JEAN JACQUES ROUSSEAU

DISCOURS
SUR L’ORIGINE
ET LES FONDEMENS
DE L’INÉGALITÉ
PARMI LES HOMMES

[1753, novembre --1755, octobre; dédicace, 1754, juin-octobre (additions); «Le manuscrit que Rousseau a envoyé à l’Académie de Dijon & disparu des archives de ladite Académie.» le Pléiade édition, t. III, pp. 1859-1860; fragments, Bibliothèque publique et universitaire de Geneve ms. fr. 228, Bibliothèque nationale, Paris, ms. fr. 12.760, etc.; A Amsterdam, Marc Michel Rey, 1755, etc.; le Pléiade édition, t. III, pp. 109-223.== Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition, t. I, pp. 1-176.]

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DISCOURS
SUR L’ORIGINE
ET LES FONDEMENS
DE L’INEGALITE
PARMI
LES HOMMES

PAR JEAN JACQUES ROUSSEAU
CITOYEN DE GENEVE.

Non in depravatis, sed in his quae bene secundum naturam se habent, considerandum est quid sit naturale.

ARISTOT. Politic. L. 1.

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[DEDICACE]

À LA REPUBLIQUE DE GENEVE.
MAGNIFIQUES, TRES-HONORES; ET SOUVERAINS SEIGNEURS,

Convaincu qu’il n’appartient qu’au Citoyen vertueux de rendre à sa Patrie des honneurs qu’elle puisse avouer, il y a trente ans que je travaille à mériter de vous offrir [4] un hommage publie; & cette heureuse occasion suppléant en partie à ce que mes efforts n’ont pu faire, j’ai cru qu’il me seroit permis de consulter ici le zele qui m’anime, plus que le droit qui devroit m’autoriser. Ayant eu le bonheur de naître parmi vous, comment pourrois-je méditer sur l’égalité que la nature a mise entre les hommes, & sur l’inégalité qu’ils ont instituée, sans penser à la profonde sagesse avec laquelle l’une & l’autre, heureusement combinées dans cet Etat, concourent, de la maniere la plus approchante de la loi naturelle & la plus favorable à la société, au maintien de l’ordre publie & au bonheur des particuliers? En recherchant les meilleures maximes que le bon sens puisse dicter sur la constitution d’un Gouvernement, j’ai été si frappé de les voir toutes en exécution dans le vôtre, que, même sans être né dans [5] vos murs, j’aurois cru ne pouvoir me dispenser d’offrir ce tableau de la société humaine, à celui de tous les peuples qui me paroît en posséder les plus grands avantages, & en avoir le mieux prévenu les abus.

Si j’avois eu à choisir le lieu de ma naissance, j’aurois choisi une société d’une grandeur bornée par l’étendue des facultés humaines, c’est-à-dire par la possibilité d’être bien gouvernée, & où chacun suffisant à son emploi, nul n’eût été contraint de commettre à d’autres les fonctions dont il étoit chargé: un Etat où, tous les particuliers se connoissant entr’eux, les manœuvres obscures du vice, ni la modestie de la vertu, n’eussent pu se dérober aux regards & au jugement du Public, & où cette douce habitude de se voir & de se connoître, fît de l’amour de la Patrie l’amour des Citoyens plutôt que celui de la terre.

[6] J’aurois voulu naître dans un pays où le Souverain & le Peuple ne pussent avoir qu’un seul & même intérêt, afin que tous les mouvemens de la machine ne tendissent jamais qu’au bonheur commun; ce qui ne pouvant se faire à moins que le Peuple & le souverain ne soient une même personne, il s’ensuit que j’aurois voulu naître sous un Gouvernement Démocratique, sagement tempéré.

J’aurois voulu vivre & mourir libre, c’est-à-dire, tellement soumis aux loix que ni moi ni personne n’en pût secouer l’honorable joug; ce joug salutaire & doux, que les têtes les plus fieres portent d’autant plus docilement, qu’elles sont faites pour n’en porter aucun autre.

J’aurois donc voulu que personne dans l’Etat n’eût pu se dire au-dessus de la loi, & que personne au-dehors n’en pût imposer que l’Etat fût obligé de reconnoître; car, [7] quelle que puisse être la constitution d’un Gouvernement, s’il s’y trouve un seul homme qui ne soit pas soumis à la loi, tous les autres sont nécessairement à la discrétion de celui-là; note 1 & s’il y a un chef national, & un autre chef étranger, quelque partage d’autorité qu’ils puissent faire, il est impossible que l’un & l’autre soient bien obéis, & que l’état soit bien gouverné.

Je n’aurois point voulu habiter une République de nouvelle institution; quelques bonnes loix qu’elle pût avoir, de peur que le Gouvernement, autrement constitué peut-être qu’il ne faudroit pour le moment, ne convenant pas aux nouveaux Citoyens, ou les Citoyens au nouveau Gouvernement, l’Etat ne fût sujet à être ébranlé & détruit presque des sa naissance. Car il en est de la liberté comme de ces alimens solides & succulens, ou de ces vins généreux, propres à nourrir [8] & fortifier les tempéramens robustes qui en ont l’habitude, mais qui accablent, ruinent & enivrent les foibles & délicats qui n’y sont point faits. Les Peuples une fois accoutumés à des Maîtres, ne sont plus en état de s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de la liberté, que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est, opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu’aggraver leurs chaînes. Le Peuple Romain lui-même, ce modele de tous les Peuples libres, ne fut point en état de se gouverner en sortant de l’oppression des Tarquins. Avili par l’esclavage & les travaux ignominieux qu’ils lui avoient imposés, ce n’étoit d’abord qu’une stupide populace qu’il falut ménager & gouverner avec la plus grande sagesse, afin que s’accoutumant peu à peu à respirer l’air salutaire de la liberté, [9] ces ames énervées ou plutôt abruties sous la tyrannie, acquissent par degrés cette sévérité de moeurs & cette fierté de courage qui en firent enfin le plus respectable de tous les Peuples. J’aurois donc cherché pour ma patrie une heureuse & tranquille République, dont l’ancienneté se perdit en quelque sorte dans la nuit des tems, qui n’eût éprouvé que des atteintes propres à manifester & affermir dans ses habitans le courage & l’amour de la Patrie, & où les Citoyens accoutumés de longue main à une sage indépendance, fussent non-seulement libres, mais dignes de l’être.

J’aurois voulu me choisir une Patrie, détournée par une heureuse impuissance du féroce amour des conquêtes, & garantie par une position encore plus heureuse de la crainte de devenir elle-même la conquête d’un autre Etat; une ville libre, placée entre [10] plusieurs Peuples dont aucun n’eût intérêt à l’envahir, & dont chacun eût intérêt d’empêcher les autres de l’envahir eux-mêmes; une République, en un mot, qui ne tentât point l’ambition de ses voisins, & qui pût raisonnablement compter sur leur secours au besoin. Il s’ensuit que, dans une position si heureuse, elle n’auroit eu rien à craindre que d’elle-même, & que si ses Citoyens s’étoient exercés aux armes, c’eût été plutôt pour entretenir chez eux cette ardeur guerriere & cette fierté de courage qui sied si bien à la liberté, & qui en nourrit le goût, que par la nécessité de pourvoir à leur propre défense.

J’aurois cherché un pays où le droit de législation fût commun à tous les Citoyens: car qui peut mieux savoir qu’eux sous quelles conditions il leur convient de vivre ensemble dans une même société? Mais je n’aurois pas [11] approuvé des Plébiscites semblables à ceux des Romains, où les chefs de l’Etat & les plus intéressés à sa conservation étoient exclus des délibérations dont souvent dépendoit son salut, & où, par une absurde inconséquence, les Magistrats étoient privés des droits dont jouissoient les simples Citoyens.

Au contraire, j’aurois désiré que, pour arrêter les projets intéressés & mal conçus, & les innovations dangereuses qui perdirent enfin les Athéniens, chacun n’eût pu le pouvoir de proposer de nouvelles loix à sa fantaisie; que ce droit appartînt aux seuls Magistrats, qu’ils en usassent même avec tant de circonspection; que le Peuple, de son côté, fût si réservé à donner son consentement à ces loix, & que la promulgation ne pût s’en faire qu’avec tant de solemnité, qu’avant que la constitution fût ébranlée, on eût le tems de se convaincre [12] que c’est sur-tout la grande antiquité des loix qui les rend saintes & vénérables; que le Peuple méprise bientôt celles qu’il voit changer tous les jours, & qu’en s’accoutumant à négliger les anciens usages, sous prétexte de faire mieux, on introduit souvent de grands maux pour en corriger de moindres.

J’aurois fui surtout, comme nécessairement mal gouvernée, une République où le Peuple, croyant pouvoir se passer de ses Magistrats, ou ne leur laisser qu’une autorité précaire, auroit imprudemment gardé l’administration des affaires civiles & l’exécution de ses propres loix; telle dut être la grossiere constitution des premiers Gouvernemens sortant immédiatement de l’état de nature, & telle fut encore un des vices qui perdirent la République d’Athenes.

Mais j’aurois choisi celle où les particuliers [13] se contentant de donner la sanction aux loix, & de décider en Corps, & sur le rapport des Chefs, les plus importantes affaires publiques, établiroient des Tribunaux respectés, en distingueroient avec soin les divers départemens, éliroient d’année en année les plus capables & les plus integres de leurs Concitoyens pour administrer la justice & gouverner l’Etat; & où la vertu des Magistrats portant ainsi témoignage de la sagesse du Peuple, les uns & les autres s’honoreroient mutuellement. De sorte que si jamais de funestes mal-entendus venoient à troubler la concorde publique, ces tems même, d’aveuglement & d’erreurs fussent marqués par des témoignages de modération, d’estime réciproque, & d’un commun respect pour les lois; présages & garante d’une réconciliation sincere & perpétuelle.

[14] Tels sont, Magnifiques, tres-honorés & souverains Seigneurs, les avantages que j’aurois recherchés dans la Patrie que je me serois choisie. Que si la Providence y avoit ajouté de plus une situation charmante, un climat tempéré, un pays fertile, & l’aspect le plus délicieux qui soit sous le Ciel, je n’aurois désiré, pour combler mon bonheur, que de jouir de tous ces biens dans le sein de cette heureuse Patrie, vivant paisiblement dans une douce société avec mes Concitoyens, exerçant envers eux & à leur exemple, l’humanité, l’amitié & toutes les vertus, & laissant après moi l’honorable mémoire d’un homme de bien & d’un honnête & vertueux Patriote.

Si, moins heureux ou trop tard sage, je m’étois vu réduit à finir en d’autres climats une infirme & languissante carriere, regrettant inutilement le repos & la paix dont [15] une jeunesse imprudente m’auroit privé; j’aurois du moins nourri dans mon ame ces mêmes sentimens dont je n’aurois pu faire usage dans mon pays, & pénétré d’une affection tendre & désintéressée pour mes Concitoyens éloignés, je leur aurois adressé du fond de mon coeur à peu pres le discours suivant.

Mes chers Concitoyens, ou plutôt mes freres, puisque les liens du sang ainsi que les loix nous unissent presque tous; il m’est doux de ne pouvoir penser à vous, sans penser en même tems à tous les biens dont vous jouissez, & dont nul de vous peut-être ne sent mieux le prix que moi qui les ai perdus. Plus je réfléchis sur votre situation politique & civile, & moins je puis imaginer que la nature des choses humaines puisse en comporter une meilleure. Dans tous les autres Gouvernemens, quand il est question [16] d’assurer le plus grand bien de l’Etat, tout se borne toujours à des projets en idées, & tout au plus à de simples possibilités; pour vous, votre bonheur est tout fait, il ne faut qu’en jouir; & vous n’avez plus besoin, pour devenir parfaitement heureux, que de savoir vous contenter de l’être. Votre souveraineté acquise ou recouvrée à la pointe de l’épée, & conservée durant deux siecles à force de valeur & de sagesse, est enfin pleinement & universellement reconnue. Des traités honorables fixent vos limites, assurent vos droits & affermissent votre repos. Votre constitution est excellente, dictée par la plus sublime raison, & garantie par des Puissances amies & respectables; votre Etat est tranquille, vous n’avez ni guerres ni conquérans à craindre; vous n’avez point d’autres maîtres que de sages loix que vous avez faites, administrées par [17] des Magistrats integres qui sont de votre choix; vous n’êtes ni assez riches pour vous énerver par la mollesse & perdre dans de vaines délices le goût du vrai bonheur & des solides vertus, ni assez pauvres pour avoir besoin de plus de secours étrangers que ne vous en procure votre industrie; & cette liberté précieuse, qu’on ne maintient chez les grandes Nations qu’avec des impôts exorbitans, ne vous coûte presque rien à conserver.

Puisse durer toujours, pour le bonheur de ses Citoyens & l’exemple des Peuples une République si sagement & si heureusement constituée!. Voilà le seul voeu qui vous reste à faire, & le seul soin qui vous reste à prendre. C’est à vous seuls désormois, non à faire votre bonheur, vos ancêtres vous en ont évité la peine, mais à le rendre durable par la sagesse d’en bien user. C’est de votre [18] union perpétuelle, de votre obéissance aux loix, de votre respect pour leurs Ministres, que dépend votre conservation. S’il reste parmi vous le moindre germe d’aigreur ou de défiance, hâtez-vous de le détruire, comme un levain funeste d’où résulteroient tôt ou tard vos malheurs & la ruine de l’Etat. Je vous conjure de rentrer tous au fond de votre coeur, & de consulter la voix secrete de votre conscience. Quelqu’un parmi vous connoît-il dans l’univers un Corps plus integre, plus éclairé, plus respectable que celui de votre Magistrature? Tous ses membres ne vous donnent-ils pas l’exemple de la modération, de la simplicité de moeurs, du respect pour les loix, & de la plus sincere réconciliation? Rendez donc sans reserve à de si sages Chefs cette salutaire confiance que la raison doit à la vertu; songez qu’ils sont de votre choix, qu’ils le justifient, & que [19] les honneurs, dûs à ceux que vous avez constitués en dignité, retombent nécessairement sur vous-mêmes. Nul de vous n’est assez peu éclairé pour ignorer qu’où cesse la vigueur des loix & l’autorité de leurs défenseurs, il ne peut y avoir ni sûreté, ni liberté pour personne. De quoi s’agit-il donc entre vous, que de faire de bon coeur & avec une juste confiance ce que vous seriez toujours obligés de faire par un véritable intérêt, par devoir & pour la raison? Qu’une coupable & funeste indifférence pour le maintien de la constitution, ne vous fasse jamais négliger au besoin les sages avis des plus éclairés & des plus zélés d’entre vous: mais que l’équité, la modération, la plus respectueuse fermeté, continuent de régler toutes vos démarches, & de montrer en vous, à tout l’univers, l’exemple d’un Peuple fier & modeste, aussi jaloux de sa gloire que de sa liberté. [20] Gardez-vous, sur-tout, & ce sera mon dernier conseil, d’écouter jamais des interprétations sinistres & des discours envenimés, dont les motifs secrets sont souvent plus dangereux que les actions qui en sont l’objet. Toute une maison s’éveille & se tient en alarmes aux premiers cris d’un bon & fidele gardien qui n’aboie jamais qu’à l’approche des voleurs; mais on hait l’importunité de ces animaux bruyans qui troublent uns cesse le repos public, & dont les avertissemens continuels & déplacés ne se font pas même écouter au moment qu’ils sont nécessaires.

