qui ont profité des divisions, des révoltes élevées au centre de ces Royaumes polis, dont le moindre réuni & prévenu auroit écrasé ces misérables.

De quoi s’agit-il donc -- avec celui de l’honnête. Est-ce qu’il n’est pas possible d’être honnête homme sous un habit galonné? Et faudra-t-il en porter un de toile pour obtenir cette qualité? N’ayez donc peur dans nos forêts, que quand vous y rencontrerez un homme bien doré, bien monté, muni d’armes brillantes, & suivi d’un domestique en aussi bon équipage, tremblez alors pour votre vie; vous voir au pouvoir d’un homme de l’espece la plus corrompue, abandonné au luxe, aux vices de toutes les especes; mais quand vous y trouverez seul à seul un rustre vêtu de bure, chargé d’un mauvais fusil, & sortant des broussailles où il sembloit cacher sa misere; alors ne craignez rien; cette pauvreté évidente vous est un signe assuré que vous rencontrez la vertu même.

[130] Non, il n’est pas possible -- le courage leur manqueroit. Sont-ce les Savans qui s’occupent de soins futiles? Sont-ce les gens occupés aux Arts? Non certes, ce sont les riches ignorans. Cet argument prouve donc contre son Auteur.

Tout artiste veut être applaudi -- entraîne à son tour la corruption du goût. Je connois une infinité de gens qui font passionnés pour les desseins baroques, pour la difficultueuse musique Italienne qui est du même genre; pour les ouvrages connus sous le nom de gentillesses, & qui sont néanmoins les plus honnêtes gens du monde. Leurs moeurs ne se ressentent point du tout de leur mauvais goût; il me semble même que je ne vois aucune liaison entre le goût & les moeurs, parce que les objets en sont tout différens.

Le goût se corrompt, parce que n’y ayant qu’une bonne façon de penser & d’écrire, de peindre, de chanter, &c. & le siecle précédent l’ayant, pour ainsi dire, épuisée, on ne veut ni le copier, ni l’imiter; & par la fureur de se distinguer, on s’écarte de la belle nature, on tombe dans le ridicule & dans le baroque.

L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.

Du coeur, de la nature, on perd l’heureux langage,

Pour l’absurde talent d’un triste persifflage.

GRESSET.

Dans un genre plus sérieux, les génies transcendans du siecle passé ayant enfanté, & exécuté le sublime, le hardi projet de ruiner les folles imaginations des Péripatéticiens, leurs facultés, leurs vertus occultes de toutes les especes; on a passé un [131] demi siecle à établir la connoissance des effets physiques sur propriétés connues & évidentes de la matiere, sur leurs causes méchaniques; comment se distinguer par du nouveau après l’établissement de principes aussi solides, aussi universels? Ils faut dire qu’ils sont trop simples & absolument insuffisans; que ces grands hommes étoient de bonnes gens, un peu timbrés, & aussi méchaniques que leurs principes; & que notre siecle spirituel voit, ou au moins soupçonne dans la matiere des propriétés nouvelles qu’il faut toujours poser pour base de la Physique, en attendant qu’on les conçoive: propriétés qui ne dépendent ni de l’étendue, ni de l’impénétrabilité, ni de la figure, ni du mouvement, ni d’aucune autre vieille modification de la matiere; propriétés, non pas occultes, mais cachées, qui élevent cette matiere à quelque chose d’un peu au-dessus de la matiere, qu’on n’ose dire tout haut, & qui, dans le vrai, abaissent le Physicien beaucoup au-dessous de cette qualité. Enfin, nos aïeux étoient gothiques, nos peres amis de la nature, nous sommes singuliers & baroques; nous n’avions que ce parti à prendre pour ne ressembler à aucun des deux.

Mais la morale n’a aucune part à ce désordre; on se fait un plaisir & un honneur de copier, d’imiter les vertus des grands hommes de tous les siecles; plus il s’en sera écoulé, plus nous en aurons d’exemples, & tant que l’art de les inculquer, c’est-à-dire, tant que les Sciences & les Beaux-Arts seront en vigueur, les siecles les plus reculés seront toujours les plus vertueux.

* Je suis bien éloigné de penser -- & e défendre une si grande cause. L’Auteur se contredit étrangement. Il veut qu’on [132] donne de l’éducation aux femmes; il veut qu’on les fasse sortir de l’ignorance. Il a raison, sans doute; mais c’est contre ses principes, selon lesquels, instruire quelqu’un, & le rendre plus méchant, sont des expressions synonymes.

Que si par hasard -- ou il faudra qu’elle demeure oisive. Les ouvrages admirables des Le Moine, des Bouchardons, des Adams, des Slodtz pour perpétuer la mémoire des plus grands hommes, pour décorer les places publiques, les palais & les jardins qui les accompagnent, sont des monumens qui nous rassurent contre les vaines déclamations de notre Orateur.

On ne peut réfléchir -- enfin pour s’y établir eux-mêmes. C’est un joli conte de Fée que ce siecle d’or, & ce mélange des dieux & des hommes, mais il n’y a plus gueres que les enfans & les Rhéteurs plus fleuris que solides qui s’en amusent.

Ou du moins les temples des Dieux -- des chapiteaux Corinthiens. Les anciens n’avoient garde de penser que la culture des Sciences & des Arts, dépravât les moeurs; que le talent de bâtir des villes, d’élever des temples & des palais, mît le comble aux vices; quand ils nous ont représenté Amphion construisant les murs de Thebes par les seuls accords de sa lyre; quand ils nous parlent avec tant de vénération des peuples qui élevent des temples aux immortels, & des palais à la majesté des Souverains légitimes.

Tandis que les commodités -- dans l’ombre du cabinet. Que les Sciences & les Arts énervent le courage féroce, nous en convenons avec l’Auteur, & c’est autant de gagné pour l’humanité & la vertu. Mais que la vraie valeur s’éteigne par les lumieres des Sciences & la culture des Arts, c’est ce qu’on a réfuté amplement.

[133] Quand les Goths -- qu’à les affermir & les animer. C’est-à-dire, à les rendre moins féroces, à la bonne heure, mais en même tems plus humains & plus vertueux.

Les Romains ont avoué -- il y a quelques siecles. L’Auteur remet ici sur le tapis, précisément les mêmes preuves rapportées à la premiere partie. Nous renvoyons donc le lecteur à la réfutation que nous y avons placée. Nous y ajouterons seulement que les Génois ont bien fait voir dans la derniere guerre que la valeur n’étoit pas si éteinte en Italie que se l’imagine l’Orateur, & qu’il ne faut à ces peuples que des occasions & de grands Capitaines pour faire voir à toute l’Europe qu’ils sont toujours capables des plus brandes choses?

Les anciennes Républiques -- la vigueur de l’ame. C’est-à-dire, la férocité.

De quel oeil, -- la forcé de voyager à cheval? Et quel rapport cette vigueur du corps a-t-elle avec la vertu? Ne peut-on pas être foible, délicat, peu propre à la fatigue, à la guerre, & vertueux tout ensemble?

Qu’on ne m’objecte point -- la meilleure de nos armées. Tout ce que dit là notre Auteur, est très-vrai, à un peu d’exagération près qui est une licence de l’éloquence comme de la poésie. Il est certain qu’on néglige trop l’exercice du corps en France, & qu’on y aime trop ses aises. On n’y voit plus de courses de chevaux, on n’y donne plus de prix aux plus adroits à différens exercices, on y détruit tous les jeux de paume; & c’est-là l’époque des vapeurs qui ont gagné les hommes, & les ont mis de niveau avec les femmes, parce qu’ils ont commencé par s’y mettre par la nature de leurs occupations. Oh! [134] que notre Orateur frappe sur cet endroit-là de notre façon de vivre, je l’appuyerai de mon suffrage; mais qu’il prétende en conclure que ces hommes, pour être aussi foibles, aussi vaporeux que des femmes, en sont plus dépravés, plus vicieux; c’est ce que je ne lui accorderai pas; & fussent-ils femmes tout-à-fait, pourvu que ce soit de la bonne espece, qui est la plus commune, sans doute; je n’en aurois que meilleure, opinion de leur vertu. Qui ne fait pas que ce sexe est le dévot & le vertueux par excellence?

Guerriers intrépides -- que l’autre eût vaincu vos aïeux. Par malheur pour notre Orateur cette exagération vient un peu trop près de notre derniere guerre d’Italie, où tout le monde fait que nos troupes, sous M. le Prince de Conti, ont traversé les Alpes, après avoir forcé sur la cime de ces montagnes un ennemi puissant commandé par l’un des plus braves Rois du monde; & il est plus que vraisemblable que les Alpes, du tems d’Annibal, n’étoient pas plus escarpées, qu’elles sont aujourd’hui.

Les combats ne sont pas toujours -- par le fer de l’ennemi. Oh! l’Auteur a raison; nous ne sommes pas assez robuste. Qu’on renouvelle les jeux Olympiques de toutes les especes qu’on renouvelle les courses de chevaux, les courtes à pied, les combats d’une lutte un peu plus humaine que l’ancienne les jeux de paume, les jeux de l’arc, de l’arbalête, de l’arquebuse, du fusil; qu’on les protege, qu’on les ordonne, qu’on y attache des privileges, des récompenses. Qu’on ajoute cela des loix pour la sobriété; nous aurons des citoyens, des soldats aussi robustes que courageux; & si l’on continue, avec [135] ces réformes, la culture des Sciences & des Arts, toutes choses fort compatibles, nous aurons des officiers capables de commander à de bons soldats; deux parties essentielles à une bonne armée.

Si la culture des Sciences -- au moins le corps en seroit plus dispos. Fort bien. J’applaudis à la censure de l’Orateur contre la plupart des éducations mal dirigées. Mais gardons-nous de regarder un abus particulier, comme une dépravation générale & annexée aux Sciences. La culture des Sciences est nuisible aux qualités morales? Quelle absurdité! J’ai démontré dans plusieurs notes ci-devant placées, que la perfection des moeurs étoit le principal effet de cette culture des Sciences; malheur aux directeurs de l’éducation de la jeunesse qui perdent de vue cet objet; je crois que ce désordre est très-rare: mais fût-il encore plus commun, ce n’est pas la faute des Sciences, mais celle des personnes destinées à les montrer. Les langues mêmes, la partie la moins utile de l’éducation, ne doivent jamais nous écarter de ce but. Les mots étrangers qu’on apprend, expriment sans doute des choses; ces choses doivent être des Sciences solides, & avant tout, celle de la morale; c’est ce qu’on a grand soin de faire dans tous les colleges, dans toutes les pensions, & ce qu’on a fait dans tous les siecles policés......

Adjecere bonae paulo plus artis Athenae,

Scilicet ut possem curvo dignoscere rectum,

Atque inter sylvas Academi quaerere verum.

Horat. Epit. 2. L. I

[136] Je sais qu’il faut occuper -- & non ce qu’ils doivent oublier. L’Auteur a raison, & c’est ce que sont aussi les maîtres, & sur-tout les peres & les meres qui ont à coeur, comme ils le doivent, l’éducation de leurs enfans, Mais si notre siecle n’est pas encore aussi parfait qu’il pourroit être; s’il est encore parmi nous des causes de la corruption des moeurs, de la foiblesse du corps, de la mollesse; certes c’est la passion qui y regne pour les jeux sédentaires; passion, que nous tenons principalement de la fréquentation des femmes frivoles qui sont heureusement le plus petit nombre, & qui naît de notre complaisance pour ce sexe enchanteur; passion, qui est fille de l’oisiveté & de l’avarice, & assez amie de toutes les autres, qui remplit la tête de trente mots baroques, & vides de sens, & pour l’ordinaire aux dépens de la Science, de l’Histoire, de la Morale & de la Nature, qu’on se fait là un honneur d’ignorer. Des esprits si mal nourris n’ont rien à se dire, que, baste, ponte, manille, comete, &c. Les conversations en cercle si en usage, si estimées chez nos peres & si propres à faire paroître les talens, les bonnes moeurs, & à les former chez les jeunes personnes, sont dans ces jolies assemblées, ou muettes, ou employées à faire des réflexions sur tous les colifichets qui décorent ces Dames, sur toutes les babioles rares que possédent ces Messieurs, à conter de jolies aventures, ou inventées, ou au moins bien brodées sur le compte des son prochain.

Là vous trouvez toujours des gens divertissans

Des femmes qui jamais n’ont pu fermer la bouche,

[137] Et qui sur le prochain vous tirent à cartouche,

Des oisifs de métier, & qui toujours chez eux

Portent de tout Paris le lardon scandaleux.

Le Joueur de Regnard.

On sacrifie à ce plaisir perfide les spectacles les mieux ordonnés, les plus châtiés, & les plus propres à inspirer des moeurs &du goût; on y sacrifie même quelquefois ses devoirs & sa fortune. Et quelle est l’origine de ce reste de poison que les loix trop peu séveres souffrent encore dans la société? Les exercices du corps trop négligés, les Sciences & les Arts trop peu cultivés encore.

*Telle étoit l’éducation des Spartiates, -- à le rendre bon, aucun à le rendre savant. L’Auteur ne met donc pas au nombre des Sciences celle de la religion & de la morale; car voilà ce qu’on enseignoit aux enfans des rois de Perse, & qu’on ne néglige pas d’apprendre en France aux derniers des paysans mêmes.

Astyage, en Xénophon, demande à Cyrus -- qu’il me persuadât que son école vaut celle-là. Le bon Montagne radotoit, quand il nous donnoit cette histoire comme une grande merveille. On donne tous les jours le fouet dans nos écoles aux jeunes gens qui se sont entr’eux de plus petites injustices que celles-là, & l’on n’en fait pas tant de bruit, l’on ne s’avise pas d’en faire une histoire mémorable, & digne de trouver place dans un livré aussi relevé que celui de Xénophon.

Nos jardins sont ornés -- avant même que de savoir lire. [138] Tout ceci est encore exagéré. Les grands hommes de la Grece & de Rome, leurs actions vertueuses, telles que la piété d’Enée, la chasteté de Lucrece, sont partie des ornemens de nos jardins & de nos galeries, aussi bien que les métamorphoses d’Ovide; dans celles-ci mêmes, combien d’allégories de la meilleure morale, & ce sont pour l’ordinaire ces sujets qu’on choisit pour exposer en public.

D’ailleurs ces décorations des jardins & des galeries ne sont pas faites pour les enfans. Leurs galeries ordinaires sont les figures de la bible, & il y a là une abondante collection d’exemples de vertus.

D’où naissant tous ces abus, -- d’un livré s’il est utile, mais s’il est bien écrit. Ce texte est une pure déclamation. On ne fait point de cas d’un homme de talent qui n’est pas honnête homme, ni d’un livré bien écrit, si l’objet en est frivole. On n’estimeroit point, par exemple, ce Discours, quelque séduisant qu’il soit, si l’on ne sentoit que le véritable but de l’Auteur est, non pas d’anéantir la culture Sciences & des Arts, mais d’obtenir de ceux qui s’y appliquent, de ne point en abuser, & d’être encore plus vertueux que savans.

Les récompenses -- aucun pour les belles actions. La proposition n’est pas exactement vraie. Il y a en France beaucoup de récompenses, beaucoup de croix de Chevaliers, de pensions, de titres de noblesse, &c. pour les belles actions; malgré cela je trouvé, comme l’Auteur, qu’il n’y en a pas encore assez, & qu’il devroit y avoir réellement des prix de morale pratique, comme il y a des prix de physique, d’éloquence, [139] &c. Pourquoi ne pas faire marcher toutes ces Sciences ensemble, comme elles y vont naturellement, & comme on le pratique dans les petites écoles, dans l’éducation donnée chez les parens. On dira à l’honneur de ce siecle, que la vertu est plus commune que les talens; que tout le monde a de la probité, & ne fait en cela que ce qu’il doit. Ce que je fais, c’est que tout le monde s’en pique.

Qu’on me dise, -- le renouvellement des Sciences, & des Arts. L’Auteur manque encore ici d’exactitude. Nous convenons qu’on caresse un peu trop en France les talens agréables; qu’une jolie voix de le Opéra, par exemple, y sera souvent plus fêtée qu’un Physicien de l’Académie. J’avoue qu’on y a trop d’égards pour une autre espece d’hommes agréables, beaucoup moins utiles encore, pour ne pas dire, tout-à-fait inutiles, nuisibles même à la société. Je veux parler de cette partie du beau monde, oisive, inappliquée, ignorante, dont le mérite consiste dans la science de la bonne grace, des airs, des manieres & des façons; qui se croiroit déshonorée d’approfondir quelque science utile, sérieuse, qui fait consister l’esprit à voltiger sur les matieres, dont elle ne prend que la fleur; qui met toute son étude a jouer le rôle d’homme aimable, vif, léger, enjoué, amusant, les délices de la société, un beau parleur, un railleur agréable, &c.* [*Le François à Londres.] & jamais celui d’homme occupé du bien public, de bon citoyen, d’ami essentiel. Si l’on ne regardoit le François que de ce mauvais côté, comme ont la bonté de le faire quelquefois nos voisins, on pourroit dire avec M. Gresset.....

[140] Que nos arts, nos plaisirs, nos esprits sont pitié,Qu’il ne nous reste plus que des superficies,

Des pointes, du jargon, de tristes facéties,

Et qu’à forcé d’esprit & de petits talens, Dans peu nous pourrions bien n’avoir plus de bon sens.

Le Méchant, Comédie de M. Gresset.

Mais il faut avouer que ces hommes futiles, & qui ne sont tels que parce qu’ils négligent la culture des Sciences, sont beaucoup plus rares en France, que ne le croyent les nations rivales de la nôtre; & qu’en général ils y sont peu estimés....

Sans ami, sans repos, suspect & dangereux

L’homme frivole & vague est déjà malheureux.

Dit le même M. Gresset. Enfin toute l’Europe rend cette justice à la France, qu’on y voit tous les jours honorer par des récompenses éclatantes les talens utiles, nécessaires. La remarque précédente le prouve déjà; mais quoi de plus propre à convaincre là-dessus les incrédules, que ces bienfaits du Roi répandus sur les membres les plus laborieux de l’Académie des Sciences de Paris, ces écoles publiques, ces démonstrations d’anatomie & de chirurgie fondées dans les principales villes de France? Ces titres de noblesse donnés à des personnes distinguées dans l’art de guérir? Est-il quelque pays dans l’univers dont le Souverain marque plus d’attention à récompenses & encourager les hommes utiles & vertueux?

Nous avons des physiciens -- nous n’avons plus de citoyens; il y a là un peu de mauvaise humeur. Peut-il y avoir de meilleurs citoyens que des hommes qui passent leur vie, & altérent [141] même quelquefois leur santé à des recherches utile à la société, tels que sont les physiciens, les géometres, les astronomes? Les poetes & les peintres rappellent aux hommes la mémoire de la vertu & de ses héros, & exposent les préceptes de la morale, ceux des Arts & des Sciences utiles d’une façon plus propre à les faire goûter....

Bientôt ressuscitant les héros des vieux âges,

Homere aux grands exploits anima les courages.

Hésiode à son tour, par d’utiles leçons,

Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.

En mille écrits fameux la sagesse tracée,

Fut, à l’aide des vers, aux mortels annoncée;

Et par-tout des esprits ses préceptes vainqueurs,

Introduits par l’oreille entrerent dans les coeurs.

Boil.

Le musicien nous délasse de nos travaux, pour que nous y retournions avec plus d’ardeur, & souvent il célébre ou les grandeurs de l’Etre suprême, ou les belles actions des grands hommes; au moins voilà son véritable objet. Tous ces Arts concourent donc au bien public & à nous rendre plus vertueux & meilleurs.

Ou s’il nous en reste encore, -- qui donnent du lait à nos enfans. Il est sans doute un grand nombre d’honnêtes gens à la campagne: mais il est pourtant vrai de dire que c’est-là où l’on trouvé en plus grand nombre le faux-témoin, le rusé chicaneur, le fourbe, le voleur, le meurtrier. Nos prisons en contiennent des preuves sans replique.

[142] Je l’avoue, cependant -- & du dépôt sacré des moeurs. La politique de ces Souverains seroit bien mauvaise, si la these de notre Auteur étoit bonne, d’aller choisir des savans pour former une société destinée à remédier aux déréglemens des moeurs causés par les Sciences. C’étoit des ignorans, des rustres, des paysans, qu’il falloit composer ces Académies.

Par l’attention -- qu’elles reçoivent. Les Académies ont cela de commun avec tous les Corps d’un Etat policé, & elles ont certainement peu besoin de ces précautions; tant les Sciences ces & les bonnes moeurs ont coutume d’aller de compagnie.

Ami du bien, de l’ordre & de l’humanité,

Le véritable esprit marche avec la bonté.

M. Gresset, ibid.

Ces sages instructions -- mais aussi des instructions salutaires. Les gens de Lettres & les Académies doivent bien des remerciemens à l’Auteur, de la bonne opinion qu’il a des unes, & des avis qu’il donne aux autres. Mais il me semble que raisonnoit conséquemment à ses principes, le véritable frein des gens de Lettres, des gens appliqués à des arts qui dépravent les moeurs, ne doit pas être l’espoir d’entrer dans Académie qui augmentera encore leur ardeur pour ces sources de leur dépravation; mais que ce doit être au contraire l’ignorance & l’abandon des Lettres & des Académies. En indiquant à ces sociétés les objets de morale dont ils doivent faire le sujet de leur prix, l’Auteur convient tacitement que c’est-là un des principaux objets des Lettres; qu’ainsi il ne s’est déchaîné jusqu’ici que contre des abus qui sont étrangers [143] à la véritable destination, & l’usage ordinaire des Belles-Lettres.

Qu’on ne m’oppose donc -- à des maux qui n’existent pas. Ceci est un peu énigmatique. Selon moi, les maux qui existent sont l’ignorance & les passions déréglées, avec lesquelles les hommes naissent. Les remedes employés sont les instructions, les écoles, les Académies.

Pourquoi faut-il -- de tonner les esprits à leur culture. Que devient donc le compliment fait dans la page précédente à nos Académies? Je me doutois bien que notre Orateur y auroit regret: il n’étoit pas dans ses principes.

Il semble, aux précautions -- de manquer de Philosophes. Il est un peu rare de voir les paysans passer dans nos Académies. Il est plus commun de les voir quitter la charrue pour venir être laquais dans les villes, & y augmenter le nombre des ignorans inutiles, & des esclaves du luxe.

Je ne veux point hasarder-la supporteroit pas. On la supporteroit à merveille, mais elle ne seroit pas favorable à l’Auteur. L’agriculture n’est pas plus nécessaire pour tirer de la terre d’excellentes productions, que la Philosophie pour faire faire à l’homme de bonnes actions, & pour le rendre vertueux.

Je demanderai seulement, -- dans les nôtres quelqu’un de vos spectateurs. Notre Auteur appelle ici de grands Philosophes, ce que tout le monde appelle des monstres. Si sa these a besoin d’une pareille ressource, je ne puis que la soutient.

Voilà donc les hommes -- l’immortalité réservée après [144] leur trépas. Voilà les hommes qui ont été en exécration parmi leurs concitoyens, & qui n’ont échappé à la vigilance des tribunaux, que par leur suite & par leur retraite dans des climats ou regne une licence effrénée.

Voilà les sages maximes -- en âge à nos descendans. J’ai trop bonne opinion de notre Orateur pour croire qu’il pense ce qu’il dit ici.

Le Paganisme, -- extravagances de l’esprit humain. On n’avoit pas non plus éternisé sa sagesse; & comme les bon choses que perpétue l’Imprimerie surpassent infiniment mauvaises, il est hors de tout doute que cette invention une des plus belles & des plus utiles que l’esprit humain jamais enfantées.

Mais, grace aux caracteres -- Hobbes & des Spinosa resteront à jamais. Et leurs réfutations aussi, lesquelles sont aussi solides & aussi édifiantes que les monstrueuses erreurs de ces écrivains sont folles & dignes du nom de rêveries.

* A considérer les désordres -- ce seroit peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre Pontife. Le parti qu’ont pris les Turcs est digne des secteurs de Mahomet & de son alcoran. Une religion aussi ridicule ne peut, sans doute, se soutenir que par l’ignorance. Le savoir est le triomphe de la vraie Religion. Origene l’a bien fait voir aux Payens; & les Arnauld, les Bossuet aux hérétiques. L’Evangile est le premier de tous les livres, sans doute; mais ce n’est pas le seul nécessaire, & Grégoire le grand auroit perdu son nom, s’il eût été capable d’une pareille sottise.

Allez, écrits célèbres -- corruption des moeurs de notre [145] siecle. On a vu ci-devant que les siecles anciens étoient beaucoup plus corrompus. Il est vrai qu’ils n’en disent rien à la postérité; mais la pratique presque générale des vices passoit de race en race comme par tradition. Peut-on comparer ce torrent débordé & universel des passions déréglées, des siecles barbares, avec quelques Poetes libertins, que laissé encore, échapper notre siecle.

Et portez ensemble -- qui soient précieux devant toi. Que le Dieu Tout-puissant ôte les lumieres & les talens à ceux qui en abusent, qu’il anéantisse les arts funestes à la vertu; qu’il donne la pauvreté à ceux qui sont un mauvais usage des richesses, mais qu’il répande abondamment les lumieres, les talens & les richesses sur ceux qui savent les employer utilement. Voilà la priere d’un bon citoyen, d’un homme raisonnable.

Mais si le progrès des Sciences -- des forces de ceux qui seroient tentés de savoir? Comme la majeure de cet argument est fausse, ces Auteurs sont dignes de toute la reconnaissance du public, & de l’Auteur même du Discours, qui a mieux profité qu’un autre de leurs travaux.

Que penserons-nous -- populace indigne d’en approcher. Le mot de Sanctuaire convient-il à un lieu où, selon l’Auteur, on va corrompre ses moeurs & son goût; je me serois attendu à toute autre expression; & en ce cas-là qu’est-ce que l’Auteur entend par cette populace indigne d’en approcher? Les plus indignes d’approcher d’un lieu de corruption, sont ceux qui sont les plus capables de porter sort loin cette corruption; ceux qui sont les plus capables de se distinguer [146] dans ce prétendu Sanctuaire; par exemple, ceux qui ont plus d’aptitude aux sciences, plus de sagacité, plus de génie; car tous ces gens-la en deviendront d’autant plus mauvais, d’autant plus dangereux au reste de la société, selon les principes de l’Auteur: à moins qu’ici la vérité ne lui échappe malgré lui, & qu’il ne rende aux sciences l’hommage qu’il leur doit à tant d’égards. Cette derniere conjecture est très-vraisemblable.

Tandis qu’il seroit à souhaiter -- que la nature destinoit à faire des disciples. Oh! ma conjecture devient ici plus que vraisemblable. L’Auteur reconnoît formellement la dignité & l’excellence des sciences; il n’y veut admettre que ceux qui y sont réellement propres, & il a raison au fond; cet abus dans les vocations est réel dans les bons principes & dans les principes ordinaires. Mais 1º. le Citoyen de Geneve ne raisonne pas conséquemment à sa these; car puisque les sciences sont pernicieuses aux moeurs, plus ceux qui les cultiveront seront spirituels, subtils, plus ils seront méchans & à craindre; & dans ce cas, pour le bien de la société, les stupides seuls doivent être destinés aux Sciences. 2?. Cet Auteur a oublié ici qu’il enveloppe les Arts aussi bien que les Sciences dans son anathème, & que ce fabricateur d’étoffe est un ministre du luxe. Qu’il aille donc labourer la terre. A quoi bon les étoffes? L’homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre à nud. Nous en ressemblerons mieux à la vertu dans cette simplicité; & pourquoi tout le reste du corps ne supporteroit-il pas les injures des saisons, aussi bien que le visage & les mains? Ce seroit le moyen d’avoir des guerriers [147] capables de supporter l’excès du travail & de résister à la rigueur des saisons aux intempéries de l’air.

Les Vérulams, les Descartes & les Newtons -- l’espace immense qu’ils ont parcouru. Premiérement, il n’est point que les Vérulams, les Descartes, les Newtons n’aient point eu de maîtres; ces grands hommes en ont d’abord eu comme tous les autres, & ont commencé par apprendre tout ce qu’on savoit de leur tems. En second lieu, de ce que des génies transcendans, tels que ceux-ci, & tant d’autres que l’antiquité n’a point nommés, ont été capables d’inventer les Sciences &les Arts, l’Auteur veut que tous les hommes apprennent d’eux-mêmes, & sans maîtres, afin de rebuter ceux qui ne seront pas transcendans comme ces premiers; mais ce qui est possible à des génies de cette trempe, ne l’est pas pour tout autre; & si les Sciences sont bonnes, ces grands hommes ont très-bien mérité de la société de lui avoir communiqué leurs lumieres, & ceux qui en éclairent les autres hommes participent à cette action. Si au contraire les Sciences sont pernicieuses, ces hommes ne sont plus dignes de, l’admiration de l’Auteur. Ce sont des monstres qu’il falloit étouffer dès les premiers efforts qu’ils ont faits pour franchir l’espace immense qu’ils ont parcouru. Or, ce dernier parti auroit mis le comble à l’extravagance & à la barbarie, & l’Auteur a raison de regarder ces hommes divins comme les dignes précepteurs du genre-humain. On est charmé de voir que la vérité perce ici, comme à l’insçu de l’Orateur; il est fâcheux seulement qu’elle ne soit point d’accord avec le reste du Discours.

[148] S’il faut permettre à quelques hommes -- à la gloire de l’esprit humain. Les Sciences & les Arts sont donc des monumens élevés à la gloire de l’esprit humain; l’Auteur ne pense donc plus qu’ils sont la source de la dépravation de nos moeurs; car assurément ils mériteroient, dans ce cas, d’être regardés comme les monumens de sa honte, & ils n’arrachent de l’Auteur un aveu tout opposé que parce qu’ils ont les sources de la lumiere & de la droiture qui fait le parfait honnête homme & le vrai citoyen.

Mais si l’on veut que -- encouragement dont ils ont besoin. Voilà, ce me semble, bien des louanges épigrammatiques en faveur des génies destinés à perdre notre innocence, notre probité.

L’ame se proportionne -- Chancelier d’Angleterre. L’éloquence, selon l’Auteur, tire son origine de l’ambition, de la haire, de la flatterie & du mensonge. La physique d’une vaine curiosité, la morale même de l’orgueil humain, toutes les Sciences & les Arts de nos vices. Voilà de belles sources pour des Consuls & des Chanceliers actuellement les objets de l’admiration de l’Auteur; ou Rome & l’Angleterre étoient là dans de bien mauvaises mains, ou les principes de l’Orateur sont bien étranges.

Croit-on que si l’un n’eût occupé -- l’art de conduire le Peuples est plus difficile que celui de les éclairer: toute cette page est de la plus grande beauté, comme de la plus exacte vérité, & elle est malheureusement une contradiction perpétuelle du reste de l’ouvrage.

Comme s’il étoit plus aisé -- les peuples continueront d’être [149] vils, corrompus & malheureux. Voir donc l’Auteur revenu aux vérités que nous avons établies dans nos premieres remarques. Les lumieres & la sagesse vont donc ensemble; les savans possédent l’un & l’autre, puisqu’il n’est plus question que de leur donner du pouvoir, pour qu’ils entreprennent & fassent de grandes choses. Donc la science ne dégrade pas les moeurs & le goût. Donc le parti que l’Orateur a pris n’est pas juste, ni son discours solide.

Pour nous, hommes vulgaires, -- nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage. Les soins que coûte l’éducation des enfans, ne prouvent que trop les peines & l’appareil, & j’ajoute les stratagêmes qu’il faut mettre en usage pour inculquer aux hommes les principes de la morale, & former leurs moeurs. Non pas que la théorie de cette morale, de cette éducation soit si épineuse; mais c’est que la pratique en est des plus pénibles, & qu’on échoue encore souvent sur certains caracteres, avec tout l’art que ce siecle éclairé a imaginé pour y réunir.

Tes principes ne sont-ils pas gravés -- dans le silence des passions? La supposition du silence des passions est charmante; mais qui leur imposera silence à ces passions? sinon des lumieres bien vives sur leur perversité, sur leurs suites funestes, sur les moyens de les dompter, ou même de les éviter, en élevant l’ame à des objets plus dignes d’elle; enfin en devenant philosophes & savans.

Voilà la véritable Philosophie, -- que l’un savoit bien dire, & l’autre, bien faire. Pourquoi seroit-il défendu de mériter ces deux couronnes à la fois? Bien faire & bien penser sont [150] inséparables, & il n’est pas difficile de bien dire à qui pense bien; mais comme on n’agit pas sans penser, sans réfléchir, l’art de bien penser doit précéder celui de bien faire. Celui qui aspire donc à bien faire, doit, pour être plus sur du succès, avoir les lumieres & la sagesse de son côté, ce que la culture des Sciences, de la Philosophie peut seule lui donner. «Si vous voulez, dit Cicéron, vous former des regles d’une vertu solide; c’est de l’étude de la philosophie que vous devez les attendre, ou il n’y a point d’art capable de vous les procurer. Or ce seroit une erreur capitale, & un manque de réflexion, de dire qu’il n’y a point d’art pour acquérir les talens les plus sublimes, les plus essentiels, pendant qu’il y en a pour les plus subalternes. Si donc il y a quelque science qui enseigne la vertu, où la chercherez-vous, sinon dans la Philosophie?»

Sive ratio constantiae, virtutisque ducitur: aut haec ars est (Philosophia) aut nulla ominô, per quam eas assequamur. Nullam dicere rnaximarum rerum artem esse, cùm minimarum sine arte nulla sit; hominum est parùm consideraté loquentium, atque in maximis rebus errantium. Si quidem est aliqua disciplina virtutis, ubi ea quoeretur, cùm ab hoc discendi genere discesseris. Cicero de Offic. l. 11. p. 10. de l’Edit, de Glasgow.

[151]

ADDITION A LA RÉFUTATION PRÉCÉDENTE

A Dijon, ce 15 Octobre 1751.

MONSIEUR,

Je viens de recevoir de Paris une Brochure, où M. Rousseau réplique à une réponse faite à son Discours par la voie du Mercure. Cette réponse a plusieurs chefs communs avec nos remarques, & par conséquent la réplique nous intéresse. Notre Réfutation du Discours en deviendra complete, en y joignant celle de cette réplique que je vous envoye, & j’espere qu’elle arrivera encore assez à tems pour être placée à la suite de nos remarques.

J’ai l’honneur d’être, &c.

P.S. Vous avez trouvé singulier qu’on ait mis en question.... Si le rétablissement des Sciences & des Arts a contribué à épurer les moeurs.... L’Académie Françoise confirme authentiquement votre opinion, Monsieur, en proposant pour le sujet du prix d’éloquence de l’année 1752, cette vérité à établir.... L’amour des Belles-Lettres inspire l’amour de la vertu.... C’est le droit & le devoir des Cours souveraines, Monsieur, de redresser les décisions hasardées par les autres Jurisdictions. M. Rousseau a senti toute la forcé de l’autorité de ce Programme publié par la premiere [152] Académie du monde, en fait de Belles-Lettres; il a tâche de l’affoiblir, en disant que cette sage Compagnie a doublé dans cette occasion le tems qu’elle accordoit ci-devant aux Auteurs, même pour les sujets les plus difficiles.... Mais cette circonstance n’infirmé en rien le jugement que ce tribunal suprême porte contre la these du Citoyen de Geneve; elle peut seulement faire penser que ce sujet exige beaucoup d’érudition, de lecture, par conséquent de tems; ce qui est vrai. D’ailleurs, cette sage Compagnie suit l’usage de toutes les Académies, quand elle propose en 1751 le sujet des prix qu’elle doit donner en 1752. Il en est même plusieurs qui mettent deux ans d’intervalle entre la publication du Programme & la distribution du prix.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

L’AUTEUR ANONYME

RÉFUTATION DES OBSERVATIONS
de M. J. J. ROUSSEAU de GENEVE,
SUR UNE RÉPONSE QUI A ÉTÉ FAITE A SON DISCOURS
DANS LE MERCURE de SEPTEMBRE 1751.

[1751 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 153-179.]

RÉFUTATION
Des Observations de
M. J. J. Rousseau
de Geneve
,

sur une Réponse qui a été faite à son Discours dans le Mercure de Septembre 1751.*

[*La Réponse en question est celle de Roi de Pologne que l’on trouvera ci-après.]

[153] Nous sommes d’accord avec l’illustre Auteur de la Réfutation insérée au Mercure, en ce que nous avons trouvé comme lui.... 1. Que M. Rousseau, savant, éloquent, & homme de bien tout à la fois, fait un contraste singulier avec le Citoyen de Geneve, l’orateur de l’ignorance, l’ennemi des Sciences & des Arts qu’il regarde comme une source constante de la corruption des moeurs.

2. Comme le respectable anonyme, nous avons pensé que le Discours couronné par l’Académie de Dijon est un tissu de contradictions qui décelent, malgré son Auteur, la vérité qu’il s’efforce en vain de trahir.

3. Comme le Prince philosophe, aussi puissant à protéger les Lettres qu’à défendre leur cause* [*Voici comme l’Auteur anonyme de la réponse au Discours du Citoyen de Geneve se trouvé désigné dans le Mercure de Septembre, p. 62. " Nous sommes fâchés qu’il ne nous soit pas permis de nommer l’Auteur de l’ouvrage suivant. Aussi capable d’éclairer que de gouverner les peuples, & aussi attentif à leur procurer l’abondance des biens nécessaires à la vie, que les lumieres & les connoissances qui forment à la vertu, il a voulu prendre en main la défense des Sciences, dont il connôit le prix. Les grands établissemens qu’il vient de faire en leur faveur étoient déjà comme une réponse sans réplique au Discours du Citoyen de Geneve, à qui il n’a pas tenu dégrader tous les Beaux-Arts. Puissent les Princes à venir, suivre un pareil exemple, &c."] nous avons dit que l’Orateur Genevois avoit prononcé un anathême trop général contre les Sciences & les Arts, & qu’il confondoit quelques [154] abus qu’on en fait, avec leurs effets naturels & leurs usages légitimes.

I

Au premier article, M. Rousseau répond; qu’il a étudié les Belles-Lettres, sans les connoître; que dès qu’il s’est apperçu du trouble qu’elles jettoient dans son ame, il les a abandonnées.

Comment cet Auteur ne sent-il point qu’on va lui répliquer que ce n’est point les avoir abandonnées, ou au moins l’avoir fait bien tard, que de les avoir portées au degré où il y est parvenu, que c’est même les cultiver plus que jamais que de se produire sur le théâtre des Académies pour y disputer, y remporter les prix qu’elles proposent. Le personnage que joue M. Rousseau dans sa réplique, n’est donc pas plus sérieux que celui qu’il affecte dans son Discours.

Je me sers, dit-il, des Belles-Lettres pour combattre leur culture, comme les Saints Peres se servoient des Sciences mondaines contre les Payens; si quelqu’un, ajoute-t-il, venoit pour me tuer, & que j’eusse le bonheur de me saisir de son amie, me seroit-il défendu, avant que de la jetter, de m’en servir pour le chasser de chez moi?

Les Peres de l’Eglise se sont servis utilement des Sciences mondaines pour combattre les Payens. Donc ces Sciences [155] sont bonnes, & ce n’est point elles que ces défenseurs de la Religion méprisoient, blâmoient; car ils n’auroient ni voulu s’en servir, ni pu le faire si utilement: mais c’est le mauvais usage qu’en faisoient ces Philosophes profanes qu’ils reprenoient avec raison

C’est une très-belle action que de désarmer son ennemi, & de le chasser avec ses propres armes: mais M. Rousseau n’est nullement dans ce cas-là; il n’a désarmé personne; les armes dont il se sert sont bien à lui: il les a acquises par ses travaux, par ses veilles; il semble par leur choix & leur éclat, qu’il les ait reçues de Minerve même, & par une ingratitude manifeste, il s’en sert pour outrager cette divinité bienfaictrice; il s’en sert pour anéantir, autant qu’il est en lui, ce qu’il y a de plus respectable, de plus utile, de plus aimable parmi les hommes qui pensent; la Philosophie, l’étude de la sagesse, l’amour & la culture des Sciences & des Arts; il n’y a donc point de justesse dans l’application des exemples que M. Rousseau cite en sa faveur, & il est toujours singulier que l’homme savant, éloquent, qui a conservé toute sa probité, toutes ses vertus, à la reconnoissance prés, en acquérant ces talens, les employe à s’efforcer de prouver qu’ils dépravent des moeurs des autres.

J’ajoute qu’il y a un contraste si nécessaire entre la cause soutenue par M. Rousseau, & les moyens qu’il employe pour la défendre, qu’en la gagnant même, par supposition, il la perdroit encore; car dans cette hypothese, & selon ses principes, son éloquence, son savoir, en nous subjuguant, nous conduiroient à la vertu, nous rendroient meilleurs, & par [156] conséquent démontreroient, contre son Auteur même, que tous ces talens sont de la plus grande utilité.

II

Que les contradictions soient très-fréquentes dans Discours du Citoyen de Geneve, on vient de s’en convaincre par la lecture de mes remarques. M. Rousseau prétend que ces contradictions ne sont qu’apparentes; que s’il loue les Sciences en plusieurs endroits, il le fait sincérement de bon coeur, parce qu’alors il les considere en elles-même, il les regarde comme une espece de participation à la suprême intelligence, & par conséquent comme excellentes; tandis que dans tout le reste de son Discours il traité des Sciences, relativement au génie, à la capacité de l’homme; celui-ci étant trop borné pour y faire de grands progrès, trop passionné pour n’en pas faire un mauvais usage; il doit, pour son bien & celui des autres, s’en abstenir; elles ne sont point proportionnées à sa nature, elles ne sont point faites pour lui,* [*Les chiffres ainsi apostillés désignent les pages des Observations de M. Rousseau en réplique à la réponse insérée au Mercure de Septembre. Les chiffres simples sont les citations notre édition.] il doit les éviter toutes comme autant de poisons.

Comment! les Sciences & les Arts ne seroient point faits pour l’homme? M. Rousseau y a-t-il bien pensé? Auroit-il déjà oublié les prodiges qu’il leur a fait opérer sur l’homme même? Selon lui, & selon le vrai, le rétablissement des sciences & des Arts a fait sortir l’homme, en quelque maniere, du néant; il a dissipé les ténebres dans lesquelles la nature [157] l’avoit enveloppé... il l’a élevé au-dessus de lui-même; il a porté par l’esprit jusques dans les régions célestes; & ce qui est plus grand & plus difficile, il l’a fait rentrer en soi-même, pour y étudier l’homme, & connoître sa nature, ses devoirs, & sa fin. L’Europe, continue notre Orateur, étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd’hui si éclairée, vivoient, il y a quelques siecles, dans un état pire que l’ignorance.... Il falloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun. Le Citoyen de Geneve exhorte les Rois à appeller les savans à leurs conseils; il regarde comme compagnes les lumieres & la sagesse, & les savans comme propres à enseigner la derniere aux peuples. Les lumieres, les Sciences, ces étincelles de la Divinité, sont donc faites pour l’homme; & le fruit qu’ils en retirent, est la vertu.

Eh! pourquoi cette émanation de la sagesse suprême ne conviendroit-elle pas à l’homme? Pourquoi lui deviendroit-elle nuisible? Avons-nous un modele à suivre plus grand, plus sublime que la Divinité? Pouvons-nous nous égarer sous un tel guide, tant que nous nous renfermerons dans la science de la religion & des moeurs, dans celle de la nature, & dans l’art d’appliquer celle-ci aux besoins & aux commodités de la vie? Trois especes de connoissances destinées à l’homme par son Auteur même. Comment donc oser dire qu’elles ne sont pas faites pour lui, quand l’Auteur de toutes choses a décidé le contraire? Il a l’esprit trop borné pour y faire de grands progrès; ce qu’il y en sera, sera toujours autant d’effacé de ses imperfections, autant d’avancé dans le chemin glorieux [158] que lui trace son Créateur. II a trop de passions dans le coeur pour n’en pas faire un mauvais usage. Plus l’homme a des passions, plus la science de la Morale & de la Philosophie lui est nécessaire pour les dompter; plus il doit aussi s’amuser, s’en distraire par l’étude & l’exercice des Sciences & des Arts. Plus l’homme a de passions, plus il a de ce feu qui le rend propre à faire les découvertes les plus grandes, les plus utiles; plus il a de ce feu, principe du grand homme, du héros, qui le rend propre aux vastes entreprises, aux actions les plus sublimes. Donc plus les hommes de passions, plus il est nécessaire, avantageux pour les autres, & pour eux-mêmes qu’ils cultivent les Sciences & les Arts.

Mais plus il a de passions, plus il est exposé à abuser de ses talens, répliquera l’adversaire.

Plus il aura de savoir, moins il en abusera. Les grandes lumieres montrent trop clairement les erreurs, les abus, leurs principes, la honte attachée à tous les travers, pour que le savant qui les voit si distinctement ose s’y livrer. M. Rousseau dans les Observations convient que les vrais savans n’abusent point des Sciences; puisque, de son aveu, elles sont sans danger quand on les posséde vraiment, & qu’il n’y a que ceux qui ne les possédent pas bien, qui en abusent, oui ne sauroit donc les cultiver avec trop d’ardeur; & ce n’est pas la culture des Sciences qui est à craindre, selon M. Rousseau même, mais au contraire le défaut de cette culture, la culture imparfaite, l’abus de cette culture. Voilà où se réduit la défense de cet Auteur lorsqu’on l’analyse, & l’on [159] voit que la distinction imaginée pour sauver les contradictions de son Discours, est frivole, & que ni cette Piece, ni les Observations qui viennent à l’appui, ne donnent point la moindre atteinte à l’utilité si généralement reconnue des Sciences & des Arts, tant pour nous procurer nos besoins, nos commodités, que pour nous rendre plus gens de bien.

III

Le Citoyen de Geneve exclut de la société toutes les Sciences, tous les Arts, sans exception; il regarde l’ignorance la plus complete comme le plus grand bien de l’homme, comme le seul asyle de la probité & de la vertu; & en conséquence il oppose à notre siecle poli par les Sciences & les Arts, les moeurs des Sauvages de l’Amérique, les moeurs des peuples livrés à la seule nature, au seul instinct. M. Rousseau dans ses Observations déclare qu’il n’a garde de tomber dans ce défaut; qu’il admet la théologie, la morale, la science du salut enfin; mais il n’admet que celles-là, porrô unum est necessarium, & il regarde toutes les autres Sciences, tous les autres Arts, comme inutiles, comme pernicieux au genre-humain, non pas en eux-mêmes, mais par l’abus qu’on en fait, & parce qu’on en abuse toujours. Il paroît dans son discours, qu’il met le luxe au nombre de ces abus: ici, c’est au contraire le luxe qui enfante les Arts, & la premiere source du mal est l’inégalité des conditions, la distinction de pauvre & de riche.

§. I. Je me garderai bien d’établir sérieusement la nécessité de cette inégalité des conditions, qui est le lien le plus fort, le plus essentiel de la société. Cette vérité triviale faute aux [160] yeux du Lecteur le moins intelligent. Je suis seulement fâché de voir ici comme dans le discours du Citoyen de Geneve, qu’un Orateur de la volée de M. Rousseau, ose porter au sanctuaire des Académies, des paradoxes que Moliere & Delisle ont eu la prudence de ne produire que par la bouche du Misanthrope & d’Arlequin sauvage; & comme des travers ou des singularités propres à nous faire rire. Revenons au serieux que mérite le sujet qui nous occupe.

L’exception que fait ici Monsieur Rousseau en saveur de la théologie, de la morale, &c. est déjà une demi-rétraction de sa part; car la science de la théologie, celle de la morale & du salut, sont des plus sublimes, des plus étendues; elles sont inconnues aux Sauvages, & l’on ne s’avisera jamais de regarder comme un ignorant celui qui en sera parfaitement instruit. Les Athanases, les Chrysostômes, les Augustins sont encore l’admiration de notre siecle par ce seul endroit. Nous venons de voir, il n’y a qu’un moment, que M. Rousseau attribue au renouvellement des Sciences & des Arts la science de la morale; car celle-ci est l’art de rentrer en soi-même pour y étudier l’homme & connoître sa nature, ses devoirs &, sa fin; merveilles qui, de son aveu, se sont renouvellées avec les Sciences. Or, cette partie des Arts étant essentielle à tous les hommes, il en résulte que notre Orateur sera forcé d’avouer que le rétablissement des Sciences a procuré à toute la race humaine, cette utilité si importante qu’il s’efforce ici de rendre indépendante, & très-séparée de ces Sciences, incompatible même avec elles.

Quant à la science du salut prise dans ton sens le plus étende [161] dans ceux qui sont destinés à l’enseigner aux autres, à la défendre, & telle que la possédoient les grands hommes que je viens de citer, dignes modelés pour ceux de notre siecle; tout le monde fait qu’elle suppose la connoissance des langues savantes, celle de la Philosophie, celle de l’Eloquence, celle enfin de toutes les sciences humaines, puisque ce sont des hommes qu’il est question de sauver, & que l’art de leur inculquer les vérités nécessaires à ce sublime projet, doit employer tous les moyens connus d’affecter leurs sens & de convaincre leur raison.

Sont-ce des savans, dit M. Rousseau, que Jesus-Christ a choisis pour répandre sa doctrine dans l’univers? Ne sont-ce pas des pêcheurs, des artisans, des ignorans?

Les Apôtres étoient réellement des ignorans, quand Dieu les a choisis pour millionnaires de sa Loi, & il les a choisis tels exprès pour faire éclater davantage sa puissance; mais quand ils ont annoncé, prêché cette doctrine du salut, peut-on dire qu’ils étoient des ignorons? Ne sont-ils pas au contraire un exemple authentique, par lequel Dieu déclare à l’univers que la science du salut suppose les connoissances, même les connoissances humaines les plus universelles, les plus profondes? L’Etre suprême veut faire d’un artisan, d’un pêcheur, un chrétien, un sectateur, & un prédicateur de l’Evangile; voilà que l’Esprit Saint anime cet artisan, & le transforme en un homme extraordinaire, qui parle d’abord les langues connues,& qui par la forcé de son éloquence, convertit dans un seul sermon trois mille ames. On fait ce que suppose une éloquence si persuasive, si victorieuse, au milieu d’un peuple endurci au point d’être encore aujourd’hui dans les ténebres à [162] cet égard; l’éloquence de nos jours ne mérite vraiment ce nom qu’autant qu’elle rassemblé l’ordre & la solidité du Géometre, avec la justesse &la liaison exacte des arguments du Logicien, & qu’elle les couvre de fleurs; qu’autant qu"elle remplit cet excellent canevas de matériaux bien assortis, pris dans l’histoire des hommes, dans celle des Sciences, dans celle des Arts, dont les détails les plus circonstanciés deviennent nécessaires à un Orateur. Qui a jamais douté que l’art oratoire fût celui de tous qui suppose, qui exige les plus vastes connoisances? Et qui croira que l’éloquence sortie des mains de Dieu, & donnée aux Apôtres pour la plus grande, la plus nécessaire de toutes les expéditions, ait été inférieure à celle de nos Rhéteurs; la grace, & les prodiges, dira-t-on, ont suppléé à l’éloquence. La grace & les prodiges ont, sans doute la principale part à un ouvrage que jamais la seule éloquence humaine n’eût été capable d’exécuter; mais il n’est pas moins constant, par l’Ecriture, que les saints Missionnaires de l’Evangile animés de l’esprit de Dieu possédoient cette éloquence divine, supérieure à toute faculté humaine, digne enfin de l’esprit qui est la source de toutes les lumieres. Toutes les nations étoient frappées d’étonnement* [*Stupebant autem omnes & mirabantur] de voir & d’entendre de simples artisans Israelites, non-seulement parler toutes les langues, mais encore posséder tout-à-coup la science de l’Ecriture sainte, l’expliquer & l’appliquer d’une façon frappante au sujet de leur mission, discourir enfin avec le savoir, le feu & l’enthousiasme des Prophetes* [*Effundam de spiritu meo super omnem carnem, & prophetabunt filii restri, &c. Act. Apost. cap. 2.]

[163] En supposant donc qu’il fût exactement vrai que la science du salut fût l’unique qui dût nous occuper, on voit que cette science renferme, exige toutes les autres connoissances humaines. Les savans Peres de l’Eglise nous en ont donne l’exemple, & saint Augustin nous dit expressément, qu’il seroit honteux & de dangereuse conséquence, qu’un Chrétien, se croyant fondé sur l’autorité des saintes Ecritures, raisonnât si pitoyablement sur les choses naturelles, qu’il en fût exposé à la dérision & au mépris des infidelles.*[*Turpe est autem & nimis perniciosum, ac maximè cavendum, ut Christianum de his rebus (Physicis) quasi secundum christianas litteras loquetem, ita delirare quilibet infidelis audiat, ut (quemadmodum dicitur,) toto coelo errare conspiciens risum tenere vix possit. De Genes. ad litt. L. I. C. 19.]

Mais quoique la science du salut soit la premiere, la plus essentielle de toutes, les plus rigoureux casuistes conviendront qu’elle n’est pas l’unique nécessaire. Et que deviendroit la société? que deviendroit même chaque homme en particulier, si tout le monde se faisoit chartreux, hermite? Que deviendroit le petit nombre qu’il y a aujourd’hui de ces solitaires uniquement occupés de leur salut, si d’autres hommes ne travailloient à les loger, à les meubler, à les nourrir, à les guérir de leurs maladies? C’est donc pour eux, comme pour nous, que travaillent les laboureurs, les architectes, les menuisiers, serruriers, &c. C’est donc pour eux, comme pour nous, que les manufactures d’étoffes, de verres, de fayance, s’élevent & produisent leurs ouvrages; que les mines de fer, de cuivre, d’étain, d’or & d’argent, sont souillées & exploitées. C’est donc pour eux, comme pour nous, que le pêcheur jette ses filets; que [164] le cuisinier s’instruit de l’art d’apprêter les alimens; que le navigateur va dans les différentes parties de la terre chercher le poivre, le clou de gerofle, la casse, la manne, la rhubarbe, le quinquina. Nous manquerions donc tous des choses les plus nécessaires à la vie, & à sa conservation, si nous n’étions uniquement occupés que de l’affaire de notre salut, & nous retomberions dans un état pire que celui des premiers hommes, des Sauvages; dans un état pire que cette barbarie le Citoyen de Geneve trouvé déjà pire que l’ignorance.

Le peuple heureux est celui qui ressemble à la république des fourmis, dont tous les sujets laborieux s’empressent également a faire le bien commun de la société. Le travail est ami de la vertu, & le peuple le plus laborieux doit être le moins vicieux. Le plus vaste, le plus noble, le plus utile des travaux, plus digne d’un grand Etat, est le commerce de mer qui nous débarrasse de notre superflu, & nous l’échange pour du nécessaire; qui nous met à même de ce que tous les peuples du monde ont de beau, de bon, d’excellent; qui nous instruit de leurs vices & de leurs ridicules pour les éviter, de leurs vertus & de leurs sages coutumes pour les adopter: les Sciences mêmes & les Arts doivent les plus grandes découvertes à la navigation, qui leur rend avec usure ce qu’elle en emprunte. Dans la guerre, comme dans la paix, la marine est un des plus grands ressorts de la puissance d’un peuple. Ses dépenses sont immenses, mais elles ne sortent point de l’Etat, elles y rentrent dans la circulation générale; elles n’apportent donc aucune diminution réelle dans ses finances. Que nos voisins sentent bien toutes ces vérités, & qu’ils savent en faire un [165] bon usage! France, si avantageusement située pour communiquer avec toutes les mers, avec toutes les parties du monde, cet objet est digne de tes regards. Fais des conquêtes sur Neptune, par ton habileté à dompter ses caprices; elles te resteront, ainsi que les sommes immenses dont tes armées nombreuses enrichissent souvent les peuples étrangers, quelquefois tes propres ennemis.

Je sais bien, dit M. Rousseau, que la politique d’un Etat, que les commodités, (il n’a osé ajouter) & les besoins de la vie, demandent la culture des Sciences & des Arts, mais je soutiens qu’en même tems ils nous rendent malhonnêtes gens.

Nous avons amplement prouvé le contraire dans le cours de cette Réfutation: nous ajouterons ici que loin que la probité, l’affaire du salut aient de l’incompatibilité avec la culture des Sciences, des Arts, du commerce, avec une ardeur pour le travail répandue sur tous les sujets d’un Etat; je pense au contraire, que l’honnête homme, le chrétien est obligé de se livrer à tous ces talens.

Peut-on faire son salut sans remplir tous ses devoirs? Et les devoirs de l’homme en société se bornent-ils à la méditation, à la lecture des livres saints, & à quelques exercices de piété? Un boulanger qui passeroit la journée en prieres, & me laisseroit manquer de pain, seroit-il bien son salut? Un chirurgien qui iroit entendre un sermon, plutôt que de me remettre une jambe cassée, seroit-il une action bien méritoire devant Dieu? Les devoirs de notre état sont donc partie de ceux qui sont essentiels à l’affaire de notre salut, & la nécessite de tous ces états est démontrée par les besoins pour lesquels ils ont été inventés.

[166] Je conviendrai de la nécessité & de l’excellence de tous ces Arts utiles, dira M. Rousseau, mais à quoi bon les Belles-Lettres? à quoi bon la Philosophie, qu’à flatter, qu’à fomenter l’orgueil des hommes?

Dés que vous admettez la nécessité des manufactures de toutes especes, pour nos vêtemens, nos logemens, nos ameublemens; dès que vous recevez les Arts qui travaillent les métaux, les minéraux, les végétaux nécessaires à mille & mille besoins; ceux qui s’occupent du soin de conserver, de réparer notre santé, vous ne sauriez plus vous passer de la Mécanique, de la Chimie, de la Physique qui renferment les principes de tous ces Arts, qui les enfantent, les dirigent & les enrichissent chaque jour; dès que vous convenez de la nécessité de la navigation, il vous faut des Géographes, des Géometres, des Astronomes. Eh! comment pourrez-vous disconvenir de la nécessité de tous ces Arts, de toutes ces Sciences, de leur liaison naturelle, & de la forcé réciproque qu’ils se prêtent? Dès que vous voulez bien que les hommes vivent en société, & qu’ils suivent des loix, il vous faut des Orateurs qui leur annoncent & leur persuadent cette loi; des Poetes moraux même, qui ajoutent à la persuasion de l’éloquence les charmes de l’harmonie plus puissante encore.

II. Nous avons défendu la nécessité, l’utilité de toutes les Sciences frondées par le Citoyen de Geneve, réprouvées avec quelques exceptions par les observations de M. Rousseau. Examinons maintenant l’abus qu’il prétend qu’on en fait.

Nous convenons qu’on abuse quelquefois des Sciences. M. Rousseau ajoute qu’on en abuse beaucoup, & même qu’on en abuse toujours.

[167] Il suffiroit de s’appercevoir que M. Rousseau est réduit, dans sa justification, à soutenir que les Sciences sont toujours du mal, qu’on en abuse toujours, pour sentir combien sa cause est désespérée. Vis-à-vis de tout autre, la seule citation de cette proposition en feroit la réfutation; mais les talens de M. Rousseau donnent de la vraisemblance & du crédit à ce qui en est le moins susceptible, & il mérite qu’on lui marque ses égards, en étayant de preuves les vérités mêmes qui n’en ont pas besoin.

Un abus constant & général des Sciences doit se démontrer; 1º. par le fait; 2º. par la nature même des Sciences considérées en elles-mêmes, ou prises relativement à notre génie, à nos talens, à nos moeurs. Or, l’Auteur convient que les Sciences sont excellentes en elles-mêmes, & nous avons prouvé, art. II, que relativement à nous-mêmes, elles n’ont rien d’incompatible avec les bonnes moeurs, qu’elles tendent au contraire à nous rendre meilleurs: il ne nous reste donc qu’à examiner la question de fait.

Pour démontrer que les Sciences & les Arts dépravent les moeurs, ce n’est pas assez que de nous citer des moeurs dépravées dans un siecle savant; ce ne seroit même pas assez que de nous citer des savans sans probité; il faut prouver que c’est de la Science même que vient la dépravation, & j’ose avancer qu’on ne le sera jamais.

1º. Parce que la plupart des exemples de dissolution des moeurs qu’on peut citer, n’ont aucune liaison avec les Sciences & les Arts, quelque familiers qu’ils aient été dans les siecles, ou aux personnes, objets de ces citations.

2 º. Parce que ceux [168] mêmes qui ont abusé de choses aussi excellentes, n’ont eu ce malheur que par la dépravation qu’ils avoient dans le coeur, bien avant qu’ils fissent servir leurs talens acquis à la manifester au dehors.

Quoi de plus méchant & de plus éclairé tout à la fois que Néron? Quel siecle plus poli que le sien? Ce doit être ici ou jamais, le triomphe de l’induction du Citoyen de Geneve. Mais quoi! osera-t-il dire que c’est aux lumières, aux talens de Néron, ou de son siecle, que sont dues toutes les horreurs dont ce monstre a épouvanté les Romains? Qu’il nous fasse donc remarquer quelques traits de ces rares talens, dans l’art de faire égorger ses amis son précepteur, sa mers; qu’il nous fasse donc appercevoir quelque liaison entre cette barbarie qui éteignit en lui tous les sentimens de la nature, de l’humanité, de la reconnoissance, & ces lumieres sublimes & précieuses qu’il tenoit des leçons du Philosophe le plus spirituel, & le plus homme de bien de son siecle. Il est trop évident que Néron, dans ses beaux jours, est un jeune tigre que l’éducation, les Sciences & les Beaux-Arts tiennent enchaîné, & apprivoisent en quelque sorte; mais que sa férocité trop naturelle n’étant qu’à demi éteinte par tant de secours, se rallume avec l’age, les passions & le pouvoir absolu; le tigre rompt sa chaîne, & libre alors comme dans les forêts, il se livré au carnage pour lequel la nature sa formé. Néron tyran & cruel est donc le seul ouvrage d’une nature barbare & indomptable, & non celui des Sciences & des Arts, qui n`ont fait que retarder, & peut-être même diminuer les funestes ravages de sa férocité. Ce que je dis ici de Néron est général. [169] Pour être méchant, il n’y a qu’à laisser agir la nature, suivre ses instincts: pour être bon, bienfaisant, vertueux, il faut se replier sur soi-même; il faut penser, réfléchir; & c’est ce que nous sont faire les Sciences & les Beaux-Arts.

Que ceux qui ont abusé réellement des Sciences & des Arts ne l’aient fait que par une dépravation qu’ils tenoient déjà de la nature, & qui ne vient point du tout de cette culture; c’est ce qui est évident à quiconque fait attention au but des Sciences & des Arts qu’on nous permettra de rappeller ici. Le premier de tous, objet de la science, de la religion & des moeurs, est de régler les mouvemens du coeur à l’égard de Dieu & du prochain: le second, qui est l’objet de la science de la nature, est de donner à l’esprit la justesse & la sagacité nécessaires dans les recherches & les raisonnemens qu’exige cette science, qui en elle-même est l’étude des ouvrages du Créateur, & nous représente sans cessé sa grandeur, sa puissance, sa sagesse; en même tems qu’elle nous offre les fonds où nous puisons de quoi pourvoir à nos nécessités. Enfin, le troisieme but, objet particulier des Arts, est de réduire en pratique la théorie précédente, & de travailler nous procurer les besoins & les commodités de la vie.

Comment prouvera-t-on que des talens faits pour former le coeur au bien, à la vertu, diriger l’esprit à la vérité, & exercer les forces du corps à des travaux nécessaires & utiles, fassent tout le contraire de leur destination? Sans une nature dépravée à l’excès, comment abuser de moyens si précieux & faits exprès pour nous conduire à des fins si louables? Et n’est-il pas visible que c’est cette dépravation antécédente, [170] & non ces moyens, qui sont les causes de ces abus quand ils arrivent? Qu’enfin, ce ne sont pas les Sciences & les Arts qui ont dépravé les moeurs de ces malheureux, mais au contraire leurs moeurs naturellement perverses, qui ont corrompu leur savoir, leurs gens, ou leurs usages légitimes.

M. Rousseau convient de l’utilité de la science de la religion & des moeurs: c’est donc contre celle de la nature, & des Arts, qui en sont l’application, que portent ces déclamations.

En vain oppose-t-on à M. Rousseau que la nature développée nous offre de toutes parts les merveilles opérées le Créateur, nous éleve vers ce principe de toutes choses, & en particulier de la religion & des bonnes moeurs. En vain les doctes compilations des Niuwentyt, des Derham, des Pluche, &c. ont réuni ce tableau sous un seul coup-d’oeil, & nous ont fait voir que la nature est le plus grand livré morale, le plus pathétique comme le plus sublime dont nous puissions nous occuper. M. Rousseau est surpris qu’il faille étudier l’univers pour en admirer les beautés: proposition de la part d’un homme aussi instruit, presqu’aussi surprenante, que l’univers même bien étudié; il ne veut pas voir que l’Ecriture qui célébre le Créateur par les merveilles de ses ouvrages, qui nous dit d’adorer sa puissance, sa grandeur & bonté dans ses oeuvres, nous fait par-là un précepte d’étudier ces merveilles. Il prétend qu’un laboureur qui voit la pluie & le soleil tour à tour fertiliser son champ, en fait assez pour admirer, louer & bénir la main dont il reçoit ces graces. Mais si ces pluies noyent ses grains, si le soleil les consume [171] & les anéantit, en saura-t-il assez pour se garantir des murmures & de la superstition? Y pense-t-on, quand on borne les merveilles de la nature à ce qu’elles ont de plus commun, de moins touchant, pour qui les voit tous les jours, à ce qu’elles ont de plus équivoque à la gloire de son Auteur? Qu’on transporte ce laboureur ignorant dans les spheres célestes dont Copernic, Kepler, Descartes & Newton, nous ont exposé l’immensité & l’harmonie admirable; qu’on l’introduise ensuite dans cet autre univers en miniature, dans l’économie animale, & qu’on lui développe cet artifice au-dessus de toute expression, avec lequel sont construits & combinés tous les organes des sens & du mouvement: c’est-là où il se trouvera saisi de l’enthousiasme de St. Paul élevé au troisieme Ciel; c’est-là qu’il s’écriera avec lui, ô richesses infinies de l’Etre suprême! ô profondeur de sa sagesse ineffable, que vous rendez visible l’existence & la puissance de votre Auteur! que vous me pénétrez des vérités qu’il m’a révélées, de la reconnoissance, de l’adoration & de la fidélité que je lui dois!

J’avoue, dit M. Rousseau, que l’étude de l’univers devroit élever l’homme à son Créateur; mais elle n’élève que la vanité humaine.... Elle fomente son incrédulité, son impiété. Jamais le mot impie d’Alphonse X ne tombera dans l’esprit de l’homme vulgaire; c’est à une bouche savante que ce blasphême étoit réservé.

Le mot d’Alphonse X surnommé le Sage, n’a du blasphême que l’apparence; c’est une plaisanterie très-déplacée, à la vérité, par la tournure de l’expression: mais le fond de [172] la pensée, qui est la seule chose que Dieu examine, & qu’il faut seule examiner quand il est question de Dieu, n’est uniquement qu’une censure énergique du systême absurde de Ptolomée, & par conséquent l’éloge du vrai plan de l’univers & de son Auteur, dont Alphonse le Sage étoit trop sincere adorateur pour concevoir le dessein extravagant de l’outrager. Les vastes lumieres découvrent les absurdités que l’imagination des hommes prête à la nature; mais cette découverte est toute à la honte des hommes qui se sont trompés, elle ne peut pas réjaillir sur les œuvres du Tout-puissant; sa sagesse suprême est le garant de leur perfection, elle est à l’épreuve de tous les examens. Que les Sciences s’épuisent à les mettre au creuset; les vaines opinions des hommes s’y dissiperont en fumée comme les Marcassites; les vérités divines y deviendront de plus en plus brillantes comme l’or le plus pur, parce que les Sciences sont autant de rayons de la Divinité. Malheur donc aux religions qui n’en peuvent supporter les épreuves, & auxquelles elles sont contraires! La vraie en reçoit une splendeur nouvelle, & n’en différé que parce qu’elle les surpasse, comme le soleil même est supérieur à un petit nombre de rayons qui en émanent entre les nuages qui nous environnent. Nous ne disconviendrons pas néanmoins qu’on ne puisse en abuser; les hérésies, les schismes sans nombre le prouvent assez; ces preuves n’ont point échappé à M. Rousseau, elles s’offrent d’elles-mêmes à un Citoyen de Geneve, & un homme aussi versé dans les Belles-Lettres n’est pas moins instruit des désordres qui suivent une littérature licencieuse.

[173] Mais M. Rousseau ne veut pas s’appercevoir qu’il retombe toujours sur l’abus des Sciences, sur ce qu’elles sont quelquefois entre les mains des méchans, & non pas sur ce qu’elles doivent faire, & sur ce qu’elles sont en effet, quand leur but est suivi, quand il n’y a qu’elles qui ont part à l’action, quand elles ne sont pas surmontées par une nature dépravée, sur le compte de laquelle l’équité demande qu’on mette ces abus.

Pour l’honneur de l’humanité, efforçons-nous encore de diminuer, s’il est possible, le nombre de ces méchans, de ces malheureux, qui abusent de talens aussi précieux. Disons que la plupart de ceux mêmes qui ont abusé de leur plume, ont plus donne dans le libertinage de l’esprit que dans celui du coeur, ou qu’au moins ce dernier déréglement n’a pas été jusqu’à détruire leur probité. Epicure étoit le philosophe le plus sobre & le plus sage de son siecle; Ovide & Tibulle n’en étoient pas moins honnêtes gens pour être amoureux. On n’a jamais taxé de moeurs infâmes les Spinosa, les Bayle, quoique leur religion fût ou monstrueuse ou suspecte. Le Citoyen de Geneve conviendra sans doute, qu’il est une probité commune à toutes les religions, à toutes les sectes, & il a bien compris que c’est de celle-là qu’il est question dans le sujet proposé par notre Académie; sans quoi il n’auroit pas été décent d’introduire sur la scene les Romains & les Grecs, les Scythes, les Perses & les Chinois, &c. Dira-t-on que ces écrits licencieux produiront plus de désordres dans ceux qui les lisent que dans leurs propres auteurs? Ce paradoxe n’est pas vraisemblable. La corruption n’est jamais pire qu’à [174] sa source, & ne peut que s’affoiblir en s’en éloignant. Or si les ouvrages cités ne doivent pas leur naissance à une dépravation capable de détruire la probité, vraisemblablement ils ne la porteront pas ailleurs à de plus grands excès, ou bien ils y trouveront déjà dans la nature le fond de ces désordres.

Mais nous revenons volontiers à une rigueur plus sage, plus judicieuse, plus conforme à la doctrine la plus saine: nous convenons qu’il vaudroit beaucoup mieux que tous ces auteurs ne sussent jamais nés; que la vraie probité est inséparable de la vraie religion, & de la morale la plus pure; & qu’enfin leurs ouvrages sont des semences à étouffer par de sages précautions, & par la multitude des livres excellens qui sont les antidotes de ces poisons, enfantés par une nature dépravée, & préparés par des talens pervertis. Heureusement les antidotes ne nous manquent point, & sont en nombre beaucoup supérieurs aux poisons. Ne perdons point de notre preuve de fait contre l’abus que M. Rousseau prétend qu’on fait toujours des Sciences.

Personne ne reconnoît le savant au portrait odieux qu’en fait M. Rousseau. Ce caractere d’orgueil & de vanité qu’il lui prête me rappelle ces pieux spéculatifs qui se regardant comme les élus du Très-haut, jettent sur tout le reste de la terre, criminelle à leurs yeux, des regards de mépris & d’indignation; mais je ne reconnois point là le savant.

Peut-être cette peinture iroit-elle encore assez bien à ces prétendus philosophes de l’ancienne école, dont toute la science consistoit en mots, la plupart vides de sens, & qui passant [175] leur vie dans les disputes les plus frivoles, mettoient leur gloire & leur orgueil à terrasser un adversaire, ou à éluder les argumens par des distinctions scholastiques aussi vaines que ceux qui les imaginoient. Mais peut-on appliquer à notre siecle tous les désordres, toutes les extravagances de ces anciennes sectes? Peut-on accuser d’orgueil, de vanité, nos Physiciens, nos Géometres uniquement occupés à pénétrer dans le sanctuaire de la nature? La candeur & l’ingénuité des moeurs, est une vertu qui leur est comme annexée. Notre Physique ramenée à ses vrais principes par Descartes, étayée de la Géométrie par le même Physicien, par Newton, Hughens, Leibnitz, de Mairan, & par une foule de grands hommes qui les ont suivis, est devenue une science sage & solide. Pourquoi nous opposer ici le dénombrement des sectes ridicules des anciens Philosophes? Pourquoi nous citer les orgueilleux raisonneurs de ces siecles reculés, puisqu’il s’agit ici du renouvellement des Lettres, puisqu’il s’agit de notre siecle, de nous enfin? Qu’on ouvre cette Physique, ce trésor littéraire aussi immense qu’irréprochable; ces annales de l’Académie des Sciences & des Belles-Lettres de Paris, de celle de Londres; c’est-là qu’il faut nous montrer qu’on abuse toujours des Sciences, proposition réservée à M. Rousseau & à notre siecle curieux de se singulariser. Qu’on examine la conduite des hommes savans qui ont composé & qui composent ces Corps célebres; les Newton, les Mariotte, les de l’Hôpital, les Duhamel, les Regis, les Cassini, les Morin, les Mallebranche, les Parent, les Varignon, les Fontenelle, les Réaumur, les Despreaux, les Corneille, les Racine, les Bossuet, les [176] Fénelon, les Pelisson, les La Bruyere, &c. Que seroit-ce, si nous joignions à ces hommes illustres les membres & les ouvrages distingués de ces Sociétés respectables qui ont produit les Riccioli, les Kircher, les Petau, les Porée, les Mabillon, les Dacheris, les Lami, les Regnault? &c. Si nous y ajoutions les grands hommes qui, sans être d’aucune société, n’en étoient ni moins illustres par leur savoir, ni moins respectables par leur probité, tels que les Kepler, les Grotius, les Gassendi, les Alexandre, les Dupins, les Pascal, les Nicole, les Arnaud, &c. Qu’on nous montre dans la foule de ces savans, & en particulier dans celle des Académiciens qui se sont succédés l’espace de près d’un siecle, les moeurs déréglées, l’orgueil & tous les désordres, que M. Rousseau prétend qui suivent la culture des Sciences, & qui la suivent toujours. Si sa proposition est vraie, les volumes & les hommes que je viens de citer, fourniront à cet Orateur une ample moisson de preuves & de lauriers; mais si ces livres sont les productions les plus précieuses, les plus utiles qu’ayent enfanté tous les siecles précédens; mais si tous ces savans sont de tout le siecle où ils ont vécu, les moins orgueilleux, les plus vertueux, les plus gens de bien; il faut avouer que la cause de notre adversaire est la plus absurde qu’on ait jamais osé soutenir.

Si nous n’appréhendions pas que M. Rousseau n’imputât les citations historiques à étalage d’érudition, & ne se réservât cette espece de preuve, comme un privilege qui lui est propre, nous fouillerions à notre tour, dans ce dixieme siecle, & les suivans, où le flambeau des Science, cessa[177] d’éclairer la terre, où le Clergé lui-même demeura plongé dans l’ignorance; nous y verrions la dissolution des moeurs gagner jusqu’à ce Clergé, qui doit être la lumiere & l’exemple du monde chrétien, de l’univers vertueux; nous y verrions le libertinage égaler l’ignorance; nous verrions aussi que le changement heureux qu’opéra le renouvellement des Lettres sur les esprits, porta également sur les coeurs, & que la réforme des moeurs suivit celle des façons de penser & d’écrire; d’où nous serions en droit de conclure que les lumieres & les bonnes moeurs vont naturellement de compagnie, & que tout peuple ignorant & corrompu qui reçoit cette lumiere salutaire, revient en même tems à la vertu, malgré l’arrêt prononcé par M. Rousseau.

Cet Auteur, qui, il y a deux mois, ne comptoit qu’un savant qui fût à son gré, & qui en admet aujourd’hui trois ou quatre; qui n’exceptoit aucun Art, aucune Science de l’anathême qu’il leur avoit lancé; qui défendoit tout son terrain avec tant d’assurance,* [*On reprochoit avec raison à M. Rousseau dans le Mercure de Juin p. 65. de faire main-basse sur tous les savans & les artistes. Soit, répond-il, p. 99. puisqu’on le veut ainsi, je consens de supprimer toutes les distinctions que j’y avois mises. Et p. 102. il menace de ne pas mettre dans ses réponses les modifications qu’on espere y trouver. Ce ton haut bien soutenu est celui d’un brave; mais quand on le prend pour une mauvaise cause, il est encore plus grand plus difficile, dès qu’on s’en apperçoit, de rentrer en soi-même, & de se radoucir; comme le fait M. Rousseau dans quelques endroits de ses Observations, où, sur le chapitre des modifications, il a passé nos espérances.] & qui aujourd’hui s’est retranché derriere le boulevard de la théologie, de la morale, de la science du salut; cet Orateur se trouveroit-il encore [178] assez pressé pour étendre les faveurs de ses exceptions jusques sur les Sciences qui sont l’objet des travaux de nos Académies, & sur les Arts utiles, qui sont sous leur protection; pour se faire enfin un dernier mur des Arts & des Sciences qu’il appellera frivoles, afin de n’imputer qu’aux savans & aux artistes de cette espece, tous les abus, tous les désordres qu’il dit accompagner toujours la culture des Sciences & des Arts?

Dans ce cas-là nous lui demanderons le dénombrement précis de ces Sciences, de ces Arts, objet de ces imputations. Nous espérons qu’il ne mettra point dans sa liste la musique, que les censeurs des Arts regardent comme une science des plus futiles. Nous avons fait voir qu’elle faisoit un délassement aussi charmant qu’honnête; qu’elle célébroit les grands hommes, les vertus, l’Auteur de toutes les vertus; M. Rousseau connoît mieux qu’un autre ses utilités, ses avantages, puisqu’il en fait son étude, puisqu’il s’est chargé de remplir cette brillante partie des travaux Encyclopédiques; il n’y a, pas d’apparence qu’il ajoute cette nouvelle contradiction entre sa conduite & ses discours. La musique sera donc un de ces Arts exceptés, un de ces Arts qui ne dépravera point, les moeurs...

Et tous ces lieux communs de morale lubrique,

Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.

Boileau. Satir. x.

Seront simplement des abus d’une chose bonne en elle-même, mais d’une chose dont on n’abuse pas beaucoup, dont on [179] n’abuse pas toujours; car autrement je suis sur que M. Rousseau ne voudroit pas être l’apôtre d’une pareille doctrine.

Notre Auteur s’humanisera, à ce que j’espere, à l’égard des autres Arts, en faveur de l’harmonie qu’il cultive, & qui est si propre à adoucir les humeurs les plus sauvages. L’affaire est déjà plus d’à moitié faite. Nous croyons avoir bien prouvé que les Sciences & les Arts ont une infinité d’utilités, qu’ils fournissent à mille & mille besoins. Nous avons ajouté à ces avantages essentiels, qu’ils rendent les hommes plus humains, plus sociables, moins féroces, moins méchans, qu’ils les sauvent de l’oisiveté, mere de tous les vices. M. Rousseau convient de tous ces chefs; il blâme l’ignorance féroce, brutale, qui rend l’homme semblable aux bêtes; & il est constant que telle est l’ignorance de l’homme abandonné à la simple nature. Il avoue que les Sciences, les Arts, adoucissent la férocité des hommes; qu’ils sont une diversion à leurs passions; que les lumieres du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité; qu’elles le rendent au moins plus circonspect sur le mal qu’il pourroit faire, par la connoissance de celui qu’il en recevroit lui-même. Donc nous sommes meilleurs dans ce siecle éclairé, que dans les siecles d’ignorance & de barbarie. Telle est la doctrine que j’ai soutenue dans toutes les notes précédentes. M. Rousseau en convient enfin. Habemus confitentem reum. Et le procès me paroît absolument terminé; au moins j’espere qu’il sera regardé comme tel par le public équitable & connoisseur.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

DÉSAVEU DE l’ACADÉMIE DE DIJON, AU SUJET DE LA RÉFUTATION ATTRIBUÉE FAUSSEMENT A l’UN DE SES MEMBRES, TIRE DU MERCURE DE FRANCE, Août 1752. [V. DISCOURS DES SCIENCES ET DES ARTS; OBSERVATIONS DE M. LE CAT; RÉFUTATION DES OBSERVATIONS]

[Juin 22, 1752; Août, 1752. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 180-181.]

DÉSAVEU
De l’Académie de Dijon,
au sujet
de la Réfutation attribuée faussement à l’un de ses Membres,
tiré du Mercure de France,
Août 1752.

[180] L’Académie de Dijon a vu avec surprise dans une lettre imprimée de M. Rousseau, qu’il paroissoit une brochure intitulée: Discours qui a remporté le Prix de l’Académie Dijon en 1750, accompagné d’une réfutation de ce Discours par un Académicien de Dijon qui lui a refusé son suffrage.

L’Académie sait parfaitement que ses décisions, ainsi que celles des autres Académies du Royaume ressortissent au tribunal du public, elle n’auroit pas relevé le réfutation qu’elle désavoue, si son Auteur, plus occupé du plaisir de critiquer que du soin de faire une bonne critique, n’avoit cru en si déguisant sous une dénomination qui ne lui est pas due, intéresser le public dans une querelle qui n’a que trop duré, ou tout au moins lui laisser entrevoir quelque semence de division dans cette Société, tandis que ceux qui la composent uniquement occupés à la recherche du vrai, le discutent sans aigreur & sans se livrer à ces haines de parti qui sont ordinairement le résultat des disputes littéraires.

Ils savent tous le respect qui est dû aux choses jugées, la forcé qu’elles doivent avoir parmi eux, & combien il feroit indécent que dans une assemblée de gens de Lettres, un particulier s’avinât de résulter par écrit une décision qui auroit passé contre son avis.

[181] Il paroît par la lettre de M. Rousseau, que ce prétendu Académicien de Dijon n’a pas les premieres notions du local d’une Académie où il prétend qu’il occupe une place, lorsqu’il parle de sa terre & de ses fermiers de Picardie, puisque en fait il est faux qu’aucun Académicien de Dijon possede un pouce de terre dans cette province. L’Académie désavoue donc formellement l’Auteur pseudonyme, & sa réfutation attribuée à l’un de ses membres par une fausseté indigne d’un homme qui fait profession des Lettres, & que n’obligeoit à se masquer.

Mais de quelque plume que parte cet ouvrage, & quel qu’ait pu être le dessein de celui qui l’a composé, il sera toujours honneur au Discours de M. Rousseau, qui usant de la liberté des problêmes (la seule voie propre à éclaircir la vérité) a eu assez de courage pour en soutenir le parti, & à l’Académie qui a eu assez de bonne soi pour la couronner.

A Dijon le 22 Juin 1752.

PETIT, Secrétaire de l’Académie des Sciences de Dijon.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

CLAUDE-NICHOLAS LE CAT

OBSERVATIONS DE M. LE CAT,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE l’ACADÉMIE DES SCIENCES
DE ROUEN, SUR LE DÉSAVEU DE l’ACADÉMIE DE DIJON,
PAR l’AUTEUR DE LA RÉFUTATION DU DISCOURS
DU CITOYEN DE GENEVE, &c.

[Août 25, 1752 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 182-195.]

OBSERVATIONS
DE M. Le Cat, Secrétaire perpétuel
de l’Académie
des Sciences
de Rouen,
sur le désaveu
de l’Académie
de Dijon,
par l’Auteur
de la Réfutation du Discours
du Citoyen
de Geneve, &c
.*

[*Dans ces Observations qui parurent dans une brochure in. 8. sous le titre de Londres chez Kilmornek, M. Le Cat se reconnoît l’Auteur des deux pieces précédentes.]

[182] L’Intérêt seul des Sciences & des Beaux-Arts m’a fait entreprendre la réfutation du discours du Citoyen de Geneve, qui les regarde comme un des principes de la corruption des moeurs.

J’ai eu pour compagnons dans cette carriere des savans en assez bon nombre & assez illustres, tous animés du même motif. Comme quelques-uns d’entr’eux, j’ai d’abord, caché mon pour des raisons dont je ne dois compte à personne. Dès qu’elles ont cessé je me suis montré; j’ai donne l’ouvrage à mes protecteurs, à mes amis, au libraire sous mon nom, & la preuve en est l’annonce qu’en a fait le Mercure même, qui contient le désaveu de Messieurs de Dijon. Ce désaveu étoit donc sort inutile, si l’on ne vouloit que faire savoir au public que le suis l’Auteur de cette réfutation; mais on est colere, & plus occupé du desir de se venger, que du soin d’examiner si ce desir est juste, & si les moyens qu’on [183] emploie pour le satisfaire sont raisonnables. Je ne me mêlerai pas de deviner les véritables motifs de cette animosité de Messieurs de Dijon. Je pourrois, sans rien accorder à mon amour-propre, sans me fier à mon jugement, penser que cette Académie qui affecte de me croire plus occupé du plaisir de critiquer, que du soin de faite une bonne critique, ne me fait ce reproche plutôt qu’à tous ceux qui ont attaqué le Citoyen de Geneve, que parce qu’elle n’a trouvé cette critique que trop bonne. Je pourrois citer en preuve de cette opinion, les suffrages de plusieurs savans, & entr’autres de l’Auteur du Mercure, mois de Juin 1752, qui dit, en annonçant mon ouvrage, pag. 171. «De toutes les critiques qu’on a faites de l’ouvrage de M. Rousseau, c’est la plus détaillée & la plus propre, par la méthode qui y est observée, à faire découvrir la vérité.» Ai-je profité de cette méthode & de ces détails, pour montrer que cette vérité parle en ma saveur? J’ai, pour prouver l’affirmative, plus de vingt lettres écrites sur mon ouvrage, qui toutes s’accordent à le reconnoître pour une critique des plus completes & des plus solides qu’on ait faites du discours de M. Rousseau. J’affoiblis encore l’expression du plus grand nombre, & de ceux de la plus grande autorité. Il n’a point échappé à ces lecteurs, que non-seulement j’ai rétorqué comme mes confédérés, toutes les preuves historiques ou de fait contre notre adversaire; mais que j’ai employé des preuves à priori, des preuves physiques tirées de la propre constitution de l’homme, de sa nature & de celle des sciences; preuves qui sont des démonstrations en ce genre d’écrire, & qui caractérisent particuliérement notre [184] brochure. Je sais qu’il entre de la complaisance dans les lettres écrites à un Auteur; mais la flatterie n’a pas un ton si uniforme. Voici ce que m’écrit de Paris le 8 Mars Académicien que je n’ai pas la permission de nommer; personnage qui est trop respectable, & qui m’est trop supérieur pour être soupçonné de sacrifier la vérité à cette basse politesse.

«J’ai lu avec un très-grand plaisir & la plus grande édification, me dit-il, votre réfutation aussi pieuse que forte contre l’hérésie de M. Rousseau. Il me semble qu’il ne reste pierre en place de ce monstrueux édifice. Vous avez pris la défense de la vérité & du goût avec les armes du goût même. Je suis fâché seulement que vous n’ayez pas combattu cet ennemi des Lettres pendant qu’il étoit debout.... Il est vrai que vous l’empêcherez de se relever, & que vous l’écraserez, &c.»