Et vous, Magnifiques & très Honorés Seigneurs, vous dignes & respectables Magistrats d’un Peuple libre, permettez-moi de vous offrir en particulier mes hommages & mes devoirs. S’il y a dans le monde un rang propre à illustrer ceux qui l’occupent, [21] c’est sans doute celui que donnent les talens & la vertu, celui dent vous vous êtes rendus dignes, & auxquels vos Concitoyens vous ont élevés. Leur propre mérite ajoute encore au vôtre un nouvel éclat; & choisis par des hommes capables d’en gouverner d’autres, pour les gouverner eux-mêmes, je vous trouve autant au-dessus des autres Magistrats, qu’un Peuple libre, & surtout celui que vous avez l’honneur de conduire, est par ses lumieres & par sa raison au-dessus de la populace des autres Etats.

Qu’il me soit permis de citer un exemple dont il devroit rester de meilleures traces, & qui sera toujours présent à mon coeur. Je ne me rappelle point sans la plus douce émotion, la mémoire du vertueux Citoyen de qui j’ai reçu le jour, & qui souvent entretint mon enfance du respect qui vous étoit dû. Je le vois encore, vivant du travail [22] de ses mains, & nourrissant son ame des vérités les plus sublimes. Je vois Tacite, Plutarque & Grotius, mêlés devant lui avec les instrumenta de son métier. Je vois à ses côtés un fils chéri, recevant avec trop peu de fruit les tendres instructions du meilleur des peres. Mais si les égaremens d’une folle jeunesse me firent oublier durant un tems de si sages leçons, j’ai le bonheur d’éprouver enfin que quelque penchant qu’on ait vers le vice, il est difficile qu’une éducation dont le coeur se mêle, reste perdue pour toujours.

Tels sont, Magnifiques & très Honorés Seigneurs, les Citoyens & même les simples habitans nés dans l’Etat que vous gouvernez; tels sont ces hommes instruits & sensés dont, sous le nom d’ouvriers & de peuple, on a chez les autres nations des idées si basses & si fausses. Mon pere, je l’avoue avec joie, n’étoit point distingué parmi ses [23] Concitoyens, il n’étoit que ce qu’ils sont tous; & tel qu’il étoit, il n’y a point de pays où sa société n’eût été recherchée, cultivée, & même avec fruit, par les plus honnêtes gens. Il ne m’appartient pas, & grace au Ciel, il n’est pas nécessaire de vous parler des égards que peuvent attendre de vous des hommes de cette trempe, vos égaux par l’éducation, ainsi que par les droits de la nature & de la naissance; vos inférieurs par leur volonté, par la préférence qu’ils doivent à votre mérite, qu’ils lui ont accordée, & pour laquelle vous leur devez à votre tour une sorte de reconnoissance. J’apprends avec une vive satisfaction de combien de douceur & de condescendance vous tempérez avec eux la gravité convenable aux Ministres des lois; combien vous leur rendez en estime & en attentions ce qu’ils vous doivent d’obéissance & de respects; [24] conduite pleine de justice & de sagesse, propre à éloigner de plus en plus la mémoire des événemens malheureux qu’il faut oublier pour ne les revoir jamais: conduite d’autant plus judicieuse, que ce Peuple équitable & généreux se fait un plaisir de son devoir, qu’il aime naturellement à vous honorer, & que les plus ardens à soutenir leurs droits sont les plus portés à respecter les vôtres.

Il ne doit pas être étonnant que les Chefs d’une société civile en aiment la gloire & le bonheur: mais il l’est trop pour le repos des hommes que ceux qui se regardent comme les Magistrats, ou plutôt comme les maîtres d’une Patrie plus sainte & plus sublime, témoignent quelque amour pour la Patrie terrestre qui les nourrit. Qu’il m’est doux de pouvoir faire en notre faveur une exception si rare, & placer au rang de [25] nos meilleurs Citoyens ces zélés dépositaires des dogmes sacrés autorisés par les loix, ces vénérables Pasteurs des ames, dont la vive & douce, éloquence porte d’autant mieux dans les coeurs les maximes de l’Evangile, qu’ils commencent toujours par les pratiquer eux-mêmes! Tout le monde soit avec quel succès le grand art de la Chaire est cultivé à Geneve. Mais, trop accoutumés à voir dire d’une maniere & faire d’une autre, peu de gens savent jusqu’à quel point l’esprit du christianisme, la sainteté des moeurs, la sévérité pour soi-même & la douceur pour autrui, régnent dans le Corps de nos Ministres. Peut-être appartient-il à la seule ville de Geneve de montrer l’exemple édifiant d’une aussi parfaite union entre une société de Théologiens & de gens de Lettres; c’est en grande partie sur leur sagesse & leur modération reconnues, c’est sur leur zele pour la prospérité [26] de l’Etat que je fonde l’espoir de son éternelle tranquillité; & je remarque avec un plaisir mêlé d’étonnement & de respect, combien ils ont d’horreur pour les affreuses maximes de ces hommes sacrés & barbares dont l’Histoire fournit plus d’un exemple, & qui, pour soutenir les prétendus droits de Dieu, c’est-à-dire leurs intérêts, étoient d’autant moins avares du sang humain, qu’ils se flattoient que le leur seroit toujours respecté.

Pourrais-je oublier cette précieuse moitié de la République qui fait le bonheur de l’autre, & dont la douceur & la sagesse y maintiennent la paix & les bonnes moeurs? Aimables & vertueuses Citoyennes, le sort de votre sexe sera toujours de gouverner le nôtre. Heureux! quand votre chaste pouvoir exercé seulement dans l’union conjugale, ne se fait sentir que pour la gloire de l’Etat & le bonheur public. C’est ainsi que les femmes [27] commandoient à Sparte, & c’est ainsi que vous méritez de commander à Geneve. Quel hommepourroit résister à la voix de l’honneur & de la raison dans la bouche d’une tendre épouse; & qui ne mépriseroit un vain luxe, en voyant votre simple & modeste parure qui, par l’éclat qu’elle tient de vous, semble être la plus favorable à la beauté? C’est à vous, de maintenir toujours, par votre aimable & innocent empire, & par votre esprit insinuant, l’amour des loix dans l’Etat & la concorde parmi les Citoyens; de réunir, par d’heureux mariages, les familles divisées; & sur-tout de corriger, par la persuasive douceur de vos leçons, & par les grâces modestes de votre entretien, les travers que nos jeunes gens vont prendre en d’autres pays, d’où, au lieu de tant de choses utiles dont ils pourroient profiter, ils ne rapportent, avec un ton puéril & des [28] airs ridicules pris parmi des femmes perdues, que l’admiration de je ne sois quelles prétendues grandeurs, frivoles dédommagemens de la servitude, qui ne vaudront jamais l’auguste liberté. Soyez donc toujours ce que vous êtes, les chastes gardiennes des moeurs & les doux liens de la paix, & continuez de faire valoir, en toute occasion, les droits du coeur & de la nature au profit du devoir & de la vertu.

Je me flatte de n’être point démenti par l’événement, en fondant sur de tels garans l’espoir du bonheur commun des Citoyens & de la gloire de la République. J’avoue qu’avec tous ces avantages, elle ne brillera pas de cet éclat dont la plupart des yeux sont éblouis, & dont le puéril & funeste goût est le plus mortel ennemi du bonheur & de la liberté. Qu’une jeunesse dissolue aille chercher ailleurs des plaisirs faciles & de [29] longs repentirs. Que les prétendus gens de goût admirent en d’autres lieux la grandeur des palois, la beauté des équipages, les superbes ameublemens, la pompe des spectacles, & tous les rafinemens de la mollesse & du luxe. A Geneve on ne trouvera que des hommes; mais pourtant un tel spectacle a bien son prix, & ceux qui le rechercheront, vaudront bien les admirateurs du reste.

Daignez, Magnifiques, Tres-Honorés & Souverains Seigneurs, recevoir tous avec la même bonté les respectueux témoignages de l’intérêt que je prends à votre prospérité commune. Si j’étois assez malheureux pour être coupable de quelque transport indiscret dans cette vive effusion de mon coeur, je vous supplie de le pardonner à la tendre affection d’un vrai Patriote, & au zele ardent & légitime d’un homme qui n’envisage point de plus grand bonheur [30] pour lui-même que celui de vous voir tous heureux.

Je suis avec le plus profond respect,

MAGNIFIQUES, TRES-HONORÉS, ET SOUVERAINS SEIGNEURS,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur & Concitoyen,

JEAN-JAQUES ROUSSEAU.

à Chambéri, le 12 juin 1754.

[31]

PREFACE

La plus utile & la moins avancée de toutes les connoissances humaines me paroît être celle de l’homme; note 2 & j’ose dire que la seule inscription du Temple de Delphes contenoit un Précepte plus important & plus difficile que tous les gros Livres des Moralistes. Aussi, je regarde le sujet de ce Discours comme une des questions les plus intéressantes que la Philosophie puisse proposer, & malheureusement pour nous, comme une des plus épineuses que les Philosophes puissent résoudre: car comment connoître la source de l’inégalité parmi les hommes, si l’on ne commence par les connoître eux-mêmes? Et comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changemens que la succession des tems & des choses a dû produire dans sa constitution originelle, & de démêler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances & ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif? Semblable à la statue de Glaucus, que le tems, la mer & les orages avoient tellement défigurée, qu’elle ressembloit moins à un Dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au [32] sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connoissances & d’erreurs, par les changemens arrivés à la constitution des corps, & par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable; & l’on n’y trouve plus, au lieu d’un être agissant toujours par des principes certains & invariables, au lieu de cette céleste & majestueuse simplicité dont son Auteur l’avoit empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner, & de l’entendement en délire.

Ce qu’il y a de plus cruel encore, c’est que tous les progrès de l’espece humaine l’éloignant sans cesse, de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connoissances, & plus nous nous ôtons les moyens d’acquérir la plus importante de toutes, & que c’est, en un sens à force d’étudier l’homme que nous nous sommes mis hors d’état de le connoître.

Il est aisé de voir que c’est dans ces changemens successifs de la constitution humaine, qu’il faut chercher la premiere origine des différences qui distinguent les hommes, lesquels, d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entr’eux que l’étoient les animaux de chaque espece, avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes les variétés que [33] nous y remarquons. En effet, il n’est pas concevable que ces premiers changemens, par quelque moyen qu’ils soient arrivés, aient altéré, tout à la fois & de la même maniere tous les individus de l’espece; mais les uns s’étant perfectionnés ou détériorés, & ayant acquis diverses qualités, bonnes ou mauvaises, qui n’étoient point inhérentes à leur nature, les autres resterent plus long-tems dans leur état originel; & telle fut parmi les hommes la premiere source de l’inégalité; qu’il est plus aisé de démontrer ainsi en général que d’en assigner avec précision les véritables causes.

Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paroît si difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonnemens: j’ai hazardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de résoudre la question, que dans l’intention de l’éclaircir & de la réduire à son véritable état. D’autres pourront aisément aller plus loin dans la même route, sans qu’il soit facile à personne d’arriver au terme; car ce n’est pas une légere entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire & d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, & de bien connoître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, & dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. Il faudroit [34] même plus de philosophie qu’on ne pense à celui qui entreprendroit de déterminer exactement les précautions à prendre, pour faire sur ce sujet de solides observations; & une bonne solution du problême suivant ne me paroîtroit pas indigne des Aristotes & des Plines de notre siecle: Quelles expériences seroient nécessaires pour parvenir à connoître l’homme naturel; & quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société? Loin d’entreprendre de résoudre ce problême, je crois en avoir assez médité le sujet pour oser répondre d’avance que les plus grands Philosophes ne seront pas trop bons pour diriger ces expériences, ni les plus puissans Souverains pour les faire; concours auquel il n’est gueres raisonnable de s’attendre, sur-tout avec la persévérance ou plutôt la succession de lumieres & de bonne volonté, nécessaire de part & d’autre pour arriver au succes.

Ces recherches si difficiles à faire, & auxquelles on a si peu songé jusqu’ici, sont pourtant les seuls moyens qui nous restent de lever une multitude de difficultés qui nous dérobent la connoissance des fondemens réels de la société humaine. C’est cette ignorance de la nature de l’homme qui jette tant d’incertitude & d’obscurité sur la véritable définition du droit naturel: car l’idée du droit, dit M. Burlamaqui, & plus encore celle du droit naturel, sont manifestement des idées relatives à la [35] nature de l’homme. C’est donc de cette nature même de l’homme, continue-t-il, de sa constitution & de son état, qu’il faut déduire les principes de cette science.

Ce n’est point sans surprise & sans scandale qu’on remarque le peu d’accord qui regne sur cette importante matiere entre les divers auteurs qui en ont traité. Parmi les plus graves Ecrivains, à peine en trouve-t-on deux qui soient du même avis sur ce point. Sans parler des anciens Philosophes qui semblent avoir pris à tâche de se contredire entr’eux sur les principes les plus fondamentaux, les Jurisconsultes Romains assujettissent indifféremment l’homme & tous les autres animaux à la même loi naturelle, parce qu’ils considerent plutôt sous ce nom la loi que la nature s’impose à elle-même que celle qu’elle prescrit; ou plutôt à cause de l’acception particuliere selon laquelle ces Jurisconsultes entendent le mot de toi, qu’ils semblent n’avoir pris en cette occasion que pour l’expression des rapporte généraux établis par la nature entre tous les êtres animés, pour leur commune conservation. Les modernes ne reconnoissant, sous le nom de loi, qu’une regle prescrite à un être moral, c’est-à-dire intelligent, libre, & considéré dans ses rapports avec d’autres êtres, bornent conséquemment au seul animal doué de raison, c’est-à-dire à l’homme, la compétence de la loi naturelle; mais définissant [36] cette loi chacun à sa mode, ils l’établissent tous sur des principes si métaphysiques, qu’il y a, même parmi nous, bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver d’eux-mêmes. De sorte que toutes les définitions de ces savans hommes, d’ailleurs en perpétuelle contradiction entr’elles, s’accordent seulement en ceci, qu’il est impossible d’entendre la loi de nature, & par conséquent d’y obéir, sans être un très grand raisonneur & un profond métaphysicien. Ce qui signifie précisément que les hommes ont dû employer pour l’établissement de la société, des lumieres qui ne se développent qu’avec beaucoup de peine, & pour fort peu de gens, dans le sein de la société même.

Connoissant si peu la nature, & s’accordant si mal sur le sens du mot Loi, il seroit bien difficile de convenir d’une bonne définition de la loi naturelle. Aussi toutes celles qu’on trouve dans les livres, outre le défaut de n’être point uniformes, ont-elles encore celui d’être tirées de plusieurs connoissances que les hommes n’ont point naturellement, & des avantages dont ils ne peuvent concevoir l’idée, qu’apres être sortis de l’état de nature. On commence par rechercher les regles dont, pour l’utilité commune, il seroit à propos que les hommes convinssent entr’eux, & puis, on donne le nom de loi [37] naturelle à la collection de ces regles, sans autre preuve que le bien qu’on trouve qui résulteroit de leur pratique universelle. Voilà assurément une maniere très commode de composer des définitions, & d’expliquer la nature des choses par des convenances presque arbitraires.

Mais tant que nous ne connoîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue, ou celle qui convient le mieux à sa constitution. Tout ce que nous pouvons voir tres-clairement au sujet de cette loi, c’est que non-seulement, pour qu’elle soit loi, il faut que la volonté de celui qu’elle oblige puisse s’y soumettre avec connoissance; mais qu’il faut encore, pour qu’elle soit naturelle, qu’elle parle immédiatement par la voix dé la nature.

Laissant donc tous les livres scientifiques, qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, & méditant sur les premieres & plus simples opérations de l’ame humaine, j’y crois appercevoir deux principes antérieure à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être & à la conservation de nous-mêmes, & l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, & principalement nos semblables. C’est du concours & de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui [38] de la sociabilité, que me paroissent découler toutes les regles du droit naturel; regles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondemens, quand, par me développemens successifs, elle est venue à bout d’étouffer la nature.

De cette maniere, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse; & tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme, ni même à aucun être sensible; excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle; car il est clair que, dépourvus de lumieres & de liberté, ils ne peuvent reconnoître cette loi; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, & que l’homme est assujetti envers eux à quelque espece de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable, que parce qu’il est un être sensible; qualité qui étant commune à la bête & à [39] l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.

Cette même étude de l’homme originel, de ses vrais besoins, & des principes fondamentaux de ses devoirs, est encore le seul bon moyen qu’on puisse employer pour lever ces foules de difficultés qui se présentent sur l’origine de l’inégalité morale, sur les vrais fondemens du corps politique, sur les droits réciproques de ses membres, & sur mille autres questions semblables, aussi importantes que mal éclaircies.

En considérant la société humaine d’un regard tranquille & désintéressé, elle ne semble montrer d’abord que la violence des hommes puissans & l’oppression des foibles: l’esprit se révolte contre la dureté des uns; on est porté à déplorer l’aveuglement des autres; & comme rien n’est moins stable parmi les hommes que ces relations extérieures que le hasard produit plus souvent que la sagesse, & que l’on appelle foiblesse ou puissance, richesse ou pauvreté, les établissemens humains paroissent au premier coup d’oeil fondés sur des monceaux de sable mouvant: ce n’est qu’en les examinant de pres, ce n’est qu’apres avoir écarté la poussiere & le sable qui environnent l’édifice, qu’on apperçoit la base inébranlable sur laquelle il est élevé, & qu’on apprend à en respecter les fondemens, Or, sans l’étude sérieuse de l’homme, de ses facultés [40] naturelles, & de leurs développemens successifs, on ne viendra jamais à bout de faire ces distinctions, & de séparer, dans l’actuelle constitution des choses, ce qu’a fait la volonté divine, d’avec ce que l’art humain a prétendu faire. Les recherches politiques & morales, auxquelles donne lieu l’importante question que j’examine, sont donc utiles de toutes manieres, & l’histoire hypothétique des gouvernemens est pour l’homme une leçon instructive à tous égards. En considérant ce que nous serions devenus, abandonnés à nous-mêmes, nous devons apprendre à bénir celui dont la main bienfaisante, corrigeant nos institutions & leur donnant une assiette inébranlable, a prévenu les désordres qui devroient en résulter, & fait naître notre bonheur des moyens qui sembloient devoir combler notre misere.

Quem te Deus esse

Jussit, & humanâ quâ parte locatus es in re,

Disce.

[41]

AVERTISSEMENT
SUR LES NOTES

J’ai ajouté quelques notes à cet Ouvrage, selon ma coutume paresseuse de travailler à bâton rompu; ces notes s’écartent quelquefois assez du sujet, pour n’être pas bonnes à lire avec le texte. Je les ai donc rejettées à la fin du Discours, dans lequel j’ai tâche de suivre de mon mieux le plus droit chemin. Ceux qui auront le courage de recommencer, pourront s’amuser la seconde fois à battre les buissons, & tenter de parcourir les notes; il y aura peu de mal que les autres ne les lisent point du tout.

[42]

QUESTION PROPOSEE
PAR L’ACADEMIE DE DIJON

Quelle est l’origine
de l’inégalité
parmi les Hommes,
& si elle est autorisée
par la loi naturelle?

[Tableau-1-3 Il retourne chez ses égaux.]

[43]

DISCOURS
SUR L’ORIGINE
ET LES FONDEMENS
DE L’INÉGALITÉ
PARMI LES HOMMES

C’est de l’homme que j’ai à parler, & la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes; car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité. Je défendrai donc avec confiance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, & je ne serai pu mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet & de mes juges.

Je conçois dans l’espece humaine deux sortes d’inégalité, l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, & qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps, & des qualités de l’esprit ou de l’ame: l’autre, qu’on peut appeller inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, & qu’elle est établie, on du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différens priviléges, dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissans qu’eux, ou même de s’en faire obéir.

[44] On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouveroit énoncée dans la simple définition du mot. On peut encore moins chercher s’il n’y auroit point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités; car ce seroit demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent, & si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus en proportion de la puissance ou de la richesse: question bonne, peut-être, à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables & libres, qui cherchent la vérité.

De quoi s’agit-il donc précisément dans ce Discours? De marquer dans le progrès des choses, le moment où le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à, la loi; d’expliquer par quel enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le foible, & le peuple à acheter un repose idée au prix d’une félicité réelle.

Les Philosophes qui ont examiné les fondemens de la société, ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé. Les uns n’ont point balancé à supposer à l’homme dans cet état la notion du juste & de l’injuste, sans se soucier de montrer qu’il dût avoir cette notion, ni même qu’elle lui fût utile. D’autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient sans expliquer ce qu’ils entendoient par appartenir. D’autres donnant d’abord au plus fort l’autorité sur le plus foible, Ont aussi-tôt fait naître le Gouvernement, sans [45] songer au tems qui dût s’écouler avant que le sens des mots d’autorité & de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs & d’orgueil, ont transporté à l’état de nature des idées qu’ils avoient prises dans la société; ils parloient de l’homme sauvage, & ils peignoient l’homme civil. Il n’est pas même venu dans l’esprit de la plupart des nôtres, de douter que l’état de nature eût existé, tandis qu’il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme ayant reçu immédiatement de Dieu des lumieres & des préceptes, n’étoit point lui-même dans cet état, & qu’en ajoutant aux écrits de Moise la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu’ils n’y soient retombés par quelque événement extraordinaire: paradoxe fort embarrassant à défendre, & tout-à-fait impossible à prouver.

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnemens hypothétiques & conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, & semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l’état de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu’il a voulu qu’ils le fussent; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l’homme & des [46] êtres qui l’environnent, sur ce qu’auroit pu devenir le genre-humain, s’il fût resté abandonné à lui-même. Voilà ce qu’on me demande, & ce que je me propose d’examiner dans ce Discours. Mon sujet intéressant l’homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations, ou plutôt, oubliant les tems & les lieux pour ne songer qu’aux hommes à qui je parle, je me supposerai dans le licée d’Athenes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platons & les Xénocrates pour juges, & le genre-humain pour auditeur.

O homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute; voici ton histoire, telle que j’ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature, qui ne ment jamais. Tout ce qui sera d’elle sera vrai: il n’y aura de faux que ce que j’y aurai mêlé du mien sans le vouloir. Les tems dont je vais parler sont bien éloignée: combien tu as changé de ce que tu étois! C’est, pour ainsi dire, la vie de ton espece que je te vais décrire d’apres les qualités que tu as reçues, que ton éducation & tes habitudes ont pu dépraver, mais qu’elles n’ont pu détruire. Il y a, je le sens, un âge auquel l’homme individuel voudroit s’arrêter; tu chercheras l’âge auquel tu désirerois que ton espece se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent, par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentemens encore, peut-être voudrois-tu pouvoir rétrograder; & ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, & l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi.

[47]

PREMIERE PARTIE

Quelque important qu’il soit, pour bien juger de l’état naturel de l’homme, de le considérer des son origine, & de l’examiner, pour ainsi dire, dans le premier embryon de l’espece, je ne suivrai point son organisation à travers ses développemens successifs: je ne m’arrêterai pas à rechercher dans le systeme animal ce qu’il put être au commencement, pour devenir enfin ce qu’il est. Je n’examinerai pas si, comme le pense Aristote, ses ongles alongés ne furent point d’abord des griffes crochues; s’il n’étoit point velu comme un ours, & si, marchant à quatre pieds, note 3 ses regarde dirigés vers la terre, & bornés à un horizon de quelques pas, ne marquoient point à la fois le caractere & les limites de ses idées. Je ne pourrois former sur ce sujet que des conjectures vagues & presque imaginaires. L’anatomie comparée a fait encore trop peu de progres, les observations des Naturalistes sont encore trop incertaines, pour qu’on puisse établir sur de pareils fondemens la base d’un raisonnement solide; ainsi, sans avoir recours aux connoissances surnaturelles que nous avons sur ce point, & sans avoir égard aux changemens qui ont dû survenir dans la conformation, tant intérieure qu’extérieure, de l’homme, à mesure qu’il appliquoit ses membres à de nouveaux usages, & qu’il se nourrissoit de nouveaux alimens, je le supposerai conformé de tout tems comme je le vois aujourd’hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme [48] nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la nature, & mesurant des yeux la vaste étendue du ciel.

En dépouillant cet être, ainsi constitué de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, & de toutes les facultés artificielles, qu’il n’a pu acquérir que par de longs progres; en le considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous: je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, & voilà ses besoins satisfaits.

La terre, abandonnée à sa fertilité naturelle note 4, & couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins & des retraites aux animaux de toute espece. Les hommes, dispersés parmi eux, observent, imitent leur industrie, & s’élevent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espece n’a que le sien propre, & que l’homme n’en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des alimens divers note 5 que les autres animaux se partagent, & trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d’eux.

Accoutumés des l’enfance aux intempéries de l’air, & à la rigueur des saisons, exercés à la fatigue, & forcés de défendre nuds & sans armes leur vie & leur proie contre les autres bêtes féroces, ou de leur échapper à la course, les hommes se forment un tempérament robuste & presque [49] inaltérable; les enfans, apportant au monde l’excellente constitution de leurs peres, & la fortifiant par les mêmes exercices qui l’ont produite, acquierent ainsi toute la vigueur dont l’espece humaine est capable. La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfans des citoyens; elle rend forts & robustes ceux qui sont bien constituée, & fait périr tous les autres; différente en cela de nos sociétés, où l’Etat, en rendant les enfans onéreux aux peres, les tue indistinctement avant leur naissance.

Le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il connoisse, il l’emploie à divers usages, dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables; & c’est notre industrie qui nous ôte la force & l’agilité que la nécessité l’oblige d’acquérir. S’il avoit eu une hache, son poignet romproit-il de si fortes branches? S’il avoit eu une fronde, lanceroit-il de la main une pierre avec tant de roideur? S’il avoit eu une échelle, grimperoit-il si légerement sur un arbre? S’il avoit eu un cheval, seroit-il si vite à la course? Laissez à l’homme civilisé le tems de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu’il ne surmonte facilement l’homme sauvage; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez-les nuds & désarmés vis-à-vis l’un de l’autre, & vous reconnoîtrez bientôt quel est l’avantage d’avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition, d’être toujours prêt à tout événement, & de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi note 6.

Hobbes prétend que l’homme est naturellement intrépide, & ne cherche qu’à attaquer & combattre. Un philosophe illustre [50] pense, au contraire, & Cumberland & Pufendorf l’assurent aussi, que rien n’est si timide que l’homme dans l’état de nature, & qu’il est toujours tremblant & prêt à fuir au moindre bruit qui le frappe, au moindre mouvement qu’il apperçoit. Cela peut être ainsi pour les objets qu’il ne connoît pas, & je ne doute point qu’il ne soit effrayé par tous les nouveaux spectacles qui s’offrent à lui, toutes les fois qu’il ne peut distinguer le bien & le mal physiques qu’il en doit attendre, ni comparer ses forces avec les dangers qu’il a à courir; circonstances rares dans l’état de nature, où toutes choses marchent d’une maniere si uniforme, & où la face de la terre n’est point sujette à ces changemens brusques & continuels qu’y causent les passions & l’inconstance des peuples réunis. Mais l’homme sauvage vivant dispersé parmi les animaux, & se trouvant de bonne heure dans le cas de se mesurer avec eux, il en fait bientôt la comparaison, & sentant qu’il les surpasse plus en adresse qu’ils ne le surpassent en force, il apprend à ne les plus craindre. Mettez un ours ou un loup aux prises avec un Sauvage robuste, agile, courageux comme ils sont tous, armé de pierres & d’un bon bâton, & vous verrez que le péril sera tout au moins réciproque, & qu’apres plusieurs expériences pareilles, les bêtes féroces qui n’aiment point à s’attaquer l’une à l’autre, s’attaqueront peu volontiers à l’homme, qu’elles auront trouvé tout aussi féroce qu’elles. A l’égard des animaux qui ont réellement plus de force qu’il n’a d’adresse, il est vis-à-vis d’eux dans le cas des autres especes plus foibles, qui ne laissent pas de subsister; avec cet avantage pour l’homme, que, non moins dispos qu’eux à la [51] course, & trouvant sur les arbres un refuge presque assuré, il a par-tout le prendre & le laisser dans la rencontre, & le choix de la fuite ou du combat. Ajoutons qu’il ne paroît pas qu’aucun animal fasse naturellement la guerre à l’homme, hors le cas de sa propre défense ou d’une extrême faim, ni témoigne contre lui de ces violentes antipathies qui semblent annoncer qu’une espece est destinée parla nature à servir de pâture à l’autre.

Voilà, sans doute les raisons pourquoi les Negres & les Sauvages se mettent si peu en peine des bêtes féroces qu’ils peuvent rencontrer dans les bois. Les Caraïbes de Venezuela vivent entr’autres, à cet égard, dans la plus profonde sécurité & sans le moindre inconvénient. Quoiqu’ils soient presque nuds, dit François Corréal, ils ne laissent pas de s’exposer hardiment dans les bois, armés seulement de la fleche & de l’arc; mais on n’a jamais oui dire qu’aucun d’eux ait été dévoré des bêtes.

D’autres ennemis plus redoutables, & dont l’homme n’a pas les mêmes moyens de se défendre, sont les infirmités naturelles, l’enfance, la vieillesse, & les maladies de toute espece; tristes signes de notre foiblesse, dont les deux premiers sont communs à tous les animaux, & dont le dernier appartient principalement à l’homme vivant en société. J’observe même, au sujet de l’enfance, que la mere, portant partout son enfant avec elle, a beaucoup plus de facilité à le nourrir que n ont les femelles de plusieurs animaux, qui sont forcées d’aller & venir sans cesse avec beaucoup de fatigue, d’un côté pour chercher leur pâture, & de l’autre, pour allaiter [52] ou nourrir leurs petits. Il est vrai que si la femme vient à périr, l’enfant risque fort de périr avec elle; mais ce danger est commun à cent autres especes, dont les petits ne sont de long-tems en état d’aller chercher eux-mêmes leur nourriture; & si l’enfance est plus longue parmi nous, la vie étant plus longue aussi, tout est encore à-peu-pres égal en ce point, note 7 quoiqu’il y ait sur la durée du premier âge, & sur le nombre des petits,note 8 d’autres regles, qui ne sont pas de mon sujet. Chez les vieillards, qui agissent & transpirent peu, le besoin d’alimens diminue avec la faculté d’y pourvoir; & comme la vie sauvage éloigne d’eux la goutte & les rhumatismes, & que la vieillesse est de tous les maux celui que les secours humains peuvent le moins soulager, ils s’éteignent enfin, sans qu’on s’apperçoive qu’ils cessent d’être, & presque sans s’en appercevoir eux-mêmes.