Un savant attaché au Prince, qui s’est le premier signalé pour la défense des Beaux-Arts, m’écrivit le 18 Mai sur le même sujet, des choses plus fortes encore. Je suis obligé d’en supprimer la plus grande partie, par cette seule raison qu’elle m’est trop honorable....«Vous n’abandonnez point, me dit-il, cet ennemi du savoir (M. Rousseau), & vous le pressez si vivement, qu’il perd à tout moment de son terrain, sans rien gagner sur le votre; nous avons tous intérêt d’applaudir à votre triomphe; votre gloire augmente nôtre. Tous les littérateurs vous doivent des couronnes comme on en donnoit autrefois aux libérateurs des nations. Je ne crains plus qu’après une telle réplique, on ose désormais attaquer les Science les Arts. Vous les avez vengés des reproches [185] d’un ingrat qui, après s’être heureusement façonné par leur culture, a voulu les faire tomber dans le plus grand mépris, &c.» Je supplie mes lecteurs de croire que c’est avec la plus grande répugnance que je me détermine à publier de pareilles citations; mais je ne saurois opposer aux traits satiriques de mes ennemis, que les sentimens contraires des savans qui m’honorent de leur suffrage.

Enfin, je renonce au plaisir de penser que Messieurs de Dijon ne m’honorent de la préférence dans la sortie qu’ils viennent de faire, que parce que j’ai fait à leurs remparts la plus large brêche; je veux bien, m’en tenir aux motifs apparens qu’ils citent eux-mêmes de l’indignation qu’ils me témoignent, & je leur demande la permission de leur prouver que je ne la mérite point. Si l’on donne les noms de fermeté, de courage, à la défense obstinée de l’ennemi des Lettres & du savoir, j’espere qu’on ne qualifiera point, par des épithetes plus odieuses, le zele qui n porte à défendre & les Belles-Lettres, & l’ouvrage que j’ai fait en leur faveur.

Je me suis déguisé sous le nom d’un Académicien de Dijon, dénomination qui ne m’est point due, dit cet Académicien j’avoue que je n’ai pas l’honneur d’être Académicien de Dijon; j’ajoute que je n’ai même jamais pensé à solliciter cette place; mais M. Pascal n’a pas été plus tenté d’être jésuite; M. l’Abbé Saas d’être bénédiction; M. Quesnay d’être chirurgien de Rouen. Cette circonstance n’a point empêché ces illustres & respectables Auteurs de se déguiser sous ces dénominations qui ne leur sont point dues.* [*M. Pascal dans les Lettres Provinciales fait parler un Jésuite. M. Saas feint ingénieusement une défense des titres & des droits de l’Abbaye de St. Ouen, &c. contre le Mémoire de M. Térisse, pour réfuter & tourner en ridicule ces titres & ces droits. M. Quesnay a fait un livré contre les Médecins, sous le nom d’un Chirurgien de Rouen.]

[186] L’Académie de Dijon soutient que ce déguisement est une fausseté indigné d’un homme qui fait profession des Lettres, & que rien n’obligeoit à se masquer.

On ne doit plus être étonné de voir cette Académie avancer des propositions hasardées; mais il me semble qu’on doit l’être un peu qu’un Corps respectable s’exprime d’une façon aussi peu mesurée.

Commençons par observer que Messieurs de Dijon ne sont pas conséquens dans leurs principes. Qu’ils se souviennent que selon eux, la culture des Sciences & des Arts corrompt les moeurs, & qu’ainsi ils doivent penser que tous les vices sont annexés aux gens de Lettres. De quelle grace s’avisent-ils donc aujourd’hui de trouver indigne d’un homme de Lettres, un déguisement, une feinte, une ruse de guerre qui n’a tout au plus que l’ombre du vice? Mais applaudissons à la délicatesse de Messieurs de Dijon; pardonnons-leur une contradiction inévitable dans le personnage qu’ils sont, une contradiction que leur arrache la vérité de la cause des Belles-Lettres que je défends, & qu’ils ont trahie: oui, sans doute, la fausseté est indigne d’un homme qui fait profession des Lettres; la vérité, la vertu la plus pure étant l’appanage ordinaire de cette profession, & le principal but de tous ses exercices: mais comment l’Académie de Dijon a-t-elle pu caractériser par cette [187] expression indécente un stratagême permis, usité dans toutes les especes de guerres? Ainsi donc les Turenne, les Catinat, ces hommes plus dignes encore du titre de sages que de celui de héros, seront taxés d’avoir fait des faussetés, des fourberies, parce qu’ils auront trompé nos ennemis, & qu’en ruses, en stratagêmes, ils l’auront emporté sur les plus vieux renards* [*Expression de M. de Turenne, en parlant de Montecuculli.] militaires. Ainsi donc, pour rentrer dans nos propres camps, les Pascal, les Saas, les Quesnay, ces Auteurs déguisés que je viens de citer & qui ont fait & sont tant d’honneur à la république des Lettres, tant par leur savoir que par leur probité, sont déclarés par l’Académie de Dijon indignes de la profession des Lettres. Ainsi le fameux Jean Le Clerc, qui a écrit sous le nom des théologiens d’Hollande, sans leur aveu, & pour soutenir des sentimens opposés aux leurs, recevra de ces Messieurs la même flétrissure; aussi bien que Jean Cassien, auteur du cinquieme siecle, qui s’est déguisé sous le nom des Provinces Belgiques; M. de Sacy, sous celui des Religieux Dominicains, M. Richard-Simon, sous le nom des Rabbins d’Amsterdam, &c. Pour constater un usage qui n’est inconnu à aucuns savans, je pourrois accumuler ici une foule des plus grands hommes, & des plus dignes d’être nos modelés à tous égards qui se sont déguisés, non-seulement sous des noms de Compagnies comme les précédens, & qui n’en ont reçu aucuns reproches; mais encore sous des noms de particuliers connus & des plus respectables, sous des noms de Souverains même. Ceux d’Aristote, de Cicéron, de Virgile, ont servi de masque à des Auteurs; [188] on a emprunté ceux de saint Athanase, de saint Augustin & des autres Peres de l’Eglise; on s’est déguisé sous ceux d’Alexandre, de César, de Charlemagne & de Louis XIV. Est-ce faire déshonneur à Messieurs de Dijon de les mettre à la suite de ces noms fameux? Et ces déguisemens, je le répete, ayant été affectés par les plus grands hommes de tous les siecles, ne m’est-il pas bien doux de partager avec eux & avec les Sciences & les Arts, dont ils sont l’honneur, l’anathême émané du tribunal de l’Académie de Dijon?

Je conviens qu’un Auteur qui mettroit sous le compte d’un autre des infamies, feroit une fausseté indigne d’un homme de Lettres. Mais bien loin que l’Académie de Dijon puisse rien me reprocher de pareil, elle ne sauroit désavouer que de tous les illustres Auteurs déguisés, pas un seul n’a eu un but plus louable & plus honnête que celui que je me suis proposé dans cet innocent stratagême; car, malgré la colere qui a ces Messieurs, quels reproches me sont-ils? J’ai cru, selon eux, intéresser le public dans une querelle qui n’a que trop duré; c’est-à-dire, j’ai cru intéresser le public en faveur des Sciences & des Arts dans la guerre que leur a déclaré l’Académie de Dijon; guerre qui n’a que trop duré, sans doute, parce qu’elle a dû donner à ces Messieurs des regrets de l’avoir suscitée. J’ai cru laisser entrevoir à ce public quelque semence de division dans la société de Dijon; & qu’il y avoir parmi ces Messieurs quelqu’un d’assez peu soumis à leur décision pour croire que ces Sciences & ces Beaux-Arts; loin de corrompre les moeurs, les rendent plus pures & plus parfaites.

J’avoue que l’Académie de Dijon a deviné juste; oui, j’ai [189] commis tous les forfaits dont elle vient de m’accuser; & j’ajoute l’impénitence au crime; je l’ai fait, j’ai cru devoir le faire, & le ferois encore si j’avois à recommencer. Qu’elle ne me reproche donc plus, par une contradiction manifeste, que rien ne m’obligeoit à me masquer; car ces motifs me paroissent aussi pressans que justes. Oui, j’ai cru devoir intéresser le public à la gloire, à l’honneur, aux progrès des Beaux-Arts, l’ornement & le soutien des états, & l’appanage le plus flatteur & le plus brillant que l’homme ait reçu de son Auteur. J’ai cru que je devois laisser entrevoir au public qu’il y avoit au moins quelqu’un dans une Société qui fait profession de cultiver les Sciences & les Arts, qui étoit conséquent dans sa conduite, & qui pensoit que ces Sciences & ces Arts ne sont pas des corrupteurs des bonnes moeurs, & en cela même j’ai cru faire honneur à Messieurs de Dijon, j’ai cru diminuer un peu dans le public l’idée désavantageuse qu’en a donne le problême singulier proposé par cette Académie, & le triomphe encore plus singulier décerné au Citoyen de Geneve. Il étoit permis à M. Rousseau d’user de la liberté des problèmes, puisqu’on avoir tu l’imprudence d’en proposer un de cette espece; mais il étoit contre la sagesse qu’on doit attendre d’une société de gens de Lettres, de mettre en problême une question dont l’affirmative a toujours passé pour constante, & qui doit sur tout faire loi dans une Académie, comme le prouve bien ce sujet proposé encore tout récemment par l’Académie Françoise. L’amour des Belles-Lettres inspire l’amour de la vertu. S’il est scandaleux qu’une Académie rende cette question problématique, de quelle dénomination caractériserons-nous sa [190] décision en faveur de la négative, & son obstination à soutenir, à défendre cette décision?

Nous avons pu couronner le Citoyen de Geneve, diront ces Messieurs, sans adopter son sentiment; c’est son éloquence seulement que nous avons récompensée.

Cette raison est fausse & dans le fait & dans le droit: dans le droit; lorsqu’il s’agit de la solution d’un problème, ou de décider d’une question de conséquence qui admet deux propositions contraires, l’une vraie & l’autre fausse, c’est à la bonne solution du problême, c’est-à-dire, au seul vrai qu’on doit accorder la couronne promise; jamais on n’est en droit de couronner le faux, quelque paré qu’il soit des plus belles couleurs; & l’Académie qui enfreindroit cette regle, seroit aussi coupable que le Jugé qui sacrifieroit l’innocence & le bon droit des cliens à l’éloquence des Avocats. Je dis éloquence, en supposant qu’on puisse prodiguer ce titre jusqu’à le donner à de pompeux sophismes, en supposant qu’il puisse y avoir de véritable éloquence sans la vérité.

Il est donc démontré que la concession du prix au Discours du Citoyen de Geneve emporte de droit l’adoption du sentiment soutenu par ce Discours.

Il n’est pas moins vrai dans le fait que l’Académie de Dijon l’ait adopté, & que pour cette fois au moins elle ait été conséquente dans ses principes. On étoit déjà sur, quand elle a proposé ce problème, qu’elle doutoit que... Le rétablissement des Sciences & des Arts eût contribué à épurer les moeurs... mais dans le désaveu, objet de ces réflexions, elle leve toute équivoque.... M. Rousseau, dit-elle, a usé de[191] la liberté des problêmes, la seule voie propre à éclaircir la vérité; il a eu assez de courage pour en soutenir le parti, & l’Académie (de Dijon) a eu assez de bonne foi pour la couronner. Cela est clair; ce n’est donc point l’éloquence du discours qu’on a couronnée, c’est la proposition que l’Académie de Dijon regarde comme une vérité. Ainsi cette Académie pense que le rétablissement des Sciences & des Arts a contribué à corrompre les moeurs. Que répondroit-elle maintenant à son Souverain, s’il lui disoit. «Vous m’avez trompé dans les représentations que vous m’avez faites pour me déterminer à vous établir; vous ne m’avez montré que des utilités dans ce projet; vous m’avez dissimulé qu’il détruisoit le plus précieux de tous les avantages que je puisse procurer à tous mes sujets, la probité, la pureté des moeurs. Je n’ai garde de souffrir dans mes états une Société qui est persuadée elle-même que l’objet de ses travaux est la perversion des moeurs, & qui en fait une profession publique. De ore tuo te judico, &c. Rentrez donc dans le néant que méritent, selon vous-mêmes, les Arts que vous exercez. Je ne veux protéger & laisser décorer du titre d’Arts libéraux, de beaux Arts, que ceux qui conduisent à la vertu.» Quel est l’Académicien & le patriote qui, pénétré de ces dangereuses conséquences, ne croira pas obliger au fond & très-essentiellement l’Académie de Dijon, en laissant entrevoir au public qu’il y a quelqu’un dans cette Société qui pense comme elle pensoit, quand elle a sollicité son établissement, qui pense comme l’Académie Françoise de Paris, & je crois pouvoir dire hardiment, comme toutes les autres Académies [192] de l’Europe. Ce bon office déplaît à celle de Dijon; elle s’en offense; elle le paye par des invectives; elle ne veut pas absolument qu’on croye qu’il y ait un seul homme chez elle qui fasse des Sciences le cas qu’en sont tous les savans de l’Europe révoltés contre son problême. Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum. Après la déclaration formelle de ces Messieurs, je me garderai bien de les contredire.

On trouvera peut-être que je sors de la question. On dira qu’il peut y avoir quelqu’un des Académiciens de Dijon qui ne soit pas de l’avis dominant, mais qu’il n’y en a point qui soit capable de commettre l’indécence de réfuter, par un écrit, une décision qui auroit payé contre son avis.

Voilà, sans doute, le grand argument de Messieurs de Dijon; mais qu’ils se dépouillent pour un moment de leur préjugé, & que dans ce moment ils regardent avec toutes les Académies de l’Europe leur problème comme une conspiration contre la république des Lettres; alors ils sentiront que cet Académicien, assez brave pour les contredire en face & par écrit, loin d’être un traître, comme ils le pensent, seroit un digne citoyen, qui, en se faisant leur délateur, ne feroit qu’obéir aux loix les plus positives, un héros de cette république, qui en affrontant les ressentimens des conjurés, mériteroit, dans Dijon même, les titres de pere & de libérateur de la patrie.

Puisque l’Académicien réel de Dijon seroit si louable, celui qui a emprunté son titre ne sauroit être criminel; aussi le sentiment contraire est-il encore réservé à la seule Académie de Dijon.

[193] L’illustre Secrétaire d’une Académie déjà célebre, quoique naissante, n’ignoroit pas mon déguisement, quand il m’écrivoit ces traits que j’ai rapportés ci-devant. «Nous avons tous intérêt d’applaudir à votre triomphe. Votre gloire augmente la nôtre: tous les Littérateurs vous doivent des couronnes, comme on en donnoit autrefois aux libérateurs des nations.»

Enfin, Messieurs de Dijon reconnoissent le tribunal du public, c’est à lui qu’il appartient de décider qui des deux procédés est indigne de gens de Lettres, de celui qui tend à faire regarder ces Lettres comme les corruptrices des bonnes moeurs & le poison de la société, ou de celui qui a pour but de leur conserver le précieux avantage d’être le lien le plus doux & le plus pur de cette société, le flambeau qui rend l’esprit juste, la regle qui rend le coeur droit, le grand art enfin de rectifier une nature perverse & de former l’homme de bien. C’est à lui qu’il appartient de décider qui des deux est indigne de la profession des Lettres, de celui qui s’efforce de dégrader, d’anéantir ces Lettres, & de leur substituer l’ignorance & la barbarie, ou de celui qui se consacre à la défense de leur honneur & de leurs avantages, qui a pour but de les faire triompher & fleurir chez tous les peuples, de les rendre l’objet de l’estime & de l’honneur des nations. C’est ce dernier personnage que fait & sera toute sa vie,

LE CAT.

A Rouen, ce 25 Août 1752.

P. S. Il paroît par le désaveu de Messieurs de Dijon, que M. Rousseau a imprimé une réponse à la réfutation que [194] j’ai faite de son discours. Il y a quatre ou cinq mois que j’ai entendu parler de cette réponse, qui a, dit-on, cinq ou six pages. Je ne l’ai point encore vue, & je ne pense pas qu’il soit nécessaire que je la voye.

Si M. Rousseau me chicane, comme Messieurs de Dijon, sur mon déguisement, je viens de répliquer à sa réponse; s’il est question du fond de notre dispute, mon illustre adversaire a donne assez de preuves de la fécondité de son génie à soutenir des propositions fausses, pour deviner aisément qu’il ne restera jamais court, quelque démontré que soit son tort. Le seul sentiment que m’inspire son obstination, est de gémir sur cette fécondité fatale, sur cet abus manifeste des talens, des Sciences & des Arts, qui, indépendamment de l’injure qu’il fait à la vérité, du découragement qu’il peut causer aux amateurs, & de l’obstacle qu’il peut apporter aux progrès des Lettres, ne produit à son Auteur même d’autre avantage, sinon, dit le grand Descartes, que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité, que ses spéculations seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer plus d’esprit & d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Le Citoyen de Geneve a cultive les Lettres avec tant de distinction, que nous avons lieu d’espérer qu’elles lui auront élevé l’ame au-dessus de cette foiblesse. Malgré cette fécondité de M. Rousseau, on ne voit cependant paroître de lui que ces premieres raisons tournées à différentes façons, ainsi qu’il l’avoue dans cette réponse au discours de Lyon qu’il annonçoit comme la derniere. Je suis donc persuadé qu’il n’y a pas une des raisons employées dans [195] cette réponse de M. Rousseau à notre ouvrage, qui ne soit déjà réfutée dans ce même ouvrage auquel il répond. Or ceux qui ont lu l’un & l’autre, les y trouveront aussi bien que moi: ainsi je me passerai fort bien de voir cette réponse; & quand je la verrois, je n’y répliquerois point. Je me serois un crime vis-à-vis du public de pousser plus loin ce démêlé littéraire, accoutumé que je suis de n’en avoir jamais que pour venger mon honneur offensé, ou pour défendre la vie des hommes contre des pratiques dictées par l’erreur & la témérité.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

STANISLAS LESZCZYNSKI

REPONSE AU DISCOURS
QUI A REMPORTE LE PRIX DE l’ACADÉMIE DE DIJON,
PAR LE ROI DE POLOGNE
. [Stanislas, Roi de Pologne]
[V. REPONSE AU ROI DE POLOGNE DUC DE LORRAINE.
OU OBSERVATIONS DE JEAN JACQUES ROUSSEAU]

[1751, septembre, (Mercure de France) == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 196-211.]

REPONSE
Au Discours
qui a remporté
le Prix
de l’Académie
de Dijon,
par le Roi
de Pologne
.*

[*Cette Réponse parut dans le Mercure de Septembre 1751, sans nom d’auteur; mais on reconnut bientôt que c’étoit le Roi de Pologne, duc de Lorraine, qui avoit fait l’honneur à M. Rousseau d’entrer en lice avec lui: aussi Rousseau dans sa réponse qui se trouvé à la page du second volume des Mélanges y parle avec plus de modération qu’à ses autre adversaires.]

[196] Le Discours du Citoyen de Geneve a de quoi surprendre; & l’on sera peut-être également surpris de le voir couronné par une Académie célebre.

Est-ce son sentiment particulier que l’Auteur a voulu établir? N’est-ce qu’un paradoxe dont il a voulu amuser le public? Quoi qu’il en soit, pour réfuter son opinion, il ne faut qu’en examiner les preuves, remettre l’anonyme vis-à-vis des vérités qu’il a adoptées, & l’opposer lui-même à lui-même. Puissé-je, en le combattant par ses principes, le vaincre par ses armes, & le faire triompher par sa propre défaite!

Sa façon de penser annonce un coeur vertueux. Sa maniere d’écrire décele un esprit cultivé; mais s’il réunit effectivement la science à la vertu, & que l’une (comme il s’efforce de le prouver) soit incompatible avec l’autre, comment sa doctrine n’a-t-elle pas corrompu sa sagesse? ou comment sa sagesse ne l’a-t-elle pas déterminé à rester dans l’ignorance? A-t-il donne à la vertu la préférence sur la science? Pour [197] quoi donc nous étaler avec tant d’affectation une érudition si vaste & si recherchée? A-t-il préféré au contraire, la science à la vertu? Pourquoi donc nous prêcher avec tant d’éloquence celle-ci au préjudice de celle-là? Qu’il commence par concilier des contradictions si singulieres, avant que de combattre les notions communes; avant que d’attaquer les autres, qu’il s’accorde avec lui-même.

N’auroit-il prétendu qu’exercer son esprit & faire briller son imagination? Ne lui envions pas le frivole avantage d’y avoir réussi. Mais que conclure en ce cas de son Discours? Ce que l’on conclut après la lecture d’un roman ingénieux; en vain un Auteur prête à des fables les couleurs de la vérité, on voit sort bien qu’il ne croit pas ce qu’il feint de vouloir persuader.

Pour moi, qui ne me flatte, ni d’avoir assez de capacité pour en appréhender quelque chose au préjudice de mes moeurs, ni d’avoir assez de vertu pour pouvoir en faire beaucoup d’honneur à mon ignorance, en m’élevant contre une opinion si peu soutenable, je n’ai d’autre intérêt que de soutenir celui de la vérité. L’Auteur trouvera en moi un adversaire impartial. Je cherche même à me faire un mérite auprès de lui en l’attaquant; tous mes efforts, dans ce combat, n’ayant d’autre but que de réconcilier son esprit avec son coeur, & de procurer la satisfaction de voir réunies, dans son ame, les sciences que j’admire avec les vertus qu’il aime.

[198]

PREMIERE PARTIE

Les Sciences servent à faire connoître le vrai, le bon l’utile en tout genre: connoissance précieuse qui, en éclairant les esprits, doit naturellement contribuer à épurer les moeurs.

La vérité de cette proposition n’a besoin que d’être présentée pour être crue: aussi ne m’arrêterai-je pas à la prouver; je m’attache seulement à réfuter les sophismes ingénieux de celui qui ose la combattre.

Dès l’entrée de son discours, l’Auteur offre à nos yeux le plus beau spectacle; il nous représente l’homme aux prises, pour ainsi dire, avec lui-même, sortant en quelque maniere du néant de ton ignorance; dissipant par les efforts de sa raison les ténebres dans lesquelles la nature l’avoit enveloppé; par l’esprit jusques dans les plus hautes spheres régions célestes; asservissant à son calcul les mouvemens des astres, & mesurant de son compas la vaste étendue de l’univers; rentrant ensuite dans le fond de ton coeur & se rendant compte à lui-même de la nature de son ame, de son excellence, de sa haute destination.

Qu’un pareil aveu, arraché à la vérité, est honorable aux Sciences! Qu’il en montre bien la nécessité & les avantages! Qu’il en a dû coûter à l’Auteur d’être forcé à le faire, & encore plus à le rétracter!

La nature, dit-il, est assez belle par elle-même, elle ne [199] peut que perdre à être ornée. Heureux les hommes, ajoute-t-il, qui savent profiter de ces dons sans les connoître!C’est à la simplicité de leur esprit qu’ils doivent l’innocence de leurs moeurs. La belle morale que nous débite ici le censeur des Sciences & l’apologiste des moeurs! Qui se seront attendu que de pareilles réflexions dussent être la suite des principes qu’il vient d’établir?

La nature d’elle-même est belle, sans doute; mais n’est-ce pas à en découvrir les beautés, à en pénétrer les secrets, à en dévoiler les opérations, que les savans employent leurs recherches? Pourquoi un si vaste champ est-il offert à nos regards? L’esprit fait pour le parcourir, & qui acquiert dans cet exercice, si digne de son activité, plus de forcé & d’étendue, doit-il se réduire à quelques perceptions passageres, ou à une stupide admiration? Les moeurs seront-elles moins pures, parce que la raison sera plus éclairée? Et à mesure que le flambeau qui nous est donne pour nous conduire, augmentera de lumieres, notre route deviendra-t-elle moins aisée à trouver, & plus difficile à tenir? A quoi aboutiroient tous les dons que le Créateur a faits à l’homme, si, borné aux son fonctions organiques de ses sens, il ne pouvoir seulement examiner ce qu’il voit, réfléchir sur ce qu’il entend, discerner par l’odorat les rapports qu’ont avec lui les objets, suppléer par le tact au défaut de la vue, & juger par le goût de ce qui lui est avantageux ou nuisible? Sans la raison qui nous éclaire & nous dirige, confondus avec les bêtes, gouvernés par l’instinct, ne deviendrions-nous pas bientôt aussi semblables à elles par nos actions, que nous le sommes déjà [200] par nos besoins? Ce n’est que par le secours de la réflexion & de l’étude, que nous pouvons parvenir à régler l’usage des choses sensibles qui sont à notre portée, à corriger les erreurs de nos sens, à soumettre le corps à l’empire de l’esprit, à conduire l’ame, cette substance spirituelle & immortelle, à la connoissance de ses devoirs & de sa fin.

Comme c’est principalement par leurs effets sur les moeurs, que l’Auteur s’attache à décrier les Sciences; pour les venger d’une si fausse imputation, je n’aurois qu’à rapporter ici les avantages que leur doit la Société; mais qui pourroit détailler les biens sans nombre qu’elles y apportent, & les agrémens infinis qu’elles y répandent? Plus elles sont cultivées dans un Etat, plus l’Etat est florissant; tout y languiroit sans elles.

Que ne leur doit pas l’artisan, pour tout ce qui contribue à la beauté, à la solidité, à la proportion, à la perfection de ses ouvrages? Le laboureur, pour les différentes façons de forcer la terre à payer à ses travaux les tributs qu’il en attend? Le médecin, pour découvrir la nature des maladies, & la propriété des remedes? Le jurisconsulte, pour discerner l’esprit des loix & la diversité des devoirs? Le jugé, pour démêler les artifices de la cupidité d’avec la simplicité de l’innocence, & décider avec équité des biens & du la vie des hommes? Tout citoyen, de quelque profession, de quelque condition qu’il soit, a des devoirs à remplir; & comment les remplir sans les connoître? Sans la connoissance de l’histoire, de la politique, de la religion, comment ceux qui sont préposés au gouvernement des états, sauroient-ils [201] y maintenir l’ordre, la subordination, la sureté, l’abondance?

La curiosité, naturelle à l’homme, lui inspire l’envie d’apprendre; ses besoins lui en sont sentir la nécessité; ses emplois lui en imposent l’obligation; ses progrès lui en sont goûter le plaisir. Ses premieres découvertes augmentent l’avidité qu’il a de savoir; plus il connoît, plus il sent qu’il a de connoissances à acquérir; & plus il a de connoissances acquises, plus il a de facilité à bien faire.

Le Citoyen de Geneve ne l’auroit-il pas éprouvé? Gardons-nous d’en croire sa modestie. Il prétend qu’on seroit plus vertueux, si l’on étoit moins savant: ce sont les Sciences, dit-il, qui nous sont connoître le mal. Que de crimes, s’écrie-t-il, nous ignorerions sans elles! Mais l’ignorance du vice est-elle donc une vertu? Est-ce faire le bien que d’ignorer le mal? Et si, s’en abstenir parce qu’on ne le connoît pas, c’est-là ce qu’il appelle être vertueux, qu’il convienne du moins que ce n’est pas l’être avec beaucoup de mérite: c’est s’exposer à ne pas l’être long-tems: c’est ne l’être que jusqu’à ce que quelque objet vienne solliciter les penchans naturels, ou quelque occasion vienne réveiller des passions endormies. Il me semble voir un faux-brave, qui ne fait montre de sa valeur que quand il ne se présente point d’ennemis: un ennemi vient-il à paroître, faut-il se mettre en défense; le courage manque, & la vertu s’évanouit. Si les Sciences nous sont connoître le mal, elles nous en sont connoître aussi le remede. Un botaniste habile fait démêler les plantes salutaires d’avec les herbes vénimeuses; tandis que le vulgaire, qui ignore également la vertu des unes & le [202] poison des autres, les foule aux pieds sans distinction, ou les cueille sans choix. Un homme éclairé par les Sciences, distingue dans le grand nombre d’objets qui s’offrent à ses connoissances, ceux qui méritent son aversion, ou ses recherches: il trouvé dans la difformité du vice & dans le trouble qui le fuit, dans les charmes de la vertu & dans la paix qui l’accompagne, de quoi fixer son estime & son goût pour l’une, son horreur & ses mépris pour l’autre; il est sage par choix, il est solidement vertueux.

Mais, dit-on, il y a des pays, où sans science, sans étude, sans connoître en détail les principes de la morale, on la pratique mieux que dans d’autres où elle est plus connue, plus louée, plus hautement enseignée. Sans examiner ici, à la rigueur, ces paralleles qu’on fait si souvent de nos moeurs avec celles des anciens ou des étrangers, paralleles odieux, où il entre moins de zele & d’équité, que d’envie contre ses compatriotes & d’humeur contre ses contemporains; n’est-ce point au climat, au tempérament, au manique d’occasion, au défaut d’objet, à l’économie du gouvernement, aux coutumes, aux loix, à toute autre cause qu’aux sciences, qu’on doit attribuer cette différence qu’on remarque quelquefois dans les moeurs, en différens pays & en différens tems? Rappeller sans cessé cette simplicité primitive dont on fait tant d’éloges, se la représenter toujours comme la compagne inséparable de l’innocence, n’est-ce poing tracer un portrait en idée pour se faire illusion? Où vit-on jamais des hommes sans défauts, sans desirs, sans passions. Ne portons-nous pas en nous-mêmes le germe de tous les vice? [203] Et s’il fut des tems, s’il est encore des climats où certains crimes soient ignorés, n’y voit-on pas d’autres désordres? N’en voit-on pas encore de plus monstrueux chez ces peuples dont on vante la stupidité? Parce que l’or ne tente pas leur cupidité, parce que les honneurs n’excitent pas leur ambition, en connoissent-ils moins l’orgueil &s injustice? Y sont-ils moins livrés aux bassesses de l’envie, moins emportés par la fureur de la vengeance; leurs sens grossiers sont-ils inaccessibles à l’attrait des plaisirs? Et à quels excès ne se porte pas une volupté qui n’a point de regles, & qui ne connoît point de freins? Mais quand même dans ces contrées sauvages il y auroit moins de crimes que dans certaines nations policées, y a-t-il autant de vertus? Y voit-on sur-tout ces vertus sublimes, cette pureté de moeurs, ce désintéressement magnanime, ces actions surnaturelles qu’enfante la religion?

Tant de grands hommes qui l’ont défendue par leurs ouvrages, qui l’ont fait admirer par leurs moeurs, n’avoient-ils pas puisé dans le étude ces lumieres supérieures qui ont triomphé des erreurs & des vices? C’est le faux bel-esprit, c’est l’ignorance présomptueuse qui sont éclore les doutes & les préjugés; c’est l’orgueil, c’est obstination qui produisent les schismes & les hérésies; c’est le pyrrhonisme, c’est l’incrédulité qui favorisent l’indépendance, la révolte, les passions, tous les forfaits. De tels adversaires sont honneur à la religion. Pour les vaincre, elle n’a qu’à paroitre; seule, elle a de quoi les confondre tous; elle ne craint que de n’être pas assez connue, elle n’a besoin que d’être approfondie pour se faire [204] respecter; on l’aime dès qu’on la connoît; à mesure qu’on l’approfondit davantage, on trouvé de nouveaux motifs pour la croire, & de nouveaux moyens pour la pratiquer: plus le Chrétien examine l’authenticité de ses titres, plus il se rassure dans la possession de sa croyance; plus il étudie la révélation, plus il se fortifie dans la foi. C’est dans les divines Ecritures qu’il en découvre l’origine & l’excellence; c’est dans les doctes écrits des Peres de l’Eglise qu’il en suit de siecle en siecle le développement; c’est dans les livres de morale, & les annales saintes, qu’il en voit les exemples, & qu’il s’en fait l’application.

Quoi! l’ignorance enlevera à la religion & à la vertu des lumieres si pures, des appuis si puissans, & ce sera à cette même religion qu’un docteur de Geneve enseignera hautement qu’on doit l’irrégularité des moeurs! On s’étonneroit davantage d’entendre un si étrange paradoxe, si on ne savoit que la singularité d’un systême, quelque dangereux qu’il soit, n’est qu’une raison de plus pour qui n’a pour regle que l"esprit particulier. La religion étudiée est pour tous les hommes la regle infaillible des bonnes moeurs. Je dis plus: l’étude même de la nature contribue à élever les sentimens, à régler la conduite; elle ramene naturellement à l’admiration l’amour, à la reconnoissance, à la soumission que toute ame raisonnable sent être dues au Tout-puissant. Dans le cours régulier de ces globes immenses qui roulent sur nos têtes, l’Astronome découvre une Puissance infinie. Dans le proportion exacte de toutes les parties qui composent l’univers, le Géometre apperçoit l’effet d’une Intelligence sans bornes. [205] Dans la succession des tems, l’enchaînement des causes aux effets, la végétation des plantes, l’organisation des animaux, la constante uniformité & la variété étonnante des différens phénomenes de la nature, le Physicien n’en peut méconnoître l’Auteur, le Conservateur, l’Arbitre & le Maître.

De ces réflexions le vrai Philosophie descendant à des conséquences pratiques, & rentrant en lui-même, après avoir vainement cherché dans tous les objets qui l’environnent, ce bonheur parfait après lequel il soupire sans cessé, & ne trouvant rien ici-bas qui réponde à l’immensité de ses desirs; il sent qu’il est fait pour quelque chose de plus grand que tout ce qui est créé; il se retourne naturellement vers son premier principe & sa derniere fin. Heureux, si docile à la grace, il apprend à ne chercher la félicité de son coeur que dans la possession de son Dieu!

SECONDE PARTIE

Ici l’Auteur anonyme donne lui-même l’exemple de l’abus qu’on peut faire de d’érudition, & de l’ascendant qu’ont sur l’esprit les préjugés. Il va fouiller dans les siecles les plus reculés. Il remonte à la plus haute antiquité. Il s’épuise en raisonnemens & en recherches pour trouver des suffrages qui accréditent son opinion. Il cite des témoins qui attribuent à la culture des Sciences & des Arts, la décadence des Royaumes & des Empires. Il impute aux savans & aux [206] artistes le luxe & la mollesse, sources ordinaires des plus étranges révolutions.

Mais l’Egypte, la Grece, la république de Rome, l’empire de la Chine, qu’il ose appeller en témoignage en faveur de l’ignorance, au mépris des Sciences & au préjudice des moeurs, auroient dû rappeller à son souvenir ces Législateurs fameux, qui ont éclairé par l’étendue de leurs lumieres, & réglé par la sagesse de leurs loix, ces grands états dont ils avoient posé les premiers fondemens: ces Orateurs célebres qui les ont soutenus sur le penchant de leur ruine, par la forcé victorieuse de leur sublime éloquence: ces Philosophes, ces Sages, qui par leurs doctes écrits, & leurs vertus morales, ont illustré leur Patrie, & immortalisé leur nom.

Quelle foule d’exemples éclatans ne pourrois-je pas opposer au petit nombre d’Auteurs hardis qu’il a cités! Je n’aurois qu’à ouvrir les annales du monde. Par combien de témoignages incontestables, d’augustes monumens, d’ouvrages immortels, l’histoire n’atteste-t-elle pas que les Sciences ont contribué par-tout au bonheur des hommes, à la gloire des Empires, au triomphe de la vertu?

Non, ce n’est pas des Sciences, c’est du sein des richesses que sont nés de tout tems la mollesse & le luxe; & dans aucun tems les richesses n’ont été l’appanage ordinaire des savans. Pour un Platon dans l’opulence, un Aristippe accrédite à la Cour, combien de Philosophes réduits au manteau & à la beface, enveloppés dans leur propre vertu & ignorés dans leur solitude! combien d’Homeres & de Diogenes, d’Epictetes & d’Esopes dans l’indigence! Les savans [207] n’ont ni le goût ni le loisir d’amasser de grands biens. Ils aiment l’étude; ils vivent dans la médiocrité, & une vie laborieuse & modérée, passée dans le silence de la retraite, occupée de la lecture & du travail, n’est pas assurément une vie voluptueuse & criminelle. Les commodités de la vie, pour être souvent le fruit des Arts, n’en sont pas davantage le partage des artistes; ils ne travaillent que pour les riches, & ce sont les riches oisifs qui profitent & abusent des fruits de leur industrie.

L’effet le plus vanté des Sciences & des Arts, c’est, continue l’Auteur, cette politesse introduite parmi les hommes, qu’il lui plaît de confondre avec l’artifice & l’hypocrisie. Politesse, selon lui, qui ne sert qu’à cacher les défauts & à masquer les vices. Voudroit-il donc que le vice parût à découvert; que l’indécence fût jointe au désordre, & le scandale au crime? Quand, effectivement, cette politesse dans les manieres ne seroit qu’un rafinement de l’amour-propre pour voiler les foiblesses, ne seroit-ce pas encore un avantage pour la société, que le vicieux n’osât s’y montrer tel qu’il est, & qu’il fût forcé d’emprunter les livrées de la bienséance & de la modestie? On l’a dit, & il est vrai; l’hypocrisie, toute odieuse qu’elle est en elle-même, est pourtant un hommage que le vice rend à la vertu; elle garantit du moins les ames foibles de la contagion du mauvais exemple.

Mais c’est mal connoître les savans, que de s’en prendre à eux du crédit qu’a dans le monde cette prétendue politesse qu’on taxe de dissimulation; on peut être poli sans être dissimulé; [208] on peut assurément être l’un & l’autre sans être bien savant; & plus communément encorne on peut être bien savant sans être sort poli.

L’amour de la solitude, le goût des livres, le peu d’envie de paroître dans ce qu’on appelle le beau-monde, le peu de disposition à s’y présenter avec grace; le peu d’espoir d’y plaire, d’y briller, l’ennui inséparable des conversations frivoles & presque insupportables pour des esprits accoutumés, à penser; tout concourt à rendre les belles compagnies aussi étrangeres pour le savant, qu’il est lui-même étranger pour elles, Quelle figure seroit-il dans les cercles? Voyez-le avec son air rêveur, ses fréquentes distractions, son esprit occupé, ses expressions étudiées, ses discours sentencieux, son ignorance profonde des modes les plus reçues & des usages les plus communs; bientôt par le ridicule qu’il y porte & qu’il y trouvé, par la contrainte qu’il y éprouve & qu’il y cause, il ennuye, il est ennuyé. Il sort peu satisfait, on est fort content de le voir sortir. Il censure intérieurement tous ceux qu’il quitte: on raille hautement celui qui part; & tandis que celui-ci gémit sur leurs vices, ceux-là rient de ses défauts. Mais tous ces défauts, après tout, sont assez indifférens pour les moeurs; & c’est à ces défauts, que plus d’un savant, peut-être, a l’obligation de n’être pas aussi vicieux que ceux qui le critiquent?

Mais avant le regne des Sciences & des Arts, on voyoit, ajoute l’Auteur, des Empires plus étendus, des conquêtes plus rapides, des guerriers plus fameux. S’il avoit parlé moins en Orateur & plus en Philosophe, il auroit dit qu’on voyoit [209] plus alors de ces hommes audacieux, qui, transportés par des passions violentes & traînant à leur suite une troupe d’esclaves, alloient attaquer des nations tranquilles, subjuguoient des peuples qui ignoroient le métier de la guerre, assujettis soient des pays où les Arts n’avoient élevé aucune barriere à leurs subites excursions; leur valeur n’étoit que férocité, leur courage que cruauté, leurs conquêtes qu’inhumanité; c’étoient des torrens impétueux qui faisoient d’autant plus de ravages, qu’ils rencontroient moins d’obstacles. Aussi à peine étoient-ils passés, qu’il ne restoit sur leurs traces que celles de leur fureur; nulle forme de gouvernement, nulle loi, nulle le police, nul lien ne retenoit & n’unissoit à eux les peuples vaincus.

Que l’on compare à ces tems d’ignorance & de barbarie, ces siecles heureux, où les Sciences ont répandu par-tout l’esprit d’ordre & de justice. On voit de nos jours des guerres moins fréquentes, mais plus justes; des actions moins étonnantes, mais plus héroïques; des victoires moins sanglantes, mais plus glorieuses; des conquêtes moins rapides, mais plus assurées; des guerriers moins violons, mais plus redouté, sachant vaincre avec modération, traitant les vaincus avec humanité: l’honneur est leur guide; la gloire, leur récompense. Cependant, dit l’Auteur, on remarque dans les combats une grande différence entre les nations pauvres, qu’on appelle barbares, & les peuples riches, qu’on appelle policés. Il paroît bien que le Citoyen de Geneve n’est jamais trouvé à portée de remarquer de près ce qui se passe ordinairement dans les combats. Est-il surprenant que des barbares se ménagent [210] moins & s’exposent davantage? Qu’ils vainquent ou qu’ils soient vaincus, ils ne peuvent que gagner s’ils survivent à leurs défaites. Mais ce que l’espérance d’un vil intérêt, ou plutôt ce qu’un désespoir brutal inspire à ces hommes sanguinaires, les sentimens, le devoir l’excitent dans ces ames généreuses qui se dévouent à la Patrie; avec cette différence que n’a pu observer l’Auteur, que la valeur de ceux-ci, plus froide, plus réfléchie, plus modérée, plus savamment conduite, est par-là même toujours plus sure du succès.

Mais enfin Socrate, le fameux Socrate s’est lui-même récrié contre les Sciences de sort tems. Faut-il s’en étonner? L’orgueil indomptable des Stoïciens, la mollesse efféminée des Epicuriens, les raisonnemens absurdes des Pyrrhoniens, le goût de la dispute, de vaines subtilités, des erreurs nombre, des vices monstrueux infectoient pour lors la Philosophie, & déshonoroient les Philosophes. C’étoit l’abus des Sciences, non les Sciences elles-mêmes, que condamnoit ce grand homme, & nous le condamnons après lui. Mais l’abus qu’on fait d’une chose suppose le bon usage qu’on en peut faire. De quoi n’abuse-t-on pas? Et parce qu’un Auteur anonyme, par exemple, pour défendre une mauvaise cause, aura abusé une fois de la fécondité de ton esprit & de la légéreté de sa plume, faudra-t-il lui en interdire l’usage en d’autres occasions, & pour d’autres sujets plus dignes de son génie? Pour corriger quelques excès d’intempérance, faut-il arracher toutes les vignes? L’ivresse de l’esprit a précipité quelques savans dans d’étranges égaremens: j’en conviens, j’en gémis. Par les discours de quelques-uns, dans les écrits [211] de quelques autres, la religion a dégénéré en hypocrisie, la piété en superstition, la théologie en erreur, la jurisprudence en chicane, l’astronomie en astrologie judiciaire, la physique en athéisme. Jouet des préjugés les plus bizarres, attaché aux opinions les plus absurdes, entêté des systêmes les plus insensés, dans quels écarts ne donne pas l’esprit humain, quand, livré à une curiosité présomptueuse, il veut franchir les limites que lui a marquées la même main qui a donne des bornes à la mer! Mais en vain les flots mugissent, se soulevent, s’élancent avec fureur sur les côtes opposées; contraints de se replier bientôt sur eux-mêmes, ils rentrent dans le sein de l’océan, & ne laissent sur ses bords qu’une écume légere qui s’évapore à l’instant, ou qu’un fable mouvant qui suit sous nos pas.

Image naturelle des vains efforts de l’esprit, quand, échauffé par les saillies d’une imagination dominante, se laissant emporter à tout vent de doctrine, d’un vol audacieux il veut s’élever au-delà de sa sphere, & s’efforce de pénétrer ce qu’il ne lui est pas donne de comprendre.

Mais les Sciences, bien loin d’autoriser de pareils excès, sont pleines de maximes qui les réprouvent: & le vrai savant, qui ne perd jamais de vue le flambeau de la révélation, qui suit toujours le guide infaillible de l’autorité légitime, procede avec sureté, marche avec confiance, avance à grands pas dans la carriere des Sciences, se rend utile à la société, honore sa Patrie, fournit sa course dans l’innocence, & la termine avec gloire.

FIN.


CHARLES BORDE(S)

DISCOURS SUR LES AVANTAGES DES SCIENCES ET DES ARTS;
PRONONCE DANS l’ASSEMBLÉE PUBLIQUE DE l’ACADÉMIE
DES SCIENCES & BELLES-LETTRES de LYON,
le 22 JUIN 1751
. [V. DERNIERE RÉPONSE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU [À M. BORDES];
DISCOURS DES SCIENCES ET DES ARTS]

[Juin 22, 1751 (Académie de Lyon). Publication, Mercure de France, Décembre 1751 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 212-241.]

DISCOURS
SUR LES AVANTAGES
DES SCIENCES
ET DES ARTS; Prononce dans l’ASSEMBLÉE publique
de l’ACADÉMIE
des Sciences
& Belles-Lettres de Lyon,
le 22 Juin 1751
.
PAR M. BORDE.*

[*M. Rousseau répliqua à ce discours par un Ecrit intitulé, Derniere Réponse, qui se trouvé à la page 115 du second volume des Mélanges] [V. Derniere Reponse de Jean-Jaques Rousseau de Geneve.]

[212] On est désabusé depuis long-tems de la chimere de l’âge d’or: par-tout la barbarie a précédé l’établissement des sociétés; c’est une vérité prouvée par les annales de tous les peuples. Par-tout les besoins & les crimes forcerent les hommes à se réunir, à s’imposer des loix, à s’enfermer dans des remparts. Les premiers Dieux & les premiers Rois furent des bienfaiteurs ou des tyrans; la reconnoissance & la crainte éleverent les trônes & les autels. La superstition & le despotisme vinrent alors couvrir la face de la terre: de nouveaux malheurs, de nouveaux crimes succéderent, les révolutions se multiplierent.

A travers ce vaste spectacle des passions & des miseres des hommes, nous appercevons à peine quelques contrées plus [213] sages & plus heureuses. Tandis que la plus grande partie du monde étoit inconnue, que l’Europe étoit sauvage, & l’Asie esclave, la Grece pensa, & s’éleva par l’esprit à tout ce qui peut rendre un peuple recommandable. Des Philosophes formerent ses moeurs & lui donnerent des loix.

Si l’on refuse d’ajouter soi aux traditions qui nous disent que les Orphée & les Amphion attirerent les hommes du fond des forêts par la douceur de leurs chants, on est forcé, par l’histoire, de convenir que cette heureuse révolution est due aux Arts utiles & aux Sciences. Quels hommes étoient-ce que ces premiers Législateurs de la Grece? Peut-on nier qu’ils ne fussent les plus vertueux & les plus savans de leur siecle? Ils avoient acquis tour ce que l’étude & la réflexion peuvent donner de lumiere à l’esprit; & ils y avoient joint les secours de l’expérience par les voyages qu’ils avoient entrepris en Crete, en Egypte, chez toutes les nations où ils avoient cru trouver à s’instruire.

Tandis qu’ils établissoient leurs divers systêmes de politique, par qui les passions particulieres devenoient le plus sur instrument du bien public, & qui faisoient germer la vertu du sein même de l’amour-propre; d’autres Philosophes écrivoient sur la morale, remontoient aux premiers principes des choses, observoient la nature & ses effets. La gloire de l’esprit & celle des armes, avançoient d’un pas égal; les sages & les héros naissoient en foule; à côté des Miltiade & des Thémistocle, on trouvoit les Aristide & les Socrate. La superbe Asie vit briser ses forces innombrables, contre une poignée d’hommes que la Philosophie conduisoit à la gloire. Tel est l’infaillible [214] effet des connoissances de l’esprit: les moeurs & les loix sont la seule source du véritable héroïsme. En un mot, la Grece dut tout aux Sciences, & le reste du monde dut tout à la Grece.

Opposera-t-on à ce brillant tableau les moeurs grossieres des Perses & des Scythes? J’admirerai, si l’on veut, des peuples qui passent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent sur la terre, & vivent de légumes. Mais est-ce parmi eux qu’on ira chercher le bonheur? Quel spectacle nous présenteroit le genre-humain, composé uniquement de laboureurs, de soldats, de chasseurs & de bergers? Faut-il donc, pour être digne du nom d’homme, vivre comme les lions & les ours? Erigera-t-on en vertus, les facultés de l’instinct pour se nourrir, se perpétuer & se défendre? Je ne vois là que des vertus animales, peu conformes à la dignité de notre être; le corps est exercé, mais l’ame esclave ne fait que ramper & languir.

Les Perses n’eurent pas plutôt fait la conquête de l’Asie, qu’ils perdirent leurs moeurs; les Scythes dégénérerent aussi, quoique plus tard: des vertus si sauvages sont trop contraires à l’humanité, pour être durables; se priver de tout & ne desirer rien, est un état trop violent; une ignorance si grossiere ne fauroit être qu’un état de passage. Il n’y a que la stupidité & la misere qui puissent y assujettir les hommes.

Sparte, ce phénomene politique, cette république de soldats vertueux, est le seul peuple qui ait eu la gloire d’être pauvre par institution & par choix. Ses loix si admirées avoient pourtant de grands défauts. La dureté des maîtres & des peres [215] l’exposition des enfans, le vol autorisé, la pudeur violée dans l’éducation & les mariages, une oisiveté éternelle, les exercices du corps recommandés uniquement, ceux de l’esprit proscrits & méprisés, l’austérité & la férocité des moeurs qui en étoient la suite, & qui aliénerent bientôt tous les alliés de la république, sont déjà d’assez justes reproches: peut-être ne se borneroient-ils pas là, si les particularités de son histoire intérieure nous étoient mieux connues. Elle se fit une vertu artificielle en se privant de l’usage de l’or, mais que devenoient les vertus de ses citoyens, si-tôt qu’ils s’éloignoient de leur Patrie? Lysandre & Pausanias n’en furent que plus aisés à corrompre. Cette nation qui ne respiroit que la guerre, s’est-elle fait une gloire plus grande dans les armes que sa rivale, qui avoit réuni toutes les sortes de gloire? Athenes ne fut pas moins guerriere que Sparte; elle fut de plus savante, ingénieuse & magnifique; elle enfanta tous les Arts & tous les talens; & dans le sein même de la corruption qu’on lui reproche, elle donna le jour au plus sage des Grecs. Après avoir été plusieurs fois sur le point de vaincre, elle fut vaincue, il est vrai, & il est surprenant qu’elle ne l’eût pas été plutôt, puisque l’Attique étoit un pays tout ouvert, & qui ne pouvoir se défendre que par une très-grande supériorité de succès. La gloire des Lacédémoniens fut peu solide; la prospérité corrompit leurs institutions, trop bizarres pour pouvoir se conserver long-tems: la fiere Sparte perdit ses moeurs comme la savante Athenes. Elle ne fit plus rien depuis qui fût digne de sa réputation: & tandis que les Athéniens & plusieurs autres villes luttoient contre la Macédoine, pour la liberté de [216] la Grèce, Sparte seule languissoit dans le repos, & voyoit préparer de loin sa destruction, sans songer à la prévenir.

Mais enfin je suppose que tous les états dont la Grec étoit composée, eussent suivi les mêmes loix que Sparte, que nous resteroit-il de cette contrée si célèbre? A peine son nom seroit parvenu jusqu’à nous. Elle auroit dédaigné de former des historiens, pour transmettre sa gloire à la postérité; le spectacle de ses farouches vertus eût été perdu pour nous: il nous feroit indifférent par conséquent qu’elles eussent existé ou non. Ces nombreux systêmes de Philosophie qui ont épuisé toutes les combinaisons possibles de nos idées qui, s’ils n’ont pas étendu beaucoup les limites de notre esprit, nous ont appris du moins où elles étoient fixées; ces chefs-d’oeuvre d’éloquence & de poésie qui nous ont enseigné toutes les routes du coeur; les arts utiles ou agréables, qui conservent ou embellissent la vie; enfin l’inestimable tradition des pensées & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire ou le bonheur de l’humanité: toutes ces précieuses richesses de l’esprit eussent été perdues pour jamais. Les siecles se seroient accumulés, les générations des hommes se seroient succédées comme celles des animaux, sans aucun fruit pour leur postérité, & n’auroient laissé après elles qu’un souvenir confus de leur existence; le monde auroit vieilli, & les hommes seroient demeurés dans une enfance éternelle.

Que prétendent enfin les ennemis de la science? Quoi! le don de penser seroit un présent funeste de la Divinité! Les connoissances & les moeurs seroient incompatibles! La vertu seroit un vain fantôme produit par un instinct aveugle; & le [217] flambeau de la raison la seroit évanouir, en voulant l’éclaircir! Quelle étrange idée voudroit-on nous donner & de la raison & de la vertu!

Comment prouve-t-on de si bizarres paradoxes? Un objecte que les Sciences & les Arts ont porté un coup mortel aux moeurs anciennes, aux institutions primitives des états: on cite pour exemple Athenes & Rome. Euripide & Démosthene ont vu Athenes livrée aux Spartiates & aux Macédoniens: Horace, Virgile & Cicéron ont été contemporains de la ruine de la liberté Romaine; les uns & les autres ont été témoins des malheurs de leur pays: ils en ont donc été la cause. Conséquence peu fondée, puisqu’on en pourroit dire autant de Socrate & de Caton.

En accordant que l’altération des loix & la corruption moeurs ayent beaucoup influé sur ces grands événemens, me forcera-t-on de convenir que les Sciences & les Arts y ayent contribué? La corruption suit de près la prospérité; les Sciences sont pour l’ordinaire leurs plus rapides progrès dans le même tems: des choses si diverses peuvent naître ensemble & se rencontrer: mais c’est sans cause & d’effet.

Athenes & Rome étoient petites & pauvres dans leurs commencemens; tous leurs citoyens étoient soldats, toutes leurs vertus étoient nécessaires, les occasions même de corrompre leurs moeurs n’existoient pas. Peu après elles acquirent des richesses & de la puissance. Une partie des citoyens ne fut plus employée à la guerre; on apprit à jouir & à penser. Dans le sein de leur opulence ou de leur loisir, les uns perfectionnerent [218] le luxe, qui fait la plus ordinaire occupation des gens heureux; d’autres ayant reçu de la nature de plus favorables dispositions, étendirent les limites de l’esprit, & créerent une gloire nouvelle.

Ainsi tandis que les uns, par le spectacle des richesses & des voluptés, profanoient les loix & les moeurs; les autres allumoient le flambeau de la Philosophie & des Arts, instruisoient, ou célébroient les vertus, & donnoient naissance à ces nous si chers aux gens qui savent penser, l’atticisme & l’urbanité. Des occupations si opposées peuvent-elles donc mériter les mêmes qualifications? Pouvoient-elles produire les mêmes effets?

Je ne nierai pas que la corruption générale ne se soit répandue quelquefois jusques sur les Lettres, & qu’elle n’ait produit des excès dangereux; mais doit-on confondre la noble destination des Sciences avec l’abus criminel qu’on en a pu faire? Mettra-t-on dans la balance quelques épigrammes de Catulle ou de Martial, contre les nombreux volumes philosophiques, politiques & moraux de Cicéron, contre le sage poeme de Virigle?

D’ailleurs, les ouvrages licencieux sont ordinairement le fruit de l’imagination, & non celui de la science & du travail. Les hommes dans tous les tems & dans tous les pays ont eu des passions; ils les ont chantées. La France avoit des romanciers & des Troubadours, long-tems avant qu’elle eût des savans & des philosophes. En supposant donc que les Sciences & les Arts eussent été étouffés dans leur berceau, toutes les idées inspirées par les passions n’en auroient pas [219] moins été réalisées en prose & envers; avec cette différence, que nous aurions eu de moins tout ce que les philosophes, les poetes & les historiens ont fait pour nous plaire ou pour nous instruire.

Athenes fut enfin forcée de céder à la fortune de la Macédoine; mais elle ne céda qu’avec l’univers. C’étoit un torrent rapide qui entraînoit tout: & c’est perdre le tems que de chercher des causes particulieres, où l’on voit une forcé supérieure si marquée.

Rome, maîtresse du monde, ne trouvoit plus d’ennemis; il s’en forma dans son sein. Sa grandeur fit sa perte. Les loix d’une petite ville n’étoient pas faites pour gouverner le monde entier; elles avoient pu suffire contre les factions des Manlius, des Cassius & des Gracques: elles succomberent sous les armées de Sylla, de César & d’Octave: Rome perdit sa liberté, mais elle conserva sa puissance. Opprimée par les soldats qu’elle payoit, elle étoit encore la terreur des nations. Ses tyrans étoient tour-à-tour déclarés peres de la Patrie & massacrés. Un monstre indigne du nom d’homme se faisoit proclamer Empereur; & l’auguste Corps du Sénat n’avoir plus d’autres fonctions que celle de le mettre au rang des Dieux. Etranges alternatives d’esclavage & de tyrannie, mais telles qu’on les a vues dans tous les états où la milice disposoit du trône. Enfin de nombreuses irruptions des Barbares vinrent renverser & fouler aux pieds ce vieux colosse ébranlé de toutes parts; & de ses débris se formerent tous les Empires qui ont subsisté depuis.

Ces sanglantes révolutions ont-elles donc quelque chose de [220] commun avec les progrès des Lettres? Par-tout je vois des causes purement politiques. Si Rome eût encore quelques beaux jours, ce fut sous des Empereurs Philosophes. Séneque a-t-il donc été le corrupteur de Néron? Est-ce l’étude de la Philosophie & des Arts qui fit autant de monstres, des Caligula, des Domitien, des Héliogabale? Les Lettres qui s’étoient élevées avec la gloire de Rome ne tomberent-elles pas sous ces regnes cruels? Elles s’affoiblirent ainsi par degrés avec le vaste Empire auquel la destinée du monde sembloit être attachée. Leurs ruines surent communes, & l’ignorance envahir l’univers une seconde fois, avec la barbarie & la servitude, ses compagnes fidelles.

Disons donc que les Muses aiment la liberté, la gloire & le bonheur. Par-tout je les vois prodiguer leurs bienfaits sur les nations, au moment où elles sont les plus florissantes, Elles n’ont plus redouté les glaces de la Russe, si-tôt qu’elles ont été attirées dans ce puissant Empire par le héros singulier, qui en a été, pour ainsi dire, le créateur: le législateur de Berlin, le conquérant de la Silésie, les fixe aujourd’hui dans le nord de l’Allemagne, qu’elles sont retentir de leurs chants.

S’il est arrivé quelquefois que la gloire des Empires n’a pas survécu long-tems à celle des Lettres, c’est qu’elle étoit à son comble, lorsque les Lettres ont été cultivées, & que le sort des choses humaines est de ne pas durer long-tems dans le même état. Mais bien loin que les Sciences y contribuent, elles périssent infailliblement frappées des mêmes coups; en sorte que l’on peut observer que les progrès des Lettres [221] & leur déclin sont ordinairement dans une juste proportion avec la fortune & l’abaissement des Empires.

Cette vérité se confirme encore par l’expérience des derniers tems. L’esprit humain, après une éclipse de plusieurs siecles, sembla s’éveiller d’un profond sommeil. On souilla dans les cendres antiques, & le feu sacré se ralluma de toutes parts. Nous devons encore aux Grecs cette seconde génération des Sciences. Mais dans quel tems reprirent-elles cette nouvelle vie? Ce fut lorsque l’Europe, après tant de convulsions violentes, eût enfin pris une position assurée, & une forme plus heureuse.

Ici se développe un nouvel ordre de choses. Il ne s’agit plus de ces petits royaumes domestiques, renfermés dans l’enceinte d’une ville: de ces peuples condamnés à combattre pour leurs héritages & leurs maisons, tremblans sans cessé pour une Patrie toujours prête à leur échapper: c’est une monarchie vaste & puissante, combinée dans toutes ses parties par une législation profonde. Tandis que cent mille soldats combattent gaîment pour la sureté de l’Etat, vingt millions de citoyens, heureux & tranquilles, occupés à sa prospérité intérieure, cultivent sans alarmes les immenses campagnes, sont fleurir les loix, le commerce, les Arts & les Lettres dans l’enceinte des villes: toutes les professions diverses, appliquées uniquement à leur objet, sont maintenues dans un juste équilibre, & dirigées au bien général par la main puissante qui les conduit & les anime. Telle est la foible image du beau regne de Louis XIV, & de celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre: la France riche, guerriere & savante, est devenue le modele [222] & l’arbitre de l’Europe; elle fait vaincre & chanter ses victoires: ses Philosophes mesurent la terre, & son Roi la pacifie.

Qui osera soutenir que le courage des François ait dégénéré depuis qu’ils ont cultivé les Lettres? Dans quel siecle a-t-il éclaté plus glorieusement qu’à Montalban, Lawfelt, & dans tant d’autres occasions que je pourrois citer? Ont-ils jamais fait paroître plus de constance que dans les retraites de Prague & de Baviere? Qu’y a-t-il enfin de supérieur dans l’antiquité au siége de Berg-op-Zoom, & à ces braves grenadiers renouvellés tant de fois, qui voloient avec ardeur aux mêmes postes, où ils venoient de voir foudroyer ou engloutir les héros qui les précédoient.

En vain veut-on nous persuader que le rétablissement des Sciences a gâté les moeurs. On est d’abord obligé de convenir que les vices grossiers de nos ancêtres sont presqu’entiérement proscrits parmi nous.

C’est déjà un grand avantage pour la cause des Lettres, que cet aveu qu’on est forcé de faire. En effet, les débauchés, les querelles & les combats qui en étoient les suites, les violences des grands, la tyrannie des peres, la bizarrerie de la vieillesse, les égaremens impétueux des jeunes gens, tous ces excès si communs autrefois, funestes effets de l’ignorance & de l’oisiveté, n’existent plus depuis que nos moeurs ont été adoucies par les connoissances dont tous les esprits sont occupés ou amusés.

On nous reproche des vices rafinés & délicats; c’est que par-tout où il y a des hommes, il y aura des vices. Mais les voiles ou la parure dont ils se couvrent, sont du moins l’aveu [223] de leur honte, & un témoignage du respect public pour la vertu.

S’il y a des modes de folie, de ridicule & de corruption, elles ne se trouvent que dans la capitale seulement, & ce n’est n’est même que dans un tourbillon d’hommes perdus par les richesses & l’oisiveté. Les Provinces entieres & la plus grande partie de Paris, ignorent ces excès, ou ne les connoissent que de nom. Jugera-t-on toute la nation sur les travers d’un petit nombre d’hommes? Des écrits ingénieux réclament cependant contre ces abus; la corruption ne jouit de ses prétendus succès que dans des têtes ignorantes; les Sciences & les Lettres ne cessent point de déposer contre elle; la morale la démarque, la philosophie humilie ses petits triomphes; la comédie, la satire, l’épigramme la percent de mille traits.

Les bons livres sont la seule défense des esprits foibles, c’est-à-dire, des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple. Il n’appartient qu’à eux de conserver fidellement le dépôt des moeurs. Nos excellens ouvrages de morale survivront éternellement à ces brochures licencieuses, qui disparoissent rapidement avec le goût de mode qui les a fait naître. C’est outrager injustement les Sciences & les Arts, que de leur imputer ces productions honteuses. L’esprit seul, échauffé par les passions, suffit pour les enfanter. Les Savans, les Philosophes, les grands Orateurs & les grands Poetes, bien loin d’en être les auteurs, les méprirent, ou même ignorent leur existence: il y a plus, dans le nombre des grands. Ecrivains en tout genre qui ont illustré le dernier regne, à peine en trouvé-t-on deux ou trois qui aient abusé de leurs [224] talens. Quelle proportion entre les reproches qu’on peut leur faire, & les avantages immortels que le genre-humain a retirés des Sciences cultivées? Des Ecrivains, la plupart obscurs, se sont jettés de nos jours dans de plus grands excès; heureusement cette corruption a peu duré; elle paroît presque entiérement éteinte ou épuisée. Mais c’étoit une suite particuliere du goût léger & frivole de notre nation; l’Angleterre & l’Italie n’ont point de semblables reproches à faire aux Lettres.

Je pourrois me dispenser de parler du luxe, puisqu’il naît immédiatement des richesses, & non des Sciences & des Arts. Et quel rapport peut avoir avec les Lettres le luxe du faste & de la mollesse, qui est le seul que la morale puisse condamner ou restreindre?

Il est, à la vérité, une sorte de luxe ingénieux & savant qui anime les Arts & les éleve à la perfection. C’est lui qui multiplie les productions de la peinture, de la sculpture de la musique. Les choses les plus louables en elles-mêmes doivent avoir leurs bornes; & une nation seroit justement méprisée, qui, pour augmenter le nombre des peintres & des musiciens, se laisseroit manquer de laboureurs & de soldats. Mais lorsque les armées sont completes, & la terre cultivée, à quoi employer le loisir du reste des citoyens? Je ne vois pas pourquoi ils ne pourroient pas se donner des tableaux, des statues & des spectacles.

Vouloir rappeller les grands états aux petites Républiques, c’est vouloir contraindre un homme fort & robuste à bégayer un berceau; c’étoit la folie [225] de Caton: avec l’humeur & les préjugés héréditaires dans sa famille, il déclama toute sa vie, combattit, & mourut enfin sans avoir rien fait d’utile pour sa Patrie. Les anciens Romains labouroient d’une main & combattoient de l’autre. C’étoient de grands hommes, je le crois, quoiqu’ils ne fissent que de petites choses: ils se consacroient tout entiers à leur Patrie, parce qu’elle étoit éternellement en danger. Dans ces premiers tems on ne savoir qu’exister; la tempérance & le courage ne pouvoient être de vraies vertus, ce n’étoit que des qualités forcées: on étoit alors dans une impossibilité physique d’être voluptueux; & qui vouloir être lâche, devoir se résoudre à être esclave. Les états s’accrurent l’inégalité des biens s’introduisit nécessairement: un Proconsul d’Asie pouvoir-il être aussi pauvre que ces Consuls anciens, demi-bourgeois & demi-paysans, qui ravageoient un jour les champs des Fidénates, & revenoient le lendemain cultiver les leurs? Les circonstances seules ont fait ces différences: la pauvreté ni la richesse ne sont point la vertu; elle est uniquement dans le bon ou le mauvais usage des biens ou des maux que nous avons reçus de la nature & de la fortune.

Après avoir justifié les Lettres sur l’article du luxe, il me reste à faire voir que la politesse qu’elles ont introduite dans nos moeurs, est un des plus utiles présens qu’elles pussent faire aux hommes. Supposons que la politesse n’est qu’un masque trompeur qui voile tous les vices, c’est présenter l’exception au lieu de la regle, & l’abus de la chose à la place de la chose même.

[226] Mais que deviendront ces accusations, si la politesse n’est en effet que l’expression d’une ame douce & bienfaisante? L’habitude d’une si louable imitation seroit seule capable de nous élever jusqu’à la vertu même; tel est le mépris de la coutume Nous devenons enfin ce que nous feignons d’être. Il entre dans la politesse des moeurs, plus de philosophie qu’on ne pense; elle respecte le nom & la qualité d’homme; elle seule conserve entr’eux une sorte d’égalité fictive; foible, mais précieux reste de leur ancien droit naturel. Entre égaux, elle devient la médiatrice de leur amour-propre; elle est le sacrifice perpétuel de l’humeur & de l’esprit de singularité.

Dira-t-on que tout un peuple qui exerce habituellement cet démonstrations de douceur, de bienveillance, n’est composé que de perfides & de dupes? Croira-t-on que tous soient en même tems & trompeurs & trompés?

Nos coeurs ne sont point assez parfaits pour se montrer sans voile: la politesse est un vernis qui adoucit les teintes tranchantes des caracteres; elle rapproche les hommes, & les engagé à s’aimer par les ressemblances générales qu’elle répand sur eux: sans elle, la société n’offiriroit que des disparates & des chocs; on se hairoit par les petites choses & avec cette disposition, il seroit difficile de s’aimer même pour les plus grandes qualités. On a plus souvent besoin de complaisance que de services; l’ami le plus généreux m’obligera peut-être tout au plus une fois dans sa vie. Mais une société douce & polie embellit tous les moments du jour. Enfin la politesse place les vertus; elle seule leur enseigne ces combinaisons fines, qui les subordonnent les unes aux [227] autres dans d’admirables proportions, ainsi que ce juste milieu, au-deçà & au-delà duquel elles perdent infiniment de leur prix.

On ne se contente pas d’attaquer les Sciences dans les effets qu’on leur attribue; on les empoisonne jusques dans leur source; on nous peint la curiosité comme un penchant funeste; on charge son portrait des couleurs les plus odieuses. J’avouerai que l’allégorie de Pandore peut avoir un bon côté dans le systême moral; mais il n’en est pas moins vrai que nous devons à nos connoissances, & par conséquent à notre curiosité, tous les biens dont nous jouissons. Sans elle, réduits à la condition des brutes, notre vie se passeroit à ramper sur la petite portion de terrain destiné à nous nourrir & à nous engloutir un jour. L’état d’ignorance est un état de crainte & de besoin, tout est danger alors pour notre fragilité: la mort gronde sur nos têtes, elle est cachée dans l’herbe que nous foulons aux pieds. Lorsqu’on craint tout, & qu’on a besoin de tout, quelle disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connoître?

Telle est la noble distinction d’un être pensant: seroit-ce donc en vain que nous aurions été doués seuls de cette faculté divine? C’est s’entendre digne que d’en tirer.

Les premiers hommes se contenterent de cultiver la terre, pour en tirer le bled: ensuite on creusa dans ses entrailles, on en arracha les métaux. Les mêmes progrès se sont faits dans les Sciences: on ne s’est pas contenté des découvertes les plus nécessaires: on s’est attaché avec ardeur à celles qui en paroissoient que difficiles & glorieuses. Quel étoit [228] le point où l’on auroit dû s’arrêter? Ce que nous appellons génie, n’est autre chose qu’une raison sublime & courageuse: il n’appartient qu’à lui seul de se juger.

Ces globes lumineux placés loin de nous à des distances si énormes, sont nos guides dans la navigation, & l’étude de leurs situations respectives, qu’on n’a peut-être regardées d’abord que comme l’objet de la curiosité la plus vaine, est devenue une des sciences la plus utile. La propriété singuliere de l’aimant, qui n’étoit pour nos peres qu’une énigme frivole de la nature, nous a conduits comme par la main à travers l’immensité des mers.

Deux verres placés & taillés d’une certaine maniere, nous ont montré une nouvelle scene de merveilles, que nous yeux ne soupçonnoient pas.

Les expériences du tube électrisé sembloient n’être qu’un jeu: peut-être leur devra-t-on un jour la connoissance du regne universel de la nature.

Après la découverte de ces rapports si imprévus, si majestueux, entre les plus petites & les plus grandes choses, quelles connoissances oserions-nous dédaigner? En savons-nous assez pour mépriser ce que nous ne savons pas? Bien loin d’étouffer la curiosité, ne semble-t-il pas, au contraire, que l’Etre suprême ait voulu la réveiller par des découvertes singulieres, qu’aucune analogie n’avoir annoncées?

Mais de combien d’erreurs est assiégée l’étude de la vérité? Quelle audace, nous dit-on, ou plutôt quelle témérité de s’engager dans des routes trompeuses, où tant d’autres se sont égarés? Sur ces principes, il n’y aura plus rien que [229] nous osions entreprendre; la crainte éternelle des maux nous privera de tous les biens où nous aurions pu aspirer, puisqu’il n’en est point sans mélange. La véritable sagesse, au contraire, consiste seulement à les épurer, autant que notre condition le permet.

Tous les reproches, que l’on fait à la Philosophie, attaquent l’esprit humain, ou plutôt l’Auteur de la nature, qui nous a faits tels que nous sommes. Les Philosophes étoient des hommes; ils se sont trompés.

Doit-on s’en étonner? Plaignons-les, profitons de leurs fautes, & corrigeons-nous; songeons que c’est à leurs erreurs multipliées que nous devons la possession des vérités dont nous jouissons. Il falloit épuiser les combinaisons de tous ces divers systêmes, la plupart si répréhensibles & si outrés, pour parvenir a quelque chose de raisonnable. Mille routes conduisent à l’erreur; une seule mene à la vérité. Faut-il être surpris qu’on se soit mépris si souvent sur celle-ci, & qu’elle ait été découverte si tard?

L’esprit humain étoit trop borné pour embrasser d’abord la totalité des choses. Chacun de ces Philosophes ne voyoit qu’une face: ceux-là rassembloient les motifs de douter: ceux-ci réduisoient tout en dogmes: chacun d’eux avoit son principe favori, son objet dominant auquel il rapportoit toutes les idées. Les uns faisoient entrer la vertu dans la composition du bonheur, qui étoit la fin de leurs recherches; les autres se proposoient la vertu même, comme leur unique objet, & se flattoient d’y rencontrer le bonheur. Il y en avoir qui regardoient la solitude & la pauvreté, comme l’asyle des moeurs; d’autres usoient des richesses comme d’un instrument [230] de leur félicité & de celle d’autrui: quelques-uns fréquentoient les Cours & les assemblées publiques pour rendre leur sagesse utile aux rois & aux peuples. Un seul homme n’est pas tous: un seul esprit, un seul systême n’enferme pas toute la science, c’est par la comparaison des extrêmes, que l’on saisit enfin le juste milieu; c’est par le combat des erreurs qui s’entre-détruisent, que la vérité triomphe: ces diverses parties se modifient, s’élevent & se perfectionnent mutuellement; elles se rapprochent enfin, pour former la chaîne des vérités; les nuages se dissipent, & la lumiere de l’évidence se levé.

Je ne dissimulerai cependant pas que les Sciences ont rarement atteint l’objet qu’elles s’étoient proposé. La métaphysique vouloit connoître la nature des esprits, & non moins utile, peut-être, elle n’a fait que nous développer leurs opérations: le physicien a entrepris l’histoire de la nature, & n’a imaginé que des romans; mais en poursuivant un objet chimérique, combien n’a-t-il pas fait de découvertes admirables? La chymie n’a pu nous donner de l’or; & sa folie nous a valu d’autres miracles dans ses analyses & ses mélanges. Les Sciences sont donc utiles jusques dans leurs écarts & leurs déréglemens; il n’y a que l’ignorance qui n’est jamais bonne à rien. Peut-être ont-elles trop élevé leurs prétentions. Les anciens à cet égard paroissoient plus sages que nous: nous avons la manie de vouloir procéder toujours par démonstrations; il n’y a si petit professeur qui n’ait ses argumens & ses dogmes, & par conséquent ses erreurs & ses absurdités. Cicéron & Platon traitoient la Philosophie en dialogues; [231] chacun des interlocuteurs faisoit valoir son opinion; on disputoit, on cherchoit, & on ne se piquoit point de prononcer. Nous n’avons peut-être que trop écrit sur l’évidence; elle est plus propre à être sentie qu’à être définie: mais nous avons presque perdu l’art de comparer les probabilités & les vraisemblances, & de calculer le degré de consentement qu’on leur doit. Qu’il y a peu de choses démontrées! & combien n’y en a-t-il pas, qui ne sont que probables! Ce seroit rendre un grand service aux hommes que de donner une méthode pour l’opinion.

L’esprit de systême qui s’est long-tems attaché à des objets où il ne pouvoit presque que nous égarer devroit régler l’acquisition, l’enchaînement & le progrès de nos idées: nous avons besoin d’un ordre entre les diverses sciences, pour vous conduire des plus simples aux plus composées, & parvenir ainsi à construire une espece d’observatoire spirituel, d’où nous puissions contempler toutes nos connoissances; ce qui est le plus haut degré de l’esprit.

La plupart des sciences ont été faites au hasard; chaque Auteur a suivi l’idée qui le dominoit, souvent sans savoir où elle devoit le conduire: un jour viendra où tous les livres seront extraits & refondus, conformément à un certain systême qu’on se sera formé; alors les esprits ne seront plus de pas inutiles, hors de la route & souvent en arriere. Mais quel est le génie en état d’embrasser toutes les connoissances humaines, de choisir le meilleur ordre pour les présenter à l’esprit? Sommes-nous assez avancés pour cela? Il est du moins glorieux de le tenter: la nouvelle Encyclopédie doit former une époque mémorable dans l’histoire des Lettres.

[232] Le temple des Sciences est un édifice immense, qui ne peut s’achever que dans la durée des siecles. Le travail de chaque homme est peu de chose dans un ouvrage si vaste; mais le travail de chaque homme y est nécessaire. Le ruisseau qui porte ses eaux à la mer, doit-il s’arrêter dans sa course, en considérant la petitesse de son tribut? Quels éloges ne doit-on pas à ces hommes généreux, qui ont percé & écrit pour la postérité? Ne bornons point nos idées à notre vie propre; étendons-les sur la vie totale du genre-humain; méritons d’y participer, & que l’instant rapide où nous aurons vécu, soit digne d’être marqué dans son histoire.

Pour bien juger de l’élévation d’un Philosophe d’un Philosophe, ou d’un homme de Lettres, au-dessus du commun des hommes, il ne faut que considérer le sort de leurs pensées: celles de l’un, utiles à la société générale, sont immortelles & consacrées à l’admiration de tous les siecles; tandis que le autres voient disparoître toutes leurs idées avec le jour, la circonstance, le moment qui les a vu naître: chez les trois quarts des hommes, le lendemain efface la veille, sans qu’il est reste la moindre trace.

Je ne parlerai point de l’astrologie judiciaire, de la cabale, & de toutes les sciences qu’on appelloit occultes: elles n’ont servi qu’à prouver que la curiosité est un penchant invincible; & quand les vraies Sciences n’auroient fait que nous délivrer de celles qui en usurpoient si honteusement le nom, nous leur devrions déjà beaucoup.

On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta non sur les savans, mais sur les sophistes; non sur les Sciences, [233] mais sur l’abus qu’on en peut faire: Socrate étoit chef d’une secte qui enseignoit à douter, & il censuroit, avec justice, l’orgueil de ceux qui prétendoient tout savoir. La vraie science est bien éloignée de cette affection. Socrate est ici témoin contre lui-même; le plus savant des Grecs ne rougissoit point de son ignorance. Les Sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices; elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil humain; déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu’à des esprits prévenus.

On demande, par exemple, ce que deviendroit l’histoire, s’il n’y avoit ni guerriers, ni tyrans, ni conspirateurs? Je réponds, qu’elle seroit l’histoire des vertus des hommes. Je dirai plus; si les hommes étoient tous vertueux, ils n’auroient plus besoin, ni de juges, ni de magistrats, ni de soldats. A quoi s’occuperoient-ils? Il ne leur resteroit que les Sciences & les Arts. La contemplation des choses naturelles, l’exercice de l’esprit sont donc la plus noble & la plus pure fonction de l’homme.

Dire que les Sciences sont nées de l’oisiveté, c’est abuser visiblement des termes. Elles naissent du loisir, il est vrai; mais elles garantissent de l’oisiveté. Le citoyen que ses besoins attachent à la charrue, n’est pas plus occupé que le géometre ou l’anatomiste; j’avoue que son travail est de premiere nécessité: mais sous prétexte que le pain est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à labourer la terre? & parce qu’il est plus nécessaire que les loix, le laboureur sera-t-il élevé au-dessus du magistrat ou du ministre? Il n’y a point d’absurdités où de pareils principes ne puissent nous conduire.

[234] Il semble, nous dit-on, qu’on ait trop de laboureurs, & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je demanderai à mon tour, si l’on craint que les professions lucratives ne manquent de sujets pour les exercer. C’est bien mal connoître l’empire de la cupidité; tout nous jette dès notre enfance dans les conditions utiles; & quels préjugés n’a-t-on pas à vaincre, quel courage ne faut-il pas, pour oser n’être qu’un Descartes, un Newton, un Locke?

Sur quel fondement peut-on reprocher aux Sciences d’être nuisibles aux qualités morales? Quoi! l’exercice du raisonnement, qui nous a été donne pour guide; les Sciences mathématiques, qui, en renfermant tant d’utilités relatives à nos besoins présens, tiennent l’esprit si éloigné des idées inspirées par les sens & par la cupidité; l’étude de l’antiquité, qui fait partie de l’expérience, la premiere science de l’homme; les observations de la nature, si nécessaires à la conservation de notre être, & qui nous élevent jusqu’à son Auteur: toutes ces connoissances contribueroient à détruire les moeurs! Par quel prodige opéreroient-elles un effet si contraire aux objets qu’elles se proposent? Et on ose traiter d’éducation insensée celle qui occupe la jeunesse de tout ce qu’il y a jamais eu de noble & d’utile dans l’esprit des hommes! Quoi, les ministres d’une religion pure & sainte, à qui la jeunesse est ordinairement confiée parmi nous, lui laisseroient ignorer les devoirs de l’homme & du citoyen! Suffit-il d’avancer une imputation si injuste, pour la persuader? On prétend nous faire regretter l’éducation des Perses; cette éducation fondée sur des principes barbares, qui donnoit un gouverneur pour [235] apprendre à ne rien craindre, un autre pour la tempérance, un autre enfin pour enseigner à ne point mentir; comme si les vertus étoient divisées, & devoient former chacune un art séparé. La vertu est un être unique, indivisible: il s’agit de l’inspirer, non de l’enseigner; d’en faire aimer la pratique, & non d’en démontrer la théorie.

On se livré ensuite à de nouvelles déclamations contre les Arts & les Sciences, sous prétexte que le luxe va rarement sans elles, & qu’elles ne vont jamais sans lui. Quand j’accorderois cette proposition, que pourroit-on en conclure? La plupart des Sciences me paroissent d’abord parfaitement désintéressées dans cette prétendue objection: le Géometre, l’Astronome, le Physicien ne sont pas suspects assurément. A l’égard des Arts, s’ils ont en effet quelque rapport avec le luxe, c’est un côté louable de ce luxe même, contre lequel on déclame tant, sans le bien connoître. Quoique cette question doive être regardée comme étrangere à mon sujet, je ne puis m’empêcher de dire, que tant qu’on ne voudra raisonner sur cette matiere que par comparaison du passé au présent, on en tirera les plus mauvaises conséquences du monde. Lorsque les hommes marchoient tout nuds, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots passa pour un voluptueux: de siecle en siecle, on n’a jamais cessé de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on vouloit dire; le préjugé toujours vaincu, renaissoit fidellement à chaque nouveauté.

Le commerce & le luxe sont devenus les liens des nations. La terre avant eux n’étoit qu’un champ de bataille, la guerre [236] un brigandage, & les hommes des barbares, qui ne se croyoient nés que pour s’assérvir, se piller, & se massacre mutuellement. Tels étoient ces siecles anciens que l’on veut nous faire regretter.

La terre ne suffisoit ni à la nourriture, ni au travail de les habitans; les sujets devenoient à charge à l’Etat; si-tôt qu’ils étoient désarmés, il falloit les ramener à la guerre pour se soulager d’un poids incommode. Ces émigrations effroyables des peuples du nord, la honte de l’humanité, qui détruisirent l’Empire Romain, & qui désolerent le neuvieme siecle, n’avoient d’autres sources que la misere d’un peuple oisif. Au défaut de l’égalité des biens, qui a été long-tems la chimere de la politique, & qui est impossible dans les grands états le luxe seul peut nourrir & occuper les sujets. Ils ne deviennent pas moins utiles dans la paix que dans la guerre; leur industrie sert autant que leur courage. Le travail du pauvre est payé du superflu du riche. Tous les ordres des citoyens s’attachent au Gouvernement par les avantages qu’ils en retirent.

Tandis qu’un petit nombre d’hommes jouit avec modération de ce qu’on nomme luxe, & qu’un nombre infiniment plus petit en abuse, parce qu’il faut que les hommes abusent de tout; il fait l’espoir, l’émulation & la subsistance d’un million de citoyens, qui languiroient sans lui dans les horreurs de la mendicité. Tel est en France l’état de la Capitale. Parcourez les Provinces: les proportions y sont encore plus favorables. Vous y trouverez peu d’excès; le nécessaire commode allez rare, l’artisan, le laboureur, c’est-à-dire, le corps [237] de la nation, borné à la simple existence: en sorte qu’on peut regarder le luxe comme une humeur jettée sur une très-petite partie du corps politique, qui fait la forcé & la santé du reste.

Mais, nous dit-on, les Arts amollissent le courage: on cite quelques peuples lettrés qui ont été peu belliqueux, tels que l’ancienne Egypte, les Chinois, & les Italiens modernes. Quelle injustice d’en accuser les Sciences! Il seroit trop long d’en rechercher ici les causes. Il suffira de citer, pour l’honneur des Lettres, l’exemple des Grecs & des Romains, de l’Espagne, de l’Angleterre & de la France, c’est-à-dire, des nations les plus guerrieres & les plus savantes.

Des barbares ont fait de grandes conquêtes; c’est qu’ils étoient très-injustes; ils ont vaincu quelquefois des peuples policés. J’en conclurai, si son veut, qu’un peuple n’est pas invincible pour être savant. A toutes ces révolutions, j’opposerai seulement la plus vaste & la plus facile conquête qui ait jamais été faite; c’est celle de l’Amérique que les Arts & les Sciences de l’Europe ont subjuguée avec une poignée de soldats; preuve sans réplique de la différence qu’elles peuvent mettre entre les hommes.

J’ajouterai, que c’est enfin une barbarie passée de mode, de supposer que les hommes ne sont nés que pour se détruire. Les talens & les vertus militaires méritent sans doute un rang distingué dans l’ordre de la nécessité: mais la philosophie a épuré nos idées sur la gloire: l’ambition des Rois n’est à ses yeux que le plus monstrueux des crimes: graces aux vertus du Prime qui nous gouverne, nous osons célébrer la modération & l’humanité.

[238] Que quelques nations au sein de l’ignorance ayent eu des idées de la gloire & de la vertu, ce sont des exceptions si singulieres, qu’elles ne peuvent former aucun préjugé contre les sciences: pour nous en convaincre, jettons les yeux sur l’immense continent de l’Afrique, où nul mortel n’est assez hardi pour pénétrer, ou assez heureux pour l’avoir tenté impunément. Un bras de mer sépare à peine les contrées savantes & heureuses de l’Europe, de ces régions funestes, où l’homme est ennemi né de l’homme, où les Souverains ne sont que les assassins privilégiés d’un peuple esclave. D’où naissent ces différences si prodigieuses entre des climats si voisins, où sont ces beaux rivages que l’on nous peint parés par les mains de la nature? L’Amérique ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l’espece humaine. Pour un peuple vertueux dans l’ignorance, on en comptera cent barbares ou sauvages. Par-tout je vois l’ignorance enfanter l’erreur, les préjugés, les violences, les passions & les crimes. La terre abandonnée sans culture n’est point oisive; elle produit des épines & des poisons, elle nourrit des monstres.

J’admire les Brutus, les Décius, les Lucrece, les Virginius, les Scévola; mais j’admirerai plus encore un Etat puissant & bien gouverné, où les citoyens ne seront point condamnés à des vertus si cruelles.

Cincinnatus vainqueur retournoit à sa charrue: dans un siecle plus heureux, Scipion triomphant revenoit goûter avec Lélius & Térence les charmes de la philosophie & des lettres, ceux de l’amitié plus précieux encore. Nous célébrons Fabricius, qui avec ses rares cuites sous la cendre, méprise [239] l’or de Pyrrhus: mais Titus, dans la somptuosité de ses palais, mesurant son bonheur sur celui qu’il procure au monde par ses bienfaits & par ses loix, devient le héros de mon coeur. Au lieu cet antique héroisme superstitieux, rustique ou barbare, que j’admirois en frémissant; j’adore une vertu éclairée, heureuse & bienfaisante; l’idée de mon existence s’embellit; j’apprends à honorer & à chérir l’humanité.

Qui pourroit être assez aveugle, ou assez injuste, pour n’être pas frappé de ces différences? Le plus beau spectacle de la nature, c’est l’union de la vertu & du bonheur; les Sciences & les Arts peuvent seuls élever la raison à cet accord sublime. C’est de leur secours qu’elle emprunte des forces pour vaincre les patrons, des lumieres pour dissiper leurs prestiges, de l’élévation pour apprécier leurs petitesses, des attraits enfin & des dédommagemens pour se distraire de leurs séductions.

On a dit que le crime n’étoit qu’un faux jugement.* [*Considérations sur les moeurs.] Les Sciences, dont le premier objet est l’exercice & la perfection du raisonnement, sont donc les guides les plus assurés des moeurs. L’innocence sans principes & sans lumieres, n’est qu’une qualité de tempérament, aussi fragile que lui. La sagesse éclairée connoît ses ennemis & ses forces. Au moyen de son point de vue fixe, elle purifie les biens matériels, & en extrait le bonheur: elle sait tour-à-tour s’abstenir & jouir dans les bornes qu’elle s’est prescrites.