A l’égard des maladies, je ne répéterai point les vaines & fausses déclamations que font contre la médecine la plupart des gens en santé; mais je demanderai s’il y a quelque observation solide de laquelle on puisse conclure que dans les pays où cet art est le plus négligé, la vie moyenne de l’homme soit plus courte que dans ceux où il est cultivé avec le plus de soin. Et comment cela pourroit-il être, si nous nous donnons plus de maux que la médecine ne peut nous fournir de remedes! L’extrême inégalité dans la maniere de vivre, l’exces d’oisiveté dans les uns, l’exces de travail dans les autres, la facilité d’irriter & de satisfaire nos appétits & notre sensualité, les alimens trop recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffans & les accablent d’indigestions, [53] la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent, & dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l’occasion, les veilles, les exces de toute espece, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues & l’épuisement d’esprit, les chagrins & les peines sans nombre qu’on éprouve dans tous les états, & dont les ames sont perpétuellement rongées: voilà les funestes garans que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, & que nous les aurions presque tous évités en conservant la maniere de vivre simple, uniforme & solitaire qui nous étoit prescrite par la nature. Si elle nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, & que l’homme qui médite est un animal dépravé. Quand on songe à la bonne constitution des Sauvages, au moins de ceux que nous n’avons pas perdus avec nos liqueurs fortes; quand on sait qu’ils ne connoissent presque d’autres maladies que les blessures & la vieillesse, on est très porté à croire qu’on feroit aisément l’histoire des maladies humaines en suivant celle des sociétés civiles. C’est au moins l’avis de Platon, qui juge, sur certains remedes employés ou approuvés par Podalyre & Macaon au siege de Troye, que diverses maladies que ces remedes devoient exciter, n’étoient point encore alors connues parmi les hommes; & Celse rapporte que la diéte, aujourd’hui si nécessaire, ne fut inventée que par Hippocrate.

Avec si peu de sources de maux, l’homme dans l’état de nature n’a donc gueres besoin de remedes, moins encore de médecins; l’espece humaine n’est point non plus à cet égard [54] de pire condition que toutes les autres, & il est aisé de savoir des chasseurs, si dans leurs courses ils trouvent beaucoup d’animaux infirmes. Plusieurs en trouvent-ils qui ont reçu des blessures considérables très bien cicatrisées, qui ont eu des os & même des membres rompus & repris sans autre chirurgien que le tems, sans autre régime que leur vie ordinaire, & qui n’en sont pas moins parfaitement guéris, pour n’avoir point été tourmentés d’incisions, empoisonnés de drogues, ni exténués de jeûnes. Enfin, quelque utile que puisse être parmi nous la médecine bien administrée, il est toujours certain que site Sauvage malade, abandonné à lui-même, n’a rien à espérer que de la nature; en revanche, il n’a rien à craindre que de son mal; ce qui rend souvent sa situation préférable à la nôtre.

Gardons-nous donc de confondre l’homme sauvage avec les hommes que nous avons sous les yeux. La nature traite tous les animaux abandonnés à ses soins avec une prédilection qui semble montrer combien elle est jalouse de ce droit. Le cheval, le chat, le taureau, l’âne même, ont la plupart une taille plus haute, tous une constitution plus robuste, plus de vigueur, de force & de courage dans les forêts que dans nos maisons; ils perdent la moitié de ces avantages en devenant domestiques, & l’on diroit que tous nos soins à bien traiter & nourrir ces animaux, n’aboutissent qu’à les abâtardir. Il en est ainsi de l’homme même: en devenant sociable & esclave, il devient foible, craintif, rampant, & sa maniere de vivre molle & efféminée acheve d’énerver à la fois sa force & son courage. Ajoutons qu’entre les conditions sauvage & domestique, [55] la différence d’homme à homme doit être plus grande encore que celle de bête à bête: car, l’animal & l’homme ayant été traités également par la nature, toutes les commodités que l’homme se donne de plus qu’aux animaux qu’il apprivoise, sont autant de causes particulieres qui le font dégénérer plus sensiblement.

Ce n’est donc pas un si grand malheur à ces premiers hommes, ni sur-tout un si grand obstacle à leur conservation, que la nudité, le défaut d’habitation, & la privation de toutes ces inutilités que nous croyons si nécessaires. S’ils n’ont pas la peau velue, ils n’en ont aucun besoin dans les pays chauds, & ils savent bientôt, dans les pays froids, s’approprier celles des bêtes qu’ils ont vaincues; s’ils n’ont que deux pieds pour courir, ils ont deux bras pour pourvoir à leur défense & à leurs besoins. Leurs enfans marchent peut-être tard & avec peine, mais les meres les portent avec facilité; avantage qui manque aux autres especes, où la mere étant poursuivie se voit contrainte d’abandonner ses petits ou de régler son pas sur le leur.* [*Il peut y avoir à ceci quelques exceptions. Celle, par exemple, de cet animal de la province de Nicaraga qui ressemble à un Renard, qui a les pieds comme les mains d’un homme, & qui, selon Corréal, a sous le ventre un fac où la mere met ses petits lorsqu’elle est obligée de fuir. C’est sans doute le même animal qu’on appelle Tlaquatzin au Mexique, & à la femelle duquel Laet donne un semblable fac pour le même usage.] Enfin, à moins de supposer ces concours singuliers & fortuits de circonstances dont je parlerai dans la suite, & qui pouvoient fort bien ne jamais arriver, il est clair, en tout état de cause, que le premier qui se fit des habits ou un logement, se donna en cela des choses peu nécessaires, [56] puisqu’il s’en étoit passé jusqu’àlors, & qu’on ne voit pas pourquoi il n’eût pu supporter, homme fait, un genre de vie qu’il supportoit des son enfance.

Seul, oisif, & toujours voisin du danger, l’homme sauvage doit aimer à dormir, & avoir le sommeil léger, comme les animaux qui, pensant peu, dorment, pour ainsi dire, tout le tems qu’ils ne pensent point. Sa propre conservation faisant presque son unique soin, ses facultés les plus exercées doivent être celles qui ont pour objet principal l’attaque & la défense, soit pour subjuguer sa proie, soit pour se garantir d’être celle d’un autre animal; au contraire, les organes qui ne se perfectionnent que par la mollesse & la sensualité, doivent rester dans un état de grossiereté qui exclut en lui toute espece de délicatesse; & ses sens se trouvant partagés sur ce point, il aura le toucher & le goût d’une rudesse extrême; la vue, l’ouïe & l’odorat, de la plus grande subtilité. Tel est l’état animal en général, & c’est aussi, selon le rapport des Voyageurs, celui de la plupart des peuples sauvages. Ainsi il ne faut point s’étonner que les Hottentots du cap de Bonne-Espérance, découvrent à la simple vue des vaisseaux en haute mer, d’aussi loin que les Hollandois avec des lunettes; ni que les sauvages de l’Amérique sentissent les Espagnols à la piste, comme auroient pu faire les meilleurs chiens; ni que toutes ces nations barbares supportent sans peine leur nudité, aiguisent leur goût à force de piment, & boivent les liqueurs Européennes comme de l’eau.

Je n’ai considéré jusqu’ici que l’homme physique, tâchons de le regarder maintenant par le côté métaphysique & moral.

[57] Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, & pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la déranger. J’apperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, & l’autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la regle qui lui est prescrite, même quand il lui seroit avantageux de le faire, & que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourroit de faim pres d’un bassin rempli des meilleures viandes, & un chat sur des tas de fruits ou de grain, quoique l’un & l’autre pût tres-bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’étoit avisé d’en essayer; c’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des exces qui leur causent la fievre & la mort, parce que l’esprit déprave les sens, & que la volonté parle encore quand la nature se taît.

Tout animal a des idées, puisqu’il a des sens; il combine même ses idées jusqu’à un certain point, & l’homme ne differe à cet égard de la bête que du plus au moins; quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel homme à telle bête. Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, & la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister; & c’est sur-tout dans la conscience de [58] cette liberté que se montre la spiritualité de son ame: car la Physique explique en quelque maniere le mécanisme des sens & la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, & dans le sentiment de cette puissance, on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les de la mécanique.

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseroient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme & de l’animal, il y a une autre qualité tres-spécifique qui les distingue, & sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres; & réside parmi nous, tant dans l’espece que dans l’individu; au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toutes vie, & son espece, au bout de mille ans, ce qu’elle étoit la premiere année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, & que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis & qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidens tout ce que sa perfectibilité lui avoit fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même? Il seroit triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive & presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme; que c’est elle qui le tire, à force de tems, de cette condition originaire dans laquelle il couleroit des jours tranquilles & innocens; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siecles ses lumieres [59] & ses erreurs, ses vices & ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même & de la nature note 9. Il seroit affreux d’être obligé de louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à l’habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfans, & qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité & de leur bonheur originel.

L’homme sauvage, livré par la nature au seul instinct, ou plutôt dédommagé de celui qui lui manque peut-être, par des facultés capables d’y suppléer d’abord & de l’élever ensuite fort au-dessus de celle-là, commencera donc par les fonctions purement animales note 10: apercevoir & sentir sera son premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir & ne pas vouloir, désirer & craindre, seront les premieres & presque les seules opérations de son ame, jusqu’à ce que de nouvelles circonstances y causent de nouveaux développemens.

Quoi qu’en disent les Moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d’un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi: c’est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connoître, que parce que nous désirons de jouir, & il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’auroit ni désirs ni craintes se donneroit la peine de raisonner. Les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, & leur progrès de nos connoissances; car on ne peut desirer ou craindre les choses, que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature; & l’homme sauvage, privé de toute sorte de [60] lumieres, n’éprouve que les passions de cette derniere espece; ses désirs ne passent pas ses besoins physiques note 11; les seuls biens qu’il connoisse dans l’univers, sont la nourriture, une femelle & le repos; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur & la faim. Je dis la douleur, & non la mort; car jamais l’animal ne saura ce que c’est que mourir; & la connoissance de la mort & de ses terreurs, est une des premieres acquisitions que l’homme ait faites en s’éloignant de la condition animale.

Il me seroit aisé, si cela m’étoit nécessaire, d’appuyer ce sentiment par les faits, & de faire voir que chez toutes les nations du monde les progrès de l’esprit se sont précisément proportionnés aux besoins que les peuples avoient reçus de la nature, ou auxquels les circonstances les avoient assujettis, & par conséquent aux passions qui les portoient à pourvoir à ces besoins. Je montrerois Egypte les arts naissans & s’étendant avec le débordement du Nil; je suivrois leur progrès chez les Grecs, où l’on les vit germer, croître & s’élever jusqu’aux cieux parmi les sables & les rochers de l’Attique, sans pouvoir prendre racine sur les bords fertiles de l’Eurotas; je remarquerois qu’en général les peuples du nord sont plus industrieux que ceux du midi, parce qu’ils peuvent moins se passer de l’être, comme si la nature vouloit ainsi égaliser les choses, en donnant aux esprits la fertilité qu’elle refuse à la terre.

Mais, sans recourir aux témoignages incertains de l’histoire, qui ne voit que tout semble éloigner de l’homme sauvage la tentation & les moyens de cesser de l’être? Son imagination [61] ne lui peint rien; son coeur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se trouvent si aisément sous sa main, & il est si loin du degré de connaissonces, nécessaire pour désirer d’en acquérir de plus grandes, qu’il ne peut avoir ni prévoyance ni curiosité. Le spectacle de la nature lui devient indifférent, à force de lui devenir familier. C’est toujours le même ordre, ce sont toujours les mêmes révolutions; il n’a pas l’esprit de s’étonner des plus grandes merveilles; & ce n’est pas chez lui qu’il faut chercher la philosophie dont l’homme a besoin, pour savoir observer une fois ce qu’il a vu tous les jours. Son ame, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, & ses projeta, bornés comme ses vues, s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré de prévoyance du Caraïbe: il vend le matin son lit de coton & vient pleurer le soir pour le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en auroit besoin pour la nuit prochaine.

Plus on médite sur ce sujet, plus la distance des pures sensations aux plus simples connoissances s’agrandit à nos regards; & il est impossible de concevoir comment un homme auroit pu par ses seules forces, sans le secours de la communication & sans l’aiguillon de la nécessité, franchir un si grand intervalle. Combien de siecles se sont peut-être écoulés avant que les hommes aient été à portée devoir d’autre feu que celui du ciel! Combien ne leur a-t-il pas falu de différens hazards pour apprendre les usages les plus communs de cet élément! Combien de fois ne l’ont-ils pas laissé éteindre avant que d’avoir acquis l’art de le reproduire? Et combien de fois peut-être [62] chacun de ces secrets n’est-il pas mort avec celui qui l’avoit découvert? Que dirons-nous de l’agriculture, art qui demande tant de travail & de prévoyance; qui tient à tant d’autres arts; qui tres-évidemment n’est praticable que dans une société au moins commencée, & qui ne nous sert pas tant à tirer de la terre des alimens qu’elle fourniroit bien sans cela, qu’à la forcer aux préférences qui sont le plus de notre goût! Mais supposons que les hommes eussent tellement multiplié que les productions naturelles n’eussent plus suffi pour les nourrir; supposition qui, pour le dire en passant, montreroit un grand avantage pour l’espece humaine dans cette maniere de vivre; supposons que, sans forges, & sans atteliers, les instrumens du labourage fussent tombés du ciel entre les mains des Sauvages: que ces hommes eussent vaincu la haine mortelle qu’ils ont tous pour un travail continu; qu’ils eussent appris à prévoir de si loin leurs besoins; qu’ils eussent deviné comment il faut cultiver la terre, semer les grains & planter les arbres; qu’ils eussent trouvé l’art de moudre le bled, & de mettre le raisin en fermentation; toutes choses qu’il leur a falu faire enseigner par les Dieux, faute de concevoir comment ils les auroient apprises d’eux-mêmes; quel seroit, après cela, l’homme assez insensé pour se tourmenter à la culture d’un champ qui sera dépouillé par le premier venu, homme ou bête indifféremment, à qui cette moisson conviendra; & comment chacun pourra-t-il se résoudre à passer sa vie à un travail pénible, dont il est d’autant plus sûr de ne pas recueillir le prix, qu’il lui sera plus nécessaire? En un mot, comment cette situation pourra-t-elle porter les hommes à cultiver la terre, tant qu’elle ne sera point partagée entr’eux, c’est-à-dire, tant que l’état de nature ne sera point anéanti?

[63] Quand nous voudrions supposer un homme sauvage, aussi habile dans l’art de penser que nous le font nos philosophes; quand nous en ferions, à leur exemple, un philosophe lui-même, découvrant seul les plus sublimes vérités, se faisant, par des suites de raisonnemens tres-abstraits, des maximes de justice & de raison tirées de l’amour de l’ordre en général, ou de la volonté connue de son Créateur; en un mot, quand nous lui supposerions dans l’esprit autant d’intelligence & de lumieres qu’il doit avoir & qu’on lui trouve en effet de pesanteur & de stupidité; quelle utilité retireroit l’espece de toute cette métaphysique, qui ne pourroit se communiquer & qui périroit avec l’individu qui l’auroit inventée? Quel progrès pourroit faire le genre-humain épars dans les bois parmi les animaux? Et jusqu’à quel point pourroient se perfectionner & s’éclairer mutuellement des hommes qui, ni domicile fixe, ni aucun besoin l’un de l’autre, se rencontreroient peut-être à peine deux fois en leur vie, sans se connoître & sans se parler?

Qu’on songe de combien d’idées nous sommes redevables à l’usage de la parole; combien la grammaire exerce & facilite les opérations de l’esprit; & qu’on pense aux peines inconcevables & au tems infini qu’a dû coûter la premiere invention des Langues; qu’on joigne ces réflexions aux précédentes, & l’on jugera combien il eût falu de milliers de siecles pour développer successivement dans l’esprit humain les opérations dont il étoit capable.

Qu’il me soit permis de considérer un instant les embarras de l’origine des Langues. Je pourrois me contenter de citer ou de répéter ici les recherches que M. l’abbé de Condillac a faites [64] sur cette matiere, qui toutes confirment pleinement mon sentiment, & qui, peut-être, m’en ont donné la premiere idée. Mais la maniere dont ce philosophe résout les difficultés qu’il se fait à lui-même sur l’origine des signes institués, montrant qu’il a supposé ce que je mets en question, savoir, une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage, je crois, en renvoyant à ses réflexions, devoir y joindre les miennes pour exposer les mêmes difficultés dans le jour qui convient à mon sujet. La premiere qui se présente est d’imaginer comment elles purent devenir nécessaires; car les hommes n’ayant nulle correspondance entr’eux, ni aucun besoin d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. Je dirois bien comme beaucoup d’autres, que les langues sont nées dans le commerce domestique des peres, des meres & des enfants; mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux qui, raisonnant sur l’état de nature, y transportent les idées prises dans la société, voient toujours la famille rassemblée dans une même habitation, & ses membres gardant entr’eux une union aussi intime & aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété d’aucune espece, chacun se logeoit au hasard, & souvent pour une seule nuit: les mâles & les femelles s’unissoient fortuitement, selon la rencontre, l’occasion & le désir, sans que la parole fût un interprête fort nécessaire des choses qu’ils avoient à se dire: ils se quittoient avec la même facilité note 12. La mere allaitoit d’abord ses enfans pour [65] son propre besoin; puis l’habitude les lui ayant rendue chers, elle les nourrissoit ensuite pour le leur; si-tôt qu’ils avoient la force de chercher leur pâture, ils ne tardoient pas à quitter la mere elle-même; & comme il n’y avoit presque point d’autre moyen de se retrouver que de ne se pas perdre de vue, ils en étoient bientôt au point de ne pas même se reconnoître les uns les autres. Remarquez encore que l’enfant ayant tous ses besoins à expliquer, & par conséquent plus de choses à dire à la mere que la mere à l’enfant, c’est lui qui doit faire les plus grands frais de l’invention, & que la Langue qu’il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage; ce qui multiplie autant les Langues qu’il y a d’individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante & vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le tems de prendre de la consistance; car de dire que la mere dicte à l’enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des Langues déjà formées, mais cela n’apprend point comment elles se forment.

Supposons cette premiere difficulté vaincue: franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature & le besoin des Langues; & cherchons, en les supposant nécessaires note 13, comment elles purent commencer à s’établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole; & quand on comprendroit comment les sons de la voix ont été pris pour les interpretes conventionnels de nos idées, il resteroit [66] toujours à savoir quels ont pu être les interpretes mêmes de cette convention pour les idées qui, n’ayant point un objet sensible, ne pouvoient s’indiquer ni par le geste ni par la voix, de sorte qu’à peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées & d’établir un commerce entre les esprits: art sublime qui est déjà si loin de son origine, mais que le philosophe voit encore à une si prodigieuse distance de sa perfection, qu’il n’y a point d’homme assez hardi pour assurer qu’il y arriveroit jamais, quand les révolutions que le tems amene nécessairement seroient suspendues en sa faveur, que les préjugés sortiroient des académies ou se tairoient devant elles, & qu’elles pourroient s’occuper de cet objet épineux durant des siecles entiers sans interruption.

Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique & le seul dont il eut besoin avant qu’il falût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’étoit arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violens, il n’étoit pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où regnent des sentimens plus modérés. Quand les idées des hommes commencerent à s’étendre & à se multiplier, & qu’il s’établit entr’eux une communication plus étroite, ils chercherent des signes plus nombreux & un langage plus étendu; ils multiplierent les inflexions de la voix, & y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs & dont le sens dépend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimoient donc les objets visibles & [67] mobiles par des gestes, & ceux qui frappent l’ouïe par des sons imitatifs; mais comme le geste n’indique gueres que les objets présens ou faciles à décrire, & les actions visibles; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, & qu’il exige l’attention plutôt qu’il ne l’excite; on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes comme signes institués; substitution qui ne peut se faire que d’un commun consentement, & d’une maniere assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avoient encore aucun exercice, & plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, & que la parole paroît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole.

On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent usage, eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus étendue que n’ont ceux qu’on emploie dans les langues déjà formées, & qu’ignorant la division du discours en ses parties constitutives, ils donnerent d’abord à chaque mot le sens d’une proposition entiere. Quand ils commencerent à distinguer le sujet d’avec l’attribut, & le verbe d’avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne furent d’abord qu’autant de noms propres; le présent de l’infinitif fut le seul tems des verbes, & à l’égard des adjectifs, la notion ne s’en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, & que les abstractions sont des opérations pénibles & peu naturelles.

[68] Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n’étoient pas en état de distinguer; & tous les individus se présenterent isolément à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appeloit A, un autre chêne s’appeloit B; car la premiere idée qu’on tire de deux choses, c’est qu’elles ne sont pas la même; & il faut souvent beaucoup de tems pour observer ce qu’elles ont de commun: de sorte que plus les connoissances étoient bornées, & plus le dictionnaire devint étendu. L’embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement: car pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en faloit connoître les propriétés & les différences; il faloit des observations & des définitions, c’est-à-dire, de l’histoire naturelle & de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce tems-là n’en pouvoient avoir.

D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, & l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pourquoi les animaux ne sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, & qu’il compare son archétype à ces deux individus? Non sans doute; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, & ses yeux, modifiés d’une certaine maniere, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l’imagination [69] s’en mêle, l’idée devient aussi-tôt particuliere. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout; malgré vous, il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé; & s’il dépendoit de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressembleroit plus à un arbre. Les êtres purement abstraite se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée: si-tôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle & non pas un autre, & vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales: car si-tôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n’ont pu donner des noms qu’aux idées qu’ils avoient déjà, il s’ensuit que les premiers substantifs n’ont jamais pu être que des noms propres.

Mais lorsque par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencerent à étendre leurs idées & à généraliser leurs mots, l’ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fort étroites; & comme ils avoient d’abord trop multiplié les noms des individus, faute de connoître les genres & les especes, ils firent ensuite trop peu d’especes & de genres, faute d’avoir considéré les êtres par toutes leurs différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût falu plus d’expérience & de lumiere qu’ils n’en pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail qu’ils n’y en vouloient employer. Or si, même aujourd’hui, l’on [70] découvre chaque jour de nouvelles especes qui avoient échappé jusqu’ici à toutes nos observations, qu’on pense combien il dut s’en dérober à des hommes qui ne jugeoient des choses que sur le premier aspect! Quant aux clames primitives & aux notions les plus générales, il est superflu d’ajouter qu’elles durent leur échapper encore. Comment, par exemple, auroient-ils imaginé ou entendu les mots de matiere, d’esprit, de substance, de mode, de figure, de mouvement, puisque nos Philosophes qui s’en servent depuis si long-tems, ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes, & que, les idées qu’on attache à ces mots étant purement métaphysiques, ils n’en trouvoient aucun modele dans la nature?

Je m’arrête à ces premiers pas, & je supplie mes Juges de suspendre ici leur lecture, pour considérer, sur l’invention des seuls substantifs physiques, c’est-à-dire, sur la partie de la langue la plus facile à trouver, le chemin qui lui reste à faire pour exprimer toutes les pensées des hommes, pour prendre uniforme constante, pouvoir être parlée en publie, & influer sur la société: je les supplie de réfléchir à ce qu’il a falu de tems & de connoissances pour trouver les nombres note 14, les mots abstraits, les aoristes, & tous les tems des verbes, les particules, la syntaxe, lier les propositions, les raisonnemens, & former toute la logique du discours. Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, & convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les Langues aient pu naître & s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problême, lequel a été le plus nécessaire, de la société déjà liée à l’institution [71] des Langues, ou des Langues déjà inventées à l’établissement de la société.

Quoi qu’il en soit de ces origines, on voit du moins, au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, & de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, & combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait pour en établir les liens. En effet, il est impossible d’imaginer pourquoi dans cet état primitif un homme auroit plutôt besoin d’un autre homme, qu’un singe ou un loup de son semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourroit engager l’autre à y pourvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourroient convenir entr’eux des conditions. Je sais qu’on nous répete sans cesse que rien n’eut été si misérable que l’homme dans cet état; & s’il est vrai, comme je crois l’avoir prouvé, qu’il n’eût pu, qu’apres bien des siecles, avoir le désir & l’occasion d’en sortir, ce seroit un proces à faire à la nature, & non à celui qu’elle auroit ainsi constitué. Mais, si j’entends bien ce terme de misérable, c’est un mot qui n’a aucun sens, ou qui ne signifie qu’une privation douloureuse & la souffrance du corps ou de l’ame; or je voudrois bien qu’on m’expliquât quel peut être le genre de misere d’un être libre, dont le coeur est en paix & le corps en santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent? Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence: plusieurs mêmes qui s’en privent autant qu’il est en eux, & la réunion des loix divine & humaine suffit à peine [72] pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on a oui dire qu’un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie & à se donner la mort? Qu’on juge donc avec moins d’orgueil, de quel côté est la véritable misere. Rien au contraire n’eût été si misérable que l’homme sauvage, ébloui par des lumieres, tourmenté par des passions, & raisonnant sur un état différent du sien. Ce fut par une providence tres-sage que les facultés qu’il avoit en puissance ne devoient se développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne lui fussent ni superflues & à charge avant le tems, ni tardives & inutiles au besoin. Il avoit dans le seul instinct tout ce qu’il lui faloit pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il lui faut pour vivre en société.

Il paroit d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entr’eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvoient être ni bons ni méchans, & n’avoient ni vices ni vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on n’appelle vices, dans l’individu les qualités qui peuvent nuire à sa propre conservation, & vertus celles qui peuvent y contribuer; auquel eu il faudroit appeller le plus vertueux, celui qui résisteroit le moins aux simples impulsions de la nature. Mais, sans nous écarter du sens ordinaire, il est à propos de suspendre le jugement que nous pourrions porter sur une telle situation, & de nous défier de nos préjugés, jusqu’à ce que, la balance à la main, on ait examiné s’il y a plus de vertus que de vices parmi les hommes civilisés, ou si leurs vertus sont plus avantageuses que leurs vices ne sont funestes, ou si le progrès de leurs connoissances est un dedommagement [73] suffisant des maux qu’ils se font mutuellement, à mesure qu’ils s’instruisent du bien qu’ils devroient se faire, ou s’ils ne seroient pas, à tout prendre, dans une situation plus heureuse de n’avoir ni mal à craindre ni bien à espérer de personne, que de s’être soumis à une dépendance universelle, & de s’obliger à tout recevoir de ceux qui ne s’obligent à leur rien donner.

N’allons pas sur-tout conclure avec Hobbes, que pour n’avoir aucune idée de la bonté, l’homme soit naturellement méchant; qu’il soit vicieux parce qu’il ne connoît pas la vertu; qu’il refuse toujours à ses semblables des services qu’il ne croit pas leur devoir, ni qu’en vertu du droit qu’il s’attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s’imagine follement être le seul propriétaire de tout l’univers. Hobbes a tres-bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit naturel: mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent qu’il la prend dans un sens qui n’est pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu’il établit, cet Auteur devoit dire que l’état de nature étant celui ou le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état étoit par conséquent le plus propre à la paix, & le plus convenable au genre-humain. Il dit précisément le contraire, pour avoir fait entrer mal-à-propos dans le soin de la conservation de l’homme sauvage, le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société, & qui ont rendu les loix nécessaires. Le méchant, dit-il, est un enfant robuste. Il reste à savoir si l’homme sauvage est un enfant robuste. Quand on le lui accorderoit, qu’en concluroit-il? Que si, [74] quand il est robuste, cet homme étoit aussi dépendant des autres que quand il est foible, il n’y a sorte d’exces auxquels il ne se portât; qu’il ne battît sa mere lorsqu’elle tarderoit trop à lui donner la mamelle; qu’il n’étranglât un de ses jeunes freres, lorsqu’il en seroit incommodé; qu’il ne mordit la jambe à l’autre lorsqu’il en seroit heurté ou troublé: mais ce sont deux suppositions contradictoires dans l’état de nature qu’être robuste & dépendant. L’homme est foible quand il est dépendant, & il est émancipé avant que d’être robuste. Hobbes n’a pas vu que la même cause qui empêche les Sauvages d’user de leur raison, comme le prétendent nos jurisconsultes, les empêche en même tems d’abuser de leurs facultés, comme il le prétend lui-même; de sorte qu’on pourroit dire que les Sauvages ne sont pas méchans précisément parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons, car ce n’est ni le développement des lumieres, ni le frein de la loi, mais le calme des passions & l’ignorance du vice qui les empêchent de mal faire: Tanto plus in illis proficit vitiorum ignoratio, quam in his cognitio virtutis. Il y a d’ailleurs un autre principe que Hobbes n’a point apperçu, & qui, ayant été donné à l’homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se conserver avant la naissance de cet amour note 15, tempere l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l’homme la seule vertu naturelle qu’oit été forcé de reconnoître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, disposition convenable [75] à des êtres aussi foibles & sujets à autant de maux que nous le sommes; vertu d’autant plus universelle & d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précede en lui l’usage de toute réflexion, & si naturelle, que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des meres pour leurs petits, & des périls qu’elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu’ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant. Un animal ne passe point sans inquiétude aupres d’un animal mort de son espece: il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture; & les tristes mugissemens du bétail entrant dans une boucherie, annoncent l’impression qu’il reçoit de l’horrible spectacle qui le frappe. On voit avec plaisir l’auteur de la fable des Abeilles, forcé de reconnoître l’homme pour un être compatissant & sensible, sortir, dans l’exemple qu’il en donne, de son style froid & subtil, pour nous offrir la pathétique image d’un homme enfermé qui apperçoit au dehors une bête féroce, arrachant un enfant du sein de sa mere, brisant sous sa dent meurtriere les foibles membres, & déchirant de ses ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreuse agitation n’éprouve point ce témoin d’un événement auquel il ne prend aucun intérêt personnel! Quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne pouvoir porter aucun secours à la mere évanouie, ni à l’enfant expirant!

Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion: telle est la force de la pitié naturelle, que les moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir & [76] pleurer aux malheurs d’un infortuné, tel qui, s’il étoit à la place du tyran, aggraveroit encore les tourmens de son ennemi; semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu’il n’avoit pas causés, ou à cet Alexandre de Phére qui n’osoit assister à la représentation d’aucune tragédie, de peur qu’on ne le vit gémir avec Andromaque & Priam, tandis qu’il écoutoit sans émotion les cris de tant de citoyens qu’on égorgeoit tous les jours par ses ordres.

Mollissima cordae

Humano generi dare se Natura fatetur,

Quae lacrymas dedit.

Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison: mais il n’a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu’il veut disputer aux hommes. En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux foibles, aux coupables, ou à l’espece humaine en général? La bienveillance & l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier: car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux? Quand il seroit vrai que la commisération ne seroit qu’un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur & vif dans l’homme sauvage, développé mais foible dans l’homme civil, qu’importeroit cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force? En effet, la commisération [77] sera d’autant plus énergique, quel’animal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant; or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement. C’est la raison qui engendre l’amour-propre, & c’est la réflexion qui le fortifie; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne & l’afflige. C’est la philosophie qui l’isole; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant: Péris, si tu veux; je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entiere qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, & qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles & s’argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet admirable talent; & faute de sagesse & de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne; c’est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les combattans, & qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger.

Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espece. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de loix, de moeurs & de [78] vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix: c’est elle qui détournera tout Sauvage robuste d’enlever à un foible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espere pouvoir trouver la sienne ailleurs; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée, fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente, fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est en un mot dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des argumens subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouveroit à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, & aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a long-tems que le genre humain ne seroit plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnemens de ceux qui le composent.