Il n’est pas plus difficile de faire voir l’utilité des Arts pour [240] la perfection des moeurs. On comptera les abus que les passions en ont fait quelquefois: mais qui pourra compter les biens qu’ils ont produits?

Otez les Arts du monde: que reste-t-il? les exercices du corps & les passions. L’esprit n’est plus qu’un agent matériel, ou l’instrument du vice. On ne se délivre de ses passions que par des goûts: les Arts sont nécessaires à une nation heureuse: s’ils sont occasion de quelques désordres, n’en accusons que l’imperfection même de notre nature: de quoi n’abuse-t-elle pas? Ils ont donne l’être aux plaisirs de l’ame, les seuls qui soient dignes de nous: nous devons à leurs séductions utiles l’amour de la vérité & des vertus, que la plupart des hommes auroient haïes & redoutées, si elles n’eussent été parées de leurs mains.

C’est à tort qu’on affecte de regarder leurs productions comme frivoles. La sculpture, la peinture flattent la tendresse, consolent les regrets, immortalisent les vertus & les talens; elles sont des sources vivants de l’émulation; César versoit des larmes en contemplant la statue d’Alexandre.

L’harmonie a sur nous des droits naturels, que nous voudrions en vain méconnoître; la Fable a dit, qu’elle arrêtoit le cours des flots. Elle fait plus; elle suspend la pensée: elle calme nos agitations, & nos troubles les plus cruels: elle est anime la valeur, & préside aux plaisirs.

Ne semble-t-il pas que la divine Poésie ait dérobé le feu du Ciel pour animer toute la nature? Quelle ame peut être inaccessible à sa touchante magie? Elle adoucit le maintien sévere de la vérité, elle fait sourire la sagesse; les chefs-d’oeuvre [241] du théâtre doivent être considérés comme de savantes expériences du coeur humain.

C’est aux Arts enfin que nous devons le beau choix des idées, les graces de l’esprit & l’enjouement ingénieux qui sont les charmes de la société; ils ont doré les liens qui nous unissent, orné la scene du monde, & multiplié les bienfaits de la Nature.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

YSABEAU

ARRÊT DE LE COUR DE PARLEMENT,
Qui condamne un Imprimé ayant pour titre, Emile,
ou de l’Education, par J. J. Rousseau,
imprimé à la Haye...... M. DCC. LXXII à être lacéré
& brûlé par l’Exécuteur de Haute-Justice.

[V. EMILE, OU DE L’EDUCATION;
MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS]

[9 Juin 1762 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 242-247.]

[242]

ARRÊT
DE LE COUR
DE PARLEMENT,
Qui condamne
un Imprimé
ayant pour titre
,
Emile,
ou de l’Education, par J. J. Rousseau,
imprimé
à la Haye.
.....
M. DCC. LXXII
à être lacéré
& brûlé
par l’Exécuteur
de Haute-Justice.

EXTRAIT
DES REGISTRES
DU PARLEMENT.

Du 9 Juin 1762.

Ce jour, les gens du Roi sont entrés, & Me. Omer-Joly de Fleury, Avocat dudit Seigneur Roi, portant la parole, ont dit:

Qu’ils déféroient à la Cour un Imprimé en quatre volumes in-octavo, intitulé: Emile, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve, dit imprimé à la Haye en M. DCC. LXII.

Que cet ouvrage ne paroît composé que dans la vue de ramener tout à la religion naturelle, & que l’Auteur s’occupe dans le plan de l’éducation qu’il prétend donner à son Eleve, à développer ce systême criminel.

Qu’il ne prétend instruire cet Eleve que d’après la nature qui est son unique guide, pour former en lui l’homme moral; [243] qu’il regarde toutes les religions comme également bonnes & comme pouvant toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelqu’autre cause locale, qui rend l’une préférable à l’autre, selon les tems & les lieux.

Qu’il borne l’homme aux connoissances que l’instinct porte à chercher, flatte les passions comme les principaux instrumens de notre conservation, avance qu’on peut être sauvé sans croire en Dieu, parce qu’il admet une ignorance invincible de la Divinité qui peut excuser l’homme; que selon ses principes, la seule raison est jugé dans le choix d’une religion, laissant à sa disposition la nature du culte que l’homme doit rendre à l’Etre suprême que cet Auteur croit honorer, en parlant avec impiété du culte extérieur qu’il a établi dans la religion, ou que l’Eglise a prescrit sous la direction de l’Esprit Saint qui la gouverne.

Que conséquemment à ce systême, de n’admettre que la religion naturelle, quelle qu’elle soit chez les différens peuples, il ose essayer de détruire la vérité de l’Ecriture Sainte & des Prophéties, la certitude des miracles énoncés dans les Livres Saints, l’infaillibilité de la révélation, l’autorité de l’Eglise; & que ramenant tout à cette religion naturelle, dans laquelle il n’admet qu’un culte & des loix arbitraires, il entreprend de justifier non-seulement toutes les religions, prétendant qu’on s’y fauve indistinctement, mais même l’infidélité & la résistance de tout homme à qui l’on voudroit prouver la divinité de Jésus-Christ & l’existence de la religion chrétienne, qui seule a Dieu pour auteur, & à l’égard de laquelle il porte le [244] blasphême jusques à la donner pour ridicule, pour contradictoire, & à inspirer une indifférence sacrilege pour ses mysteres & pour ses dogmes qu’il voudroit pouvoir anéantir.

Que tels sont les principes impies & détestables que se propose d’établir dans son ouvrage cet Ecrivain qui soumet la religion à l’examen de la raison, qui n’établit qu’une foi purement humaine, & qui n’admet de vérités & de dogmes en matiere de religion, qu’autant qu’il plaît à l’esprit livré à ses propres lumieres, ou plutôt à ses égaremens, de les recevoir ou de les rejetter.

Qu’à ces impiétés il ajoute des détails indécens, des explications qui blessent la bienséance & la pudeur, des propositions qui tendent à donner un caractere faux & odieux à l’autorité souveraine, a détruire le principe de l’obéissance qui lui est due, & affoiblir le respect & l’amour des peuples pour leurs Rois.

Qu’ils croyant que ces traits suffisent pour donner à la Cour une idée de l’ouvrage qu’ils lui dénoncent; que les maximes qui y sont répandues forment par leur réunion un systême chimérique, aussi impraticable dans son exécution, qu’absurde & condamnable dans son projet. Que seroient d’ailleurs, des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme & de la tolérance, abandonnés à leurs passions, livrés aux plaisirs des sens, concentrés eux-mêmes par l’amour-propre, qui ne connoîtroient d’autre voix que celle de la nature, & qui au noble desir de la solide gloire, substitueroient la pernicieuse manie de la singularité? Quelles regles pour les moeurs! Quels hommes pour la religion [245] & pour l’Etat, que des enfans élevés dans des principes qui sont également horreur au chrétien & au citoyen!

Que l’Auteur de ce livré n’ayant point craint de se nommer lui-même, ne sauroit être trop promptement poursuivi; qu’il est important, puisqu’il s’est fait connoitre, que la justice se mette à portée de faire un exemple, tant sur l’Auteur que sur ceux qu’on pourra découvrir avoir concouru, soit à l’impression, soit à la distribution d’un pareil ouvrage, digne comme eux de toute sa sévérité.

Que c’est l’objet des conclusions par écrit qu’ils laissent à la Cour avec un exemplaire du livré; & se sont les Gens du Roi retités.

Eux retirés:

Vu le livré en quatre tomes in-8º. intitulé: Emile, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve. Sanabilibus aegrotamus malis; ipsaque nos in rectum natura genitos, si emendari velimus, juvat. Senec. de Irâ, Lib. XI. cap. XIII. tom. 1, 2, 3 & 4. A la Haye, chez Jean Néaulme, Libraire, avec Privilege de Nos Seigneurs les États de Hollande & Westfrise. Conclusions du Procureur-Général du Roi; ouï le rapport de Me. Pierre-François Lenoir, Conseiller; la matiere mise en délibération:

LA COUR ordonne que ledit livré imprimé sera lacéré & brûlé en la Cour du Palais, au pied du grand escalier d’icelui, par l`Exécuteur de la Haute-Justice; enjoint à tous ceux qui en, ont des Exemplaires de les apporter au Gresse de la Cour, pour y être supprimés; fait très-expresses inhibitions & défenses [246] ses à tous Libraires d’imprimer, vendre & débiter ledit livré; & à tous colporteurs, distributeurs ou autres de le colporter ou distribuer, à peine d’être poursuivis extraordinairement, & punis suivant la rigueur des ordonnances. Ordonne qu’à la Requête du Procureur-Général du Roi, il sera informé par-devant le Conseiller-Rapporteur, pour les témoins qui se trouveront à Paris, & par-devant les Lieutenants-Criminels des Bailliages & Sénéchaussées du Ressort, pour les témoins qui seroient hors de ladite ville, contre les Auteurs, Imprimeurs ou Distributeurs dudit livré; pour, les informations faites, rapportées & communiquées au Procureur-Général du Roi, être par lui requis & par la Cour ordonné ce qu’il appartiendra; & cependant ordonne que le nommé J. J. Rousseau, dénommé au frontispice dudit livré, sera pris & appréhendé au corps, & amené ès prisons de la Conciergerie du Palais, pour être ouï & interrogé par-devant ledit Conseiller-Rapporteur, sur les faits dudit livré, & répondre aux conclusions que le Procureur-Général entend prendre contre lui; & où ledit J. J. Rousseau ne pourroit être pris & appréhendé, après perquisition faite de sa personne, assigné à quinzaine, ses biens saisis & annotés, & à iceux Commissaires établis, jusqu’à ce qu’il ait obéi suivant l’Ordonnance; & à cet effet ordonne qu’un exemplaire dudit livré sera déposé au Gresse de la Cour, pour servir à l’instruction du Procès. Ordonne en outre que le présent Arrêt sera imprimé, publié & affiché par-tout où besoin sera. Fait en Parlement, le 9 Juin mil sept cent soixante-deux.

Signé, DUFRANC.

[247] Et le Vendredi 11 Juin 1762, ledit Ecrit mentionné ci-dessus a été lacéré sa brûlé au pied du grand Escalier du Palais, par l’Exécuteur de la Haute-Justice, en présence de moi Etienne Dagobert Ysabeau, l’un des trois principaux Commis pour la Grand Chambre, assisté de deux Huissiers de la Cour.

Signé, YSABEAU.

A PARIS, chez P. G. SIMON, Imprimeur du Parlement, rue de la Harpe, à l’Hercule, 1762.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS, Portant condamnation d’un Livré qui a pour titre: EMILE, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de GENEVE, A Amsterdam, chez Jean Néaulme, Libraire, 1762. [V. EMILE, OU DE L’EDUCATION; ARRÊT DE LE COUR DE PARLEMENT]

[1762 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 248--273.]

[248]

MANDEMENT
DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE
DE PARIS,
Portant condamnation
d’un Livré
qui a pour titre
:
EMILE,
ou de l’Education,
par J. J. Rousseau, Citoyen
de GENEVE,
A Amsterdam, chez
Jean Néaulme,
Libraire,
1762.

CHRISTOPHE DE BEAUMONT, par la Miséricorde Divine, & par la grace du Saint Siege Apostolique, Archevêque de Paris, Duc de Saint Cloud, Pair de France, Commandeur de l’Ordre du Saint-Esprit, Proviseur de Sorbonne, &c. A tous les Fideles de notre Diocese: SALUT ET BÉNÉDICTION.

I. SAINT PAUL a prédit, MES TRÈS-CHERS FRERES, qu’il viendroit des jours périlleux où il y auroit des gens amateurs d’eux-mêmes, fiers, superbes, blasphémateurs, impies, calomniateurs, enfles d’orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu: des hommes d’un esprit corrompu & pervertis dans la Foi.* [*In novissmis diebus instabunt tempora periculosa; erunt homines seipsos amantes... elati, superbi, blasphemi... scelesti... criminatores...tumidi & voluptatum amatores magis quam Dei...homines corrupti mente & reprobi circa fidem. 2.Tim. C 3. v. 1. 4. 8.] Et dans quels tems malheureux cette prédiction s’est-elle accomplie plus à la lettre que dans les nôtres! L’incrédulité, [249] enhardie par toutes les passions, se présente sous toute les formes, afin de se proportionner, en quelque sorte, à tous les âges, à tous les caracteres, à tous les états. Tantôt, pour s’insinuer dans des esprits qu’elle trouvé, déjà ensorcelés par la bagatelle,* [*Fascinatio nugacitatis obscurat bona Sap. C. 4. v. 12.] elle emprunte un style léger, agréable & frivole: de-là tant de romans également obscenes & impies, dont le but est d’amuser l’imagination, pour séduire l’esprit & corrompre le coeur. Tantôt, affectant un air de profondeur & de sublimité dans ses vues, elle feint de remonter aux premiers principes de nos connoissances, & prétend s’en autoriser, pour secouer un joug qui, selon elle, déshonore l’humanité, la Divinité même. Tantôt elle déclame en furieuse contre le zele de la Religion, & prêche la tolérance universelle avec emportement. Tantôt enfin, réunissant tous ces divers langages, elle mêle le sérieux à l’enjouement, des maximes pures à des obscénités, de grandes vérités à de grandes erreurs, la foi au blasphême; elle entreprend, en un mot, d’accorder la lumiere avec les ténebres, Jésus-Christ avec Bélial. Et tel est spécialement, M. T. C. F. l’objet qu’on paroît s’être proposé dans un ouvrage récent, qui a pour titre: EMILE ou DE L’EDUCATION. Du sein de l’erreur il s’est élevé un homme plein du langage de la philosophie, sans être véritablement philosophe: esprit doué d’une multitude de connoissances qui ne l’ont pas éclairé, & qui ont répandu des ténebres dans les autres esprits: caractere livré aux paradoxes d’opinions & de conduite; alliant la simplicité des moeurs avec [250] le faste des pensées; le zele des maximes antiques avec la fureur d’établir des nouveautés, l’obscurité de la retraite avec le desir d’être connu de tout le monde; on l’a vu invectiver contre les sciences qu’il cultivoit; préconiser l’excellence de l’Evangile, dont il détruisoit les dogmes; peindre le beauté des vertus qu’il éteignoit dans l’ame de ses Lecteurs. Il s’est fait le précepteur du genre-humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l’oracle du siecle pour achever de le perdre. Dans un ouvrage sur l’inégalité des conditions, il avoit abaissé l’homme jusqu’au rang des bêtes; dans une autre production plus récente, il avoit insinué le poison de la volupté en paroissant le proscrire: dans celui-ci, il s’empare des premiers momens de l’homme, afin d’établir l’empire de l’irréligion.

II. Quelle entreprise, M. T. C. F.! L’éducation de la jeunesse est un des objets les plus importans de la sollicitude & du zele des Pasteurs. Nous savons que, pour réformer le monde, autant que le permettent la foiblesse & la corruption de notre nature, il suffiroit d’observer sous la direction & l’impression de la grace les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin & de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par-là ces esprits, encore exempts de préjugés, seroient pour toujours en garde contre l’erreur; ces coeurs encore exempts de grandes passions, prendroient les impressions de toutes les vertus. Mais à qui convient-il mieux qu’a nous & à nos coopérateurs dans le saint Ministere, de veiller ainsi sur les premiers momens de la jeunesse chrétienne; de lui distribuer le lait spirituel de la Religion, afin qu’il croisse[251] pour le salut;* [*Sicut modo geniti infantes, rationabile sine dolo lac concupiscite: ut in eo crescatis in salutem. I. Pet. c. 2] de préparer de bonne heure, par de salutaires leçons, des adorateurs sinceres au vrai Dieu, des sujets fidelles au Souverain, des hommes dignes d’être la ressource & l’ornement de la Patrie?

III. Or, M. T. C. F., l’Auteur d’EMILE propose un plan d’éducation qui, loin de s’accorder avec le Christianisme, n’est pas même propre à former des citoyens, ni des hommes. Sous le vain prétexte de rendre l’homme à lui-même, & de faire de son Eleve l’Eleve de la nature, il met en principe une assertion démentie, non-seulement par la Religion, mais encore par l’expérience de tous les peuples & de tous les tems. Posons, dit-il, pour maxime incontestable, que les premiers mouvemens de la nature sont toujours droits: il n’y a point de perversité originelle dans le coeur humain. A ce langage on ne reconnoît point la doctrine des saintes Ecritures & de l’Eglise, touchant la révolution qui s’est faite dans notre nature. On perd de vue le rayon de lumiere qui nous fait connoître le mystere de notre propre coeur. Oui, M. T. C. F., il se trouvé en nous un mélange frappant de grandeur & de bassesse, d’ardeur pour la vérité & de goût pour l’erreur, d’inclination pour la vertu & de penchant pour le vice: étonnant contraste, qui, en déconcertant la Philosophie payenne, la laissé errer dans de vaines spéculations! contraste dont la révélation nous découvre la source dans la chûte déplorable de notre premier pere! L’homme se sent entraîné par une pente funeste, & comment se roidiroit-il contre elle, si son enfance [252] n’étoit dirigée par des maîtres pleins de vertu, de sagesse, de vigilance; & si, durant tout le cours de sa vie, il ne faisoit lui-même, sous la protection, & avec les graces de son Dieu, des efforts puissans & continuels? Hélas! M. T. C. F., malgré les principes de l’éducation la plus saine & la plus vertueuse, malgré les promesses les plus magnifiques de la religion, & les menaces les plus terribles, les écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fréquens, trop multipliés; dans quelles erreurs, dans quels excès, abandonnée à elle-même, ne se précipiteroit-elle donc pas? C’est un torrent qui se déborde malgré les dignes puissantes qu’on lui avoit opposées: que seroit-ce donc si nul obstacle ne suspendoit ses flots, & ne rompoit ses efforts?

IV. L’Auteur d’EMILE, qui ne reconnoît aucune religion, indique néanmoins, sans y penser, la voie qui conduit infailliblement à la vraie religion. Nous, dit-il, qui ne voulons rien donner à l’autorité; nous, qui ne voulons rien enseigner à notre EMILE, qu’il ne pût comprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l’éleverons-nous? à quelle secte aggrégerons-nous l’Eleve de la nature? Nous ne l’aggrégerons, ni à celle-ci, ni à celle-là; nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de la raison doit le conduire. Plût à Dieu, M. T. C. F., que cet objet eût bien rempli! Si l’Auteur eût réellement mis son Eleve en état de choiser, entre toutes les religions, celle où le meilleur usage de la raison doit conduire, il l’eût immanquablement préparé aux leçons du christianisme. Car, M. T. C. F., la lumiere naturelle conduit à la lumiere évangélique; & le culte chrétien [253] est essentiellement un culte raisonnable.* [*Rationabile obsequium vestrum. Rom. C. 12. v. 1.] En effet, si le meilleur usage de notre raison ne devoit pas nous conduire à la révélation chrétienne, notre foi seroit vaine, nos espérances seroient chimériques. Mais comment ce meilleur usage de la raison nous conduit-il au bien inestimable de la foi, & de-là au terme précieux du salut? C’est à la raison, elle-même que nous en appellons. Dés qu’on reconnoit un Dieu, il ne s’agit plus que de savoir s’il a daigné parler aux hommes, autrement que par les impressions de la nature. Il faut donc examiner si les faits, qui constatent la révélation, ne sont pas supérieurs à tous les efforts de la chicane la plus artificieuse. Cent fois l’incrédulité a tâché de détruire ces faits, ou au moins d’en affoiblir les preuves; & cent fois sa critique a été convaincue d’impuissance. Dieu, par la révélation, s’est rendu témoignage à lui-même, & ce témoignage est évidemment très-digne de soi.* [*Tesimonia tua credibilia facta sunt nimis. Psal. 92. v. 5.] Que reste-t-il donc à l’homme qui fait le meilleur usage de sa raison, sinon d’acquiescer à ce témoignage? C’est votre grace, ô mon Dieu! qui consomme cette œuvre de lumiere; c’est elle qui détermine la volonté, qui forme l’ame chrétienne; mais le développement des preuves, & la forcé des motifs, ont préalablement occupé, épuré, la raison; & c’est dans ce travail, aussi noble qu’indispensable, que consiste ce meilleur usage de la raison, dont l’Auteur d’EMILE entreprend de parler sans en avoir une notion fixe & véritable.

V. Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu’il lui [254] prépare, cet Auteur veut qu’elle soit dénuée de tout principe de religion. Et voilà pourquoi, selon lui, connoître le bien & le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant... J’aimerois autant, ajoute-t-il, exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans.

VI. Sans doute, M. T. C. F., que le jugement humain a ses progrès, & ne se forme que par degrés. Mais s’ensuit-il donc qu’à l’âge de dix ans un enfant ne connoisse pont la différence du bien & du mal, qu’il confonde la sagesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice? Quoi! à cet âge il ne sentira pas qu’obéir à son pere est un bien, que lui désobéir est un mal. Le prétendre, M. T. C. F., c’est calomnier la nature humaine, en lui attribuant une stupidité qu’elle n’a point.

VII. «Tout enfant qui croit en Dieu, dit encore cet Auteur, est idolâtre ou antropomorphite.» Mais s’il est idolâtre, il croit donc plusieurs Dieux; il attribue donc la nature divine à des simulacres insensibles? S’il n’est qu’antropomorphite, en reconnoissant le vrai Dieu, il lui donne un corps. Or, on ne peut supposer ni l’un ni l’autre dans un enfant qui a reçu une éducation chrétienne. Que si l’éducation a été vicieuse à cet égard, il est souverainement injuste d’imputer à la religion ce qui n’est que la faute de ceux qui l’enseignent mal. Au surplus, l’âge de dix ans n’est point l’âge d’un Philosophe: un enfant, quoique bien instruit, peut s’expliquer mal; mais en lui inculquant que la Divinité n’est rien de ce qui tombe, ou de ce qui peut tomber sous les sens; qui c’est [255] une intelligence infinie, qui, douée d’une puissance suprême, exécute tout ce qui lui plaît, on lui donne de Dieu une notion assortie à la portée de son jugement. Il n’est pas douteux qu’un athée, par ses sophismes, viendra facilement à bout de troubler les idées de ce jeune croyant: mais toute l’adresse du sophiste ne sera certainement pas que cet enfant, lorsqu’il croit en Dieu, soit idolâtre ou antropomorphite; c’est-à-dire, qu’il ne croye que l’existence d’une chimere.

VIII. L’Auteur va plus loin, M. T. C. F., il n’accorde pas même à un jeune homme de quinze ans, la capacité de croire en Dieu. L’homme ne saura donc pas même à cet âge; s’il y a un Dieu, ou s’il n’y en a point: toute la nature aura beau annoncer la gloire de son Créateur, il n’entendra rien à son langage! Il existera, sans savoir à quoi il doit son existence! Et ce sera la saine raison elle-même qui le plongera dans ces ténebres! C’est ainsi, M. T. C. F., que l’aveugle impiété voudroit pouvoir obscurcir de ses noires vapeurs, le flambeau que la religion présente à tous les âges de la vie humaine. Saint Augustin raisonnoit bien sur d’autres principes, quand il disoit, en parlant des premieres années de sa jeunesse. «Je tombai dès ce tems-là, Seigneur, entre les mains de quelques-uns de ceux qui ont soin de vous invoquer; & je compris par ce qu’ils me disoient de vous, & selon les idées que j’étois capable de m’en former à cet âge-là, que vous étiez quelque chose de grand, & qu’encore que vous fussiez invisible, & hors de la portée de nos sens, vous pouviez nous exaucer & nous secourir. Aussi commençai-je dès mon enfance à vous prier, & vous regarder [256] comme mon recours & mon appui; & à mesure que ma langue se dénouoit, j’employois ses premiers mouvemens à vous invoquer.» (Lib. 1. Confess. Chap. IX).

IX. Continuons, M. T. C. F., de relever les paradoxes étranges de l’Auteur d’EMILE. Après avoir réduit les jeunes gens à une ignorance si profonde par rapport aux attributs & aux droits de la Divinité, leur accordera-t-il du moins l’avantage de se connoître eux-mêmes? Sauront-ils si leur ame est une substance absolument distinguée de la matiere? ou se regarderont-ils comme des êtres purement matériels & soumis aux seules loix du mécanisme? l’Auteur d’EMILE doute qu’à dix-huit ans, il soit encore tems que son Eleve apprenne s’il a une ame: il pense que, s’il l’apprend plutôt, il court risque de ne le savoir jamais: ne veut-il pas du moins que la jeunesse soit susceptible de la connoissance de ses devoirs? Non. A l’en croire, il n’y a que des objets physiques qui puissent intéresser les enfans, sur-tout ceux dont on n’a pas éveillé la vanité, & qu’on n’a pas corrompus d’avance par le poison de l’opinion. Il veut, en conséquence, que tous les soins de la premiere éducation soient appliqués à ce qu’il y a dans l’homme de matériel & de terrestre: exercez, dit-il, son corps, ses organes, ses sens, ses forces; mais tenez son ame oisive, autant qu’il se pourra. C’est que cette oisiveté lui a paru nécessaire pour disposer l’ame aux erreurs qu’il se proposoit de lui inculquer. Mais ne vouloir enseigner la sagesse à l’homme que dans le tems où il sera dominé par la fougue des passions naissantes, n’est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu’il la rejette?

[257] X. Qu’une semblable éducation, M. T. C. F., est opposée à celle que prescrivent, de concert, la vraie religion & la saine raison? Toutes deux veulent qu’un Maître sage & vigilant épie en quelque sorte dans son Eleve les premieres lueurs de l’intelligence, pour l’occuper des attraits de la vérité, les premiers mouvemens du coeur, pour le fixer par les charmes de la vertu. Combien en effet n’est-il pas plus avantageux de prévenir les obstacles, que d’avoir à les surmonter? Combien n’est-il pas à craindre, que, si les impressions du vice précédent les leçons de la vertu, l’homme parvenu à un certain âge, ne manque de courage, ou de volonté pour résister au vice? Une heureuse expérience ne prouve-t-elle pas tous les jours, qu’après les déréglemens d’une jeunesse imprudente & emportée, on revient enfin aux bons principes qu’on a reçus dans l’enfance?

XI. Au reste, M. T. C. F., ne soyons point surpris que l’Auteur d’EMILE remette à un tems si reculé la connoissance de l’existence de Dieu: il ne la croit pas nécessaire au salut. Il est clair, dit-il, par l’organe d’un personnage chimérique, il est clair que tel homme parvenu jusqu’à la vieillesse, sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans l’autre, si son aveuglement n’a point été volontaire, & je dis qu’il ne l’est pas toujours. Remarquez, M. T. C. F., qu’il ne s’agit point ici d’un homme qui seroit dépourvu de l’usage de sa raison, mais uniquement de celui dont la raison ne seroit point aidée de l’instruction. Or, une telle prétention est souverainement absurde, sur-tout dans le systême d’un Ecrivain qui soutient que la raison est absolument [258] saine. Saint Paul assure, qu’entre les Philosophes Paiens, plusieurs sont parvenus; par les seules forces de la raison, à la connoissance du vrai Dieu. Ce qui peut être connu de Dieu, dit cet Apôtre, leur a été manifesté, Dieu le leur ayant fait connoître: la considération des choses qui ont été faites dés la création du monde leur ayant rendu visible ce qui est invisible en Dieu, sa puissance même éternelle, & sa divinité, en sorte qu’ils sont sans excuse; puisqu’avant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, & ne lui ont point rendu graces; mais ils se sont perdus dans la vanité de leur raisonnement, & leur esprit insensé a été obscurci: en se disant sages, ils sont devenus sous.* [*Quod notum est Dei manifestum est in illis: Deus enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, à creaturâ mundi, par ea quie facta sunt intellecta, conspicintur: sempiterna quoque ejus virus & divinitas, ita ut sint inexcusabiles; quia cum cognovissent Deum, non sicut Deum glorificaverunt, aut gratias egerunt, fed evanuerunt in cogitationibus suis, & obscurant ess insipiens cor corum; dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt. Rom. C. I, v. 19. 22.]

XII. Or, si tel a été le crime de ces hommes, lesquels bien qu’assujettis par les préjugés de leur éducation au culte des idoles, n’ont pas laissé d’atteindre à la connoissance de Dieu: comment ceux qui n’ont point de pareils obstacles à vaincre, seroient-ils innocens & justes, au point de mériter de jouir de la présence de Dieu dans l’autre vie? Comment seroient-ils excusables (avec une raison saine telle que l’Auteur la suppose) d’avoir joui durant cette vie du grand spectacle de la nature, & d’avoir cependant méconnu celui qui l’a ci qui la créée, qui la conserve & la gouverne?

[259] XIII. Le même Ecrivain, M. T. C. F., embrasse ouvertement le scepticisme, par rapport à la création & l’unité de Dieu. Je sais, fait-il dire encore au personnage & supposé qui lui sert d’organe, je sais que le monde est gouverné par une volonté puissante & sage; je le vois, ou plutôt je le sens, & cela m’importe à savoir: mais ce même monde est-il éternel, ou créé? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs quelle est leur nature? Je n’en sais rien & que m’importe?.... Je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite, & supérieures à ma raison. Que veut donc dire cet Auteur téméraire? Il croit que le monde est gouverné par une volonté puissante & sage: il avoue que cela lui importe à savoir: & cependant, il ne sait, dit-il, s’il n’y a qu’un seul principe des choses, ou s’il y en a plusieurs; & il prétend qu’il lui importe peu de le savoir. S’il y a une volonté puissante & sage qui gouverne le monde, est-il concevable qu’elle ne soit pas l’unique principe des choses? Et peut-il être plus important de savoir l’un que l’autre? Quel langage contradictoire! Il ne sait, quelle est la nature de Dieu, & bientôt après il reconnoit que cet Etre suprême est doué d’intelligence, de puissance, de volonté & de bonté; n’est-ce donc pas là avoir une idée de la nature divine? L’unité de Dieu lui paroît une question oiseuse & supérieure à sa raison, comme si la multiplicité des Dieux n’étoit pas la plus grande de toutes les absurdités. La pluralité des Dieux, dit énergiquement Tertullien, est une nullité de Dieu,* [*Deus cum summum magnum sit, rectè veritas nostra pronuntiavit: Deus si non unus est, non est. Tertul. advers. Marcionem. Liv. I.] [260] admettre un Dieu, c’est admettre un Etre suprême & indépendant auquel tous les autres Etres soient subordonnés. Il implique donc qu’il y ait plusieurs Dieux.

XIV. Il n’est pas étonnant, M. T. C. F., qu’un homme qui donne dans de pareils écarts touchant la Divinité, s’éleve contre la religion qu’elle nous a révélée. A l’entendre, toutes les révélations en général ne font que dégrader Dieu, en lui donnant des passions humaines. Loin d’éclaircir les notions du grand Etre, poursuit-il, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir, ils les avilissent: qu’aux mysteres inconcevables qui les environnent, ils ajoutent des contradictions absurdes. C’est bien plutôt à cet Auteur, M. T. C. F., qu’on peut reprocher l’inconséquence & l’absurdité. C’est bien lui qui dégrade Dieu, qui embrouille, & qui avilit les notions du grand Etre, puisqu’il attaque directement son essence, en révoquant en doute son unité.

XV. Il a senti que la vérité de la révélation chrétienne étoit prouvée par des faits; mais les miracles formant une des principales preuves de cette révélation, & ces miracles nous ayant été transmis par la voie des témoignages, il s’écrie: quoi! toujours des témoignages humains! toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté? Que d’hommes entre Dieu & moi! Pour que cette plainte fût sensée, M. T. C. F., il faudroit pouvoir conclure que la révélation est fausse dès qu’elle n’a point été faite à chaque homme en particulier; il faudroit pouvoir dire: Dieu ne peut exiger de moi que je croye ce qu’on m’assure qu’il a dit, dès que ce n’est pas directement à moi qu’il a adresse [261] sa parole. Mais n’est-il donc pas une infinité de faits, même antérieurs à celui de la révélation chrétienne, dont il seroit absurde de douter? Par quelle autre voie que par celle des témoignages humains, l’Auteur lui-même a-t-il donc connu cette Sparte, cette Athenes, cette Rome dont il vante si souvent & avec tant d’assurance les loix, les moeurs, & les héros? Que d’hommes entre lui & les événemens qui concernent les origines & la fortune de ces anciennes Républiques! Que d’hommes entre lui & les Historiens qui ont conservé la mémoire de ces événemens! Son scepticisme n’est donc ici fondé que sur l’intérêt de son incrédulité.

XVI. Qu’un homme, ajoute-il-plus loin, vienne nous tenir ce langage: mortels, je vous annonce les volontés du Très-Haut: reconnissez à ma voix celui qui, m’envoie. J’ordonne au soliel de changer sa course, aux étoiles de un autre arrangement, aux montagnes de s’applanir, aux flots de s’élever, à la terre de prendre un autre aspect: à ces merveilles qui ne reconnoîtra pas à l’instant le Maître de la nature? Qui ne croiroit, M. T. C. F., que celui qui s’exprime de la sorte, ne demande qu’à voir des miracles, pour être chrétien? Ecoutez toutefois ce qu’il ajoute: reste enfin, dit-il, l’examen le plus important dans la doctrine annoncée..... Après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracles. Mieux eût-il valu n’y pas recourir, c’est dire: qu’on me montre des miracles, & je croirai, qu’on me [262] montre des miracles, & je refuserai encore de croire. Quelle inconséquence, quelle absurdité! Mais apprenez donc une bonne fois, M. T. C. F., que dans la question des miracles, on ne se permet point le sophisme reproché par l’Auteur du livré de l’EDUCATION. Quand une doctrine est reconnue vraie, divine, fondée sur une révélation certaine, on s’en sert pour juger des miracles, c’est-à-dire, pour rejetter les prétendus prodiges que des imposteurs voudroient opposer à cette doctrine. Quand il s’agit d’une doctrine nouvelle qu’on annonce comme émanée du sein de Dieu, les miracles sont produits en preuves; c’est-a-dire, que celui qui prend la qualité d’envoyé du Très-Haut, confirme sa mission, sa prédication par des miracles qui sont le témoignage même de la Divinité. Ainsi la doctrine & les miracles sont des argumens respectifs dont on fait usage, selon les divers points de vue où l’on se place dans l’étude & dans l’enseignement de la religion. Il ne se trouvé là, ni abus du raisonnement, ni sophisme ridicule, ni cercle vicieux. C’est ce qu’on a démontré cent fois; & il est probable que l’Auteur d’Emile n’ignore point ces démonstrations; mais dans le plan qu’il s’est fait d’envelopper de nuages, toute religion révélée, toute opération surnaturelle, il nous impute malignement des procédés qui déshonorent la raison; il nous représente comme des enthousiastes, qu’un faux zele aveugle au point de prouver deux principes, l’un par l’autre, sans diversité d’objets, ni de méthode. Où est donc, M. T. C. F. la bonne foi philosophique dont se pare cet Ecrivain?

XVII. On croiroit qu’après les plus grands efforts pour décréditer les témoignages humains qui attestent la révélation [263] chrétienne, le même Auteur y défere cependant de la maniere la plus positive, la plus solemnelle. Il faut, pour vous en convaincre, M. T. C. F., & en même tems pour vous édifier, mettre sous vos yeux cet endroit de son ouvrage: j’avoue que la majesté de l’Ecriture m’étonne; la sainteté de l’Ecriture parle à mort à mon coeur. Voyez les livres des Philosophes, avec toute leur pompe; qu’ils sont petits auprès de celui-là? Se peut-il qu’un livré à la fois si sublime & si simple, soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire, ne soit qu’un homme lui-même? Est-ce là le ton d’un enthousiaste, ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur! Quelle pureté dans ses moeurs! Quelle grace touchante dans ses instructions! Quelle élévation dans ses maximes! Quelle profonde sagesse dans ses discours! Quelle présence d’esprit, quelle finesse & quelle justesse dans ses réponses! Quel empire sur ses passions! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir & mourir sans foiblesse, & sans ostentation?..... Oui, si la vie & la mort de Socrate sont d’un sage, la vie & la mort de Jésus sont d’une Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile est inventée à plaisir?.....Ce n’est pas ainsi qu’on invente; & es faits de Socrate dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ.... II seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce livré, qu’il ne l’est, qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais les Auteurs Juifs n’eussent trouvé ce ton, ni cette morale; & l’Evangile a des caracteres de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le héros. [264] Il seroit difficile, M. T. C. F., de rendre un plus bel hommage à l’authenticité de l’Evangile. Cependant l’Auteur ne la reconnoît qu’en conséquence des témoignages humains. Ce sont toujours des hommes qui lui rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté. Que d’hommes entre Dieu & lui! Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui-même: le voilà confondu par ses propres aveux. Par quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter: avec tout cela ce même Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, & qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir, ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Etre toujours modeste & circonspect.... Respecter en silence ce qu’on ne sauroit, ni rejetter, ni comprendre, & s’humilier devant le grand Etre qui seul fait la vérité. Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté. Mais le scepticisme, M. T. C. F., peut-il donc être involontaire, lorsqu’on refuse de se soumettre à la doctrine d’un livré qui ne sauroit être inventé par les hommes? Lorsque ce livré porte des caracteres de vérité, si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le héros? C’est bien ici qu’on peut dire que l’iniquité a menti contre elle-même.* [*Mentita est iniquitas sibi. Psal. 26. v. 12.]

XVIII. Il semble, M. T. C. F., que cet Auteur n’a rejetté la révélation que pour s’en tenir à la religion naturelle; ce que Dieu veut qu’un homme fasse, dit-il, il ne lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit à lui-même, il l’écrit au fond de son coeur. Quoi donc! Dieu n’a-t-il pas écrit au [265] fond de nos coeurs l’obligation de se soumettre à lui, dès que nous sommes surs que c’est lui qui a parlé? Or, quelle certitude n’avons-nous pas de sa divine parole! Les faits de Socrate dont personne ne doute, sont de l’aveu même de l’Auteur d’EMILE, moins attestés que ceux de Jésus-Christ. La religion naturelle conduit donc elle-même à la religion révélée. Mais est-il bien certain qu’il admette même la religion naturelle, ou que du moins il en reconnoisse la nécessité? Non, M. T. C. F.. Si je me trompé, dit-il, c’est de bonne foi. Cela me suffit, pour que mon erreur même ne me soit pas imputé à crime. Quand vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal à cela; c’est-à-dire que, selon lui, il suffit de se persuader qu’on est en possession de la vérité; que cette persuasion, fût-elle accompagnée des plus monstrueuses erreurs, ne peut jamais être un sujet de reproche; qu’on doit toujours regarder comme un homme sage & religieux, celui qui, adoptant les erreurs même de l’athéisme, dira qu’il est de bonne foi. Or, n’est-ce pas là ouvrir la porte à toutes les superstitions, à tous les systêmes fanatiques, à tous les délires de l’esprit humain? N’est-ce pas permettre qu’il y ait dans le monde autant de religions, de cultes divins, qu’on y compte d’habitans? Ah! M. T. C. F., ne prenez point le change sur ce point. La bonne foi n’est estimable, que quand elle est éclairée & docile. Il nous est ordonné d’étudier notre religion, & de croire avec simplicité. Nous avons pour garant des promesses, l’autorité de l’Eglise: apprenons à la bien connoître, & jettons-nous ensuite dans son sein. Alors nous pourrons compter sur notre bonne foi, vivre dans la paix, [266] & attendre, sans trouble, le moment de la lumiere éternelle.

XIX. Quelle insigne mauvaise foi n’éclate pas encore dans la maniere dont l’incrédule, que nous réfutons, fait raisonner le chrétien & le catholique! Quels discours pleine d’inepties ne prête-t-il pas à l’un & à l’autre, pour les rendre méprisables! Il imagine un dialogue, entre un chrétien, qu’il traité d’inspiré, & l’incrédule, qu’il qualifie de raisonneur; voici comme il fait parler le premier: la raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais moi, je vous apprends de la part de Dieu que c’est la partie qui est plus grande que le tout; à quoi l’Incrédule répond; & qui êtes-vous pour m’oser dire que Dieu se contredit; & à qui croirai-je par préférence, de lui qui m’apprend par la raison des vérités éternelles, ou de vous qui m’annoncez de sa part une absurdité?

XX. Mais de quel front, M. T. C. F., ose-t-on prêter au chrétien un pareil langage? Le Dieu de la raison, disons-nous, est aussi le Dieu de la révélation. La raison & la révélation sont les deux organes par lesquels il lui a plu de se faire entendre aux hommes, soit pour les instruire de la vérité, soit pour leur intimer ses ordres. Si l’un de ces deux organes étoit opposé à l’autre, il est constant que Dieu seroit en contradiction avec lui-même. Mais Dieu se contredit-il, parce qu’il commande de croire des vérités incompréhensibles? Vous dites, ô impies, que les dogmes, que nous regardons comme révélés, combattent les vérités éternelles: mais il ne suffit pas de le dire. S’il vous étoit possible de le prouver, il y a long-tems que vous l’auriez fait, & que vous auriez poussé des cris de victoire.

[267] XXI. La mauvaise foi de l’Auteur d’EMILE, n’est pas moins révoltante dans le langage qu’il fait tenir à un catholique prétendu. Nos catholiques, lui fait-il dire, font grand bruit de l’autorité de l’Eglise; mais que gagnent-ils à cela? S’il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, qu’aux autres sectes pour établir directement leur doctrine. L’Eglise décide que l’Eglise a droit de décider: ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée? Qui ne croiroit, M. T. C. F., à entendre cet imposteur, que l’autorité de l’Eglise n’est prouvée que par ses propres décisions, & qu’elle procede ainsi: Je décide que je suis infaillible, donc je le suis: imputation calomnieuse, M. T. C. F. La constitution du christianisme, l’esprit de l’Evangile, les erreurs même & la foiblesse de l’esprit humain, tendent à démontrer que I’Eglise, établie par Jésus-Christ, est une Eglise infaillible. Nous assurons que, comme ce divin Législateur a toujours enseigné la vérité, son Eglise l’enseigne aussi toujours. Nous prouvons donc l’autorité de l’Eglise, non par l’autorité de l’Eglise, mais par celle de Jésus-Christ, procédé non moins exact, que celui qu’on nous reproche est ridicule & insensé.

XXII. Ce n’est pas d’aujourd’hui, M. T. C. F., que l’esprit d’irréligion est un esprit d’indépendance & de révolte. Et comment, en effet, ces hommes audacieux, qui refusent de se soumettre à l’autorité de Dieu même, respecteraient-ils celle des Rois qui sont les images de Dieu, ou celle des Magistrats qui sont les images des Rois? Songe, dit l’Auteur d’EMILE à son Eleve, qu’elle (l’espece humaine) est composée essentiellement de la collection des peuples; que quand tous les Rois... [268] en seroient ôtés, il n’y paroîtroit gueres, & que les choses n’en iroient pas plus mal...Toujours, dit-il loin, la multitude sera sacrifiée au petit nombre, & l’intérêt public à l’intérêt particulier: toujours ces noms spécieux de justice & de subordination serviront d’instrument à la violence, & d’armes à l’iniquité. D’où il suit, continue-t-il, que les ordres distingués, qui se prétendent utiles aux autres, ne sont en effet utiles qu’à eux-mêmes aux dépens des autres. Par où jugé de la considération qui leur est due selon la justice & la raison! Ainsi donc, M. T. C. F., l’impiété ose critiquer les intentions de celui par qui regnent les Rois:* [*Per me reges regnant. Prov. C. 8. v. 15.] ainsi elle se plaît à empoisonner les sources de la félicité publique, en soufflant des maximes qui ne tendent qu’à produire l’anarchie, & tous les malheurs qui en sont la suite. Mais, que vous dit la religion? Craignez Dieu: respecte le Roi.... [*Deum timete: regem honorificate. I. Pet. C. 2. v. 17.] que tout homme soit soumis aux Puissances supérieures: car il n’y a point de Puissance qui ne vienne de Dieu; & c’est lui qui a établi toutes celles qui sont dans le monde. Quiconque résiste donc aux Puissances, résiste à l’ordre de Dieu, ceux qui y résistent, attirent la condamnation sur eux-mêmes.* [*Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit; non est enim potestas nisi à Deo: quae autem sunt, à Deo ordinatae sunt. Itaque, qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. Qui autem resistunt ipsi sibi damnationem acquirunt. Rom. C. 13. v. 1. 2.]

XXIII. Oui, M. T. C. F., dans tout ce qui est de l’ordre civil, vous devez obéir au Prince, &, à ceux qui exercent son autorité, comme à Dieu même. Les seuls intérêts de l’Etre [269] suprême peuvent mettre des bornes à votre soumission; & si on vouloit vous punir de votre fidélité à ses ordres, vous devriez encore souffrir avec patience & sans murmure. Les Néron, les Domitien eux-mêmes, qui aimeront mieux être les fléaux de la terre, que les peres de leurs peuples, n’étoient comptables qu’à Dieu de l’abus de leur puissance. Les Chrétiens, dit Saint Augustin, leur obéissoient dans le tems à cause du Dieu de l’éternité.* [*Subditi erant propter Dominum aeternum, etiam Domino temporali. Aug. Enarrat. In Psal. 124.]

XXIV. Nous ne vous avons exposé, M. T. C. F., qu’une partie des impiétés contenues dans ce traité de l’EDUCATION, ouvrage également digne des anathêmes de l’Eglise, & de la sévérité des loix: &que faut-il de plus pour vous en inspirer une juste horreur? Malheur à vous, malheur à la société, si vos enfans étoient élevés d’après les principes de l’Auteur d’EMILE! Comme il n’y a que la religion qui nous ait appris à connoître l’homme, sa grandeur, sa misere, sa destinée future, il n’appartient aussi qu’à elle seule de former sa raison, de perfectionner ses moeurs, de lui procurer un bonheur solide dans cette vie & dans l’autre. Nous savons, M. T. C. F., combien une éducation vraiment chrétienne est délicate & laborieuse: que de lumiere & de prudence n’exige-t-elle pas! Quel admirable mélange de douceur & de fermeté! Quelle sagacité pour se proportionner à la différence des conditions, des âges, des tempéramens & des caracteres, sans s’écarter jamais en rien des regles du devoir! Quel zele & quelle patience pour faire fructifier, dans de jeunes coeurs, le germe [270] précieux de l’innocence, pour en déraciner, autant qu’il est possible, ces penchans vicieux qui sont les tristes effets de notre corruption héréditaire; en un mot, pour leur apprendre, suivant la morale de Saint Paul, à vivre en ce monde avec tempérance, selon la justice, & avec piété, en attendant la béatitude que nous espérons.* [*Erudiens nos, ut abnegantes impietatem & saecularia desideria, sobriè & justè & piè vivamus in hoc saeculo expectantes beatam spem. Tit. C. 2. v. 12. 13] Nous disons donc, à tous ceux qui sont chargés du soin également pénible & honorable d’élever la jeunesse: plantez & arrosez, dans la ferme espérance que le Seigneur, secondant votre travail, donnera l’accroissement; insistez à tems & à contre-tems, selon le conseil du même Apôtre; usez de réprimande, d’exhortation, de paroles séveres, sans perdre patience & sans cesser d’instruire;* [*Insta opportuné, importunè: argue, obsecra, increpa in omni patientiâ & doctrinâ. 2. Timot. C. 4. v. 1. 2.] sur-tout, joignez l’exemple à l’instruction: l’instruction sans l’exemple est un opprobre pour celui qui la donne, & un sujet de scandale pour celui qui la reçoit. Que le pieux & charitable Tobie soit votre modele; recommandez avec soin à vos enfans de faire des œuvres de justice & des aumônes, de se souvenir de Dieu, & de le bénir en tout tems dans la vérité, & de toutes leurs forces;* [*Filiis vestris mandate ut faciant justitias & eleemosinas, ut sint memores Dei & benedicant eum in omni tempore, in veritate & in totâ virtute suâ. Tob. C. 14. v. 11.] & votre postérité, comme celle de ce saint Patriarche, sera aimée de Dieu & des hommes.* [*omnis generatio ejus in bonâ vtâ & in sanctâ conversatione permansit, ita ut accepti essent tam Deo, quam hominibus & cunctis habitatoribus in terrà. Ibid. v. 17.]

[271] XXV. Mais en duel tems l’éducation doit-elle commencer? Dès les premiers rayons de l’intelligence: & ces rayons sont quelquefois prématurés. Formez l’enfant à l’entrée de sa voie, dit le Sage, dans sa vieillesse même il ne s’en écartera point.* [*Adolecens juxta viam suam, etiam cum senuerit, non recedet ab eâ. Prov. C. 22. v. 6.] Tel est en effet le cours ordinaire de la vie humaine: au milieu du délire des passions, & dans le sein du libertinage, les principes d’une éducation chrétienne sont une lumiere qui se ranime par intervalle pour découvrir au pécheur toute l’horreur de l’abyme où il est plongé, & lui en montrer les issues. Combien, encore une fois, qui, après les écarts d’une jeunesse licencieuse, sont rentrés, par l’impression de cette lumiere, dans les routes de la sagesse, & ont honoré, par des vertus tardives, mais sinceres, l’humanité, la Patrie & la religion!

XXVI. Il nous reste, en finissant, M. T. C. F., à vous conjurer, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de vous attacher inviolablement à cette religion sainte dans laquelle vous avez eu le bonheur d’être élevés; de vous soutenir contre le débordement d’une Philosophie insensée, qui ne se propose rien de moins que d’envahir l’héritage de Jésus Christ, de rendre ses promesses vaines, & de le mettre au rang de ces fondateurs de religion, dont la doctrine frivole ou pernicieuse a prouvé l’imposture. La foi n’est méprisée, abandonnée, insultée, que par ceux qui ne la connoissent pas, ou dont elle gêne les désordres. Mais les portes de l’enfer ne [272] prévaudront jamais contre elle. L’Eglise Chrétienne & Catholique est le commencement de l’Empire éternel de Jésus-Christ. Rien de plus qu’elle, s’écrie Saint Jean Damascene, c’est un rocher que les flots ne renversent point; c’est une montagne que rien ne peut détruire.* [*Nihil Ecclesia valentius, rupe sortior est.... semper viget cur eam Scriptura montem appellavit? Utique quia everti non potest. Damasc. To. 2, pag. 462, 463.]

XXVII. A ces causes, vu le livré qui a pour titre: EMILE, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve. A Amsterdam, chez Jean Néaulme, Libraire, 1762. Après avoir pris l’avis de plusieurs personnes distinguées par leur piété & par leur savoir, le saint Nom de Dieu invoqué, Nous condamnons ledit livré, comme contenant une doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle, & à détruire les fondemens de la religion chrétienne; établissant dus maximes contraires à la morale évangélique; tendant à troubler la paix des états, à révolter les sujets contre l’autorité de les Souverain: comme contenant un très-grand nombre de propositions respectivement fausses, scandaleuses, pleines de haine contre l’Eglise & ses Ministres, dérogeantes au respect dû à l’Ecriture Sainte & à la tradition de l’Eglise, erronées, impies, blasphématoires & hérétiques. En conséquence Nous défendons très-expressément à toutes personnes de notre Diocese de lire ou retenir ledit livré, sous les peines de droit. Et sera notre présent Mandement lu au Prône des Messes Paroissiales des Eglises de la ville, fauxbourgs & Diocese de Paris, publié & affiché par-tout où besoin sera. DONNE à Paris en [273] notre Palais Archiépiscopal, le vingtieme jour d’Août mil sept cent soixante-deux.

Signé, + CHRISTOPHE, Archev. de Paris,

PAR MONSEIGNEUR,

DE LA TOUCHE.

A PARIS, Chez C. F. SIMON, Imprimeur de la Reine & de Monseigneur l’Archevêque, rue des Mathurins. 1762,

FIN.


JEAN D’ALEMBERT

GENEVE, OU DESCRIPTION ABRÉGÉE DU GOUVERNEMENT
DE CETTE RÉPUBLIQUE

[Décembre, 1757, l’Encyclopédie, tome VII== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 274-292.]

GENEVE,
OU DESCRIPTION
ABRÉGÉE
DU
GOUVERNEMENT DE CETTE RÉPUBLIQUE.

Tirée de l’Encyclopédie.* [*L’article GENEVE de l’Encyclopédie ayant été l’occasion de la lettre de M. Rousseau à l’Auteur qui se trouvé à la page 411 du premier volume des Mélanges, & des réflexions que M. d’Alembert lui adresse sur cette lettre qui se trouveront ci-après, de même que de la déclaration des Ministres de Geneve, nous avons cru devoir remettre cet article sous les yeux du Lecteur.] [V. LETTRE à D’ALEMBERT SUR LES SPECTACLES; EXTRAIT DES REGISTRES; LETTRE DE M. D’ALEMBERT A M. ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE]

[274] LA ville de Geneve est située sur deux collines, à l’endroit où finit le lac qui porte aujourd’hui son nom, & qu’on appelloit autrefois Lac Léman. La situation en est très-agréable; on voit d’un côté le lac, de l’autre le Rhône, aux environs une campagne riante, des côteaux couverts de maisons de campagne le long du lac, & à quelques lieues les sommets toujours glacés des Alpes, qui paroissent des montagnes d’argent, lorsqu’ils sont éclairés par le soleil dans les beaux jours. Le port de Geneve sur le lac avec des jettées, ses barques, ses marchés, & si position entre la France, l’Italie & l’Allemagne, la rendent industrieuse, riche & commerçante. [275] Elle a plusieurs beaux édifices & des promenades agréables; les rues sont éclairées la nuit, & on a construit sur le Rhône une machine à pompes fort simple, qui fournit de l’eau jusqu’aux quartiers les plus élevés, à cent pieds de haut. Le lac est d’environ dix-huit lieues de long, & de quatre à cinq dans si plus brande largeur. C’est une espece de petite mer qui a ses tempêtes, & qui produit d’autres phénomenes curieux.

Jules César parle de Geneve comme d’une ville des Allobroges, alors province Romaine; il y vint pour s’opposer au passage des Helvétiens, qu’on a depuis appelles Suisses. Dès que le christianisme fut introduit dans cette ville, elle devint un Siégé épiscopal, suffragant de Vienne. Au commencement au V. siecle, l’Empereur Honorius la céda aux Bourguignons, qui en furent dépossédés en 534 par les rois Francs. Lorsque Charlemagne, sur la fin du IX. siecle, alla combattre les rois des Lombards, & délivrer le Pape (qui l’en récompensa bien par la couronne Impériale,) ce Prince passa à Geneve, & en fit le rendez-vous général de son armée. Cette ville fut ensuite annexée par héritage à l’Empire Germanique, & Conrad y vint prendre la couronne Impériale en 1034. Mais les Empereurs ses successeurs, occupés d’affaires très importantes, que leur susciterent les Papes pendant plus de trois cents ans, ayant négligé d’avoir les yeux sur cette ville, elle secoua insensiblement le joug, & devint une ville Impériale, qui eût son Evêque pour prince, ou plutôt pour seigneur; car l’autorité de l’Evêque étoit tempérée par celle des citoyens. Les armoiries qu’elle prit dès-lors exprimoient [276] cette constitution mixte; c’étoit une aigle Impériale d’un côté & de l’autre une clef représentant le pouvoir de l’Eglise, avec cette devise, Post tenebras lux. La ville de Geneve a conservé ces armes après avoir renoncé à l’Eglise Romaine; elle n’a plus de commun avec la Papauté que les clefs qu’elle porte dans son écusson; il est même assez singulier qu’elle les ait conservées, après avoir brisé avec une espece de superstition tous les liens qui pouvoient l’attacher à Rome; elle a pensé apparemment que la devise, Post tenebras lux, qui exprime parfaitement, à ce qu’elle croit, son état actuel par rapport à la religion, lui permettoit de ne rien changer au reste de ses armoiries.

Les Ducs de Savoye voisins de Geneve, appuyés quelquefois par les Evêques, firent insensiblement & à différentes reprises des efforts pour établir leur autorité dans cette ville; mais elle y résista avec courage, soutenue de l’alliance de Fribourg; & de celle de Berne. Ce fut alors, c’est-à-dire vers 1526, que le Conseil des CC. fut établi. Les opinons de Luther & de Zuingle commençoient à s’introduire; Berne les avoit adoptées; Geneve les goûtoit; elle les admit enfin en 1535; la Papauté fut abolie; & l’Evêque qui prend toujours le titre d’Evêque de Geneve, sans y avoir plus de jurisdiction que l’Evêque de Babylone n’en a Jans son diocese, est résident à Annecy depuis ce tems-là.

On voit encore entre les deux portes de l’hôtel-de-ville de Geneve, une inscription latine en mémoire de la religion catholique. Le pape y est appelle l’Antechrist: cette expression, que le fanatisme de la liberté & de la nouveauté [277] s’est permise dans un siecle encore à demi barbare, nous paroît peu digne aujourd’hui d’une ville aussi philosophe. Nous osons l’inviter à substituer à ce monument injurieux & grossier, une inscription plus vraie, plus noble & plus simple. Pour les Catholiques, le Pape est le chef de la véritable Eglise; pour les Protestans sages & modérés, c’est un Souverain qu’ils respectent comme Prince sans lui obéir; mais dans un siecle tel que le nôtre, il n’est plus l’Antechrist pour personne.

Geneve, pour défendre sa liberté contre les entreprises des Ducs de Savoye & de ses Evêques, se fortifia encore de l’alliance de Zurich, & sur-tout de celle de la France. Ce fut avec ces secours qu’elle résista aux armes de Charles Emanuel, & aux trésors de Philippe II, Prince dont l’ambition, le despotisme, la cruauté & la superstition, affurent à sa mémoire l’exécration de la postérité. Henri IV qui avoir secouru Geneve de trois cents soldats, eût bientôt après besoin lui-même de son secours; elle ne lui fut pas inutile dans le tems de la ligue & dans d’autres occasions: de-là sont venus les privileges dont les Genevois jouissent France comme les Suisses.

Ces peuples voulant donner de la célébrité à célébrité à leur ville, y appellerent Calvin, qui jouissoit avec justice d’une grande réputation; homme de Lettres du premier ordre, écrivant en latin aussi bien qu’on le peut faire dans une langue morte, & en François avec une pureté son singuliere pour son tems; cette pureté que nos habiles grammairiens admirent encore aujourd’hui, rend ses écrits bien supérieurs à presque tous [278] ceux du même siecle, comme les ouvrages de Mrs. de Port-Royal se distinguent encore aujourd’hui par la même raison, des rapsodies barbares de leurs adversaires & de leurs contemporains. Calvin, jurisconsulte habile & théologiens aussi éclairé qu’un hérétique le peut être, dressa de concert avec les Magistrats un recueil de loix civiles & ecclésiastiques, qui fut approuvé en 1543 par le peuple, & qui est devenu le Code fondamental de la République. Le superflu des biens ecclésiastiques, qui servoit avant la réforme a nourrir à nourrir le luxe des évêques & de leurs subalternes, fut appliqué à la fondation d’un hôpital, d’un college, & d’une académie: mais les guerres que Geneve eût à soutenir pendant près de soixante ans, empêcherent les Arts & le commerce d’y fleurir autant que les Sciences. Enfin le mauvais succès de l’escalade, tentée en 1602 par le Duc de Savoye, a été l’époque de la tranquillité de cette République. Les Genevois repousserent leurs ennemis, qui les avoient attaqués par surprise; & pour dégoûter le Duc de Savoye d’entreprises semblables, ils firent pendre treize des principaux généraux ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand chemin, des hommes qui voient attaqué leur ville sans déclaration de guerre: car cette politique singuliere & nouvelle, qui consiste à faire la guerre sans l’avoir déclarée, n’étoit pas encore connu en Europe; & eût-elle été pratiquée des-lors par les grands états, elle est trop préjudiciable aux petits, pour qu’elle puisse jamais être de leur goût.

Le Duc Charles Emmanuel se voyant repoussé & ses généraux pendus, renonça à s’emparer de Geneve. Son exemple [279] servit de leçon à ses successeurs; & depuis ce tems, cette ville n’a cessé de se peupler, de s’enrichir & de s’embellir dans le sein de la paix. Quelques dissentions intestines, dont la derniere a éclaté en 1738, ont de tems en tems altéré légérement la tranquillité de la République; mais tout a été heureusement pacifié par la médiation de la France & des Cantons confédérés; & la sureté est aujourd’hui établie au dehors plus fortement que jamais, par deux nouveaux traités, l’un avec la France en 1749, l’autre avec le roi de Sardaigne en 1754.

C’est une chose très-singuliere, qu’une ville qui compte à peine 24000 ames, & dont le territoire morcelé ne contient pas trente villages, ne laissé pas d’être un Etat Souverain, & une des villes les plus florissantes de l’Europe. Riche par sa liberté & par son commerce, elle voit souvent autour d’elle tout en feu sans jamais s’en ressentir; les événemens qui agitent l’Europe ne sont pour elle qu’un spectacle, dont elle jouit sans y prendre part; attachée aux François par ses alliances & par son commerce, aux Anglois par son commerce & par la religion, elle prononce avec impartialité sur la justice des guerres que ces deux Nations puissantes se sont l’une à l’autre (quoiqu’elle soit d’ailleurs trop sage pour prendre aucune part à ces guerres), & jugé tous les Souverains de l’Europe, sans les flatter, sans les blesser, & sans les craindre.

La ville est bien fortifiée, sur-tout du côté du Prince qu’elle redoute le plus, du roi de Sardaigne. Du côté de la France, elle est presque ouverte & sans défense. Mais le service s’y fait comme dans une ville de guerre; les arsenaux & les [280] magasins sont bien fournis; chaque citoyen y est soldat comme en Suisse & dans l’ancienne Rome. On permet aux Genevois de servir dans les troupes étrangeres; mais l’état ne fournit à aucune puissance des compagnies avouées, & ne souffre dans son territoire aucun enrôlement.

Quoique la ville soit riche, l’état est pauvre par la répugnance que témoigne le peuple pour les nouveaux impôts, même les moins onéreux. Le revenu de l’état ne va pas à cinq cents mille livres monnoie de France; mais l’économe admirable avec laquelle il est administré, suffit à tout, & produit même des sommes en réserve pour les besoins extraordinaires.

On distingue dans Geneve quatre ordres de personnes; les Citoyens qui sont fils de Bourgeois & nés dans la ville; eux seuls peuvent parvenir à la Magistrature: les Bourgeois qui sont fils de Bourgeois ou de Citoyens, mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit du Bourgeoisie que le Magistrat peut conférer, ils peuvent être du Conseil-Général, & même du Grand-Conseil appellé des Deux-cents. Les Habitans sont des étrangers, qui ont permission du Magistrat de demeurer dans la ville, & qui n’y sont rien autre chose. Enfin les Natifs sont les fils des habitant; ils ont quelques privileges de plus que leurs peres, mais ils sont exclus du Gouvernement.

A la tête de la République sont quatre Syndics, qui ne peuvent l’être qu’un an, & ne le redevenir qu’après quatre ans. Aux Syndics est joint le Petit-Conseil, composé de vingt Conseillers, d’un Trésorier & de deux Secrétaires d’état, & un autre Corps qu’on appelle de la Justice. Les affaires journalieres [281] & qui demandent expédition, soit criminelles, soit civiles sont l’objet de ces deux Corps.

Le Grand-Conseil est composé de deux cents cinquante Citoyens ou Bourgeois: il est jugé des grandes causes civiles, il fait grace, il bat monnoie, il élit les membres du Petit-Conseil, il délibere sur ce qui doit être porté au Conseil-Général. Ce Conseil-Général embrasse le Corps entier des Citoyens & des Bourgeois, excepté ceux qui n’ont pas vingt-cinq ans, les banqueroutiers, & ceux qui ont eu quelque flétrissure. C’est à cette assemblée qu’appartiennent le pouvoir législatif, le droit de la guerre & de la paix, les alliances, les impôts, & l’élection des principaux Magistrats, qui se fait dans la cathédrale avec beaucoup d’ordre & de décence, quoique le nombre des Votans soit d’environ 1500 personnes.

On voit par ce détail que le Gouvernement de Geneve a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la Démocratie; tout est sous la direction des Syndics, tout émane du Petit-Conseil pour la délibération, & tout retourne à lui pour l’exécution: ainsi il semble que la ville de Geneve ait pris pour modele cette loi si sage du gouvernement des anciens Germains: de minoribus rebus Principes consultant, de majoribus omnes; ita tamen, ut ea quorum penes plebem arbitrium est, apud Principes proetractentur. Tacite, de mor. German.

Le Droit Civil de Geneve est presque tout tiré du Droit Romain, avec quelques modifications: par exemple, un pere ne peut jamais disposer que de la moitié de son bien en faveur de qui il lui plaît; le reste se partage également entre ses [282] enfans. Cette loi assure d’un côté l’indépendance des enfans, & de l’autre elle prévient l’injustice des peres.

M. de Montesquieu appelle avec raison une belle loi, celle qui exclut des charges de la république les citoyens qui n’acquittent pas les dettes de leur pere après sa mort, & à plus forte raison ceux qui n’acquittent pas leurs dettes propres.

On n’étend point les degrés de parenté qui prohibent le mariage au-delà de ceux que marque le Lévitique, ainsi les cousins-germains peuvent se marier ensemble, mais aussi point de dispense dans les cas prohibés. On accorde le divorce en cas d’adultère ou de désertion malicieuse, après des proclamations juridiques.

La Justice criminelle s’exerce avec plus d’exactitude que de rigueur. La question, déjà abolie dans plusieurs états, & qui devroit l’être par-tout comme une cruauté inutile, est proscrite à Genève; on ne la donne qu’à des criminels déjà condamnés à mort, pour découvrir leurs complices, s’il est nécessaire. L’accusé peut demander communication de la procédure, & se faire assister de ses parens, & d’un Avocat pour plaider sa cause devant les Juges à huis ouverts. Les sentences criminelles se rendent dans la place publique par les Syndics, avec beaucoup d’appareil.

On ne connoit point à Geneve de dignité héréditaire; le fils d’un premier Magistrat reste confondu dans la foule, s’il ne s’en tire par son mérite. La noblesse ni la richesse ne donnent ni rang, ni prérogatives, ni facilité pour s’élever aux charges: les brigues sont sévérement défendues. Les emplois sont si peu lucratifs, qu’ils n’ont pas de quoi exciter la [283] cupidité: ils ne peuvent tenter que des ames nobles, par la considération qui y est attachée.

On voit peu de procès; la plupart sont accommodés par des amis communs, par les Avocats même, & par les Juges.

Des loix somptuaires défendent l’usage des pierreries & de la dorure, limitent la dépense des funérailles, & obligent tous les citoyens à aller à pied dans les rues: on n’a de voitures que pour la campagne. Ces loix, qu’on regarderoit en France comme trop séveres & presque comme barbares & inhumaines, ne sont point nuisibles aux véritables commodités de la vie, qu’on peut toujours se procurer à peu de frais; elles ne retranchent que le faste, qui ne contribue point au bonheur, & qui ruine sans être utile.

Il n’y a peut-être point de ville où il y ait plus de mariages heureux; Geneve est sur ce point à deux cents ans de nos moeurs. Les réglemens contre le luxe sont qu’on ne craint point la multitude des enfans; ainsi le luxe n’y est point, comme en France, un des grands obstacles à la population.

On ne souffre point a Geneve de comédie; ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des loix séveres & bien exécutées sur la conduite des comédiens? Par ce moyen Geneve auroit des spectacles & des moeurs, & jouiroit de l’avantage des [284] uns & des autres: les représentations théâtrales formeroient le goût des citoyens, & leur donneroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très-difficile d’acquérir sans ce secours. La littérature en profiteroit, sans que le libertinage fît des progrès, & Geneve réuniroit à la sagesse de Lacédémone la politesse d’Athenes. Une autre considération, digne d’une République si sage & si éclairée, devroit peut-être l’engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la profession de comédien, l’espece d’avilissement où nous avons mis ces hommes si nécessaires au progrès & au soutien des Arts, est certainement une des principales causes qui contribue au dérèglement que nous leur reprochons: ils cherchent à se dédommager par les plaisirs, de l’estime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous, un comédien qui a des moeurs est doublement respectable, mais à peine lui en sait-on quelque gré. Le traitant qui insulte à l’indigence publique & qui s’en nourrit, le courtisan qui rampe & qui ne paye point ses dettes, voilà l’espece d’hommes que nous honorons le plus. Si les comédiens étoient non-seulement soufferts à Geneve, mais contenu d’abord par des réglemens sages, protégés ensuite, & même considérés dès qu’ils en seroient dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que les autres citoyens, cette ville auroit bientôt l’avantage de posséder ce qu’on croit si rare, & ce qui ne l’est que par notre faute, un troupe de comédiens estimables. Ajoutons que cette troupe deviendroit bientôt la meilleure de l’Europe; plusieurs personnes pleines de goût & de disposition pour le théâtre, & qui [285] craignent de se déshonorer parmi nous en s’y livrant accourroient à Geneve pour cultiver non-seulement sans honte, mais même avec estime, un talent si agréable & si peu commun. Le séjour de cette ville, que bien des François regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendroit alors le séjour des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la Philosophie & de la liberté; & les étrangers ne seroient plus surpris de voir que dans une ville où les spectacles décent & réguliers sont défendus, on permette des farces grossieres & sans esprit, aussi contraires au bon goût qu’aux bonnes moeurs. Ce n’est pas tout: peu-à-peu l’exemple des comédiens de Geneve, la régularité de leur conduite, & la considération dont elle les seroit jouir, serviroient de modele aux comédiens des autres nations, & de leçon à ceux qui les ont traités jusqu’ici avec tant de rigueur, & même d’inconséquence. On ne les verroit pas d’un côté pensionnés par le Gouvernement, & de l’autre un objet d’anathême; nos Prêtres perdroient l’habitude de les excommunier, & nos bourgeois de les regarder avec mépris: & une petite République auroit la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important peut-être qu’on ne pense.

Geneve a une université qu’on appelle Académie, où la jeunesse est instruite gratuitement. Les Professeurs peuvent devenir Magistrats, & plusieurs le sont en effet devenus, ce qui contribue beaucoup à entretenir l’émulation & la célébrité de l’Académie. Depuis quelques années on a établi aussi une Ecole de Dessein. Les Avocats, les Notaires, les Médecins, forment des Corps auxquels on n’est aggrégé qu’après des [286] examens publics; & tous les Corps de métiers ont aussi leurs réglemens, leurs apprentissages, & leurs chefs-d’oeuvre.

La bibliothéque publique est bien assortie; elle contient vingt-six mille volumes, & un assez grand nombre de manuscrits. On prête ces livres à tous les citoyens, ainsi chacun lit & s’éclaire: aussi le peuple est-il beaucoup plus instruit à Geneve que par-tout ailleurs. On ne s’apperçoit pas que ce soit un mal, comme on prétend que c’en seroit un parmi nous. Peut-être les Genevois & nos Politiques ont-ils également raison.

Après l’Angleterre, Geneve a reçu la premiere l’inoculation de la petite vérole, qui a tant de peine à s’établir en France, & qui pourtant s’y établira, quoique plusieurs de nos Médecins la combattent encore, comme leurs prédécesseurs ont combattu la circulation du sang, l’émétique, & tant d’autre; vérités incontestables ou de pratiques utiles.

Toutes les Sciences & presque tous les Arts ont été si bien cultivés à Geneve, qu’on seroit surpris de voir la liste des savans & des artistes en tout genre que cette ville a produit depuis deux siecles. Elle a eu même quelquefois l’avantage de posséder des étrangers célebres, que sa situation agréable, & la liberté dont on y jouit, ont engagé à s’y retire. M. de Voltaire, qui depuis quatre ans y a établi son séjour, retrouve chez ces Républicains les mêmes marques d’estimé & considération qu’il a reçues Monarques.

La fabrique qui fleurit le plus à Geneve, est celle des l’horlogerie: elle occupe plus ce cinq mille personnes, c’est-à-dire plus de la cinquieme partie des citoyens. Les autres Arts n’y sont pas négligés, entr’autres, l’agriculture; on remédie [287] au peu de fertilité du terroir, à forcé de soin &de travail.

Toutes les maisons sont bâties de pierre, ce qui prévient très-souvent les incendies, auxquelles on apporte d’ailleurs un prompt remede, par le bel ordre établi pour les éteindre.

Les Hôpitaux ne sont point à Geneve, comme ailleurs, une simple retraite pour les pauvres malades & infirmes: on y exerce l’hospitalité envers les pauvres passans; mais sur-tout on en tire une multitude de petites pensions qu’on distribue aux pauvres familles, pour les aider à vivre sans se déplacer, & sans renoncer à leur travail. Les Hôpitaux dépensent par an plus du triple de leur revenu, tant les aumônes de toute espece sont abondantes.

II nous reste à parler de la religion de Geneve: c’est la partie de cet article qui intéresse peut-être le plus les Philosophes. Nous allons donc entrer dans ce détail; mais nous prions nos lecteurs de se souvenir que nous ne sommes ici qu’historiens, & non controversistes. Nos articles de théologie sont destinés à servir d’antidote à celui-ci, & raconter n’est pas approuver. Nous renvoyons donc nos lecteurs aux mots EUCHARISTIE, ENFER, FOI,CHRISTIANISME, pour les prémunir d’avance contre ce que nous allons dire.

La constitution ecclésiastique de Geneve est purement prèsbytérienne; point d’Evêques, encore moins de Chanoines ce n’est pas qu’on désapprouve l’Episcopat; mais comme on ne le croit pas de droit divin, on a pensé que des Pasteurs moins riches & moins importans que des Evêques, convenoient mieux à une petite République.

Les Ministres sont ou Pasteurs, comme nos Curés, ou [288] Postulans, comme nos Prêtres sans bénéfice. Le revenir des Pasteurs ne va pas au-delà de 1200 livres, sans aucun casuel; c’est l’Etat qui le donne, car l’Eglise n’a rien. Les Ministres ne sont reçus qu’à vingt-quatre ans, après des examens qui sont très-rigides quant à la science & quant aux moeurs; & dont il seroit à souhaiter que la plupart de nos églises catholiques suivissent l’exemple.

Les Ecclésiastiques n’ont rien à faire dans les funérailles; c’est un acte de simple police, qui se fait sans appareil: on croit à Geneve qu’il est ridicule d’être fastueux après à mort. On enterre dans un vaste cimetiere assez éloigné de le la ville, usage qui devroit être suivi par-tout.

Le Clergé de Geneve a des moeurs exemplaires: les Ministres vivent dans une grande union; on ne les voit point, comme dans d’autres pays, disputer entr’eux avec aigreur sur des matures inintelligibles, se persécuter mutuellement, s’accuser indécemment auprès des Magistrats: il s’en faut cependant beaucoup qu’ils pensent tous de même sur les articles qu’on regarde ailleurs comme les plus importans à la religion. Plusieurs ne croient plus la divinité de Jésus-Christ, dont leur chef étoit si zélé défenseur, & pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce supplice, qui fait quelque tort à la charité & à la modération de leur Patriarche, ils n’entreprennent point de le justifier; ils avouent que Calvin fit une action très-blâmable, & ils se contentent (si c’est un catholique qui leur parle) d’opposer au supplice de Servet cette abominable journée de la St. Barthélemi, que tout bon François desireroit effacer de notre histoire avec son sang, & ce supplice [289] de Jean Hus, que les Catholiques même, disent-ils, n’entreprennent plus de justifier, où l’humanité & la bonne foi furent également violées, & qui dort couvrir la mémoire de l’Empereur Sigmond d’un opprobre éternel.

«Ce n’est pas, dit M. de Voltaire, un petit exemple du progrès de la raison humaine, qu’on ait imprimé à Geneve avec l’approbation publique (dans l’essai sur l’histoire universelle du même Auteur), que Calvin avoit une ame atroce, aussi bien qu’un esprit éclairé. Le meurtre de Servet paroît aujourd’hui abominable.» Nous croyons que les éloges dûs à cette noble liberté de penser & d’écrire, sont partager également entre l’Auteur, son siecle & Geneve. Combien de pays où la Philosophie n’a pas fait moins de progrès, mais où la vérité est encore captive, où la raison n’ose élever la voix pour foudroyer ce qu’elle condamne en silence, où même trop d’Ecrivains pusillanimes, qu’on appelle sages, respectent les préjugés qu’ils pourroient combattre avec autant de décence que de sureté!

L’enfer, un des points principaux de notre croyance, n’en est pas un aujourd’hui pour plusieurs ministres de Geneve; ce seroit, selon eux, faire injure à la divinité, d’imaginer que cet Etre plein de bonté & de justice, fût capable de punir nos fautes par une éternité de tourmens: ils expliquent le moins mal qu’ils peuvent les passages formels de l’Ecriture qui sont contraires à leur opinion, prétendant qu’il ne faut jamais prendre à la lettre dans les Livres saints, tout ce qui paroît blesser l’humanité & la raison. Ils croient donc qu’il y a des peines dans une autre vie, mais pour un tems; ainsi [290] le purgatoire, qui a été une des principales causes de la séparation des Protestans d’avec l’Eglise Romaine, est aujourd’hui la seule peine que plusieurs d’entr’eux admettent après la mort: nouveau trait à ajouter à l’histoire des contradictions humaines.

Pour tour dire en un mot, plusieurs Pasteurs de Geneve n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejettent tout ce qu’on appelle mysteres, & s’imaginant que le premier principe d’une religion véritable, est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison: aussi quand on les presse sur la nécessité de la révélation, ce dogme si essentiel du christianisme, plusieurs y substituent le terme d’utilité, qui leur paroît plus doux: en cela s’ils ne sont pas orthodoxes, ils sont au moins conséquens à leurs principes.

Un Clergé qui pense ainsi doit être tolérant, & l’est en effet assez pour n’être pas regardé de bon oeil par les Ministres des autres Eglises réformées. On peut dire encore, sans prétendre approuver d’ailleurs la religion de Geneve, au’il y a peu de pays où les théologiens & les ecclésiastiques soient plus ennemis de la superstition. Mais en récompense, comme l’intolérance & la superstition ne servent qu’à multiplier les incrédules, on se plaint moins à Geneve qu’ailleurs des progrès de l’incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre: la religion y est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple: le respect pour Jésus-Christ & pour les Ecritures, sont peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Geneve.

Les Ecclésiastiques sont encore mieux à Geneve que d’être [291] tolérans; ils se renferment uniquement dans leurs fonctions, en donnant les premiers aux citoyens l’exemple de la soumission aux loix. Le Consistoire établi pour veiller sur les moeurs, n’inflige que des peines spirituelles. La grande querelle du Sacerdoce & de l’Empire, qui dans des siecles d’ignorance a ébranlé la couronne de tant d’Empereurs, & qui, comme nous ne le savons que trop, cause des troubles fâcheux dans des siecles plus éclairés, n’est point connue à Geneve; le Clergé n’y fait rien sans l’approbation des Magistrats.

Le culte est fort simple; point d’images; point de luminaires, point d’ornemens dans les Eglises. On vient pourtant de donner à la cathédrale un portail d’assez bon goût; peut-être parviendra-t-on peu-à-peu à décorer l’intérieur des temples. Où seroit en effet l’inconvénient d’avoir des tableaux & des statues, en avertissant le peuple, si l’on vouloit, de ne leur rendre aucun culte, & de ne les regarder que comme des monumens destinés à retracer d’une maniere frappante & agréable les principaux événemens de la religion? Les Arts y gagneroient sans que la superstition en profitât. Nous parlons ici, comme le Lecteur doit le sentir, dans les principes des Pasteurs Genevois, & non dans de l’Eglise Catholique.

Le service divin renferme deux choses; les prédictions & le chant. Les prédications se bornent presqu’uniquement à la morale, & n’en valent que mieux. Le chant est d’assez mauvais goût; & les vers françois qu’on chante, plus mauvais encore. Il faut espérer que Geneve se réformera sur ces deux points. On vient de placer une orgue dans la cathédrale, & [292] peut-être parviendra-t-on à louer Dieu en meilleur langage & en meilleure musique. Du reste la vérité nous oblige de dire que l’Etre Suprême est honoré à Geneve avec une décence & un recueillement qu’on ne remarque point dans nos Eglises.

Nous ne donnerons peut-être pas d’aussi grands articles aux plus vastes. Monarchies; mais aux yeux du philosophe la république des abeilles n’est pas moins intéressante que l’histoire des grands Empires; & ce n’est peut-être que dans les petits états qu’on peut trouver le modele d’une parfaite administration politique. Si la religion ne nous permet pas de penser que les Genevois aient efficacement travaillé à leur bonheur dans l’autre monde, la raison nous oblige à croire qu’ils sont à-peu-près aussi heureux qu’on le peut être dans celui-ci.

O fortunatos nimium, sua si bona norint!

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

J. TREMBLEY

EXTRAIT DES REGISTRES

[10 Février 1758 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 293-299.]

EXTRAIT
DES REGISTRES
De la VÉNÉRABLE COMPAGNIE
des Pasteurs
& Professeurs
de l’Eglise
& de l’Académie
de GENEVE
,
du 10 Février 1758.

[293] LA Compagnie informée que le VII. Tome de l’Encyclopédie, imprimé depuis peu à Paris, renferme au mot GENEVE des choses qui intéressent essentiellement notre église, s’est fait lire cet article; & ayant nommé des Commissaires pour l’examiner plus particulièrement, ouï leur rapport, après mûre délibération, elle a cru se devoir à elle-même & à l’édification publique, de faire & de publier la Déclaration suivante.

La Compagnie a été également surprise & affligée, de voir dans ledit article de l’Encyclopédie, que non-seulement notre culte est représenté d’une maniere défectueuse, mais que l’on y donne une très-fausse idée de notre doctrine & de notre foi. On attribue à plusieurs de nous sur divers articles des sentimens qu’ils n’ont point, & l’on en défigure d’autres. On avance, contre toute vérité, que plusieurs ne croient plus la divinité de Jésus-Christ....& n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle mystere, &c.[294] Enfin, comme pour nous faire honneur d’un esprit tout philosophique, on s’efforce d’exténuer notre christianisme par des expressions qui ne vont pas à moins qu’à le rendre tout-à-fait suspect; comme quand on dit que parmi nous la religion est presque réduite ci l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple, & que le respect pour Jésus-Christ & pour l’Ecriture, sont peut-être la seule chose qui distingue du pur déisme le christianisme de Geneve.

De pareilles imputations sont d’autant plus dangereuse & plus capables de nous faire tort dans toute la Chrétienté, qu’elles se trouvent dans un livré fort répandu, qui d’ailleurs parle favorablement de notre ville, de ses moeurs, de son Gouvernement, & même de son Clergé & de sa constitution ecclésiastique. Il est triste pour nous que le point le plus important soit celui sur lequel on se montre le plus mal informé.

Pour rendre plus de justice à l’intégrité de notre foi, il ne falloit que faire attention aux témoignages publics & authentiques que cette Eglise en a toujours donne, & qu’elle en donne encore chaque jour. Rien de plus connu que notre grand principe & notre profession constante de tenir la doctrine des saints Prophêtes & Apôtres, contenue dans les livres de l’ancien & du nouveau Testament, pour une doctrine divinement inspirée, seule regle infaillible & parfaite de notre foi & de nos moeurs. Cette profession est expressément confirmée par ceux que l’on admet au saint Ministere; & même par tous les membres de notre Troupeau, quand ils rendent raison de leur foi, comme catéchumenes, à la face de l’église. [295] On sait aussi l’usage continuel que nous faisons du Symbole des Apôtres, comme d’un abrégé de la partie historique & dogmatique de l’Evangile, également admis de tous les chrétiens. Nos ordonnances ecclésiastiques portent sur les mêmes principes: nos prédications, notre culte, notre liturgie, nos Sacremens, tout est relatif à l’oeuvre de notre rédemption par Jésus-Christ. La même doctrine est enseignée dans les leçons les theses de notre Académie, dans nos l’livres de piété, & dans les autres ouvrages que publient nos Théologiens particuliérement contre l’incrédulité, poison funeste, dont nous travaillons sans cessé à préserver notre Troupeau. Enfin nous ne craignons pas d’en appeller ici au témoignage des personnes de tout ordre, & même des étrangers qui entendent nos instructions tant publiques que en sont édifiés.

Sur quoi donc a-t-on pu se fonder, pour donner une autre aidée de notre doctrine? ou si l’on veut faire tomber le soupçon sur notre sincérité, comme si nous ne pensions pas ce que nous enseignons & ce que nous professions en public, de quel droit se permet-on un soupçon si odieux? Et comment n’a-t-on pas senti, qu’après avoir loué nos moeurs comme exemplaires, c’étoit se contredire, c’étoit faire injure à cette même probité, que, de nous taxer d’une hypocrite où ne tombent que des gens peu consciencieux, qui se jouent de la religion?

Il et vrai que nous estimons & que nous cultivons la Philosophie. Mais ce n’est point cette Philosophie licencieuse & sophistique dont on voit aujourd’hui tant d’écarts. C’est une [296] Philosophie solide, qui, loin d’affoiblir la soi, conduit les plus sages à être aussi les plus religieux.

Si nous prêchons beaucoup la morale, nous n’insistons pas moins sur le dogme. Il trouvé chaque jour sa place dans nos chaires; nous avons même deux exercices publics par semaine uniquement destinés à l’explication du catéchisme. D’ailleurs cette morale est la morale chrétienne, toujours liée au dogme, & tirant de là sa principale forcé, particuliérement des promesses de pardon & de félicité éternelle que fait l’Evangile à ceux qui s’amendent, comme aussi des menaces d’une condamnation éternelle contre les impies & les impénitens. A cet égard, comme à tout autre, nous croyons qu’il faut s’en tenir à la sainte Ecriture qui nous parle, non d’un Purgatoire, mais du Paradis & de l’Enfer, où chacun recevra sa juste rétribution selon le bien ou le mal qu’il aura fait dans cette vie. C’est en prêchant fortement ces grandes vérités, que nous tâchons de porter les hommes à la sanctification.

Si on loue en nous un esprit de modération & de tolérance, on ne doit pas le prendre pour une marque d’indifférence ou de relâchement. Graces à Dieu, il a un tout autre principe. Cet esprit est celui de l’Evangile, qui s’allie très-bien avec le zele. D’un côté la charité chrétienne nous éloigné absolument des voies de contrainte, & nous fait supporter sans peine quelque diversité d’opinions qui n’atteint pas l’essentiel, comme il y en a eu de tout tems dans les Eglises même les plus pures: de l’autre, nous ne négligeons aucun soin, aucune voie de persuasion, pour établir, pour inculquer, pour défendre les points fondamentaux du christianisme.

[297] Quand il nous arrive de remonter aux principes de la loi naturelle, nous le faisons à l’exemple des Auteurs sacrés; & ce n’est point d’une maniere qui nous approche des déistes, puisqu’en donnant à la théologie naturelle plus de solidité & d’étendue que ne sont la plupart d’entr’eux, nous y joignons toujours la révélation, comme un secours du ciel très-nécessaire, & sans lequel les hommes ne seroient jamais sortis de l’état de corruption & d’aveuglement où ils étoient tombés.

Si l’un de nos principes est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison, ce n’est point-là, comme on le suppose, un caractere de socinianisme. Ce principe est commun à tous les protestans; & ils s’en servent pour rejetter des doctrines absurdes, telles qu’il ne s’en trouvé point dans l’Ecriture sainte bien entendue. Mais ce principe ne va pas jusqu’à nous faire rejetter tout ce qu’on appelle mystere; puisque c’est le nom que nous donnons à des vérités d’un ordre surnaturel, que la seule raison humaine ne découvre pas, ou qu’elle ne sauroit comprendre parfaitement, qui n’ont pourtant rien d’impossible en elles-mêmes, & que Dieu nous a révélées. Il suffit que cette révélation soit certaine dans ses preuves, & précise dans ce qu’elle enseigne, pour que nous admettions de telles vérités, conjointement avec celles de la religion naturelle; d’autant mieux qu’elles se lient fort bien entr’elles, & que l’heureux assemblage qu’en fait l’Evangile forme un corps de religion admirable & complet.