Avec des passions si peu actives, & un frein si salutaire, les hommes, plutôt farouches que méchans, & plus attentifs à se garantir du mal qu’ils pouvoient recevoir, que tentés d’en faire à autrui, n’étoient pas sujets à des démêlés fort dangereux: comme ils n’avoient entr’eux aucune espece de commerce; qu’ils ne connoissoient par conséquent ni la vanité, ni la considération, ni l’estime, ni le mépris; qu’ils n’avoient pas la moindre notion du tien & du mien, ni aucune véritable idée de la justice; qu’ils regardoient les violences qu’ils pouvoient essuyer comme un mal facile à réparer, & non comme une [79] injure qu’il faut punir, & qu’ils ne songeoient pas même à la vengeance, si ce n’est peut-être machinalement & sur le champ, comme le chien qui mord la pierre qu’on lui jette, leurs disputes eussent eu rarement des suites sanglantes, si elles n’eussent point eu de sujet plus sensible que la pâture. Mais j’en vois un plus dangereux dont il me reste à parler.

Parmi les passions qui agitent le coeur de l’homme, il en est une ardente, impétueuse, qui rend un sexe nécessaire à l’autre; passion terrible qui brave tous les dangers, renverse tous les obstacles, & qui, dans ses fureurs, semble propre à détruire le genre-humain qu’elle est destinée à conserver. Que deviendront les hommes en proie à cette rage effrénée & brutale, sans pudeur, sans retenue, & se disputant chaque jour leurs amours au prix de leur sang?

Il faut convenir d’abord que plus les passions sont violentes, plus les loix sont nécessaires pour les contenir: mais outre que les désordres & les crimes que celles-ci causent tous les jours parmi nous, montrent assez l’insuffisance des loix à cet égard, il seroit encore bon d’examiner si ces désordres ne sont point nés avec les loix mêmes; car alors, quand elles seroient capables de les réprimer, ce seroit bien le moins qu’on en dût exiger que d’arrêter un mal qui n’existeroit point sans elles.

Commençons par distinguer le moral du physique dans le sentiment de l’amour. Le physique est ce désir général qui porte un sexe à s’unir à l’autre. Le moral est ce qui détermine ce désir & le fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne pour cet objet préféré un plus grand [80] degré d’énergie. Or, il est facile de voir que le moral de l’amour est un sentiment factice, né de l’usage de la société, & célébré par les femmes avec beaucoup d’habileté & de soin pour établir leur empire, & rendre dominant le sexe qui devroit obéir. Ce sentiment étant fondé sur certaines notions du mérite ou de la beauté qu’un Sauvage n’est point en état d’avoir, & sur des comparaisons qu’il n’est point en état de faire, doit être presque nul pour lui: car comme son esprit n’a pu se former des idées abstraites de régularité & de proportion, son coeur n’est point non plus susceptible des sentimens d’admiration & d’amour, qui, même sans qu’on s’en apperçoive, naissent de l’application de ces idées; il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, & non le goût qu’il n’a pu acquérir; & toute femme est bonne pour lui.

Bornés au seul physique de l’amour, & assez heureux pour ignorer ces préférences qui en irritent le sentiment & en augmentent les difficultés, les hommes doivent sentir moins fréquemment & moins vivement les ardeurs du tempérament, & par conséquent avoir entr’eux des disputes plus rares & moins cruelles. L’imagination, qui fait tant de ravages parmi nous, ne parle point à des coeurs sauvages; chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature, s’y livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur; & le besoin satisfait, tout le désir est éteint.

C’est donc une chose incontestable que l’amour même, ainsi que toutes les autres passions, n’a acquis que dans la société cette ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste [81] aux hommes; & il est d’autant plus ridicule de représenter les Sauvages comme s’entr’égorgeant sans cesse pour assouvir leur brutalité, que cette opinion est directement contraire à l’expérience, & que les Caraïbes, celui de tous les peuples existans qui jusqu’ici s’est écarté le moins de l’état de nature, sont précisément les plus paisibles dans leurs amours, & les moins sujets a la jalousie, quoique vivant sous un climat brûlant qui semble toujours donner a ces passions une plus grande activité.

A l’égard des inductions qu’on pourroit tirer dans plusieurs especes d’animaux, des combats des mâles qui ensanglantent en tout tems nos basses-cours, ou qui font retentir au printemps nos forêts de leurs cris en se disputant la femelle, il faut commencer par exclure toutes les especes où la nature a manifestement établi dans la puissance relative des sexes d’autres rapports que parmi nous: ainsi les combats des coqs ne forment point une induction pour l’espece humaine. Dans les especes où la proportion est mieux observée, ces combats ne peuvent avoir pour causes que la rareté des femelles, eu égard au nombre des mâles, ou les intervalles exclusifs, durant lesquels la femelle refuse constamment l’approche du mâle, ce qui revient à la premiere cause; car, si chaque femelle ne souffre le mâle que durant deux mois de l’année, c’est à cet égard comme si le nombre des femelles étoit moindre des cinq sixiemes. Or, aucun de ces deux cas n’est applicable à l’espece humaine, où le nombre des femelles surpasse généralement celui des mâles, & où l’on n’a jamais observé que, même parmi les Sauvages, les femelles aient, comme celles des autres [82] especes, des tems de chaleur & d’exclusion. De plus, parmi plusieurs de ces animaux, toute l’espece entrant à la fois en effervescence, il vient un moment terrible d’ardeur commune, de tumulte, de désordre & de combat: moment qui n’a point lieu parmi l’espece humaine, où l’amour n’est jamais périodique. On ne peut donc pas conclure des combats de certains animaux pour la possession des femelles, que la même chose arriveroit à l’homme dans l’état de nature; & quand même on pourroit tirer cette conclusion, comme ces dissentions ne détruisent point les autres especes, on doit penser au moins qu’elles ne seroient pas plus funestes à la nôtre; & il est tres-apparent qu’elles y causeroient encore moins de ravages, qu’elles ne font dans la société, sur-tout dans les pays où les moeurs étant encore comptées pour quelque chose, la jalousie des amans & la vengeance des époux causent chaque jour des duels, des meurtres, & pis encore; où le devoir d’une éternelle fidélité ne sert qu’à faire des adulteres, & où les loix mêmes de la continence & de l’honneur étendent nécessairement la débauche, & multiplient les avortements.

Concluons qu’errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre & sans liaison, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul desir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnoître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions, & se suffisant à lui-même, n’avoit que les sentimens & les lumieres propres à cet état, qu’il ne sentoit que ses vrais besoins, ne regardoit que ce qu’il croyoit avoir intérêt de voir, & que son intelligence ne faisoit pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisoit [83] quelque découverte, il pouvoit d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissoit pas même ses enfans. L’art périssoit avec l’inventeur. Il n’y avoit ni éducation, ni progres; les générations se multiplioient inutilement; & chacune partant toujours du même point, les siecles découloient dans toute la grossiereté des premiers âges; l’espece étoit déjà vieille, & l’homme restoit toujours enfant.

Si je me suis étendu si long-tems sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs & des préjugés invétérés à détruire j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, & montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité & d’influence que le prétendent nos Ecrivains.

En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles, qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude & des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la foiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la maniere dure ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, & non-seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés & ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture; car qu’un géant & un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un & l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations [84] & de genres de vie qui regne dans les différens ordres de l’état civil, avec la simplicité & l’uniformité de la vie animale & sauvage, où tous se nourrissent des mêmes alimens, vivent de la même maniere, & font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, & combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espece humaine par l’inégalité d’institution.

Mais, quand la nature affecteroit dans la distribution de ses dons autant de préférences qu’on le prétend, quel avantage les plus favorisés en tireroient-ils au préjudice des autres, dans un état de choses qui n’admettroit presque aucune sorte de relation entr’eux? Là où il n’y a point d’amour, de quoi servira la beauté? Que sert l’esprit à des gens qui ne parlent point, & la ruse à ceux qui n’ont point d’affaires? J’entends toujours répéter que les plus forts opprimeront les foibles; mais qu’on m’explique ce qu’on veut dire par ce mot d’oppression. Les uns domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous leurs caprices! Voilà précisément ce que j’observe parmi nous; mais je ne vois pas comment cela pourroit se dire des hommes sauvages, à qui l’on auroit même bien de la peine à faire entendre ce que c’est que servitude & domination. Un homme pourra bien s’emparer des fruits qu’un autre a cueillis, du gibier qu’il a tué, de l’antre qui lui servoit d’asyle; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s’en faire obéir? & quelles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des hommes qui ne possedent rien? Si l’on me chasse d’un arbre, j’en suis quitte pour aller à un autre; [85] si l’on me tourmente dans un lieu, qui m’empêchera de passer ailleurs? Se trouve-t-il un homme d’une force assez supérieure à la mienne, & de plus assez dépravé, assez paresseux & assez féroce, pour me contraindre à pourvoir à sa subsistance, pendant qu’il demeure oisif? Il faut qu’il se résolve à ne pas me perdre de vue un seul instant, à me tenir lié avec un tres-grand soin durant son sommeil, de peur que je ne m’échappe ou que je ne le tue; c’est-à-dire, qu’il est obligé de s’exposer volontairement à une peine beaucoup plus grande que celle qu’il veut éviter, & que celle qu’il me donne à moi-même. après tout cela, sa vigilance se relâche-t-elle un moment; un bruit imprévu lui fait-il détourner la tete? je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés, & il ne me revoit de sa vie.

Sans prolonger inutilement ces détails, chacun doit voir que, les liens de la servitude n’étant formés que de la dépendance mutuelle des hommes & des besoins réciproques qui les unissent, il est impossible d’asservir un homme sans l’avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d’un autre, situation qui, n’existant pas dans l’état de nature, y laisse chacun libre du joug, & rend vaine la loi du plus fort.

Apres avoir prouvé que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de nature, & que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine & ses progrès dans les développemens successifs de l’esprit humain. après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales, & les autres facultés que l’homme naturel avoit reçues en puissance, ne pouvoient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avoient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangeres [86] qui pouvoient ne jamais naître, & sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive, il me reste à considérer & à rapprocher les différens hazards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espece, rendre un être méchant en le rendant sociable, & d’un terme si éloigné amener enfin l’homme & le monde au point où nous les voyons.

J’avoue que les événemens que j’ai à décrire ayant pu arriver de plusieurs manieres, je ne puis me déterminer sur le choix que par des conjectures; mais outre que ces conjectures deviennent des raisons quand elles sont les plus probables qu’on puisse tirer de la nature des choses, & les seuls moyens qu’on puisse avoir de découvrir la vérité, les conséquences que je veux déduire des miennes ne seront point pour cela conjecturales, puisque, sur les principes que je viens d’établir, on ne sauroit former aucun autre systeme qui ne me fournisse les mêmes résultats, & dont je ne puisse tirer les mêmes conclusions.

Ceci me dispensera d’étendre mes réflexions sur la maniere dont le laps de tems compense le peu de vraisemblance des événements; sur la puissance surprenante des causes tres-légeres, lorsqu’elles agissent sans relâche; sur l’impossibilité où l’on est, d’un côté, de détruire certaines hypotheses, si de l’autre on se trouve hors d’état de leur donner le degré de certitude des faits; sur ce que deux faits étant donnés comme réels à lier par une suite de faits intermédiaires, inconnus ou regardés comme tels, c’est à l’histoire quand on l’a, de donner les faits qui les lient; c’est à la philosophie, à son défaut, [87] de déterminer les faits semblables qui peuvent les lier; enfin sur ce qu’en matiere d’événemens, la similitude réduit les faits à un beaucoup plus petit nombre de classes différentes qu’on ne se l’imagine. Il me suffit d’offrir ces objets à la considération de mes juges; il me suffit d’avoir fait en sorte que les lecteurs vulgaires n’eussent pas besoin de les considérer.

SECONDE PARTIE

Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, & trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de miseres & d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, & que la terre n’est à personne! Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étoient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étoient: car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain: il falut faire bien des progres, acquérir bien de l’industrie & des lumieres, les transmettre & les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut, & tâchons de rassembler, sous un seul point [88] de vue cette lente succession d’événemens & de connoissances dans leur ordre le plus naturel.

Le premier sentiment de l’homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation. Les productions de la terre lui fournissoient tous les secours nécessaires, l’instinct le porta à en faire usage. La faim, d’autres appétits lui faisant éprouver tour-à-tour diverses manieres d’exister, il y en eut une qui l’invita à perpétuer son espece; & ce penchant aveugle, dépourvu de tout sentiment du coeur, ne produisoit qu’un acte purement animal. Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnoissoient plus, & l’enfant même n’étoit plus rien à la mere si-tôt qu’il pouvoit se passer d’elle.

Telle fut la condition de l’homme naissant; telle fut la vie d’un animal borné d’abord aux pures sensations, & profitant à peine des dons que lui offroit la nature, loin de songer à lui rien arracher; mais il se présenta bientôt des difficultés; il falut apprendre à les vaincre: la hauteur des arbres qui l’empêchoit d’atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchoient à s’en nourrir, la férocité de ceux qui en vouloient à sa propre vie, tout l’obligea de s’appliquer aux exercices du corps; il falut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. Les armes naturelles, qui sont les branches d’arbres & les pierres, se trouverent bientôt sous sa main. Il apprit à surmonter les obstacles de la nature, à combattre au besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes mêmes, ou à se dédommager de ce qu’il faloit céder au plus fort.

A mesure que le genre-humain, s’étendit, les peines se multiplierent [89] avec les hommes. La différence des terrains, des climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs manieres de vivre. Des années stériles, des hivers longs & rudes, des étés brûlans, qui consument tout, exigerent d’eux une nouvelle industrie. Le long de la mer & des rivieres, ils inventerent la ligne & l’hameçon, & devinrent pêcheurs & ichthyophages. Dans les forêts, ils se firent des arcs & des flêches, & devinrent chasseurs & guerriers. Dans les pays froids ils se couvrirent des peaux des bêtes qu’ils avoient tuées. Le tonnerre, un volcan, ou quelque heureux hasard, leur fit connoître le feu, nouvelle ressource contrera rigueur de l’hiver: ils apprirent à conserver cet élément, puis à le reproduire, & enfin à en préparer les viandes qu’auparavant ils dévoroient crues.

Cette application reitérée des êtres divers à lui-même, & des uns aux autres, doit naturellement engendrer dans l’esprit de l’homme les perceptions de certaine rapports. Ces relations que nous exprimons par les mots de grand, de petit, de fort, de foible, de vîte, de lent, de peureux, de hardi, & d’autres idées pareilles, comparées au besoin & presque sans y songer, produisirent enfin chez lui quelque sorte de réflexion, ou plutôt, une prudence machinale qui lui indiquoit les précautions les plus nécessaires à sa sûreté.

Les nouvelles lumieres qui résulterent de ce développement, augmenterent sa supériorité sur les autres animaux, en la lui faisant connoître. Il s’exerça à leur dresser des piéges, il leur donna le change en mille manieres, & quoique plusieurs le surpassassent en force au combat ou en vîtesse à la course, de ceux qui pouvoient lui servir ou lui nuire, il devint avec le [90] tems le maître des uns & le fléau des autres. C’est ainsi que le premier regard qu’il porta sur lui-même, y produisit le premier mouvement d’orgueil; c’est ainsi que sachant encore à peine distinguer les rangs, & se contemplant au premier par son espece, il se préparoit de loin à y prétendre par son individu.