Enfin, quoique le point capital de notre religion soit d’adorer un seul Dieu, on ne doit pas dire qu’elle se réduise presque à cela, chez presque tout ce qui n’est pas peuple. Les [298] personnes les mieux instruites sont aussi celles qui savent le mieux quel est le prix de l’alliance de grace, & que la vie éternelle consiste à connoître le seul vrai Dieu, celui qu’il a envoyé Jésus-Christ, son fils, en qui a habité corporellement toute la plénitude de la Divinité, & qui nous a été donne pour sauveur, pour médiateur & pour jugé, afin que tous honorent le fils comme ils honorent le pere. Par cette raison, le terme de respect pour Jésus-Christ & pour l’Ecriture, nous paroissant de beaucoup trop foible, ou trop équivoque, pour exprimer la nature & l’étendue de nos sentimens à cet égard, nous disons que c’est avec foi, avec une vénération religieuse, avec une entiere soumission d’esprit & de coeur, qu’il faut écouter ce divin Maître & le Saint Esprit parlant dans les Ecritures. C’est ainsi qu’au lieu de nous appuyer sur la sagesse humaine, si foible & si bornée, nous sommes fondés sur la parole de Dieu, seule capable de nous rendre véritablement sages à salut, par la foi en Jésus-Christ: ce qui donne à notre religion un principe plus sur, plus relevé, & bien plus d’étendue, bien plus d’efficace; en un mot, un tout autre caractere que celui sous lequel on s’est plû à la dépeindre.

Tels sont les sentimens unanimes de cette Compagnie qu’elle se sera un devoir de manifester & de soutenir en toute occasion, comme il convient à de fidelles serviteurs Jésus-Christ. Ce sont aussi les sentimens des Ministres de cette Eglise qui n’ont pas encore cure d’ames, lesquels étant informes du contenu de la présente déclaration, ont tous demandé d’y être compris. Nous ne craignons pas non plus d’assurer que c’est le sentiment général de notre Eglise; ce qui a bien [299] paru par la sensibilité qu’ont témoignée les personnes de tout ordre de notre Troupeau, sur l’article du dictionnaire qui cause ici nos plaintes.

Après ces explications & ces assurances, nous sommes bien dispensés, non-seulement d’entrer dans un plus grand détail sur les diverses imputations qui nous ont été faites; mais aussi de répondre à ce que l’on pourroit encore écrire dans le même but. Ce ne seroit qu’une contestation inutile, dont notre caractere nous éloigné infiniment. Il nous suffit d’avoir mis à couvert l’honneur de notre Eglise & de notre ministere, en montrant que le portrait qu’on a fait de notre religion est infidelle, & que notre attachement pour la saine doctrine évangélique n’est ni moins sincere que celui de nos peres, ni différent de celui des autres Eglises réformées, avec qui nous faisons gloire d’être unis par les liens d’une même foi, & dont nous voyons avec beaucoup de peine que l’on veuille nous distinguer.

J. TREMBLEY, secrétaire.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

JEAN D’ALEMBERT

LETTRE DE M. D’ALEMBERT
A M. ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE

[1759. Publication, Amsterdam, 1759 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 300-343.]

LETTRE
DE M. D’ALEMBERT
A. M. ROUSSEAU,
CITOYEN
DE GENEVE.

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage. LA FONT. L. xii. Fab. xx.

[300] LA lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, Monsieur, sur l’article Geneve de l’Encyclopédie, a eu tout le succès que vous deviez en attendre. En intéressant les Philosophes par les vérités répandues dans votre ouvrage, & les gens de goût par l’éloquence & la chaleur de votre style, vous avez encore su plaire à la multitude par le mépris même que vous témoignez pour elle, & que vous eussiez peut-être marqué davantage en affectant moins de le montrer.

Je ne me propose pas de répondre précisément & votre lettre, mais de m’entretenir avec vous sur ce qui en fait le sujet, & de vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaises: il seroit trop dangereux de lutter contre une plume telle que la vôtre, & je ne cherche point à écrire des choses brillantes, mais des choses vraies.

Une autre raison m’engagé à ne pas demeurer dans le silence; [301] c’est la reconnoissance que je vous dois des égards avec lesquels vous m’avez combattu. Sur ce point seul je me flatte de ne vous point céder. Vous avez donné aux gens de Lettres un exemple digne de vous, & qu’ils imiteront peut-être enfin quand ils connoîtront mieux leurs vrais intérêts. Si la satire & l’injure n’étoient pas aujourd’hui le ton favori de la critique, elle seroit plus honorable à ceux qui l’exercent, & plus utile à ceux qui en sont l’objet. On ne craindroit point de s’avilir en y répondant; on ne songeroit qu’à s’éclairer avec une candeur & une estime réciproque; la vérité seroit connue, & personne ne seroit offensé; car c’est moins la vérité qui blesse, que la maniere de la dire.

Vous avez eu dans votre lettre trois objets principaux; d’attaquer les spectacles pris en eux-mêmes; de montrer que quand la morale pourroit les tolérer, la constitution de Geneve ne lui permettroit pas d’en avoir; de justifier enfin les Pasteurs de votre Eglise sur les sentimens que je leur ai attribués en matiere de religion. Je suivrai ces trois objets avec vous, & je m’arrêterai d’abord sur le premier, comme sur celui qui intéresse le plus grand nombre des lecteurs. Malgré l’étendue de la matiere, je tâcherai d’être le plus court qu’il me sera possible; il n’appartient qu’à vous d’être long & d’être lu, & je ne dois pas me flatter d’être aussi heureux en écarts.

Le caractere de votre Philosophie, Monsieur, est d’être ferme & inexorable dans sa marche. Vos principes posés, les conséquences sont ce qu’elles peuvent, tant pis pour nous si elles sont fâcheuses; mais à quelque point qu’elles le soient, elles ne vous le paroissent jamais assez pour vous forcer à revenir [302] sur les principes. Bien loin de craindre les objections qu’on peut faire contre vos paradoxes, vous prévenez ces objections en y répondant par des paradoxes nouveaux. Il me semble voir en vous (la comparaison ne vous offensera pas sans doute) ce chef intrépide des Réformateurs, qui pour se défendre d’une hérésie en avançoit une plus grave, qui commença par attaquer les Indulgences, & finit par abolir la Messe. Vous avez prétendu que la culture des Sciences & des Arts est nuisible aux moeurs, on pouvoit vous objecter que dans une Société policée cette culture est du moins nécessaire jusqu’à un certain point, & vous prier d’en fixer les bornes; vous vous êtes tiré d’embarras en coupant le noeud, & vous n’avez cru pouvoir nous rendre heureux & parfaits, qu’en nous réduisant à l’état de bêtes. Pour prouver ce que tant d’Opéra François avoient si bien prouvé avant vous, que nous n’avons point de musique, vous avez déclaré que nous ne pouvions en avoir, que si nous en avions une, ce seroit tant pis pour nous. Enfin, dans la vue d’inspirer plus efficacement à vos compatriotes l’horreur de la coméde, vous la représentez comme une des plus pernicieuses inventions des hommes, & pour me servir de vos propres termes, comme un divertissement plus barbare que les combats ces gladiateurs.

Vous procédez avec ordre, & ne portez pas d’abord les grands coups. A ne regarder les spectacles que comme un amusement, cette raison seule vous paroît suffire pour les condamner. La vie est si courte, dites-vous, & le tems si précieux. Qui en doute, Monsieur? Mais même tems la vie [303] est si malheureuse & le plaisir si rare. Pourquoi envier aux hommes, destinés presque uniquement par la nature à pleurer & à mourir, quelques délassemens passagers, qui les aident à supporter l’amertume ou l’insipidité de leur existence? Si les spectacles, considérés sous ce point de vue, ont un défaut à mes yeux, c’est d’être pour nous une distraction trop légere & un amusement trop foible, précisément par cette raison qu’ils se présentent trop à nous sous la seule idée d’amusement, & d’amusement nécessaire à notre oisiveté. L’illusion se trouvant rarement dans les représentations théâtrales, nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laissé presque entiérement à nous. D’ailleurs le plaisir superficiel & momentané qu’elles peuvent produire, est encore affaibli par la nature de ce plaisir même, qui tout imparfait qu’il est, a l’inconvénient d’être trop recherché, &, si on peut parler de la sorte, appelle de trop loin. Il a fallu, ce me semble, pour imaginer un pareil genre de divertissement, que les hommes en eussent auparavant essayé & usé de bien des especes; quelqu’un qui s’ennuyoit cruellement (c’étoit vraisemblablement un Prince) doit avoir eu la premiere idée de cet amusement rafiné, qui consiste à représenter sur des planches les infortunes & les travers de nos semblables pour nous consoler ou nous guérir des nôtres; & à nous rendre spectateurs de la vie, d’acteurs que nous y sommes, pour nous en adoucir le poids & les malheurs. Cette réflexion triste vient quelquefois troubler le plaisir que je goûte au théâtre; à travers les impressions agréables de la scene, j’apperçois de tems en tems, malgré moi & avec une sorte de chagrin, l’empreinte fâcheuse de son [304] origine; sur-tout dans ces momens de repos, où l’action suspendue & refroidie laissant l’imagination tranquille, ne montre plus que la représentation au lieu de la chose, & l’acteur au lieu du personnage. Telle est, Monsieur, la triste destinée de l’homme jusques dans les plaisirs même; moins il peut s’en passer, moins il les goûte; & plus il y met de soins & d’étude, moins leur impression est sensible. Pour nous en convaincre par un exemple encore plus frappant que celui du théâtre, jettons les yeux sur ces maisons décorées la vanité & par l’opulence, que le vulgaire croit un séjour de délices, & où les rafinemens d’un luxe recherché brillent de toutes parts; elles ne rappellent que trop souvent au riche blazé qui les a fait construire, l’image importune de l’ennui qui lui a rendu ces rafinemens nécessaires.

Quoi qu’il en soit. Monsieur, nous avons trop besoin de plaisirs, pour nous rendre difficiles sur le nombre ou sur le choix. Sans doute tous nos divertissemens forcés & factices, inventés & mis en usage par l’oisiveté, sont bien au-dessous des plaisirs si purs & si simples que devroient nous offrir les devoirs de citoyen, d’ami, d’époux, de fils & de pere: mais rendez-nous donc, si vous le pouvez, ces devoirs moins pénibles & moins tristes: ou souffrez qu’après les remplis de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux aussi des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux, & par conséquent les citoyens moins rares, les amis plus sensibles & plus constans, les peres fidelles & plus vraies; nous ne chercherons point alors d’autres plaisirs que ceux qu’on goûte [305] au sein de l’amitié, de la patrie, de la nature & de l’amour. Mais il y a long-tems, vous le savez, que le siecle d’Astrée n’existe plus que dans les fables, si même il a jamais existé ailleurs. Solon disoit qu’il avoir donne aux Athéniens, non les meilleures loix en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent observer. Il en est ainsi des devoirs qu’une saine philosophie prescrit aux hommes & des plaisirs qu’elle leur permet. Elle doit nous supposer & nous prendre tels que nous sommes, pleins de passions & de foiblesses, mécontens de nous-mêmes & des autres, réunissant à un penchant naturel pour l’oisiveté, l’inquiétude & l’activité dans les desirs. Que reste-t-il à faire à la Philosophie, que de pallier à nos yeux par les distractions qu’elle nous offre, l’agitation qui nous tourmente, ou la langueur qui nous consume? Peu de personnes ont, comme vous, Monsieur, la forcé de chercher leur bonheur dans la triste &uniforme tranquillité de la solitude. Mais cette ressource ne vous manque-t-elle jamais à vous-même? N’éprouvez-vous jamais au sein du repos, & quelquefois du travail, ces momens de dégoût & d’ennui qui rendent nécessaires les délassemens ou distractions? La société seroit d’ailleurs trop malheureuse, si tous ceux qui peuvent se suffire ainsi que vous, s’en bannissoient par un exil volontaire. Le sage en fuyant les hommes, c’est-à-dire, en évitant de s’y livrer, (car c’est la seule maniere dont il doit les fuir), leur est au moins redevable de ses instructions & de son exemple; c’est au milieu de ses semblables que l’Etre supreme lui a marqué son séjour, & il n’est pas plus permis aux Philosophes qu’aux Rois d’être hors de chez eux.

[306] Je reviens aux plaisirs du théâtre. Vous avez laissé avec raison aux déclamateurs de la chaire, cet argument si rebattu contre les spectacles, qu’ils sont contraires à l’esprit du christianisme, qui nous oblige de nous mortifier sans cessé. On s’interdiroit sur ce principe les délassemens que la religion condamne le moins. Les Solitaires austeres de Port-Royal, grands prédicateurs de la mortification chrétienne, & par cette raison grands adversaires de la comédie, ne se refusoient pas dans leur solitude, comme l’a remarqué Racine, le plaisir de faire des sabots, & celui de tourner les Jésuites en ridicule.

Il semble donc que les spectacles, à ne les considérer encore que du côté de l’amusement, peuvent être accordés aux hommes, du moins comme un jouet qu’on donne à des enfans, qui souffrent. Mais ce n’est pas seulement un jouet qu’on a prétendu leur donner, ce sont des leçons utiles déguisées sous l’apparence du plaisir. Non-seulement on a voulu distraire de leurs peines ces enfans adultes; on a voulu que ce théâtre, où ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer, devint pour eux, sans qu’ils s’en apperçussent, une école de moeurs & de vertu. Voilà, Monsieur, de quoi vous croyez le théâtre incapable; vous lui attribuez même un effet absolument contraire, & vous prétendez le prouver.

Je conviens d’abord avec vous, que les Ecrivains dramatiques ont pour but principal de plaire, & que celui d’être utiles est tout au plus le second: mais qu’importe, s’ils sont en effet utiles, que ce soit leur premier ou leur second objet? Soyons de bonne soi, Monsieur, avec nous-mêmes, & convenons que les Auteurs de théâtre n’ont rien en cela qui [307] des distingue des autres. L’estime publique est le but principal de tout Ecrivain; & la premiere vérité qu’il veut apprendre à ses lecteurs, c’est qu’il est digne de cette estime. En vain effecteroit-il de la dédaigner dans ses ouvrages; l’indifférence se taît, & ne fait point tant de bruit; les injures même dites à une nation ne sont quelquefois qu’un moyen plus piquant de se rappeller à son souvenir. Et le fameux Cynique de la Grece eût bientôt quitté ce tonneau d’où il bravoit les préjugés & les Rois, si les Athéniens eussent passé leur chemin sans le regarder & sans l’entendre. La vraie philosophie ne consiste point à fouler aux pieds la gloire, & encore moins à le dire; mais à n’en pas faire dépendre son bonheur, même en tâchant de la mériter. On n’écrit donc, Monsieur, que pour être lu, & on ne veut être lu que pour être estimé; j’ajoute, pour être estimé de la multitude, de cette multitude même, dont on fait d’ailleurs (& avec raison) si peu de cas. Une voix secrete & importune nous crie, que ce qui est beau, grand & vrai plaît a tout le monde, & que ce qui n’obtient pas le suffrage général, manque apparemment de quelqu’une de ces qualités. Ainsi quand on cherche les éloges du vulgaire, c’est moins comme une récompense flatteuse en elle-même, que comme le gage le plus sur de la bonté d’un ouvrage. L’amour-propre qui n’annonce que des prétentions modérées, en déclarant qu’il se borne à l’approbation du petit nombre, est un amour-propre timide qui se console d’avance, ou un amour-propre mécontent qui se console après coup. Mais quel que soit le but d’un. Ecrivain, soit d’être loué, soit d’être utile, ce but n’importe gueres au public, ce [308] n’est point là ce qui regle son jugement, c’est uniquement le degré de plaisir ou de lumiere qu’on lui a donne. Il honore ceux qui l’instruisent en l’amusant, il applaudit ceux qui l’instruisent en l’amusant. Or, les bonnes pieces de théâtre me paroissent réunir ces deux derniers avantages. C’est la morale mise en action, ce sont les préceptes réduits en exemple; la tragédie nous offre es malheurs produits par les vices des hommes, la comédie les ridicules attachés à leurs défauts; l’une & l’autre mettent sous les yeux ce que la morale ne montre que d’une maniere abstraite & dans une espece de lointain. Elles développent & fortifient par les mouvemens qu’elles excitent en nous, les sentimens dont la nature a mis le germe dans nos ames.

On va, selon vous, s’isoler au spectacle, on y va oublier ses proches, ses concitoyens & ses amis. Le spectacle est au contraire celui de tous nos plaisirs qui nous rappelle le plus aux autres hommes, par l’image qu’il nous présente de la vie humaine, & par les impressions qu’il nous donne & qu’il nous laissé. Un Poete dans son enthousiasme, un Géometre dans ses méditations profondes, sont bien plus isolés qu’on ne l’est au théâtre. Mais quand les plaisirs de la scene nous seroient perdre pour un moment le souvenir de nos semblables, n’est-ce pas l’effet naturel de toute occupation qui nous attache, de tout amusement qui nous entraîne? Combien de momens dans la vie où l’homme le plus vertueux oublie ses compatriotes & ses amis sans les aimer moins; & vous-même, Monsieur, n’auriez-vous renoncé à vivre avec les vôtres que pour y penser toujours?

[309] Vous avez bien de la peine, ajoutez-vous, à concevoir cette regle de la poétique des anciens, que le théâtre purge les passions en les excitant. La regle, ce me semble, est vraie, mais elle a le défaut d’être mal énoncée; & c’est sans doute par cette raison qu’elle a produit tant de disputes, qu’on se seroit épargnées si on avoit voulu s’entendre. Les passions dont le théâtre tend à nous garantir, ne sont pas celles qu’il excite; mais il nous en garantit en excitant en nous les passions contraires: j’entends ici par passion, avec la plupart des Ecrivains de morale, toute affection vive & profonde qui nous attache fortement à son objet. En ce sens la tragédie se sert des passions utiles & louables, pour réprimer les passions blâmables & nuisibles; elle emploie, par exemple, les larmes & la compassion dans Zaire, pour nous précautionner contre l’amour violent & jaloux; l’amour de la Patrie dans Brutus, pour nous guérir de l’ambition; la terreur & la crainte de la vengeance céleste dans Sémiramis, pour nous faire haïr & éviter le crime. Mais si avec quelques Philosophes on n’attache l’idée de passion qu’aux affections criminelles, il faudra pour lors se borner à dire que le théâtre les corrige en nous rappellant aux affections naturelles ou vertueuses, que le Créateur nous a données pour combattre ces mêmes passions.

«Voilà, objectez-vous, un remede bien foible & cherché bien loin: l’homme est naturellement bon; l’amour de la vertu, quoi qu’en disent les Philosophes, est inné dans nous; il n’y a personne, excepté les scélérats de profession, qui avant d’entendre une tragédie ne soit déjà persuadé [310] des vérités dont elle va nous instruire; & à l’égard des hommes plongés dans le crime, ces vérités sont bien inutiles à leur faire entendre, & leur coeur n’a point d’oreilles.» L’homme est naturellement bon, je le veux; cette question demanderoit un trop long examen; mais vous conviendrez du moins que la société, l’intérêt, l’exemple, peuvent faire de l’homme un être méchant. J’avoue que quand il voudra consulter sa raison, il trouvera qu’il ne peut être heureux que par la vertu; & c’est en ce seul sens que vous pouvez regarder l’amour de la vertu comme inné dans nous; car vous ne croyez pas apparemment que le foetus & les enfans à la mamelle ayent aucune notion du juste & de l’injuste. Mais la raison ayant à combattre en nous des passions qui étouffent sa voix, emprunte le secours du théâtre pour imprimer plus profondément dans notre ame les vérités que nous avons besoin d’apprendre. Si ces vérités glissent sur les scélérats décidés, elles trouvent dans le coeur des autres une entrée plus facile; elles s’y fortifient quand elles y étoient déjà gravées; incapables peut-être de ramener les hommes perdus, elles sont au moins propres à empêcher les autres de se perdre. Car la morale est comme la médecine; beaucoup plus sûre dans ce qu’elle fait pour prévenir les maux, que dans ce qu’elle tente pour les guérir.

L’effet de la morale du théâtre est donc moins d’opérer un changement subit dans les coeurs corrompus, que de prémunir contre le vice les ames foibles par l’exercice des sentimens honnêtes, & d’affermir dans ces mêmes sentimens les ames vertueuses. Vous appellez passagers & stériles les mouvemens [311] que le théâtre excite, parce que la vivacité. de ces mouvemens semble ne durer que le tems de la piece; mais leur effet, pour être lent & comme insensible, n’en est pas moins réel aux yeux du Philosophe. Ces mouvemens sont des secousses par lesquelles le sentiment de la vertu a besoin d’être réveillé dans nous; c’est un feu qu’il faut de tems en tems ranimer & nourrir pour l’empêcher de s’éteindre.

Voilà, Monsieur, les fruits naturels de la morale mise en action sur le théâtre; voilà les seuls qu’on en puisse attendre. Si elle n’en a pas de plus marqués, croyez-vous que la morale réduite aux préceptes en produise beaucoup davantage? Il est bien rare que les meilleurs livres de morale rendent vertueux ceux qui n’y sont pas disposés d’avance; est-ce une raison pour proscrire ces livres? Demandez à nos prédicateurs les plus fameux combien ils sont de conversions par an; ils vous répondront qu’on en fait une ou deux par siecle, encore faut-il que le siecle soit bon; sur cette réponse leur défendrez-vous de prêcher, & à nous de les entendre?

«Belle comparaison, direz-vous; je veux que nos prédicateurs & nos moralistes n’ayent pas des succès brillans; au moins ne sont-ils pas grand mal, si ce n’est peut-être celui d’ennuyer quelquefois; mais c’est précisément parce que les Auteurs de théâtre nous ennuyent moins, qu’ils nous nuisent davantage. Quelle morale, que celle qui présente si souvent aux yeux des spectateurs des monstres impunis & des crimes heureux? Un Atrée qui s’applaudit des horreurs qu’il a exercées contre son frere, un Néron qui empoisonne Britannicus pour régner en paix, une Médée [312] qui égorge ses enfans, & qui part en insultant au désespoir de leur pere, un Mahomet qui séduit & qui entraîne tout un peuple, victime & instrument de ses fureurs? Quel affreux spectacle à montrer aux hommes, que des scélérats triomphans?» Pourquoi non, Monsieur, si on leur rend ces scélérats odieux dans leur triomphe même? Peut-on mieux nous instruire à la vertu, qu’en nous montrant d’un côté les succès du crime, & en nous faisant envier de l’autre le fort de la vertu malheureuse? Ce n’est pas dans la prospérité ni dans l’élévation qu’on a besoin d’apprendre à c’est dans l’abjection & dans l’infortuné. Or, sur cet effet du théâtre j’en appelle avec confiance à votre propre témoignage; interrogez les spectateurs l’un après l’autre au sortir de ces tragédies que vous croyez une école de vice & de crime; demandez-leur lequel ils aimeroient mieux être, de Britannicus ou de Néron, d’Atrée ou de Thyeste, de Zopire ou de Mahomet; hésiteront-ils sur la réponse? Et comment hésiteroient-ils? Pour nous borner à un seul exemple, quelle leçon plus propre à rendre le fanatisme exécrable, & à faire regarder comme des monstres ceux qui I’inspirent, que cet horrible tableau du quatrieme acte de Mahomet, où l’on voit Seide, égaré par un zele affreux, enfoncer le poignard dans le sein de son pere? Vous voudriez, Monsieur, bannir cette tragédie de notre théâtre? Plût à Dieu qu’elle y fut plus ancienne de deux cents ans! L’esprit philosophique qui l’a dictée seroit de même date parmi nous, & peut-être eût épargné à la nation Françoise, d’ailleurs si paisible & si douce, les horreurs & les atrocités religieuses auxquelles elle s’est livrée. [313] Si cette tragédie laissé quelque chose à regretter aux sages, c’est de n’y voir que les forfaits causés par le zele d’une fausse religion, & non les malheurs encore plus déplorables, où le zele aveugle pour une religion vraie peut quelquefois entraîner les hommes.

Ce que je dis ici de Mahomet, je crois pouvoir le dire de même des autres tragédies qui vous paroissent si dangereuses. Il n’en est, ce me semble, aucune qui ne laissé dans notre ame après la représentation, quelque grande & utile leçon de morale plus ou moins développée. Je vois dans OEdipe un Prince fort à plaindre sans doute, mais toujours coupable, puisqu’il a voulu, contre l’avis même des Dieux, braver sa destinée; dans Phedre, une femme que la violence de sa passion peut rendre malheureuse, mais non pas excusable, puisqu’elle travaille à perdre un Prince vertueux dont elle n’a pu se faire aimer; dans Catilina, le mal que l’abus des grands talens peut faire au genre-humain; dans Médée &dans Atrée, les effets abominables de l’amour criminel & irrité, de la vengeance & de la haine. D’ailleurs, quand ces pieces ne nous enseigneroient directement aucune vérité morale, seroient-elles pour cela blâmables au pernicieuses? Il suffiroit pour les justifier de ce reproche, de faire attention aux sentimens louables, ou tout au moins naturels, qu’elles excitent en nous; OEdipe & Phedre l’attendrissement sur nos semblables, Atrée & Médée le frémissement & l’horreur. Quand nous irions à ces tragédies, moins pour être instruits que pour être remués, quel seroit en cela notre crime & le leur? Elles seroient pour les honnêtes gens, s’il est permis [314] d’employer cette comparaison, ce que les supplices sont pour le peuple, un spectacle où ils assisteroient par le seul besoin, que tous les homme sont d’être émus. C’est en effet ce besoin & non pas, comme on le croit communément un sentiment d’inhumanité qui fait courir le peuple aux exécutions des criminels. Il voit au contraire ces exécutions avec un mouvement de trouble & de pitié, qui va quelquefois jusqu’à l’horreur & aux larmes. Il faut à ces amen rudes, concentrées & grossieres, des secousses fortes pour les ébranler. La tragédie suffit aux ames plus délicates, & plus sensibles; quelquefois même, comme dans Médée & dans Atrée, l’impression est trop violente pour, elles. Mais bien loin d’être alors dangereuse, elle est au contraire importune;& un sentiment de cette espece peut-il être une source de vices & de forfaits? Si dans ses pieces où l’on exposé le crime à nos yeux, les scélérats ne sont pas toujours punis, le spectateur est affligé qu’ils ne le soient pas: quand il ne peut en accuser le Poete, toujours obligé de se conformer à l’histoire, c’est alors, si je puis parler ainsi, l’histoire elle-même qu’il accuse; & il se dit en sortant.

Faisons notre devoir, & laissons faire aux Dieux.

Aussi dans un spectacle qui laisseroit plus de liberté au Poete, dans notre Opéra, par exemple, qui n’est d’ailleurs ni le spectacle de la vérité ni celui des moeurs, je doute qu’on pardonnât à l’Auteur de laisser à jamais le crime impuni, Je me souviens d’avoir vu autrefois en manuscrit un opéra [315] d’Atrée, où ce monstre périssoit écrasé de la foudre, en criant avec une satisfaction barbare,

Tonnez, Dieux impuissans, frappez, je suis vengé.

Cette situation vraiment théâtrale, secondée par une musique effrayante, eût produit, ce me semble, un des plus heureux dénouemens qu’on puisse imaginer au théâtre lyrique.

Si dans quelques tragédies on a voulu nous intéresser pour des scélérats, ces tragédies ont manqué leur objet; c’est la faute du Poete & non du genre; vous trouverez des historiens même qui ne sont pas exempts de ce reproche; en accuserez-vous l’histoire? Rappellez-vous, Monsieur, un de nos chefs-d’oeuvre en ce genre, la conjuration de Venise de l’Abbé de St. Réal, & l’espece d’intérêt qu’il nous inspire(sans l’avoir peut-être voulu) pour ces hommes qui ont juré la ruine de leur Patrie; ons’afflige presque après cette lecture de voir tant de courage & d’habileté devenus inutiles;on se reproche ce sentiment, mais il nous saisit malgré nous, & ce n’est que par réflexion qu’on prend part au salut de Venise. Je vous avouerai à cette occasion(contre l’opinion assez généralement établie), que le sujet de Venise sauvée me paroît bien plus propre au théâtre que celui de Manlius Capitolinus, quoique ces deux pieces ne différent gueres que par les noms & l’état des personnages; des malheureux qui conspirent pour se rendre libres, sont moins odieux que des sénateurs qui cabalent pour se rendre maîtres.

Mais ce qui paroît, Monsieur, vous avoir choqué le plus, dans nos pieces, c’est le rôle qu’on y fait jouer à l’amour. [316] Cette passion, le grand mobile des actions des hommes; est en effet le ressort presque unique du théâtre François; & rien ne vous paroît plus contraire à la saine morale que de réveiller par des peintures & des situations séduisantes un sentiment si dangereux. Permettez-moi de vous faire une question avant que de vous répondre. Voudriez-vous bannir l’amour de la société? Ce seroit, je crois, pour elle un grand bien &un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette passion dans les hommes; il ne paroît pas d’ailleurs que votre dessein soit de la leur interdire, du moins, si on en jugé parles descriptions intéressantes que vous en, faites, & auxquelles toute l’austérité de votre philosophie n’a pu se refuser. Or, si on ne peut, & si on ne doit peut-être pas étouffer l’amour dans le coeur des hommes, que reste-t-il à faire, sinon de le diriger vers une fin honnête, & de nous montrer dans des exemples illustres ses fureurs & ses foiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir? Vous convenez que c’est l’objet de nos tragédies; mais vous prétendez que l’objet est manqué par les efforts même que l’ou fait pour le remplir, que l’impression du sentiment reste, & que la morale est bientôt oubliée. Je prendrai,Monsieur, pour vous répondre, l’exemple même que vous apportez de la tragédie de Bérénice, où Racine a trouvé l’art de nous intéresser pendant cinq actes avec ces seuls mots, je vous aime, vous êtes Empereur & je pars; & où ce grand Poete a sa réparer par les charmes de son style le défaut d’action & la monotonie de son sujet. Tout spectateur sensible, je l’avoue, sort de cette tragédie le coeur affligé, partageant en quelque [317]maniere le sacrifice qui coûte si cher à Titus, & le désespoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce spectateur regarde au fond de son ame, & approfondit le sentiment triste qui l’occupe, qu’y apperçoit-il, Monsieur? Un retour affligeant sur le malheur de la condition humaine, qui nous oblige presque toujours de faire céder nos passions à nos devoirs. Cela est si vrai, qu’au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice, le bonheur du monde attaché au sacrifice de Titus, nous rend inexorables sur la nécessité de ce sacrifice même dont nous le plaignons; l’intérêt que nous prenons à sa douleur, en admirant sa vertu, se changeroit en indignation s’il succomboit à sa foiblesse. En vain Racine même, tout habile qu’il étoit dans l’éloquence du coeur, eût essayé de nous représenter ce Prince, entre Bérénice d’un côté & Rome de l’autre, sensible aux prieres d’un peuple qui embrasse ses genoux pour le retenir, mais cédant aux larmes de sa maîtresse; les adieux les plus touchans de ce Prince à ses sujets ne le rendroient que plus méprisable à nos yeux; nous n’y verrions qu’un monarque vil, qui pour satisfaire une passion obscure, renonce à faire du bien aux hommes, & qui va dans les bras d’une femme oublier leurs pleurs. Si quelques chose au contraire adoucit à nos yeux la peine de Titus, c’est le spectacle de tout un peuple devenu heureux par le courage du Prince: rien n’est plus propre à consoler de l’infortuné, que le bien qu’on fait à ceux qui souffrent, & l’homme vertueux suspend le cours de ses larmes en essuyant celles des autres. Cette tragédie, Monsieur, a d’ailleurs un autre avantage, c’est de nous rendre plus grands à nos propres [318] yeux en nous montrant de quels efforts la vertu nous rend capables. Elle ne réveille en nous la plus puissante & la plus douce de toutes les passions, que pour nous apprendre à la vaincre, en la faisant céder, quand le devoir l’exige, à des intérêts plus pressans & plus chers. Ainsi elle nous flatte & nous éleve tout à la fois, par l’expérience douce qu’elle nous fait faire de la tendresse de notre âme, & par le courage qu’elle nous inspire pour réprimer ce sentiment dans ses effets, en conservant le sentiment même.

Si donc les peintures qu’on fait de l’amour sur nos théâtres étoient dangereuses, ce ne pourroit être tout au plus que chez une nation déjà corrompue, à qui les remedes même serviroient de poison: aussi suis-je persuadé, malgré l’opinion contraire où vous êtes, que les représentations théâtrales sont plus utiles à un peuple qui a conservé ses moeurs, qu’à celui qui auroit perdu les siennes. Mais quand l’être présent de nos moeurs pourroit nous faire regarder la tragédie comme un nouveau moyen de corruption, la plupart de nos pieces me paroissent bien propres à nous rassurer à cet égard. Ce qui devroit, ce me semble, vous déplaire le plus dans l’amour que nous mettons si fréquemment sur nos théâtres, ce n’est pas la vivacité avec laquelle il est peint, c’est le rôle froid & subalterne qu’il y joue presque toujours. L’amour, si on en croit la multitude, est l’âme de nos tragédies; pour moi, il m’y paroît presque aussi rare que dans le monde. La plupart des personnages de Racine même ont à mes yeux moins de passion que de métaphysique, moins de chaleur que de galanterie. Qu’est-ce que l’amour dans Mithridate, dans lphigénie, [319] dans Britannicus, dans Bajazet même, & dans Andromaque, si on en excepte quelques traits des rôles de Roxane & d’Hermione? Phedre est peut-être le seul ouvrage de ce grand homme, où l’amour soit vraiment terrible & tragique; encore y est-il défiguré par l’intrigue obscure d’Hippolite &d’Aricie. Arnaud l’avoit bien senti, quand il disoit à Racine: pourquoi cet Hippolite amoureux? Le reproche étoit moins d’un casuiste que d’un homme de goût; on sait la réponse que Racine lui fit: eh, Monsieur, sans cela qu’auroient dit les petits-maîtres? Ainsi c’est à la frivolité de la nation que Raine a sacrifié la perfection de sa piece. L’amour dans Corneille est encore plus languissant & plus déplacé: son génie semble s’être épuisé dans le Cid à peindre cette passion, & il n’y a presqu’aucune de ses autres tragédies que l’amour ne dépare & ne refroidisse. Ce sentiment exclusif & impérieux, si propre à nous consoler de tout, ou à nous rendre tout insupportable, à nous faire jouir de notre existence, ou à nous la faire détester, veut être sur le théâtre comme dans nos coeurs, y régner seul & sans partage. Par-tout où il ne joue pas le premier rôle, il est dégradé par le second. Le seul caractere qui lui convienne dans la tragédie, est celui de la véhémence, du trouble & du désespoir: ôtez-lui ces qualités, ce n’est plus, si j’ose parler ainsi, qu’une passion commune &bourgeoise. Mais, dira-t-on, en peignant l’amour de la sorte, il deviendra monotone, &toutes nos pieces se ressembleront. Et pourquoi s’imaginer, comme ont fait presque tous nos Auteurs, qu’une piece ne puisse nous intéresser sans, amour? Sommes-nous plus difficiles ou plus insensibles que [320] les Athéniens? & ne pouvons-nous pas trouver à leur exemple une infinité d’autres sujets capables de remplir dignement le théâtre, les malheurs de l’ambition, le spectacle d’un héros dans l’infortuné, la haine de la superstition & des tyrans, l’amour de la patrie, la tendresse maternelle? Ne faisons point à nos Françoises l’injure de penser que l’amour seul puisse les émouvoir, comme si elles n’étoient ni citoyennes ni meres. Ne les avons-nous pas vues s’intéresser à la mort de César, & verser des larmes à Mérope?

Je viens, Monsieur, à vos objections sur la comédie. Vous n’y voyez qu’un exemple continuel de libertinage, de perfidie & de mauvaises moeurs; des femmes qui trompent leurs maris, des enfans qui volent leurs peres, d’honnêtes bourgeois dupés par des fripons de Cour. Mais je vous prie de considérer un moment sous quel point de vue tons ces vices nous sont représentés sur le théâtre. Est-ce pour les mettre en honneur? Nullement; il n’est point de spectateur qui s’y méprenne; c’est pour nous ouvrir les yeux sur la source de ces vices; pour nous faire voir dans nos propres défauts (dans des défauts qui en eux-mêmes ne blessent point l’honnêteté), une des causes les plus communes des actions criminelles que nous reprochons aux autres. Qu’apprenons-nous dans George Dandin? que le déréglement des femmes est la suite ordinaire des mariages mal assortis où la vanité a présidé; dans le Bourgeois Gentilhomme? qu’un bourgeois qui veut sortir de son état, avoir une femme de la Cour pour maîtresse, & un grand Seigneur pour ami, n’aura pour maîtresse qu’une femme perdue, & pour ami qu’un honnête voleur; dans les [321] scenes d’Harpagon & de son fils? que l’avarice des peres produit la mauvaise conduite des enfans; enfin dans toutes, cette vérité si utile, que les ridicules de la société y sont une source de désordres. Et quelle maniere plus efficace d’attaquer nos ridicules, que de nous montrer qu’ils rendent les autres méchans à nos dépens? En vain diriez-vous que dans la comédie nous sommes plus frappés du ridicule qu’elle joue, que des vices dont ce ridicule est la source. Cela doit être, puisque l’objet naturel de la comédie est la correction de nos défauts par le ridicule, leur antidote le plus puissant, & non la correction de nos vices qui demande des remedes d’un autre genre. Mais son effet n’est pas pour cela de nous faire préférer le vice au ridicule; elle nous suppose pour le vice cette horreur qu’il inspire à toute ame bien née: elle se sert même de cette horreur pour combattre nos travers; & il est tout simple que le sentiment qu’elle suppose nous affect moins (dans le moment de la représentation) que celui qu’elle cherche à exciter en nous, sans que pour cela elle nous fasse prendre le change sur celui de ces deux sentimens qui doit dominer dans notre ame. Si quelques comédies en petit nombre s’écartent de cet objet louable & sont presque uniquement une école de mauvaises moeurs, on peut comparer leurs Auteurs à ces hérétiques, qui pour débiter le mensonge, ont abusé quelquefois de la chaire de vérité.

Vous ne vous en tenez pas a des imputations générales. Vous attaquez, comme une satire cruelle de la vertu, le Misanthrope de Moliere, ce chef-d’oeuvre de notre théâtre comique; si néanmoins le Tartuffe ne lui est pas encore supérieur, [322] soit par la vivacité de l’action, soit par les situations théâtrales, soit enfin par la variété & la vérité des caracteres. Je ne sais, Monsieur, ce que vous pensez de cette derniere piece, elle étoit bien faite pour trouver grâce devant vous, ne fût-ce que par l’aversion dont on ne peut se défendre pour l’espece d’hommes si odieuse que Moliere y a joués & démasqués. Mais je viens au Misanthrope. Moliere, selon vous, a eu dessein dans cette comédie de rendre la vertu ridicule, Il me semble que le sujet & les détails de la piece, que le sentiment même qu’elle produit en nous, prouvent le contraire. Moliere a voulu nous apprendre, que l’esprit & la vertu ne suffisent pas pour la société, si nous, ne savons compâtir aux foiblesses de nos semblables, & supporter leurs vices même; que les hommes sont encore plus bornés que méchans, & qu’il faut les mépriser sans le leur dire. Quoique le Misanthrope divertisse les spectateurs, il n’est pas pour cela ridicule à leurs yeux: il n’est personne au contraire qui ne l’estime, qui ne soit porté même à l’aimer & à le plaindre. On rit de sa mauvaise humeur, comme de celle d’un enfant bien né & de beaucoup d’esprit. La seule chose que j’oserois blâmer dans le rôle du Misanthrope, c’est qu’Alceste n’a pas toujours tort d’être en colere contre l’ami raisonnable & philosophe, que Moliere a voulu lui opposer comme un modele de la conduite qu’on doit tenir avec les hommes. Philinte m’a toujours paru, non pas absolument, comme vous le prétendez, un caractere odieux, mais un caractere mal décidé, plein de sagesse dans ses maximes & de fausseté dans sa conduite. Rien de plus sensé que ce qu’il dit au Misanthrope dans [323] la premiere scene sur la nécessité de s’accommoder aux travers des hommes; rien de plus foible que sa réponse aux reproches dont le Misanthrope l’accable sur l’accueil affecté qu’il vient de faire à un homme dont il ne fait pas le nom. Il ne disconvient pas de l’exagération qu’il a mise dans cet accueil, & donne par-là beaucoup d’avantage au Misanthrope. Il devoit répondre au contraire, que ce qu’Alceste avoit pris pour un accueil exagéré, n’étoit qu’un compliment ordinaire & froid, une de ces formules de politesse dont les hommes sont convenus de se payer réciproquement lorsqu’ils n’ont rien à se dire. Le Misanthrope a encore plus beau jeu dans la scene & du sonnet. Ce n’est point Philinte qu’Oronte vient consulter, c’est Alceste; & rien n’oblige Philinte de louer comme il fait le sonnet d’Oronte à tort & à travers, & d’interrompre même la lecture par ses fades éloges. Il devoit attendre qu’Oronte lui demandât son avis, & se borner alors à des discours généraux, & à une approbation foible, parce qu’il sent qu’Oronte veut être loué, & que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la vérité qu’à ses amis, encore faut-il qu’ils ayent grande envie ou grand besoin qu’on la leur dise. L’approbation foible de Philinte n’en eût pas moins produit ce que vouloit Moliere, l’emportement d’Alceste, qui se pique de vérité dans les choses les plus indifférentes, au risque de blesser ceux à qui il la dit. Cette colere du Misanthrope sur la complaisance de Philinte n’en eût été que plus plaisante, parce qu’elle eût été moins fondée; & la situation des personnages eût produit un jeu de théâtre d’autant plus grand, que Philinte eût été partagé entre l’embarras de contredire [324] Alceste & la crainte de choquer Oronte. Mais je m’apperçois; Monsieur, que je donne des leçons à Moliere.

Vous prétendez que dans cette scene du sonnet, le Misanthrope est presque un Philinte, & ses je ne dis pas cela répétés avant que de déclarer franchement son avis, vous paroissent hors de son caractere. Permettez-moi de n’être pas de votre sentiment. Le Misanthrope de Moliere n’est pas un homme grossier, mais un home vrai; ses je ne dis pas cela, sur-tout de l’air dont il les doit prononcer, sont suffisamment entendre qu’il trouvé le sonnet détestable; ce n’est que quand Oronte le presse & le pousse à bout, qu’il doit lever le masque & lui rompre en visiere. Rien n’est, ce me semble, mieux ménagé & gradué plus adroitement que cette scene; & je dois rendre cette justice à nos spectateurs modernes, qu’il en est peu qu’ils écoutent avec plus de plaisir. Aussi je ne crois pas que ce chef-d’oeuvre de Moliere (supérieur peut-être de quelques années à son siecle) dût craindre aujourd’hui le sort équivoque qu’il eût à sa naissance; notre parterre, plus fin & plus éclairé qu’il ne l’étoit il y a soixante ans, n’auroit plus besoin du Médecin malgré lui pour aller au Misanthrope. Mais je crois en même tems avec vous, que d’autres chefs-d’oeuvre du même poete & de quelques autres, autrefois justement applaudis, auroient aujourd’hui plus d’estime que de succès, notre changement de goût en est la cause; nous voulons dans la tragédie plus d’action, & dans la comédie plus de finesse. La raison en est, si je ne me trompé, que les sujets communs sont presqu’entiérement épuisés sur les deux théâtres; & qu’il faut d’un côté plus de mouvement pour [325] nous intéresser à des héros moins connus, &de l’autre plus de recherche & plus de nuance pour faire sentir des ridicules moins apparens.

Le zele dont vous êtes animé contre le comédie, ne vous permet pas de faire grace à aucun genre, même à celui où l’on se propose de faire couler nos larmes par des situations intéressantes, & de nous offrir dans la vie commune des modeles de courage & de vertu; autant vaudroit, dites-vous, aller au sermon. Ce discours me surprend dans votre bouche. Vous prétendiez un moment auparavant, que les leçons de la tragédie nous sont inutiles, parce qu’on n’y met sur le théâtre que des héros, auxquels nous ne pouvons nous flatter de ressembler; & vous blâmez à présent les pieces où l’on n’exposé à nos yeux que nos citoyens & nos semblables; ce n’est plus comme pernicieux aux bonnes moeurs, mais comme insipide & ennuyeux que vous attaquez ce genre. Dites, Monsieur, si vous le voulez, qu’il est le plus facile de tous; mais ne cherchez pas à lui enlever le droit de nous attendrir; il me semble au contraire qu’aucun genre de pieces n’y est plus propre; &, s’il m’est permis de juger de l’impression des autres par la mienne, j’avoue que je suis encore plus touché des scenes pathétiques de l’Enfant prodigue, que des pleurs d’Andromaque & d’Iphigénie. Les Princes & les Grands sont trop loin de nous, pour que nous prenions à leurs revers le même intérêt qu’aux nôtres. Nous ne voyons, pour ainsi dire, les infortunes des Rois qu’en perspective; & dans le tems même où nous les plaignons, un sentiment confus semble nous dire pour nous consoler, que ces infortunes sont le prix de la [326] grandeur suprême, & comme les degrés par lesquels la nature rapproche les Princes des autres hommes. Mais les malheurs de la vie privée n’ont point cette ressource à nous offrir; ils sont l’image fidelle des peines qui nous affligent ou qui nous menacent; un Roi n’est presque pas notre semblable, & le sort de nos pareils a bien plus de droits à nos larmes.

Ce qui me paroît blâmable dans ce genre, ou plutôt chat la maniere dont sont traité nos Poetes, est le mélange bizarre qu’ils y ont presque toujours fait du pathétique & du plaisant; deux sentimens si tranchans & si disparates ne sont pas faits pour être voisins; & quoiqu’il y ait dans la vie quelques circonstances bizarres où l’on rit & où son pleure à la fois, je demande si toutes les circonstances de la vie sont propres à être représentées sur le théâtre, & si le sentiment trouble & mal décidé qui résulte de cet alliage des ris avec les pleurs, est préférable au plaisir seul de pleurer, ou même au plaisir seul de rire? Les hommes sont tous de fer! s’écrie l’Enfant prodigue, après avoir fait à son valet la peinture odieuse de l’ingratitude & de la dureté de les anciens amis; & les femmes? lui répond le valet, qui ne veut que faire rire le parterre; j’ose inviter l’illustre Auteur de cette piece à retrancher ces trois mots, qui ne sont là que pour défigurer un chef-d’oeuvre. Il me semble qu’ils doivent produire sur tous les gens de goût le même effet qu’un son aigre & discordant qui se seroit entendre tout-à-coup au milieu d’une musique touchante.

Après avoir dit tant de mal des spectacles, il ne vous restoit plus, Monsieur, qu’à vous déclarer aussi contre les personnes qui les représentent & contre qui, selon [327] vous, nous y attirent; & c’est de quoi vous vous êtes pleinement acquitté par la maniere dont vous traitez les comédiens & les femmes. Votre philosophie n’épargne personne, & on pourroit lui appliquer ce passage de l’Ecriture, & manus ejus contra omnes. Selon vous, l’habitude où sont les comédiens de revêtir un caractere qui n’est pas le leur, les accoutume à la fausseté. Je ne saurois croire que ce reproche soit sérieux. Vous feriez le procès sur le même principe; à tous les Auteurs de pieces de théâtre, bien plus obligés encore que le comédien, de se transformer dans les personnages qu’ils ont à faire parler sur la scene. Vous ajoutez qu’il est vil de s’exposer aux sifflets pour de l’argent; qu’en faut-il conclure? Que l’état de comédien est celui de tous où il est le moins permis d’être médiocre. Mais en récompense, quels applaudissemens plus flatteurs que ceux du théâtre? C’est-là, où l’amour-propre ne peut se faire illusion ni sur les succès, ni sur les chûtes; & pourquoi refuserions-nous à un acteur accueilli & desiré du public le droit si juste & si noble de tirer de son talent sa subsistance? Je ne dis rien de ce que vous ajoutez (pour plaisanter sans doute) que les valets en s’exerçant à voler adroitement sur le théâtre, s’instruisent à voler dans les maisons & dans les rues.

Supérieur, comme vous l’êtes, par votre caractere& par vos réflexions, à toute espece de préjugés, étoit-ce là, Monsieur, celui que vous deviez préférer pour vous y soumettre & pour le défendre? Comment n’avez-vous pas senti, que si ceux qui représentent nos pieces mériteroient aussi de l’être; & qu’ainsi [328] en élevant les uns & en avilissant les autres, nous avons été tout à la fois bien inconséquens & bien barbares? Les Grecs sont été moins que nous, & il ne faut point chercher d’autres causes de l’estime où les bons comédiens étoient parmi eux. Ils considéroient Esopus par la même raison qu’ils admiroient Euripide & Sophocle. Les Romains, il est vrai, ont pensé différemment; mais chez eux la comédie étoit jouée par des esclaves; occupés de grands objets, ils ne vouloient employer que des esclaves à leurs plaisirs.

La chasteté des comédiennes, j’en conviens avec vous, est plus exposée que celle des femmes du monde; mais aussi la gloire de vaincre en doit être plus grande: il n’est pas rare d’en voir qui résistent long-tems, & il seroit plus commun d’en trouver qui résistassent toujours, si elles n’étoient comme découragées de la continence par le peu de considération réelle qu’elles en retirent. Le plus sur moyen de vaincre les passions, est de les combattre par la vanité: qu’on accorde des distinctions aux comédiennes sages, & ce sera, j’ose le prédire, l’ordre de l’Etat le plus sévere dans ses moeurs. Mais quand elles voient que d’un coté on ne leur sait aucun gré de se priver d’amans, & que de l’autre il est permis aux femmes du monde d’en avoir, sans en être moins considérées, comment ne chercheroient-elles pas leur consolation dans des plaisirs qu’elles s’interdiroient en pure perte?

Vous êtes du moins, Monsieur, plus juste ou plus conséquent que le public; votre sortie sur nos actrices en a valu une très-violente aux autres femmes. Je ne sais si vous êtes du petit nombre des sages qu’elles ont su quelquefois rendre [329] malheureux, & si par le mal que vous en dites, vous avez voulu leur restituer celui qu’elles vous ont fait. Cependant je doute que votre éloquente censure vous fasse parmi elles beaucoup d’ennemies; on voit percer à travers vos reproches le goût très-pardonnable que vous avez conservé pour elles, peut-être même quelque chose de plus vif; ce mélange de sévérité & de foiblesse (pardonnez-moi ce dernier mot) vous sera aisément obtenir grace; elles sentiront du moins, & elles vous en sauront gré, qu’il vous en a moins coûté pour déclamer contre elles avec chaleur, que pour les voir & les juger avec une indifférence philosophique. Mais comment allier cette indifférence avec le sentiment si séduisant qu’elles inspirent? Qui peut avoir le bonheur ou le malheur de parler d’elles sans intérêt? Essayons néanmoins, pour les apprécier avec justice, sans adulation comme sans humeur, d’oublier en ce moment combien leur société est aimable &dangereuse; relisons Epictete avant que d’écrire, & tenons-nous fermes pour être austeres & graves.

Je n’examinerai point, Monsieur, si vous avez raison de vous écrier, où trouvera-t-on une femme aimable, vertueuse? comme le Sage s’écrioit autrefois, où trouvera-t-on une femme forte? Le genre-humain seroit bien à plaindre, si l’objet le plus digne de nos hommages étoit en effet aussi rare que vous le dites. Mais si par malheur vous aviez raison, quelle en seroit la triste cause? L’esclavage & l’espece d’avilissement ou nous avons mis les femmes; les entraves que nous donnons à leur esprit & à leur ame; le jargon futile, & humiliant pour elles & pour nous, auquel nous avons réduit notre [330] commerce avec elles, comme si elles n’avoient pas une raison à cultiver, ou n’en étoient pas dignes; enfin l’éducation funeste, je dirois presque meurtriere, que nous leur prescrivons, sans leur permettre d’en avoir d’autre; éducation où elles apprennent presque uniquement à se contrefaire sans cessé, à n’avoir pas un sentiment qu’elles n’étouffent, une opinion qu’elles ne cachent, une pensée qu’elles ne déguisent. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons dans nos jardins, nous cherchons à l’orner en l’étouffant. Si la plupart des nations ont agi comme nous à leur égard, c’est que par-tout les hommes ont été les plus forts, & que par-tout le plus fort est l’oppresseur & le tyran du plus foible. Je ne sais si je me trompé, mais il me semble que l’éloignement où nous tenons les femmes de tout ce qui peut les éclairer & leur élever l’ame, est bien capable, en mettant leur vanité à la gêne, de flatter leur amour-propre. On diroit que nous sentons leurs avantages, & que nous voulons les empêcher d’en profiter. Nous ne pouvons nous dissimuler dans les ouvrages de goût & d’agrément, elles réussiroient mieux que nous, sur-tout dans ceux dont le sentiment & le tendresse doivent être l’âme; car quand vous dites qu’elles ne savent ni décrire, ni sentir l’amour même, il faut que, vous n’avez jamais lu les lettres d’Héloise, ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poete qui les aura gâtées. J’avoue que ce talent de peindre l’amour au naturel, talent propre à un tems d’ignorance, où la nature seule donnoit des leçons, peut s’être affoibli dans notre siecle, & que les femmes, devenues à notre exemple plus coquettes que passionnées, sauront bientôt [331] aimer aussi peu que nous & le dire aussi mal; mais sera-ce la faute de la nature? A l’égard des ouvrages de génie & de sagacité, mille exemples nous prouvent que la foiblesse du corps n’y est pas un obstacle dans les hommes; pourquoi donc une éducation plus solide & plus mâle ne mettroit-elle pas les femmes à portée d’y réussir? Descartes les jugeoit plus propres que nous à la Philosophie, & une Princesse malheureuse a été son plus illustre disciple. Plus inexorable pour elles, vous les traiterez, Monsieur, comme ces peuples vaincus, mais redoutables, que leurs conquérans désarment; & après avoir soutenu que la culture de l’esprit est pernicieuse à la vertu des hommes, vous en conclurez qu’elle le seroit encore plus à celle des femmes. Il me semble au contraire que les hommes devant être plus vertueux à proportion qu’ils connoîtront mieux les véritables sources de leur bonheur, le genre-humain doit gagner à s’instruire. Si les siecles éclairés ne sont pas moins corrompus que les autres, c’est que la lumiere y est trop inégalement répandue; qu’elle est resserrée & concentrée dans un trop petit nombre d’esprits; que les rayons qui s’en échappent dans le peuple ont assez de forcé pour découvrir aux ames communes l’attrait & les avantages du vice, & non pour leur en faire voir les dangers & l’horreur: le grand défaut de ce siecle philosophe est de ne l’être; pas encore assez. Mais quand la lumière sera plus libre de se répandre, plus étendue & plus égale, nous en sentirons alors les effets bienfaisans; nous cesserons de tenir les femmes sous le joug & dans l’ignorance, & elles de séduire, de tromper & de gouverner leurs maîtres. L’amour sera peur lors entre [332] les deux sexes, ce que l’amitié la plus douce & la plus vraie est entre les hommes vertueux; ou plutôt ce sera un sentiment plus délicieux encore, le complément & la perfection de l’amitié, sentiment qui dans l’intention de la nature, devoit nous rendre heureux, & que pour notre malheur nous avons su altérer & corrompre.

Enfin ne nous arrêtons pas seulement, Monsieur, aux avantages que la société pourroit tirer de l’éducation des femmes; avons de plus l’humanité & la justice de ne pas leur refuser ce qui peut leur adoucir la vie comme à nous. Nous avons éprouvé tant de fois combien la culture de l’esprit & l’exercice des talens sont propres à nous distraire de nos maux, & à nous consoler dans nos peines: pourquoi refuser à la plus aimable moitié du genre-humain destinée à partager avec nous le malheur d’être, le soulagement le plus propre à le lui faire supporter? Philosophes que la nature a répandus sur la surface de la terre, c’est à vous à détruire, s’il vous est possible, un préjugé si funeste; c’est à ceux d’entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d’être peres, d’oser les premiers secouer le joug d’un barbare usage, en donnant à leurs filles la même éducation qu’à leurs autres enfans. Qu’elles apprennent seulement de vous, en recevant cette éducation précieuse, à la regarder uniquement comme un préservatif contre l’oisiveté, un rempart contre les malheurs; & non comme l’aliment d’une curiosité vaine, & le sujet d’une ostentation frivole. Voilà tout ce que vous devez &tout ce qu’elles doivent à l’opinion publique, qui peut les condamner à paroître ignorantes, mais non pas les forcer à l’être. On vous a vus si souvent, pour [333] des motifs très-légers, par vanité ou par humeur, heurter de front les idées de votre siecle; pour quel intérêt plus grand pouvez-vous le braver, que pour l’avantage de ce que vous devez avoir de plus cher au monde, pour rendre la vie moins amere à ceux qui la tiennent de vous, & que la nature a destinés à vous survivre & à souffrir; pour leur procurer dans l’infortuné, dans les maladies, dans la pauvreté, dans la vieillesse, des ressources dont notre injustice les a privées! On regarde communément, Monsieur, les femmes comme très-sensibles & très-foibles; je les crois au contraire ou moins sensibles ou moins foibles que nous. Sans forcé de corps sans talens, sans étude qui puisse les arracher à leurs peines, & les leur faire oublier quelques momens, elles les supportent néanmoins, elles les dévorent, & savent quelquefois les cacher mieux que nous; cette fermeté suppose en elles, ou une ame peu susceptible d’’impressions profondes, ou un courage dont nous n’avons pas l’idée. Combien de situations cruelles aux quelles les hommes ne résistent que parle tourbillon d’occupation qui les entraîné? Les chagrins des femmes seroient-ils moins pénétrans & moins vifs que les nôtres? Ils ne devroient pas l’être. Leurs peines viennent ordinairement du coeur, les nôtres n’ont souvent pour principe que la vanité & l’ambition. Mais ces sentimens étrangers, que l’éducation a portés dans notre ame, que l’habitude y a gravés, & que l’exemple y fortifie, deviennent (à la honte de l’humanité) plus puissans sur nous que les sentimens naturels; la douleur fait plus périr de Ministres déplacés que d’amans malheureux.

Voilà, Monsieur, si j’avois à plaider la cause des femmes, [334] ce que j’oserois dire en leur saveur; je les défendrois moins sur ce qu’elles sont que sur ce qu’elles pourroient être. Je ne les louerois point en soutenant avec vous que la pudeur leur est naturelle; ce seroit prétendre que la nature ne leur a donne ni besoins, ni passions; la réflexion peut réprimer les desirs, mais le premier mouvement (qui est celui de la nature) porte toujours à s’y livrer. Je me bornerai donc à convenir que la société & les loix ont rendu la pudeur nécessaire aux femmes; & si je fais jamais un livré sur le pouvoir de l’éducation, cette pudeur en sera le premier chapitre, Mais en paroissant moins prévenu que vous pour la modestie de leur sexe, je serai plus favorable à leur conservation; & malgré la bonne opinion que vous avez de la bravoure d’un régiment de femmes, je ne croira pas que le principal moyen de les rendre utiles, soit de les destiner à recruter nos troupes.

Mais je m’apperçois, Monsieur, & je crains bien de m’en appercevoir trop tard, que le plaisir de m’entretenir avec vous, l’apologie des femmes, & peut-être cet intérêt secret qui nous séduit toujours pour elles, m’ont entraîné trop loin & trop long-tems hors de mon sujet. En voilà donc assez, & peut-être trop, sur la partie de votre lettre qui concerne les spectacles en eux-mêmes, & les dangers de toute espece dont vous les rendez responsables. Rien ne pourra plus leur nuire, si votre Ecrit n’y réussit pas; car il faut avouer qu’aucun de nos prédicateurs ne les a combattus avec autant de forcé & de subtilité que vous. Il est vrai que la supériorité de vos talens ne doit pas seule en avoir l’honneur. La plupart de nos [335] Orateurs chrétiens en attaquant la comédie, condamnent ce qu’ils ne connoissent pas; vous avez au contraire étudié, analysé, composé vous-même pour en mieux juger les effets, le poison dangereux dont vous cherchez à nous préserver; & vous décriez nos pieces de théâtre avec l’avantage non-seulement d’en avoir vu, mais d’en avoir fait. Néanmoins cet avantage même forme contre vous une objection incommode, que vous paroissez avoir sentie en n’osent vous la faire, & à laquelle vous avez indirectement tâché de répondre. Les spectacles, selon vous, sont nécessaires dans une ville aussi corrompue que celle que vous avez habitée long-tems; & c’est apparemment pour ses habitans pervers, (car ce n’est pas certainement pour votre patrie) que vos pieces ont été composées. C’est-à-dire, Monsieur, que vous nous avez traité comme ces animaux expirans, qu’on acheve dans leurs maladies de peur de les voir trop long-tems souffrir. Assez d’autres sans vous auroient pris ce soin; & votre délicatesse n’aura-t-elle rien à se reprocher à notre égard? Je le crains d’autant plus, que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de si heureux essais, comme musicien & comme poete, est du moins aussi propre à faire aux spectacles des partisans, que votre éloquence à leur en enlever. Le plaisir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre; & vous aurez long-tems la douleur de voir le Devin du village détruire tout le bien que vos Ecrits contre la comédie auroient pu nous faire.

Il me reste à vous dire un mot sur les deux autres articles de votre lettre, & en premier lieu sur les raisons que vous apportez contre l’établissement d’un théâtre de comédie à Geneve. Cette [336] partie de votre ouvrage, je dois l’avouer, est celle qui a trouvé à Paris le moins de contradicteurs. Très-indulgent envers nous-mêmes, nous regardons les spectacles comme un aliment nécessaire à notre frivolité; mais nous décidons volontiers que Geneve ne doit point en avoir, pourvu que nos riches oisifs aillent tous les jours pendant trois heures se soulager au théâtre du poids du tems qui les accable, peu leur importe qu’on s’amuse ailleurs; parce que Dieu, pour me servir d’une de vos plus heureuses expressions, les a doués d’une douceur très-méritoire à supporter l’ennui des autres. Mais je doute que les Genevois, qui s’intéressent un peu plus que nous à ce qui les regarde, applaudissent de même à votre sévérité. C’est d’après un desir qui m’a paru presque général dans vos concitoyens, que j’ai proposé l’établissement d’un théâtre dans leur ville, & j’ai peine à croire qu’ils se livrent avec autant de plaisir aux amusemens que vous y substituez. On m’assure même que plusieurs de ces amusemens, quoiqu’en simple projet, alarment déjà vos graves Ministres: qu’ils se récrient sur-tout contre les danses que vous voulez mettre à la place de la comédie; & qu’il leur paroît plus dangereux encore de se donner en spectacle que d’y aider.

Au reste, c’est à vos compatriotes seuls à juger de ce qui peut en ce genre leur être utile ou nuisible. S’ils craignent pour leurs moeurs les effets & les suites de la comédie, ce que j’ai déjà dit en sa faveur ne les déterminera point à la recevoir, comme tout ce que vous dites contr’elle ne la leur, sera pas rejetter, s’ils imaginent qu’elle puisse leur être de quelque avantage. Je me contenterai donc d’examiner en peu [337] de mots les raisons que vous apportez contre l’établissement d’un théâtre à Geneve, & je soumets cet examen au jugement & à la décision des Genevois.

Vous nous transportez d’abord dans les montagnes du Valais, au centre d’un petit pays dont vous faites une description charmante; vous nous montrez ce qui ne se trouvé peut-être que dans ce seul coin de l’univers; des peuples tranquilles & satisfaits au sein de leur famille & de leur travail; & vous prouvez que la comédie ne seroit propre qu’à troubler le bonheur dont ils jouissent. Personne, Monsieur, ne prétendra le contraire; des hommes assez heureux pour se contenter des plaisirs offerts par la nature, ne doivent point y en substituer d’autres; les amusemens qu’on cherche sont le poison lent des amusemens simples; & c’est une loi générale de ne pas entreprendre de changer le bien en mieux: qu’en conclurez-vous pour Geneve? L’état présent de cette république est-il susceptible de l’application de ces regles? Je veux croire qu’il n’y a rien d’exagéré ni de romanesque dans la description de ce canton fortuné du Valais, où il n’y a ni haine, ni jalousie, ni querelles, & où il y a pourtant des hommes. Mais si l’âge d’or s’est réfugié dans les rochers voisins de Geneve, vos citoyens en sont pour le moins à l’âge d’argent; & dans le peu de tems que j’ai passé parmi eux, ils m’ont paru assez avancés, ou, si vous voulez assez pervertis, pour pouvoir entendre Brutus & Rome sauvée sans avoir à craindre d’en devenir pires.

La plus forte de toutes vos objections contre l’établissement d’un théâtre à Geneve, c’est l’impossibilité de supporter [338] cette dépense dans une petite ville. Vous pouvez néanmoins vous souvenir, que des circonstances particulieres ayant obligé vos Magistrats il y a quelques années de permettre dans la ville même de Geneve un spectacle public, on ne s’apperçut point de l’inconvénient dont il s’agit, ni de tous ceux que vous faites craindre. Cependant, quand il seroit vrai que la recette journaliere ne suffiroit pas à l’entretien du spectacle je vous prie d’observer que la ville de Geneve est, à proportion de son étendue, une des plus riches de l’Europe; & j’ai lieu de croire que plusieurs citoyens opulens de cette ville, qui desireroient d’y avoir un théâtre, fourniroient sans peine à une partie de la dépense; c’est du moins la disposition où plusieurs d’entr’eux m’ont paru être, & c’est en conséquence que j’ai hasardé la proposition qui vous alarme. Cela supposé, il seroit aisé de répondre en deux mots à vos autres objections. Je n’ai point prétendu qu’il y eût à Geneve un spectacle tous les jours; un ou deux jours de la semaine suffiroient à cet amusement, & on pourroit prendre pour un de ces jours celui où le peuple se repose; ainsi d’un côté le travail ne seroit point ralenti, de l’autre la troupe pourroit être moins nombreuse, & par conséquent moins à charge à la ville; on donneroit l’hiver seul à la comédie, l’été aux plaisirs de la campagne, & aux exercices militaires dont vous parlez. J’ai peine à croire aussi qu’on ne pût remédier par des loix séveres aux alarmes de vos Ministres sur la conduite des comédiens, dans un Etat aussi petit que celui de Geneve, où l’oeil vigilant des Magistrats peut s’étendre au même instant d’une frontiere à l’autre, où la législation embrasse à la fois toutes les parties; [339] ou elle est enfin si rigoureuse & si bien exécutée contre les désordres des femmes publiques, & même contre les désordres secrets. J’en dis autant des loix somptuaires, dont il est toujours facile de maintenir l’exécution dans un petit Etat: d’ailleurs la vanité même ne sera gueres intéressée à les violer, parce qu’elles obligent également tous les citoyens, & qu’à Geneve les hommes ne sont jugés ni par les richesses, ni par les habits. Enfin rien, ce me, semble, ne souffriroit clans votre Patrie de l’établissement d’un théâtre, pas même l’ivrognerie des hommes & la médisance des femmes, qui trouvent l’une & l’autre tant de faveur auprès de vous. Mais quand la suppression de ces deux derniers articles produiroit, pour parler votre langage, un affoiblissement d’Etat, je serois d’avis qu’on se consolât de ce malheur. Il ne falloit pas moins qu’un philosophe exercé comme vous aux paradoxes, pour nous soutenir qu’il y a moins de mal à s’enivrer & à médire, qu’à voir représenter Cinna & Polyeucte. Je parle ici d’après la peinture que vous avez faite vous-même de la vie journaliere de vos citoyens; & je n’ignore pas qu’ils se récrient fort contre cette peinture: le peu de séjour, disent-ils, que vous avez fait parmi eux, ne vous a pas laissé le tems de les connoître, ni d’en fréquenter assez les differens états; & vous avez représenté comme l’esprit général de cette sage République, ce qui n’est tout au plus que le vice obscur & méprisé de quelques sociétés particulieres.

Au reste vous ne devez pas ignorer, Monsieur, que depuis deux ans une troupe de comédiens s’est établie aux portes de Geneve, & que Geneve & les comédiens s’en trouvent à merveille. [340] Prenez votre parti avec courage, la circonstance est urgente &le cas difficile. Corruption pour corruption, celle qui laissera aux Genevois leur argent dont ils ont besoin, est préférable à celle qui le fait sortir de chez eux.

Je me hâte de finir sur cet article dont la plupart de nos lecteurs ne s’embarrassent gueres, pour en venir à un autre qui les intéresse encore moins, & sur lequel par cette raison je m’arrêterai moins encore. Ce sont les sentimens que j’attribue à vos Ministres en matiere de religion. Vous savez, & ils le savent encore mieux que vous, que mon dessein n’a point été de les offenser; & ce motif seul suffiroit aujourd’hui pour me rendre sensible à leurs plaintes, & circonspect dans ma justification. Je serois très-affligé du soupçon d’avoir violé leur secret, sur-tout si ce soupçon venoit de votre part permettez-moi de vous faire remarquer que l’énumération des moyens par lesquels vous supposez que j’ai pu juger de leur doctrine, n’est pas complete. Si je me suis trompé dans l’exposition que j’ai faite de leurs sentimens (d’après leurs ouvrages, d’après des conversations publiques où ils ne m’ont pas paru prendre beaucoup d’intérêt à la Trinité ni à l’Enfer, enfin d’après l’opinion de leurs concitoyens, &des autres Eglises réformées) tout autre que moi, j’ose le dire, eût été trompé de même. Ces sentimens sont d’ailleurs une suite nécessaire des principes de la religion Protestante; & si vos Ministres ne jugent pas à propos de les adoptes ou de les avouer aujourd’hui, la logique que je leur connois doit naturellement les y conduire, ou les laissera à moitié chemin. Quand ils ne seroient pas Sociniens, il [341] faudroit qu’ils le devinssent, non pour l’honneur de leur religion, mais pour celui de leur Philosophie. Ce mot de Sociniens ne doit pas vous effrayer: mon dessein n’a point été de donner un nom de parti à des hommes dont j’ai d’ailleurs fait un juste éloge; mais d’exposer par un seul mot ce que j’ai cru être leur doctrine, & ce qui sera infailliblement dans quelques années leur doctrine publique. A l’égard de leur Profession de foi, je me borne à vous y renvoyer & à vous en faire jugé; vous avouez que vous ne l’avez pas lue, c’étoit peut-être le moyen le plus sur d’en être aussi satisfait que vous me le paroissez. Ne prenez point cette invitation pour un trait de satire contre vos Ministres; eux-mêmes ne doivent pas s’en offenser; en matiere de Profession de foi, il est permis à un catholique de se montrer difficile, sans que des chrétiens d’une communion contraire puissent légitimement en être blessés. L’Eglise Romaine a un langage consacré sur la divinité du Verbe, & nous oblige à regarder impitoyablement comme Ariens tous ceux qui n’emploient pas ce langage. Vos Pasteurs diront qu’ils ne reconnoissent pas l’Eglise Romaine pour leur jugé, mais ils souffriront apparemment que je la regarde comme le mien. Par cet accommodement nous serons réconciliés les uns avec les autres, & j’aurai dit vrais ans les offenser. Ce qui m’étonne, Monsieur, c’est que des hommes qui se donnent pour zélés défenseurs des vérités de la religion Catholique, qui voient souvent l’impiété & le scandale où il n’y en a pas même l’apparence, qui se piquent sur ces matieres d’entendre finesse & de n’entendre point raison, & qui ont lu cette Profession [342] de foi de Geneve, en ayent été aussi satisfaits que vous, jusqu’à se croire même obligés d’en faire l’éloge. Mais il s’agissoit de rendre tout à la fois ma probité & ma religion suspectes; tout leur a été bon dans ce dessein, & ce n’étoit pas aux Ministres de Geneve qu’ils vouloient nuire. Quoi qu’il en soit, je ne fais si les Ecclésiastiques Genevois que vous avez voulu justifier sur leur croyance, seront beaucoup plus contens de vous qu’ils l’ont été de moi, & si votre mollesse à les défendre leur plaira plus que ma franchise. Vous semblez m’accuser presque uniquement d’imprudence à leur égard; vous me reprochez de ne les avoir point loués à leur maniere, mais à la mienne; & vous marquez d’ailleurs assez d’indifférence sur ce Socinianisme dont ils craignent tant d’être soupçonnés. Permettez-moi de douter que cette maniere de plaider leur cause, les satisfasse. Je n’en serois pourtant point étonné, quand je vois l’accueil extraordinaire que les dévots, ont fait à votre ouvrage. La rigueur de la morale que vous prêchez les a rendus indulgens sur la tolérance que vous professez avec courage & sans détour. Est-ce à eux qu’il faut en faire honneur, ou à vous, ou peut-être aux progrès inattendus de la Philosophie dans les esprits même qui en paroissoient les moins susceptibles? Mon article Geneve n’a pas reçu de leur part le même accueil que votre lettre; nos Prêtres m’ont presque fait un crime des sentimens hétérodoxes que j’attribuois à leurs ennemis. Voilà ce que ni vous ni moi n’aurions prévu; mais quiconque écrit, doit s’attendre à ces légeres injustices: heureux quand il n’en essuye point de plus graves.

[343] Je suis, avec tout le respect que méritent votre vertu & vos talens, & avec plus de vérité que le Philinte de Moliere,

MONSIEUR,

Votre très-humble &très-obéissant serviteur,

D’ALEMBERT.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

JEAN-ADAM DE SERRE

LETTRE DE M. SERRE

Auteur des Essais & des Observations sur les Principes de l’Harmonie.... [par Jean-Adam de Serre]

[1769. Publication, 1782 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 343-345.]

[343]

LETTRE
DE M. SERRE,

Auteur des Essais & des Observations sur les Principes de l’Harmonie,
A Mrs. les Imprimeurs de la nouvelle Edition des OEUVRES de M. Rousseau,
au sujet d’un Paragraphe qui le concerne dans l’article Systême du Dictionnaire de Musique.

MESSIEURS,

A l’occasion de quelques lignes du Dictionnaire de Musique de M. Rousseau qui me concernent, j’écrivis en 1769 aux Auteurs du Journal Encyclopédique une lettre qui n’y fut pas imprimée: elle étoit conçue à-peu-près en ces termes.

«Messieurs, j’ai été flatté de la maniere obligeante dont M. Rousseau en divers endroits de son Dictionnaire a parlé [344] de mes Essais sur les Principes de l’Harmonie: mais j’ai été surpris d’y trouver le paragraphe suivant, page 474 de l’Edition in-8º. M. Serre de Geneve ayant trouvé les Principes de M. Rameau insuffisans à bien des égards, imagina un autre Systême sur le sien, dans lequel il prétend montrer que toute l’Harmonie porte sur une double Basse-fondamentale; & comme cet Auteur ayant voyagé en Italie, n’ignoroit pas les expériences de M. Tartini, il en composa, en les joignant avec celles de M. Rameau, un Systême mixte, qu’il fit imprimer à Paris en 1753, sous ce titre: Essais sur les principes de l’Harmonie, &c. Je puis assurer M. Rousseau que je n’ai jamais été en Italie, & que je n’ai eu aucune connoissance, ni des expériences, ni de la théorie musicale de M. Tartini avant l’année 1756. Ce fut dans ce tems-là seulement qu’étant à Londres, j’eus l’occasion d’en être informé; un gentilhomme Anglois nouvellement arrivé d’Italie, m’ayant fait le plaisir de me prêter le Trattato di Musica, &c. de ce célebre musicien, imprimé en 1754. Or, le manuscrit de mes Essais étoit entre les mains du censeur M. l’Abbé Barthélemy avant le mois d’Août 1752, ainsi que le prouve la date de l’Approbation. Comme le nom de M. Tartini ne paroît point dans cet Ecrit, j’eusse été coupable d’un insigne plagiat, si j’eusse fait usage de ses expériences, ou de sa théorie, sans lui en faire le moindre hommage, sans le nommer une seule fois. C’est, Messieurs, ce qui m’engagé à vous prier de vouloir bien insérer cette lettre dans votre journal, &c. Comme ce paragraphe du Dictionnaire de M. Rousseau [345] qui suppose que j’ai été en Italie, & que j’y ai connu M. Tartini & ses expériences, se trouvé copié mot à mot dans le supplément de l’Encyclopédie, Edition de Paris, à l’article Systême (Musique), c’est pour moi un nouveau motif de protester contre cette supposition, due sans doute à quelque mal-entendu, & de vous prier, Messieurs, de vouloir bien placer ce désaveu dans votre Edition des OEUVRES de mon célebre compatriote: je l’aurois déjà mis moi-même ce désaveu dans mes Observations sur les Principes de l’Harmonie, imprimées à Geneve en 1763, si le Dictionnaire M. Rousseau, imprimé en 1768, l’eût été six ou sept ans plutôt. J’ajouterai, & je le dois, que vu la maniere honnête dont M. Rousseau parle de mes Essais, &c. en divers articles de son Dictionnaire, & particulièrement il à la fin du paragraphe même où se trouvé la méprise en question, je suis bien persuadé qu’il a cru recommander mon ouvrage, en le faisant envisager comme contenant un systême fondé sur les expériences de deux musiciens aussi célebres que M. Tartini & M. Rameau. Mais l’Analyse critique du Traité de Musique de M. Tartini, laquelle forme la seconde partie de mes Observations sur les Principes de l’Harmonie, indique assez le peu d’avantage que j’aurois pu retirer des lumieres ou des expériences de ce célebre musicien de Padoue, si je l’eusse en effet connu avant l’impression de mes Essais

Je suis, &c.

SERRE.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE,
TRAGÉDIE.

[1740?, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 204. Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776, t. VIII, pp. 267-296; Pléiade édition, t. II, pp. 811-841. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 347-379.]

[347]

LA DÉCOUVERTE
DU NOUVEAU
MONDE,
TRAGÉDIE.*

[*Cette piece & les suivantes [Iphis] en vers font tirées du Recueil des Oeuvres de M. Rousseau imprimé à Bruxelles. Les Editeurs de cette Édition avertissent dans un avis préliminaire, qu’elles n’avoient jamais été imprimées & qu’ils les publient d’après les originaux, la plupart écrits de la main même de l’Auteur.]

[348]

ACTEURS

LE CACIQUE, de l’Isle de Guanahan, conquérant d’une partie des Antilles.

DIGIZE, épouse du Cacique.

CARIME, Princesse Américaine.

COLOMB, chef de la flotte Espagnole.

ALVAR, officier Castillan.

LE GRAND-PRÊTRE des Américains.

NOZIME, Américain.

TROUPE de Sacrificateurs Américains.

TROUPE d’Espagnols & d’Espagnoles de la flotte.

TROUPE d’Américains & d’Américaines.

La Scene est dans l’Isle de Guanahan.

[349] LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE, Tragédie.

[Non Prologue]

ACTE PREMIER

Le Théâtre représente la forêt sacrée, où les peuples de Guanahan venoient adorer leurs Dieux.

SCENE PREMIERE

LE CACIQUE, CARIME.

LE CACIQUE. Seule en ces bois sacrés! eh! qu’y faisoit Carime?

CARIME. Eh! quel autre que vous devroit le savoir mieux?

De mes tourmens secrets j’importunois les Dieux;

J’y pleurois mes malheurs; m’en faites-vous un crime?

[350] LE CACIQUE. Loin de vous condamner, j’honore la vertu,

Qui vous fait, prés des Dieux, chercher la confiance,

Que l’effroi vient d’ôter à mon peuple abattu.

Cent présages affreux, troublant notre assurance,

Semblent du Ciel annoncer le courroux:

Si nos crimes ont pu mériter sa vengeance,

Vos voeux l’éloigneront de nous,

En saveur de votre innocence.

CARIME. Quel fruit espérez-vous de ces détours honteux?

Cruel! vous insultez à mon sort déplorable.

Ah! si l’amour me rend coupable,

Est-ce à vous à blâmer mes feux?

LE CACIQUE.

Quoi! vous parlez d’amour en ces momens funestes!

L’amour échauffe-t-il des coeurs glacés d’effroi?

CARIME. Quand l’amour est extrême,

Craint-on d’autre malheur.

Que la froideur

De ce qu’on aime?

Si Digizé vous vantoit son ardeur,

Lui répondriez-vous de même?

LE CACIQUE. Digizé m’appartient par des noeuds éternels,

[351] En partageant mes feux, elle a rempli mon trône;

Et quand nous confirmons nos sermens mutuels,

L’amour le justifie, & le devoir l’ordonne.

CARIME. L’amour & le devoir s’accordent rarement:

Tour-à-tour, seulement, ils regnent dans une ame.

L’amour forme l’engagement;

Mais le devoir éteint la flâme.

Si l’hymen a pour vous des attraits si charmans,

Redoublez, avec moi, ses doux engagemens;

Mon coeur consent à ce partage:

C’est un usage établi parmi nous.

LE CACIQUE. Que me proposez-vous, Carime? quel langage!

CARIME. Tu t’offenses, cruel, d’un langage si doux;

Mon amour & mes pleurs excitent ton courroux.

Tu vas triompher en ce jour!

Ah! si tes yeux ont plus de charmes,

Ton coeur a-t-il autant d’amour?

LE CACIQUE. Cessez de vains regrets, votre plainte est injuste:

Ici vos pleurs blessent mes yeux.

Carime, ainsi que vous, en cet asyle auguste,

Mon coeur a ses secrets à révéler aux Dieux.

[352] CARIME. Quoi, barbare! au mépris tu joins enfin l’outrage!

Va, tu n’entendras plus d’inutiles soupirs;

A mon amour trahi tu préfères ma rage;

Il faudra te servir au gré de tes desirs.

LE CACIQUE. Que son sort est à plaindre!

Mais les fureurs n’obtiendront rien.

Pour un coeur fait comme le mien,

Ses pleurs étoient bien plus à craindre.

SCENE II

LE CACIQUE seul.

Lieu terrible, lieu révéré,

Séjour des Dieux de cet empire.

Déployez, dans les coeurs, votre pouvoir sacré:

Dieux, calmez un peuple égaré;

De ses sens effrayés dissipez ce délire.

Ou, si votre puissance enfin n’y peut suffire,

N’usurpez plus un nom vainement adoré.

Je me le cache en vain, moi-même je frissonne;

Une sombre terreur m’agite malgré moi.

Cacique malheureux, ta vertu t’abandonne;

Pour la premiere fois ton courage s’étonne;

[353] La crainte & la frayeur se sont sentir à toi.

Lieu terrible, lieu révéré,

Séjour des Dieux de cet empire,

Déployez, dans les coeurs, votre pouvoir sacré:

Rassurez un peuple égaré;

De ses sens effrayés, dissipez ce délire.

Ou si votre puissance, &c.

N’usurpez plus, &c.

Mais quel est le sujet de ces craintes frivoles?

Les vains pressentimens d’un peuple épouvanté,

Les mugissemens des idoles,

Ou l’aspect effrayant d’un astre ensanglanté?

Ah! n’ai-je tant de fois enchaîné la victoire,

Tant vaincu de rivaux, tant obtenu de gloire;

Que pour la perdre enfin par de si foibles coups!

Gloire frivole, eh! sur quoi comptons-nous!

Mais je vois Digizé, cher objet de ma flâme;

Tendre épouse, ah! mieux que les Dieux.

L’éclat de tes beaux yeux

Ranimera mon ame.

[354]

SCENE III

DIGIZE, LE CACIQUE.

DIGIZE. Seigneur, vos sujets éperdus,

Saisis d’effroi, d’horreur, cèdent à leurs alarmes;

Et parmi tant de cris, de soupirs & de larmes,

C’est pour vous qu’ils craignent le plus.

Quel que soit le sujet de leur terreur mortelle,

Ah! fuyons, cher époux, fuyons; sauvons vos jours.

Par une crainte hélas! qui menace leur coeurs,

Mon coeur sont une mort réelle.

LE CACIQUE. Moi, fuir! leur cacique, leur roi!

Leur pere! enfin l’esperes-tu de moi,

Sur la vaine terreur dont ton esprit se blesse.

Moi, fuir! ah Digizé, que me proposes-tu?

Un coeur chargé d’une foiblesse

Conserveroit-il ta tendresse,

En abandonnant la vertu?

Digizé, je chéris le noeud qui nous assemble,

J’adore tes appas, ils peuvent tout sur moi;

Mais j’aime encor mon peuple autant que toi;

Et la vertu plus que tous deux ensemble.

[355]

SCENE IV

NOZIME, LE CACIQUE, DIGIZE.

NOZIME. Par votre ordre, Seigneur, les prêtres rassemblés

Vont bientôt, en ces lieux, commencer le mystere.

LE CACIQUE. Et les peuples?

NOZIME. Toujours également troublés

Tous frémissent au récit d’un mal imaginaire.

Ils disent qu’en ces lieux des enfans du soleil

Doivent bientôt descendre, en superbe appareil.

Tout tremble à leur nom seul; & ces hommes terribles,

Affranchis de la mort, aux coups inaccessibles,

Doivent tout asservir à leur pouvoir fatal:

Trop fiers d’être immortels, leur orgueil sans égal

Des rois fait leurs sujets; des peuples leurs esclaves;

Leurs récits effrayans étonnent les plus braves.

J’ai vainement cherché les auteurs insensés

De ces bruits.....

LE CACIQUE. Laissez-nous Nozime: c’est assez.

[356] DIGIZE. Grands Dieux! Que produira cette terreur publique!

Quel sera ton destin, infortuné Cacique?

Hélas! Ce doute affreux ne trouble-t-il que moi?

LE CACIQUE. Mon sort est décidé; je suis aimé de toi.

Dieux puissans, Dieux jaloux de mon bonheur suprême,

Des fiers, enfans du ciel secondez les projets:

Armez à votre gré la terre, l’enfer même;

Je puis braver & la foudre & vos traits.

Déployez contre moi votre injuste vengeance;

J’en redoute peu les effets:

Digizé seule, en sa puissance,

Tient mon bonheur & mes succès.

Dieux puissans, Dieux jaloux de mon bonheur suprême,

Des fiers enfans du ciel secondez les projets:

Armez à votre gré la terre, l’enfer même;

Je puis braver & la foudre & vos traits.

DIGIZE. Où vous emporte un excès de tendresse?

Ah! n’irritons point les Dieux:

Plus on prétend braver les Cieux,

Plus on sent sa propre foiblesse.

Ciel, protecteur de l’innocence,

Eloigné nos dangers, dissipe notre effroi.

Eh! des foibles humains qui prendra la défense,

[357] S’ils n’osent espérer en toi!

Du plus parfait amour la flâme légitime

Auroit-elle offensé tes yeux?

Ah! si des feux si purs devant toi sont un crime,

Détruis la race humaine, & ne fais que des Dieux.

Ciel, protecteur de l’innocence,

Eloigné nos dangers, dissipe notre effroi.

Eh! des foibles humains qui prendra la défense,

S’ils n’osent espérer en toi!

LE CACIQUE. Chere épouse, suspends d’inutiles alarmes:

Plus que de vains malheurs, tes pleurs me vont coûter.

Ai-je, quand tu verses des larmes,

De plus grands maux à redouter?

Mais j’entends retentir les instrumens sacrés,

Les prêtres vont paroître:

Gardez-vous de laisser connoître

Le trouble auquel vous vous livrez.

[358]

SCENE V

LE CACIQUE, LE GRAND-PRÊTRE, DIGIZE, TROUPE DE PRÊTRES.

LE GRAND-PRÊTRE. C’Est ici le séjour de nos Dieux formidables;

Ils rendent, en ces lieux, leurs arrêts redoutables:

Que leur présence en nous imprime un saint respect:

Tout doit frémir à leur aspect.

LE CACIQUE. Prêtres sacrés des Dieux, qui protégez ces isles,

Implorez leur secours sur mon peuple & sur moi,

Obtenez d’eux qu’ils bannissent l’effroi,

Qui vient troubler ces lieux tranquilles.

Des présages affreux

Répandent l’épouvante;

Tout gémit dans l’attente

De cent maux rigoureux.

Par vos accens terribles,

Evoquez les destins:

Si nos maux sont certains,

Ils seront moins sensibles.

LE GRAND-PRÊTRE, Alternativement avec le Choeur.

Ancien du monde, Etre des jours,

Sois attentif à nos prieres,

[359] Soleil, suspends ton cours,

Pour éclairer nos mysteres.

LE GRAND-PRÊTRE. Dieux, qui veillez sur cet empire,

Manifestez vos soins, soyez nos protecteurs.

Bannissez de vaines terreurs,

Un signe seul vous peut suffire:

Le vil effroi peut-il frapper des coeurs

Que votre confiance inspire

CHOEUR. Ancien du monde, Etre des jours,

Sois attentif à nos prieres.

Soleil, suspends ton cours,

Pour éclairer nos mysteres.

LE GRAND-PRÊTRE. Conservez à son peuple un prince généreux,

Que de votre pouvoir digne dépositaire,

Il soit heureux comme les Dieux;

Puisqu’il remplit leur ministere,

Et qu’il est bienfaisant comme eux,

CHOEUR. Ancien du monde, &c.

LE GRAND-PRÊTRE. C’en est assez. Que l’on fasse silence.

De nos rites sacrés déployons la puissance.

[360] Que vos sublimes sons, vos pas mystérieux,

De l’avenir, soustrait aux mortels curieux,

Dans mon coeur inspiré portent la connoissance.

Mais la fureur divine agite mes esprits,

Mes sens sont étonnés, mes regards éblouis;

La nature succombe aux efforts réunis

De ces ébranlemens terribles.......

Non, des transports nouveaux affermissent mes sens;

Mes yeux, avec effort, percent la nuit des tems.....

Ecoutez du destin les décrets inflexibles.

Cacique infortuné,

Tes exploits sont flétris, ton regne est terminé.

Ce jour en d’autres mains fait passer ta puissance.

Tes peuples asservis sous un joug odieux

Vont perdre, pour jamais, les plus chers dons des cieux,

Leur liberté, leur innocence.

Fiers enfans du soleil, vous triomphez de nous;

Vos arts sur nos vertus vous donnent la victoire.

Mais, quand nous tombons sous vos coups,

Craignez de payer cher nos maux & votre gloire.

Des nuages confus naissant de toutes parts....

Les siecles sont voilés à mes foibles regards.

LE CACIQUE. De vos arts mensongers cessez les vains prestiges.

Les prêtres se retirent, après quoi son entend le choeur suivant, derriere le théâtre.

CHOEUR derriere le théâtre.

O ciel! ô ciel! quels prodiges nouveaux!

[361] Et quels monstres ailés paroissent sur les eaux!

DIGIZE. Dieux! quels sont ces nouveaux prodiges?

CHOEUR derriere le théâtre.

O ciel! ô ciel, &c.

LE CACIQUE. L’effroi trouble les yeux de ce peuple timide;

Allons appaiser ses transports.

DIGIZE. Seigneur, où courez.-vous, quel vain espoir vous guide?

Contre l’arrêt des Dieux que servent vos efforts!

Mais il ne m’entend plus, il suit, destin sévere,

Ah! ne puis je du moins, dans ma douleur amere,

Sauver un de ses jours, au prix de mille morts.

Fin du premier Acte.

[362]

ACTE II

Le théâtre représente un rivage entrecoupé d’arbres & de rochers. On voit, dans l’enfoncement, débarquer la flotte Espagnole, au son des trompettes & des timbales.

SCENE PREMIERE

COLOMB, ALVAR, TROUPE D’ESPAGNOLS ET D’ESPAGNOLES.

CHOEUR. Triomphons, triomphons sur la terre & sur l’onde,

Donnons des loix à l’univers,

Notre audace, en ce jour, découvre un nouveau monde,

Il est fait pour porter nos fers.

COLOMB, tenant d’une main une épée nue, & de l’autre l’étendard de Castille.

Climats, dont à nos yeux s’enrichit la nature,

Inconnus aux humains, trop négligés des cieux,

Perdez la liberté:

(Il plante l’étendard en terre)

Mais portez, sans murmure,

Un joug encor plus précieux.

[363] Chers compagnons, jadis l’Argonaute timide

Eternisa son nom dans les champs de Colchos.

Aux rives de Gadès, l’impétueux Alcide

Borna sa course & ses travaux.

Un art audacieux, en nous servant de guide,

De l’immense Océan nous a soumis les flots.

Mais qui célébrera notre troupe intrépide,

A l’égal de tous ces héros!

Célébrez ce grand jour d’éternelle mémoire;

Entrez, par les plaisirs, au chemin de la gloire:

Que vos yeux enchanteurs brillent de toutes parts;

De ce peuple sauvage étonnez les regards.

CHOEUR. Célébrons ce grand jour d’éternelle mémoire;

Que nos yeux enchanteurs brillent de toutes parts.

On danse.

ALVAR. Fiere Castille, étends par-tout tes loix,

Sur toute la nature exerce ton empire;

Pour combler tes brillans exploits,

Un monde entier n’a pu suffire.

Maîtres des élémens, héros dans les combats,

Répandons en ces lieux la terreur, le ravage:

Le ciel en fit notre partage,

Quand il rendit l’abord de ces climats

Accessible à notre courage.

Fiere Castille, &c.

Danses guerrieres.

[364] UNE CASTILLANE Volez, conquérans redoutables,

Allez remplir de grands destins:

Avec des armes plus aimables,

Nos triomphes sont plus certains

Qu’ici d’une gloire immortelle

Chacun se couronne à son tour:

Guerriers, vous y portez l’empire d’Isabelle,

Nous y portons l’empire de l’amour,

Volez, conquérans, &c.

Danses.

ALVAR ET LA CASTILLANE.Jeunes beautés, guerriers terribles,

Unissez-vous, soumettez l’univers.

Si quelqu’un se dérobe à des coups invincibles,

Par de beaux yeux qu’il soit chargé de fers.

COLOMB. C’est assez exprimer notre allégresse extrême,

Nous devons nos momens à de plus doux transports.

Allons aux habitans, qui vivent sur ces bords,

De leur nouveau destin porter l’arrêt suprême.

Alvar, de nos vaisseaux ne vous éloignez pas;

Dans ces détours cachés dispersez vos soldats.

La gloire d’un guerrier est assez satisfaite,

S’il peut favoriser une heureuse retraite:

[365] Allez; si nous avons à livrer des combats,

II sera bientôt tems d’illustrer votre bras.

CHOEUR. Triomphons, triomphons sur la terre & sur l’onde;

Portons nos loix au bout de l’univers:

Notre audace, en ce jour, découvre un nouveau monde:

Nous sommes faits pour lui donner des fers.

SCENE II

CARIME seule.

Transports de ma fureur, amour, rage funeste;

Tyrans de la raison, où guidez-vous mes pas?

C’est assez déchirer mon coeur par vos combats;

Ha! du moins éteignez un feu que je déteste,

Par mes pleurs ou par mon trépas.

Mais je l’espere en vain, l’ingrat y regne encore,

Ses outrages cruels n’ont pu me dégager.

Je reconnois toujours, hélas! que je l’adore,

Par mon ardeur à m’en venger.

Transports de ma fureur, &c.

Mais que servent ces pleurs?....

Qu’elle pleure elle-même.

C’est ici le séjour des enfans du soleil,

Voilà de leur abord le superbe appareil,

Qu’y viens-je faire hélas! dans ma fureur extrême?

Je viens leur livrer ce que j’aime,

[366] Pour leur livrer ce crue je hais!

Oses-tu l’espérer, infidelle Carime?

Les fils du ciel sont-ils faits pour le crime?

Ils détesteront tes forfaits.

Mais s’ils avoient aimé.....s’ils ont des coeurs sensibles;

Ah! sans doute ils le sont, s’ils ont reçu le jour.

Le ciel peut-il former des coeurs inaccessibles

Aux tourmens de l’amour!

SCENE III

ALVAR, CARIME.

ALVAR. Que vois-je! Quel éclat! Ciel! Comment tant de charmes

Se trouvent-ils en ces déserts!

Que serviront ici la valeur & les armes?

C’est à nous d’y porter les fers.

CARIME, en action de se prosterner,

Je suis encor, seigneur, dans l’ignorance

Des hommages qu’on doit....

ALVAR, la retenant.

J’en puis avoir reçus:

Mais où brille votre présence,

C’est à vous seule qu’ils sont dus.

[367] CARIME. Quoi donc! refusez-vous, Seigneur, qu’on vous adore?

N’êtes-vous pas des Dieux!

ALVAR. On ne doit adorer que seule en ces lieux,

Au titre de héros nous aspirons encore:

Mais daignez m’instruire à mon tour,

Si mon coeur en ce lieu sauvage

Doit en vous admirer l’ouvrage

De la nature ou de l’amour?

CARIME, Vous séduisez le mien par un si doux langage,

Je n’en attendois pas de tels en ce séjour.

ALVAR, L’amour veut par mes soins réparer en ce jour

Ce qu’ici vos appas ont de désavantage:

Ces lieux grossiers ne sont pas faits pour vous:

Daignez nous suivre en un climat plus doux.

Avec tant d’appas en partage,

L’indifférence est un outrage

Que vous ne craindrez pas de nous.

CARIME. Je serai plus encor; & je veux que cette isle,

Avant la fin du jour, reconnoisse vos loix.

Les peuples effrayés vont d’asyle en asyle

Chercher leur sureté dans le fond de nos bois:

[368] Le Cacique lui-même en d’obscures retraites

A déposé ses biens les plus chéris.

Je connois les détours de ces routes secretes.

Des ôtages si chers....

ALVAR. Croyez-vous qu’à ce prix

Nos coeurs soient satisfaits d’emporter la victoire?

Notre valeur suffit pour nous la procurer.

Vos soins ne serviroient qu’à ternir notre gloire,

Sans la mieux assurer.

CARIME. Ainsi, tout se refuse à ma juste colere!

ALVAR. Juste ciel, vous pleurez! ai-je pu vous déplaire?

Parlez, que falloit-il?....

CARIME. Il falloit me venger.

ALVAR. Quel indigne mortel a pu vous outrager?

Quel monstre a pu former ce dessein téméraire?

CARIME. Le Cacique.

ALVAR.Il mourra: c’est fait de son destin.

Tous moyens sont permis pour punir une offense,

[369] Pour courir à la gloire il n’est qu’un seul chemin;

Il en est cent pour la vengeance.

Il faut venger vos pleurs & vos appas;

Mais mon zele empressé n’est pas ici le maître:

Notre chef, en ces lieux, va bientôt reparoître

Je vais tout préparer pour marcher sur vos pas.

ENSEMBLE. Vengeance, amour, unissez-vous;

Portez par-tout le ravage.

Quand vous animez le courage,

Rien ne résiste à vos coups.

ALVAR. La colere en est plus ardente,

Quand ce qu’on aime est outragé.

CARIME. Quand l’amour en haine est changé,

La rage est cent fois plus puissante.

ENSEMBLE. Vengeance, amour, unissez-vous, &c.

Fin du second Acte.

[370]

ACTE III

Le théâtre change & représente les appartemens du Cacique,

SCENE PREMIERE

DIGIZE seule.

Tourmens des tendres coeurs, terreurs, craintes fatales,

Tristes pressentimens, vous voilà donc remplis.

Funeste trahison d’une indigne rivale,

Noirs crimes de l’amour, restez-vous impunis?

Hélas! dans mon effroi timide,

Je ne soupçonnois pas, cher & fidele époux,

De quelle main perfide

Te viendroient de si rudes coups.

Je connois trop ton coeur, le sort qui nous sépare

Terminera tes jours:

Et je n’attendrai pas qu’une main moins barbare

Des miens vienne trancher le cours.

Tourmens des tendres coeurs, terreurs, craintes fatales, &c.

Cacique redouté, quand cette heureuse rive

Retentissoit par-tout de tes faits glorieux,

Qui t’eût dit qu’on verroit ton épouse captive

Dans le palais de tes aieux!

[371]

SCENE II

DIGIZE, CARIME.

DIGIZE. Venez-vous insulter à mon sort déplorable?

CARIME. Je viens partager vos ennuis.

DIGIZE. Votre fausse pitié m’accable

Plus que l’état même où je suis.

CARIME. Je ne connois point l’art de feindre:

Avec regret je vois couler vos pleurs.

Mon désespoir a causé vos malheurs;

Mais mon coeur commence à vous plaindre;

Sans pouvoir guérir vos douleurs.

Renonçons à la violence,

Quand le coeur se croit outragé:

A peine a-t-on puni l’offense,

Qu’on sent moins le plaisir que donne la vengeance

Que le regret d’être vengé.

DIGIZE. Quand le remede est impossible,

Vous regrettez les maux où vous me réduisez;

[372] C’est quand vous les avez causés.

Qu’il y falloit être sensible.

ENSEMBLE. Amour, amour, tes cruelles fureurs,

Tes injustes caprices,

Ne cesseront-ils point de tourmenter les coeurs?

Fais-tu de nos supplices

Tes plus cheres douceurs?

Nos tourmens sont-ils tes délices?

Te nourris-tu de nos pleurs?

Amour, amour, tes cruelles fureurs,

Tes injustes caprices

Ne cesseront-ils point de tourmenter les coeurs?

CARIME. Quel bruit ici se fait entendre!

Quels cris! Quels sons étincelans

DIGIZE. Du Cacique en fureur les transports violens....

Si c’étoit lui.... Grands dieux! qu’ose-t-il entreprendre?

Le bruit redouble, hélas! peut-être il va périr;

Ciel! juste ciel, daigne le secourir.

(On entend des décharges de mousqueterie qui se mêlent au bruit de l’orchestre.)

ENSEMBLE. Dieux! quel fracas, quel bruit, quels éclats de tonnerre!

Le soleil irrité renverse-t-il la terre!

[373]

SCENE III

COLOMB suivi de quelques guerriers,

DIGIZE, CARIME.

COLOMB. C’est assez. Epargnons de foibles ennemis.

Qu’ils sentent leur foiblesse avec leur esclavage;

Avec tant de fierté, d’audace & de courage,

Ils n’en seront que plus punis.

DIGIZE. Cruels! qu’avez-vous fait?... Mais ô ciel! c’est lui-même.

SCENE IV

ALVAR, LE CACIQUE désarmé, & les acteurs précédens.

ALVAR. Je l’ai surpris, qui seul, ardent & furieux,

Cherchoit à pénétrer jusqu’en ces mêmes lieux.

COLOMB. Parle, que voulois-tu dans ton audace extrême?

LA CACIQUE. Voir Digizé, t’immoler, & mourir.

[374] COLOMB. Ta barbare fierté ne peut se démentir:

Mais, réponds, qu’attends-tu de ma juste colere?

LE CACIQUE. Je n’attends rien de toi; va, remplis tes projets.

Fils du soleil, de tes heureux succès

Rends grace aux foudres de ton pere,

Dont il t’a fait dépositaire.

Sans ces foudres brûlans, ta troupe en ces climats

N’auroit trouvé que le trépas.

COLOMB. Ainsi donc ton arrêt est dicté par toi-même.

CARIME. Calmez votre colere extrême;

Accordez aux remords, prêts à me déchirer,

De deux tendres époux la vie & la couronne.

J’ai fait leurs maux, je veux les réparer:

Ou si votre rigueur l’ordonne,

Avec eux je veux expirer.

COLOMB. Daignent-ils recourir à la moindre priere?

LE CACIQUE.Vainement ton orgueil l’espere,

Et jamais mes pareils n’ont prié que les Dieux.

[375] CARIME à Alvar.

Obtenez ce bienfait si je plais à vos yeux.

CARIME, ALVAR, DIGIZE.

Excusez deux époux, deux amans trop sensibles,

Tout leur crime est dans leur amour.

Ah! si vous aimiez un jour,

Voudriez-vous, à votre tour,

Ne rencontrer que des coeurs inflexibles?

CARIME. Ne vous rendrez-vous point?

COLOMB. Allez, je suis vaincu.

Cacique malheureux, remonte sur ton trône.

(On lui rend sort épée.)

Reçois mon amitié, c’est un bien qui t’est dû.

Je songe, quand je te pardonne,

Moins à leurs pleurs qu’à ta vertu.

(A Carime.)

Pour ces tristes climats la vôtre n’est pas née.

Sensible aux feux d’Alvar, daignez les couronner.

Venez montrer l’exemple à l’Espagne étonnée,

Quand on pourroit punir, de savoir pardonner.

LE CACIQUE. C’est toi qui viens de le donner;

Tu me rends Digizé, tu m’as vaincu par elle.

[376] Tes armes n’avoient pu dompter mon coeur rebelle,

Tu l’as soumis par tes bienfaits.

Sois sur, dès cet instant, que tu n’auras jamais

D’ami plus empressé, de sujet plus fidele.

COLOMB. Je te veux pour ami, sois sujet d’Isabelle.

Vante-nous désormais ton éclat prétendu,

Europe, en ce climat sauvage,

On éprouve autant de courage,

On y trouvé plus de vertu.

O vous, que des deux bouts du monde,

Le destin rassemblé en ces lieux,

Venez, peuples divers, former d’aimables jeux!

Qu’a vos concerts l’écho réponde:

Enchantez les coeurs & les jeux.

Jamais une plus digne fête

N’attira vos regards.

Nos jeux sont les enfans des arts,

Et le monde en est la conquête.

Hâtez-vous, accourez, venez de toutes parts,

O vous, que des deux bouts du monde,

Le destin rassemblé en ces lieux,

Venez former d’aimables jeux.

[377]

SCENE V

Les Acteurs précédens, peuples Espagnols & Américains.

CHOEUR. Accourons, accourons, formons d’aimables jeux.

Qu’à nos concerts l’écho réponde,

Enchantons les coeurs & les yeux.

UN AMÉRICAIN. Il n’est point de coeur sauvage

Pour l’amour:

Et dès qu’un s’engage.

En ce séjour,

C’est sans partage.

Point d’autres plaisirs

Que de doutes chaînes;

Nos uniques peines

Sont nos vains desirs,

Quand des inhumaines

Causent nos soupirs.

Il n’est point, &c.

UNE ESPAGNOLE. Voguons,

Parcourons

Les ondes,

Nos plaisirs auront leur tour.

[378] Découvrir

De nouveaux mondes,

C’est offrir

De nouveaux mirthes à l’amour.

Plus loin que Phoebus n’étend

Sa carriere,

Plus loin qu’il ne répand

Sa lumiere,

L’amour fait sentir ses feux.

Soleil! tu fais nos jours, l’amour les rend heureux.

Voguons, &c.

CHOEUR. Répandons dans tout l’univers

Et nos trésors & l’abondance,

Unissons par notre alliance

Deux mondes séparés par l’abyme des mers;

Fin du troisieme & dernier Acte.

[379] AIR

Ajouté à la fête du troisieme Acte.

DIGIZE. Triomphe, amour, regne en ces lieux,

Retour de mon bonheur, doux transports de ma flâme,

Plaisirs charmans, plaisirs des Dieux,

Enchantez, enivrez mon ame;

Coulez, torrens délicieux.

Fille de la vertu, tranquillité charmante;

Tu n’exclus point des coeurs l’aimable volupté.

Les doux plaisirs sont la félicité,

Mais c’est toi qui la rend constante.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

FRAGMENS D’IPHIS,
TRAGÉDIE

[1741, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231; Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776, t. VIII, pp. 297-309; Pléiade édition, t. II, pp. 797-809. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 381--393.]

[381]

FRAGMENS
D’IPHIS,
TRAGÉDIE.

Pour l’Académie Royale de Musique,

[382]

ACTEURS

ORTULE, roi d’Elide.

PHILOXIS, prince de Micenes.

ANAXARETTE, fille du feu roi d’Elide.

ELISE, princesse de la cour d’Ortule.

IPHIS, officier de la maison d’Ortule.

ORANE, suivante d’Elis.

UN CHEF des guerriers de Philoxis.

CHOEUR de guerriers.

CHOEUR de la suite d’Anaxarette.

CHOEUR de dieux & de déesses.

CHOEUR de sacrificateurs & de peuples.

CHOEUR de furies dansantes.

[383] IPHIS, TRAGÉDIE.

Le théâtre représente un rivage, &, dans le fond, une mer, couverte de vaisseaux.

SCENE PREMIERE

ELISE, ORANE.

ORANE,Princesse, enfin votre joie est parfaite;

Rien ne troublera plus vos feux.

Philoxis de retour, Philoxis amoureux,

Vient d’obtenir du roi la main d’Anaxarette;

Elle consent sans peine à ce choix glorieux;

L’aspect d’un souverain puissant, victorieux,

Efface dans son coeur la plus vive tendresse

Le trop constant Iphis n’est plus rien à ses yeux,

La seule grandeur l’intéresse.

ELISE.En vain tout paroît conspirer

A favoriser ma flâme;

Je n’ose point encor, cher Orane, espérer

Qu’il devienne sensible aux tourmens de mon ame:

Je connois trop Iphis, je ne puis m’en flatter,

[384] Son coeur est trop constant, son amour est trop tendre:

Non, rien ne pourra l’arrêter;

Il saura même aimer, sans pouvoir rien prétendre.

ORANE.Eh quoi! vous penseriez qu’il osât refuser

Un coeur qui borneroit les voeux de cent monarques?

ELISE.Hélas! il n’a déjà que trop su mépriser

De mes feux les plus tendres marques.

ORANE.Pourroit-il oublier sa naissance, son rang,

Et l’éclat dont brille le sang

Duquel les Dieux vous ont fait naître?

ELISE.Quels que soient les aïeux dont il a reçu l’être;

Iphis fait mériter un plus illustre sort,

Et par un courageux effort,

Se frayer le chemin d’une cour plus brillante.

Ses amiables vertus, si vertu éclatante,

Ont su lui captiver mon coeur.

Je me ferois honneur

D’une semblable foiblesse,

Si pour répondre à mon ardeur

L’ingrat employoit sa tendresse:

Mais, peu touché de ma grandeur,

Et moins encor de mon amour extrême,

[385] Il a beau savoir que je l’aime,

Je n’en suis pas mieux dans son coeur.

Il ose soupirer pour la fille d’Ortule;

Elle-même jusqu’à ce jour

A su partager son amour

Et malgré sa fierté, malgré tout son scrupule,

Je l’ai vu s’attendrir & l’aimer à son tour.

Seule, de son secret le tiens la confidence;

Elle m’a fait l’aveu de leurs plus tendres feux.

Oh! qu’une telle confiance

Est dure à supporter pour mon coeur amoureux!

ORANE.Quel que soit l’excès de sa flâme,

Elle brisé aujourd’hui les noeuds les plus charmans.

Si l’amour régnoit bien dans le fond de son ame,

Oublieroit-elle ainsi les voeux & les sermens?

Laissez agir le tems, laissez agir vos charmes.

Bientôt Iphis, irrité des mépris

De la beauté dont son coeur est épris,

Va vous rendre les armes.

AIR.Pour finir vos peines

Amour va lancer ses traits.

Faites briller vos attraits,

Formez de douces chaînes.

Pour finir vos peines

Amour va lancer ses traits.

[386] ELISE.Orane, malgré moi, la crainte m’intimide.

Hélas! je sens couler mes pleurs.

Iphis, que tu serois perfide,

Si, sans les partager, tu voyois mes douleurs.

Mais c’est assez tarder; cherchons Anaxarette.

Philoxis en ces lieux lui prépare une fête,

Je dois l’accompagner. Orane, suivez-moi.

SCENE II

IPHIS seul.

Amour, que de tourmens j’endure sous ta loi!

Que mes maux sont cruels! que ma peine est extrême!

Je crains de perdre ce que j’aime;

J’ai beau m’assurer sur son coeur,

Je sens, hélas! que son ardeur

M’est une trop foible assurance

Pour me rendre mon espérance.

Je vois déjà sur ce rivage

Un rival orgueilleux, couronné de lauriers,

Au milieu de mille guerriers,

Lui présenter un doux hommage:

En cet état ose-t-on refuser

Un amant tout couvert de gloire?

Hélas! je ne puis accuser

[387] Que sa grandeur & sa victoire!

De funestes pressentimens

Tour-à-tour dévorent mon ame;

Mon trouble augmente à tous momens.

Anaxarette..... Dieux..... trahiriez-vous ma flâme?

AIR.Quel prix de ma constante ardeur,

Si vous deveniez infidelle!

Elise étoit charmante & belle,

J’ai cent sois refusé son coeur.

Quel prix de ma constante ardeur,

Si vous deveniez infidelle!

SCENE III

LE ROI, PHILOXIS.

LE ROI.Prince, je vous dois aujourd’hui

L’éclat dont brille la couronne;

Votre bras est le seul appui

Qui vient de rassurer mon trône:

Vous avez terrassé mes plus fiers ennemis.

Tout parle de votre victoire.

Des sujets révoltés vouloient ternir ma gloire,

Votre valeur les a soumis:

Jugez de la grandeur de ma reconnoissance

[388] Par l’excès du bienfait que j’ai reçu de vous.

Vous possédez déjà la suprême puissance;

Soyez encore heureux époux.

Je dispose d’Anaxarette,

Ortule, en expirant, m’en laissa le pouvoir.

Philoxis, si sa main peut flatter votre espoir,

A former cet hymen aujourd’hui je m’aprête.

PHILOXIS.Que ne vous dois-je point, seigneur,

Que mes plaisirs sont doux, qu’ils sont remplis de charmes!

Ah! l’heureux succès de mes armes

Est bien payé par un si grand bonheur!

AIR.Tendre amour aimable espérance,

Régnez à jamais dans mon coeur.

Je vois récompenser la plus parfaite ardeur,

Je reçois aujourd’hui le prix de ma constance.

Ce que j’ai senti de souffrance

N’est rien auprès de mon bonheur.

Tendre amour, aimable espérance,

Régnez à jamais dans mon coeur.

Je vais posséder ce que j’aime;

Ah! Philoxis est trop heureux!

LE ROI.Je sens une joie extrême,

De pouvoir combler vos voeux.

[389] ENSEMBLE.La paix succede aux plus vives alarmes,

Livrons-nous aux plus doux plaisirs;

Goûtons, goûtons-en tous les charmes;

Nous ne formerons plus d’inutiles desirs.

LE ROI.La gloire a couronné vos armes,

Et l’hymen, en ce jour, couronne vos soupirs,

ENSEMBLE.La paix succede, &c.

LE ROI.Prince, je vais, pour cet ouvrage,

Tout préparer dès ce moment:

Vous allez être heureux amant:

C’est le fruit de votre courage.

PHILOXIS.Et moi, pour annoncer en ces lieux mon bonheur,

Allons, sur mes vaisseaux triomphant & vainqueur,

De dépouilles de ma conquête

Faire un hommage aux pieds d’Anaxarette.

[390]

SCENE IV

ANAXARETTE seule,

AIR.Je cherche en vain dissiper mon trouble,

Non, rien ne sauroit l’appaiser;

J’ai beau m’y vouloir opposer,

Malgré moi ma peine redouble.

Enfin il est donc vrai, j’épouse Philoxis,

Et j’ai pu consentir à trahir ma tendresse!

C’est inutilement que mon coeur s’intéresse

Au bonheur de l’aimable Iphis.

Falloit-il, Dieux puissans, qu’une si douce flâme,

Dont j’attendois tout mon bonheur,

N’ait pu passer jusqu’en mon ame

Sans offenser ma gloire & mon honneur:

Je cherche en vain, &c.

Je sens encor tout mon amour,

Quoique pour l’étouffer l’ambition m’inspire,

Et je m’apperçois trop qu’à leur tour

Mes yeux versent des pleurs, & que mon coeur soupire.

Mais quoi pourrois-je balancer?

Pour deux objets puis-je m’intérsser?

L’un est roi triomphant, l’autre amant sans naissance;

Ah! sans rougir je ne puis y penser;

Et j’en sens trop la différence,

[391] Pour oser encor hésiter:

Non, sachons mieux noirs acquitter

Des loix que la gloire m’impose.

Régnons, mon rang ne me propose

Qu’une couronne à souhaiter;

Et je ne serois plus digne de la porter,

Si je desirois autre chose.

SCENE V

ELISE, ANAXARETTE.

Suite d’Anaxarette qui entre avec Elise.

ELISE. Philoxis est enfin de retour en ces lieux,

Il ramene avec lui l’amour & la victoire;

Et cet amant, comblé de gloire,

En vient faire hommage à vos yeux:

Ces vaisseaux triomphans, autour de ce rivage,

Semblent annoncer ses exploits.

Nos ennemis vaincus, & soumis à nos loi

Sont des preuves de son courage.

Princesse, dans cet heureux jour,

Vous allez partager l’éclat qui l’environne;

Qu’avec plaisir on porte une couronne,

Quand on la reçoit de l’amour.

[392] ANAXARETTE. Je sens l’excès de mon bonheur extrême,

Et je vois accomplir mes plus tendres desirs.

Hélas! que ne puis-je de même

Voir finir tees tendres soupirs!

On entend des trompettes & des timbales derriere le théâtre.

Mais qu’entends-je? quel bruit de guerre

Vient en ces lieux frapper les airs?

ELISE.Quels sons harmonieux! quels éclatans concerts!

ENSEMBLE.Ciel! quel auguste aspect paroît sur cette terre!

SCENE VI

Ici quatre trompettes paroissent sur le théâtre, suivis d’un grand nombre de guerriers vêtus magnifiquement.

ANAXARETTE, ELISE, suite d’Anaxarette, chef de guerriers, choeur de guerriers.

LE CHEF des guerriers à Anaxarette.

Recevez, aimable princesse,

L’hommage d’un amant tendre & respectueux.

C’est de sa part que dans ces lieux

Nous venons vous offrir ses voeux & sa richesse.

(En cet endroit on voit entrer, au son des trompettes, plusieurs guerriers, vêtus légérement, qui portent des présens[393] magnifiques à la fin desquels est un beau trophée; ils forment une marche, & vont en dansant offrir leurs présens à la princesse, pendant que le chef des guerriers chante.)

LE CHEF des guerriers.

Régnez à jamais sur son coeur,

Partagez son amour extrême,

Et que de sa flâme même

Puisse naître votre ardeur.

Et-vous guerriers, chantons l’heureuse chaîne

Qui va couronner nos voeux;

Honorons notre souveraine,

Sous ses loix vivons sans peine:

Soyons à jamais heureux.

CHOEUR des guerriers.

Chantons, chantons l’heureuse chaîne

Qui va couronner nos voeux;

Honorons notre souveraine,

Sous ses loix vivons sans peine;

Soyons à jamais heureux.

ELISE.Jeunes coeurs, en ce séjour

Rendez-vous sans plus attendre,

Craignez d’irriter l’amour.

Chaque coeur doit à son tour

Devenir amoureux & tendre.

On veut en vain se défendre,

Il faut aimer un jour.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

INNUPTIAS CARLOINA EMANUELIS,
INVICTISSIMI SARDINAE REGIS,
DUCIS SABAUDIAE, &c.
ET REGINAE AUGUSTISSIMAE AE ELISABETHAE LOTHARINGIA.

[ODE]

[1737. Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776.== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 394-400.

[394]

INNUPTIAS CARLOINA EMANUELIS, INVICTISSIMI SARDINAE REGIS, DUCIS SABAUDIAE, &c. ET REGINAE AUGUSTISSIMAE AE ELISABETHAE LOTHARINGIA.

[ODE]

ODE

Ergo nunc vatem, mea musa, Regi

Plectra jussisti nova dedicare?

Ergo da magnum celebrare di gno

Carmine Regem.

Inter Europoe populos furorem

Impius belli Deus excitârat,

Omnis armorum strepitu fremebat

Itala tellus.

Interim caeco latitans sub antro

Moesta pax diros hominum tumultus.

Audit, undantesque videt recenti

Sanguine campos.

[395] Cernit heroem procul oestuantem;

Carolum agnoscit spoliis onustum,

Diva suspirans adit, atque mentem

Flectere tentat.

Te quid armorum juvat, inquit, horror?

Parce jam victis, tibi parce, Princeps,

Ne caput sacrum per aperta belli

Mitte pericla.

Te diu Movors ferus occupavit,

Teque palmarum seges ampla ditat,

Nunc pius pacem cole, mitiores

Concipe sensus.

Ecce divinam super puellam,

Proemium pacis, tibi destinarunt

Sanguinem regum, Lotharoeque claram

Stemmate gentis.

Scilicet tantum meruere munis

Regiae dotes, amor unus oequi,

Sanctitas morum, pietasque castae

Hospita mentis.

Paruit Princeps monitis Deorum,

Ergo sestina generosa virgo,

Nec soror, nec te lacrimis moretur

Anxia mater.

Montium nec te nive candidorum

Terreat surgens super astra moles,

[396] Se tibi sensim juga celsa prono

Culmine sistent.

Cernis? Ô! quanta speciosa pompa

Ambulat, currum teneri lepores

Ambiunt, sponsae sedet & modesto

Gratia vultu.

Rex ut attenta bibit aure famam!

Splendidâ latè comitatus aulâ,

Ecce confestim volat inquieto

Raptus amore.

Qualis in coelo radiis coruscans

Vulgus astrorum tenebris recondit

Phoebus, augusto micat inter omnes

Lumine Princeps.

Carole, heroum generose sanguis,

Quâ lirâ vel quo satis ore possim

Mentis excelsae titulos & ingens.

Dicere pectus.

Nempe magnoreum meditans avorum

Facta, quos virtus sua consecravit,

Arte qua coelum meruêre coelum

Scandere tendis.

Clara seu bello referas trophoea,

Seu colas artes placidus quietas,

Mille te monstrant monumenta magnum

Inclita Regem.

[397] Venit, Ô! festos geminate plausus,

Venit optanti data diva terrae,

Blanda quae tandem populis revexit

Otia venit.

Hujus adventu, fugiente brumâ,

Omnis Aprili via ridet hertrâ,

Floribus spirant, viridique lucent

Gramine campi.

Protinus pagis bene feriatis

Exeunt laeti proceres, coloni;

Obviam passim tibi corda currunt

Regia conjux.

Aspicis? Crebrâ crepitante flammâ

Ignis ut cunctas simulat figuras,

Ut fugat noctem, riguis ut aether

Depluit astris.

Audiunt colles, opaca longè

Colla submittunt, trepidaeque circum

Contremunt pinus, iteratque voces

Alpibus echo.

Vive ter centum, bone Rex, per annos;

Sic thori consors bona, vive; vestrum

Vivat aeternum genus, & Sabaudis

Imperet annis.

Offerebat Regi, &c.

JOHANNES PUTHOD, Canonicus Rupensis.

[398]

TRADUCTION DE L’ODE PRECEDENTE, PAR J. J. ROUSSEAU

Muse, vous exigez de moi que je consacre au Roi de nouveaux chants, inspirez-moi donc des vers dignes d’un si grand monarque.

Le terrible Dieu des combats avoit semé la discorde entre les peuples de l’Europe: toute l’Italie retentissoit du bruit des armes; pendant que la triste paix entendoit du fond d’une antre obscure les tumultes furieux, excités par les humains, & voyoit les campagnes inondées de nouveaux flots de sang. Elle distingue de loin un héros enflammé par sa valeur; c’est Charles qu’elle reconnoit, chargé de glorieuses dépouilles. La déesse l’aborde en soupirant, & tâche de le fléchir par ses larmes.Prince, lui dit-elle, quels charmes trouvez-vous dans l’horreur du carnage? Epargnez des ennemis vaincus; épargnez-vous vous-même, & n’exposez plus votre tête sacrée à de si grands périls; le cruel Mars vous a trop long-tems occupé. Vous êtes chargé d’une ample moisson de palmes. Il est tems désormais que la paix ait part à vos soins, &que vous livriez votre coeur à des sentimens plus doux. Pour je prix de cette paix les dieux vous ont destiné une jeune & divine princesse du sang des rois, illustre par tant de héros [399] que l’auguste maison de Lorraine a produits, & qu’elle compte parmi ses ancêtres. Un si digne présent est la récompense de vos vertus royales, de votre amour pour l’équité, de la sainteté de vos moeurs, & de cette douce humanité, si naturelle à votre ame pure.

Le monarque acquiesce aux exhortations des dieux. Hâtez-vous, généreuse princesse, ne vous laissez point retarder par les larmes d’une soeur & d’une mere affligée. Que ces monts couverts de neige, don’t le sommet se perd dans les cieux, ne vous effrayent point. Leurs cimes élevées s’abaisseront pour favoriser votre passage.

Voyez avec quel cortege brillant marche cette charmante épouse, les Graces environnent son char, & son visage modeste est fait pour plaire.

Cependant le roi écoute avec empressement tous les éloges que répand la renommée. Il part, accompagné d’une cour, pompeuse. Il vole, emporté par l’impatience de son amour. Tel que l’éclatant Phoebus efface dans le ciel, par la vivacité de ses rayons, la lumiere des autres astres, ainsi brille cet auguste Prince au milieu de tous ses courtisans.

Charles, généreux sang des héros, quels accords assez sublimes, quels vers assez majestueux pourrai-je employer pour chanter dignement les vertus de ta grande ame & l’intrépidité de ta valeur. Ce sera, grand Prince, en méditant sur les [400] hauts faits de tes magnanimes Aïeux que leur vertu a consacrés; car tu cours à la gloire par le même chemin qu’ils ont pris pour y parvenir.

Soit que tu remportes de la guerre les plus glorieux trophées, & qu’en paix tu cultives les Beaux-Arts, mille monumens illustres témoignent la grandeur de ton regne.

Mais redoublez vos chants d’allégresse; je vois arriver cette reine divine que le ciel accorde à nos voeux: elle vient; c’est elle qui a ramené de doux loisirs parmi les peuples. A son abord l’hiver suit, toutes les routes se parent d’une herbe tendre; les champs brillent de verdure, & se couvrent de fleurs. Aussi-tôt les maîtres & les serviteurs quittent leur labourage & accourent pleins de joie. Royale épouse, les coeurs volent de toutes parts au-devant de vous.

Voyez comment, au milieu des torrents d’une flamme bruyante, le feu prend toutes sortes de figures. Voyez fuir la nuit; voyez cette pluie d’Astrée qui semble se détacher du ciel.

Le bruit se fait entendre dans les montagnes, & passe bien loin au-dessus de leurs cimes massives, les sapins d’alentour étonnés en frémissent, & les échos des Alpes en redoublent le retentissement.

Vivez, bon roi, parcourez la plus longue carriere: vivez de même, digne épouse; que votre postérité vive éternellement & donne ses loix à la Savoie.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[LE VERGER DE MADAME LA BARONNE DE WARENS]

[1739, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231 (1742). Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776; le Pléiade t. II, pp. 1123-1129, 1890.== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 401-411.]

[LE VERGER
DE MADAME
LA BARONNE
DE WARENS.]

[401]

AVERTISSEMENT

J’ai eu le malheur autrefois de refuser des vers à des personnes que j’honorois, & que je respectois infiniment, parce que je m’étois désormais interdit d’en faire. J’ose espérer cependant que ceux que je publie aujourd’hui ne les offenseront point; & je crois pouvoir dire, sans trop de rafinement, qu’ils sont l’ouvrage de mon cœur, & non de mon esprit. Il est même aisé de s’appercevoir que c’est un enthousiasme impromptu, si je puis parler ainsi, dans lequel je n’ai gueres songé à briller. De fréquentes répétitions dans les pensées, & même dans les tours, & beaucoup de négligence dans la diction, n’annoncent pas un homme fort empressé de la gloire d’être un bon poete. Je déclare de plus que si l’on nie trouvé jamais à faire des vers galons, ou de ces sortes de belles choses qu’on appelle des jeux d’esprit, je m’abandonne volontiers à toute l’indignation que j’aurai méritée.

Il faudroit m’excuser auprès de certaines gens d’avoir loué ma bienfaitrice, & auprès des personnes de mérite, de n’en avoir pas assez dit de bien; le silence que je garde à l’égard des premiers n’est pas sans fondement: quant aux autres, j’ai l’honneur de les assurer que je serai toujours infiniment satisfait de m’entendre faire le même reproche.

Il est vrai qu’en félicitant Madame de W * * *. sur son penchant à faire du bien, je pouvois m’étendre sur beaucoup, d’autres vérités non moins honorables pour elle. Je n’ai point [402] prétendu être ici un panégyriste, mais simplement un homme sensible & reconnoissant, qui s’amuse à décrire ses plaisirs.

On ne manquera pas de s’écrier: un malade faire des vers! un homme à deux doigts du tombeau! C’est précisément pour cela que j’ai fait des vers. Si je me portois moins mal, je me croirois comptable de mes occupations au bien de la société; l’état où je suis ne me permet de travailler qu’à ma propre satisfaction. Combien de gens qui regorgent de biens & de santé ne passent pas autrement leur vie entiere? II faudroit aussi savoir si ceux qui me feront ce reproche sont disposés à m’employer à quelque chose de mieux.

[403]

LE VERGER DES CHARMETTES.

Rara domus tenuem non aspernatur amieum:

Raraque non humilem calcat fastosa clientem.

Verger cher à mon coeur, séjour de l’innocence,

Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense,

Solitude charmante, asyle de la paix,

Puissé-je, heureux verger, ne vous quitter jamais!

O jours délicieux, coulez sous vos ombrages!

De Philomele en pleurs les languissans ramages,

D’un ruisseau fugitif le murmure flatteur,

Excitent dans mon ame un charme séducteur.

J’apprends sur votre émail à jouir de la vie:

J’apprends à méditer sans regret, sans envie,

Sur les frivoles goûts des mortels insensés;

Leurs jours tumultueux, l’un par l’autre poussés,

N’enflamment point mon coeur du desir de les suivre.

A de plus grands plaisirs je mets le prix de vivre;

Plaisirs toujours charmans, toujours doux toujours purs,

A mon coeur enchanté vous êtes toujours sûrs.

Soit qu’au premier aspect d’an beau jour prêt d’éclore,

J’aille voir ces côteaux qu’un soleil levant dore,

[404] Soit que vers le midi, chassé par son ardeur,

Sous un arbre touffu je cherche la fraîcheur;

Là, portant avec moi Montagne ou la Bruyere,

Je ris tranquillement de l’humaine misere;

Ou bien avec Socrate & le divin Platon

Je m’exerce à marcher sur les pas de Caton:

Soit qu’une nuit brillante, en étendant ses voiles;

Découvre à mes regards la lune & les étoiles,

Alors, suivant de loin la Hire & Cassini,

Je calcule, j’observe, & prés de l’infini,

Sur ces mondes divers que l’éther nous recele,

Je pousse, en raisonnant, Huyghens & Fontenelle:

Soit enfin que, surpris d’un orage imprévu,

Je rassure, en courant, le berger éperdu;

Qu’épouvante les vents qui siflent sur sa tête,

Les tourbillons, l’éclair, la foudre, la tempête;

Toujours également heureux & satisfait,

Je ne desire point un bonheur plus parfait.

O vous, sage Warens, éleve de Minerve,

Pardonnez ces transports d’une indiscrete verve;

Quoique j’eusse promis de ne rimer jamais,

J’ose chanter ici les fruits de vos bienfaits.

Oui, si mon cœur jouit du sort le plus tranquille,

Si je suis la vertu dans un chemin facile,

Si je goûte en ces lieux un repos innocent,

Je ne dois qu’à vous seule un si rare présent.

Vainement des coeurs bas, des ames mercenaires,

Par des avis cruels plutôt que salutaires,

[405] Cent fois ont essayé de m’ôter vos bontés:

Ils ne connoissent pas le bien que vous goûtez,

En faisant des heureux, en essuyant des larmes:

Ces plaisirs délicats pour eux n’ont point de charmes.

De Tite & de Trajan les libérales mains

N’excitent dans leurs coeurs que des ris inhumains.

Pourquoi faire du bien dans le siecle où nous sommes?

Se trouvé-t-il quelqu’un dans la race des hommes

Digne d’être tiré du rang des indigens?

Peut-il, dans la misere, être d’honnêtes gens?

Et ne vaut-il pas mieux employer ses richesses

A jouir des plaisirs qu’à faire des largesses?

Qu’ils suivent à leur gré ces sentimens affreux,

Je me garderai bien de rien exiger d’eux.

Je n’irai pas ramper, ni chercher à leur plaire;

Mon coeur fait, s’il le faut, affronter la misere,

Et plus délicat qu’eux, plus sensible à l’honneur,

Regarde de plus près au choix d’un bienfaiteur.

Oui, j’en donne aujourd’hui l’assurance publique,

Cet écrit en sera le témoin authentique,

Que si jamais ce sort m’arrache à vos bienfaits,

Mes besoins jusqu’aux leurs ne recourront jamais.

Laissez des envieux la troupe méprisable

Attaquer des vertus dont l’éclat les accable.

Dédaignez leurs complots, leur haine, leur fureur;

La paix n’en est pas moins au fond de voire coeur,

Tandis que vils jouets de leurs propres furies,

Alimens des serpens dont elles sont nourries,

[406] Le crime & les remords portent au fond des leurs

Le triste châtiment de leurs noires horreurs.

Semblables en leur rage à la guêpe maligne,

De travail incapable, & de secours indigne,

Qui ne vit que de vols, & dont enfin le sort

Est de faire du mal en se donnant la mort:

Qu’ils exhalent en vain leur colore impuissante,

Leurs menaces pour vous n’ont rien qui m’épouvante;

Ils voudroient d’un grand roi vous ôter les bienfaits;

Mais de plus nobles soins illustrent ses projets.

Leur basse jalousie, & leur fureur injuste,

N’arriveront jamais jusqu’à son trône auguste,

Et le monstre qui regne en leurs cœurs abattus

N’est pas fait pour braver l’éclat de ses vertus.

C’est ainsi qu’un bon roi rend son empire aimable;

Il soutient la vertu que l’infortuné accable:

Quand il doit menacer, la foudre est en ses mains.

Tout roi, sans s’élever au-dessus des humains,

Contre les criminels peut lancer le tonnerre;

Mais s’il fait des heureux, c’est un Dieu sur la terre.

Charles, on reconnoît ton empire à ses traits;

Ta main porte en tous lieux la joie & les bienfaits,

Tes sujets égalés éprouvent ta justice;

On ne réclame plus par un honteux caprice

Un principe odieux, proscrit par l’équité,

Qui, blessant tous les droits de la société,

Brisé les nœuds sacrés dont elle étoit unie,

Refuse à ses besoins la meilleure partie,

[407] Et prétend affranchir de ses plus justes loix

Ceux qu’elle fait jouir de ses plus riches droits.

Ah! s’il t’avoit suffi de te rendre terrible,

Quel autre, plus que toi, pouvoit être invincible,

Quand l’Europe t’a vu, guidant tes étendards,

Seul entre tous ses rois briller aux champs de Mars!

Mais ce n’est pas assez d’épouvanter la terre;

Il est d’autres devoirs que les soins de la guerre;

Et c’est par eux, grand roi, que ton peuple aujourd’hui,

Trouvé en toi son vengeur, son pere & son appui.

Et vous, sage Warens, que ce héros protège,

En vain la calomnie en secret vous assiége,

Craignez peu ses effets, bravez son vain courroux,

La vertu vous défend, & c’est assez pour vous:

Ce grand roi vous estime, il connoît votre zele,

Toujours à sa parole il fait être fidele,

Et pour tout dire, enfin, garant de ses bontés,

Votre coeur vous répond que vous les méritez.

On me connoit assez, & ma muse sévere

Ne fait point dispenser un encens mercenaire;

Jamais d’un vil flatteur le langage affecté

N’a souillé dans mes vers l’auguste vérité.

Vous méprisez vous-même un éloge insipide,

Vos sinceres vertus n’ont point l’orgueil pour guide.

Avec vos ennemis convenons, s’il le faut,

Que la sagesse en vous n’exclut point tout défaut.

Sur cette terre hélas! telle est notre misere,

Que la perfection n’est qu’erreur & chimere!

[408] Connoître mes travers est mon premier souhait,

Et je fais peu de cas de tout homme parfait.

La haine quelquefois donne un avis utile:

Blâmez cette bonté trop douce & trop facile,

Qui souvent à leurs yeux a causé vos malheurs.

Reconnoissez en vous les foibles des bons coeurs:

Mais sachez qu’en secret l’éternelle sagesse

Hait leurs fausses vertus plus que votre foiblesse;

Et qu’il vaut mieux cent fois se montrer à ses yeux

Imparfait comme vous, que vertueux comme eux.

Vous donc, dès mon enfance attachée à m’instruire,

A travers ma misere, hélas! qui crûtes lire

Que de quelques talens le ciel m’avoit pourvu,

Qui daignâtes former mon coeur à la vertu,

Vous, que j’ose appeller du tendre nom de mere,

Acceptez aujourd’hui cet hommage sincere,

Le tribut légitime, & trop bien mérité,

Que ma reconnoissance offre à la vérité.

Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie,

Si j’ai pu jusqu’ici me soustraire à l’envie,

Si le coeur plus sensible, & l’esprit moins grossier,

Au-dessus du vulgaire on m’a vu m’élever,

Enfin, si chaque jour je jouis de moi-même,

Tantôt en m’élançant jusqu’à l’Etre suprême,

Tantôt en méditant dans un profond repos

Les erreurs des humains, & leurs biens & leurs maux:

Tantôt, philosophant sur les loix naturelles,

J’entre dans le secret des causes éternelles,

[409] Je cherche à pénétrer tous les ressorts divers,

Les principes cachés qui meuvent l’univers;

Si, dis-je, en mon pouvoir j’ai tous ces avantages,

Je le répété encor, ce sont là vos ouvrages,

Vertueuse Warens, c’est de vous que je tiens

Le vrai bonheur de l’homme, & les solides biens.

Sans craintes, sans desirs, dans cette solitude,

Je laissé aller mes jours exempts d’inquiétude:

O que mon coeur touché ne peut-il à son gré

Peindre sur ce papier, dans un juste degré,

Des plaisirs qu’il ressent la volupté parfaite!

Présent dont je jouis, passé que je regrette,

Tems précieux, hélas! je ne vous perdrai plus

En bizarres projets, en soucis superflus.

Dans ce verger charmant j’en partage l’espace.

Sous un ombrage frais tantôt je me délasse;

Tantôt avec Leibnitz, Mallebranche & Newton,

Je monte ma raison sur un sublime ton,

J’examine les loix des corps & des pensées,

Avec Loche je fais l’histoire des idées:

Avec Kepler, Wallis, Barrow, Rainaud, Pascal,

Je devance Archimede, & je suis l’Hôpital.*

[*Le marquis de l’Hôpital, auteur de l’Analyse des infiniment petits, & de plusieurs autres ouvrages de mathématique.]

Tantôt à la physique appliquant mes problêmes,

Je me laissé entraîner à l’esprit des systêmes:

Je tâtonne Descartes & ses égaremens,

Sublimes, il est vrai, mais frivoles romans.

[410] J’abandonne bientôt l’hypothese infidelle,

Content d’étudier l’histoire naturelle.

Là, Pluie & Niuwentyt, m’aidant de leur savoir,

M’apprennent à penser, ouvrir les yeux & voir.

Quelquefois, descendant de ces vastes lumieres,

Des différens mortels je suis les caracteres.

Quelquefois, m’amusant jusqu’à la fiction,

Télémaque & Séthos me donnent leur leçon,

Ou bien dans Cléveland j’observe la nature,

Qui se montre à mes yeux touchante & toujours pure.

Tantôt aussi de Spon parcourant les cahiers,

De ma patrie en pleurs je relis les dangers.

Geneve, jadis si sage, ô ma chere patrie!

Quel démon dans ton sein produit la frénésie?

Souviens-toi qu’autrefois tu donnas des héros,

Dont le sang t’acheta les douceurs du repos!

Transportés aujourd’hui d’une soudaine rage,

Aveugles citoyens, cherchez-vous l’esclavage?

Trop tôt peut-être hélas! pourrez-vous le trouver!

Mais, s’il est encor tems, c’est à vous d’y songer.

Jouissez des bienfaits que Louis vous accorde,

Rappellez dans vos murs cette antique concorde.

Heureux! si, reprenant la foi de vos aieux,

Vous n’oubliez jamais d’être libres comme eux.

O vous tendre Racine, ô vous aimable Horace!

Dans mes loisirs aussi vous trouvez votre place:

Claville, S. Aubin, Plutarque, Mézerai,

Despréaux, Cicéron, Pope, Rollin, Barclai,

[411] Et vous, trop doux la Mothe, & toi, touchant Voltaire

Ta lecture à mon coeur restera toujours chere,

Mais mon goût se refuse à tout frivole écrit,

Dont l’Auteur n’a pour but que d’amuser l’esprit.

Il a beau prodiguer la brillante antithese,

Semer par-tout des fleurs, chercher un tour qui plaise,

Le coeur, plus que l’esprit, a chez moi des besoins,

Et s’il n’est attendri, rebute tous ses soins.

C’est ainsi que mes jours s’écoulent sans alarmes.

Mes yeux sur mes malheurs ne versent point de larmes,

Si des pleurs quelquefois alterent mon repos,

C’est pour d’autres sujets que pour mes propres maux.

Vainement la douleur, les craintes, les miseres,

Veulent décourager la fin de ma carriere,

D’Epictete asservi la stoique fierté

M’apprend à supporter les maux, la pauvreté;

Je vois, sans m’affliger, la langueur qui m’accable:

L’approche du trépas ne m’est point effroyable;

Et le mal dont mon corps se sent presque abattu

N’est pour moi qu’un sujet d’affermir ma vertu.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

EPITRE
À M. BORDE(S)

[1741, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 204. Publication, Journal de Verdun, Mars 1743; Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776; le Pléiade édition, t. II, pp. 1130-1133, 1893.== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 412-416.]

[412]

EPITRE
À M. BORDES.

Toi qu’aux jeux du Parnasse Apollon même guide,

Tu daignes exciter une muse timide;

De mes foibles essais jugé trop indulgent,

Ton goût à ta bonté celle en m’encourageant.

Mais hélas! je n’ai point, pour tenter la carriere,

D’un athlete animé l’assurance guerriere,

Et, dès les premiers pas, inquiet & surpris,

L’haleine m’abandonne & je renonce au prix.

Bordes, daigne juger de toutes mes alarmes,

Vois quels sont les combats, & quelles sont les armes,

Ces lauriers sont bien doux, sans doute, à remporter;

Mais quelle audace à moi d’oser les disputer!

Quoi! j’irois; sur le ton de ma lyre critique,

Et prêchant durement de tristes vérités,

Révolter contre moi les lecteurs irrités!

Plus heureux, si tu veux, encor que téméraire,

Quand mes foibles talens trouveroient l’art de plaire,

Quand des sifflets publics, par bonheur préservés,

Mes vers des gens de goût pourroient être approuvés;

Dis-moi, sur quel sujet s’exercera ma muse?

Tout poëte est menteur, & métier l’excuse;

Il fait en mots pompeux faire d’un riche un fat,

D’un nouveau Mécénas un pilier de l’Etat.

Mais moi, qui connois peu les usages de France,

[413] Moi, fier républicain que blesse l’arrogance,

Du riche impertinent je dédaigne l’appui,

S’il le faut mendier en rampant devant lui;

Et ne sais applaudir qu’à toi, qu’au vrai mérite:

La sotte vanité me révolte & m’irrite.

Le riche me méprise, & malgré son orgueil,

Nous nous voyons souvent à-peu-prés de même oeil.

Mais quelque haine en moi que le travers inspire,

Mon coeur sincere & franc abhorre la satire:

Trop découvert peut-être, & jamais criminel,

Je dis la vérité sans l’abreuver de fiel.

Ainsi toujours ma plume, implacable ennemie

Et de la flatterie & de la calomnie,

Ne fait point en ses vers trahir la vérité,

Et toujours accordant un tribut mérité,

Toujours prête à donner des louanges acquises,

Jamais d’un vil Crésus n’encensa les sottises.

O vous, qui dans le sein d’une humble obscurité

Nourrissez les vertus avec la pauvreté,

Dont les desirs bornés dans la sage indigence

Méprisent sans orgueil une vaine abondance,

Restes trop précieux de ces antiques tems,

Où des moindres apprêts nos ancêtres contens,

Recherchés dans leurs moeurs, simples dans leur parure,

Ne sentoient de besoins que ceux de la nature;

Illustres malheureux, quels lieux habitez-vous?

Dites, quels sont vos noms? Il me sera trop doux

[414] D’exercer mes talens à chanter votre gloire,

A vous éterniser au temple de mémoire;

Et quand mes foibles vers n’y pourroient arriver,

Ces noms si respectés sauront les conserver.

Mais pourquoi m’occuper d’une vaine chimere:

Il n’est plus de sagesse où regne la misere:

Sons le poids de la faim le mérite abattu

Laissé en un triste coeur éteindre la vertu.

Tant de pompeux discours sur l’heureuse indigence

M’ont bien l’air d’être nés du sein de l’abondance:

Philosophe commode, on a toujours grand soin

De prêcher des vertus dont on n’a pas besoin.

Bordes, cherchons ailleurs des sujets pour ma muse,

De la pitié qu’il fait souvent le pauvre abuse;

Et décorant du nom de sainte charité

Les dons dont on nourrit sa vile oisiveté,

Sous l’aspect des vertus que l’infortuné opprime,

Cache l’amour du vice le penchant au crime.

J’honore le mérite aux rangs les plus abjects;

Mais je trouvé à louer peu de pareils sujets.

Non, célébrons plutôt industrie,

Qui fait multiplier les douceurs de la vie,

Et salutaire à tous dans ses utiles soins,

Par la route du luxe appaise les besoins.

C’est par cet art charmant que sans cessé enrichie

On voit briller au loin ton heureuse patrie.* [*La ville de Lyon.]

[415] OUVRAGES précieux, superbes ornemens,

On diroit que Minerve, en ses amusemens,

Avec l’or & la soie a d’une main savante

Formé de vos desseins la tissure élégante.

Turin, Londres en vain, pour vous le disputer

Par de jaloux efforts veulent vous imiter;

Vos mélanges charmans, assortis par les graves,

Les laissent de bien loin s’épuiser sur vos traces:

Le bon goût les dédaigne, & triomphe chez vous;

Et tandis qu’entraînés par leur dépit jaloux,

Dans leurs ouvrages froids ils forcent la nature,

Votre vivacité, toujours brillante & pure,

Donne à ce qu’elle pare un oeil plus délicat,

Et même à la beauté prête encor de l’éclat.

Ville heureuse, qui fait l’ornement de la France;

Trésor de l’univers, source de l’abondance,

Lyon, séjour charmant des enfans de Plutus,

Dans tes tranquilles murs tous les arts sont reçus:

D’un sage protecteur le goût les y rassemblé:

Apollon & Plutus, étonnés d’être ensemble,

De leurs longs différends ont peine à revenir,

Et demandent quel Dieu les a pu réunir.

On reconnoît tes soins, Pallu: * [*Intendant de Lyon.] tu nous ramenes

Les siecles renommés & de Tyr & d’Athenes:

De mille éclats divers Lyon brille à la fois,

Et son peuple opulent semble un peuple de rois.

[416] Toi, digne citoyen de cette ville illustre,

Tu peux contribuer à lui donner du lustre,

Par tes heureux talens tu peux la décorer,

Et c’est lui faire un vol que de plus différer?

COMMENT oses-tu bien me proposer d’écrire,

Toi, que Minerve même avoit pris soin d’instruire.

Toi de ses dons divins possesseur négligent,

Qui vient parler pour elle encor en l’outrageant.

Ah! si du feu divin qui brille en ton ouvrage

Une étincelle au moins eût été mon partage,

Ma muse, quelque jour, attendrissant les cœurs,

Peut-être sur la scene eût fait couler des pleurs.

Mais je te parle en vain; insensible à mes plaintes,

Par de cruels refus tu confirmes mes craintes,

Et je vois qu’impuissante à fléchir tes rigueurs,

Blanche* n’a pas encor épuisé ses malheurs.

[*Blanche de Bourbon, tragédie de M. de Bordes, qu’au grand regret de ses amis il refuse constamment de mettre au théâtre. Note de l’auteur]

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

EPITRE
A M. PARISOT

[le 10 Juillet, 1742. Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, t. VIII, Londres, 1776; le Pléiade édition; t. II, pp. 1136-1144. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 180-181.]

[417]

EPITRE
A M. PARISOT.

Achevée le 10 Juillet 1742.

A Mr, daigne souffrir qu’à tes yeux aujourd’hui

Je dévoile ce coeur plein de trouble & d’ennui.

Toi qui connus jadis mon ame toute entier,

Seul en qui je trouvois un ami tendre, un pere,

Rappelle encor, pour moi, tes premieres bontés,

Rends tes soins à mon coeur, il les a mérités.

Ne crois pas qu’alarmé par de frivoles craintes

De ton silence ici je te fasse des plaintes,

Que par de faux soupçons, indignes de tous deux,

Je puisse t’accuser d’un mépris odieux:

Non, tu voudrois en vain t’obstiner à te taire,

Je sais trop expliquer ce langage sévere

Sur ces tristes projets que je t’ai dévoilés

Sans m’avoir répondu, ton silence a parlé.

Je ne m’excuse point, dés qu’un ami me blâme.

Le vil orgueil n’est pas le vice de mon ame.

J’ai reçu quelquefois de solides avis,

Avec bonté donnés, avec zele suivis:

J’ignore ces détours dont les vaines adresses

En autant de vertus transforment nos foiblesses,

[418] Et jamais mon esprit, sous de fausses couleurs,

Ne sut à tes égards déguiser ses erreurs;

Mais qu’il me soit permis, par un soin légitime,

De conserver du moins des droits à ton estime.

Pese mes sentimens, mes raisons & mon choix,

Et décide mon sort pour la derniere sois.

Né dans l’obscurité, j’ai fait dès mon enfance

Des caprices du sort la triste expérience,

Et s’il est quelque bien qu’il ne m’ait point ôté,

Même par ses saveurs il m’a persécuté.

Il m’a fait naître libre, hélas, pour quel usage?

Qu’il m’a vendu bien cher un si vain avantage!

Je suis libre en effet: mais de ce bien cruel

J’ai reçu plus d’ennuis que d’un malheur réel.

Ah! s’il falloit un jour, absent de ma patrie,

Traîner chez l’étranger ma languissante vie,

S’il falloir bassement ramper auprès des grands:

Que n’en ai-je appris l’art dès mes plus jeunes ans!

Mais sur d’autres leçons on forma ma jeunesse,

On me dit de remplir mes devoirs sans bassesse,

De respect les grands, les magistrats, les rois;

De chérir les humains & d’obéir aux loix:

Mais on m’apprit aussi qu’ayant par ma naissance

Le droit de partager la suprême puissance,

Tout petit que j’étois, foible, obscur citoyen,

Je faisois cependant membre du souverain;

Qu’il falloit soutenir un si noble avantage

[419] Par le coeur d’un héros, par les vertus d’un sage;

Qu’enfin la liberté, ce cher présent des cieux,

N’est qu’un fléau fatal pour les coeurs vicieux.

Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes,

Moins pour s’enorgueillir de nos droits légitimes

Que pour savoir un jour se donner à la sois

Les meilleurs magistrats, & les plus sages lois.

Vois-tu, me disoit-on, ces nations puissantes

Fournir rapidement leurs carrieres brillantes;

Tout ce vain appareil qui remplit l’univers

N’est qu’un frivole éclat qui leur cache leurs sers

Par leur propre valeur ils forgent leurs entraves,

Ils sont les conquérans, & sont de vils esclaves:

Et leur vaste pouvoir, que l’art avoit produit,

Par le luxe bientôt se retrouve détruit.

Un soin bien différent ici nous intéresse,

Notre plus grande forcé est dans notre foiblesse.

Nous vivons sans regret dans l’humble obscurité;

Mais du moins dans nos murs on est en liberté.

Nous n’y connoissons point la superbe arrogance,

Nuls titres fastueux, nulle injuste puissance.

De sages magistrats, établis par nos voix,

Jugent nos différends, sont observer nos loix.

L’art n’est point le soutien de notre république;

Etre juste est chez nous l’unique politique;

Tous les ordres divers, sans inégalité,

Gardent chacun le rang qui leur est affecté.

[420] Nos chefs, nos magistrats, simples dans leur parure,

Sans étaler ici le luxe & la dorure,

Parmi nous cependant ne sont point confondus,

Ils en sont distingués; mais c’est par leurs vertus.

Puisse durer toujours cette union charmante,

Hélas, on voit si peu de probité constante!

Il n’est rien que le tems ne corrompe à la sin;

Tout, jusqu’à la sagesse, est sujet au déclin.

Par ces réflexions ma raison exercée

M’apprit à mépriser cette pompe insensée,

Par qui l’orgueil des grands brille de toutes parts,

Et du peuple imbécille attire les regards;

Mais qu’il m’en coûta cher quand, pour toute ma vie,

La soi m’eût éloigné du sein de ma patrie;

Quand je me vis enfin, sans appui, sans secours;

A ces mêmes grandeurs contraint d’avoir recours.

Non, je ne puis penser, sans répandre des larmes;

A ces momens affreux, pleins de trouble & d’alarmes,

Où j’éprouvai qu’enfin tous ces beaux sentimens,

Loin d’adoucir mon sort, irritoient mes tourmens.

Sans doute à tous les yeux la misere est horrible;

Mais pour qui fait penser elle est bien plus sensible.

A forcé de ramper un lâche en peut sortir;

L’honnête homme à ce prix n’y sauroit consentir.

Encor, si de vrais grands recevoient mon hommage,

Ou qu’ils eussent du moins le mérite en partage,

[421] Mon coeur par les respects noblement accordés

Reconnoîtroit des dons qu’il n’a pas possédés:

Mais faudra-t-il qu’ici mon humble obéissance

De ces fiers campagnards nourrisse l’arrogance?

Quoi! de vils parchemins, par saveur obtenus,

Leur donneront le droit de vivre sans vertus,

Et malgré mes efforts, sans mes respects serviles,

Mon zele & mes talens resteront inutiles?

Ah! de mes tristes jours voyons plutôt la sin,

Que de jamais subir tua si lâche destin.

Ces discours insensés troubloient ainsi mon ame;

Je les tenois alors, aujourd’hui je les blâme:

De plus sages leçons ont formé mon esprit;

Mais de bien des malheurs ma raison est le fruit.

Tu sais, cher Parisot, quelle main généreuse

Vint tarir de mes maux la source malheureuse;

Tu le sais, & tes yeux ont été les témoins,

Si mon coeur fait sentir ce qu’il doit à ses soins.

Mais mon zele enflammé peut-il jamais prétendre

De payer les bienfaits de cette mere tendre?

Si par les sentimens on y peut aspirer,

Ah! du moins par les miens j’ai droit de l’espérer.

Je puis compter pour peu ses bontés secourables,

Je lui dois d’autres biens, des biens plus estimables,

Les biens de la raison, les sentimens du coeur;

Même, par les talons, quelques droits à l’honneur,

[422] Avant que sa bonté, du sein de la misere,

Aux plus tristes besoin eût daigné me soustraire,

J’étois un vil enfant du sort abandonné,

Peut-être dans la fange à périr destiné.

Orgueilleux avorton, dont la fierté burlesque

Mêloit comiquement l’enfance au romanesque,

Aux bons faisoit pitié, faisoit rire les sous,

Et des sots quelquefois excitoit le courroux.

Mais les hommes ne sont que ce qu’on les fait être,

A peine à les regards j’avois osé paroître

Que de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs,

Je sentis le besoin de corriger mes moeurs.

J’abjurai pour toujours ces maximes féroces,

Du préjugé natal fruits amers & précoces,

Qui dès les jeunes ans, par leurs âcres levains,

Nourrissent la fierté des coeurs républicains:

J’appris à respecter une noblesse illustre,

Qui même à la vertu fait ajouter du lustre.

Il ne seroit pas bon dans la société

Qu’il sût entre les rangs moins d’inégalité.

Irai-je faire ici, dans ma vaine marotte,

Le grand déclamateur, le nouveau Don Quichotte,

Le destin sur la terre a réglé les États,

Et pour moi surement ne les changera pas.

Ainsi de ma raison si long-tems languissant

Je me formai dès-lors une raison naissante,

Par les soins d’une mere incessamment conduit,

Bientôt de ses bontés je recueillis le fruit,

[423] Je connus que, sur-tout, cette roideur sauvage

Dans le monde aujourd’hui seroit d’un triste usage,

La modestie alors devint chere à mon coeur,

J’aimai l’humanité, je chéris la douceur,

Et respectant des grands le rang & la naissance,

Je souffris leurs hauteurs, avec cette espérance

Que malgré tout l’éclat dont ils sont revêtus

Je les pourrai du moins égaler en vertus.

Enfin, pendant deux ans, au sein de ta patrie,

J’appris à cultiver les douceurs de la vie.

Du portique autrefois la triste austérité

A mon goût peu formé mêloit sa dureté;

Epictete & Zénon, dans leur fierté stoïque,

Me faisoient admirer ce courage héroïque,

Qui, faisant des faux biens un mépris généreux,

Par la seule verra prétend nous rendre heureux.

Long-tems de cette erreur la brillante chimere

Séduisit mon esprit, roidit mon caractere;

Mais, malgré tant d’efforts, ces vaines fictions

Ont-elles de mon coeur banni les passions?

Il n’est permis qu’à Dieu, qu’à l’Essence suprême,

D’être toujours heureux, & seule par soi-même:

Pour l’homme, tel qu’il est, pour l’esprit & le coeur,

Otez les passions, il n’est plus de bonheur.

C’est toi, cher Parisot, c’est ton commerce aimable,

De grossier que j’étois, qui me rendit traitable.

Je reconnus alors combien il est charmant

De joindre à la sagesse un peu d’amusement,

[424] Des amis plus polis, titi climat moins sauvage,

Des plaisirs innocens m’enseignerent l’usage;

Je vis avec transport ce spectacle enchanteur,

Par la route des sens qui fait aller au coeur:

Le mien, qui jusqu’àlors avoir été paisible,

Pour la premiere sois enfin devint sensible;

L’amour, malgré mes soins, heureux à m’égarer,

Auprès de deux beaux yeux m’apprit à soupirer.

Bons mots, vers élégans, conversations vives,

Un repas égayé par d’aimables convives,

Petits jeux de commerce, & d’où le chagrin suit,

Où, sans risquer la bourse, on délasse l’esprit.

En un mot, les attraits d’une vie opulente,

Qu’aux voeux de l’étranger sa richesse présente;

Tous les plaisirs du goût, le charme des Beaux-Arts,

A mes yeux enchantés brilloient de toutes parts.

Ce n’est pas cependant que mon aine égarée

Donnât dans les travers d’une mollesse outrée;

L’innocence est le bien le plus cher à mon coeur;

La débauche & l’excès sont des objets d’horreur:

Les coupables plaisirs sont les tourmens de l’ame,

Ils sont trop achetés, s’ils sont dignes de blâme.

Sans doute le plaisir, pour être un bien réel,

Doit rendre l’homme heureux, & non pas criminel:

Mais il n’est pas moins vrai que de notre carriere

Le ciel ne défend pas d’adoucir la misere:

Et pour finir ce point, trop long-tems débattu

Rien ne doit être outré, pas même la vertu.

[425] Voilà de mes erreurs un abrégé fidele:

C’est à toi de juger, ami, sur ce modele,

Si je puis, près des grands implorant de l’appui,

A la fortune encor recourir aujourd’hui.

De la gloire est-il tems de rechercher le lustre,

Me voici presque au bout de mon sixieme lustre.

La moitié de mes jours dans l’oubli sont passés,

Et déjà du travail mes esprits sont lassés.

Avide de science, avide de sagesse,

Je n’ai point aux plaisirs prodigué ma jeunesse;

J’osai d’un tems si cher faire un meilleur emploi,

L’étude & la vertu surent la seule loi

Que je me proposai pour régler ma conduite:

Mais ce n’est point par art qu’on acquiert du mérite,

Que sert un vain travail par le ciel dédaigné,

Si de son but toujours on se voit éloigné?

Comptant, par mes talens, d’assurer ma fortune,

Je négligeai ces soins, cette brigue importune,

Ce manege subtil, par qui cent ignorans

Ravissent la faveur & les bienfaits des grands.

Le succès cependant trompé ma confiance,

De mes foibles progrès je sens peu d’espérance,

Et je vois qu’à juger par des effets si lents,

Pour briller dans le monde il saut d’autres talens.

Eh! qu’y serois-je, moi, de qui l’abord timide

Ne fait point affecter cette audace intrépide,

Cet air content de soi, ce ton fier & joli

[426] Qui du rang des badauts sauve l’homme poli?

Saut-il donc aujourd’hui m’en aller dans le monde

Vanter impudemment ma science profonde,

Et toujours en secret démenti par mon coeur,

Me prodiguer l’encens & les degrés d’honneur?

Faudra-t-il, d’un dévot affectant la grimace,

Faire servir le ciel à gagner une place,

Et par l’hypocrisie assurant mes projets,

Grossir l’heureux essaim de ces hommes parfaits,

De ces humbles dévots, de qui la modestie

Compte par leurs vertus tous les jours de leur vie?

Pour glorifier Dieu leur bouche a tour-à-tour

Quelque nouvelle grace à rendre chaque jour;

Mais l’orgueilleux en vain d’une adresse chrétienne,

Sous la gloire de Dieu veut étaler la sienne.

L’homme vraiment sensé fait le mépris qu’il doit

Des mensonges du fat & du sot qui les croit.

Non, je ne puis forcer mon esprit, né sincere,

A déguiser ainsi mon propre caractere,

Il en coûteroit trop de contrainte à mon coeur;

A cet indigne prix je renonce au bonheur.

D’ailleurs il faudroit donc, sils lâche & mercenaire,

Trahir indignement les bontés d’une mere;

Et payant en ingrat tant de bienfaits reçus,

Laisser à d’autres mains les soins qui lui sont dus?

Ah! ces soins sont trop chers à ma reconnoissance;

Si le-ciel n’a rien mis de plus en ma puissance,

[427] Du moins d’un zele pur les voeux trop mérités

Par mon coeur chaque jour lui seront présentés.

Je sais trop, il est vrai, que ce zele inutile

Ne peut lui procurer un destin plus tranquille;

En vain, dans sa langueur, je veux la soulager,

Ce n’est pas les guérir que de les partager.

Hélas! de ses tourmens le spectacle funeste

Bientôt de mon courage étouffera le reste:

C’est trop lui voir porter, par d’éternels efforts,

Et les peines de l’ame & les douleurs du corps.

Que lui sert de chercher dans cette solitude

A fuir l’éclat du monde & son inquiétude;

Si jusqu’en ce désert, à la paix destiné,

Le sort lui donne encor, à lui nuire acharné,

D’un affreux procureur le voisinage horrible,

Nourri d’encre & de fiel, dont la griffe terrible

De ses tristes voisins est plus crainte cent sois

Que le hussard cruel du pauvre Bavarois.

Mais c’est trop t’accabler du récit de nos peines,

Daigne me pardonner, ami, ces plaintes vaines;

C’est le dernier des biens permis aux malheureux,

De voir plaindre leurs maux par les coeurs généreux.

Telle est de mes malheurs la peinture naïve.

Jugé de l’avenir sur cette perspective,

Vois si je dois encor, par des soins impuissans,

Offrir à la fortune un inutile encens:

Non, la gloire n’est point l’idole de mon ame;

[428] Je n’y sens point brûler cette divine flâme

Qui d’un génie heureux animant les ressorts

Le forcé à s’élever par de nobles efforts.

Que m’importe, après tout, ce que pensent les hommes?

Leurs honneurs, leurs mépris, sont-ils ce que nous sommes:

Et qui ne fait pas l’art de s’en faire admirer

A la félicité ne peut-il aspirer?

L’ardente ambition a l’éclat en partage;

Mais les plaisirs du coeur sont le bonheur du sage:

Que ces plaisirs sont doux à qui fait les goûter!

Heureux qui les connoît, & fait s’en contenter!

Jouir de leurs douceurs dans un état paisible,

C’est le plus cher desir auquel je suis sensible.

Un bon livré, un ami, la liberté, la paix,

Saut-il pour vivre heureux former d’autres souhaits?

Les grandes passions sont des sources de peines:

J’évite les dangers où leur penchant entraîne:

Dans leurs piéges adroits si l’on me voit tomber,

Du moins je ne sais pas gloire d’y succomber.

De mes égaremens mon coeur n’est point complice

Sans être vertueux je déteste le vice,

Et le bonheur en vain s’obstiné à le cacher;

Puisqu’enfin je connois où je dois le chercher.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[VERS]

[1741-1742, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231. Publication, Boubers édition Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776, t. VIII; le Pléiade édition, t. II, pp. 1133, 1895. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 429.]

[429]

ENIGME

Enfant de l’art, enfant de la nature,

Sans prolonger les jours j’empêche de mourir;

Plus je suis vrai, plus je fais d’imposture,

Et je deviens trop jeune a force de vieillir.

(C’est le portrait.)

A MADAME LA BARONNE DE WARENS,
VIRELAI

[1737/1738. Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776, t. VIII; le Pléiade édition, t. II, pp. 1122, 1890. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 429-430.]

A MADAME
LA BARONNE
DE WARENS, VIRELAI.

Madame, apprenez la nouvelle

De la prise de quatre rats;

Quatre rats n’est pas bagatelle,

Aussi n’en badiné-je pas:

Et je vous mande avec grand zele

Ces vers qui vous diront tout bas,

Madame, apprenez la nouvelle

De la prise de quatre rats.

A l’odeur d’un friand appas,

Rats sont sortis de leur caselle;

Mais ma trappe arrêtant leurs pas,

Les a, par une mort cruelle,

Fait passer de vie à trépas.

[430]Madame, apprenez la nouvelle

De la mort de quatre rats.

Mieux que moi savez qu’ici-bas

N’a pas qui veut fortune telle;

C’est triomphe qu’un pareil cas.

Le fait n’est pas d’une allumelle;

Ainsi donc avec grand soulas,

Madame, apprenez la nouvelle

De la prise de quatre rats.

VERS [Madame de Fleurieu]

[1741-1742, Bibliotheque de Geneve, MS. fr. 231. Publicaton, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776, t. VIII; le Pléiade édition, t. II, pp. 1133, 1895. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 430.]

VERS

Pour Madame de FLEURIEU, qui, m’ayant vu dans une assemblée, sans que j’eusse l’honneur d’être connu d’elle, dit à M. L’Intendant de Lyon que je paroissois avoir de l’esprit, & qu’elle le gageroit sur ma seule physionomie.

Déplacé par le sort, trahi par la tendresse,

Mes maux sont comptés par mes jours.

Imprudent quelquefois, persécuté toujours;

Souvent le châtiment surpasse la foiblesse.

O fortune! à ton gré comble-moi de rigueurs,

Mon coeur regrette peu tes frivoles grandeurs,

De tes biens inconstans sans peine il te tient quitte;

Un seul dont je jouis ne dépend point de toi:

La divine FLEURIEU m’a jugé du mérite,

Ma gloire est assurée, & c’est assez pour moi.

VERS [Mademoiselle Th.[?]]

[1741-1742, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231. Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres, 1776, t. VIII.; le Pléiade édition, t. II, pp. 1134, 1895-1896 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 431.]

[431] VERS

A Mademoiselle Th. qui ne parloit jamais à l’auteur que de musique.

Sapho, j’entends ta voix brillante

Pousser des sons jusques aux cieux,

Ton chant nous ravit, nous enchante,

Le maure ne chante pas mieux.

Mais quoi! toujours des chants! crois-tu que l’harmonie

Seule ait droit de borner tes soins & tes plaisirs;

Ta voix, en déployant sa douceur infinie,

Veut en vain sur ta bouche arrêter nos desirs:

Tes yeux charmans en inspirent mille autres,

Qui méritoient bien mieux d’occuper tes loisirs;

Mais tu n’es point, dis-tu, sensible à nos soupirs,

Et tes goûts ne sont point les nôtres.

Quel goût trouves-tu donc à de frivoles sons?

Ah! sans tes fiers mépris, sans tes rebuts sauvages,

Cette bouche charmante auroit d’autres usages,

Bien plus délicieux que de vaines chansons.

Trop sensible au plaisir, quoique tu puisses dire,

Parmi de froids accords tu sens peu de douceur,

Mais entre tous les biens que ton ame desire,

En est-il de plus doux que les plaisirs du coeur?

Le mien est délicat, tendre, empressé, fidele,

Fait pour aimer jusqu’au tombeau.

Si du parfait bonheur tu cherches le modele,

Aime-moi seulement & laisse-là Rameau.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

MÉMOIRE A SON EXCELLENCE,
MONSEIGNEUR LE GOUVERNEUR DE SAVOYE.
[Comte Joseph Piccone]

[Mars 1739, Bibliothèque de Beaune. Publication, Correspondance complète (Leigh) t. I pp. 93-95; le Pléiade édition, t. I, pp. 1218-1220, 1876. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 432-435.]

[432]

MÉMOIRE
A SON EXCELLENCE, MONSEIGNEUR
LE GOUVERNEUR DE SAVOYE.*

[Cette piece & les lettres qui suivent sont aussi tirées de l’Edition de Bruxelles où elles ont paru imprimées pour la premiere fois.]

J’ai l’honneur d’exposer très-respectueusement à Son Excellence, le triste détail de la situation où je me trouvé, la suppliant de daigner écouter la générosité de ses pieux sentimens, pour y pourvoir de la manière qu’elle jugera convenable.

Je suis sorti très-jeune de Genève, ma patrie, ayant abandonné mes droits, pour entrer dans le sein de l’église, sans avoir cependant jamais fait aucune démarche, jusqu’aujourd’hui, pour implorer des secours, dont j’aurois toujours tâché de me passer, s’il n’avoit plu à la Providence de m’affliger par des maux qui m’en ont ôté le pouvoir. J’ai toujours eu du mépris, & même de l’indignation pour ceux qui ne rougissent point de faire un trafic honteux de leur soi, & d’abuser des bienfaits qu’on leur accorde. J’ose dire qu’il a paru par ma conduite, que je suis bien éloigné de pareils sentimens. Tombé, encore enfant, entre les mains de feu Monseigneur l’évêque de Geneve, je tâchai de répondre, par l’ardeur & l’assiduité de mes études, aux vues flatteuses que ce [433] respectable Prélat avoit sur moi. Madame la baronne de Warens voulut bien condescendre à la priere qu’il lui fit de prendre soin de mon éducation, & il ne dépendit pas de moi de témoigner à cette dame, par mes progrès, le desir passionné que j’avois, de la rendre satisfaite de l’effet de ses bontés de les soins.

Ce grand évêque ne borna pas là ses bontés, il me recommanda encore à M. le Marquis de Bonac, ambassadeur de France auprès du Corps Helvétique. Voilà les trois seuls protecteurs, à qui j’aye eu obligation du moindre secours; il est vrai qu’ils m’ont tenu lieu de tout autre, par la maniere dont ils ont daigné me faire éprouver leur générosité. Ils ont envisagé en moi un jeune homme assez bien né, rempli d’émulation, & qu’ils entrevoyoient pourvu de quelques talens, & qu’ils le proposoient de pousser. Il me seroit glorieux de détailler à Son Excellence ce que ces deux seigneurs avoient eu la bonté de concerter pour mon établissement; mais la mort de Monseigneur l’évêque de Geneve, & la maladie mortelle de M. l’ambassadeur, ont été la fatale époque du commencement de tous mes désastres.

Je commençai aussi moi-même, d’être attaqué de la langueur qui me met aujourd’hui au tombeau. Je retombai par conséquent à la charge de Madame de Warens, qu’il faudroit ne pas connoître pour croire qu’elle eût pu démentir ses premiers bienfaits, en m’abandonnant dans une si triste situation.

Malgré tout, je tâchai, tant qu’il me resta quelques forces, de tirer parti de mes foibles talens; mais de quoi servent les talens dans ce pays? Je le dis dans l’amertume de mon coeur, [434] il vaudroit mille fois mieux n’en avoir aucun. Eh! n’éprouvé-je pas encore aujourd’hui le retour plein d’ingratitude & de dureté de gens, pour lesquels j’ai achevé de m’épuiser, en leur enseignant, avec beaucoup d’assiduité & d’application, ce qui m’avoir coûté bien des soins & des travaux à apprendre. Enfin, pour comble de disgraces, me voilà tombé dans une maladie affreuse, qui me défigure. Je suis désormais renfermé, sans pouvoir presque sortir du lit & de la chambre, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de disposer de ma courte, mais misérable vie.

Ma douleur est de voir que Madame de Warens a déjà trop fait pour moi; je la trouvé, pour le reste de mes jours, accablée du fardeau de mes infirmités, dont son extrême bonté ne lui laissé pas sentir le poids; mais qui n’incommode pas moins ses affaires, déjà trop resserrées par ses abondantes charités, & par l’abus que des misérables n’ont que trop souvent fait de sa confiance.

J’ose donc, sur le détail de tous ces faits, recourir à Son Excellence comme au pere des affligés. Je ne dissimulerai point qu’il est dur à un homme de sentimens, & qui pense comme je fais, d’être obligé, faute d’autre moyen, d’implorer des assistances & des secours: mais tel est le décret de la Providence. Il me suffit, en mon particulier, d’être bien assuré que je n’ai donne, par ma faute, aucun lieu ni à la misère, ni aux maux dont je suis accablé. J’ai toujours abhorré le libertinage & l’oisiveté, & tel que je suis, j’ose être assuré que personne, de qui j’aye l’honneur d’être connu, n’aura sur ma conduite, mes sentimens & mes moeurs, que de favorables témoignages à rendre.

[435] Dans un état donc aussi déplorable que le mien, & sur lequel je n’ai nul reproche à me faire, je crois qu’il n’est pas honteux à moi d’implorer de Son Excellence, la grace d’être admis à participer aux bienfaits établis par la piété des princes, pour de pareils usages. Ils sont destinés pour des cas semblables aux miens, ou ne le sont pour personne.

En conséquence de cet exposé, le supplie très-humblement Son Excellence de vouloir me procurer une pension, telle qu’elle jugera raisonnable, sur la fondation que la piété du roi Victor a établie à Annecy, ou de tel autre endroit qu’il lui semblera bon, pour pouvoir survenir aux nécessités du reste de ma triste carriere.

De plus l’impossibilité où je me trouvé de faire des voyages, & de traiter aucune affaire civile, m’engagé à supplier encore Son Excellence, qu’il lui plaise de faire régler la chose de maniere que ladite pension puisse être payée ici en droiture, & remise entre mes mains, ou celles de Madame la baronne de Warens, qui voudra bien, à ma très-humble sollicitation, se charger de l’employer à mes besoins. Ainsi, jouissant pour le peu de jours qu’il me reste, des secours nécessaires pour le temporel, je recueillerai mon esprit & mes forces, pour mettre mon ame & ma conscience en paix avec Dieu; pour me préparer à commencer, avec courage & résignation, le voyage de l’éternité, & pour prier Dieu sincérement & sans distraction, pour la parfaite prospérité & la très-précieuse conservation de Son Excellence.

J. J. ROUSSEAU

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

MÉMOIRE
[À M. Boudet Antonin]

[le 19 avril 1742, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231. Publication, E. Fréron, l’Année littéraire, Paris, 1765; Correspondance complète (Leigh) t. I pp. 146-151; le Pléiade édition, t. IV, pp. 1040-1043, 1765. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 436-440.]

[436]

MÉMOIRE

Remis le 19 Avril 1742, À M. Boudet Antonin, qui travaille à l’histoire de feu M. de Bernex, Evêque de Geneve.

Dans l’intention où l’on est, de n’omettre dans l’histoire de M. de Bernex, aucun des faits considérables qui peuvent servir à mettre ses vertus chrétiennes dans tout leur jour, on ne fauroit oublier la conversion de Madame la baronne de Warens de la Tour, qui fut l’ouvrage de ce prélat.

Au mois de juillet de l’année 1726, le roi de Sardaigne étant à Evian, plusieurs personnes de distinction du pays de Vaud s’y rendirent pour voir la cour. Madame de Warens fut du nombre; & cette dame, qu’un pur motif de curiosité avoit amenée, fut retenue par des motifs d’un genre supérieur, & qui n’en furent pas moins efficaces, pour avoir été moins prévus. Ayant assisté par hasard à un des discours que ce prélat prononçoit, avec ce zele & cette onction qui portoient dans les coeurs le feu de sa charité, Madame de Warens en fut émue au point, qu’on peut regarder cet instant comme l’époque de sa conversion; la chose cependant devoit paroitre d’autant plus difficile, que cette dame étant très-éclairée, se tenoit en garde contre les séductions de l’éloquence, & n’étoit pas disposée à céder, sans être pleinement convaincue: mais quand on a l’esprit juste & le coeur droit, que peut-il manquer pour goûter la vérité que le secours de la grace? Et M. de Bernex n’étoit-il pas accoutumé à la porter dans les coeurs les plus [437] endurcis? Madame de Warens vit le prélat; ses préjugés surent détruits; les doutes furent dissipés;& pénétrée des grandes vérités qui lui étoient annoncées, elle se détermina à rendre à la foi par un sacrifice éclatant, le prix des lumieres dont elle venoit de l’éclairer.

Le bruit du dessein de Madame de Warens ne tarda pas à se répandre dans le pays de Vaud: ce fut un deuil & des alarmes universelles: cette dame y étoit adorée, & l’amour qu’on avoit pour elle se changea en fureur, contre ce qu’on appelloit ses séducteurs & ses ravisseurs. Les habitans de Vevey ne parloient pas moins que de mettre le feu à Evian, & de l’enlever à main armée au milieu même de la cour. Ce projet insensé, fruit ordinaire d’un zele fanatique, parvint aux oreilles de Sa Majesté, & ce fut à cette occasion qu’elle fit à M. de Bernex cette espece de reproche si glorieux, qu’il faisoit des conversons bien bruyantes. Le roi fit partir sur le champ Madame de Warens pour Annecy, escortée de quarante de ses gardes. Ce fut-là, où quelque tems après Sa Majesté l’assura de sa protection dans les termes les plus flatteurs, & lui assigna une pension, qui doit passer pour une preuve éclatante de-la piété & de la générosité de ce prince; mais qui n’ôte point, à Madame de Warens, le mérite d’avoir abandonné de grands biens & un rang brillant dans sa patrie, pour suivre la voix du Seigneur, & se livrer sans réserve à sa Providence. Il eût même la bonté de lui offrir d’augmenter cette pension, de forte qu’elle pût figurer avec tout l’éclat qu’elle souhaiteroit, & de lui procurer la situation la plus gracieuse, si elle vouloit se rendre à Turin, auprès de la reine. Mais [438] Madame de Warens n’abusa point des bontés du monarque; elle alloit acquérir les plus grands biens, en participant à ceux que l’Eglise répand sur les fidelles; & l’éclat des autres n’avoit désormais plus rien qui pût la toucher. C’est ainsi qu’elle s’en explique à M. de Bernex: & c’est sur ces maximes de détachement & de modération, qu’on l’a vue se conduire constamment depuis lors.

Enfin le jour arriva, où M. de Bernex alloit assurer à l’église la conquête qu’il lui avoit acquise: il reçut publiquement l’abjuration de Madame de Warens, & lui administra le sacrement de confirmation le 8 septembre 1726, jour de la nativité de Notre Dame dans l’église de la visitation, devant la relique de Saint François de Sales. Cette dame eût l’honneur d’avoir pour marraine, dans cette cérémonie, Madame la princesse de Hesse, soeur de la princesse de Piémont, depuis reine de Sardaigne. Ce fut un spectacle touchant de voir une jeune dame d’une naissance illustre, favorisée des graces de la nature, & enrichie des biens de la fortune, & qui, peu de tenus auparavant, faisoit les délices de sa Patrie, s’arracher du sein de l’abondance & des plaisirs, pour venir déposer au pied de la croix de Christ, l’éclat & les voluptés du monde, & y renoncer pour jamais. M. de Bernex fit à ce sujet un discours très-touchant & très-pathétique: l’ardeur de son zele lui prêta ce jour-là de nouvelles forces; toute cette nombreuse assemblée fondit en larmes, & les dames, baignées de pleurs, vinrent embrasser Madame de Warens, la féliciter, & rendre graves à Dieu avec elle de la victoire qu’il lui faisoit remporter. Au reste, on a cherché inutilement, [439] parmi tous les papiers de feu M. de Bernex, le discours qu’il prononça en cette occasion, & qui, au témoignage de tous ceux qui l’entendirent, est un chef-d’oeuvre d’éloquence: & il y a lieu de croire, que, quelque beau qu’il soit, il a été composé sur le champ, & sans préparation.

Depuis ce jour-là M. de Bernex n’appella plus Madame de Warens que sa fille, & elle l’appelloit son pere. Il a en effet toujours conservé pour elle les bontés d’un pere; & il ne faut pas s’étonner qu’il regardât, avec une sorte de complaisance, l’ouvrage de ses soins apostoliques, puisque cette dame s’est toujours efforcée de suivre, d’aussi près qu’il lui a été possible, les saints exemples de ce prélat, soit dans son détachement des choses mondaines, soit dans son extrême charité envers les pauvres; deux vertus qui définissent parfaitement le caractere de Madame de Warens.

Le fait suivant peut entrer aussi parmi les preuves, qui constatent les actions miraculeuses de M. de Bernex.

Au mois de septembre 1729, Madame de Warens, demeurant dans la maison de M. de Boige, le feu prit au four des cordeliers, qui donnoit dans la cour de cette maison, avec telle violence que ce four, qui contenoit un bâtiment assez grand, entiérement plein de fascines & de bois sec, fut bientôt embrase. Le feu, porté par un vent impétueux s’attacha au toît de la maison, & pénétra même par les fenêtres dans les appartemens: Madame de Warens donna aussitôt ses ordres pour arrêter les progrès du feu, & pour faire transporter ses meubles dans son jardin. Elle étoit occupée à ces soins, quand elle apprit que M. L’Evêque étoit accouru [440] au bruit du danger qui la menaçoit, & qu’il alloit paroître à l’instant; elle fut au devant de lui. Ils entreront ensemble dans le jardin, il se mit à genoux, ainsi que tous ceux qui étoient présens, du nombre desquels j’étois, & commença à prononcer des oraisons, avec cette ferveur qui étoit inséparable de ses prieres. L’effet en fut sensible; le vent qui portoit les flammes par dessus la maison, jusques près du jardin, changea tout-à-coup, & les éloigna si bien, que le four quoique contigu, fut entiérement consumé, sans que la maison eût d’autre mal que le dommage qu’elle avoit reçu auparavant. C’est un fait connu de tout Annecy, & que moi, écrivain du présent mémoire, ai vu de mes propres yeux.

M. de Bernex a continué constamment à prendre le même intérêt, dans tout ce qui regardoit Madame de Warens; il fit faire le portrait de cette danse; disant qu’il souhaitoit qu’il restât dans sa famille, comme un monument honorable d’un de ses plus heureux travaux. Enfin, quoiqu’elle fût éloignée de lui, il lui a donne, peu de tems avant que de mourir, des marques de son souvenir, & en a même laissé dans son testament. Après la mort de ce prélat, Madame de Warens s’est entièrement consacrée à la solitude & à la retraite, disant qu’après avoir perdu son pere, rien ne l’attachoit plus au monde.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES
DE M. J. J. ROUSSEAU

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIII, pp. 441-612 (1782)]

[441]

LETTRES
DE
M. J. J. ROUSSEAU.

[29-06-1732] LETTRE PREMIERE. A MADAME LA BARONNE
DE WARENS, DE CHAMBÉRY

A Besançon, le 29 Juin 1732.

MADAME,

J’ai l’honneur de vous écrire, dès le lendemain de mon arrivée à Besançon, j’y ai trouvé bien des nouvelles, auxquelles je ne m’étois pas attendu, & qui m’ont fait plaisir en quelque façon. Je suis allé ce matin faire ma révérence à M. l’abbé Blanchard, qui nous a donné à dîner, à M. le Comte de Saint-Rieux & à moi. Il m’a dit qu’il partiroit dans un mois pour Paris, où il va remplir le quartier de M. Campra qui est malade, & comme il est fort âgé, M. Blanchard se flatte de lui succéder en la charge d’intendant, premier maître de quartier de la musique de la chambre du Roi, & conseiller de Sa Majesté en ses conseils; il m’a donné sa parole d’honneur, qu’au cas que ce projet lui réussisse, il me procurera appointement dans la chapelle, ou dans la chambre du [442] Roi, au bout du terme de deux ans le plus tard. Ce sont-là des postes, brillans & lucratifs, qu’on ne peut aillez ménager: aussi l’ai-je très-fort remercié, avec assurance que je n’épargnerai rien pour m’avancer de plus en plus dans la composition, pour laquelle il m’a trouvé un talent merveilleux. Je lui rends à souper ce soir, avec deux ou trois officiers du régiment du Roi, avec qui j’ai fait connoissance au concert. M. l’abbé Blanchard m’a prié d’y chanter un récit de basse-taille, que ces Messieurs ont eu la complaisance d’applaudir; aussi bien qu’un duo de Pyrame & Thisbé, que j’ai chanté avec M. Duroncel, fameux haute-contre de l’ancien opéra de Lyon; c’est beaucoup faire pour un lendemain d’arrivée.

J’ai donc résolu de retourner dans quelques jours à Chambéry, où je m’amuserai à enseigner pendant le terme de deux années; ce qui m’aidera toujours a me fortifier, ne voulant pas m’arrêter ici, ni y passer pour un simple musicien, ce qui me seroit quelque jour un tort considérable. Ayez la bonté de m’écrire, Madame, si j’y serai reçu avec plaisir, & si l’on m’y donnera des écoliers; je me suis fourni de quantité de papiers & de pieces nouvelles d’un goût charmant, & qui surement ne sont pas connus à Chambéry; mais je vous avoue que je ne me soucie gueres de partir que je ne sache au vrai, si l’on le réjouira de m’avoir. J’ai trop de délicatesse pour y aller autrement. Ce seroit un trésor, & en même tans un miracle, de voir un bon musicien en Savoye; je n’ose, ni ne puis me flatter d’être de ce nombre; mais en cas, je me vante toujours de produire en autrui, ce que je ne suis pas moi-même. D’ailleurs, tous ceux qui se serviront de mes [443] principes auront lieu de s’en louer, & vous en particulier, Madame, si vous voulez bien encore prendre la peine de les pratiquer quelquefois. Faites-moi l’honneur de me répondre par le premier ordinaire, & au cas que vous voyez qu’il n’y ait pas de débouché pour moi à Chambéry, vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de me le marquer: & comme il me reste encore deux partis à choisir, je prendrai la liberté de consulter le secours de vos sages avis, sur l’option d’aller à Paris en droiture avec l’abbé Blanchard, ou à Soleurre auprès de M. l’ambassadeur. Cependant comme ce sont là de ces coups de partie qu’il n’est pas bon de précipiter, je serai bien aise de ne rien presser encore.

Tout bien examiné, je ne me repens point d’avoir fait ce petit voyage, qui pourra dans la suite m’être d’une grande utilité. J’attends, Madame, avec soumission l’honneur de vos ordres, & suis avec une respectueuse considération,

MADAME,

ROUSSEAU.

[444]

[13-09-1737] LETTRE II.
A LA MÊME

Grenoble, 13 Septembre 1737.

MADAME,

Je suis ici depuis deux jours: on ne peut être plus satisfait d’une ville, que je le suis de celle-ci. On m’y a marqué tant d’amitiés & d’empressemens que je croyois, en sortant de Chambéry, me trouver dans un nouveau monde. Hier, M. Micoud me donna à dîner avec plusieurs de ses amis, & le soir après la comédie, j’allai souper avec le bon homme Lagere.

Je n’ai vu ni Madame la présidente, ni Madame d’Eybens, ni M. le président de Tancin, ce seigneur est en campagne. Je n’ai pas laissé de remettre la lettre à ses gens. Pour Madame de Bardonanche, je me suis présenté plusieurs fois, sans pouvoir lui faire la révérence; j’ai fait remettre la lettre & j’y dois dîner ce matin, où j’apprendrai des nouvelles Madame d’Eybens.

Il faut parler de M. de l’Orme. J’ai eu l’honneur, Madame, de lui remettre votre lettre en main propre. Ce Monsieur s’excusant sur l’absence de M. l’Evêque m’offrit un écu de six francs. Je l’acceptai, par timidité; mais je crus devoir en faire présent au portier. Je ne sais si j’ai bien fait: mais il faudra que mon ame change de moule, avant que de me résoudre à faire autrement. J’ose croire que la vôtre ne m’en démentira pas.

[445] J’ai eu le bonheur de trouver pour Montpellier, en droiture, une chaise de retour, j’en profiterai. Le marché s’est fait par l’entremise d’un ami, & il ne m’en coûte pour la voiture, qu’un louis de 24 francs: je partirai demain matin. Je suis mortifié, Madame, que ce soit sans recevoir ici de vos nouvelles: mais ce n’est pas une occasion à négliger.

Si vous avez, Madame, des lettres à m’envoyer, je crois qu’on pourroit les faire tenir ici à M. Micoud, qui les feroit partir ensuite pour Montpellier, à l’adresse de M. Lazerme. Vous pouvez aussi les renvoyer de Chambéry en droiture, ayez la bonté de voir ce qui convient le mieux; pour moi je n’en sais rien du tout.

Il me fâche extrêmement d’avoir été contraint de partir, sans faire la révérence à M. le marquis d’Antremont, & lui présenter mes très-humbles actions de graces; oserois-je, Madame, vous prier de vouloir suppléer à cela?

Comme je compte de pouvoir être à Montpellier mercredi au soir le 18 du courant, je pourrois donc, Madame, recevoir de vos précieuses nouvelles dans le cours de la semaine, prochaine, si vous preniez la peine d’écrire dimanche ou lundi matin. Vous m’accorderez, s’il vous plaît, la faveur de croire que mon empressement jusqu’à ce tems-là ira jusqu’à l’inquiétude.

Permettez encore, Madame, que je prenne la liberté de vous recommander le soin de votre santé. N’êtes-vous pas ma chere maman, n’ai-je pas droit d’y prendre le plus vif intérêt, & n’avez-vous pas besoin qu’on vous excite à tout moment à y donner plus d’attention?

La mienne fut fort dérangée hier au spectacle. On représenta [446] Alzire, mal à la vérité; mais je ne laissai pas d’y être ému, jusqu’à perdre la respiration; mes palpitations augmenterent étonnamment, & je crains de m’en sentir quelque tems.

Pourquoi, Madame, y a-t-il des coeurs si sensibles au grand, au sublime, au pathétique, pendant que d’autres ne semblent faits que pour ramper dans la bassesse de leurs sentimens? La fortune semble faire à tout cela une espece de compensation; à force d’élever ceux-ci, elle cherche à les mettre de niveau avec la grandeur des autres: y réussit-elle ou non? Le public& vous, Madame, ne serez pas de même avis. Cet accident m’a forcé de renoncer désormais au tragique, jusqu’au rétablissement de ma santé. Me voilà privé d’un plaisir qui m’a bien coûté des larmes en ma vie. J’ai l’honneur d’être un profond respect.

[23-10-1737] LETTRE III.
A LA MÊME

Montpellier, 23 Octobre 1737.

MADAME,

Je ne me sers point de la voie indiquée de M. Barillot, parce que c’est faire le tour de l’école. Vos lettres les miennes passant toutes par Lyon, il faudroit avoir une adresse à Lyon,

[447] Voici un mois passé de mon arrivée à Montpellier, sans avoir pu recevoir aucune nouvelle de votre part, quoique j’aye écrit plusieurs fois & par différentes voies. Vous pouvez croire que je ne suis pas fort tranquille, & que ma situation n’est pas des plus gracieuses; je vous proteste cependant, Madame, avec la plus parfaite sincérité, que ma plus grande inquiétude vient de la crainte, qu’il ne vous soit arrivé quelque accident. Je vous écris cet ordinaire-ci, par trois différentes voies, savoir, par Mrs. Vépres, M. Micoud, & en droiture; il est impossible qu’une de ces trois lettres ne vous parvienne; ainsi, j’en attends a réponse dans trois semaines au plus tard; passé ce tems-là, si je n’ai point de nouvelles, je serai contraint de partir dans le dernier désordre, & de me rendre à Chambéry comme je pourrai. Ce soir la poste doit arriver, & il se peut qu’il y aura quelque lettre pour moi; peut-être n’avez-vous pas fait mettre les vôtres à la poste les jours qu’il falloit; car j’aurois réponse depuis quinze jours, si les lettres avoient fait chemin dans leur tems. Vos lettres doivent passer par Lyon pour venir ici; ainsi c’est les mercredi & samedi de bon matin qu’elles doivent être mises à la poste; je vous avoir donné précédemment l’adresse de ma pension: il vaudroit peut-être mieux les adresser en droiture où je suis logé, parce que je suis sûr de les y recevoir exactement. C’est chez M. Barcellon, huissier de la bourse, en rue basse, proche du Palais. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect.

P. S. Si vous avez quelque chose à m’envoyer par la voie des marchands de Lyon, & que vous écriviez, par exemple, [448]à Mr. Vépres par le même ordinaire qu’à moi, je dois, s’ils sont exacts, recevoir leur lettre en même tems que la vôtre.

J’allois fermer ma lettre, quand j’ai reçu la vôtre, Madame, du 12 du courant. Je crois n’avoir pas mérité les reproches que vous m’y faites sur mon peu d’exactitude. Depuis mon départ de Chambéry, je n’ai point passé de semaine sans vous écrire. Du reste, je me rends justice; & quoique peut-être il dût me paroître un peu dur que la premiere lettre que j’ai l’honneur de recevoir de vous, ne soit pleine que reproches, je conviens que je les mérite tous. Que voulez-vous, Madame, que je vous dise; quand j’agis, je crois faire les plus belles choses du monde, & puis il se trouve au bout que ce ne sont que sottises: je le reconnois parfaitement bien moi-même. Il faudra tâcher de se roidir contre sa bêtise à l’avenir, & faire plus d’attention sur sa conduite. C’est ce que je vous promets avec une sorte envie de l’exécuter. Après cela, si quelque retour d’amour-propre vouloit encore m’engager à tenter quelque voie de justification, je réserve à traiter cela de bouche avec vous, Madame, non pas, s’il vous plaît, a la Saint Jean, mais à la fin du mois de Janvier ou au commencement du suivant.

Quant à la lettre de M. Arnauld, vous savez, Madame, mieux que moi-même, ce qui me convient en fait de recommandation. Je vois bien que vous vous imaginez parce que je suis à Montpellier, je puis voir les choses de plus près & juger de ce qu’il y a à faire; mais, Madame, je vous prie d’être bien persuadée que, hors ma pension & [449] l’hôte de ma chambre, il m’est impossible de faire aucune liaison, ni de connoître le terrain, le moins du monde à Montpellier, jusqu’à ce qu’on m’ait procuré quelque arme pour forcer les barricades, que l’humeur inaccessible des particuliers & de toute la nation en général, met à l’entrée de leurs maisons. Oh qu’on a une idée bien fausse du caractere Languedocien, & sur-tout des habitans de Montpellier à l’égard de l’étranger! mais pour revenir, les recommandations dont j’aurois besoin sont de toutes les especes. Premiérement, pour la noblesse & les gens en place. Il me seroit très-avantageux d’être présenté à quelqu’un de cette classe, pour tâcher à me faire connoître & à faire quelque usage de peu de talens que j’ai, ou du moins à me donner quelque ouverture, qui pût m’être utile, dans la suite en tems & lieu. En second lieu pour les commerçans, afin de trouver quelque voie de communication plus courte & plus facile, & pour mille autres avantages que vous savez que l’on tire de ces connoissances-là. Troisiémement, parmi les gens de Lettres, savans, professeurs, par les lumieres qu’on petit acquérir avec eux & les progrès qu’on y pourroit faire; enfin généralement pour toutes les personnes de mérite avec lesquelles on peut du moins lier une honnête société, apprendre quelque chose, & couler quelques heures prises sur la plus rude & la plus ennuyeuse solitude du monde. J’ai l’honneur de vous écrire cela, Madame, & non M. l’abbé Arnauld, parce qu’ayant la lettre, vous verrez mieux ce qu’il y aura à répondre, & que si vous voulez bien vous donner cette peine vous-même, cela sera encore un meilleur effet en ma faveur.

[450] Voue faites, Madame, un détail si riant de ma situation à Montpellier, qu’en vérité, je ne saurois mieux rectifier ce qui peut n’être pas conforme au vrai, qu’en vous priant de prendre tout le contre-pied. Je m’étendrai plus au long dans ma prochaine, sur l’espece de vie due je mene ici. Quant à vous, Madame, plût à Dieu que le récit de votre situation fût moins véridique: hélas! je ne puis, pour le présent, faire, que des voeux ardens pour l’adoucissement de votre fort: il seroit trop envié, s’il étoit conforme à celui que vous méritez. Je n’ose espérer le rétablissement de ma santé; car elle est encore plus en désordre que quand je suis parti de Chambéry: mais, Madame si Dieu daignoit me la rendre, il est sûr que je n’en ferois d’autre usage, qu’à tâcher de vous soulager de vos soins, & à vous seconder en bon & tendre fils, & en élevé reconnoissant. Vous m’exhortez, Madame, à rester ici jusqu’à la St. Jean, je ne le ferois pas, quand on m’y couvriroit d’or. Je ne sache pas d’avoir vu, de ma vie, un pays plus antipathique à mon goût que celui-ci, ni de séjour plus ennuyeux, plus maussade, que celui de Montpellier. Je sais, bien que vous ne me croirez point; vous êtes encore remplie des belles idées, que ceux qui y ont été attrapés en ont répandues au dehors pour attraper les autres. Cependant, Madame, je vous réserve une relation de Montpellier, qui vous sera toucher les choses au doigt & à l’oeil; je vous attends là, pour vous étonner. Pour ma santé, il n’est pas étonnant qu’elle ne s’y remette pas. Premiérement les alimens n’y valent rien; mais rien, je dis rien, & je ne badine point. Le vin y est trop violent, & incommode toujours; le [451] pain y est passable, à la vérité; mais il n’y a ni boeuf, ni vache, ni beurre; on n’y mange que de mauvais mouton, & du poisson de mer en abondance, le tout toujours apprêté à l’huile puante. Il vous seroit impossible de goûter de la soupe ou des ragoûts qu’on nous sert à ma pension, sans vomir. Je ne veux pas m’arrêter davantage là-dessus; car si je vous disois les choses précisément comme elles sont, vous seriez en peine de moi, bien plus que je ne le mérite. En second lieu, l’air ne me convient pas autre paradoxe, encore plus incroyable que les précédens; c’est pourtant la vérité. On ne sauroit disconvenir que l’air de Montpellier ne soit fort pur, & en hiver assez doux. Cependant le voisinage de la mer le rend à craindre, pour tous ceux qui sont attaqués de la poitrine; aussi y voit-on beaucoup de phtisiques. Un certain vent, qu’on appelle ici le marin, amene de tems en tems des brouillards épais & froids, chargés de particules salines & âcres, qui sont fort dangereuses. Aussi, j’ai ici des rhumes, des maux de gorge & des esquinancies, plus souvent qu’à Chambéry. Ne parlons plus de cela, quant à présent: car si j’en disois davantage, vous n’en croiriez pas un mot. Je puis pourtant protester que je n’ai dit que la vérité. Enfin, un troisieme article, c’est la cherté; pour celui-là je ne m’y arrêterai pas, parce que je vous en ai parlé précédemment, & que je me prépare à parler de tout cela plus au long en traitant de Montpellier. Il suffit de vous dire, qu’avec l’argent comptant que j’ai apporté, & les 200 livres que vous avez eu la bonté de me promettre, il s’en faudroit beaucoup qu’il m’en restât actuellement autant devant moi, pour prendre [452] l’avance, comme vous dites qu’il en faudroit laisser en arriere pour boucher les trous. Je n’ai encore pu donner un sou à la maîtresse de la pension, ni pour le louage de ma chambre; jugez, Madame, comment me voilà joli garçon; & pour achever de me peindre, si je suis contraint de mettre quelque chose à la presse, ces honnêtes gens-ci ont la charité de ne prendre que 12 a sols par écu de six francs, tous les mois. A la vérité, j’aimerois mieux tout vendre que d’avoir recours à un tel moyen. Cependant, Madame, je suis si heureux, que personne ne s’est encore avisé de me demander de l’argent, sauf celui qu’il faut donner tous les jours pour les eaux, bouillons de poulets, purgatifs, bains; encore ai-je trouvé le secret d’en emprunter pour cela, sans gage & sans usure & cela du premier cancre de la terre. Cela ne pourra pas durer, pourtant, d’autant plus que le deuxieme mois est commencé depuis hier: mais je suis tranquille depuis que j’ai reçu de vos nouvelles, & je suis assuré d’être secouru à tems. Pour les commodités, elles sont en abondance. Il n’y a point de bon marchand à Lyon, qui ne tire une lettre de change sur Montpellier. Si vous en parlez à M. C. il lui sera de la derniere facilité de faire cela: en tout cas voici l’adresse d’un qui paye un de nos Mes sieurs de Belley, & de la voie duquel on peut se servir, M. Parent, marchand drapier à Lyon au change. Quant à mes lettres, il vaut mieux les adresser chez M. Barcellon, ou plutôt Marcellon, comme l’adresse est à la premiere page, on sera plus exact à me les rendre. Il est deux heures après minuit, la plume me tombe des mains. Cependant, je n’ai pas écrit la moitié de ce que j’avois à [453] écrire. La suite de la relation & le reste &c. sera renvoyé pour lundi prochain. C’est que je ne puis faire mieux, sans quoi, Madame, je ne vous imiterois certainement pas à cet égard. En attendant, je m’en rapporte aux précédentes, & présente mes respectueuses salutations aux révérends peres jésuites, le révérend pere Hemet & le révérend pere Coppier. Je vous prie bien humblement de leur présenter une tasse de chocolat, que vous boirez ensemble, s’il vous plaît, à ma sauté. Pour moi, je me contente du fumet; car il ne m’en reste pas un misérable morceau.

J’ai oublié de finir, en parlant de Montpellier, & de vous dire que j’ai résolu d’en partir vers la fin de décembre, & d’aller prendre le lait d’ânesse en Provence, dans un petit endroit fort joli, à deux lieues du Saint-Esprit. C’est un air excellent, il y aura bonne compagnie, avec laquelle j’ai déjà sait connoissance en chemin, & j’espere de n’y être pas tout-à-fait si chérement qu’à Montpellier. Je demande votre avis là-dessus: il faut encore ajouter, que c’est faire d’une pierre deux coups; car je me rapproche de deux journées.

Je vois, Madame, qu’on épargneroit bien des embarras & des frais, si l’on faisoit écrire par un marchand de Lyon, à son correspondant d’ici, de me compter de l’argent, quand j’en aurois besoin, jusqu’à la concurrence de la somme destinée. Car ces retards me mettent dans de fâcheux embarras, & ne vous sont d’aucun avantage.

[454]

[14-12-1737] LETTRE IV.
A LA MÊME

Montpellier, 14 Décembre 1737.

MADAME,

Je viens de recevoir, votre troisieme lettre, vous ne la datez point, & vous n’accusez point la réception des miennes: cela fait que je ne sais à quoi m’en tenir. Vous me mandez, que vous avez fait compter entre les mains de M. Bouvier, les 200 livres en question, je vous en réitere mes humbles actions de grâces. Cependant, pour m’avoir écrit cela trop tôt, vous m’avez fait faire une fausse démarche; car je tirai une lettre de change sur M. Bouvier, qu’il a refusée, & qu’on m’a renvoyée; je l’ai fait partir derechef, il y a apparence, qu’elle sera payée présentement. Quant aux autres 200 livres je n’aurai besoin que de la moitié, parce que je ne veux pas faire ici un plus long séjour, que jusqu’à la fin de février; ainsi vous aurez 100 livres de moins à compter; mais je vous supplie de faire en sorte que cet argent soit surement entre les mains de M. Bouvier, pour ce tems-là. Je n’ai pu faire les remedes qui m’étoient prescrits, faute d’argent. Vous m’avez écrit que vous m’enverriez de l’argent pour pouvoir m’arranger avant la tenue des Etats, & voilà la clôture des Etats qui se fait demain, après avoir siégé deux mois entiers. Dès que j’aurai reçu réponse de Lyon, je partirai pour le Saint-Esprit, & je serai l’essai des remedes qui m’ont été ordonnés. [455] Remedes bien inutiles à ce que je prévois. Il faut périr malgré tout, & ma santé est en pire état que jamais.

Je ne puis aujourd’hui vous donner une suite de ma relation: cela demande plus de tranquillité que je ne m’en sens aujourd’hui. Je vous dirai en passant que j’ai tâché de ne pas perdre entiérement mon tems à Montpellier; j’ai fait quelques progrès dans les mathématiques; pour le divertissement, je n’en ai eu d’autre que d’entendre des musiques charmantes. J’ai été trois fois à l’opéra, qui n’est pas beau ici, mais où il y a d’excellentes voix. Je suis endetté ici de 108 livres; le reste servira, avec un peu d’économie, à passer les deux mois prochains. J’espere les couler plus agréablement qu’à Montpellier: voilà tout. Vous pouvez cependant, Madame, m’écrire toujours ici à l’adresse ordinaire; au cas que je sois parti, les lettres me seront renvoyées. J’offre mes très-humbles respects aux révérends peres jésuites. Quand j’aurai reçu de l’argent & que je n’aurai pas l’esprit si chagrin, j’aurai l’honneur de leur écrire. Je suis, Madame, avec un très-profond respect.

P. S. Vous devez avoir reçu ma réponse, par rapport à M. de Lautrec. Oh ma chere maman! j’aime mieux être auprès de D., & être employé aux plus rudes travaux de la terre, que de posséder la plus grande fortune dans tout autre cas; il est inutile de penser que je puisse vivre autrement: il a long-tems que je vous l’ai dit, & je le sens encore plus ardemment que jamais. Pourvu que j’aye cet avantage, dans quelque état que je sois, tout m’est indifférent. Quand ont pense comme moi, je vois qu’il n’est pas difficile d’éluder les saisons importantes que vous ne voulez pas me dire. Au nom [456] de Dieu, rangez les choses de sorte que je ne meure pas de désespoir. J’approuve tout, je me soumets à tout, excepté ce seul article, auquel je me sens hors d’état de consentir, dussé-je être la proie du plus misérable sort. Ah! ma chere maman, n’êtes-vous donc plus ma chere maman? ai-je vécu quelques mois de trop.

Vous savez qu’il y a un cas où j’accepterois la chose dans toute la joie de mon coeur; mais ce cas est unique. Vous m’entendez.

[18-03-1739] LETTRE V. A LA MÊME

Charmettes, 18 Mars 1739.

MA TRÈS-CHERE MAMAN,

J’ai reçu, comme je le devois, le billet que vous m’écrivîtes dimanche dernier, & j’ai convenu sincérement avec moi-même que, puisque vous trouviez que j’avois tort, il falloit que je l’eusse effectivement; ainsi, sans chercher à chicaner, j’ai fait mes excuses de bon coeur à mon frere, & je vous fais de même ici les miennes très-humbles. Je vous assure aussi que j’ai résolu de tourner toujours du bon côté les corrections que vous jugerez à propos de me faire, sur quelque ton qu’il vous plaise de les tourner.

Vous m’avez fait dire qu’à l’occasion de vos Pâques vous [457] voulez bien me pardonner. Je n’ai garde de prendre la chose au pied de la lettre, & je suis sûr que quand un coeur comme le vôtre, a autant aimé quelqu’un que je me souviens de l’avoir été de vous, il lui est impossible d’en venir jamais à un tel point d’aigreur qu’il faille des motifs de religion pour le réconcilier. Je reçois cela comme une petite mortification que vous m’imposez en me pardonnant, & dont vous savez bien qu’une parfaite connoissance de vos vrais sentimens adoucira l’amertume.

Je vous remercie, ma très-chere maman, de l’avis que vous m’avez fait donner d’écrire à mon pere. Rendez-moi, cependant la justice de croire que ce n’est ni par négligence, ni par oubli, que j’avois retardé jusqu’à présent. Je pensois qu’il auroit convenu d’attendre la réponse de M. l’abbé Arnauld, afin que si le sujet du mémoire n’avoir eu nulle apparence de réussîr, comme il est à craindre, je lui eusse passé sous silence ce projet évanoui. Cependant vous m’avez fait faire réflexion que mon délai étoit appuyé sur une raison trop frivole, & pour réparer la chose le plutôt qu’il est possible, je vous envoie ma lettre, que je vous prie de prendre la peine de lire, de fermer & de faire partir, si vous le jugez à propos.

Il n’est pas nécessaire, je crois, de vous assurer que je languis depuis long-tems dans l’impatience de vous revoir. Songez, ma très-chere maman, qu’il y a un mois, & peut-être au-delà, que je suis privé de ce bonheur. Je suis du plus profond de mon coeur, & avec les sentimens du fils le plus tendre, &c.

[458]

[03-03-1700] LETTRE VI

3 Mars.

MA TRÈS-CHERE ET TRÈS-BONNE MAMAN.

Je vous envoie ci-joint le brouillard du mémoire que vous trouverez après celui de la lettre à M. Arnauld. Si j’étois capable de faire un chef-d’oeuvre, ce mémoire à mon goût seroit le mien; non qu’il soit travaillé avec beaucoup d’art, mais parce qu’il est écrit avec les sentimens qui conviennent à un homme que vous honorez du nom de fils. Assurément une ridicule fierté ne me conviendroit gueres dans l’état où je suis: mais aussi j’ai toujours cru qu’on pouvoit avec arrogance, & cependant sans s’avilir, conserver dans la mauvaise fortune & dans les supplications une certaine dignité plus propre à obtenir des graces d’un honnête homme que les plus basses lâchetés. Au reste, je souhaite plus que je n’espere de ce mémoire, à moins que votre zele & votre habileté ordinaires ne lui donnent un puissant véhicule: car je sais par une vieille expérience que tous les hommes n’entendent & ne parlent pas le même langage. Je plains les ames à qui le mien est inconnu; il y a une maman au monde qui, à leur place, l’entendroit très-bien: mais, me direz-vous, pourquoi ne pas parler le leur? C’est ce que je me suis assez représenté. Après tout, pour quatre misérables jours de vie, vaut-il la peine de se faire faquin?

Il n’y a pas tant de mal cependant; & j’espere que vous trouverez, par la lecture du mémoire, que je n’ai pas fait le [459] rodomont hors de propos, & que je me suis raisonnablement humanisé. Je sais bien, Dieu merci, à quoi, sans cela, Petit auroit couru grand risque de mourir de faim en pareille occasion; preuve que je ne suis pas propre à ramper indignement dans les malheurs de la vie, c’est que je n’ai jamais fait le rogue, ni le fendant dans la prospérité mais qu’est-ce que je vous lanterne-là? Sans me souvenir, chere maman, que je parle à qui me connaît mieux que moi-même. Baste; un peu d’effusion de coeur dans l’occasion ne nuit jamais à l’amitié.

Le mémoire est tout dressé sur le plan que nous avons plus d’une fois digéré ensemble. Je vois le tout assez lié, & propre à se soutenir. Il y a ce maudit voyage de Besançon, dont, pour mon bonheur, j’ai jugé à propos de déguiser un peu ce motif. Voyage éternel & malencontreux, s’il en fût au monde, & qui s’est déjà présenté à moi bien, des fois, & sous des faces bien différentes. Ce sont des images où ma vanité ne triomphe pas. Quoi qu’il en soit, j’ai mis à cela une emplâtre, Dieu sait comment! en tout cas, si l’on vient me faire subir l’interrogatoire aux Charmettes, j’espere bien ne pas rester court. Comme vous n’êtes pas au fait comme moi, il sera bon, en présentant le mémoire, de glisser légèrement sur le détail des circonstances, crainte de qui pro quo, à moins que je n’aye l’honneur de vous voir avant ce tans-là.

A propos de cela. Depuis que vous voilà établie en ville, ne vous prend-il point fantaisie, ma chere maman, d’entreprendre un jour quelque petit voyage à la campagne? Si mon [460] bon génie vous l’inspire, vous m’obligerez de me faire avertir, quelques trois ou quatre mois à l’avance, afin que je me prépare à vous recevoir, & à vous faire duement les honneurs de chez moi.

Je prends la liberté de faire ici mes honneurs à M. le Cureu, & mes amitiés à mon frere. Ayez la bonté de dire au premier, que comme Proserpine (ah! la belle chose que de placer là Proserpine!)

Peste! où prend mon esprit toutes ces gentillesses? comme Proserpine donc passoit autrefois six mois sur terre & six mois aux enfers, il faut de même qu’il se résolve de partager son tems entre vous & moi: mais aussi les enfers, où les mettrons-nous? Placez-les en ville, si vous le jugez à propos; car pour ici, ne vous déplaise, n’en voli pas gés. J’ai l’honneur d’être du plus profond de mon coeur, ma très-chere & très-bonne maman.

P. S. Je m’apperçois que ma lettre vous pourra servir d’apologie, quand il vous arrivera d’en écrire quelqu’une un peu longue: mais aussi il faudra que ce soit à quelque maman bien chere & bien aimée; sans quoi, la mienne ne prouve rien.

[461]

[05-10-1743] LETTRE VII

Venise, 5 Octobre 1743.

Quoi! ma bonne maman, il y a mille ans que je soupire sans recevoir de vos nouvelles & vous souffrez que je reçoive des lettres de Chambéry qui ne soient pas de vote. J’avois eu l’honneur de vous écrire à mon arrivée à Venise; mais dès que notre ambassadeur & notre directeur des postes seront partis pour Turin, je ne saurai plus par où vous écrire, car il faudra faire trois ou quatre entrepôts assez difficiles; cependant les lettres dussent-elles voler par l’air, il faut que les miennes vous parviennent, & sur-tout que je reçoive des vôtres, sans quoi je suis tout-à-fait mort. Je vous ferai parvenir cette lettre par la voie de M. l’ambassadeur d’Espagne qui, j’espere, ne me refusera pas la grâce de la mettre dans son paquet. Je vous supplie, maman, de faire dire à M. Dupons que j’ai reçu sa lettre, & que je ferai avec plaisir tout ce qu’il me demande, aussi-tôt que j’aurai l’adresse du marchand qu’il m’indique. Adieu, ma très-bonne & très-chere maman. J’écris aujourd’hui à M. de Lautrec exprès pour lui parler de vous. Je tâcherai de faire qu’on vous envoie, avec cette lettre, une adresse pour me faire parvenir les vôtres; vous ne la donnerez à personne; mais vous prendrez seulement les lettres de ceux qui voudront m’écrire, pourvu qu’elles ne soient pas volumineuses, afin que M. l’ambassadeur d’Espagne n’ait pas à se plaindre de mon indiscrétion à en charger ses courriers. [462] Adieu derechef, très-chere maman, je me porte bien, & vous aime plus que jamais. Permettez que je fasse mille amitiés à tous vos amis, sans oublier Zizi & taleralatalera, & tous mes oncles.

Si vous m’écrivez par Geneve, en recommandant votre lettre à quelqu’un, l’adresse sera simplement à M. Rousseau, secrétaire d’ambassade de France, à Venise.

Comme il y auroit toujours de l’embarras à m’envoyer vos lettres par les courriers de M. de la Mina, je crois, toute réflexion faite, que vous serez mieux de les adresser à quelque correspondant à Geneve qui me les sera parvenir aisément. Je vous prie de prendre la peine de fermer l’incluse, & de la faire remettre à son adresse. O mille fois, chere maman, il, me semble déjà qu’il y a un siecle que je ne vous ai vue: en vérité, je ne puis vivre loin de vous.

[25-02-1745] LETTRE VIII. A LA MÊME

A Paris, le 25 Février 1745.

J’ai reçu, ma très-bonne maman, avec les deux lettres que vous m’avez écrites, les présens que vous y avez joints, tant en savon qu’en chocolat; je n’ai point jugé à propos de me frotter les moustaches du premier, parce que je le réserve pour m’en servir plus utilement dans l’occasion. Mais commençons

[463] par le plus pressant, qui est votre santé, & l’état présent de vos affaires, c’est-à-dire des nôtres. Je suis plus affligé qu’étonné de vos souffrances continuelles. La sagesse de Dieu n’aime point à faire des présens inutiles; vous êtes, en faveur des vertus que vous en avez reçues, condamnée à en faire un exercice continuel. Quand vous êtes malade, c’est la patience; quand vous servez ceux qui le sont, c’est l’humanité. Puisque vos peines tournent toutes à votre gloire, ou au soulagement d’autrui, elles entrent dans le bien général, & nous n’en devons pas murmurer. J’ai été très-touché de la maladie de mon pauvre frere, j’espere d’en apprendre incessamment de meilleures nouvelles. M. d’Arras m’en a parlé avec une affection qui m’a charmé; c’étoit me faire la cour mieux qu’il ne le pensoit lui-même. Dites-lui, je vous supplie, qu’il prenne courage, car je le compte échappé de cette affaire, & je lui prépare des magisteres qui le rendront immortel.

Quant à moi, je me suis toujours assez bien porté depuis mon arrivée à Paris, & bien m’en a pris; car j’aurois été, aussi bien que vous, un malade de mauvais rapport pour les chirurgiens & les apothicaires. Au reste, je n’ai pas été exempt des mêmes embarras que vous; puisque l’ami chez lequel je suis logé a été attaqué cet hiver d’une maladie de poitrine, dont il s’est enfin tiré contre toute espérance de ma part. Ce bon & généreux ami est un gentilhomme Espagnol, assez à son aise, qui me presse d’accepter une asyle dans sa maison, pour y philosopher ensemble le reste de nos jours. Quelque conformité de goûts & de sentimens qui me lie à lui, je ne le [464] prends point au mot, & je vous laisse à deviner pourquoi?

Je ne puis rien vous dire de particulier sur le voyage que vous méditez, parce que l’approbation qu’on peut lui donner dépend des secours que vous trouverez pour en supporter les frais, & des moyens sur lesquels vous appuyez l’espoir du succès de ce que vous y allez entreprendre.

Quant à vos autres projets, je n’y vois rien que lui, & je `n’attends pas là-dessus d’autres lumieres que celles de vos yeux & des miens. Ainsi vous êtes mieux en état que moi de juger de la solidité des projets que nous pourrions faire de ce côté. Je trouve Mademoiselle sa fille allez aimable, je pense pourtant que vous me faites plus d’honneur que de justice en me comparant à elle: car il faudra, tout au moins, qu’il m’en coûte mon cher nom de petit né. Je n’ajouterai rien sur ce que vous m’en dites de plus; car je ne saurois répondre à ce que je ne comprends pas. Je ne saurois finir cet article, sans vous demander comment vous vous trouvez de cet archi-âne de Keister. Je pardonne à un sot d’être la dupe d’un autre, il est fait pour cela; mais quand on a vos lumieres, on n’a pas bonne grace à se laisser tromper par un tel animal qu’après s’être crevé les yeux. Plus j’acquiers de lumieres de chimie, plus tous ces maîtres chercheurs de secrets & de magisteres me paroissent cruches & butords. Je voyois, il y a deux jours, un de ces idiots, qui soupesant de l’huile de vitriol, dans un laboratoire où j’étois, n’étoit pas étonné de sa grande pesanteur, parce, disoit-il, qu’elle contient beaucoup de mercure; & le même homme se vantoit de savoir parfaitement l’analyse & la composition des corps. Si de [465] pareils bavards savoient que je daigne écrire leurs impertinences, ils en seroient trop fiers.

Me demanderez-vous ce que je fais. Hélas! maman, je vous aime, je pense a vous, je me plains de mon cheval d’ambassadeur: on me plaint, on m’estime, & l’on ne me rend point d’autre justice. Ce n’est pas que je n’espere m’en venger un jour en lui faisant voir non-seulement que je vaux mieux, mais que je suis plus estimé que lui. Du reste, beaucoup de projets, peu d’esperance; mais toujours, n’établissant pour mon point de que le bonheur de finir mes jours avec vous.

J’ai eu le malheur de n’être bon à rien à M. de Bille; car il a fini ses affaires fort heureusement, & il ne lui manque que de l’argent, sorte de marchandise dont mes mains ne se souillent plus. Je ne sais comment réussira cette lettre; car on m’a dit que M. Deville devoit partir demain, & comme je ne le vois point venir aujourd’hui, je crains bien d’être regardé de lui comme un homme inutile, qui ne vaut pas la peine qu’on s’en souvienne. Adieu, maman, souvenez-vous de m’écrire souvent & de me donner une adresse sûre.

[466]

[17-12-1747] LETTRE IX A LA MÊME

A Paris, le 17 Décembre 1747.

Il n’y a que six jours, ma très-chere maman, que je suis de retour de Chenonceaux. En arrivant, j’y ai reçu votre lettre du deux de ce mois, dans laquelle vous me reprochez mon silence & avec raison, puisque j’y vois que vous n’avez point reçu celle que je vous avois écrire de-là sous l’enveloppe de l’abbé Giloz. J’en viens de recevoir une de lui-même, dans laquelle il me fait les mêmes reproches. Ainsi je suis certain qu’il n’a point reçu son paquet, ni vous votre lettre; mais ce dont il semble m’accuser est justement ce qui me justifie. Car, dans l’éloignement où j’étois de tout bureau pour affranchir, je hasardai ma double lettre sans affranchissement, vous marquant à tous les deux combien je craignois qu’elle n’arrivât pas & que j’attendois votre réponse pour me rassurer; je ne l’ai point reçue cette réponse, & j’ai bien compris par-là que vous n’aviez rien reçu, & qu’il falloir nécessairement attendre mon retour à Paris pour écrire de nouveau. Ce qui m’avoit encore enhardi à hasarder cette lettre, c’est que l’année derniere il vous en étoit parvenu une, par je ne sais quel bonheur, que j’avois hasardée de la même maniere, dans l’impossibilité de faire autrement. Pour la preuve de ce que je dis, prenez la peine de faire chercher au bureau du Pont un paquet endossé de mon écriture à l’adresse de M l’abbé [467] Giloz, &c. vous pourrez l’ouvrir, prendre votre lettre & lui envoyer la sienne; aussi bien contiennent-elles des détails qui me coûtent trop pour me résoudre à les recommencer.

M. Descreux vint me voir le lendemain de mon arrivée, il me dit qu’il avoit de l’argent à votre service & qu’il avoit un voyage à faire, sans lequel il comptoit vous voir en passant & vous offrir sa bourse. Il a beau dire, je ne la crois gueres en meilleur état que la mienne. J’ai toujours regardé vos lettres de change qu’il a acceptées comme un véritable badinage. Il en acceptera bien pour autant de millions qu’il vous plaira, au même prix, je vous assure que cela lui est fort égal. Il est fort sur le zéro, aussi bien que M. Baqueret, je ne doute pas qu’il n’aille achever ses projets au même lieu. Du reste, je le crois sort bon homme, & qui même allie deux choses rares à trouver ensemble, la folie & l’intérêt.

Par rapport à moi je ne vous dis rien, c’est tout dire. Malgré les injustices que vous me faites intérieurement, il ne tiendroit qu’à moi de changer en estime & en compassion vos perpétuelles défiances envers moi. Quelques explications suffiroient pour cela mais votre coeur n’a que trop de ses propres maux, sans avoir encore à porter ceux d’autrui; j’espere toujours qu’un jour vous me connoîtrez mieux, & vous m’en aimerez davantage.

Je remercie tendrement le frere de sa bonne amitié l’assure de toute la mienne. Adieu, trop chere & trop bonne maman, je suis de nouveau à l’hôtel du Saint-Esprit, rue Plâtriere.

J’ai différé quelques jours à faire partir cette lettre, sur [468] l’espérance que m’avoit donnée M. Descreux de me venir voir avant son départ, mais je l’ai attendu inutilement, & je le tiens parti ou perdu.

[26-08-1748] LETTRE X. A LA MÊME

A Paris, le 26 Août 1748.

Je n’espérois plus, ma très-bonne maman, d’avoir le plaisir de vous écrire, l’intervalle de ma derniere lettre a été rempli coup sur coup de deux maladies affreuses. J’ai d’abord eu une attaque de colique néphrétique, fievre, ardeur & rétention d’urine; la douleur s’est calmée à force de bains, de nitre & d’autres diurétiques; mais la difficulté d’uriner subsiste toujours, & la pierre, qui du rein est descendue dans la vessie, ne peut en sortir que par l’opération: mais ma santé ni ma bourse ne me laissant pas en état d’y songer, il ne me reste plus de ce côté-là que la patience & la résignation, remedes qu’on a toujours sous la main, mais qui ne guérissent pas de grand’chose.

En dernier lieu, je viens d’être attaqué de violentes coliques d’estomac, accompagnées de vomissemens continuels & d’un flux de ventre excessif. J’ai fait mille remedes inutiles, j’ai pris l’émétique & en dernier lieu le symarouba; le vomissement est calmé, mais je ne digere plus du tout. Les [469] alimens sortent tels que je les ai pris, il a fallu renoncer même au ris qui m’avoit été prescrit, & je suis réduit à me priver presque de toute nourriture, & par-dessus tout cela d’une foiblesse inconcevable.

Cependant le besoin me chasse de la chambre, & je me propose de faire demain ma premiere sortie; peut-être que le grand air & un peu de promenade me rendront quelque chose de mes forces perdues. On m’a conseillé l’usage de l’extrait de genievre, mais il est ici bien moins bon & beaucoup plus cher que dans nos montagnes.

Et vous, ma chere maman, comment êtes-vous à présent? Vos peines ne sont-elles point calmées? n’êtes-vous point appaisée au sujet d’un malheureux fils, qui n’a prévu vos peines que de trop loin, sans jamais les pouvoir soulager? Vous n’avez connu ni mon coeur ni ma situation. Permettez-moi de vous répondre ce que vous m’avez dit si souvent, vous ne me connoîtrez que quand il n’en sera plus tems.

M. Léonard a envoyé savoir de mes nouvelles, il y a quelque tems. Je promis de lui écrire, & je l’aurois fait si je n’étois retombé malade précisément dans ce tems-là. Si vous jugiez à propos, nous nous écririons à l’ordinaire par cette voie. Ce seroit quelques ports de lettres, quelques affranchissemens épargnés dans un tems où cette lésine est presque de nécessité. J’espere toujours que ce tems n’est pas pour durer éternellement. Je voudrois bien avoir quelque voie sure pour m’ouvrir à vous sur ma véritable situation. J’aurois le plus grand besoin de vos conseils. J’use mon esprit & ma santé, pour tâcher de me conduire avec sagesse dans ces circonstances [470] difficiles, pour sortir, s’il est possible, de cet état d’opprobre & de misere, & je crois m’appercevoir chaque jour que c’est le hasard seul qui regle ma destinée, &que la prudence la plus consommée n’y peut rien faire du tout. Adieu, mon aimable maman, écrivez-moi toujours à l’hôtel du St. Esprit, rue Plâtriere.

[17-01-1749] LETTRE XI. A LA MÊME

A Paris, le 17 Janvier 1749.

Un travail extraordinaire qui m’est survenu, & une très-mauvaise santé, m’ont empêché, ma très-bonne maman, de remplir mon devoir envers vous depuis un mois. Je me suis chargé de quelques articles pour le grand Dictionnaire des Arts & des Sciences qu’on va mettre sous pressé. La besogne croît sous ma main, & il faut la rendre à jour nommé; de façon que surchargé de ce travail, sans préjudice de mes occupations ordinaires, je suis contraint de prendre mon tems sur les heures de mon sommeil. Je suis sur les dents; mais j’ai promis, il saut tenir parole: d’ailleurs je tiens au cul & aux chausses de gens qui m’ont fait du mal, la bile me donne des forces, & même de l’esprit & de la science.

La colere suffit & vaut un Apollon,

Je bouquine, j’apprends le grec. Chacun a ses armes: au [471] lieu de faire des chansons à mes ennemis, je leur fais des articles de dictionnaires: l’un vaudra bien l’autre & durera plus long-tems.

Voilà, ma chere maman, quelle seroit l’excuse de ma négligence, si j’en avois quelqu’une de recevable auprès de vous: mais je sens bien que ce seroit un nouveau tort de prétendre me justifier. J’avoue le mien en vous en demandant pardon. Si l’ardeur de la haine l’a emporté quelques instans dans mes occupations sur celles de l’amitié, croyez qu’elle n’est pas faite pour avoir long-tems la préférence dans un coeur qui vous appartient. Je quitte tout pour vous écrire: c’est-là véritablement mon état naturel.

En vous envoyant une réponse à la derniere de vos lettres, celle que j’avois reçue de Geneve, je n’y ajoutai rien de ma main; mais je pense que ce que je vous adressai étoit décisif & pouvoit me dispenser d’autre réponse, d’autant plus que j’aurois eu trop à dire.

Je vous supplie de vouloir bien vous charger de mes tendres remercîmens pour le frere, & de lui dire que rentre parfaitement dans ses vues & dans ses raisons, & qu’il ne me manque que les moyens d’y concourir plus réellement. Il faut espérer qu’un tems plus favorable nous rapprochera de séjour, comme la même façon de penser nous rapproche de sentiment.

Adieu, ma bonne maman, n’imitez pas mon mauvais exemple, donnez-moi plus souvent des nouvelles de votre santé, & plaignez un homme qui succombe sous un travail ingrat.

[472]

[13-02-1753] LETTRE XII. A LA MÊME

A Paris, le 13 Février 1753.

Vous trouverez ci-joint, ma chere maman, une lettre de 240 livres. Mon coeur s’afflige également de la petitesse de la somme & du besoin que vous en avez. Tâchez de pourvoir aux besoins les plus pressans: cela est plus aisé où vous êtes qu’ici, où toutes choses & sur-tout le pain sont d’une cherté horrible. Je ne veux pas, ma bonne maman, entrer avec vous dans le détail des choses dont vous me parlez, parce que ce n’est pas le tems de vous rappeller quel a toujours été mon sentiment sur vos entreprises. Je vous dirai seulement qu’au milieu de toutes vos infortunes, votre raison & votre vertu sont des biens qu’on ne peut vous ôter, & dont le principal usage se trouve, dans les afflictions.

Votre fils s’avance à grands pas vers sa derniere demeure. Le mal a fait un si grand progrès cet hiver que je ne dois plus m’attendre à en voir un autre. J’irai donc à ma destination avec le seul regret de vous laisser malheureuse.

On donnera le premier de mars la premiere représentation du Devin à l’opéra de Paris, je me ménage jusqu’à ce tems-là avec un soin extrême, afin d’avoir le plaisir de le voir. Il sera joué aussi le lundi gras au château de Bellevue en présence du Roi, & Madame la marquise de Pompadour y sera un rôle. Comme tout cela sera exécuté par des seigneurs & dames [473] de la cour, je m’attends à être chanté faux & estropié; ainsi je n’irai point. D’ailleurs, n’ayant pas voulu être présenté au Roi, je ne veux rien faire de ce qui auroit l’air d’en rechercher de nouveau l’occasion. Avec toute cette gloire, je continue à vivre de mon métier de copiste qui me rend indépendant, & qui me rendroit heureux si mon bonheur pouvoit se faire sans le vôtre & sans la santé.

J’ai quelques nouveaux ouvrages à vous envoyer, & je me servirai pour cela de la voie de M. Léonard ou de celle de l’abbé Giloz, faute d’en trouver de plus directes.

Adieu, ma très-bonne maman, aimez toujours un fils qui voudroit vivre plus pour vous que pour lui-même.

LETTRE XIII. A LA MÊME

MADAME,

J’ai lu & copié le nouveau mémoire que vous avez pris la peine de m’envoyer; j’approuve fort le retranchement que vous avez fait, puisqu’outre que c’étoit un assez mauvais verbiage, c’est que les circonstances n’en étant pas conformes à la vérité, je me faisois une violente peine de les avancer; mais aussi il ne falloit pas me faire dire au commencement que j’avois abandonné tous mes droits & prétentions, puisque rien n’étant plus manifestement faux, c’est toujours mensonge pour [474] mensonge, & de plus que celui-là et bien plus aisé à vérifier.

Quant aux autres changemens, je vous dirai là-dessus, Madame, ce que Socrate répondit autrefois à un certain Lisias. Ce Lisias étoit le plus habile orateur de son tems, & dans l’accusation où Socrate fut condamné, il lui apporta un discours qu’il avoit travaillé avec grand soin, où il mettoit ses raisons & les moyens de Socrate dans tout leur jour; Socrate le lut avec plaisir & le trouva fort bien fait; mais il lui dit franchement qu’il ne lui étoit pas propre. Sur quoi Lisias lui ayant demandé comment il étoit possible que ce discours fût bien fait s’il ne lui étoit pas propre, de même, dit-il, en se servant selon sa coutume de comparaisons vulgaires, qu’u excellent ouvrier pourroit m’apporter des habits ou des souliers magnifiques, brodés d’or, & auxquels il ne manqueroit rien, mais qui ne me conviendroient pas. Pour moi, plus docile que Socrate, j’ai laissé le tout comme vous avez jugé à propos de le changer, excepté deux ou trois expressions de style seulement qui m’ont paru s’être glissées par mégarde.

J’ai été plus hardi à la fin. Je ne sais quelles pouvoient être vos vues en faisant passer la pension par les mains de Son Excellence, mais l’inconvénient en saute aux yeux: car il est clair que si j’avois le malheur par quelque accident imprévu de lui survivre ou qu’il tombât malade, adieu la pension. En coûtera-t-il de plus pour l’établir le plus solidement qu’on pourra. C’est chercher des détours qui vous égarent pendant qu’il n’y a aucun inconvénient à suivre le droit chemin. Si ma fidélité étoit équivoque &, qu’on pût me soupçonner d’être homme à détourner cet argent ou à en faire un mauvais usage, [475]je me serois bien gardé de changer l’endroit aussi librement que je l’ai fait, & ce qui m’a engagé à parler de moi, c’est que j’ai cru pénétrer que votre délicatesse se faisoit quelque peine qu’on pût penser que cet argent tournât à votre profit, idée qui ne peut tomber que dans l’esprit d’un enragé; quoi qu’il en soit, j’espere bien de n’en jamais souiller mes mains.

Vous avez, sans doute par mégarde, joint au mémoire une feuille séparée que je ne suppose pas qui fût à copier. En effet, ne pourroit-on pas me demander de quoi je me mêle là; & moi, qui assure être séquestré de toute affaire civile, me siéroit-il de paroître si bien instruit de choses qui ne sont pas de ma compétence?

Quant à ce qu’on me fait dire que je souhaiterois de n’être pas nomme, c’est une fausse délicatesse que je n’ai point. La honte ne consiste pas à dire qu’on reçoit, mais à être obligé de recevoir. Je méprise les détours d’une vanité mal entendue autant que je fais cas des sentimens élevés. Je sens pourtant le prix d’un pareil ménagement de votre part & de celle de mon oncle; mais je vous en dispense l’un & l’autre. D’ailleurs sous quel nom, dites-moi, feriez-vous enrégistrer la pension?

Je fais mille remercîmens au très-cher oncle. Je connois tous les jours mieux quelle est sa bonté pour moi: s’il a obligé tant d’ingrats en sa vie, il peut s’assurer d’avoir au moins trouvé un coeur reconnoissant: car, comme dit Séneque:

Multa perdenda sunt, ut semel ponas bene.

[476] Ce latin-là c’est pour l’oncle; en voici pour vous, la traduction françoise.

Perdez force bienfaits, pour en bien placer un.

Il y a long-tems que vous pratiquez cette sentence sans, je gage, l’avoir jamais lue dans Séneque..

Je suis dans la plus grande vivacité de tous mes sentimens, &c.

LETTRE XIV. A LA MÊME

La départ de M. Deville se trouvant prolongé de quelques jours, cela me donne, chere maman, le loisir de m’entretenir encore avec vous.

Comme je n’ai nulle relation à la cour de l’Infant, je ne saurois que vous exhorter à vous servir des connoissances que vos amis peuvent vous procurer de ce côté-là. Je puis avoir quelque facilité de plus du côté de la cour d’Espagne, ayant plusieurs amis qui pourroient nous servir de ce côté. J’ai entr’autres ici M. le marquis de Turrieta, qui est assez ami de mon ami, peut-être un peu le mien: je me propose à son départ pour Madrid, où il doit retourner ce printems, de lui remettre un mémoire relatif à votre pension, qui auroit pour objet de vous la faire établir pour toujours à la pouvoir manger où il vous plairoit: car mon opinion est que c’est une affaire [477] désespérée du côté de la cour de Turin, où les Savoyards auront toujours assez de crédit pour vous faire tout le mal qu’ils voudront: c’est-à-dire, tout celui qu’ils pourront. Il n’en pas de même en Espagne où nous trouverons toujours au tant, & comme je crois, plus d’amis qu’eux. Au reste, je suis bien éloigné de vouloir vous flatter du succès de ma marche; mais que risquons-nous de tenter? Quant à M. marquis Scotti, je savois déjà tout ce que vous m’en dit & je ne manquerai pas d’insinuer cette voie à celui à qui remettrai le mémoire; mais comme cela dépend de plusieurs circonstances, soit de l’accès qu’on peut trouver auprès à lui, soit de la répugnance que pourroient avoir mes correspondans à lui faire leur cour, soit enfin de la vie du roi d’Espagne, il ne sera peut-être pas si mauvais que vous le pensez, de suivre la voie ordinaire des ministres. Les affaire qui ont passé par les bureaux se trouvent à la longue toujours plus solides que celles qui ne se sont faites que par faveur.

Quelque peu d’intérêt que je prenne aux fêtes publiques, je ne me pardonnerois pas de ne vous rien dire du tout de celles qui se sont ici pour le mariage de M. le Dauphin. Elles sont telles qu’après les merveilles que

Saint-Paul a vues, l’esprit humain ne peut rien concevoir de plus brillant. Je vous serois un détail de tout cela, si je ne pensois que M. Deville sera à portée de vous en entretenir. Je puis en deux mots vous donner une idée de la cour, soit par le nombre, soit par la magnificence, en vous disant premiérement qu’il avoit quinze mille masques au, bal masqué qui s’est donné à [478] Versailles, & que la richesse des habits au bal paré, au ballet aux grands appartemens; étoit telle que mon Espagnol saisi d’un enthousiasme poétique de son pays s’écria; que Madame la Dauphine étoit un soleil, dont la présence avoit liquéfié tout l’or du royaume dont s’étoit fait un fleuve immense, au milieu duquel nageoit toute la cour.

Je n’ai pas eu pour ma part le spectacle le moins agréable; car j’ai vu danser & sauter toute la canaille de Paris dans ces salles superbes & magnifiquement illuminées, qui ont été construites dans toutes les places pour le divertissement du peuple. Jamais ils ne s’étoient trouvés à pareille fête. Ils ont tant secoué leurs guenilles, ils ont tellement bu, & se sont si pleinement piffrés, que la plupart en ont été malades.

Adieu, maman.

LETTRE XV. A LA MÊME

Je dois, ma très-chere maman, vous donner avis que, contre toute esperance, j’ai trouvé le moyen de faire recommander votre affaire à M. le comte de Castellane de la maniere la plus avantageuse; c’est par le ministre même qu’il en sera chargé, de manière que ceci devenant une affaire de dépêches, vous pouvez vous assurer d’y avoir tous les avantages que la faveur peut prêter à l’équité. J’ai été contraint [479] de dresser sur les pieces que vous m’avez envoyées un mémoire dont je joins ici la copie, afin que vous voyez si j’ai pris le sens qu’il falloir. J’aurai le tems, si vous vous hâtez de me répondre, d’y, faire les corrections convenables, avant que de le faire donner; car la cour ne reviendra de Fontainebleau que dans quelques jours. Il faut d’ailleurs que vous vous hâtiez de prendre sur cette affaire les instructions qui vous manquent; & il est, par exemple, fort étrange de ne savoir pas même le nom de baptême des personnes dont on répete la succession: vous savez aussi que rien ne peut être décidé dans des cas de cette nature, sans de bons extraits baptistaires & du testateur & de l’héritier, légalisés par les magistrats du lieu & par les ministres du Roi qui y résident. Je vous avertis de tout cela afin que vous vous munissiez de toutes ces pieces, dont l’envoi de tems à autre servira de mémoratif, qui ne sera pas inutile. Adieu, ma chere maman, je me propose de vous écrire bien au long sur mes propres affaires, mais j’ai des choses si peu réjouissantes à vous apprendre que ce n’est pas la peine de se hâter.

MÉMOIRE.

N. N. De la Tour, gentilhomme du pays de Vaud, étant mort à Constantinople, & ayant établi le fleur Honoré Pelico, marchand François pour son exécuteur* [*M. Miol avoit mis procureur, sans faire réflexion que le pouvoir du procureur cesse à la mort du commettant] testamentaire, à la [480] charge de faire parvenir ses biens à ses plus proches parens. Françoise de la Tour, baronne de Warens, qui se trouve dans le cas,* [*Il ne reste de toute la maison de la Tour que Madame de Warens, & une sienne niece, qui se trouve par conséquent d’un degré au moins plus éloignée; & qui d’ailleurs n’ayant pas quitté sa religion ni ses biens, n’est pas assujettie aux mêmes besoins,] souhaiteroit qu’on pût agir auprès dudit sieur Pelico, pour l’engager à se dessaisir des dits biens en sa saveur, en lui démontrant son droit. Sans vouloir révoquer en doute la bonne volonté dudit sieur Pelico, il semble par le silence qu’il a observé jusqu’à présent envers la famille du défunt, qu’il n’est pas pressé d’exécuter ses volontés. C’est pourquoi il seroit à desirer que M. l’ambassadeur voulût interposer son autorité pour l’examen & la décision de cette affaire. La dite baronne de Warens ayant eu ses biens confisqués, pour cause de la religion catholique qu’elle a embrassée & n’étant pas payée des pensons que le roi de Sardaigne, & ensuite Sa Majesté catholique lui ont assignées sur la Savoye, ne doute point que la dure nécessité où elle se trouve ne soit un motif de plus pour intéresser en sa faveur la religion de Son Excellence.

[481]

LETTRE XVI. A LA MÊME

MADAME,

J’eus l’honneur de vous écrire jeudi passé, & M. Genevois se chargea de ma lettre: depuis ce tems je n’ai point vu M. Barillot, & j’ai resté enfermé dans mon auberge comme un vrai prisonnier. Hier, impatient de savoir l’état de mes affaires, j’écrivis à M. Barillot, & je lui témoignai mon inquiétude en termes assez forts. Il me répondit ceci.

Tranquillisez-vous, mon cher Monsieur, tout va bien. Je crois que lundi ou mardi tout finira. Je ne suis point en état de sortir Je vous irai voir le plutôt que je pourrai.

Voilà donc, Madame, à quoi j’en suis; aussi peu instruit de mes affaires que si j’étois à cent lieues d’ici: car il m’est défendu de paroître en ville. Avec cela toujours seul & grande dépense, puis les frais qui se sont d’un autre côté pour tirer ce misérable argent, & puis ceux qu’il a fallu faire pour consulter ce médecin, & lui payer quelques remedes qu’il m’a remis. Vous pouvez bien juger qu’il y a déjà long-tems que ma bourse est à sec, quoique je sois déjà assez joliment endetté dans ce cabaret: ainsi je ne mené point la vie la plus agréable du monde; & pour surcroît do bonheur, je n’ai, Madame, point de nouvelles de votre part; cependant je fais bon courage autant que je le puis, & j’espere qu’avant que vous receviez ma lettre je saurai la définition de toutes choses: car en vérité si cela duroit plus long-tems, je croirois que [482] l’on se moque de moi, & que l’on ne me réserve que la coquille de l’huître.

Vous voyez, Madame, que le voyage que j’avois entrepris, comme une espece de partie de plaisir, a pris une tournure bien opposée; aussi le charme d’être tout le jour seul dans une chanbre à promener ma mélancolie, dans des transes continuelles, ne contribue pas comme vous pouvez bien croire à l’amélioration de ma santé. Je soupire après l’instant de mon retour, & je prierai bien Dieu désormais qu’il me préserve d’un voyage aussi déplaisant.

J’en étois-là de ma lettre quand M. Barillot m’est venu voir, il m’a sort assuré que mon affaire ne souffroit plus de difficultés. M. le Résident a intervenu & a la bonté de prendre cette affaire-là à coeur. Comme il y a un intervalle de deux jours entre le commencement de ma lettre & la fin, j’ai pendant ce tems-là été rendre mes devoirs à M. le Résident qui m’a reçu le plus gracieusement, & j’ose dire le plus familiérement du monde. Je suis sûr à présent que mon affaire finira totalement dans moins de trois jours d’ici, & que ma portion me sera comptée sans difficulté, sauf les frais qui, à la vérité, seront un peu forts, & même bien plus haut que je n’aurois cru.

Je n’ai, Madame, reçu aucune nouvelle de votre part ces deux ordinaires ici; j’en suis mortellement inquiet; si je n’en reçois pas l’ordinaire prochain, je ne sais ce que je deviendrai. J’ai reçu une lettre de l’oncle, avec une autre pour le curé son ami. Je ferai le voyage jusques-là, mais je sais qu’il n’y a rien à faire & que ce pré est perdu pour moi.

[483] Je n’ai point encore écrit à mon père ni vu aucun de mes parens, & j’ai ordre d’observer le même incognito jusqu’au déboursement. J’ai une furieuse démangeaison de tourner la feuille; car j’ai encore bien des choses à dire. Je n’en serai rien cependant, & je me réserve à l’ordinaire prochain pour vous donner de bonnes nouvelles. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect.

LETTRE XVII. A MADAME DE SOURGEL

Je suis fâché, Madame, d’être obligé de relever les irrégularités de la lettre que vous avez écrite à M. Favre, à l’égard de Madame la baronne de Warens. Quoique j’eusse prévu à-peu-près les suites de sa facilité à votre égard, je n’avois point à la vérité soupçonné que les choses en vinssent au point où vous les avez amenées par une conduite qui ne prévient pas en faveur de votre caractere. Vous avez très-raison, Madame, de dire qu’il a été mal à Madame de Warens d’en agir comme elle a fait avec vous & Monsieur votre époux. Si son procédé fait honneur à son coeur, il est sûr qu’il n’est pas également digne de ses lumières; puisqu’avec beaucoup moins de pénétration & d’usage du monde, je ne laissai pas de percer mieux qu’elle dans l’avenir, & de lui prédire assez juste une partie du retour dont vous payez son amitié & ses bons offices. [484] Vous le sentîtes parfaitement, Madame, & si je m’en souviens bien, la crainte que mes conseils ne fussent écoutés vous engagea aussi bien que Mademoiselle votre fille à faire à mes égards certaines démarches un peu rampantes, qui dans un coeur comme le mien n’étoient gueres propres à jetter de meilleurs préjugés que ceux que j’avois conçus; à l’occasion de quoi vous rappeliez fort noblement le présent que vous voulûtes faire de ce précieux juste-au-corps, qui tient aussi-bien que moi une place si honorable dans votre lettre. Mais j’aurai l’honneur de vous dire, Madame, avec tout le respect que je vous dois, que je n’ai jamais songé à recevoir votre présent, dans quelque état d’abaissement qu’il ait plu à la fortune de me placer. J’y regarde de plus près que cela dans les choix de mes bienfaiteurs. J’aurois, en vérité, belle matiere à railler en faisant la description de ce superbe habit retourné, rempli de graisse, en tel état, en un mot, que toute ma modestie auroit eu bien de la peine d’obtenir de moi d’en porter un semblable. Je suis en pouvoir de prouver ce que j’avance, de manifester ce trophée de votre générosité, il est encore en existence dans le même garde-meuble qui renferme tous ces précieux effets dont vous faites un si pompeux étalage. Heureusement Madame la baronne eut la judicieuse précaution, sans présumer cependant que ce soin pût devenir utile, de faire ainsi enfermer le tout sans y toucher, avec toutes les attentions nécessaires en pareils cas. Je crois, Madame, que l’inventaire de tous ces débris, comparés avec votre magnifique catalogue, ne laissera pas que de donner lieu à un fort joli contraste, sur-tout la belle cave à tabac. Pour les flambeaux [485] vous les aviez destinés à M. Perrin, vicaire de police, dont votre situation en ce pays-ci vous avoir rendu la protection indispensablement nécessaire. Mais les ayant refusés ils sont ici tout prêts aussi à faire un des ornemens de votre triomphe.

Je ne saurois, Madame, continuer sur le ton plaisant. Je suis véritablement indigné, & je crois qu’il seroit impossible à tout honnête homme à ma place d’éviter de l’être autant. Rentrez, Madame, en vous-même, rappeliez-vous les circonstances déplorables où vous vous êtes trouvée ici, vous, M. votre époux, & toute votre famille; sans argent, sans amis, sans connoissances, sans ressources. Qu’eussiez-vous fait sans l’assistance de Madame de Warens? Ma foi, Madame, je vous le dis franchement, vous auriez jetté un fort vilain coton. Il y avoir long-tems que vous en étiez plus loin qu’à votre derniere piece; le nom que vous aviez jugé à propos de prendre, & le coup-d’oeil sous lequel vous vous montriez, n’avoient garde d’exciter les sentimens en votre faveur; & vous n’aviez pas, que je sache., de grands témoignages avantageux qui parlassent de votre rang & de votre mérite. Cependant, ma bonne marraine, pleine de compassion pour vos maux & pour votre misere actuelle, (pardonnez-moi ce mot, Madame,) n’hésita point à vous secourir, & la maniéré prompte & hasardée dont elle le fit prouvoit assez, je crois, que son coeur étoit bien éloigné des sentimens pleins de bassesses & d’indignités que vous ne rougissez point de lui attribuer. Il y paroît aujourd’hui, & même ce soin mystérieux de vous cacher en est encore une preuve, qui véritablement ne dépose gueres avantageusement pour vous.

[486] Mais, Madame, que sert de tergiverser? Le fait même est votre juge. Il est clair comme le soleil que vous recherchez à noircir bassement une dame qui s’est sacrifiée sans ménagement pour vous tirer d’embarras. L’intérêt de quelques pistoles vous porté à payer d’une noire ingratitude un des bienfaits le plus important que vous pussiez recevoir, & quand toutes vos calomnies seroient aussi vraies qu’elles sont fausses, il n’y a point cependant de coeur bien fait qui ne rejette avec horreur les détours d’une conduite aussi messéante que la vôtre.

Mais, grâces à Dieu, il n’est pas à craindre que vos discours fassent de mauvaises impressions sur ceux qui ont l’honneur de connoître Madame la baronne, ma marraine; son caractere & ses sentimens se sont jusqu’ici soutenus avec assez de dignité pour n’avoir pas beaucoup à redouter des traits de la calomnie; & sans doute, si jamais rien a été opposé à son goût, c’est l’avarice & le vil intérêt. Ces vices sont bons pour ceux qui n’osent se montrer au grand jour; mais pour elle ses démarches se sont à la face du ciel, & comme elle n’a rien à cacher dans sa conduite, elle ne craint rien des discours de ses ennemis. Au reste, Madame, vous avez inséré dans votre lettre certains termes grossiers, au sujet d’un collier de grenats, très-indignes d’une personne qui se dit de condition, à l’égard d’une autre qui l’est de même, & à qui elle a obligation. On peut les pardonner au chagrin que vous avez de lâcher quelques pistoles & d’être privée de votre cher argent; & c’est le parti que prendra Madame de Warens, en redressant cependant la fausseté de votre exposé.

Quant à moi, Madame, quoique vous affectiez de parler [487] de moi sur un ton équivoque, j’aurai, s’il vous plaît, l’honneur de vous dire que quoique je n’aye pas celui d’être connu de vous, je ne laisse pas de l’être de grand nombre de personnes de mérite & de distinction, qui toutes savent que j’ai l’honneur d’être le filleul de Madame la baronne de Warens, qui a eu la bonté de m’élever & de m’inspirer des sentimens de droiture & de probité dignes d’elle. Je tâcherai de les conserver pour lui en rendre bon compte, tant qu’il me restera un souffle de vie: & je suis fort trompé, si tous les exemples de dureté & d’ingratitude qui me tomberont sous les yeux ne sont pour moi autant de bonnes leçons, qui m’apprendront à les éviter avec horreur.

J’ai l’honneur d’être avec respect.

LETTRE DE MADAME DE WARENS, A M. FAVRE

MONSIEUR,

Vous trouverez bon, Monsieur, que n’attendant plus ni réponse, ni satisfaction de Monsieur & de Madame de Sourgel, je prenne le parti de vous écrire à vous-même. Je l’aurois fait plutôt si j’avois été instruite de votre mérite, & de ce [488] que vous étiez véritablement, & que je n’eusse pas été prévenue par eux que vous étiez leur homme d’affaires. Je ne doute point que galant homme & homme de mérite, comme je vous crois, & comme M. Berthier vous représente à moi, vous ne prissiez mes intérêts avec chaleur, si vous étiez instruit de ce qui s’est passé entr’eux & moi, & des circonstances dont toute cette affaire a été accompagnée; mais sans entrer dans un long détail, je me contente d’en appeller à leur conscience. Ils savent combien je me suis incommodée pour les tirer de l’embarras le plus pressant, & pour leur éviter bien des affronts; ils savent que l’argent que je leur ai prêté, je l’ai emprunté moi-même à des conditions exorbitantes; ils savent encore la rareté excessive de l’argent en ce pays-ci, qui rend cette petite somme plus précieuse, par rapport à moi, que sept ou huit fois autant ne le sauroit être pour eux. En vérité, Monsieur, je suis bien embarrassée après tout cela, de savoir quel nom donner à leur indifférence: j’aurai bien de la peine cependant à me mettre en tête qu’ils fassent métier de faire des dupes.

J’en étois ici quand je viens de recevoir une copie de l’impertinente lettre que vous a écrit Madame de Sourgel. Il semble qu’elle a affecté d’y entasser toutes les marques d’un méchant caractere. Je n’ai garde, Monsieur, de tourner contre elle ses propres armes; je suis peu accoutumée à un semblable style, & je me contenterai de répondre à ses malignes insinuations par un court exposé du fait.

J’ai vu ici un monsieur & une dame avec leur famille, qui se donnoient pour imprimeurs sous le nom de Thibol, & [489] qui, sur la fin, ont jugé à propos de prendre celui de Sourgel & le rang de gens de qualité, je n’ai jamais su précisément ce qui en étoit. Ce qu’il y a de très-certain, c’est que je n’en ai eu de preuve, ni même d’indice que leur parole. Ils ont paru dans un fort triste équipage, chargés de dettes, sans un sou; & comme j’ai fait une espece de liaison avec la femme qui venoit quelquefois chez moi, & à qui j’avois été assez heureuse pour rendre quelques services, ils se sont présentés à moi pour implorer mon secours, me priant de leur faire quelques avances qui pussent les mettre en état d’acquitter leurs dettes, & de se rendre à Paris. Il falloit bien qu’ils n’eussent pas entendu dire alors que je fusse si avidement intéressée, & que je me mêlasse de vendre le faux pour le fin, puisqu’ils se sont adressés à moi préférablement à tout ce qu’il y a d’honnêtes gens ici. En effet, je suis la seule personne qui ait daigné les regarder, & j’ose bien attester que, de la maniere qu’ils s’y étoient montrés, ils auroient très-vainement fait d’autres tentatives. Je crois qu’ils n’ont pas eu lieu d’être mécontens de la façon dont je me suis livrée à eux. Je l’ai fait, j’ose le dire, de bonne grace & noblement. N’ayant pas comptant l’argent dont ils avoient besoin, je l’ai emprunté, avec la peine qu’ils savent, & à gros intérêts, quoique j’eusse pris un terme très-court, parce qu’ils promettoient de me payer d’abord à leur arrivée à Paris. Vous voyez cependant, Monsieur, par toutes mes lettres, que je ne me suis jamais avisé de leur rien demander de cet intérêt; & je réitere encore que je leur en fais présent sort volontiers; très-contente, s’ils vouloient bien ne pas me chicaner sur le capital.

[490] Je me suis donc intéressée pour eux, non-seulement sans les connoître, ni eux, ni personne qui les connût, mais même sans être assurée de leur véritable nom. J’ai sollicité pour eux; j’ai appaisé leurs créanciers; j’ai mis le mari eh état de se garantir d’être arrêté, & de se rendre à Lyon avec son fils; j’ai donné à la femme & à la fille asyle dans ma maison, je leur ai permis d’y retirer leurs effets, j’ai assigné mes quartiers en trésorerie pour le payement de leurs créanciers enfin j’ai prêté à la femme & à la fille tout l’argent nécessaire pour faire leur route honorablement, elles & leur famille. Depuis ce tems je n’ai cessé d’être accablée de leurs créanciers qu’après l’entier payement: car je respect trop mes engagemens pour manquer à ma parole.

Quant aux effets qu’ils ont laissés chez moi, je vous serai quartier du catalogue. Les expressions magnifiques de Madame de Sourgel ne leur donneront pas plus de valeur qu’ils n’en avoient, quand elle délibéra si elle ne les abandonneroit pas avec son logement, de quoi je la détournai, espérant qu’elle en pourroit toujours tirer quelque chose: mais bien loin de songer à en faire mon profit, j’en fis un inventaire exact & je lui promis de tâcher de les vendre; mais ensuite, ayant fait réflexion qu’il n’y auroit pas de l’honneur à moi d’exposer en vente de pareilles bagatelles, je m’étois déterminée à les payer plutôt au-delà de leur valeur: car il s’en faudroit bien que je n’eusse retiré du tout les 30 livres que j’en ai offert, & qui, certainement, vont au-delà de tout ce qu’ils peuvent valoir.

Mais que cette dame ne s’inquiéte point. Ses meubles sont [491] tous ici, tels qu’elle les a laissés; & je cherche si peu à me les approprier à mon profit, que je proteste hautement que je n’en veux plus en aucune façon, & je ne m’en mêlerai que pour les rendre sous quittance à ceux qui me les demanderont de sa part, après toutefois que j’aurai été payée en entier; faute de quoi je ne manquerai point de les faire vendre à l’enchere publique sous son nom & à ses frais, & l’on connoîtra par les sommes qu’elle en retirera le véritable prix de toutes ces belles choses. Pour le collier, les boucles & les manches, ils sont depuis très-long-tems entre les mains de M. Berthier, qui est prêt à les restituer en recevant son dû, comme j’en ai donné avis plus d’une fois à Madame de Sourgel.

Je crois, Monsieur que si je mettois en ligne de compte les menus frais que j’ai fait pour toute cette famille, les intérêts de mon argent, les embarras, la difficulté de faire mes affaires de si loin, les ports de lettres dont la somme n’est pas petite, la reconnoissance que je dois à M. Berthier qui a bien voulu prendre en main mes intérêts, & par-dessus tout cela les mauvais pas où je me trouve engagée par le retard du payement, il y a sort apparence que le prix des meubles seroit assez bien payé; mais ces détails de minutie sont, je vous assure, au-dessous de moi; & puis il est juste qu’il m’en coûte quelque chose pour le plaisir que j’ai eu d’obliger.

A l’égard des présens, il seroit à souhaiter pour Madame de Sourgel qu’elle m’en eût offert de beaux; car n’étant pas accoutumée d’en recevoir de gens que je ne connois point, & principalement de ceux qui ont besoin des miens &

[492] moi-même, elle auroit aujourd’hui le plaisir de les retrouver avec tous ses meubles. Il est vrai qu’elle eut la politesse de me présenter une petite cave à tabac de noyer, doublée de plomb, laquelle me paroissant de très-petite considération & fort chétive, je crus pouvoir & devoir même l’agréer sans conséquence, d’autant plus que ne faisant nul usage de tabac, on ne pouvoir gueres m’accuser d’avarice dans l’acceptation d’un tel présent elle est aux dans le garde-meuble. Mais ce qu’elle a oublié, cette dame, c’est une petite croix de bois, incrustée de nacre, que j’ai mise au lieu le plus apparent de ma chambre, pour vérifier la prophétie de Mademoiselle de Sourgel, qui me dit en me la présentant, que toutes les fois que j’y jetterois les yeux je ne manquerois point de dire voilà ma croix.

Au reste, je doute bien sort d’être en arriere de présens avec Madame de Sourgel, quoiqu’elle méprise si fort les miens. Mais ce n’est point à moi de rappeller ces choses-là, ma coutume étant de les oublier dès qu’elles sont faites. Je ne demande pas non plus qu’elle me paye sa pension pour quelques jours qu’elle a demeuré chez moi avec sa belle-fille; elle en sait assez les motifs & la raison; je consens cependant volontiers, qu’elle jette tout sur le compte de l’amitié, quoique la compassion y eut bonne part.

Pour le collier de grenats, il est juste de le reprendre s’il n’accommode pas Madame de Sourgel.; elle auroit pu se servir d’expressions plus décentes à cet égard; elle sait à merveilles que je n’ai point cherché à lui en imposer; je lui ai vendu ce collier pour ce qu’il étoit & sur le même pied qu’il [493] m’a été vendu par une dame de mérite, laquelle je me garderai bien de régaler d’un compliment semblable à celui de Madame de Sourgel. J’ose espérer que ses basses insinuations ne trouveront pas beaucoup de prise, où mon nom a seulement l’honneur d’être connu.

Madame de Sourgel m’accuse d’en agir mal avec elle. Est-ce en mal agir que d’attendre près de deux ans un argent prêté dans une telle occasion? Ne m’avoit-elle pas promis restitution dès l’instant de son arrivée? Ne l’ai-je pas priée en grace plusieurs fois de vouloir me payer, du moins par faveur, en considération des embarras où mes avances m’ont jettée? Ne lui ai-je pas écrit nombre de lettres pleines de cordialité & de politesse, qui lui peignant l’état des choses au naturel, auroient dû lui faire tirer de l’argent des pierres plutôt que de rester en arriere à cet égard? Ne l’ai-je pas avertie & fait avertir plusieurs fois en dernier lieu, de la nécessité où ses retards m’alloient jetter, de recourir aux protections pour me faire payer? Quel si grand mal lui ai-je donc fait? Personne ne le sait mieux que vous, Monsieur; assurément, s’il doit retomber de la honte sur une de nous deux, ce n’est pas à moi de la supporter.

Voilà, Monsieur, ce que j’avois à répondre aux invectives de cette dame. Je ne me pique pas d’accompagner mes phrases de tours malins, ni de fausses accusations, mais je me pique d’avoir pour témoins de ce que j’avance toutes les personnes qui me connoissent, toutes celles qui ont connu ici Monsieur & Madame de Sourgel, & même tout Chambéry. Je ne me hâte pas de rassembler des témoignages peu favorables [494] à eux, & de m’exposer par-là à la moquerie des plaisans, qui m’ont raillée de ma sotte crédulité, & des censeurs qui ont blâmé ma conduite peu prudente. Je suis mortifiée, Monsieur, qu’on vous donne une fonction aussi indigne de vous, que de servir de correspondant à de si désagréables affaires. Il ne tiendra pas à moi qu’on ne vous débarrasse d’un pareil emploi, & Madame de Sourgel peut prendre désormais les choses comme il lui plaira, sans craindre que je me mette en frais de répondre davantage à ses injures. Je crois qu’il ne sera pas douteux parmi les honnêtes gens, sur qui d’elle ou de moi tombera le déshonneur de toute cette affaire,

Je suis avec une parfaite considération, &c,

[23-10-1737] LETTRE VIII

Montpellier, 23 0ctobre 1737.

MONSIEUR,

J’eus l’honneur de vous écrire, il y a environ trois semaines; je vous priois par ma lettre de vouloir bien donner cours à celle que j’y avois incluse pour M. Charbonnel; j’avois écrit l’ordinaire précédent en droiture à Madame de Warens, & huit jours après je pris la liberté de vous adresser encore une lettre pour elle: cependant je n’ai reçu réponse de nulle part; je ne puis croire, Monsieur, de vous avoir déplu, en [495] usant un peu trop familiérement de la liberté que vous m’aviez accorde; tout ce que je crains, c’est que quelque contre-tems fâcheux n’ait retardé mes lettres ou les réponses quoi qu’il en soit, il m’est si essentiel d’être bientôt tiré d peine que je n’ai point balancé, Monsieur, de vous adresse encore l’incluse, & de vous prier de vouloir bien donner v soins pour qu’elle parvienne à son adresse; j’ose même vous inviter à me donner des nouvelles de Madame de Warens, je tremble qu’elle ne soit malade. J’espere, Monsieur, que vous ne dédaignerez pas de m’honorer d’un mot de réponse par le premier ordinaire: & afin que la lettre me parvienne plus directement, vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de me l’adresser chez M. Barcellon, huissier de la bourse en rue basse proche du Palais: c’est-là que je suis logé. Vous ferez une œuvre de charité de m’accorder cette grace, & si vous pouvez me donner des nouvelles de M. Charbonnel, je vous en aurai d’autant plus d’obligation. Je suis avec une respectueuse considération.

[496]

[04-11-1737] LETTRE XIX

Montpellier, 4 Novembre 1737.

MONSIEUR,

Lequel des deux doit demander pardon à l’autre, ou le pauvre voyageur qui n’a jamais passé de semaine depuis son départ, sans écrire à un ami de coeur, ou cet ingrat ami, qui pousse la négligence jusqu’à passer deux grands mois & davantage, sans donner au pauvre pélerin le moindre sigue de vie? Oui, Monsieur, deux grands mois; je sais bien que j’ai reçu de vous une lettre datée du 6 Octobre; mais je sais bien aussi que je ne l’ai reçue que la veille de la Toussaint: & quelque effort que fasse ma raison pour être d’accord avec mes desirs, j’ai peine à croire que la date n’ait été mise après coup. Pour moi, Monsieur, je vous ai écrit de Grenoble, je vous ai écrit le lendemain de mon arrivée à Montpellier, je vous ai écrit par la voie de M. Micoud, je vous ai écrit en droiture; en un mot, j’ai poussé l’exactitude jusqu’à céder presque à tout l’empressement que j’avois de m’entretenir avec vous. Quant à Monsieur de Trianon, Dieu & lui savent, si l’on peut avec vérité m’accuser de négligence à cet égard, Quelle différence, grand Dieu, il semble que la Savoye est éloignée d’ici de sept ou huit cents lieues, & nous avons à Montpellier des compatriotes du doyen de Killerine (dites cela à mon oncle) qui ont reçu deux fois des réponses de chez eux, tandis que je n’ai pu en recevoir de Chambéry. Il y a trois semaines que j’en reçus une d’attente, après laquelle rien n’a paru. [497] Quelque dure que soit ma situation actuelle, je la supporterois volontiers, si du moins on daignoit me donner la moindre marque de souvenir: mais rien; je suis si oublié qu’à peine crois-je moi-même d’être encore en vie. Puisque les relations sont devenues impossibles depuis Chambéry & Lyon ici, je ne demande plus qu’on me tienne les promesses sur lesquelles je m’étois arrangé. Quelques mots de consolation me suffiront & serviront à répandre de la douceur sur un état qui a ses désagrémens.

J’ai eu le malheur dans ces circonstances gênantes de perdre mon hôtesse, Madame Mazet, de maniere qu’il a fallu solder mon compte avec ses héritiers. Un honnête homme Irlandois avec qui j’avois fait connoissance, a eu la générosité de me prêter soixante livres sur ma parole, qui ont servi à payer le mois passé & le courant de ma pension; mais je me vois extrêmement reculé par plusieurs autres menues dettes; & j’ai été contraint d’abandonner depuis quinze jours les remedes que j’avois commencés faute de moyens pour continuer. Voici maintenant quels sont mes projets. Si dans quinze jours qui sont le reste du second mois, je ne reçois aucune nouvelle, j’ai résolu de hasarder un coup; je ferai quelque argent de mes petits meubles; c’est-à-dire, de ceux qui me sont les moins chers; car j’en ai dont je ne me déferai jamais. Et comme cet argent ne suffiroit point pour payer mes dettes & me tirer de Montpellier, j’oserai l’exposer au jeu non par goût, car j’ai mieux aimé me condamner à la solitude que de m’introduire par cette voie, quoiqu’il n’y en ait point d’autre à Montpellier, & qu’il n’ait tenu qu’[498] moi de me faire des connoissances assez brillantes par ce moyen. Si je perds, ma situation ne sera presque pas pire qu’auparavant; mais si je gagne je me tirerai du plus fâcheux de tous les pas. C’est un grand hasard à la vérité, mais j’ose croire qu’il est nécessaire de le tenter dans le cas où je me trouve. Je ne prendrai ce parti qu’à l’extrémité & quand je ne verrai plus de jour ailleurs. Si je reçois de bonnes nouvelles d’ici à ce tems-là, je n’aurai certainement pas l’imprudence de tenter la mer orageuse & de m’exposer à un naufrage. Je prendrai un autre parti. J’acquitterai mes dettes ici & je me rendrai en diligence à un petit endroit proche du Saint-Esprit; où, à moindres frais & dans un meilleur air, je pourrai recommencer mes petits remedes avec plus de tranquillité, d’agrément & de succès, comme j’espere que je n’ai fait à Montpellier dont le séjour m’est d’une mortelle antipathie; je trouverai là bonne compagnie d’honnêtes gens qui ne chercheront point à écorcher le pauvre étranger, & qui contribueront à lui procurer un peu de gaieté dont il a, je vous assure, très-grand besoin.

Je vous fais toutes ces confidences, mon cher Monsieur, comme à un bon ami qui veut bien s’intéresser à moi & prendre part à mes petits soucis. Je vous prierai aussi d’en vouloir bien faire part à qui de droit, afin que si mes lettres ont le malheur de se perdre de quelque côté, l’on puisse de l’autre en récapituler le contenu. J’écris aujourd’hui à Monsieur de Trianon, & comme la poste de Paris qui est la vôtre ne part: d’ici qu’une fois la semaine, à savoir le lundi, il se trouve que depuis mon arrivée à Montpellier, je n’ai pas manqué [499] d’écrire un seul ordinaire, tant il y a de négligence dans mon fait, comme vous dites fort bien & fort à votre aise.

Il vous reviendroit une description de la charmante ville de Montpellier, ce paradis terrestre, ce centre des délices de la France; mais en vérité il y a si peu de bien & tant de mal à en dire, que je me serois scrupule d’en charger encore le portrait de quelque saillie de mauvaise humeur; j’attends qu’un esprit plus reposé me permette de n’en dire que le moins de mal que la vérité me pourra permettre. Voici en gros ce que vous en pouvez penser en attendant.

Montpellier est une grande ville fort peuplée, coupée par un immense labyrinthe de rues sales, tortueuses & larges de six pieds. Ces rues sont bordées alternativement de superbes hôtels & de misérables chaumieres, pleines de boue & de fumier. Les habitans y sont moitié très-riches & l’autre moitié misérables à l’excès; mais ils sont tous également gueux par leur maniere de vivre, la plus vile & la plus crasseuse qu’on puisse imaginer. Les femmes sont divisées en deux classes, les dames qui passent la matinée à s’enluminer, l’après-midi au pharaon & la nuit à la débauche à la différence des bourgeoises qui n’ont d’occupation que la derniere. Du reste ni les unes ni les autres n’entendent le françois, & elles ont tant de goût & d’esprit qu’elles ne doutent point que la comédie & l’opéra ne soient des assemblées de sorciers. Aussi on n’a jamais vu de femmes aux spectacles de Montpellier, excepté peut-être quelques misérables étrangeres qui auront eu l’imprudence de braver la délicatesse & la modestie des dames de Montpellier. Vous savez sans doute [500] quels égards on a en Italie pour les huguenots & pour les Juifs en Espagne; c’est comme on traite les étrangers ici; on les regarde précisément comme une espece d’animaux faits exprès pour être pillés, volés & assommés au bout s’ils avoient l’impertinence de le trouver mauvais. Voilà ce que j’ai pu rassembler de meilleur du caractere des habitans de Montpellier. Quant au pays en général, il produit de bon vin, un peu de bled, de l’huile abominable, point de viande, point de beurre, point de laitage, point de fruit & point de bois. Adieu, mon cher ami.

[14-03-1742] LETTRE XX. A MONSIEUR DE CONZIÉ

14 Mars 1742.

MONSIEUR,

Nous reçûmes hier au soir, fort tard, une lettre de votre part, adressée à Madame de Warens; mais que nous avons bien supposé être pour moi. J’envoie cette réponse aujourd’hui de bon matin, & cette exactitude doit suppléer à la briéveté de ma lettre, & à la médiocrité des vers qui y sont joints. D’ailleurs, maman n’a pas voulu que je les fisse meilleurs, disant qu’il n’est pas bon que les malades aient tant d’esprit. Nous avons été très-alarmés d’apprendre votre maladie; & [501] quelque effort que vous fassiez pour nous rassurer, nous conservons un fond d’inquiétude sur votre rétablissement, qui ne pourra être bien dissipé que par votre présence.

J’ai l’honneur d’être avec un respect & un attachement infini.

A FANIE.

Malgré l’art d’Esculape & ses tristes secours,

La fievre impitoyable alloit trancher mes jours;

Il n’étoit dû qu’à vous, adorable Fanie,

De me rappeller à la vie.

Dieux! je ne puis encor y penser sans effroi:

Les horreurs du Tartare ont paru devant moi,

La mort à mes regards a voilé la nature,

J’ai du Cocyte affreux entendu le murmure.

Hélas! j’étois perdu, le nocher redouté

M’avoit déjà conduit sur les bords du Léthé;

Là, m’offrant une coupe, & d’un regard sévere,

Me pressant aussi-tôt d’avaler l’onde amere;

Viens, dit-il, éprouver ces secourables eaux,

Viens déposer ici les erreurs & les maux,

Qui des foibles mortels remplissent la carriere.

Le secours de ce fleuve à tous est salutaire,

Sans regretter le jour par des cris superflus,

Leur coeur en l’oubliant ne le desire plus.

[502] Ah! pourquoi cet oubli leur est-il nécessaire,

S’ils connoissoient la vie, ils craindroient sa misere.

Voilà, lui dis-je alors, un fort docte sermon;

Mais, osez-vous penser, mon bon seigneur Caron,

Qu’après avoir aimé la divine Fanie,

Jamais de cet amour la mémoire s’oublie?

Ne vous en flattez point; non, malgré vos efforts,

Mon coeur l’adorera jusques parmi les morts:

C’est pourquoi supprimez, s’il vous plaît, votre eau noire,

Toute l’encre du monde, & tout l’affreux grimoire,

Ne m’en ôteroient pas le charmant souvenir.

Sur un si beau sujet j’avois beaucoup à dire

Et n’étois pas prêt à finir,

Quand tout à coup vers nous je vis venir

Le dieu de l’infernal empire.

Calme-toi, me dit-il, je connois ton martyre.

La constance a son prix, même parmi les morts:

Ce que je fis jadis pour quelques vains accords,

Je l’accorde en ce jour à ta tendresse extrême,

Va parmi les mortels, pour la seconde fois,

Témoigner que sur Pluton même,

Un si tendre amour a des droits.

C’est ainsi, charmante Fanie,

Que mon ardeur pour vous m’empêcha de périr;

Mais quand le Dieu des morts veut me rendre à la vie,

N’allez pas me faire mourir.

[503]

[24-09-1743] LETTRE XXI.
A M. LE COMTE DES CHARMETTES

A Venise, ce 24 Septembre 1743.

Je connois si bien, Monsieur, votre générosité naturelle que je ne doute point que vous ne preniez part à mon désespoir, & que vous ne me fassiez la grace de me tirer de l’état affreux d’incertitude où je suis. Je compte pour rien les infirmités qui me rendent mourant, au prix de la douleur de n’avoir aucune nouvelle de Madame de Warens; quoique je lui aye écrit depuis que je suis ici, par une infinité de voies différentes., Vous connoissez les liens de reconnoissance & d’amour filial qui m’attachent à elle; jugez du regret que j’aurois à mourir sans recevoir de ses nouvelles. Ce n’est pas sans doute vous faire un grand éloge que de vous avouer, Monsieur, que je n’ai trouvé que vous seul à Chambéry capable de rendre un service par pure générosité; mais c’est du moins vous parler suivant mes vrais sentimens que de vous dire que vous êtes l’homme du monde de qui j’aimerois mieux en recevoir.

Rendez-moi, Monsieur, celui de me donner des nouvelles de ma pauvre maman; ne me déguisez rien, Monsieur, je vous en supplie, je m’attends à tout, je souffre déjà tous les maux que je peux, prévoir, & la pire de toutes les nouvelles pour moi c’est de n’en recevoir aucune. Vous aurez la bonté, Monsieur, de’m’adresser votre lettre sous le pli de quelque correspondant de Geneve, pour qu’il me la fasse parvenir; car elle ne viendroit pas en droiture.

[504] Je passai en porte, à Milan, ce qui me priva du plaisir de rendre moi-même votre lettre que j’ai fait parvenir depuis. J’ai appris que votre aimable marquise s’est remariée il y a quelque tems. Adieu, Monsieur, puisqu’il faut mourir tout de bon, c’est à présent qu’il faut être philosophe. Je vous dirai une autre fois quel est le genre de philosophie que je pratique. J’ai l’honneur d’être avec le plus sincere & le plus parfait attachement, Monsieur, &c.

ROUSSEAU

P.S. Faites-moi la grace, Monsieur, de faire parvenir surement l’incluse que je confie à votre générosité.

MONSIEUR,

J’avoue que je m’étois attendu au consentement que vous avez donné à ma proposition; mais quelque idée que j’eusse de la délicatesse de vos sentimens, je ne m’attendois point absolument à une réponse aussi gracieuse.

[505]

LETTRE XXII.

MONSIEUR,

Il faut convenir, Monsieur, que vous avez bien du talent pour obliger d’une maniere à doubler le prix des services que vous rendez; je m’étois véritablement attendu à une réponse polie & spirituelle, autant qu’il se peut; mais j’ai trouvé dans la vôtre des choses qui sont pour moi d’un tout autre mérite. Des sentimens d’affection, de bonté, d’épanchement, si j’ose ainsi parler, que la sincérité & la voix du coeur caractérise. Le mien n’est pas muet pour tout cela; mais il voudroit trouver des termes énergiques à son gré, qui, sans blesser le respect, pussent exprimer assez bien l’amitié. Nulle des expressions qui se présentent ne me satisferont sur cet article. Je n’ai pas comme vous l’heureux talent d’allier dignement le langage de la plume avec celui du coeur; mais, Monsieur, continuez de me parler quelquefois sur ce ton là, & vous verrez que je profiterai de vos leçons, &c. &c.

[506]

QUINZE LETTRES
Relatives à la Botanique

Adressées à MADAME LA DUCHESSE DE PORTLAND.

[20-10-1766] LETTRE PREMIERE

A Wooton, le 20 Octobre 1766.

Vous avez raison, Madame la Duchesse, de commencer la correspondance que vous me faites l’honneur de me proposer, par m’envoyer des livres pour me mettre en état de la soutenir: mais je crains que ce ne soit peine perdue; je ne retiens plus rien de ce que je lis; je n’ai plus de mémoire pour les livres, il ne m’en reste que pour les personnes, pour les bontés qu’on a pour moi, & j’espere à ce titre profiter plus avec vos lettres qu’avec tous les livres de l’univers. Il en est un, Madame, où vous savez si bien lire, & où je voudrois bien apprendre à épeler quelques mots après vous. Heureux qui sait prendre assez de goût à cette intéressante lecture pour n’avoir besoin d’aucune autre, & qui, méprisant les instructions des hommes qui sont menteurs, s’attache à celles de la nature, qui ne ment point! Vous l’étudiez avec autant de plaisir que de succès, vous la suivez dans tous ses regnes, aucune de ses productions ne vous est étrangere; vous savez assortir [507] les fossiles, les minéraux, les coquillages, cultiver les plantes, apprivoiser les oiseaux: & que n’apprivoiseriez-vous pas. Je connois un animal un peu sauvage qui vivroit avec grand plaisir dans votre ménagerie, en attendant l’honneur d’être admis un jour en momie dans votre cabinet.

J’aurois bien les mêmes goûts si j’étois en état de les satisfaire; mais un solitaire & un commençant de mon âge, doit retrécir beaucoup l’univers s’il veut le connoître; & moi qu me perds comme un insecte parmi les herbes d’un pré, je n’a garde d’aller escalader les palmiers de l’Afrique ni les cedres du Liban. Le tems presse, & loin d’aspirer à savoir un jour la botanique, j’ose à peine espérer d’herboriser aussi bien que le moutons qui passent sous ma fenêtre, & de savoir comme eux trier mon soin.

J’avoue pourtant, comme les hommes ne sont gueres conséquens, & que les tentations viennent par la facilité d’y succomber, que le jardin de mon excellent voisin M. de Granville m’a donné le projet ambitieux d’en connoître les richesses mais voilà précisément ce qui prouve que ne sachant rien, je ne suis fait pour rien apprendre. Je vois les plantes, il me le nomme, je les oublie; je les revois, il me les renomme, je les oublie encore; & il ne résulte de tout cela que l’épreuve que nous faisons sans cesse, moi de sa complaisance, & lu de mon incapacité. Ainsi du côté de la botanique, peu d’avantage; mais un très-grand pour le bonheur de la vie dans celui de cultiver la société d’un voisin bienfaisant, obligeant, aima blé, & pour dire encore plus, s’il est possible, à qui je dois l’honneur d’être conçu de vous.

[508] Voyez donc, Madame la duchesse, quel ignore correspondant vous vous choisissez, & ce qu’il pourra mettre du sien contre vos lumieres. Je suis en conscience obligé de vous avertir de la mesure des miennes; après cela si vous daignez vous en contenter, à la bonne heure; je n’ai garde de refuser un accord si avantageux pour moi. Je vous rendrai de l’herbe pour vos plantes, des rêveries pour vos observations; je m’instruirai cependant par vos bontés, & puissai-je un jour, devenu meilleur herboriste, orner de quelques fleurs la couronne que vous doit la botanique, pour l’honneur que vous lui faites de la cultiver.

J’avois apporté de Suisse quelques plantes séches qui se sont pourries en chemin; c’est un herbier à recommencer, & je n’ai plus pour cela les mêmes ressources. Je détacherai toutefois de ce qui me reste, quelques échantillons des moins gâtés, auxquels j’en joindrai quelques-uns de ce pays en fort petit nombre, selon l’étendue de mon savoir, & je prierai M. Granville de vous les faire passer quand il en aura l’occasion; mais il faut auparavant les trier, les démoisir, & sur-tout retrouver les noms à moitié perdus, ce qui n’est pas pour moi une petite affaire. Et à propos des noms, comment parviendrons-nous, Madame, à nous entendre. Je ne connois point les noms Anglois; ceux que je connois sont tous du Pinax de Gaspard Bauhin ou du Species plantarum de M. Linnaeus, & j e ne puis en faire la synonymie avec Gérard qui leur est antérieur à l’un & à l’autre, ni avec le Synopsis, qui est antérieur au second, & qui cite rarement le premier; en sorte que mon Species me devient inutile [509] pour vous nommer l’espece de plante que j’y connois, & pour y rapporter celle que vous pouvez me faire connoître. Si par hasard, Madame la duchesse, vous aviez aussi le Species plantarum ou le Pinax, ce point de réunion nous seroit très-commode pour nous entendre, sans quoi je ne sais pas trop comment nous serons.

J’avois écrit à Mylord Maréchal deux jours avant de recevoir la lettre dont vous m’avez honoré. Je lui en écrirai bientôt une autre pour m’acquitter de votre commission, & pour lui demander ses félicitations sur l’avantage que son nom m’a procuré près de vous. J’ai renoncé à tout commerce de lettres hors avec lui seul & un autre ami. Vous serez la troisieme, Madame la duchesse, & vous me ferez chérir toujours plus la botanique à qui je dois cet honneur. Passé cela la porte est fermée aux correspondances. Je deviens de jour en jour plus paresseux; il m’en coûte beaucoup d’écrire à cause de mes incommodités, & content d’un si bon choix je m’y borne, bien sûr que si je l’étendois davantage, le même bonheur ne m’y suivroit pas.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer mon profond respect.

[510]

[12-02-1767] LETTRE II

A Wooton, le 12 Février 1767.

Je n’aurois pas, Madame la duchesse, tardé un seul instant de calmer, si je l’avois pu vos inquiétudes sur la santé de Mylord Maréchal; mais je craignis de ne faire, en vous écrivant, qu’augmenter ces inquiétudes, qui devinrent pour moi des alarmes. La seule chose qui me rassurât, étoit que j’avois de lui une lettre du 22 Novembre, & je présumois que ce qu’en disoient les papiers publics, ne pouvoit gueres être plus récent que cela. Je raisonnai là-dessus avec M. Granville qui devoit partir dans peu de jours, & qui se chargea de vous rendre compte de ce que nous avions pensé, en attendant que je pusse, Madame, vous marquer quelque chose de plus positif: dans cette lettre du 22 Novembre, Mylord Maréchal me marquoit qu’il se sentoit vieillir & affoiblir, qu’il n’écrivoit plus qu’avec peine, qu’il avoir cessé d’écrire à ses parens & amis, & qu’il m’écrivoit désormais fort rarement à moi-même. Cette résolution, qui peut-être étoit déjà l’effet de sa maladie, fait que son silence depuis ce tems-là me surprend moins, mais il me chagrine extrêmement. J’attendois quelque réponse aux lettres que je lui ai écrites, je la demandois incessamment & j’espérois vous en faire part aussi-tôt; il n’est rien venu, J’ai aussi écrit à son banquier à Londres qui ne savoit rien non plus, mais qui ayant fait des informations, m’a marqué qu’en effet Mylord Maréchal [511] avoit été fort malade, mais qu’il étoit beaucoup mieux. Voilà tout ce que j’en sais, Madame la duchesse. Probablement vous en savez davantage à présent vous-même, & cela supposé, j’oserois vous supplier de vouloir bien me faire écrire un mot pour me tirer du trouble où je suis. A moins que les amis charitables ne m’instruisent de ce qu’il m’importe de savoir, je ne suis pas en position de pouvoir l’apprendre par moi-même.

Je n’ose presque plus vous parler de plantes, depuis que vous ayant trop annoncé les chiffons que j’avois apportés de Suisse, je n’ai pu encore vous rien envoyer. Il faut, Madame, vous avouer toute ma misere; outre que ces débris valoient peu la peine de vous être offerts, j’ai été retardé par la difficulté d’en trouver les noms qui manquoient à la plupart, & cette difficulté mal vaincue m’a fait sentir que j’avois fait une entreprise à mon âge, en voulant m’obstiner à connoître les plantes tout seul. Il faut en botanique commencer par être guidé; il faut du moins apprendre empiriquement les noms d’un certain nombre de plantes avant de vouloir les étudier méthodiquement: il faut premièrement être herboriste, & puis devenir botaniste après, si l’on peut. J’ai voulu faire le contraire, & je m’en suis mal trouvé. Les livres des botanistes modernes n’instruisent que les botanistes; ils sont inutiles aux ignorans. Il nous manque un livre vraiment élémentaire avec lequel un homme qui n’auroit jamais vu de plantes, pût parvenir à les étudier seul. Voilà le livre qu’il me faudroit a défaut d’instructions verbales; car où les trouver? Il n’y a point autour de ma demeure, d’autres herboristes que les moutons. [512] Une difficulté plus grande est que j’ai de très-mauvais yeux pour analyser les plantes par les parties de la fructification. Je voudrois étudier les mousses & les gramens qui sont à ma portée; je m’éborgne & je ne vois rien. Il semble, Madame la duchesse, que vous ayez exactement deviné mes besoins en m’envoyant les deux livres qui me sont le plus utiles. Le Synopsis comprend des descriptions à ma portée & que je suis en état de suivre sans m’arracher les yeux, & le Petiver m’aide beaucoup par ses figures qui prêtent à mon imagination autant qu’un objet sans couleur peut y prêter. C’est encore un grand défaut des botanistes modernes de l’avoir négligée entièrement. Quand j’ai vu dans mon Linnaeus la classe & l’ordre d’une plante qui m’est inconnue, je voudrois me figurer cette plante, savoir si elle est grande ou petite, si la fleur est bleue ou rouge, me représenter son port. Rien. Je lis une description caractéristique, d’après laquelle je ne puis rien me représenter. Cela n’est-il pas désolant?

Cependant, Madame la duchesse, je suis assez fou pour m’obstiner, ou plutôt je suis assez sage. Car ce goût est pour moi une affaire de raison. J’ai quelquefois besoin d’art pour me conserver dans ce calme précieux au milieu des agitations qui troublent ma vie, pour tenir au loin ces passions haineuses que vous ne connoissez pas, que je n’ai gueres connues que dans les autres, & que je ne veux pas laisser approcher de moi. Je ne veux pas, s’il est possible, que de tristes souvenirs viennent troubler la paix de ma solitude. Je veux oublier les hommes & leurs injustices. Je veux m’attendrir chaque jour sur les merveilles de celui qui les fit pour être [513] bons, & dont ils ont si indignement dégradé l’ouvrage. Les végétaux dans nos bois & dans nos montagnes sont encore tels qu’ils sortirent originairement de ses mains, & c’est-là que j’aime à étudier la nature; car je vous avoue que je ne sens plus le même charme à herboriser dans un jardin. Je trouve qu’elle n’y est plus la même; elle y a plus d’éclat, mais elle n’y est pas si touchante. Les hommes disent qu’ils l’embellissent, & moi je trouve qu’ils la défigurent. Pardon, Madame la duchesse; en parlant des jardins j’ai peut-être un peu médit du vôtre; mais si j’étois à portée je lui serois bien réparation. Que n’y puis-je faire seulement cinq ou six herborisations à votre suite, sous M. le Docteur Solander! Il me semble que le petit fond de connoissances que je tâcherois de rapporter de ses instructions & des vôtres, suffiroit pour ranimer mon courage souvent prêt à succomber sous le poids de mon ignorance. Je vous annonçois du bavardage & des rêveries; en voilà beaucoup trop. Ce sont des herborisations d’hiver; quand il n’y a plus rien sur l’a terre j’herborise dans ma tête, & malheureusement je n’y trouve que de mauvaise herbe. Tout ce que j’ai de bon s’est réfugié dans mon coeur, Madame la duchesse, & il est plein des sentimens qui vous sont dus.

Mes chiffons de plantes sont prêts ou à-peu-près; mais faute de savoir les occasions pour les envoyer, j’attendrai le retour de M. Granville pour le prier de vous les faire parvenir.

[514]

[28-02-1767] LETTRE III

Wooton le 28 Février 1767.

MADAME LA DUCHESSE,

Pardonnez mon importunité: je suis trop touché de la bonté que vous avez eue de me tirer de peine sur la santé de Mylord Maréchal, pour différer à vous en remercier. Je suis peu sensible à mille bons offices où ceux qui veulent me les rendre à toute force consultent plus leur goût que le mien. Mais les soins pareils à celui que vous avez bien voulu prendre en cette occasion, m’affectent véritablement & me trouveront toujours plein de reconnoissance. C’est aussi, Madame la duchesse, un sentiment qui sera joint désormais à tous ceux que vous m’avez inspirés.

Pour dire à présent un petit mot de botanique, voici l’échantillon d’une plante que j’ai trouvée attachée à un rocher, & qui peut-être vous est très-connue, mais que pour moi je ne connoissois point du tout. Par sa figure & par sa fructification elle paroît appartenir aux fougeres, mais par sa substance & par sa nature, elle semble être de la famille des mousses. J’ai de trop mauvais yeux, un trop mauvais microscope & trop peu de savoir pour rien décider là-dessus. Il faut, Madame la duchesse, que vous acceptiez les hommages de mon ignorance & de ma bonne volonté; c’est tout ce que je puis mettre de ma part dans notre correspondance, après le tribut de mon profond respect.

[515]

[29-04-1767] LETTRE IV

A Wooton le 29 Avril 1767.

Je reçois, Madame la duchesse, avec une nouvelle reconnoissance les nouveaux témoignages de votre souvenir & de vos bontés dans le livre que M. Granville m’a remis de votre part, & dans l’instruction que vous avez bien voulu me donner sur la petite plante qui m’étoit inconnue. Vous avez trouvé un très-bon moyen de ranimer ma mémoire éteinte, & je suis très-sûr de n’oublier jamais ce que j’aurai le bonheur d’apprendre de vous. Ce petit Adiantum n’est pas rare sur nos rochers, & j’en ai même vu plusieurs pieds sur des racines d’arbres, qu’il sera facile d’en détacher pour le transplanter sur vos murs.

Vous aurez occasion, Madame, de redresser bien des erreurs dans le petit misérable débris de plantes que M. Granville veut bien se charger de vous faire tenir. J’ai hasardé de donner des noms du Species de Linnaeus à celles qui n’en avoient point; mais je n’ai eu cette confiance qu’avec celle que vous voudriez bien marquer chaque faute & prendre la peine de m’en avertir. Dans cet espoir j’y ai même joint une petite plante qui me vient de vous, Madame la duchesse, par M. Granville, & dont n’ayant pu trouver le nom par moi-même, j’ai pris le parti de le laisser en blanc. Cette plante me paroît approcher de l’Ornitogale (Star of Bethlehem) plus que d’aucune que je connoisse; mais sa fleur étant close & sa racine n’étant pas bulbeuse, je ne puis imaginer ce que c’est. Je ne [516] vous envoie cette plante que pour vous supplier de vouloir bien me la nommer.

De toutes les graces que vous m’avez faites, Madame la duchesse, celle à laquelle je suis le plus sensible & dont je suis le plus tenté d’abuser, est d’avoir bien voulu me donner plusieurs fois des nouvelles de la santé de Mylord Maréchal. Ne pourrois-je point encore par votre obligeante entremise, parvenir à savoir si mes lettres lui parviennent? Je fis partir le 16 de ce mois la quatrieme que je lui ai écrite depuis sa derniere. Je ne demande point qu’il y réponde, je desirerois seulement d’apprendre s’il les reçoit. Je prends bien toutes les précautions qui sont en mon pouvoir pour qu’elles lui parviennent; mais les précautions qui sont en mon pouvoir à cet égard comme à beaucoup d’autres, sont bien peu de chose dans la situation où je suis.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec bonté mon profond respect.

[10-07-1767] LETTRE V

Ce 10 Juillet 1767.

Permettez, Madame la duchesse, que quoique habitant hors de l’Angleterre, je prenne la liberté de me rappeller à votre souvenir. Celui de vos bontés m’a suivi dans mes voyages & contribue à embellir ma retraite. J’y ai apporté le dernier livre que vous m’avez envoyé; & je m’amuse à faire [517] la comparaison des plantes de ce canton avec celles de votre Isle. Si j’osois me flatter, Madame la duchesse, que mes observations pussent avoir pour vous le moindre intérêt, le desir de vous plaire me les rendroit plus importantes, & l’ambition de vous appartenir me fait aspirer au titre de votre herboriste, comme si j’avois les connoissances qui me rendroient digne de le porter. Accordez-moi, Madame, je vous en supplie, la permission de joindre ce titre au nouveau nom que je substitue à celui sous lequel j’ai vécu si malheureux. Je dois cesser de l’être sous vos auspices, & l’herboriste de Madame la duchesse de Portland, se consolera sans peine de la mort de J. J. Rousseau. Au reste, je tâcherai bien que ce ne soit pas là un titre purement honoraire, je souhaite qu’il m’attire aussi l’honneur de vos ordres, & je le mériterai du moins par mon zele à les remplir.

Je ne signe point ici mon nouveau nom & je ne date point du lieu de ma retraite,* [*Le château de Trye où M. Rousseau étoit sous le nom de Renou] n’ayant pu demander encore-la permission que j’ai besoin d’obtenir pour cela. S’il vous plaît en attendant m’honorer d’une réponse, vous pourrez Madame la duchesse l’adresser sous mon ancien nom à Mess......... qui me la seront parvenir. Je finis par remplir un devoir qui m’est bien précieux, en vous suppliant, Madame la duchesse, d’agréer ma très-humble reconnoisance & les assurances de mon profond respect.

[518]

[12-09-1767] LETTRE VI

12 Septembre 1767.

Je suis d’autant plus touché, Madame la duchesse, des nouveaux témoignages de bonté dont il vous a plu m’honorer, que j’avois quelque crainte que l’éloignement ne m’eût fait oublier de vous. Je tâcherai de mériter toujours par mes sentimens les mêmes grâces, & les mêmes souvenirs par mon assiduité à vous les rappeller. Je suis comblé de la permission que vous voulez bien m’accorder, & très-fier de l’honneur de vous appartenir en quelque chose. Pour commencer, Madame, à remplir des fonctions que vous me rendez précieuses, je vous envoie ci-joints deux petits échantillons de plantes que j’ai trouvées à mon voisinage, parmi les bruyeres qui bordent un parc, dans un terrain assez humide, où croissent aussi la Camomille odorante, le Sagina procumbens, l’Hieracium umbellatum de Linnaeus, & d’autres plantes que je ne puis vous nommer exactement, n’ayant point encore ici mes livres de botanique, excepté le Flora Britannica qui ne m’a pas quitté un seul moment.

De ces deux plantes l’une, N°. 2, me paroît être une petite Gentiane, appellée dans le Synopsis Centaurium palustre luteum minimum nostras. Flor. Brit. 131.

Pour l’autre N°. 1, je ne saurois dire ce que c’est, à moins que ce ne soit peut-être une Elatine de Linnaeus, appellée par Vaillant Alsinastrum serpyllifolium, &c. La phrase s’y [519] rapporte assez bien, mais l’Elatine doit avoir huit étamines, & je n’en ai jamais pu découvrir que quatre. La fleur est très-petite, & mes yeux, déjà foibles naturellement, ont tant pleuré que je les perds avant le tems: ainsi je ne me plus à eux. Dites-moi de grâce ce qu’il en est, Madame la duchesse, c’est moi qui devrois en vertu de mon emploi vous instruire; & c’est vous qui m’instruisez. Ne dédaigne pas de continuer, je vous en supplie, & permettez que je vous rappelle la plante à fleur jaune que vous envoyâtes l’année derniere à M. Granville, & dont je vous ai renvoyé un exemplaire pour en apprendre le nom.

Et à propos de M. Granville mon bon voisin, permette Madame, que je vous témoigne l’inquiétude que son silence me cause. Je lui ai écrit, & il ne m’a point répondu, lui qui est si exact. Seroit-il malade? J’en suis véritablement en peine.

Mais je le suis plus encore de Mylord Maréchal, mon ami mon protecteur, mon pere qui m’a totalement oublié. Non, Madame, cela ne sauroit être. Quoiqu’on ait pu faire, je puis être dans sa disgrace, mais je suis sûr qu’il m’aime toujours. Ce qui m’afflige de ma position, c’est qu’elle m’ôte les moyen de lui écrire. J’espere pourtant en avoir dans peu l’occasion & je n’ai pas besoin de vous dire avec quel empressement je la saisirai. En attendant j’implore vos bontés pour avoir de les nouvelles, & si j’ose ajouter, pour lui faire dire un mot de moi.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,

MADAME LA DUCHESSE,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur Herboriste.

[520] P.S. J’avois dit au jardinier de M. Davenport que je lui montrerois les rochers où croissoit le petit Adiantum, pour que vous pussiez, Madame, en emporter des plantes. Je ne me pardonne point de l’avoir oublié. Ces rochers sont au midi de la maison & regardent le nord. Il est très-aisé d’en déctacher des plantes, parce qu’il y en a qui croissent sur des racines d’arbres.

Le long retard, Madame, du départ de cette lettre, causé par des difficultés qui tiennent à ma situation, me met à portée de rectifier avant qu’elle parte ma balourdise sur la plante ci-jointe N?. 1. Car ayant dans l’intervalle reçu mes livres de botanique, j’y ai trouvé à l’aide des figures, que Michelius avoir fait un genre de cette plante sous le nom de Linocarpon, & que Linnaeus l’avoit mite parmi les especes du lin. Elle est aussi dans le Synopsis sous le nom de Radiola, j’en aurois trouvé la figure dans le Flora Britannica que j’avois avec moi, mais précisément la planche 15, où est cette figure, se trouve omise dans mon exemplaire & n’est que dans le Synopsis que je n’avoir pas. Ce long verbiage a pour but, Madame la duchesse, de vous expliquer comment ma bévue tient à mon ignorance à la vérité, mais non pas ma négligence. Je n’en mettrai jamais dans la correspondance que vous me permettez d’avoir avec vous, ni dans mes efforts pour mériter un titre dont je m’honore; mais tant que dureront les incommodités de ma position présente, l’exactitude de mes lettres en souffrira, & je prends le parti de fermer celle-ci sans être sût encore du jour où je la pourrai faire partir.

[521]

[04-01-1768] LETTRE VII

Ce 4 Janvier 1768.

Je n’aurois pas tardé si long-tems, Madame la duchesse, à vous faire mes très-humbles remerciemens pour la peine, que vous avez prise d’écrire en ma faveur à Mylord Maréchal & à M. Granville, si je n’avois été détenu près de trois mois dans la chambre d’un ami qui est tombé malade chez moi, & dont je n’ai pas quitté le chevet durant tout ce tems, sans pouvoir donner un moment à nul autre soin. Enfin la Providence a béni mon zele; je l’ai guéri presque malgré lui. Il est parti hier bien rétabli, & le premier moment que son départ me laisse est employé, Madame, à remplir auprès de vous un devoir que je mets au nombre de mes plus grands plaisirs.

Je n’ai reçu aucune nouvelle de Mylord Maréchal, & ne pouvant lui écrire directement d’ici, j’ai profité de l’occasion de l’ami qui vient de partir, pour lui faire passer une lettre; puisse-t-elle le trouver dans cet état de santé & de bonheur que les plus tendres voeux de mon coeur demandent au Ciel pour lui tous les jours! J’ai reçu de mon excellent voisin M. Granville, une lettre qui m’a tout réjoui le coeur. Je compte de lui écrire dans peu de jours.

Permettrez-vous, Madame la duchesse, que je prenne la liberté de disputer avec vous sur la plante sans nom que vous aviez envoyée a M. Granville, & dont je vous ai renvoyé un exemplaire avec les plantes de Suisse pour vous supplier de [522] vouloir bien me la nommer. Je ne crois pas que ce soit le Viola lutea comme vous me le marquez; ces deux plantes n’ayant rien de commun ce me semble, que la couleur jaune de la fleur. Celle en question me paroît être de la famille des liliacées; à six pétales, six étamines en plumaceau; si la racine étoit bulbeuse, je la prendrois pour un Ornithogale, ne l’étant pas, elle me paroît ressembler fort à un Anthericum ossifragum de Linnaeus, appellé par Gaspard Bauhin Pseudo-Asphodelus anglicus ou scoticus. Je vous avoue, Madame, que je serois très-aise de m’assurer du vrai nom de cette plante car je ne peux être indifférent sur rien de ce qui me vient de vous.

Je ne croyois pas qu’on trouvât en Angleterre plusieurs des nouvelles plantes dont vous venez d’orner vos jardins de Bullstrode, mais pour trouver la nature riche par-tout, il ne faut que des yeux qui sachent voir ses richesses. Voilà, Madame la duchesse, ce que vous avez & ce qui me manque; si j’avois vos connoissances en herborisant dans mes environs, je suis sûr que j’en tirerois beaucoup de choses qui pourroient peut-être avoir leur place à Bullstrode. Au retour de la belle saison, je prendrai note des plantes que j’observerai, à mesure que je pourrai les connoître, & s’il s’en trouvoit quelqu’une qui vous convînt, je trouverois les moyens de vous les envoyer soit en nature, soit en graines. Si par exemple, Madame, vous vouliez faire semer le Gentiana filiformis, j’en recueillerois facilement de la graine l’automne prochain; car j’ai découvert un canton où elle est en abondance. De grace, Madame la duchesse, puisque j’ai l’honneur de vous appartenir, ne laissez [523] pas sans fonction un titre où je mets tant de gloire. Je n’en connois point, je vous proteste, qui me flatte davantage que celle d’être toute ma vie, avec un profond respect, Madame la duchesse, votre très-humble & très-obéissant serviteur Herboriste.

[02-07-1768] LETTRE VIII

A Lyon le 2 Juillet 1768.

S’il étoit yen mon pouvoir, Madame la duchesse, de mettre de l’exactitude dans quelque correspondance, ce seroit assurément dans celle dont vous m’honorez; mais outre l’indolence & le découragement qui me subjuguent chaque jour davantage, les tracas secrets dont on me tourmente absorbent malgré moi le peu d’activité qui me reste, & me voilà maintenant embarqué dans un grand voyage qui seul seroit une terrible affaire pour un paresseux tel que moi, Cependant comme la botanique en est le principal objet, je tâcherai de l’approprier à l’honneur que j’ai de vous appartenir, en vous rendant compte de mes herborisations, au risque de vous ennuyer, Madame de détails triviaux qui n’ont rien de nouveau pour vous. Je pourrois vous en faire d’intéressans sur le jardin de l’Ecole vétérinaire de cette ville, dont les directeurs naturalistes, botanistes, & de plus très-aimables sont en même tems très-communicatifs: mais les richesses exotiques de ce jardin m’accablent, [524] me troublent par leur multitude, & à force de voir à la fois, trop de choses, je ne discerne & ne retiens rien du tout. J’espere me trouver un peu plus à l’aise dans les montagnes de la grande Chartreuse, où je compte aller herboriser la semaine prochaine avec deux de ces Meilleurs qui veulent bien faire cette course & dont les lumieres me la rendront très-utile. Si j’eusse été à portée de consulter plus souvent les vôtres, Madame la duchesse, je serois plus avancé que je ne suis.

Quelque riche que soit le jardin de l’Ecole vétérinaire, je n’ai cependant pu y trouver le Gentiana campestris ni le Swertia perennis, & comme le Gentiana filiformis n’étoit pas même encore sorti de terre avant mon départ de Trye, il m’a par conséquent été impossible d’en recueillir de la graine, & il se trouve qu’avec le plus grand zele pour faire les commissions dont vous avez bien voulu m’honorer, je n’ai pu encore en exécuter aucune. J’espere être à l’avenir moins malheureux, & pouvoir porter avec plus de succès un titre dont je me glorifie,

J’ai commencé le catalogue d’un herbier dont on m’a fait présent, & que je compte augmenter dans mes courses. J’ai pensé, Madame la duchesse, qu’en vous envoyant ce catalogue; ou du moins celui des plantes que je puis avoir à double, si vous preniez la peine d’y marquer celles qui vous manquent, je pourrois avoir l’honneur de vous les envoyer fraîches ou séches, selon la maniere que vous le voudriez, pour l’augmentation de votre jardin ou de votre herbier. Donnez-moi vos ordres, Madame, pour les Alpes dont je vais parcourir quelques-unes; je vous demande en grace de pouvoir ajouter au plaisir que je trouve à mes herborisations, celui d’en faire quelques-unes [525] pour votre service. Mon adresse fixe durant mes courses sera celle-ci.

A Monsieur Renou chez Mess......

J’ose vous supplier, Madame la duchesse, de vouloir bien me donner des nouvelles de Mylord Maréchal toutes les fois que vous me ferez l’honneur de m’écrire. Je crains bien que tout ce qui se passe à Neufchâtel n’afflige son excellent coeur car je sais qu’il aime toujours ce pays-là, malgré l’ingratitude de ses habitans. Je suis affligé aussi de n’avoir plus de nouvelles de M. Granville. Je lui serai toute ma vie attaché.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec bonté mon profond respect.

[21-08-1769] LETTRE IX

A Bourgoin en Dauphiné, le 21 Août 1769.

MADAME LA DUCHESSE,

Deux voyages consécutifs immédiatement après la réception de la lettre dont vous m’avez honoré le 5 Juin dernier, m’ont empêché de vous témoigner plutôt ma joie, tant pour la conservation de votre santé que pour le rétablissement de celle du cher fils dont vous étiez en alarmes, & ma gratitude pour les marques de souvenir qu’il vous a plu m’accorder. Le second de ces voyages a été fait à votre intention, &voyant [526] passer la saison de l’herborisation que j’avois en vue, j’ai préféré dans cette occasion le plaisir de vous servir à l’honneur de vous répondre. Je suis donc parti avec quelques amateurs pour aller sur le mont Pila à douze ou quinze lieues d’ici dans l’espoir, Madame la duchesse, d’y trouver quelques plantes ou quelques graines, qui méritassent de trouver place dans votre herbier ou dans vos jardins. Je n’ai pas eu le bonheur de remplir à mon gré mon attente. Il étoit trop tard pour les fleurs & pour les graines; la pluie & d’autres accidens nous ayant sans cesse contrariés, m’ont fait faire un voyage aussi peu utile qu’agréable, & je n’ai presque rien rapporté. Voici pourtant, Madame la duchesse, une note des débris de ma chétive collecte. C’est une courte liste des plantes dont j’ai pu conserves: quelque chose en nature, & j’ai ajouté une étoile à chacune de celles dont j’ai recueilli quelques graines, la plupart en bien petite quantité. Si parmi les plantes ou parmi les graines il se trouve quelque chose ou le tout qui puisse vous agréer, daignez, Madame, m’honorer de vos ordres, & me marquer à qui je pourrois envoyer le paquet, soit à Lyon soit à Paris, pour vous le faire parvenir. Je tiens prêt le tout pour partir immédiatement après la réception de votre note. Mais je crains bien qu’il ne se trouve rien là digne d’y entrer, & que je ne continue d’être à votre égard un serviteur inutile malgré son zele.

J’ai la mortification de ne pouvoir quant à présent vous envoyer, Madame la duchesse, de la graine de Gentiana filiformes, la plante étant très-petite, très-fugitive, difficile à remarquer pour les yeux qui ne sont pas botanistes; un curé [527] à qui j’avois compté m’adresser pour cela étant mort dans l’intervalle, & ne connoissant personne dans le pays à qui pouvoir donner ma commission.

Une foulure que je me suis faite à la main droite par une chûte, ne me permettant d’écrire qu’avec beaucoup de peine, me force à finir cette lettre plutôt que je n’aurois desiré. Daignez, Madame la duchesse, agréer avec bonté le zele & le profond respect de votre très-humble & très-obéissant serviteur Herboriste.

[21-12-1769] LETTRE X

A Monquin le 21 Décembre 1769.

C’est, Madame la duchesse, avec bien de la honte & du regret que je m’acquitte si tard du petit envoi que j’avois eu l’honneur de vous annoncer, & qui ne valoir assurément pas la peine d’être attendu. Enfin, puisque mieux vaut tard que jamais, je fis partir jeudi dernier pour Lyon une boîte à l’adresse de M. le Chevalier Lambert, contenant les plantes & graines dont je joins ici la note. Je desire extrêmement que le tout vous parvienne en bon état; mais comme je n’ose espérer que la boîte ne sois pas ouverte en route, & même plusieurs fois, je crains sort que ces herbes fragiles & déjà gâtées par l’humidité, ne vous arrivent absolument détruites ou méconnoissables. Les graines au moins pourroient, Madame la [528] duchesse, vous dédommager des plantes, si elles étoient plus abondantes, mais vous pardonnerez leur misere aux divers accidens qui ont là-dessus contrarié mes soins. Quelques-uns de ces accidens ne laissent pas d’être risbles, quoi qu’ils m’ayent donné bien du chagrin. Par exemple, les rats ont mangé sur ma table presque toute la graine de bistorte que j’y avois étendue pour la faire sécher; & ayant mis d’autres graines sur ma fenêtre pour le même effet, un coup de vent a fait voler dans la chambre tous mes papiers, & j’ai été condamné à la pénitence de Psyché, mais il a fallu la faire moi-même & les fourmis ne sont point venues m’aider. Toutes ces contrariétés m’ont d’autant plus fâché que j’aurois bien voulu qu’il pût aller jusqu’à Callwich un peu du superflu de Bullstrode, mais je tâcherai d’être mieux fourni une autre fois; car quoique les honnêtes gens qui disposent de moi, fâchés de me voir trouver des douceurs dans la botanique, cherchent à me rebuter de cet innocent amusement en y versant le poison de leurs viles ames; ils ne me forceront jamais à y renoncer volontairement. Ainsi, Madame la duchesse, veuillez bien m’honorer de vos ordres & me faire mériter le titre que vous m’avez permis de prendre; je tâcherai de suppléer à mon ignorance à force de zele pour exécuter vos commissions.

Vous trouverez, Madame, une Ombellifere à laquelle j’ai pris la liberté de donner le nom de Seseti Halleri faute de savoir la trouver dans le Species, au lieu qu’elle est bien décrite dans la derniere édition des plantes de Suisse de M. Haller N°. 762. C’.est une très-belle plante qui est plus belle encore en ce pays que dans les contrées plus méridionales, parce que les [529] premieres atteintes du froid lavent son verd foncé d’un beau pourpre & sur-tout la couronne des graines, car elle ne fleurit que dans l’arriere-saison, ce qui fait aussi que les graines on peine à mûrir & qu’il est difficile d’en recueillir. J’ai cependant trouvé le moyen d’en ramasser quelques-unes que vous trouverez, Madame la duchesse, avec les autres. Vous aurez la bons de les recommander à votre jardinier; car encore un coup la plante est belle, & si peu commune, qu’elle n’a pis même encore un nom parmi les botanistes. Malheureusement le Specimen que j’ai l’honneur de vous envoyer est mesquin & en fort mauvais état; mais les graines y suppléeront.

Je vous suis extrêmement obligé, Madame, de la bons que vous avez eue de me donner des nouvelles de mon excellent voisin M. Granville, & des témoignages du souvenir de ton aimable niece Miss Dewes. J’espere qu’elle se rappelle assez les traits de son vieux berger, pour convenir qu’il ne ressemble gueres à la figure de cyclope qu’il a plu à M. Hume de faire graver sous mon nom. Son graveur a peint mon visage comme sa plume a peint mon caractere. Il n’a pas vu que la seule chose que tout cela peint fidellement est lui-même.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec bonté mon profond respect.

[530]

[17-04-1772] LETTRE XI

A Paris le 17 Avril 1772.

J’ai reçu, Madame la duchesse, avec bien de la reconnoissance, & la lettre dont vous m’avez honoré le 17 Mars, & le nombreux envoi des graines dont vous avez bien voulu enrichir ma petite collection. Cet envoi en sera de toutes manieres la plus considérable partie, & réveille déjà mon zele pour la compléter autant qu’il se peut. Je suis bien sensible aussi à la bonté qu’a M. le docteur Solander d’y vouloir contribuer pour quelque chose; mais comme je n’ai rien trouvé dans le paquet qui m’indiquât ce qui pouvoit venir de lui, je reste en doute si le petit nombre de graines ou fruits que vous me marquez qu’il m’envoie étoit joint au même paquet, ou s’il en a fait un autre à part qui, cela supposé, ne m’est pas encore parvenu.

Je vous remercie aussi, Madame la duchesse, de la bonté que vous avez de m’apprendre l’heureux mariage de Miss Dewes & de M. Sparrow; je m’en réjouis de tout mon coeur, & pour elle si bien faite pour rendre un honnête homme heureux & pour l’être, & pour son digne oncle que l’heureux succès de ce mariage comblera de joie dans ses vieux jours.

Je suis bien sensible au souvenir de Mylord Nuncham, j’espere qu’il ne doutera jamais de mes sentimens, comme je ne doute point de ses bontés. Je me serois flatté durant l’ambassade de Mylord Harcourt du plaisir de le voir à Paris, mais on m’assure qu’il n’y’est point venu, & ce n’est pas une mortification pour moi seul.

[531] Avez-vous pu douter un instant, Madame la duchesse, que je n’eusse reçu avec autant d’empressement que de respect le livre des jardins Anglois que vous avez bien voulu penser à m’envoyer? Quoique son plus grand prix fût venu pour moi de la main dont je l’aurois reçu, je n’ignore pas celui qu’il a par lui-même, puisqu’il est estimé & traduit dans ce pays, & d’ailleurs j’en dois aimer le sujet, ayant été le premier en terre-ferme à célébrer & faire connoître ces mêmes jardins. Mais celui de Bullstrode où toutes les richesses de la nature sont rassemblées & assorties avec autant de savoir que de goût, mériteroit bien un chantre particulier.

Pour faire une diversion de mon goût à mes occupations, je me suis proposé de faire des herbiers pour les naturalistes & amateurs qui voudront en acquérir. Le regne végétal, le plus riant des trois, & peut-être le plus riche, est très-négligé & presque oublié dans les cabinets d’histoire naturelle, où il devroit briller par préférence. J’ai pensé que de petits herbiers bien choisis & faits avec soin pourroient favoriser le goût de la botanique, & je vais travailler cet été à des collections que je mettrai, j’espere, en état d’être distribuées dans un an d’ici. Si par hasard il se trouvoit parmi vos connoissances quelqu’un qui voulût acquérir de pareils herbiers, je les servirois de mon mieux, & je continuerai de même s’ils sont contens de mes essais. Mais je souhaiterois particuliérement, Madame la duchesse, que vous m’honorassiez quelquefois de vos ordres, & de mériter toujours par des actes de mon zele, l’honneur que j’ai de vous appartenir.

[532]

[19-05-1772] LETTRE XII

A Paris le 19 Mai 1772.

Je dois, Madame la duchesse, le principal plaisir que m’ait fait le poeme sur les jardins Anglois que vous avez eu la bonté de m’envoyer, a la main dont il me vient. Car mon ignorance dans la langue Angloise qui m’empêche d’en entendre la poésie, ne me laisse pas partager le plaisir que l’on prend a le lire. Je croyois avoir eu l’honneur de vous marquer, Madame, que nous avons cet ouvrage traduit ici, vous avez supposé que je préférois l’original, & cela seroit très-vrai si j’étois en état de le lire, mais je n’en comprends tout au plus que les notes qui ne sont pas a ce qu’il me semble la partie la plus intéressante de l’ouvrage. Si mon étourderie m’a fait oublier mon incapacité, j’en suis puni par mes vains efforts pour la surmonter. Ce qui n’empêche pas que cet envoi ne me soit précieux comme un nouveau témoignage de vos bontés & une nouvelle marque de votre souvenir. Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer mon remerciement & mon respect.

Je reçois en ce moment, Madame, la lettre que vous me fîtes l’honneur de m’écrire l’année derniere en date du 25 Mars 1771. Celui qui me l’envoie de Geneve (M. Moultou) ne me dit point les raisons de ce long retard: il me marque seulement qu’il n’y a pas de sa faute, voila tout ce que j’en sais.

[533]

[19-07-1772] LETTRE XIII

Paris le 19 Juillet 1772.

C’est, Madame la duchesse, par un qui pro quo bien inexcusable, mais bien involontaire, que j’ai si tard l’honneur de vous remercier des fruits rares que vous avez eu la bonté de m’envoyer de la part de M. le docteur Solander, & de la lettre du 24 Juin, par laquelle vous avez bien voulu me donner avis de cet envoi. Je dois aussi a ce savant Naturaliste des remerciemens qui seront accueillis bien plus favorablement, si vous daignez, Madame la duchesse, vous en charger, comme vous avez fait l’envoi, que venant directement d’un homme qui n’a point l’honneur d’être connu de lui. Pour comble grace, vous voulez bien encore me promettre les noms nouveaux genres lorsqu’il leur en aura donne: ce qui suppose aussi la description du genre, car les noms dépourvus d’idées ne sont que des mots, qui servent moins à orner la mémoire qu’a la charger. A tant de bontés de votre part, je ne puis vous offrir, Madame, en signe de reconnoissance que le plaisir que j’ai de vous être obligé.

Ce n’est point sans un vrai déplaisir que j’apprends que ce grand voyage sur lequel toute l’Europe savante avoit les yeux, n’aura pas lieu. C’est une grande perte pour la Cosmographie, pour la Navigation & pour l’Histoire naturelle en général c’est, j’en suis très-sur, un chagrin pour cet homme illustre que le zele de l’instruction publique rendoit insensible aux périls & lux fatigues dont l’expérience l’avoit déjà si parfaitement [534] instruit. Mais je vois chaque jour mieux que les hommes sont par-tour les mêmes, & que le progrès de l’envie & de la jalousie fait plus de mal aux ames, que celui des lumieres qui en est la cause, ne peut faire de bien aux esprits.

Je n’ai certainement pas oublie, Madame la duchesse, que vous aviez desire de la graine du Gentiana filiformis; mais ce souvenir n’a fait qu’augmenter mon regret d’avoir perdu cette plante, sans me fournir aucun, moyen de la recouvrer. Sur le lieu même ou je la trouvai qui est a Trye, je la cherchai vainement l’année suivante, & soit que je n’eusse pas bien retenu la place ou le tems de sa florescence, soit qu’elle n’eût point grené & qu’elle ne se sur pas renouvellée, il me fut impossible d’en retrouver le moindre vestige. J’ai éprouvé souvent la MÊME mortification au sujet d’autres plantes que j’ai trouvées disparues des lieux où auparavant on les rencontroit abondamment; par exemple, le Plantago uniflora qui jadis bordoit l’étang de Montmorency & dont j’ai fait en vain l’année derniere la recherche avec de meilleurs Botanistes & qui avoient de meilleurs yeux que moi; je vous proteste, Madame la duchesse, que je serois de tout mon coeur le voyage de Trye pour y cueillir cette petite Gentiane & sa graine, & vous faire parvenir l’une & l’autre si j’avois le moindre espoir de succès. Mais ne l’ayant pas trouvée l’année suivante, étant encore sur les lieux, quelle apparence qu’au bout de plusieurs années où tous les renseignemens qui me restoient encore se sont effaces, je puisse retrouver la trace de cette petite & fugace plante? Elle n’est point ici au jardin du Roi, ni, que je sache, en aucun autre jardin, & très-peu de gens même la [535] connoissent. A l’égard du Carthamus lanatus, j’en joindrai de la graine aux échantillons d’herbiers que j’espere vous envoyer à la fin de l’hiver.

J’apprends, Madame la duchesse, avec une bien douce joie le parfait rétablissement de mon ancien & bon voisin M. Granville. Je suis très-touché de la peine que vous avez prise de m’en instruire & vous avez par-là redoublé le prix d’une si bonne nouvelle.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec mon respect mes vifs & vrais remerciemens de toutes vos bontés.

[22-10-1773] LETTRE XIV

A Paris le 22 Octobre 1773.

J’a reçu dans son tems la lettre dont m’a honoré Madame la duchesse le 7 Octobre; quant à celle dont il y est fait mention écrite quinze jours auparavant, je ne l’ai point reçue: la quantité de sottes lettres qui me venoient de toutes parts par la poste, me force à rebuter routes celles dont l’écriture ne m’est pas connue, & il se peut qu’en mon absence la lettre de Madame la duchesse n’ait pas été distinguée des autres. J’irois la réclamer à la poste, si l’expérience ne m’avoit appris que mes lettres disparoissoient aussi-tôt qu’elles sont rendues, & qu’il ne m’est plus possible de les ravoir. C’est ainsi que j’en ai perdu une de M. Linnaeus que je n’ai jamais pu ravoir, [536] après avoir appris qu’elle étoit de lui; quoique j’aye employé pour cela le crédit d’une personne qui en a beaucoup dans les postes.

Le témoignage du souvenir de M. Granville que Madame la duchesse a eu la bonté de me transmettre, m’a fait un plaisir auquel rien n’eût manqué, si j’eusse appris en même tems que sa santé étoit meilleure.

M. de St. Paul doit avoir fait passer à Madame la duchesse deux échantillons d’herbiers portatifs qui me paroissoient plus commodes & presque aussi utiles que les grands. Si j’avois le bonheur que l’un ou l’autre ou tous les deux fussent du goût de Madame la duchesse, je me serois un vrai plaisir de les continuer, & cela rue conserveroit pour la botanique un reste de goût presque éteint & que je regrette. J’attends là-dessus les ordres de Madame la duchesse & je la supplie d’agréer mon respect.

[11-07-1776] LETTRE XV

A Paris le 11 Juillet 1776.

Le témoignage de souvenir & de bonté dont m’honore Madame la duchesse de Portland, est un cadeau bien précieux que je reçois avec autant de reconnoissance que de respect. Quant a l’autre cadeau qu’elle m’annonce, je la supplie de permettre que je ne l’accepte pas. Si la magnificence en est digne [537] d’elle, elle n’est proportionnée ni à ma situation ni à mes besoins. Je me suis défait de sous mes livres de botanique, j’en ai quitte l’agréable amusement, devenu trop fatigant pour mon âge. Je n’ai pas un pouce de terre pour y mettre du persil ou des oeillets, à plus forte raison des plantes d’Afrique, & dans ma plus grande passion pour la botanique, content du foin que je trouvois sous mes pas, je n’eus jamais de goût pour les plantes étrangeres qu’on ne trouve parmi nous qu’en exil & dénaturées, dans les jardins des curieux. Celles que veut bien m’envoyer Madame la duchesse seroient donc perdues entre mes mains; il en seroit de même & par la même raison de l’herbarium amboinense, & cette perte seroit regrettable a proportion du prix de ce livre & de l’envoi. Voilà la raison qui m’empêche d’accepter ce superbe cadeau; si toutefois ce n’est pas l’accepter que d’en garder le souvenir & la reconnoissance, en desirant qu’il soit employé plus utilement.

Je supplie très-humblement Madame la duchesse d’agréer mon profond respect.

On vient de m’envoyer la caisse, & quoique j’eusse extrêmement desiré d’en retirer la lettre de Madame la duchesse, il m’a paru plus convenable, puisque j’avois à la rendre, de la renvoyer sans l’ouvrir.

[538] NEUF LETTRES RELATIVES A LA BOTANIQUE, ADRESSÉES A M. DE LA TOURETTE, Conseiller en la Cour des Monnoies de Lyon.

NEUF LETTRES RELATIVES A LA BOTANIQUE, ADRESSÉES A M. DE LA TOURETTE, Conseiller en la Cour des Monnoies de Lyon.

[17-12-1769] LETTRE PREMIERE

A Monquin le 17 Décembre 1769.

J’ai différé, Monsieur, de quelques jours à vous accuser la réception du livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer de la part de M. Gouan, & à vous remercier, pour me débarrasser auparavant d’un envoi que j’avois a faire, & me ménager le plaisir de m’entretenir un peu plus long-tems avec vous.

Je ne suis pas surpris que vous soyez revenu d’Italie plus satisfait de la nature que des hommes; c’est ce qui arrive généralement aux bons observateurs, même dans les climats où est moins belle. Je sais qu’on trouve peu de penseurs dans ce pays-la; mais je ne conviendrois pas tout-à-fait qu’on n’y trouve a satisfaire que les yeux; j’y voudrois ajouter les oreilles. Au reste, quand j’appris votre voyage, je craignis, Monsieur, que les autres parties de l’histoire naturelle ne fissent quelque tort a la botanique, & que vous ne rapportassiez de ce pays-là plus de raretés pour votre cabinet, que de [539] plantes pour votre herbier. Je présume au ton de votre lettre que je ne me suis pas beaucoup trompe. Ah Monsieur! vous feriez grand tort a la botanique de l’abandonner après lui avoir si bien montre, par le bien que vous lui avez déjà fait, celui que vous pouvez encore lui faire.

Vous me faites bien sentir & déplorer ma misere, en me demandant compte de mon herborisation de Pila. J’y allai dans une mauvaise saison, par un très-mauvais tems, comme vous savez avec de très-mauvais yeux, & avec des compagnons de voyage encore plus ignorans que moi, & privé par conséquent de la ressource pour y suppléer que j’avois à la grande Chartreuse. J’ajouterai qu’il n’y a point, selon moi de comparaison a faire entre les deux herborisations, & que celle de Pila me paroît aussi pauvre que celle de la Chartreuse est abondante & riche. Je n’apperçus pas une Astrantia, pas une Pirola, pas une Soldanelle, pas une Ombellifere excepte le Meum, pas une Saxifrage, pas une Gentiane, pas une Légumineuse, pas une belle Didyname excepté la Melisse à grandes fleurs. J’avoue aussi que nous errions sans guides & sans savoir ou chercher les places riches, & je ne suis pas étonné qu’avec tous le avantages qui me manquoient, vous ayez trouvé dans cette triste & vilaine montagne des richesses que je n’y ai pas vues. Quoi qu’il en soit, je vous envoie, Monsieur, la courte liste de ce que j’y ai vu, plutôt que de ce que j’en ai rapporté; car la pluie & ma mal-adresse ont fait que presque tout ce que j’avois recueilli s’est trouve gâté & pourri à mon arrivée ici. Il n’y dans tout cela que deux ou trois plantes qui m’ayent fait un grand plaisir. Je mets à leur tête le Sonchus alpinus, plante [540] de cinq pieds de haut dont le feuillage & le port sont admirables, & a qui ses grandes & belles fleurs bleues donnent un éclat qui la rendroit digne d’entrer dans votre jardin. J’aurois voulu pour tout au monde en avoir des graines, mais cela ne me fut pas possible, le seul pied que nous trouvâmes étant tout nouvellement en fleurs & vu la grandeur de la plante & qu’elle est extrêmement aqueuse, à peine en ai-je pu conserver quelque débris à demi pourri. Comme j’ai trouvé en route quelques autres plantes assez jolies, j’en ai ajoute séparément la note, pour ne pas la confondre avec ce que j’ai trouve sur la montagne. Quant a la désignation particuliere des lieux, il m’est impossible de vous la donner: car outre la difficulté de la faire intelligiblement, je ne m’en souviens pas moi-même, ma mauvaise vue & mon étourderie font que je ne sais presque jamais où je suis, je ne puis venir à bout de m’orienter, & je me perds à chaque instant quand je suis seul, si-tôt que je perds mon renseignement de vue.

Vous souvenez-vous, Monsieur, d’un petit Souchet que nous trouvâmes en assez grande abondance auprès de la grande Chartreuse & que je crus d’abord titre le Cyperus fuscus, Lin. Ce n’est point lui, & il n’en est fait aucune mention que je sache, ni dans le Species ni dans aucun Auteur de botanique, hors le seul Michelius dont voici la phrase, Cyperus radice repente, odorâ, locustis unciam longis & lineam latis. Tab. 31.f. 1. Si vous avez, Monsieur, quelque renseignement plus précis ou plus sûr dudit Souchet, je vous serois très-obligé de vouloir bien m’en faire part.

La botanique devient un tracas si embarrassant & si dispendieux [541] quand on s’en occupe avec autant de passio, que pour y mettre de la réforme je suis tenté de me défaire de mes livres de plantes. La nomenclature & la synonymie forment une étude immense & pénible; quand on ne veut qu’observer s’instruire & s’amuser entre la nature & soi, l’on n’a pas besoin de tant de livres. Il en faut peut-être pour prendre quelque idée du systême végétal & apprendre à observer; mais quand une fois on a les yeux ouverts, quelque ignorant d’ailleurs qu’on puisse titre, on n’a plus besoin de livres pour voir & admirer sans cesse. Pour moi du moins, en qui l’opiniâtreté a mal suppléé à la mémoire, & qui n’ai fait que bien peu de progrès, je sens néanmoins qu’avec les Gramens d’une cour ou d’un pré j’aurois de quoi m’occuper tout le reste de ma vie, sans jamais m’ennuyer un moment. Pardon, Monsieur, de tout ce long bavardage. Le sujet sera mon excuse auprès de vous. Agréez, je vous supplie, mes très-humbles salutations.

[542]

[26-01-1770] LETTRE II

Monquin le 26 Janvier 1779.

Pauvres aveugles que nous sommes!

Ciel! démasque les imposteurs,

Et force leurs barbares coeurs

A s’ouvrir aux regards des hommes! *

[*M. Rousseau accablé de ses malheurs, avoit pris dans ce tems-là l’habitude de commencer toutes ses lettres par ce quatrain dont il étoit l’auteur; il la continua pendant long-tems, comme on le verra dans la suite de ce Recueil, où nous n’en citerons que le premier vers.]

C’en est fait, Monsieur, pour moi de la botanique; il n’en est plus question quant à présent, & il y a peu d’apparence que je sois dans le cas d’y revenir. D’ailleurs, je vieillis, je ne suis plus ingambe pour herboriser, & des incommodités qui m’avoient laisse d’assez longs relâches menacent de me faire payer cette trève. C’est bien assez désormais pour mes forces des courses de nécessité; je dois renoncer a celles d’agrément, ou les borner à des promenades qui ne satisfont pas l’avidité d’un botanophile. Mais en renonçant à une étude charmante qui, pour moi, s’étoit transformée en passion, je ne renonce pas aux avantages qu’elle m’a procurés, & sur-tout, Monsieur, à cultiver votre connoissance & vos bontés dont j’espere aller dans peu vous remercier en personne. C’est à vous qu’il faut renvoyer toutes les exhortations que vous me faites sur l’entreprise d’un Dictionnaire de Botanique, dont il est étonnant que ceux qui cultivent cette science, sentent si peu la nécessité. Votre âge, Monsieur, vos talens, vos connoissances [543] vous donnent les moyens de former, diriger exécuter supérieurement cette entreprise, & les applaudissemens avec lesquels vos premiers essais ont été reçus du public, vous sont garans de ceux avec lesquels il accueilliroit un travail plus considérable. Pour moi qui ne suis dans cette étude, ainsi que dans beaucoup d’autres, qu’un écolier radoteur, j’songé plutôt en herborisant a me distraire & m’amuser m’instruire, & n’ai point eu dans mes observations tardives la sotte idée d’enseigner au public ce que je ne savois moi-même. Monsieur; j’ai vécu quarante ans heureux sans sa des livres; je me suis laissé entraîner dans cette carriere to & malgré moi: j’en suis sorti de bonne heure. Si je ne retrouve pas après l’avoir quittée, le bonheur dont je jouissois avant d’y entrer, je retrouve au moins assez de bon sens pour sens que je n’y étois pas propre, & pour perdre à jamais la tentation d’y rentrer.

J’avoue pourtant que les difficultés que j’ai trouvées dans l’étude des plantes, m’ont donne quelques idées sur les moyens de la faciliter & de la rendre utile aux autres, en suivant fil du systême végétal par une méthode plus graduelle & moins abstraite que celle de Tournefort & de tous ses successeurs, sans en excepter Linnaeus lui-même. Peut-être mon idée est-elle impraticable. Nous en causerons, si vous voulez, quand j’aurai l’honneur de vous voir. Si vous la trouviez digne d’être adoptée, & qu’elle vous tentât d’entreprendre, sur ce plan, des institutions botaniques, je croirois avoir beaucoup plus fait en vous excitant a ce travail, que si je l’avois entrepris moi-même.

[544] Je vous dois des remerciemens, Monsieur, pour les plantes que vous avez eu la bonté de m’envoyer dans votre lettre, & bien plus encore pour les éclaircissemens dont vous les avez accompagnées. Le Papirus m’a fait grand plaisir, & je l’ai mis bien précieusement dans mon herbier. Votre Antirrhinum perpureum m’a bien prouve que le mien n’étoit pas le vrai, quoiqu’il y ressemble beaucoup; je penche à croire avec vous que c’est une variété de l’Arvense, & je vous avoue que j’en trouve plusieurs dans le Species, dont les phrases ne suffisent point pour me donner des différences spécifiques bien claires. Voilà, ce me semble, un défaut que n’auroit jamais la méthode que j’imagine, parce qu’on auroit toujours un objet fixe & réel de comparaison, sur lequel on pourroit aisément assigner les différences.

Parmi les plantes dont je vous ai précédemment envoyé la liste, j’en ai omis une dont Linnaeus n’a pas marqué la patrie & que j’ai trouvée a Pila, c’est le Rubia peregrina; je ne sais si vous l’avez aussi remarquée; elle n’est pas absolument rare. dans la Savoye & dans le Dauphiné.

Je suis ici clans un grand embarras pour le transport de mon bagage, consistant en grande partie dans un attirail de botanique. J’ai sur-tout dans des papiers épars un grand nombre de plantes séches en assez mauvais ordre & communes pour la plupart, mais dont cependant quelques-unes sont plus curieuses; mais je n’ai ni le tems ni le courage de les trier, puisque ce travail me devient désormais inutile. Avant de jetter au feu tout ce fatras de paperasses, j’ai voulu prendre la liberté de vous en parler à tout hasard; & si vous [545] étiez tenté de parcourir ce soin qui véritablement n’en va pas la peine, j’en pourrois faire une liasse qui vous parviendroit par M. Parquet, car pour moi je ne sais comment emporter tout cela, ni qu’en faire. Je crois me rappeller, par exemple, qu’il s’y trouve quelques Fougeres, entr’autres le Polypodium fragrans, que j’ai herborisées en Angleterre, & qui ne sont pas communes par-tout. Si même la revue mon herbier & de mes livres de botanique pouvoit vous amuser quelques momens, le tout pourroit être déposé chez vous & vous le visiteriez à votre aise. Je ne doute pas que vous n’ayez la plupart de mes livres. Il peut cependant s’en trouver d’Anglois comme Parkinson & le Gérard émaculé que peut-être n’avez-vous pas. Le Valerius Cordus est assez rare; j’avois aussi Tragus, mais je l’ai donne à M. Clappier.

Je suis surpris de n’avoir aucune nouvelle de M. Gouan à qui j’ai envoyé les Carex* [*Je me souviens d’avoir mis par mégarde un nom pour un autre: Carex vulpina pour Carex leporina.] de ce pays qu’il paroissoit desirer, & quelques autres petites plantes, le tout à l’adresse de M. de St. Priest qu’il m’avoit donnée. Peut-être le paquet ne lui est-il pas parvenu; c’est ce que je ne saurois vérifier, vu que jamais un seul mot de vérité ne pénetre à travers l’édifice de ténebres qu’on a pris soin d’élever autour de moi. Heureusement les ouvrages des hommes sont périssables comme eux, mais la vérité est éternelle: post tenebras lux.

Agréez Monsieur, je vous supplie, mes plus sinceres salutations.

[546]

[22-02-1770] LETTRE III

Monquin le 22 Février 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Ne faites, Monsieur, aucune attention à la bizarrerie de ma date; c’est une formule générale qui n’a nul trait à ceux qui j’écris, mais seulement aux honnêtes gens qui disposent de moi avec autant d’équité que de bonté. C’est pour ceux qui se laissent séduire par la puissance & tromper par l’imposture, un avis qui les rendra plus inexcusables si, jugeant sur des choses que tout devroit leur rendre suspectes, ils s’obstinent à se refuser aux moyens que prescrit la justice pour s’assurer de la vérité.

C’est avec regret que je vois reculer par mon état & par mauvaise saison, le moment de me rapprocher de vous. J’espere cependant ne pas tarder beaucoup encore. Si j’avois quelques graines qui valussent la peine de vous être présentées, je prendrois le parti de vous les envoyer d’avance pour ne pas laisser passer le tems de les semer; mais j’avois fort peu de chose, & je le joignis avec des plantes de Pila, dans un envoi que je fis il y a quelques mois à Madame la duchesse de Portland, & qui n’a pas été plus heureux selon toute apparence, que celui que j’ai fait a M. Gouan; puisque je n’ai aucune nouvelle ni de l’un & de l’autre. Comme celui de Madame de Portland étoit plus considérable, & que j’y avois mis plus de soins & de tems, je le regrette davantage; mais [547] il faut bien que j’apprenne a me consoler de tout. J’ai pourtant encore quelques graines d’un fort beau Seseli de ce pays, que j’appelle Seseli Halleri, parce que je ne le trouve pas dans Linnaeus. J’en ai aussi d’une plante d’Amérique que j’ai fait semer clans ce pays avec d’autres graines qu’on m’avoit données, & qui seule a réussi. Elle s’appelle Gombault dans les Isles, & j’ai trouvé que c’étoit l’Hibiscus esculentus; il a bien levé, bien fleuri, & j’en ai tiré d’une capsule quelques graines bien mûres que je vous porterai avec le Seseli, si vous ne les avez pas. Comme l’une de ces plantes est des pays chauds, & que l’autre grene fort tard dans nos campagnes, je présume que rien ne presse pour les mettre en terre, sans quoi je prendrois le parti de vous les envoyer.

Votre Galium rotundisolium, Monsieur, est bien lui-même à mon avis, quoiqu’il doive avoir la fleur blanche, & que le vôtre l’ait flave; mais comme il arrive à beaucoup de fleurs blanches de jaunir en séchant, je pense que les siennes sont dans le même cas. Ce n’est point du tout mon Rubia peregrina, plante beaucoup plus grande, plus rigide, plus âpre, & de la consistance tout au moins de la Garance ordinaire, outre que je suis certain d’y avoir vu des baies que n’a pas votre Galium, & qui sont le caractere générique des Rubia. Cependant, je suis je vous l’avoue, hors d’état de vous en voyer un échantillon. Voici là-dessus mon histoire.

J’avois souvent vu en Savoye & en Dauphiné la Garance sauvage, & j’en avois pris quelques échantillons. L’année derniere à Pila j’en vis encore, mais elle me parut différente autres; & il me semble que j’en mis un specimen dans mon [548] porte-feuille. Depuis mon retour, lisant par hasard dans l’article Rubia peregrina que sa feuille n’avoit point de nervure en-dessus, je me rappellai, ou crus me rappeller que mon Rubia de Pila n’en avoit point non plus, de-là je conclus que c’étoit le Rubia peregrina; en m’échauffant sur cette idée, je vins à conclure la même chose des autres Garances que j’avois trouvées dans ces pays, parce qu’elles n’avoient d’ordinaire que quatre feuilles; pour que cette conclusion fût raisonnable, il auroit fallu chercher les plantes & vérifier; voilà ce que ma paresse ne me permit point de faire, vu le désordre de mes paperasses, & le tems qu’il auroit fallu mettre à cette recherche. Depuis la réception, Monsieur, de votre lettre, j’ai mis plus de huit jours à feuilleter tous mes livres & papiers l’un après l’autre, sans pouvoir retrouver ma plante de Pila, que j’ai peut-titre jettée avec tout ce qui est arrivé pourri. J’en ai retrouve quelques-unes des autres, mais j’ai eu la mortification d’y trouver la nervure bien marquée qui m’a désabusé, du moins, sur celles-là. Cependant ma mémoire qui me trompe si souvent, me retrace si bien celle de Pila que j’ai peine encore à en démordre, & je ne désespere pas qu’elle ne se retrouve dans mes papiers ou dans mes livres. Quoi qu’il en soit, figurez-vous dans l’échantillon ci-joint les feuilles un peu plus larges & sans nervure; voilà ma plante de Pila.

Quelqu’un de ma connoissance a souhaité d’acquérir mes livres de botanique en entier & me demande même la préférence; ainsi je ne me prévaudrai point sur cet article de vos obligeantes offres. Quant au fourrage épars dans des chiffons, puisque vous ne dédaignez pas de le parcourir, je le serai [549] remettre à M. Pasquet; mais il faut auparavant que je feuillete & vide mes livres dans lesquels j’ai la mauvaise habitude de fourrer en arrivant les plantes que j’apporte, parce que ce est plutôt fait. J’ai trouvé le secret de gâter de cette façon presque tous mes livres, & de perdre presque toutes mes plantes parce qu’elles tombent & se brisent sans que j’y fasse attention, tandis que je feuillete & parcours le livre, uniquement occupé de ce que j’y cherche.

Je vous prie, Monsieur, de faire agréer mes remerciemens & salutations à Monsieur votre frere. Persuadé de ses bontés & des vôtres, je me prévaudrai volontiers de vos offres da l’occasion. Je finis sans façon en vous saluant, Monsieur, de tout mon coeur.

[16-03-1770] LETTRE IV

Monquin le 16 Mars 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Voici, Monsieur, mes misérables herbailles où j’ai bien peur que vous ne trouviez rien qui mérite d’être ramassé, si ce n’est des plantes que vous m’avez donné vous-même, dont j’avois quelques-unes à double, & dont après en avoir mis plusieurs dans mon herbier, je n’ai pas eu le tems de tirer le même parti des autres. Tout l’usage que je vous conseille d’en [550] faire est de mettre le tout au feu. Cependant si vous avez la patience de feuilleter ce fatras, vous y trouverez, je crois, quelques plantes qu’un officier obligeant a eu la bonté de m’apporter de Corse, & que je ne connois pas.

Voici aussi quelques graines du Seseli Halleri. Il y en a peu, & je ne l’ai recueillie qu’avec beaucoup de peine, parce qu’il grene fort tard & mûrit difficilement en ce pays: mais il y devient en revanche une très-belle plante, tant par son beau port que par la teinte de pourpre que les premieres atteintes du froid donnent à ses ombelles & à ses tiges. Je hasarde aussi d’y joindre quelques graines de Gombault, quoique vous ne m’en ayez rien dit, & que peut-être vous l’ayez ou ne vous en souciez pas, & quelques graines de l’Heptaphyllon qu’on ne s’avise gueres de ramasser, & qui peut-être ne leve pas dans les jardins, car je ne me souviens pas d’y en avoir jamais vu.

Pardon, Monsieur, de la hâte extrême avec laquelle je vous écris ces deux mots, & qui m’a fait presque oublier de vous remercier de l’Asperula Taurina qui m’a fait bien grand plaisir. Si nos chemins étoient praticables pour les voitures, je serois déjà pros de vous. Je vous porterai le catalogue de rues livres; nous y marquerons ceux qui peuvent vous convenir, & si l’acquéreur veut s’en défaire, j’aurai soin de vous les procurer. Je ne demande pas mieux, Monsieur, je vous assure que de cultiver vos bontés, & si jamais j’ai le bonheur d’être un peu mieux connu de vous que de Monsieur****. qui dit si bien me connoître, j’espere que vous ne m’en trouverez pas indigne. Je vous salue de tour mon coeur.

Avez-vous le Dianthus superbus? Je vous l’envoie à tout [551] hasard. C’est réellement un bien bel oeillet, & d’une odeur bien suave quoique foible. J’ai pu recueillir de la graine aisément; car il croît en abondance dans un pré qui est sous mes fenêtres. Il ne devroit être permis qu’aux chevaux du soleil de se nourrir d’un pareil foin.

[04-07-1770] LETTRE V

A Paris, le 4 Juillet 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Je voulois, Monsieur, vous rendre compte de mon voyage en arrivant à Paris: mais il m’a fallu quelques jours pour m’arranger & me remettre au courant avec mes anciennes connoissances. Fatigué d’un voyage de deux jours, j’en sejournai trois ou quatre à Dijon, d’ou par la même raison j’allai faire un pareil séjour à Auxerre, après avoir eu le plaisir voir en passant M. de Buffon qui me fit l’accueil le plus obligeant. Je vis aussi a Montbard M. d’Aubenton le subdélélégué, lequel après une heure ou deux de promenade ensemble dans le jardin me dit que j’avois déjà des commencemens, & qu’en continuant de travailler je pourrois devenir un peu botaniste. Mais le lendemain l’étant allé voir avant mon départ, je parcourus avec lui sa pépiniére malgré la pluie qui nous incommodoit fort, & n’y connoissant presque rien, je démentis si bien la bonne opinion qu’il avoit eu de moi la veille, qu’il [552] rétracta son éloge & ne me dit plus rien du tout. Malgré ce mauvais succès je n’ai pas laissé d’herboriser un peu durant ma route, & de me trouver en pays de connoissance dans la campagne & dans les bois. Dans presque toute la Bourgogne j’ai vu la terre couverte à droite & à gauche de cette même grande Gentiane jaune que je n’avois pu trouver a Pila. Les champs entre Montbard & Chably sont pleins de Bulbacastanum; mais la bulbe en est beaucoup plus âcre qu’en Angleterre & presque immangeable; l’Oenanthe fistulosa & la Coquelourde (Pulsatilla) y sont aussi en quantité: mais n’ayant traverse la forêt de Fontainebleau que très à la hâte, je n’y ai rien vu du tout de remarquable, que le Geranium grandistorum que je trouvai sous mes pieds par hasard une seule fois.

J’allai hier voir M. d’Aubenton au jardin du Roi; j’y rencontrai en me promenant M. Richard jardinier de Trianon avec lequel je m’empressai, comme vous jugez bien, de faire connoissance. Il me promit de me faire voir son jardin qui est beaucoup plus riche que celui du Roi à Paris; ainsi, me voilà a portée de faire dans l’un & dans l’autre quelque connoissance avec les plantes exotiques, sur lesquel les, comme vous avez pu voir, je suis parfaitement ignorant. Je prendrai pour voir Trianon plus a mon aise, quelque moment où la Cour ne sera pas à Versailles, & je tâcherai de me fournir a double de tout ce qu’on me permettra de prendre, afin de pouvoir vous envoyer ce que vous pourriez ne pas avoir. J’ai aussi vu le jardin de M. Cochin qui m’a paru fort beau; mais en l’absence du maître je n’ai osé toucher a rien. Je suis depuis mon arrivée, tellement accablé de [553] visites & de dînés, que si ceci dure, il est impossible j’y tienne, & malheureusement je manque de force pour défendre. Cependant si je ne prends bien vice un autre train de vie, mon estomac & ma botanique sont en grand péril. Tout ceci n’est pas le moyen de reprendre la copie de Musique d’une façon bien lucrative, & j’ai peur qu’à force dîner en ville, je ne finisse par mourir de faim chez moi. Mon ame navrée avoit besoin de quelque dissipation, je le sens: mais je crains de n’en pouvoir ici régler la mesure, & j’aimerois encore mieux être tout en moi que tout hors de moi. Je n’ai point trouvé, Monsieur, de société mieux tempérée & qui me convint mieux que la vôtre, point d’accueil plus selon mon coeur que celui que, sous vos auspices, j’ai reçu de l’adorable Mélanie. S’il m’étoit donne de me choisir une vie égale & douce, je voudrois tous les jours de la mienne passer la matinée au travail, soit à ma copie soit sur mon herbier; dîner avec vous & Mélanie; nourrir ensuite une heure ou deux, mon oreille & mon coeur des sons de sa voix & de ceux de sa harpe; puis me promener tête-à-tête avec vous le reste la journée en herborisant & philosophant selon notre fantaisie. Lyon m’a laissé des regrets qui m’en rapprocheront quelque jour peut-être. Si cela m’arrive vous ne serez pas oublié, Monsieur, clans mes projets; puissiez-vous concourir à leur exécution! Je suis fâché de ne savoir pas ici l’adresse de Monsieur votre frere. S’il y est encore je n’aurois pas tardé si long-tems à l’aller voir, me rappeller à son souvenir, le prier de vouloir bien me rappeller quelquefois au vôtre & à celui de M ****.

[554] Si mon papier ne finissoit pas, si la poste n’alloit pas partir, je ne saurois pas finir moi-même. Mon bavardage n’est pas mieux ordonné sur le papier que dans la conversation. Veuillez supporter l’un comme vous avez supporté l’autre. Vale & me ama.

[28-09-1770] LETTRE VI

Paris, le 28 Septembre 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Je ne voulois pas, Monsieur, m’accuser de mes torts qu’après les avoir réparés, mais le mauvais tems qu’il fait & la saison qui se gâte, me punissent d’avoir négligé le jardin du Roi tandis qu’il faisoit beau, & me mettent hors d’état de vous rendre compte quant a présent du Plantago uniflora, & des autres plantes curieuses dont j’aurois pu vous parler, si j’avois su mieux profiter des bontés de M. de Jussieu. Je ne désespere pas pourtant de profiter encore de quelque beau jour d’automne pour faire ce pélérinage & aller recevoir, pour cette année, les adieux de la syngenesie: mais en attendant ce moment, permettez, Monsieur, que je prenne celui-ci pour vous remercier, quoique tard, de la continuation de vos bontés & de vos lettres, qui me seront toujours le plus vrai plaisir, quoique je sois peu exact à y répondre. J’ai encore à [555] m’accuser de beaucoup d’autres omissions pour lesquelles je n’ai pas moins besoin de pardon. Je voulois aller remercier Monsieur votre frere de l’honneur de son souvenir & lui rendre sa visite; j’ai tarde d’abord & puis j’ai oublié son adresse. Je le revis une fois à la comédie Italienne, mais nous étions dans des loges éloignées, je ne pus l’aborder, & maintenant j’ignore même s’il est encore à Paris. Autre tort inexcusable; je me suis rappelle de ne vous avoir point remercié de la connoissance de M. Robinet, & de l’accueil obligeant que vous m’avez attiré de lui. Si vous comptez avec votre serviteur il restera trop insolvable; mais puisque nous sommes en usage moi de faillir vous de pardonner, couvrez encore cette fois mes fautes de votre indulgence, & je tâcherai d’en avoir moins besoin dans la suite; pourvu toutefois que vous n’exigiez pas de l’exactitude dans mes réponses; car ce de absolument au-dessus de mes forces, sur-tout dans ma position actuelle. Adieu, Monsieur, souvenez-vous quelquefois, je vous supplie, d’un homme qui vous est bien sincérement attaché, & qui ne se rappelle jamais sans plaisir & sans regret, les promenades charmantes, qu’il a eu le bon faire avec vous.

On a représenté Pygmalion à Montigny; je n’y étois pas, ainsi je n’en puis parler. Jamais le souvenir de ma premiere Galathée ne me laissera le desir d’en voir une autre.

[556]

[26-11-1770] LETTRE VII

A Paris, le 26 Novembre 1770.

Je ne sais presque plus, Monsieur, comment oser vous écrire, après avoir tardé si long-tems à vous remercier du trésor de plantes séches que vous avez eu la bonne de m’envoyer en dernier lieu. N’ayant pas encore eu le tems de les placer, je ne les ai pas extrêmement examinées, mais je vois à vue de pays qu’elles sont belles & bonnes, je ne doute pas qu’elles ne soient bien dénommées, & que toutes les observations que vous me demandez ne se réduisent à des approbations. Cet envoi me remettra je l’espere, un peu dans le train de la botanique que d’autres soins m’ont fait extrêmement négliger depuis mon arrivée ici; & le desir de vous témoigner ma bien impuissante mais bien sincere reconnoissance, me fournira peut-titre avec le tems quelque chose à vous envoyer. Quant à présent je me présente tout-à-fait à vide, n’ayant des semences dont vous m’envoyez la note que le seul Doronicum pardulianches que je crois vous avoir déjà donne, & dont je vous envoie mon misérable reste. Si j’eusse été prévenu quand j’allai à Pila l’année derniere, j’aurois pu apporter aisément un litron de semences du Prenanthes purpurea, & il y en a quelques autres comme le Tamus, & la Gentiane persoliée que vous devez trouver aisément autour de vous. Je n’ai pas oublié le Plantago monanthos, mais on n’a pu me le donner au jardin du Roi, où il n’y en avoit qu’on seul pied sans fleur & sans fruit; j’en ai depuis recouvré [557] un petit vilain échantillon que je vous enverrai avec autre chose, si je ne trouve pas mieux; mais comme il croit en abondance autour de l’étang de Montmorency, j’y compte aller herboriser le printems prochain, & vous envoyer s’il se peut, plantes & graines. Depuis que je suis à Paris je n’ai été encore que trois ou quatre fois au jardin du Roi, quoi qu’on m’y accueille avec la plus grande honnêteté & qu’on m’y donne volontiers des échantillons de plantes, je vous avoue que je n’ai pu m’enhardir encore à demander des graines. Si j’en viens là, c’est pour vous servir que sen aurai le courage, mais cela ne peut venir tout d’un coup. J’ai parlé a M. de Jussieu du Papyrus que vous avez rapporté de Naples; il doute que ce soit le vrai papier Nilotica. Si vous pouviez lui en envoyer soit plante soit graines, soit par moi soit par d’autres, j’ai vu que cela lui seroit grand plaisir, ce seroit peut-titre un excellent moyen d’obtenir de lui beat beaucoup de choses qu’alors nous aurions bonne grace à demander, quoique je sache bien par expérience qu’il est charmé d’obliger gratuitement; mais j’ai besoin de quelque chose pour m’enhardir, quand il faut demander.

Je remets avec cette lettre a Mrs. Boy de la Tour qui s’en retournent, une boîte contenant une araignée de mer qui vient de bien loin; car on me l’a envoyée du golphe du Mexique. Comme cependant ce n’est pas une piece bien rare & qu’elle a été fort endommagée dans le trajet, j’hésitois à vous l’envoyer; mais on me dit qu’elle peut se raccommoder & trouver place encore dans un cabinet; cela supposé, je vous prie de lui en donner une dans le vôtre, en considération d’un [558] homme qui vous sera toute sa vie bien sincérement attaché. J’ai mis dans la même boîte les deux ou trois semences de Doronic & autres que j’avois sous la main. Je compte l’été prochain me remettre au courant de la botanique pour tâcher de mettre un peu du mien dans une correspondance qui m’est précieuse, & dont j’ai eu jusqu’ici seul tout le profit. Je crans d’avoir poussé l’étourderie au point de ne vous avoir pas remercié de la complaisance de M. Robinet, & des honnêtetés dont il m’a comblé. J’ai aussi laissé repartir d’ici, Monsieur de Fleurieu sans aller lui rendre mes devoirs, comme je le devois & voulois faire. Ma volonté, Monsieur, n’aura jamais de tort auprès de vous ni des vôtres; mais ma négligence m’en donne souvent de bien inexcusables, que je vous prie toutefois d’excuser dans votre miséricorde. Ma femme a été très-sensible à l’honneur de votre souvenir, & nous vous prions l’un & l’autre d’agréer nos très-humbles salutations.

[25-01-1772] LETTRE VIII

A Paris, le 25 Janvier 1772.

J’ai reçu, Monsieur, avec grand plaisir de vos nouvelles, des témoignages de votre souvenir, & des détails de vos intéressantes occupations. Mais vous me parlez d’un envoi de plantes par M. l’abbé Rosier que je n’ai point reçu. Je me souviens bien d’en avoir reçu un de votre part, & de vous en [559] avoir remercié quoiqu’un peu tard, avant votre voyage de Paris; mais depuis votre retour à Lyon, votre lettre a été pour moi votre premier signe de vie, & j’en ai été d’autant plus charmé que j’avois presque cessé de m’y attendre.

En apprenant les changemens survenus à Lyon, j’avois bien préjugé que vous vous regarderiez comme affranchi d’un dur esclavage, & que dégagé de devoirs, respectables assurément, mais qu’un homme de goût mettra difficilement au nombre de ses plaisirs, vous en goûteriez un très-vif à vous livrer tout entier à l’étude de la nature, que j’avois résolu de vous en féliciter. Je suis fort aise de pouvoir du moins exécuter après coup & sur votre propre témoignage, une résolution que ma paresse ne m’a pas permis d’exécuter d’avance, quoique très-sûr que cette félicitation ne viendroit pas mal-à-propos.

Les détails de vos herborisations & de vos découvertes m’ont fait battre le coeur d’aise. Il me sembloit que j’étois à votre suite, & que je partageois vos plaisirs; ces plaisirs si purs, si doux, que si peu d’hommes savent goûter, & dont parmi ce peu là, moins encore sont dignes, puisque je vois avec autant de surprise que de chagrin; que la botanique elle-même n’est pas exempte de ces jalousies, de ces haines couvertes & cruelles qui empoisonnent & déshonorent tous les autres genres d’études. Ne me soupçonnez point, Monsieur d’avoir abandonné ce goût délicieux; il jette un charme toujours nouveau sur ma vie solitaire. Je m’y livre pour mois seul, sans succès, sans progrès, presque sans communication, mais chaque jour plus convaincu que les loisirs livres a la contemplation [560] de la nature, sont les momens de la vie où l’on jouit le plus délicieusement de soi. J’avoue pourtant que depuis votre départ, j’ai joint un petit objet d’amour propre, à celui d’amuser innocemment & agréablement mon oisiveté. Quelques fruits étrangers, quelques graines qui me sont par hasard tombées entre les mains, m’ont inspiré la fantaisie de commencer une très-petite collection en ce genre. Je dis commencer, car je serois bien fâche de tenter de l’achever quand la chose me seroit possible, n’ignorant pas que tandis qu’on est pauvre, on ne sent que le plaisir d’acquérir, & que quand on est riche au contraire, on ne sent que la privation de ce qui nous manque & l’inquiétude inséparable du desir de compléter ce qu’on a. Vous devez depuis long-tems en être à cette inquiétude, vous, Monsieur, dont la riche collection rassemble en petit presque toutes les productions de la nature, & prouve par son bel assortiment, combien M. L’abbé Rosier a eu raison de dire qu’elle est l’ouvrage du choix & non du hasard. Pour moi qui ne vais que tâtonnant dans un petit coin de cet immense labyrinthe, je rassemble fortuitement & précieusement tout ce qui me tombe sous la main, & non-seulement j’accepte avec ardeur & reconnoissance les plantes que vous voulez bien m’offrir; mais si vous vous trouviez avec cela quelques fruits ou graines surnuméraires & de rebut dont vous voulussiez bien m’enrichir, j’en serois la gloire de ma petite collection naissante. Je suis confus de ne pouvoir dans ma misere rien vous offrir en échange, au moins pour le moment. Car quoique j’eusse rassemblé quelques plantes depuis mon arrivée à Paris, ma négligence & l’humidité de la chambre [561] que j’ai d’abord habitée ont tout laissé pourrir. Peut-être serai-je plus heureux cette année, ayant résolu d’employer plus de soin dans la dessiccation de mes plantes, & sur-tout de les coller à mesure qu’elles sont séches; moyen qui m’a paru le meilleur pour les conserver. J’aurai mauvaise grace, ayant fait une recherche vaine, de vous faire valoir une herborisation que j’ai faite à Montmorency l’été dernier avec la Caterve du jardin du Roi; mais il est certain qu’elle ne fut entreprise de ma part que pour trouver le Plantago monanthos que j’eus le chagrin d’y chercher inutilement. M. de Jussieu le jeune qui vous a vu sans doute à Lyon, aura pu vous dite avec quelle ardeur je priai tous ces Messieurs, si-tôt que nous approchâmes de la queue de l’étang, de m’aider a la recherche de cette plante, ce qu’ils firent, & entr’autres M. Touin, avec une complaisance & un loin qui méritoient un meilleur succès. Nous ne trouvâmes rien, & après deux heures d’une recherche inutile au fort de la chaleur, & le jour le plus chaud de l’année, nous fûmes respirer & faire la halte sous des arbres qui n’étoient pas loin, concluant unanimement que le Plantago uniflora indiqué par Tournefort & M. de Jussieu aux environs de l’étang de Montmorency, en avoit absolument disparu. L’herborisation, au surplus, fut assez riche en plantes communes, mais tout ce qui vaut la peine d’être mentionné se réduit à l’Osmonde royale, le Lythrum hyssopifolia, le Lysimachia tenella, le Peplis portula, le Drosera rotundisolia, le Cyperus fuscus, le Schoenus nigricans & l’Hydrocotyle, naissante avec quelques feuilles petites & rares, sans aucune fleur.

[562] Le papier me manque pour prolonger ma lettre. Je ne vous parle point de moi, parce que je n’ai plus rien de nouveau à vous en dire, & que je ne prends plus aucun intérêt à ce que disent, publient, impriment, inventent, assurent, & prouvent à ce qu’ils prétendent, mes contemporains, de l’être imaginaire & fantastique auquel il leur a plû de donner mon nom. Je finis donc mon bavardage avec ma feuille, vous priant d’excuser le désordre & le griffonage d’un homme qui a perdu toute habitude d’écrire & qui ne la reprend presque que pour vous. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur & vous prie de ne pas m’oublier auprès de Monsieur & Madame de Fleurieu.

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[07-01-1773] LETTRE IX

A Paris, le 7 janvier 1773.

Votre seconde lettre, Monsieur, m’a fait sentir bien vivement le tort d’avoir tardé si long-tems à répondre à la précédente, & à vous remercier des plantes qui l’accompagnoient. Ce n’est pas que je n’aye été bien sensible à votre souvenir & à votre envoi: mais la nécessité d’une vie trop sédentaire & l’inhabitude d’écrire des lettres en augmentent journellement la difficulté, & je sens qu’il faudra renoncer bientôt à tout commerce épistolaire même avec les personnes qui, comme vous, Monsieur, me l’ont toujours rendu instructif & agréable.

Mon occupation principale & la diminution de mes forces [563] ont ralenti mon goût pour la botanique, au point de craindre de le perdre tout-à-fait. Vos lettres & vos envois sont bien propres à le ranimer. Le retour de la belle saison y contribuera peut-être: mais je doute qu’en aucun tems ma paresse s’accommode long-tems de la fantaisie des collections. Celle de graines qu’a faite M. Touin avoit excité mon émulation, & j’avois tenté de rassembler en petit autant de diverses semences & de fruits, soit indigenes, soit exotiques qu’il en pourroit tomber sous ma main; j’ai fait bien des courses dans cette intention. J’en suis revenu avec des moissons assez raisonnables, & beaucoup de personnes obligeantes ayant contribué à les augmenter, je me suis bientôt senti clans ma pauvreté l’embarras des richesses; car quoique je n’aye pas en tout un millier d’especes, l’effroi m’a pris en tentant de ranger tout cela, & la place d’ailleurs me manquant pour y mettre une espece d’ordre, j’ai presque renoncé à cette entreprise; & j’ai des paquets de graines qui m’ont été envoyés d’Angleterre & d’ailleurs depuis assez long-tems, sans que j’aye encore été tenté de les ouvrir. Ainsi à moins que cette fantaisie ne se ranime, elle est, quant à présent, à-peu-près éteinte.

Ce qui pourra contribuer avec le goût de la promenade ne me quittera jamais, à me conserver celui d’un peu d’herborisation, c’est l’entreprise des petits herbiers en miniature que je me suis chargé de faire pour quelques personnes, & qui quoiqu’uniquement composés de plantes des environs de Paris, me tiendront toujours un peu en haleine pour les ramasser & les dessécher.

Quoiqu’il arrive de ce goût attiédi, il me laissera toujours [564] des souvenirs agréables des promenades champêtres dans lesquelles j’ai eu l’honneur de vous suivre, & dont la botanique a été le sujet; & s’il me reste de tout cela quelque part dans votre bienveillance, je ne croirai pas avoir cultivé sans fruit la botanique, même quand elle aura perdu pour moi ses attraits. Quant a l’admiration dont vous me parlez, méritée ou non, je ne vous en remercie pas, parce que c’est un sentiment qui n’a jamais flatté mon coeur. J’ai promis à M. de Châteaubourg que je vous remercierois de m’avoir procuré le plaisir d’apprendre par lui de vos nouvelles, & je m’acquitte avec plaisir de ma promesse. Ma femme est très-sensible à l’honneur de votre souvenir, & nous vous prions, Monsieur, l’un & l’autre d’agréer nos remerciemens & nos salutations.

[565]

FRAGMENS
De divers Ouvrages & Lettres
de J. J. Rousseau,
écrits pendant son séjour en Savoye.
Les originaux écrits de la propre main de l’Auteur,
nous ont été communiqués
par M. le Professeur de S....
qui en est en possession

LETTRE PREMIERE

MONSIEUR ET TRÈS-CHER PERE,

Souffrez que je vous demande pardon de la longueur de mon silence. Je sens bien que rien ne peur raisonnablement le justifier, & je n’ai recours qu’a votre bonté pour me relever de ma faute. On les pardonne ces fortes de fautes, quand elles ne viennent ni d’oubli ni de manque de respect, & je crois que vous me rendez bien assez de justice pour être persuadé que la mienne est de ce nombre: voyez à votre tour, mon cher pere, si vous n’avez point de reproche à vous faire. Je ne dis pas par rapport a moi, mais à l’égard de Madame de Warens, qui a pris la peine de vous écrire d’une maniere à vous ôter toute matiere d’excuse pour avoir manqué à lui répondre. Faisons attraction, mon très-cher pere, de tout ce qu’il y a de dur & d’offensant pour moi clans le silence que vous avez gardé dans cette conjoncture; mais considérez e comment [566] Madame de Warens doit juger de votre procédé. N’est-il pas bien surprenant, bien bisarre? pardonnez-moi ce terme. Depuis six mois que vous ai-je demandé autre chose que de marquer un peu de sensibilité a Madame de Warens pout tant de graces, de bienfaits dont sa bonté m’accable continuellement; qu’avez vous fait? Au lieu de cela vous avez négligé auprès d’elle jusqu’aux premiers devoirs de politesse & de bienséance. Le faisiez-vous donc uniquement pour m’affliger? Vous vous êtes en cela fait un tort infini; vous aviez affaire à une Dame aimable par mille endroits & respectable par mille vertus; joint à ce qu’elle n’est ni d’un rang ni d’une passe à mépriser; & j’ai toujours vu que toutes les fois qu’elle a eu l’honneur d’écrire aux plus grands seigneurs de la Cour & même au Roi, ses lettres ont été répondues avec la derniere exactitude. De quelles raisons pouvez-vous donc autoriser votre silence? Rien n’est plus éloigné de votre goût que la prude bigotterie; vous méprisez souverainement, & avec grande raison, ce tas de fanatiques & de pédans chez qui un faux zele de religion étouffe tous sentimens d’honneur & d’équité, & qui placent honnêtement avec les Cartouchiens tous ceux qui ont eu le malheur de n’être pas de leur sentiment dans la maniere de servir Dieu.

Pardon, mon cher pere, si ma vivacité m’emporte un peu trop; c’est mon devoir, d’un côté, qui me fait excéder d’autre part les bornes de mon devoir; mon zele ne se démentira jamais pour toutes les personnes à qui je dois de l’attachement & du respect, & vous devez tirer de-là une conclusion bien naturelle sur mes sentimens à votre égard.

Je suis très-impatient, mon cher pere, d’apprendre l’état [567] de votre santé & celle de ma chere mere. Pour la mienne, je ne sais s’il vaut la peine de vous dire que je suis tombé depuis le commencement de l’année dans une langueur extraordinaire; ma poitrine est affectée, & il y a apparence que cela dégénérera bientôt en phtisie; ce sont les soins & les bontés de Madame de Warens qui me soutiennent & qui peuvent prolonger mes jours; j’ai tout à espérer de sa charité & de sa compassion, & bien m’en prend.

[26-06-1736] LETTRE II

Du 26 juin 1736.

MON CHER PERE,

Plus les fautes sont courtes & plus elles sont pardonnables. Si cet axiome a lieu, jamais homme ne fut plus digne de pardon que moi; il est vrai que je suis entiérement redevable aux bontés de Madame de Warens de mon retour au bon sens & à la raison; c’est encore sa sagesse & sa générosité qui m’ont ramené de cet égarement-ci; j’espere que par ce nouveau bienfait, l’augmentation de ma reconnoissance & mon attachement respectueux pour cette Dame, lui seront de forts garants de la sagesse de ma conduite à l’avenir; je vous prie, mon cher pere, de vouloir bien y compter aussi, & quoique je comprenne bien que vous n’avez pas lieu de faire grand fond sur la solidité de mes réflexions après ma nouvelle démarche; il est juste pourtant que vous sachiez que je n’avois point pris mon parti si [568] étourdiment que je n’eusse eu loin d’observer quelques-unes des bienséances nécessaires en pareilles occasions. J’écrivis à Madame de Warens dès le jour de mon départ, pour prévenir toute inquiétude de sa part; je réitérai peu de jours après; j’étois aussi dans les dispositions de vous écrire, mais mon voyage a été de courte durée, & j’aime mieux pour mon honneur & pour mon avantage que ma lettre soit datée d’ici que de nulle part ailleurs.

Je vous fais mes sinceres remerciemens, mon cher pere, de l’intérêt que vous paroissez prendre encore en moi; j’ai été infiniment sensible à la maniere tendre dont vous vous êtes exprime sur mon compte dans la lettre que vous avez écrite à Madame de Warens; il est certain que si tous les sentimens les plus vifs d’attachement & de respect d’un fils peuvent mériter quelque retour de la part d’un pere, vous m’avez toujours été redevable à cet égard.

Madame de Warens vous fait bien des complimens, & vous remercie de la peine que vous avez prise de lui répondre; il est vrai, mon cher pere, que cela ne vous est pas ordinaire. Je ne devrois pas être obligé de vous supplier de ne donner plus lieu à cette Dame de vous faire de pareils remerciemens dans le sens de celui-ci; j’ai vu que toutes les fois qu’elle a eu l’honneur d’écrire au Roi & aux plus grands seigneurs de la Cour, ses lettres ont été répondues avec la derniere exactitude. S’il est vrai que vous m’aimiez, & que vous ayez toujours pour le vrai mérite l’estime & l’attention qui lui sont dûs, il est de votre devoir, si j’ose parler ainsi, de ne vous pas laisser prévenir.

[569] Je suis inquiet sur l’état de ma chere mere; j’ai lieu de juger par votre lettre que sa santé se trouve altérée; je vous prie de lui en témoigner ma sensibilité; Dieu veuille prendre soin la vôtre, & la conserver pour ma satisfaction long-tems au-delà de ma propre vie.

J’ai l’honneur d’être, &c.

LETTRE III

MONSIEUR ET TRÈS-CHER PERE,

Dans la derniere lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire le 5 courant, vous m’exhortez à vous communiquer mes vues au sujet d’un établissement. Je vous prie de m’excuser si j’ai tardé de vous répondre; la matiere est importante, il m’a fallu quelques jours pour faire mes réflexions, & pour les rédiger clairement, afin de vous en faire part.

Je conviens avec vous, mon très-cher pere, de la nécessité de faire de bonne heure le choix d’un établissement, & de s’occuper à suivre utilement ce choix; j’avois déjà compris cela, mais je me suis toujours vu jusques-ici hors de la supposition, absolument nécessaire en pareils cas, & sans laquelle l’homme ne peut agir, qui est la possibilité.

Supposons, par exemple, que mon génie eût tourné naturellement du côté de l’étude, soit pour l’église, soit pour le barreau, il est clair qu’il m’eut fallu des secours d’argent, [570] pour ma nourriture, soit pour mon habillement, soit encore pour fournir aux frais de l’étude. Mettons le cas aussi que le commerce eût été mon but, outre mon entretien, il eût fallu payer un apprentissage, & enfin trouver un fonds convenable pour m’établir honnêtement: les frais n’eussent pas été beaucoup moindres pour le choix d’un métier; il est vrai que je savois déjà quelque chose de celui de graveur; mais outre qu’il n’a jamais été de mon goût, il est certain que je n’en savois pas à beaucoup près assez pour pouvoir me soutenir, & qu’aucun maître ne m’eût reçu sans payer les frais d’un assujettissement.

Voila, suivant mon sentiment, les cas de tous les différens établissemens dont je pouvois raisonnablement faire choix; je vous laisse juger a vous-même, mon cher pere, s’il a dépendu de moi d’en remplir les conditions.

Ce que je viens de dire ne peut regarder que le passé. A l’age où je suis, il est trop tard pour penser à tout cela, & telle est ma misérable condition, que quand j’aurois pu prendre un parti solide, sous les secours nécessaires m’ont manqué; & quand j’ai lieu d’espérer de me voir quelque avance, le tems de l’enfance, ce tems précieux d’apprendre, se trouve écoulé sans retour.

Voyons donc à présent ce qu’il conviendroit de faire dans la situation où je me trouve: en premier lieu, je puis pratiquer la musique que je sais assez passablement pour cela: secondement, un peu de talent que j’ai pour l’écriture, (je parle du style) pourroit m’aider a trouver un emploi de secrétaire chez quelque grand seigneur: enfin, je pourrois, dans quelques [571] années, & avec un peu plus d’expérience, servir de gouverneur à des jeunes gens de qualité.

Quant au premier article, je me suis toujours assez applaudi du bonheur, que j’ai eu de faire quelque progrès dans la musique pour laquelle on me flatte d’un goût assez délicat; & voici, mon cher pere, comme j’ai raisonné.

La musique est un art de peu de difficulté dans la pratique, c’est-à-dire, par-tout pays on trouve facilement à l’exercer; les hommes sont faits de maniere qu’ils préférent assez souvent l’agréable a l’utile; il faut les prendre par leurs foibles & en profiter, quand on le peut faire sans injustice; or, qu’y a-t-il de plus juste que de tirer une contribution honnête de son travail? La musique est donc de tous les talens que je puis avoir, non pas peut-être à la vérité celui qui me fait le plus d’honneur, mais au moins le plus sûr quant à la facilité; car vous conviendrez qu’on ne s’ouvre pas toujours aisément l’entrée des maisons considérables; pendant qu’on cherche & qu’on se donne des mouvemens, il faut vivre; & la musique peut toujours servir d’expectative.

Voilà la maniere dont j’ai considéré que la musique pourroit m’être utile: voici pour le second article qui regarde le poste de secrétaire.

Comme je me suis déjà trouvé dans le cas, je connois à-peu-près les divers talens qui sont nécessaires dans cet emploi; un style clair & bien intelligible, beaucoup d’exactitude & de fidélité, de la prudence à manier les affaires qui peuvent être de notre ressort, & par dessus tout un secret inviolable; avec ces qualités on peut faire un bon secrétaire. Je puis me [572] flatter d’en posséder quelques-unes; je travaille chaque jour a l’acquisition des autres, & je n’épargnerai rien pour y réussir.

Enfin, quant au poste de gouverneur d’un jeune seigneur; je vous avoue naturellement que c’est l’état pour lequel je me sens un peu de prédilection: vous allez d’abord être surpris; différez s’il vous plaît un instant de décider.

Il ne faut pas que vous pensiez, mon cher pere, que je me sois donne si parfaitement à la musique, que j’aye négligé toute autre espece de travail; la bonté qu’a eu Madame de Warens de m’accorder chez elle un asyle, m’a procuré l’avantage de pouvoir employer mon tems utilement, & c’est ce que j’ai fait avec assez de soin jusqu’ici.

D’abord, je me suis fait un systême d’étude que j’ai divisé en deux chefs principaux; le premier comprend tout ce qui sert à éclairer l’esprit & l’orner de connoissances utiles & agréables; l’autre renferme les moyens de former le coeur à la sagesse & a la vertu. Madame de Warens a la bonté de me fournir des livres, & j’ai tâché de faire le plus de progrès qu’il étoit possible & de diviser mon tems de maniere que rien n’en restât inutile.

De plus; tout le monde peut me rendre justice sur ma conduite, je chéris les bonnes moeurs & je ne crois pas que personne ait rien à me reprocher de considérable contre leur pureté; j’ai de la religion & je crains Dieu; d’ailleurs sujet à d’extrêmes foiblesses, & rempli de défauts plus qu’aucun autre homme au monde, je sens combien il y a de vices à corriger chez moi. Mais enfin les jeunes gens seroient heureux s’ils tomboient toujours entre les mains de personnes qui eussent [573] mutant que moi de haine pour le vice & d’amour pour la vertu.

Ainsi pour ce qui regarde les sciences & les belles-lettres, je crois d’en savoir autant qu’il en faut pour l’instruction d’un gentilhomme, outre que ce n’est point précisément l’office d’un gouverneur de donner les leçons; mais seulement d’avoir attention qu’elles se prennent avec fruit, & effectivement il est nécessaire qu’il sache sur toutes les matieres plus que son éleve ne doit apprendre.

Je n’ai rien à répondre à l’objection qu’on me peut faire sur l’irrégularité de ma conduite passée; comme elle n’est pas excusable, je ne prétends pas l’excuser: aussi, mon cher pere, vous je ai dit d’abord que ce ne seroit que dans quelques années & avec plus d’expérience, que j’oserois entreprendre de me charger de la conduite de quelqu’un. C’est que j’ai dessein me corriger entiérement & que j’espere d’y réussir.

Sur tout ce que je viens de dire, vous pourrez encore m’opposer que ce ne sont point des établissemens solides, principalement quant au premier & troisieme article; là-dessus je vous prie de considérer que je ne vous les propose point comme tels, mais seulement comme les uniques ressources où je puisse recourir dans la situation ou je me trouve, en cas que les secours présens vinssent à me manquer; mais il est tems de vous développer mes véritables idées & d’en venir à la conclusion.

Vous n’ignorez pas, mon cher pere, les obligations infinies que j’ai à Madame de Warens; c’est sa charité qui m’a tiré plusieurs fois de la misere, & qui s’est constamment attachée depuis huit ans à pourvoir à tous mes besoins, & même bien [574] au-delà du nécessaire. La bonté qu’elle a eue de me retirer dans sa maison, de me fournir des livres, de me payer des maîtres, & par-dessus tout ses excellentes instructions & son exemple édifiant, m’ont procuré les moyens d’une heureuse éducation, & de tourner au bien mes moeurs alors encore indécises; il n’est pas besoin que je releve ici la grandeur de tous ces bienfaits, la simple exposition que j’en fais à vos yeux suffit pour vous en faire sentir tout le prix au premier coup-d’oeil: jugez, mon cher pere, de tout ce qui doit se passer dans un coeur bien fait, en reconnoissance de tout cela; la mienne est sans bornes; voyez jusqu’où s’étend mon bonheur, je n’ai de moyen pour la manifester que le seul qui peut me rendre parfaitement heureux.

J’ai donc dessein de supplier Madame de Warens de vouloir bien agréer que je passe le reste de mes jours auprès d’elle, & que je lui rende jusqu’à la fin de ma vie tous les services qui seront en mon pouvoir; je veux lui faire goûter autant qu’il dépendra de mon par mon attachement à elle & par la sagesse & la régularité de ma conduite, les fruits des soins & des peines qu’elle s’est donné pour moi: ce n’est point une maniere frivole de lui témoigner ma reconnoissance; cette sage & aimable Dame a des sentimens assez beaux pour trouver de quoi se payer de ses bienfaits par ses bienfaits même, & par l’hommage continuel d’un coeur plein de zele, d’estime, d’attachement & de respect pour elle.

J’ai lieu d’espérer, mon cher pere, que vous approuverez ma résolution & que vous la seconderez de tout votre pouvoir. Par-là toutes difficultés sont levées; l’établissement est tout [575] fait, & assurément le plus solide & le plus heureux qui puisse être au monde, puis qu’outre les avantages qui en résultent en ma faveur, il est fondé de part & d’autre sur la bonté du coeur & sur la vertu.

Au reste, je ne prétends pas trouver par-là un prétexte honnête de vivre dans la fainéantise & dans l’oisiveté; il est vrai que le vide de mes occupations journalieres est grand, mais je l’ai entiérement consacré a l’étude, & Madame de Warens pourra me rendre la justice que j’ai suivi assez réguliérement ce plan, & jusqu’à présent elle ne s’est plaint que de l’excès. Il n’est pas à craindre que mon goût change; l’étude a un charme qui fait que quand on l’a une sois goûtée on ne peut plus s’en détacher, & d’autre part l’objet en est si beau, qu’il n’y a personne qui puisse blâmer ceux qui sont assez heureux pour y trouver du goût & pour s’en occuper.

Voila, mon cher pere, l’exposition de mes vues, je vous supplie très-humblement d’y donner votre approbation, d’écrire à Madame de Warens, & de vous employer auprès d’elle pour les faire réussir; j’ai lieu d’espérer que vos démarches ne seront pas infructueuses, & qu’elles tourneront à notre commune satisfaction.

Je suis, &c.

[576]

LETTRE IV

MON CHER PERE,

Malgré les tristes assurances que vous m’avez données que vous ne me regardiez plus pour votre fils, j’ose encore recourir à vous, comme au meilleur de tous les peres, & quels que soient les justes sujets de haine que vous devez avoir contre moi, le titre de fils malheureux & repentant les efface dans votre coeur, & la douleur vive & sincere que je ressens d’avoir si mal use de votre tendresse paternelle, me remet dans les droits que le sang me donne auprès de vous; vous &êtes toujours mon cher pere & quand je ne ressentirois que le seul poids de mes fautes, je suis assez puni dès que je suis criminel. Mais hélas! il est bien encore d’autres motifs qui seroient changer votre colere en une compassion légitime, si vous en étiez pleinement instruit. Les infortunes qui m’accablent depuis long-tems n’expient que trop les fautes dont je me sens coupable, & s’il est vrai qu’elles sont énormes, la pénitence les surpasse encore. Triste sort que celui d’avoir le coeur plein d’amertume & de n’oser même exhaler sa douleur par quelques soupirs! Triste sort d’être abandonné d’un pere dont on auroit pu faire les délices & la consolation! mais plus triste sort de se voir forcé d’être à jamais ingrat & malheureux en même tems, & d’être obligé de traîner par toute la terre sa misere & ses remords! Vos yeux se chargeroient de larmes, si vous connoissiez à fond ma véritable situation, l’indignation seroit [577] bientôt place a la pitié, & vous ne pourriez vous empêcher de ressentir quelque peine des malheurs dont je me vois accablé. Je n’aurois osé me donner la liberté de vous écrire si je n’y avois été force par une nécessité indispensable. J’ai long-tems balancé dans la crainte de vous offenser encore davantage; mais enfin j’ai cru que dans la triste situation où je me trouve, j’aurois été doublement coupable si je n’avois fait tous mes efforts pour obtenir de vous des secours qui me sont absolument nécessaires. Quoique j’aye à craindre un refus, je ne m’en flatte pas moins de quelque espérance; je n’ai point oublié que vous êtes bon pere, & je sais que vous êtes assez généreux pour faire du bien aux malheureux indépendamment des loix du sang & de la nature, qui ne s’effacent jamais dans les grandes ames. Enfin, mon cher pere, il faut vous l’avouer, je suis à Neufchâtel dans une misere à laquelle mon imprudence a donné lieu. Comme je n’avois d’autre talent que la musique, qui put me tirer d’affaire, je crus que je serois bien de le mettre en usage si je le pouvois; & voyant bien que je n’en savois pas encore assez pour l’exercer dans des pays catholiques, je m’arrêtai à Lausanne où j’ai enseigné pendant quelques mois; d’où étant venu à Neufchâtel je me vis dans peu de tems par des gains assez considérables joints à une conduite fort réglée, en état d’acquitter quelques dettes que j’avois à Lausanne; mais étant sorti d’ici inconsidérément, après une longue suite d’aventures que je me réserve l’honneur de vous détailler de bouche, si vous voulez bien permettre, je suis revenu; mais le chagrin que je puis dire sans vanité que mes écolieres conçurent de mon départ a bien [578] été payé à mon retour par les témoignages que j’en reçois qu’elles ne veulent plus recommencer; de façon que privé des secours nécessaires, j’ai contracté ici quelques dettes qui m’empêchent d’en sortir avec honneur & qui m’obligent de recourir à vous.

Que ferois-je si vous me refusiez? de quelle confusion ne serois-je pas couvert? faudra-t-il après avoir si long-tems vécu sans reproche malgré les vicissitudes d’une fortune inconstante, que je déshonore aujourd’hui mon nom par une indignité? Non, mon cher pere, j’en suis sûr, vous ne le permettrez pas. Ne craignez pas que je vous fasse jamais une semblable priere; je puis enfin par le moyen d’une science que je cultive incessamment, vivre sans le secours d’autrui; je sens combien il pese d’avoir obligation aux & étrangers & je me vois enfin en état après des soucis continuels, de subsister par moi-même; je ne ramperai plus, ce métier est indigne de moi; si j’ai refusé plusieurs fois une fortune éclatante, c’est que j’estime mieux une obscure liberté, qu’un esclavage brillant; mes souhaits vont être accomplis & j’espere que je vais bientôt jouir d’un sort doux & tranquille, sans dépendre que de moi même, & d’un pere dont je veux toujours respecter & suivre les ordres.

Pour me voir en cet état il ne me marque que d’être hors d’ici ou je me suis témérairement engagé: j’attends ce dernier bienfait de votre main avec une entiere confiance.

Honorez-moi, mon cher pere, d’une réponse de votre main; ce sera la premiere lettre que j’aurai reçue de vous des ma sortie de Geneve; accordez-moi le plaisir de baiser au moins [579] ces chers caracteres; faites-moi la grace de vous hâter, car je suis dans une crise très-pressante. Mon adresse est ici jointe; vous devinerez aisément les raisons qui m’ont fait prendre nom supposé; votre prudente discrétion ne vous permettra pas de rendre publique cette lettre, ni de la montrer à personne qu’à ma chere mere que j’assure de mes très-humbles respects, & que je supplie les larmes aux yeux de vouloir bien me pardonner mes fautes & me rendre sa chere tendresse. Pour vous, mon cher pere, je n’aurai jamais de repos que je n’aye mérité le retour de la vôtre, & je me flatte que ce jour viendra encore où vous vous ferez un vrai plaisir de m’avouer pour

MON CHER PERE,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur & fils.

LETTRE V.
DE J.J. ROUSSEAU A SA TANTE

J’ai reçu avant-hier la visite de Mlle. F.....F..... dont le triste sort me surprend d’autant plus, que je n’avois rien su jusqu’ici de tout ce qui la regardoit. Quoique je n’aye appris histoire que de sa bouche, je ne doute pas, ma chere tante, que sa mauvaise conduite ne l’ait plongée dans l’état déplorable où elle se trouve. Cependant il convient d’empêcher, si l’on le [580] peut, qu’elle n’acheve de déshonorer sa famille & son nom; & c’est un soin qui vous regarde aussi en qualité de belle-mere. J’ai écrit à M. Jean F.... son frere pour l’engager à venir ici, & tâcher de la retirer des horreurs où la misere ne manquera pas de la jetter. Je crois, ma chere tante, que vous serez bien & conformément aux sentimens que la charité, l’honneur & la religion doivent vous inspirer de joindre vos sollicitations aux miennes, & même sans vouloir m’aviser de vous donner des leçons, je vous prie de le faire pour l’amour de moi; je crois que Dieu ne peut manquer de jetter un oeil de faveur & de bonté sur de pareilles actions. Pour moi, dans l’état où je suis moi-même, je n’ai pu rien faire que la soutenir par les consolations & les conseils d’un honnête homme, & je l’ai présentée à Madame de Warens qui s’est intéressée pour elle à ma considération, & qui a approuvé que je vous en écrivisse.

J’ai appris avec un vrai regret la mort de mon oncle Bernard. Dieu veuille lui donner dans l’autre monde le bien qu’il n’a pu trouver en celui-ci, & lui pardonner le peu de soin qu’il a eu de ses pupilles. Je vous prie d’en faire mes condoléances à ma tante Bernard à qui j’en écrirois volontiers; mais en vérité je suis pardonnable dans l’abattement & la langueur où je suis de ne pas remplir tous mes devoirs. S’il lui reste quelques manuscrits de feu mon oncle Bernard qu’elle ne se soucie pas de conserver, elle peut me les envoyer ou me les garder; je tâcherai de trouver de quoi les payer ce qu’ils vaudront. Donnez-moi s’il vous plaît des nouvelles de mon pauvre pere; j’en suis dans une véritable peine; il y a long-tems qu’il ne m’a écrit; je vous prie de l’assurer dans l’occasion [581] que le plus grand de mes regrets est de n’avoir pu jouir d’une santé qui m’eut permis de mettre a profit le peu de talens que je puis avoir; assurément il auroit connu que je suis un bon & tendre fils. Dieu m’est témoin que je le dis du fond du coeur. Je suis redevable à Madame de Warens d’avoir toujours cultivé en moi avec loin, les sentimens d’attachement & de respect qu’elle m’a toujours trouvé pour mon pere & pour to vie. Je serois bien aise que vous eussiez pour cette les sentimens dus à ses hautes vertus & a son caractere excellent, & que vous lui sussiez quelque gré d’avoir été dans tous les tems ma bienfaitrice & ma mere.

Je vous prie aussi ma chere tante, de vouloir assurer respects & de mes respects & de mon sincere attachement ma tante Gonceut, quand vous serez à portée de la voir; mes salutations aussi à mon oncle David. Ayez la bonté de me donner de vos nouvelles, & de m’instruire de l’état de votre santé, & du succès de vos démarches auprès de M. F.....

LETTRE VI.
A MADEMOISELLE....

Je suis très-sensible à la bonté que veut bien avoir Madame de W * * *. de se ressouvenir encore de moi. Cette nouvelle m’a donne une consolation que je ne saurois vous exprimer; & je vous proteste que jamais rien ne m’a plus violemment affligé que d’avoir encouru sa disgrace. J’ai eu déjà l’honneur [582] de vous dire, Mademoiselle, que j’ignorois les fautes qui avoient pu me rendre coupable à ses yeux, mais jusqu’ici la crainte de lui déplaire m’a empêché de prendre la liberté de lui écrire pour me justifier ou du moins pour obtenir par mes soumissions, un pardon qui seroit dû à ma profonde douleur, quand même j’aurois commis les plus grands crimes. Aujourd’hui, Mademoiselle, si vous voulez bien vous employer pour moi, l’occasion est favorable, & à votre sollicitation elle m’accordera sans doute la permission de lui écrire; car c’est une hardiesse que je n’oserois prendre de moi-même. C’étoit me faire injure que demander si je voulois qu’elle fût mon adresse; puis-je avoir rien de cache pour une personne à qui je dois tout? Je ne mange pas un morceau de pain que je ne reçoive d’elle; sans les soins de cette charitable Dame, je serois peut-être déjà mort de faim, & si j’ai vécu jusqu’à présent, c’est aux dépens d’une science qu’elle m’a procurée. Hâtez-vous donc Mademoiselle je vous en supplie; intercédez pour moi, & tâchez de m’obtenir la permission de me justifier.

J’ai bien reçu votre lettre datée du 21 Novembre adressée à Lausanne, J’avois donne de bons ordres, & elle me fut envoyée sur-le-champ. L’aimable Demoiselle de G * * *. est toujours dans mon coeur & je brûle d’impatience de recevoir de ses nouvelles; faites-moi le plaisir de lui demander au cas qu’elle soit encore à Anneci, si elle agréeroit une lettre de ma main. Comme j’ai ordre de m’informer de M. Venture, je serois fort aise d’apprendre où il est actuellement; il a eu grand tort de ne point écrire M. son pere, qui est fort en peine de lui; j’ai promus de donner de ses nouvelles dès que j’en saurois [583] moi-même. Si cela ne vous fait pas de la peine, accordez-moi la grace de me dire s’il est toujours à Anneci, & son adresse à-peu-près. Comme j’ai beaucoup travaillé depuis mon départ d’auprès de vous, si vous agréez pour vous désennuyer que je vous envoye quelques-unes de mes pieces, je le serai avec joie; toutefois sous le sceau du secret, car je n’ai pas encore assez de vanité pour vouloir porter le nom d’Auteur: il faut auparavant que je sois parvenu à un degré qui puisse me faire soutenir ce titre avec honneur. Ce que je vous offre c’est pour vous dédommage en quelque sorte de la compôte qui n’est pas encore mangeable. Passons à votre dernier article qui est le plus important. Je commencerai par vous dire qu’il n’étoit point nécessaire de préambule pour me faire agréer vos sages avis; je les recevrai toujours de bonne part & avec beaucoup respect & je tâcherai d’en profiter. Quant à celui-ci que vous me donnez, soyez persuadée, Mademoiselle, que ma religion est profondément gravée dans mon ame & que rien n’est capable de l’en effacer. Je ne veux pas ici me donner beaucoup de gloire de la constance avec laquelle j’ai refusé de retourner chez moi. Je n’aime pas prôner des dehors de piété qui souvent trompent les yeux, & ont de tout autres motifs que ceux qui se montrent en apparence. Enfin, Mademoiselle, ce n’est pas par divertissement que j’ai changé de nom & de patrie, & que je risque à chaque instant d’être regardé comme fourbe & peut-être un espion. Finissons une trop longue lettre; c’est assez vous ennuyer; je vous prie de vouloir bien m’honorer d’une prompte réponse, parce que je ne ferai peut-être pas long séjour ici, Mes affaires y sont dans une fort mauvaise. [584] Je suis déjà fort endetté & je n’ai qu’une seule écoliere. Tout est en campagne; je ne sais comment sortir; je ne sais comment rester; parce que je ne sais point faire de bassesses. Gardez-vous de rien dire de ceci à Madame de W****. J’aimerois mieux la mort, qu’elle crût que je suis dans la moindre indigence, & vous-même tâchez de l’oublier, car je me repens de vous l’avoir dit. Adieu, Mademoiselle, je suis toujours avec autant d’estime que de reconnoissance.

LETTRE VII.
A M******

Madame de Warens m’a fait l’honneur de me communiquer la réponse que vous avez pris la peine de lui faire, & celle que vous avez reçue de M. de Mably à mon sujet. J’ai admiré avec une vive reconnoissance les marques de cet empressement de votre part à faire du bien qui caractérise les coeurs vraiment généreux; ma sensibilité n’a pas sans doute de quoi mériter beaucoup votre attention, mais vous voudrez du moins bien permettre à mon zele de vous assurer que vous ne sauriez, Monsieur, porter vos bontés à mon égard au-delà de ma reconnoissance; je vous en dois beaucoup, Monsieur, pour le bien que l’excès de votre indulgence vous a fait avancer en ma faveur: il est vrai que j’ai tâché de répondre aux soins que Madame de Warens, ma très-chere maman, a bien voulu prendre pour me pousser dans les belles connoissances; mais [585] les principes dont je fais profession, m’ont souvent fait négliger la culture des talens de l’esprit, en saveur de celle des sentimens du coeur, & j’ai bien plus ambitionné de penser juste que de savoir beaucoup. Je serai cependant, Monsieur, même à cet égard, les plus puissans efforts pour soutenir l’opinion avantageuse que vous avez voulu donner de moi, & c’est en ce sens que je regarde tout le bien que vous avez dit, comme une exhortation polie de remplir de mon mieux l’engagement honorable que vous avez daigné contracter en mon nom. M. Mably demande les conditions sous lesquelles je pourrai me charger de l’éducation de ses fils.

Permettez-moi, Monsieur, de vous rappeller, a cet égard ce que j’ai eu l’honneur de vous dire de vive-voix. Je suis peu sensible à l’intérêt, mais je le suis beaucoup aux attentions: un honnête homme, maltraité de la fortune, & qui se fait un amour de ses devoirs, peut raisonnablement l’espérer, & je me tiendrai toujours dédommagé, selon mon goût, quand on voudra suppléer par des égards à la médiocrité des appointemens. Cependant, Monsieur, comme le désintéressement ne doit pas être imprudent, vous sentez qu’un homme qui veut s’appliquer à l’éducation des jeunes gens avec tout le goût & toute l’attention nécessaire, pour avoir lieu d’espérer un heureux succès, ne doit pas être distrait par l’inquiétude des besoins. Généralement il seroit ridicule de penser qu’un homme dont le coeur est flétri par la misere ou par des traitemens très-durs, puisse inspirer à ses éleves des sentimens de noblesse & de générosité. C’est l’intérêt des peres que les précepteurs ou les gouverneurs de leurs enfans ne soient pas dans une [586] pareille situation; & de leur part, les enfans n’auroient garde de respecter un maître que son mauvais équipage, ou une vile sujétion rendroient méprisable à leurs yeux. Pardon, Monsieur; les longueurs de mes détails vont jusqu’à l’indiscrétion. Mais comme je me propose de remplir mes devoirs avec toute l’attention, tout le zele, & toute la probité dont je suis capable, j’ai droit d’espérer aussi qu’on ne me refusera pas un peu de considération, & une honnête liberté, comme je souhaite aussi qu’on m’en accorde les privileges. Quant a l’appointement, je vous supplie, Monsieur, de vouloir régler cela vous-même, & je vous proteste d’avance, que je m’en tiendrai avec joie à tout ce que vous aurez conclu. Si vous ne le voulez point; je m’en rapporterai volontiers a M. de Mably lui-même, & je n’ai point de répugnance a lui laisser éprouver pendant quelque tems. M. de Mably pourra même, s’il le juge à propos, renvoyer le discours de cet article, jusqu’à ce que j’aye l’honneur d’être assez connu de lui pour être assuré que ses bontés ne seront pas mal employées; ce qui me fait quelque peine, c’est que le nombre des éleves pourroit nuire. Il seroit à souhaiter que je ne fusse pas contraint de partager mes soins entre un si grand nombre d’éleves; l’homme le plus attentif a peine à en suivre un seul dans sous les détails où il importe d’entrer, pour s’assurer d’une belle éducation; j’admire l’heureuse facilité de ceux qui peuvent en former beaucoup plus a la fois, sans oser m’en promettre autant de ma part. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’épargnerai rien pour y réussir. A l’égard de l’aîné; puisqu’on lui connaît déjà de si favorables dispositions, j’ose me flatter d’avance, qu’il ne sortira point de mes mains [587] sans m’égaler en sentimens, & me surpasser en lumieres. Ce n’est pas beaucoup promettre: mais je ne puis mesurer mes engagemens qu’à mes forces. Le surplus dépendra de lui.

Il est tems de cesser de vous fatiguer. Daignez, Monsieur, continuer de m’honorer de vos bontés & agréer le profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, &c.

LETTRE VIII

Vous voilà donc, Monsieur, déserteur du monde & de ses plaisirs; c’est, à votre âge & dans votre situation, une métamorphose bien étonnante. Quand un homme de vingt-deux ans, galant, aimable, poli, spirituel comme vous l’êtes, & d’ailleurs point rebuté de la fortune, se détermine à la retraite par simple goût, & sans y être excité par quelque mauvais succès dans ses affaires ou dans ses plaisirs, on peut s’assurer qu’un fruit si précieux du bon sens & de la réflexion n’amenera point après lui de dégoût ni de repentir. Fondé sur cette assurance, j’ose vous faire sur votre retraite, un compliment qui ne vous sera pas répété par bien des gens; je vous en félicite. Sans vouloir trop relever ce qu’il y a de grand & peut-être d’héroïque dans votre résolution, je vous dirai franchement que j’ai souvent regretté qu’un esprit aussi juste & une ame aussi belle que la vôtre, ne fussent faits que pour la galantetie, les cartes & le vin de Champagne; vous étiez né, mon très-cher Monsieur, pour une meilleure occupation; le goût passionné, [588] mais délicat qui vous entraîne vers les plaisirs, vous a bientôt fait démêler la fadeur des plus brillans; vous éprouverez avec étonnement que les plus simples & les plus modestes n’en ont ni moins d’attraits, ni moins de vivacité. Vous connoissez désormais les hommes; vous n’avez plus besoin de les tant voir pour apprendre à les mépriser; il sera bon maintenant que vous vous consultiez un peu pour savoir à votre tour quelle opinion vous devez avoit de vous-même. Ainsi, en même tems que vous essayerez d’un autre genre de vie, vous ferez en même tems sur votre intérieur un petit examen dont le fruit ne sera pas inutile à votre tranquillité.

Monsieur, que vous donnassiez dans l’excès, c’est ce que je ne voudrois pas sans ménagement. Vous n’avez pas sans doute absolument renoncé à la société, ni au commerce des hommes; comme vous vous êtes déterminé de pur choix, & sans qu’aucun fâcheux revers vous y ait contraint, vous n’aurez garde d’épouser les fureurs atrabilaires des misanthropes, ennemis mortels du genre-humain; permis à vous de le mépriser, à la bonne heure, vous ne serez pas le seul; mais vous devez l’aimer toujours: les hommes, quoiqu’on dise, sont nos freres, en dépit de nous & d’eux; freres fort durs à la vérité, mais nous n’en sommes pas moins obligés de remplir à leur égard tous les devoirs qui nous sont imposés. A cela près, il faut avouer qu’on ne peut se dispenser de porter la lanterne dans la quantité pour s’établir un commerce & des liaisons, & quand malheureusement la lanterne ne montre rien, c’est bien une nécessité de traiter avec soi-même & de se prendre, faute d’autre, pour ami & pour confident. [589] Mais ce confident, & cet ami, il faut aussi un peu connoître & savoir comment & jusqu’à quel point on peut se fier à lui; car souvent l’apparence nous trompe, même sur nous-mêmes; or le tumulte des villes, & le fracas du grand monde ne sont gueres propres à cet examen. Les distractions des objets extérieurs y sont trop longues fréquentes; on ne peut y jouir d’un peu de solitude & de tranquillité. Sauvons-nous à la campagne; allons-y chercher un repos & un contentement que nous n’avons pu trouver au milieu des assemblées & des divertissemens; essayons de ce nouveau genre de vie; goûtons un peu de ces plaisirs paisibles, douceur dont Horace, fin connoisseur s’il en fut, faisoit un si grand cas. Voilà, Monsieur, comment je soupçonne que vous avez raisonné.

LETTRE IX

MONSIEUR,

Daignerez-vous bien encore me recevoir en grace, après une aussi indigne négligence que la mienne? J’en sens toute la turpitude, & je vous en demande pardon de tout coeur. A le bien prendre cependant, quand je vous offense par mes retards déplacés, je vous trouve encore le plus heureux des deux. Vous exercez à mon égard la plus douce de toutes les vertus de l’amitié, l’indulgence; & vous goûtez le plaisir de remplir les devoirs d’un parfait ami, tandis que je n’ai que de [590] la honte & des reproches à me faire sur l’irrégularité de mes procédés envers vous. Vous devez du moins comprendre par-là que je ne cherche point de détour pour me disculper. J’aime mieux devoir uniquement mon pardon à votre bonté que de chercher à m’excuser par de mauvais subterfuges. Ordonnez ce que le coeur vous dictera, du coupable & du châtiment; vous serez obéi. Je n’excepte qu’un seul genre de peine qu’il me seroit impossible de supporter; c’est le refroidissement de votre amité. Conservez-la moi toute entiere, je vous en prie, & souvenez-vous que je serai toujours votre tendre ami quand même je me rendrois indigne que vous fussiez le mien.

Vous trouverez ici incluse la lettre de remercîment que vous fait la très-chere Maman. Si elle a tardé trop à vous répondre, comptez qu’elle ne vous en dit pas la véritable raison. Je sais qu’elle avoit des vues dont sa situation présente la contraint de renvoyer l’effet à un meilleur tems; ce que je ne vous dirois pas si je n’avois lieu de craindre que vous n’attribuassiez à l’impolitesse un retardement qui, de sa part, avoit assurément bien une autre source.

Il faut maintenant vous parler de votre charmante piece. Si vous faites de pareils essais, que devons-nous attendre de vos ouvrages? Continuez, mon cher ami, la carriere brillante que vous venez d’ouvrir; cultivez toujours l’élégance de votre goût par la connoissance des bonnes regles; vous ne sauriez manquer d’aller loin avec de pareilles dispositions. Vous voulez, moi, que je vous corrige! croyez-moi, il me conviendroit mieux de faire encore sous vous quelques thêmes, que de vous donner des leçons. Non que je veuille vous assurer que [591] votre cantate soit entiérement sans défauts; mon amitié abhorre une basse flatterie, jusqu’à tel point que j’aime mieux donner dans l’excès opposé que d’affoiblir le moins du monde la rigueur de la sincérité; quoique peut-être j’aye aussi de ma part que chose à vous pardonner à cet égard. Nous avons le regret de ne pouvoir mettre cette cantate en exécution faute de violoncelle, & Maman a même eu celui de ne pouvoir chanter autant qu’elle auroit souhaité, à cause de ses incommodités continuelles: actuellement elle a une fievre habituelle, des vomissemens fréquens & une enflure dans les jambes qui s’opiniâtre à ne nous rien présager de bon.

Maman m’a engagé de copier la mienne pour vous l’envoyer, puisque vous avez paru en avoir quelque envie; mais ayant égaré l’adresse que vous m’aviez envoyée pour les paquets à envoyer, je suis contraint d’attendre que vous me l’ayez indiquée une seconde fois; ce que je vous prie de faire au plutôt. La cantate étant prête à partir, j’y joindrai volontiers deux ou trois exemplaires du Verger, qui me restent encore, si vous êtes à d’en faire cadeau à quelque ami.

Je vous prie de vouloir faire mes complimens à M. l’Abbé Borlin. Vous pourrez aussi le ressouvenir, si vous le jugez bon, qu’il a une cantate & un autre chiffon de musique à moi. L’aventure de la Châronne me fait craindre que le bon Monsieur ne soit sujet à égarer ce qu’on lui remet. S’il vous les rend, je vous prie de ne me les renvoyer qu’après en avoir fait usage aussi long-tems qu’il vous plaira.

Vous savez sans doute que les affaires vont très-mal en Hongrie, mais vous ignorez peut-être que M. Bouvier le fils y a été tué; nous ne le savons que d’hier.

[592]

LETTRE X.
A MADEMOISELLE...

Je me suis exposé au danger de vous revoir, & votre vue a trop justifié mes craintes en rouvrant toutes les plaies de mon coeur. J’ai achevé de perdre auprès de vous le peu de raison qui me restoit, & je sens que dans l’état où vous m’avez réduit je ne suis plus bon à rien qu’à vous adorer. Mon mal est d’autant plus triste que je n’ai ni l’espérance, ni la volonté d’en guérir, & qu’au risque de tout ce qu’il en peut arriver il faut vous aimer éternellement. Je comprends, Mademoiselle, qu’il n’y a de votre part à espérer aucun retour; je suis un jeune homme sans fortune; je n’ai qu’un coeur à vous offrir, & ce coeur tout plein de feu, de sentimens & de délicatesse qu’il puisse être n’est pas sans doute un présent digne d’être reçu de vous. Je sens cependant, dans un fonds inépuisable de tendresse, dans un caractere toujours vis & toujours constant, des ressources pour le bonheur qui devroient, auprès d’une maîtresse un peu sensible, être comptés pour quelque chose en dédommagement des biens & de la figure qui me manquent. Mais quoi! vous m’avez traité avec une dureté incroyable, & s’il vous est arrivé d’avoir pour moi quelque espece de complaisance, vous me l’avez ensuite fait acheter si cher, que je jurerois bien que vous n’avez eu d’autres vues que de me tourmenter. Tout cela me désespere sans m’étonner, & je trouve assez dans [593] dans tous mes défauts de quoi justifier votre insensibilité pour moi: mais ne croyez pas que je vous taxe d’être insensible en effet? Non, votre coeur n’est pas moins fait pour l’amour que votre visage. Mon désespoir est que ce n’est pas moi qui devois le toucher. Je sais de science certaine que vous avez eu des liaisons; je sais même le nom de cet heureux mortel qui l’art de se faire écouter; & pour vous donner une idée de ma façon de penser, c’est que l’ayant appris par hasard, sans le rechercher, mon respect pour vous, ne me permettra jamais de vouloir savoir autre chose de votre conduite que ce qu’il vous plaira de m’en apprendre vous-même. En un mot; si je vous ai dit que vous ne seriez jamais religieuse, c’est que je connoissois que vous n’étiez en aucun sens faite pour l’être; & si comme amant passionné, je regarde avec horreur pernicieuse résolution; comme ami sincere & comme honnête homme, je ne vous conseillerai jamais de prêter votre consentement aux vues qu’on a sur vous à cet égard; parce qu’ayant certainement une vocation toute opposée, vous ne seriez que vous préparer des regrets superflus & de longs repentirs. Je vous le dis, comme je le pense au fond de mon ame& sans écouter mes propres intérêts. Si je pensois autrement je vous le dirois de même; & voyant que je ne puis être heureux personnellement, je trouverois du moins mon bonheur dans le vôtre. J’ose vous assurer que vous me trouverez en tout la même droiture & la même délicatesse; & quelque tendre & quelque passionné que je sois, j’ose vous assurer que je fais profession d’être encore plus honnête homme. Hélas! Si vous vouliez m’écouter; j’ose dire que je vous serois connoître [594] la véritable félicité; personne ne sauroit mieux la sentir que moi, & j’ose croire que personne ne la sauroit mieux faire éprouver: Dieux! Si j’avois pu parvenir à cette charmante possession, j’en serois mort assurément, & comment trouver assez de ressource dans l’ame pour résister à ce torrent de plaisirs? Mais si l’amour avoir fait un miracle & qu’il m’eût conservé la vie, quelque ardeur qui soit dans mon coeur, je sens qu’il l’auroit encore redoublée! Et pour m’empêcher d’expirer au milieu de mon bonheur, il auroit à chaque instant porté de nouveaux feux dans mon sang: cette seule pensée le fait bouillonner; je ne puis résister aux pieges d’une chimere séduisante; votre charmante image me suit par-tout; je ne puis m’en défaire même en m’y livrant; elle me poursuit jusques pendant mon sommeil; elle agîte mon coeur & mes esprits; elle consume mon tempérament, & je sens en un mot, que vous me tuez malgré vous-même & que quelque cruauté que vous ayez pour moi, mon sort est de mourir d’amour pour vous. Soit cruauté réelle, soit bonté imaginaire, le sort de mon amour est toujours de me faire mourir. Mais hélas! en me plaignant de mes tourmens je m’en prépare de nouveaux; je ne puis penser à mon amour sans que mon coeur & mon imagination s’échauffent, & quelque résolution que je fasse de vous obéir en commençant mes lettres, je me sens ensuite emporté au-delà de ce que vous exigez de moi. Auriez-vous la dureté de m’en punir? Le ciel pardonne les fautes involontaires, ne soyez pas plus sévere que lui & comptez pour quelque chose l’excès d’un penchant invincible, qui me conduit malgré moi bien plus loin que je ne veux, si loin même, que s’il émit en mon pouvoir [595] de posséder une minute mon adorable reine, sous la condition d’être pendu un quart-d’heure après, j’accepterois cette offre avec plus de joie que celle du trône de l’univers. Après cela je n’ai plus rien à vous dire; il faudroit que vous fussiez un monstre de barbarie pour me refuser au moins un peu de pitié.

L’ambition ni la fumée ne touchent point un coeur comme le mien; j’avois résolu de passer le reste de mes jours en philosophe dans une retraite qui s’offroit à moi; vous avez détruit tous ces beaux projets; j’ai senti qu’il m’étoit impossible de vivre éloigné de vous, & pour me procurer les moyens de m’en rapprocher, je tente un voyage & des projets que mon malheur ordinaire empêchera sans doute de réussir. Mais puisque je suis destiné à me bercer de chimeres, il faut du moins me livrer aux plus agréables, c’est-à-dire, à celles qui vous ont pour objet; daignez, Mademoiselle, donner quelque marque de bonté à un amant passionné, qui n’a commis d’autre crime envers vous que de vous trouver trop aimable; donnez-moi une adresse & permettez que je vous en donne une pour les lettres que j’aurai I’honneur de vous écrire, & pour les réponses que vous voudrez bien me faire: en un mot laissez-moi par pitié quelque raison d’espérance, quand ce ne seroit que pour calmer les folies dont je suis capable.

Ne me condamnez plus pendant mon séjour ici à vous voir si rarement; je n’y saurois tenir; accordez-moi du moins dans les intervalles la consolation de vous écrire & de recevoir de vos nouvelles, autrement, je viendrai plus souvent au risque de tout ce qui en pourra arriver. Je suis logé chez la Veuve Petit, en rue Genti à l’épée royale.

[596]

REPONSE Au Mémoire anonyme, intitulé: Si le monde que nous habitons est une sphere, &c. inséré dans le Mercure de Juillet, p. 1514

MONSIEUR,

Attiré par le titre de votre mémoire, je l’ai lu avec toute l’avidité d’un homme qui, depuis plusieurs années, attendoit impatiemment avec toute l’Europe le résultat de ces fameux voyages entrepris par plusieurs membres de l’Académie royale des sciences, sous les auspices du plus magnifique de tous les Rois. J’avouerai franchement, Monsieur, que j’ai eu quelque regret de voir que ce que j’avois pris pour le précis des observations de ces grands hommes, n’étoit effectivement qu’une conjecture hasardée, peut-être, un peu hors de propos. Je ne prétends pas pour cela avilir ce que votre mémoire contient d’ingénieux: mais vous permettrez, Monsieur, que je me prévale du même privilege que vous vous êtes accordé, & dont selon vous, tout homme doit être en possession, qui est de dire librement sa pensée sur le sujet dont il s’agit.

D’abord il me paroît que vous avez choisi le tems le moins convenable pour faire part au public de votre sentiment. Vous nous assurez, Monsieur, que vous n’avez point eu en vue de ternir la gloire de MM. les Académiciens observateurs, ni diminuer le prix de la générosité du Roi. Je suis assurément [597] très-porté à justifier votre coeur sur cet article, & il paroît aussi par la lecture de votre mémoire, qu’en effet des sentimens si bas sont très-éloignés de votre pensée: cependant vous conviendrez, Monsieur, que si vous aviez en effet tranché la difficulté, & que vous eussiez fait voir que la figure de la terre n’est point cause de la variation qu’on a trouvée dans la mesure de différens degrés de latitude, tout le prix des soins & des fatigues de ces Messieurs, les frais qu’il en a coûté & la gloire qui en doit être le fruit, seroient bien près d’être anéantis dans l’opinion publique. Je ne prétends pas pour cela, Monsieur que vous ayez dû déguiser ou cacher aux hommes la vérité quand vous avez cru la trouver, par des considérations particulieres; je parlerois contre mes principes les plus chers. La vérité est si précieuse à mon coeur, que je ne fais entrer nul autre avantage en comparaison avec elle. Mais, Monsieur, il n’étoit ici question que de retarder votre mémoire de quelques mois, ou plutôt de l’avancer de quelques années. Alors vous auriez pu, avec bienséance, user de la liberté qu’ont tous les hommes de dire ce qu’ils pensent sur certaines matieres, & il eût sans doute été bien doux pour vous, si vous eussiez rencontré juste, d’avoir évité au Roi la dépense de deux si longs voyages, & à ces Messieurs les peines qu’ils ont souffertes & les dangers qu’ils ont essuyés. Mais aujourd’hui que les voici de retour, avant qu’être au fait des observations qu’ils ont faites, des conséquences qu’ils en ont tirées; en un mot avant que d’avoir vu leurs relations & leurs découvertes, il paroît, Monsieur, que vous deviez moins vous hâter de proposer vos objections, qui, plus elles auroient de force, [598] plus aussi seroient propres à ralentir l’empressement & la reconnoissance du public, & à priver ces Messieurs de la gloire légitimement due à leurs travaux.

Il est question de savoir si la terre est sphérique ou non. Fondé sur quelques argumens vous vous décidez pour l’affirmative. Autant que je suis capable de porter mon jugement sur ces matieres, vos raisonnemens ont de la solidité. La conséquence cependant, ne m’en paroît pas invinciblement nécessaire.

En premier lieu, l’autorité dont vous fortifiez votre cause, en vous associant avec les anciens, est bien foible, à mon avis. Je crois que la prééminence qu’ils ont très-justement conservée sur les modernes en fait de poésie & d’éloquence, ne s’étend pas jusqu’à la physique & l’astronomie, & je doute qu’on osât mettre Aristote & Ptolémée en comparaison avec le Chevalier Newton & M. Cassini: ainsi, Monsieur, ne vous flattez pas de tirer un grand avantage de leur appui: on peut croire sans offenser la mémoire de ces grands hommes qu’il a échappé quelque chose à leurs lumieres: destitués, comme ils ont été, des expériences & des instrumens nécessaires, ils n’ont pas dû prétendre à la gloire d’avoir tout connu; & si l’on met leur disette en comparaison avec les secours dont nous jouissons aujourd’hui, on verra que leur opinion ne doit pas être d’un grand poids contre le sentiment des modernes; je dis des modernes en général, parce qu’en effet vous les rassemblez tous contre vous, en vous déclarant contre les deux nations qui tiennent sans contredit le premier rang dans les sciences dont il s’agit: car vous avez en tête les François [599] d’une part, & les Anglois de l’autre, lesquels, à la vérité, ne s’accordent pas entr’eux sur la figure de la terre, mais qui se réunissent en ce point de nier sa sphéricité. En vérité, Monsieur, si la gloire de vaincre augmente à proportion du nombre & de la valeur des adversaires, votre victoire, si vous la remportez, sera accompagnée d’un triomphe bien flatteur.

Votre premiere preuve tirée de la tendance égale des eaux vers leur centre de gravité, me paroît avoir beaucoup de force, & j’avoue de bonne foi que je n’y sais pas de réponse satisfaisante. En effet, s’il est vrai que la superficie de la mer sphérique, il faudra nécessairement, ou que le globe entier suive la même figure, ou bien que les terres des rivages soient horriblement escarpées dans les lieux de leurs alongemens. D’ailleurs (& je m’étonne que ceci vous ait échappé), on ne pourroit concevoir que le cours des rivieres pût tendre de l’équateur vers les pôles, suivant l’hypothese de M. Cassini: celle de M. Newton seroit aussi sujette aux mêmes inconvéniens; mais dans un sens contraire: c’est-à-dire, des lieux bas vers les parties plus élevées, principalement a environs des cercles polaires & dans les régions froides où l’élévation deviendroit plus sensible: cependant, l’expérience nous apprend qu’il y a quantité de rivieres qui suivent cette direction.

Que pourroit-on répondre à de si fortes instances? Je n’en sais rien du tout. Remarquez cependant, Monsieur, que votre démonstration, ou celle du P. Tacquet, est fondée sur ce principe, que toutes les parties de la masse terraquée tendent par leur pesanteur vers un centre commun qui n’est qu’un point, [600] & n’a par conséquent aucune longueur; & sans doute il n’étoit pas probable qu’un axiome si évident & qui fait le fondement de deux parties considérables des mathématiques, pût devenir sujet à être contesté; mais quand il s’agira de concilier des démonstrations contradictoires avec des faits assurés, que ne pourra-t-on point contester? J’ai vu dans la préface des Elémens d’astronomie de M. Fizes, professeur en mathématiques de Montpellier, un raisonnement qui tend à montrer que dans l’hvpothese de Copernic, & suivant les principes de la pesanteur établis par Descartes, il s’ensuivroit que le centre de gravité de chaque partie de la terre, devroit être, non pas le centre commun du globe, mais la portion de l’axe qui répondroit perpendiculairement à cette partie, & que par conséquent la figure de la terre se trouveroit cylindrique. Je n’ai garde assurément de vouloir soutenir un si étonnant paradoxe, lequel pris à la rigueur, est évidemment faux: mais qui nous répondra que la terre une fois démontrée oblongue par des constantes observations, quelque physicien plus subtile & plus hardi que moi n’adopteroit pas quelqu’hypothese approchante? Car enfin, diroit-il, c’est une nécessité en physique que ce qui doit être se trouve d’accord avec ce qui est.

Mais ne chicanons point; je veux accorder votre premier argument. Vous avez démontré que la superficie de la mer, & par conséquent celle de la terre doit être sphérique; si par l’expérience je démontrois qu’elle ne l’est point, tout votre raisonnement pourroit-il détruire la force de ma conséquence? Supposons pour un moment que cent épreuves exactes & réitérées vinssent nous convaincre qu’un degré de latitude a constamment [601] plus de longueur à mesure qu’on approche de l’équateur; serai-je moins en droit d’en conclure à mon tour: donc la terre est effectivement plus courbée vers les pôles que vers l’équateur: donc elle s’alonge en ce sens-là: donc c’est un sphéroïde? Ma démonstration fondée sur les opérations les plus fidelles de la géométrie seroit-elle moins évidente que la vôtre établie sur un principe universellement accordé? Où les faits parlent, n’est-ce pas au raisonnement à se taire? Or, c’est pour constater le fait en question, que plusieurs membres de l’Académie ont entrepris les voyages du Nord & du Pérou: c’est donc à l’Académie à en décider, & votre argument n’aura point de force contre sa décision.

Pour éluder d’avance une conclusion dont vous sentez la nécessité, vous tâchez de jetter de l’incertitude sur les opérations faites en divers lieux & à plusieurs reprises par M.M. Picart, de la Hire & Cassini, pour tracer la fameuse méridienne qui traverse la France, lesquelles donnerent lieu à M. Cassini de soupçonner le premier de l’irrégularité dans la rondeur du globe, quand il se fut assuré que les degrés mesurés vers le septentrion avoient quelque longueur de moins que ceux qui s’avançoient vers le midi.

Vous distinguez deux manieres de considérer la surface de la terre; vue de loin, comme par exemple depuis la lune, vous l’établissez sphérique: mais regardée de près, elle ne vous paroît plus telle, à cause de tes inégalités: car, dites-vous les rayons tirés du centre au sommet des plus hautes montagnes ne seront pas égaux à ceux qui seront bornés à la superficie de la mer; ainsi les arcs de cercle, quoique proportionnels [602] entr’eux, étant inégaux suivant l’inégalité des rayons, il se peut très-bien que les différences qu’on a trouvées entre les degrés mesurés, quoique avec toute l’exactitude & la précision dont l’attention humaine est capable, viennent des différentes élévations sur lesquelles ils ont été pris, lesquelles ont dû donner des arcs inégaux en grandeur, quoiqu’égales portions de leurs cercles respectifs.

J’ai deux choses à répondre à cela. En premier lieu, Monsieur, je ne crois point que la seule inégalité des hauteurs sur lesquelles on a fait les observations, ait suffi pour donner des différences bien sensibles dans la mesure des degrés. Pour s’en convaincre, il faut considérer que suivant le sentiment commun des géographes, les plus hautes montagnes ne sont non plus capables d’altérer la figure. de la terre, sphérique ou autre, que quelques grains de fable ou de gravier sur une boule de deux ou trois pieds de diametre. En effet on convient généralement aujourd’hui qu’il n’y a point de montagne qui ait une lieue perpendiculaire sur la surface de la terre; une lieue cependant ne seroit pas grand’chose, en comparaison d’un circuit de 8 ou 9000. Quant à la hauteur de la surface de la terre même par dessus celle de la mer, & derechef de la mer par dessus certaines terres, comme par exemple du Zuiderzée au-dessus de la Northolande, on sait qu’elles sont peu considérables. Le cours modéré de la plupart des fleuves & des rivieres ne peut être que l’effet d’une pente extrêmement douce. J’avouerai cependant que ces différences prises à la rigueur seroient bien capables d’en apporter dans les mesures: mais de bonne foi, seroit-il raisonnable de tirer avantage de toute la [603] différence qui se peut trouver entre la cime de la plus haute montagne & les terres inférieures à la mer; les observations qui ont donné lieu aux nouvelles conjectures sur la figure de la terre, ont-elles été prises à des distances si énormes? Vous n’ignorez pas sans doute, Monsieur, qu’on eut soin dans la construction de la grande méridienne d’établir des stations sur les hauteurs les plus égales qu’il fut possible: ce fut même une occasion qui contribua beaucoup à la perfection des niveaux.

Ainsi, Monsieur, en supposant avec vous que la terre est sphérique, il me reste maintenant à faire voir que cette supposition de la maniere que vous la prenez, est une pure pétition de principe. Un moment d’attention, & je m’explique.

Tout votre raisonnement roule sur ce théorême en géométrie, que deux cercles étant concentriques, si l’on mene des rayons jusqu’à la circonférence du grand, les arcs coupés par ces rayons seront inégaux & plus grands à proportion qu’ils seront portions de plus grands cercles. Jusqu’ici tout est bien; votre principe est incontestable: mais vous me paroissez moins heureux dans l’application que vous en faites aux degrés de latitude. Qu’on divise un méridien terrestre en 360 parties égales par des rayons menés du centre, ces parties égales selon vous seront des degrés par lesquels on mesurera l’élévation du pôle. J’ose, Monsieur, m’inscrire en faux contre un pareil sentiment, & je soutiens que ce n’est point là l’idée qu’on doit se faire des degrés de latitude. Pour vous en convaincre d’une maniere invincible, voyons ce qui résulteroit de-là, en supposant pour un moment que la terre fût un sphéroïde oblong. [604] Pour faire la division des degrés, j’inscris un cercle dans un ellipse représentant la figure de la terre. Le petit axe sera l’équateur, & le grand sera l’axe même de la terre; je divise le cercle en 360 degrés, de sorte que les deux axes passent par 4 de ces divisions: par toutes les autres divisions je mene des rayons que je prolonge jusqu’à la circonférence de l’ellipse. Les arcs de cette courbe, compris entre les extrémités des rayons donneront l’étendue des degrés lesquels seront évidemment inégaux, (une figure rendroit tout ceci plus intelligible, je l’omets pour ne pas effrayer les yeux des Dames qui lisent ce journal), mais dans un sens contraire à ce qui doit être: car les degrés seront plus longs vers les pôles, & plus courts vers l’équateur, comme il est manifeste à quiconque a quelques teintures de géométrie. Cependant il est démontré que si la terre est oblongue, les degrés doivent avoir plus de longueur vers l’équateur que vers les pôles. C’est à vous, Monsieur, à sauver la contradiction.

Quelle est donc l’idée qu’on se doit former des degrés de latitude? Le terme même d’élévation du pôle vous l’apprend. Des différens degrés de cette élévation tirez de part & d’autre des tangentes à la superficie de la terre; les intervalles compris entre les points d’attouchement, donneront les degrés de latitude: or il est bien vrai, que si la terre étoit sphérique, tous ces points correspondroient aux divisions qui marqueroient les degrés de la circonférence de la terre, considérée comme circulaire; mais si elle ne l’est point, ce ne sera plus la même chose. Tout au contraire de votre systême, les pôles étant plus élevés, les degrés y devroient être plus grands, ici la [605] terre étant plus courbée vers les pôles, les degrés sont plus petits. C’est le plus ou moins de courbure, & non l’élongnement du centre qui influe sur la longueur des degrés d’élévation du pôle. Puis donc que votre raisonnement n’a de justesse qu’autant que vous supposez que la terre est sphérique, j’ai été en droit de dire que vous vous fondez sur une pétition de principe; & puisque ce n’est pas du plus grand, ou moindre éloignement du centre, que résulte la longueur des degrés de latitude, je conclurai derechef que votre argument n’a de solidité en aucune de ses parties.

Il se peut que le terme de degré, équivoque dans dont il s’agit, vous ait induit en erreur: autre chose est un degré de la terre considéré comme la 360ème. partie d’un circonférence circulaire, & autre chose un degré de latitude considéré comme la mesure de l’élévation du pôle par-dessus l’horizon. Et quoiqu’on puisse prendre l’un pour l’autre dans le cas que la terre soit sphérique, il s’en faut beaucoup qu’on en puisse faire de même, si sa figure est irréguliere.

Prenez garde, Monsieur, que quand j’ai dit que la terre n’a pas de pente considérable, je l’ai entendu, non par rapport à sa figure sphérique; mais par rapport à sa figure naturelle, oblongue ou autre; figure que je regarde comme déterminée dès le commencement par les loix de la pesanteur & du mouvement, & à laquelle l’équilibre ou le niveau des fluides peut très-bien être assujetti: mais sur ces matieres, on ne peut hasarder aucun raisonnement que le fait même ne nous soit mieux connu.

Pour ce qui est de l’inspection de la lune, il est bien vrai [606] qu’elle nous paroît sphérique, & elle l’est probablement: mais il ne s’ensuit point du tout que la terre le soit aussi. Par quelle regle sa figure seroit-elle assujettie à celle de la lune, plutôt par exemple qu’à celle de Jupiter, planete d’une toute autre importance, & qui pourtant n’est pas sphérique. La raison que vous tirez de l’ombre de la terre n’est gueres plus forte: si le cercle se montroit tout entier, elle seroit sans réplique; mais vus savez, Monsieur, qu’il est difficile de distinguer une petite portion de courbe d’avec l’arc d’un cercle plus ou moins grand. D’ailleurs, on ne croit point que la terre s’éloigne si fort de la figure sphérique, que cela doive occasionner sur la surface de la lune une ombre sensiblement irréguliere, d’autant plus que la terre étant considérablement plus grande que la lune, il ne paroît jamais sur celle-ci qu’une bien petite partie de son circuit.

Je suis, &c.

Chambéri, 20 Septembre 1738.

ROUSSEAU.

[607]

LETTRE DE M. CHARLES BONNET, Au sujet du Discours de M. J. J. Rousseau de Geneve, sur l’Origine & les Fondemens de l’inégalité parmi les Hommes.*

[*Cette lettre a été imprimée dans le Mercure de France du mois d’Octobre 1751.]

Je viens, Monsieur, de lire le Discours de M. J. J. Rousseau de Geneve sur l’origine & les fondemens de l’inégalité parmi les hommes. J’ai admiré le coloris de cet étrange tableau; mais je n’ai pu admirer de même le dessin & la représentation. Je fais grand cas du mérite & des talens de M. Rousseau, & je félicite Geneve, qui est aussi ma Patrie, de le compter parmi les hommes célebres auxquels elle a donné le jour: mais je regrette qu’il ait adopté des idées qui me paroissent si opposées au vrai & si peu propres à faire des heureux.

On écrira, sans doute, beaucoup contre ce nouveau Discours, comme on a beaucoup écrit contre celui qui a remporté le prix de l’Académie de Dijon: & parce qu’on a beaucoup écrit & qu’on écrira beaucoup encore contre M. Rousseau, on lui rendra plus cher un paradoxe qu’il n’a que trop caressé. Pour moi qui n’ai nulle envie de faire un livre contre M. Rousseau, & qui suis très convaincu que la dispute est de tous les moyens, celui qui peut le moins sur ce génie hardi & indépendant, je me borne à lui proposer d’approfondir un [608] raisonnement tout simple, & qui me semble renfermer ce qu’il y a de plus essentiel dans la question.

Voici ce raisonnement.

Tout ce qui résulte immédiatement des facultés de l’homme ne doit-il pas être dit résulter de sa nature? Or, je crois que l’on démontre fort bien que l’état de société résulte immédiatement des facultés de l’homme: je n’en veux point alléguer d’autres preuves à notre savant Auteur que ses propres idées sur l’établissement des sociétés; idées ingénieuses & qu’il a si élégamment exprimées dans la seconde Partie de son Discours. Si donc l’état de société découle des facultés de l’homme, il est naturel à l’homme. Il seroit donc aussi déraisonnable de se plaindre de ce que ces facultés en se développant ont donné naissance à cet état, qu’il le seroit de se plaindre de ce que DIEU a donné à l’homme de telles facultés.

L’homme est tel que l’exigeoit la place qu’il devoit occuper dans l’univers. Il y falloit apparemment des hommes qui bâtissent des villes, comme il y falloit des castors qui construisissent des cabanes. Cette perfectibilité, dans laquelle M. Rousseau fait consister le caractere qui distingue essentiellement l’homme de la brute, devoit, du propre aveu de l’Auteur, conduire l’homme au point où nous le voyons aujourd’hui. Vouloir que cela ne fût point, ce seroit vouloir que l’homme ne fût point homme. L’aigle qui se perd dans la nue rampe-t-il dans la poussiere comme le serpent?

L’homme sauvage de M. Rousseau, cet homme qu’il chérit avec tant de complaisance, n’est point du tout l’homme que [609] DIEU a voulu faire: mais Dieu a fait des Orang-outangs & des singes qui ne sont pas hommes.

Quand donc M. Rousseau déclame avec tant de véhémence & d’obstination contre l’état de société, il s’éleve, sans y sa penser, contre la VOLONTÉ de DIEU qui a fait l’homme & qui a ordonné cet état. Les faits sont-ils autre chose que l’expression de sa VOLONTÉ ADORABLE?

Lorsqu’avec le pinceau d’un le Brun, l’Auteur trace à nos yeux l’effroyable peinture des maux que l’état civil a enfantes, il oublie que la Planete où l’on voit ces choses, fait partie d’un Tout immense que nous ne connoissons point; mais que savons être l’ouvrage d’une SAGESSE PARFAITE.

Ainsi renonçons pour toujours à la chimérique entreprise de prouver que l’homme seroit mieux s’il étoit autrement: l’abeille qui construit des cellules si régulieres voudra-t-elle juger de la façade du Louvre? Au nom du bon-sens & de la raison, prenons l’homme tel qu’il est, avec toutes ses dépendances; laissons aller le monde comme il va, & soyons, sûrs qu’il va aussi-bien qu’il pouvoit aller.

S’il s’agissoit de justifier la Providence aux yeux des hommes, Leibnitz & Pope l’ont fait, & les ouvrages immortels de ces génies sublimes sont des monumens élevés à la gloire de la raison. Le Discours de M. Rousseau est un monument élevé à l’esprit, mais à l’esprit chagrin & mécontent de lui-même & des autres.

Lorsque notre Philosophe voudra consacrer ses lumieres & ses talens à nous découvrir les origines des choses; à nous montrer les développemens plus ou moins lents des bien & [610] des maux; en un mot, à suivre l’humanité dans la courbe tortueuse qu’elle décrit; les tentatives de ce Génie original & fécond, pourront nous valoir des connoissances précieuses sur ces objets intéressans. Nous nous empresserons alors à recueillir ces connoissances & à offrir à l’Auteur le tribut de reconnoissance & d’éloges qu’elles lui auront mérité, & qui n’aura pas été, je m’assure, la principale fin de ses recherches.

Il y a lieu, Monsieur, de s’étonner, & je m’en étonnerois davantage, si j’avois moins été appellé à réflechir sur les sources de la diversité des opinions des hommes; il y a, dis-je, lieu de s’étonner qu’un Ecrivain qui a si bien connu les avantages d’un bon gouvernement, qui les a si bien peints dans sa belle Dédicace à notre République, où il a cru voir tous ces avantages réunis, les ait si-tôt & si parfaitement perdus de vue dans son Discours. On fait des efforts inutiles pour se persuader qu’un Ecrivain qui seroit, sans doute, fâché que l’on ne le crût pas judicieux, préférât sérieusement d’aller passer sa vie dans les bois, si sa santé le lui permettoit, à vivre au milieu de Concitoyens chéris & dignes de l’être. Eût-on jamais présumé qu’un Ecrivain qui pense, avanceroit dans un siecle tel que le nôtre cet étrange paradoxe, qui renferme seul une si grande foule d’inconséquences, pour ne rien dire de plus fort? Si la nature nous a destinés à être sains,* [*C’étoit bien sains, sani, & non saints, sancti que portoit le manuscrit original de Philopolis. On ignore si l’on avoit imprimé saints, sancti dans le Mercure de France d’Octobre 1755, & on le présume facilement. Mais cette remarque suffira pour faire tomber la petite plaisanterie de M. Rousseau. Il est singulier qu’il n’eût pas soupçonné ici une faute d’impression. Voyez Œuvres de J. J. Rousseau: Tom I, pag. 185 de l’édit. 4°. Geneve 1782.] j’ose presqu’assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, & [611] que l’homme qui médite est un animal dépravé. Disc. pag. 22.

Je l’ai insinué en commençant cette lettre; mon dessein n’est point de prouver à M. Rousseau par des argumens, qu’assez d’autres seront sans moi, & qu’il seroit peut être mieux que l’on ne fit point, la supériorité de l’état de citoyen sur l’état l’d’homme sauvage; qui eût jamais imaginé que cela seroit mis en question! Mon but est uniquement d’essayer de faire sentir à notre Auteur combien ses plaintes continuelles sont superflues & déplacées: & combien il est évident que la société entroit dans la destination de notre être.

J’ai parlé à M. Rousseau avec toute la franchise que la relation de compatriote autorise. J’ai une si grande idée des qualités de son coeur, que je n’ai pas songé un instant qu’il pût ne pas prendre en bonne part ces réflexions. L’amour seul de la vérité me les a dictées. Si pourtant en les faisant, il m’étoit échappé quelque chose qui pût déplaire à M. Rousseau, je le prie de me le pardonner & d’être persuadé de la pureté de mes intentions.

Je ne dis plus qu’un mot; c’est sur la pitié, cette vertu si célébrée par notre Auteur, & qui fut, selon lui, le plus bel appanage de l’homme dans l’enfance du monde. Je prie M. Rousseau de vouloir bien réfléchir sur les questions suivantes.

Un homme ou tout autre être sensible qui n’auroit jamais connu la douleur, auroit-il de la pitié, & seroit-il ému à la vue d’un enfant qu’on égorgeroit?

[612] Pourquoi la populace, à qui M. Rousseau accorde une si grande dose de pitié, se repaît-elle avec tant d’avidité du spectacle d’un malheureux expirant sur la roue?

L’affection que les femelles des animaux témoignent pour leurs petits a-t-elle ces petits pour objet ou la mere? Si par hasard c’étoit celle-ci, le bien-être des petits n’en auroit été que mieux assuré.

J’ai l’honneur d’être, &c.

A Geneve, le 25 d’Août 1755.

PHILOPOLIS, citoyen de Geneve.

FIN.


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