Quoique ses semblables ne fussent pas pour lui ce qu’ils sont pour nous, & qu’il n’eût gueres plus de commerce avec eux qu’avec les autres animaux, ils ne furent pas oubliés dans ses observations. Les conformités que le tems put lui faire appercevoir entr’eux, sa femelle & lui-même, le firent juger de celles qu’il n’appercevoit pas; & voyant qu’ils se conduisoient tous comme il auroit fait en pareilles circonstances, il conclut que leur maniere de penser & de sentir étoit entierement conforme à la sienne; & cette importante vérité, bien établie dans son esprit, lui fit suivre, par un pressentiment aussi sûr & plus prompt que la Dialectique, les meilleures regles de conduite que, pour son avantage & sa sureté, il lui convînt de garder avec eux.

Instruit par l’expérience que l’amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines, il se trouva en état de distinguer les occasions rares où l’intérêt commun devoit le faire compter sur l’assistance de ses semblables; & celles plus rares encore où la concurrence devoit le faire défier d’eux. Dans le premier cas, il s’unissoit avec eux en troupeau, ou tout au plus, par quelque sorte d’association libre qui n’obligeoit personne, & qui ne duroit qu’autant que le besoin passager qui l’avoit formée. Dans le second, chacun cherchoit [91] à prendre ses avantages, soit à force ouverte, s’il croyoit le pouvoir; soit par adresse & subtilité, s’il se sentoit le plus foible.

Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelque idée grossiere des engagemens mutuels, & de l’avantage de les remplir, mais seulement autant que pouvoit l’exiger l’intérêt présent & sensible; car la prévoyance n’étoit rien pour eux, & loin de s’occuper d’un avenir éloigné, ils ne songeoient pas même au lendemain. S’agissoit-il de prendre un cerf? chacun sentoit bien qu’il devoit pour cela garder fidelement son poste; mais si un lievre venoit à passer à la portée de l’un d’eux, il ne faut pas douter qu’il ne le poursuivît sans scrupule, & qu’ayant atteint sa proie, il ne se souciât fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons.

Il est aisé de comprendre qu’un pareil commerce n’exigeoit pas un langage beaucoup plus rafiné que celui des corneilles ou des singes qui s’attroupent à peu pres de même. Des cris inarticulés, beaucoup de gestes, & quelques bruits imitatifs durent composer pendant long-tems la langue universelle; à quoi joignant dans chaque contrée quelques sons articulés & conventionnels dont, comme je l’ai déjà dit, il n’est pas trop facile d’expliquer l’institution, on eut des langues particulieres, mais grossieres, imparfaites, & telles à peu pres qu’en ont encore aujourd’hui diverses nations sauvages.

Je parcours comme un trait des multitudes de siecles, forcé par le tems qui s’écoule, par l’abondance des choses que j’ai à dire, & par le progrès presqu’insensible des commencements; car plus les événemens étoient lents à se succéder, plus ils sont prompts à décrire.

[92] Ces premiers progrès mirent enfin l’homme à portée d’en faire de plus rapides. Plus l’esprits’éclairoit, & plus l’industrie se perfectionna. Bientôt cessant de s’endormir sous le premier arbre, ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures & tranchantes qui servirent à couper du bois, creuser la terre, & faire des huttes de branchages, qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile & de boue. Ce fut-là l’époque d’une premiere révolution qui forma l’établissement & la distinction des familles, & qui introduisit une sorte de propriété; d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles & des combats. Cependant comme les plus forts furent vraisemblablement les premiers à se faire des logemens qu’ils se sentoient capables de défendre, il est à croire que les foibles trouverent plus court & plus sûr de les imiter que de tenter de les déloger; & quant à ceux qui avoient déjà des cabanes, chacun dut peu chercher à s’approprier celle de son voisin, moins parce qu’elle ne lui appartenoit pas, que parce qu’elle lui étoit inutile, & qu’il ne pouvoit s’en emparer sans s’exposer à un combat tres-vif avec la famille qui l’occupoit.

Les premiers développemens du coeur furent l’effet d’une situation nouvelle qui réunissoit dans une habitation commune, les maris & les femmes, les peres & les enfans: l’habitude de vivre ensemble fit naître les plus doux sentimens qui soient connus des hommes, l’amour conjugal & l’amour paternel. Chaque famille devint une petite société d’autant mieux unie, que l’attachement réciproque & la liberté en étoient les seuls liens; & ce fut alors que s’établit la premiere différence dans la maniere de vivre des deux sexes, qui jusqu’ici n’en avoient [93] eu qu’une. Les femmes devinrent plus sédentaires, & s’accoutumerent à garder la cabane & les enfans; tandis que l’homme alloit chercher la subsistance commune. Les deux sexes commencerent aussi, par une vie un peu plus molle à perdre quelque chose de leur férocité & de leur vigueur: mais si chacun séparément devint moins propre à combattre les bêtes sauvages, en revanche il fut plus aisé de s’assembler pour leur résister en commun.

Dans ce nouvel état, avec une vie simple & solitaire, des besoins tres-bornés, & les instrumens qu’ils avoient inventée pour y pourvoir, les hommes, jouissant d’un fort grand loisir, l’employerent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs peres; & ce fut-là le premier joug qu’ils s’imposerent sans y songer, & la premiere source de maux qu’ils préparerent à leur descendans; car outre qu’ils continuerent ainsi à s’amollir le corps & l’esprit, ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, & étant en même-tems dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en étoit douce, & l’on étoit malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder.

On entrevoit un peu mieux ici comment l’usage de la parole s’établit ou se perfectionna insensiblement dans le sein de chaque famille, & l’on peut conjecturer encore comment diverses causes particulieres purent étendre le langage, & en accélérer le progres, en le rendant plus nécessaire. De grandes inondations ou des tremblemens de terre environnerent d’eaux ou de précipices des cantons habités; des révolutions du globe [94] détacherent & couperent en Iles des portions du Continent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rapprochés, & forcés de vivre ensemble, il dut se former un idiome commun, plutôt qu’entre ceux qui erroient librement dans les forêts de la terre ferme. Ainsi, il est très possible qu’apres leurs premiers essais de navigation, des insulaires aient porté parmi nous l’usage de la parole; & il est au moins très vraisemblable que la société & les langues ont pris naissance dans les Iles, & s’y sont perfectionnées avant que d’être connues dans le continent.

Tout commence à changer de face. Les hommes errant jusqu’ici dans les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, & forment enfin, dans chaque contrée, une nation particuliere, unie de moeurs & de caracteres, non par des reglemens & des loix, mais par le même genre de vie & d’alimens, & par l’influence commune du climat. Un voisinage permanent ne peut manquer d’engendrer enfin quelque liaison entre diverses familles. De jeunes gens de différens sexes habitent des cabanes voisines, le commerce passager que demande la nature en amene bientôt un autre, non moins doux & plus permanent par la fréquentation mutuelle. On s’accoutume à considérer différens objets, & à faire des comparaisons; on acquiert insensiblement des idées de mérite & de beauté qui produisent des sentimens de préférence. A force de se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre & doux s’insinue dans l’ame, & par la moindre opposition devient une fureur impétueuse; la jalousie s’éveille [95] avec l’amour; la discorde triomphe, & la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.

A mesure que les idées & les sentimens se succedent, que l’esprit & le coeur s’exercent, le genre-humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent & les liens se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre: le chant & la danse, vrais enfants de l’amour & du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes & des femmes oisifs & attroupés. Chacun commença à regarder les autres & à vouloir être regardé soi-même, & l’estime publique eut un prix. Celui qui chantoit ou dansoit le mieux; le plus beau, le plus fort, le plus adroit, ou le plus éloquent devint le plus considéré, & ce fut là le premier pas vers l’inégalité, & vers le vice en même tems: de ces premieres préférences naquirent d’un côté la vanité & le mépris, de l’autre la honte & l’envie: & la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur & à l’innocence.

Si-tôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement, & que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, & il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne. De-là sortirent les premiers devoirs de la civilité, même parmi les Sauvages, & de-là, tout tort volontaire devint un outrage, parce qu’avec le mal qui résultoit de l’injure, l’offensé y voyoit le mépris de sa personne souvent plus insupportable que le mal même. C’est ainsi que chacun punissant le mépris qu’on lui avoit témoigné d’une maniere proportionnée au eu qu’il [96] faisoit de lui-même, les vengeances devinrent terribles & les hommes sanguinaires & cruels. Voilà précisément le degré où étoient parvenus la plupart des peuples sauvages qui nous sont connus; & c’est faute d’avoir suffisamment distingué les idées, & remarqué combien ces peuples étoient déjà loin du premier état de nature, que plusieurs se sont hâtés de conclure que l’homme est naturellement cruel, & qu’il a besoin de police pour l’adoucir, tandis que rien n’est si doux que lui dans son état primitif, lorsque, placé par la nature à des distances égales de la stupidité des brutes & des lumieres funestes de l’homme civil, & borné également par l’instinct & par la raison à se garantir du mal qui le menace, il est retenu par la pitié naturelle de faire lui-même du mal à personne, sans y être porté par rien, même après en avoir reçu. Car, selon l’axiome du sage Locke, il ne sauroit y avoir d’injure, où il n’y a point de propriété.

Mais il faut remarquer que la société commencée & les relations déjà établies entre les hommes, exigeoient en eux des qualités différentes de celles qu’ils tenoient de leur constitution primitive, que la moralité commençant à s’introduire dans les actions humaines, & chacun, avant les loix étant seul juge & vengeur des offenses qu’il avoit reçues, la bonté convenable au pur état de nature n’étoit plus celle qui convenoit à la société naissante; qu’il faloit que les punitions devinssent plus séveres à mesure que les occasions d’offenser devenoient plus fréquentes, & que c’étoit à la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des loix. Ainsi quoique les hommes fussent devenus moins endurans, & que la pitié [97] naturelle eût déjà souffert quelque altération, ce période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif & la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l’époque la plus heureuse & la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état étoit le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme note 16, & qu’il n’en a dû sortir que par quelque funeste hasard, qui, pour l’utilité commune eût du ne jamais arriver. L’exemple des Sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point, semble confirmer que le genre-humain étoit fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, & que tous les progrès ultérieurs ont été, en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, & en effet vers la décrépitude de l’espece.

Tant que les hommes se contenterent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornerent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes & de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs & leurs fleches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instrumens de musique; en un mot, tant qu’ils ne s’appliquerent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvoit faire, & qu’à des arts qui n’avoient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons & heureux autant qu’ils pouvoient l’être par leur nature, & continuerent à jouir entr’eux des douceurs d’un commerce indépendant: mais, des l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre; des qu’ons’aperçut qu’il étoit utile à un seul d’avoir [98] des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, & les vastes forêts se changerent en des campagnes riantes qu’il falut arroser de la sueur des hommes, & dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage & la misere germer & croître avec les moissons.

La métallurgie & l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poete, c’est l’or & l’argent; mais pour le philosophe, ce sont le fer & le blé qui ont civilisé les hommes, & perdu le genre-humain. Aussi l’un & l’autre étoient-ils inconnue aux Sauvages de l’Amérique, qui pour cela sont toujours demeurés tels; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’autre. Et l’une des meilleures raisons peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment & mieux policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer & la plus fertile en bled.

Il est tres-difficile de conjecturer comment les hommes sont parvenus à connoître & employer le fer; car il n’est pas croyable qu’ils aient imaginé d’eux-mêmes de tirer la matiere de la mine, & de lui donner les préparations nécessaires pour la mettre en fusion avant que de savoir ce qui en résulteroit. D’un autre côté on peut d’autant moins attribuer cette découverte à quelque incendie accidentel, que les mines ne se forment que dans les lieux arides, & dénuée d’arbres & de plantes; de sorte qu’on diroit que la nature avoit pris des précautions pour nous dérober ce fatal secret. Il ne reste donc que la circonstance extraordinaire de quelque volcan, qui, [99] vomissant des matieres métalliques en fusion, aura donné aux observateurs l’idée d’imiter cette opération de la nature; encore faut-il leur supposer bien du courage & de la prévoyance pour entreprendre un travail aussi pénible, & envisager d’aussi loin les avantages qu’ils en pouvoient retirer: ce qui ne convient gueres qu’à des esprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le devoient être.

Quant à l’agriculture, le principe en fut connu long-tems avant que la pratique en fût établie; & il n’est gueres possible que les hommes, sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres & des plantes, n’eussent assez promptement l’idée des voies que la nature emploie pour la génération des végétaux; mais leur industrie ne se tourna probablement que fort tard de ce côté-là, soit parce que les arbres qui, avec la chasse & la pêche fournissoient à leur nourriture, n’avoient pas besoin de leurs soins, soit faute de connoître l’usage du bled, soit faute d’instrumens pour le cultiver, soit faute de prévoyance pour le besoin à venir, soit enfin faute de moyens pour empêcher les autres de s’approprier le fruit de leur travail. Devenus plus industrieux, on peut croire qu’avec des pierres aigues & des bâtons pointus, ils commencerent par cultiver quelques légumes ou racines autour de leurs cabanes, long-tems avant de savoir préparer le bled, & d’avoir les instrumens nécessaires pour la culture en grand; sans compter que pour se livrer à cette occupation & ensemencer des terres, il faut se résoudre à perdre d’abord quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite; précaution fort éloignée du tour d’esprit de l’homme sauvage, qui, comme je l’ai [100] dit, a bien de la peine à songer le matin à ses besoins du soir.

L’invention des autres arts fut donc nécessaire pour forcer le genre-humain de s’appliquer à celui de l’agriculture. Des qu’il falut des hommes pour fondre & forger le fer, il falut d’autres hommes pour nourrir ceux-la. Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la subsistance commune, sans qu’il y eût moins de bouches pour la consommer; & comme il falut aux uns des denrées en échange de leur fer, les autres trouverent enfin le secret d’employer le fer à la multiplication des denrées. De-là naquirent d’un côté le labourage & l’agriculture, & de l’autre l’art de travailler les métaux, & d’en multiplier les usages.

De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage; & de la propriété une fois reconnue, les premieres regles de justice: car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose; de plus, les hommes commençant à porter leurs vues dans l’avenir, & se voyant tous quelques biens à perdre, il n’y en avoit aucun qui n’eût à craindre pour soi la représaille des torts qu’il pouvoit faire à autrui. Cette origine est d’autant plus naturelle qu’il est impossible de concevoir l’idée de la propriété naissante d’ailleurs que de la main d’oeuvre; car on ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme y peut mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fonds, au moins jusqu’à la récolte, & ainsi d’année en année, ce qui faisant une possession [101] continue, se transforme aisément en propriété. Lorsque les anciens, dit Grotius, ont donné à Céres l’épithete de législatrice, & à une fête célébrée en son honneur le nom de Thesmophories, ils ont fait entendre par-là que le partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit: c’est-à-dire le droit de propriété différent de celui qui résulte de la loi naturelle.

Les choses en cet état eussent pu demeurer égales, si les talens eussent été égaux, & que, par exemple, l’emploi du fer & la consommation des denrées eussent toujours fait une balance exacte: mais la proportion que rien ne maintenoit, fut bientôt rompue; le plus fort faisoit plus d’ouvrage; le plus adroit tiroit meilleur parti du sien; le plus ingénieux trouvoit des moyens d’abréger le travail; le laboureur avoit plus besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de bled, & en travaillant également, l’un gagnoit beaucoup tandis que l’autre avoit peine à vivre. C’est ainsi que l’inégalité naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison, & que les différences des hommes, développées par celles des circonstances, se rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, & commencent à influer dans la même proportion sur le sort des particuliers.

Les choses étant parvenues à ce point, il est facile d’imaginer le reste. Je ne m’arrêterai pas à décrire l’invention successive des autres arts, le progrès des langues, l’épreuve & l’emploi des talens, l’inégalité des fortunes, l’usage ou l’abus des richesses, ni tous les détails qui suivent ceux-ci & que chacun peut aisément suppléer. Je me bornerai seulement [102] à jeter un coup d’oeil sur le genre humain placé dans ce nouvel ordre de choses.

Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire & l’imagination en jeu, l’amour propre intéressé, la raison rendue active & l’esprit arrivé presque au terme de la perfection dont il est susceptible.Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang & le sort de chaque homme établi, non-seulement sur la quantité des biens & le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l’esprit, la beauté, la force ou l’adresse, sur le mérite ou les talens, & ces qualités étant les seules qui pouvoient attirer de la considération, il falut bientôt les avoir ou les affecter. Il falut, son avantage, se montrer autre que ce qu’on étoit en effet. Etre & paroître devinrent deux choses tout-à-fait différentes, & de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse & tous les vices qui en sont le cortége. D’un autre côté, de libre & indépendant qu’étoit auparavant l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins, assujetti pour ainsi dire, à toute la nature, & surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvre, il a besoin de leurs secours, & la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux. Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, & à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien: ce qui le rend fourbe & artificieux avec les uns, impérieux & dur avec les autres, & le met dans la nécessité d’abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s’en faire craindre, & qu’il ne trouve pas son intérêt à [103] les servir utilement. Enfin l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrete d’autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance: en un mot, concurrence & rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêts, & toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui; tous ces maux sont le premier effet de la propriété & le cortége inséparable de l’inégalité naissante.

Avant qu’on eût inventé les signes représentatifs des richesses, elles ne pouvoient gueres consister qu’en terres & en bestiaux, les seuls biens réels que les hommes puissent posséder. Or, quand les héritages se furent accrus en nombre & en étendue au point de couvrir le sol entier & de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres; & les surnuméraires que la foiblesse ou l’indolence avoient empêchés d’en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que tout changeant autour d’eux, eux seuls n’avoient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches; & de-là commencerent à naître, selon les divers caracteres des uns & des autres, la domination & la servitude, ou la violence & les rapines. Les riches, de leur côté, connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignerent bientôt tous les autres, & se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songerent qu’à subjuguer & asservir leurs [104] voisins; semblables à ces loups affamés qui, ayant une fois goûté de la chair humaine, rebutent toute autre nourriture, & ne veulent plus que dévorer des hommes.

C’est ainsi que les plus puissans ou les plus misérables, se faisant de leurs forces ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre; c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle & la voix encore foible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux & méchants. Il s’élevoit entre le droit du plus fort & le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminoit que par des combats & des meurtres note 17. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre: le genre-humain avili & désolé ne pouvant plus retourner sur ses pas, ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avoit faites, & ne travaillant qu’à sa honte par l’abus des facultés qui l’honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.

Attonitus novitate mali, divesque, miserque,

Effugere optat opes, & quae modo voverat, odit.

Il n’est pas possible que les hommes n’aient fait enfin des réflexions sur une situation aussi misérable, & sur les calamités dont ils étoient accablés. Les riches sur-tout durent bientôt sentir combien leur étoit désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisoient seuls tous les frais, & dans laquelle le risque de la vie étoit commun, & celui des biens, particulier. D’ailleurs, quelque couleur qu’ils pussent donner à leurs usurpations, [105] ils sentoient assez qu’elles n’étoient établies que sur un droit précaire & abusif, & que, n’ayant été acquises que par la force, la force pouvoit les leur ôter sans qu’ils eussent raison de s’en plaindre. Ceux même que la seule industrie avoit enrichis, ne pouvoient gueres fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avoient beau dire: C’est moi qui ai bâti ce mur; j’ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les alignemens, leur pouvoit-on répondre, & en vertu de quoi prétendez-vous être payés à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé? Ignorez-vous qu’une multitude de vos freres périt ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, & qu’il vous faloit un consentement expres & unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui alloit au-delà de la vôtre? Destitué de raisons valables pour se justifier, & de forces suffisantes pour se défendre, écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits; seul contre tous, & ne pouvant, à cause des jalousies mutuelles, s’unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l’espoir commun du pillage, le riche pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain; ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquoient, de faire us défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, & de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui étoit contraire.

Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l’horreur d’une situation qui les armoit tous les uns contre les autres, [106] qui leur rendoit leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, & où nul ne trouvoit sa sûreté ni dans la pauvreté, ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. «Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les foibles, contenir les ambitieux, & assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient: instituons des reglemens de justice & de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, & qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune, en soumettant également le puissant & le foible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages loix, qui protege & défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs, & nous maintienne dans une concorde éternelle.»

Il en falut beaucoup moins que l’équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avoient trop d’affaires à démêler entr’eux pour pouvoir se passer d’arbitres, & trop d’avarice & d’ambition pour pouvoir long-tems se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur liberté; car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avoient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers; les plus capables de pressentir les abus étoient précisément ceux qui comptoient d’en profiter, & les sages même virent qu’il faloit se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l’autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.

[107] Telle fut, ou dut être l’origine de la société & des loix, qui donnerent de nouvelles entraves au foible & de nouvelles forces au riche note 18, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixerent pour jamais la loi de la propriété & de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, & pour le profit de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre-humain au travail, à la servitude & à la misere. On voit aisément comment l’établissement d’une seule société rendit indispensable celui de toutes les autres, & comment, pour faire tête à des forces unies, il falut s’unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s’étendant rapidement, couvrirent bientôt toute la surface de la terre, & il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l’univers où l’on pût s’affranchir du joug, & soustraire sa tête au glaive, souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne. Le droit civil étant ainsi devenu la regle commune des citoyens, la loi de nature n’eut plus lieu qu’entre les diverses sociétés, où, sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce possible & suppléer à la commisération naturelle, qui, perdant de société à société presque toute la force qu’elle avoit d’homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes ames cosmopolites, qui franchissent les barrieres imaginaires qui séparent les peuples, & qui, à l’exemple de l’être souverain qui les a créés, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance.

Les Corps politiques restant ainsi entr’eux dans l’état de nature, se ressentirent bientôt des inconvéniens qui avoient [108] forcé les particuliers d’en sortir, & cet état devint encore plus funeste entre ces grands Corps qu’il ne l’avoit été auparavant entre les individus dont ils étoient composés. De-là sortirent les guerres nationales, les batailles, les meurtres, les représailles, qui font frémir la nature & choquent la raison, & tous ces préjugés horribles qui placent au rang des vertus l’honneur de répandre le sang humain. Les plus honnêtes gens apprirent à compter parmi leurs devoirs celui d’égorger leurs semblables: on vit enfin les hommes se massacrer par milliers sans savoir pourquoi; & il se commettoit plus de meurtres en un seul jour de combat, & plus d’horreurs à la prise d’une seule ville, qu’il ne s’en étoit commis dans l’état de nature durant des siecles entiers sur toute la face de la terre. Tels sont les premiers effets qu’on entrevoit de la division du genre-humain en différentes sociétés. Revenons à leur institutions.

Je sais que plusieurs ont donné d’autres origines aux sociétés politiques, comme les conquêtes du plus puissant, ou l’union des foibles; & le choix entre ces causes est indifférent à ce que je veux établir: cependant celle que je viens d’exposer me paroît la plus naturelle par les raisons suivantes. 1. Que dans le premier cas, le droit de conquête n’étant point un droit, n’en a pu fonder aucun autre, le conquérant & les peuples conquis restant toujours entr’eux dans l’état de guerre, à moins que la nation remise en pleine liberté ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. Jusque-là, quelques capitulations qu’on ait faites, comme elles n’ont été fondées que sur la violence, & que par conséquent elles sont [109] nulles par le fait même, il ne peut y avoir, dans cette hypothese ni véritable société, ni corps politique, ni d’autre loi que celle du plus fort. 2. Que ces mots de fort & de foible sont équivoques dans le second cas; que dans l’intervalle qui se trouve entre l’établissement du droit de propriété ou de premier occupant, & celui des gouvernemens politiques, le sens de ces termes est mieux rendu par ceux de pauvre & de riche, parce qu’en effet un homme n’avoit point avant les loix, d’autre moyen d’assujettir ses égaux qu’en attaquant leur bien, ou leur faisant quelque part du sien. 3. Que les pauvres n’ayant rien à perdre que leur liberté, c’eût été une grande folie à eux de s’ôter volontairement le seul bien qui leur restoit pour ne rien gagner en échange, qu’au contraire les riches étant, pour ainsi dire, sensibles dans toutes les parties de leurs biens, il étoit beaucoup plus aisé de leur faire du mal, qu’ils avoient par conséquent plus de précautions à prendre pour s’en garantir; & qu’enfin il est raisonnable de croire qu’une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort.

Le gouvernement naissant n’eut point une forme constante & réguliere. Le défaut de philosophie & d’expérience ne laissoit appercevoir que les inconvéniens présens; & l’on ne songeoit à remédier aux autres qu’à mesure qu’ils se présentoient. Malgré tous les travaux des plus sages législateurs, l’état politique demeura toujours imparfait, parce qu’il étoit presque l’ouvrage du hasard, & que mal commencé, le tems, en découvrant les défauts & suggérant des remedes, ne put jamais réparer les vices de la constitution; on raccommodoit [110] sans cesse, au lieu qu’il eût falu commencer par nettoyer l’aire & écarter tous les vieux matériaux, comme fit Lycurgue à Sparte, pour élever ensuite un bon édifice. La société ne consista d’abord qu’en quelques conventions générales que tous les particuliers s’engageoient à observer, & dont la communauté se rendoit garante envers chacun d’eux. Il falut que l’expérience montrât combien une pareille constitution étoit foible, & combien il étoit facile aux infracteurs d’éviter la conviction ou le châtiment des fautes dont le public seul devoit être le témoin & le juge; il falut que la loi fût éludée de mille manieres; il falut que les inconvéniens & les désordres se multipliassent continuellement, pour qu’on songeât enfin à confier à des particuliers le dangereux dépôt de l’autorité publique, & qu’on commit à des magistrats le soin de faire observer les délibérations du peuple: car de dire que les chefs furent choisis avant que la confédération fût faite, & que les ministres des loix existerent avant les loix mêmes, c’est une supposition qu’il n’est pas permis de combattre sérieusement.

Il ne seroit pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont d’abord jettés entre les bras d’un maître absolu, sans conditions & sans retour, & que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune, qu’aient imaginé des hommes fiers & indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage. En effet, pourquoi se sont-ils donné des supérieurs, si ce n’est pour les défendre contre l’oppression, & protéger leurs biens, leurs libertés & leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les élémens constitutifs de leur être? Or dans les relations [111] d’homme à homme, le pis qui puisse arriver à l’un étant de se voir à la discrétion de l’autre, n’eût-il pas été contre le bon sens de commencer par se dépouiller entre les mains d’un chef des seules choses pour la conservation desquelles ils avoient besoin de son secours? Quel équivalent eût-il pu leur offrir pour la concession d’un si beau droit? & s’il eût osé l’exiger sous le prétexte de les défendre, n’eût-il pas aussitôt reçu la réponse de l’apologue: Que nous fera de plus l’ennemi? Il est donc incontestable, & c’est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté & non pour les asservir. Si nous avons un prince, disoit Pline à Trajan, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un maître.

Nos politiques font sur l’amour de la liberté les mêmes sophismes que nos Philosophes ont faits sur l’état de nature; par les choses qu’ils voient, ils jugent des choses tres-différentes qu’ils n’ont pas vues; & ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude par la patience avec laquelle ceux qu’ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu’il en est de la liberté comme de l’innocence & de la vertu, dont on ne sent le prix qu’autant qu’on en jouit soi-même, & dont le goût se perd si-tôt qu’on les a perdues. Je connois les délices de ton pays, disoit Brasidas à un Satrape qui comparoit la vie de Sparte à celle de Persépolis; mais tu ne peux connoître les plaisirs du mien.

Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied & se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment la [112] verge & l’éperon, l’homme barbare ne plie point sa tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, & il préfere la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n’est donc pas par l’avilissement des peuples asservis qu’il faut juger des dispositions naturelles de l’homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu’ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l’oppression. Je sais que les premiers ne font que vanter un cesse la paix & le repos dont ils jouissent dans leurs fers, & que miserrimam servitutem pacem appellant: mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance, & la vie même, à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l’ont perdu; quand je vois des animaux nés libres & abhorrant la captivité, se briser la tête contre les barreaux de leur prison; quand je vois des multitudes de Sauvages tout nuds mépriser les voluptés Européennes, & braver la faim, le feu, le fer & la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n’est pas à des esclaves qu’il appartient de raisonner de liberté.

Quant à l’autorité paternelle, dont plusieurs ont fait dériver le gouvernement absolu & toute la société, sans recourir aux preuves contraires de Locke & de Sidney, il suffit de remarquer que rien au monde n’est plus éloigné de l’esprit féroce du despotisme que la douceur de cette autorité, qui regarde plus à l’avantage de celui qui obéit qu’à l’utilité de celui qui commande; que par la loi de nature, le pere n’est le maître de l’enfant qu’aussi long-tems que son secours lui est nécessaire, qu’au-delà de ce terme ils deviennent égaux, & qu’alors le fils parfaitement indépendant du pere ne lui doit [113] que du respect & non de l’obéissance; car la reconnaissance est bien un devoir qu’il faut rendre, mais non pas un droit qu’on puisse exiger. Au lieu de dire que la société civile dérive du pouvoir paternel, il faloit dire au contraire, que c’est d’elle que ce pouvoir tire sa principale force; un individu ne fut reconnu pour le pere de plusieurs que quand ils resterent assemblés autour de lui. Les biens du pere, dont il est véritablement le maître, sont les liens qui retiennent ses enfans dans sa dépendance, & il peut ne leur donner part à sa succession qu’à proportion qu’ils auront bien mérité de lui par une continuelle déférence à ses volontés. Or, loin que les sujets aient quelque faveur semblable à attendre de leur despote, comme ils lui appartiennent en propre, eux & tout ce qu’ils possedent, ou du moins qu’il le prétend ainsi, ils sont réduits à recevoir comme une faveur ce qu’il leur laisse de leur propre bien; il fait justice quand il les dépouille; il fait grace quand il les laisse vivre.

En continuant d’examiner ainsi les faits par le droit, on ne trouveroit pas plus de solidité que de vérité dans l’établissement volontaire de la tyrannie, & il seroit difficile de montrer la validité d’un contrat qui n’obligeroit qu’une des parties, où l’on mettroit tout d’un côté & rien de l’autre, & qui ne tourneroit qu’au préjudice de celui qui s’engage. Ce systême odieux est bien éloigné d’être même aujourd’hui celui des sages & bons monarques, & surtout des rois de France, comme on peut le voir en divers endroits de leurs édits, & en particulier dans le passage suivant d’un écrit célebre, publié en 1667 au nom & par les ordres de Louis XIV. Qu’on ne dise donc [114] point que le Souverain ne soit pas sujet aux loix de son Etat, puisque la proposition contraire est une vérité du droit des gens que la flatterie a quelquefois attaquée, mais que les bons princes ont toujours défendue comme une divinité tutélaire de leurs Etats. Combien est-il plus légitime de dire avec le sage Platon, que la parfaite félicité d’un royaume est qu’un Prince soit obéi de ses sujets, que le Prince obéisse à la loi & que la loi soit droits & toujours dirigée au bien public. Je ne m’arrêterai point à rechercher si la liberté étant la plus noble des facultés de l’homme, ce n’est pas dégrader sa nature, se mettre au niveau des bêtes esclaves de l’instinct, offenser même l’Auteur de son être, que de renoncer sans réserve au plus précieux de tous ses dons, que de se soumettre à commettre tous les crimes qu’il nous défend, pour complaire à un maître féroce ou insensé, & si cet Ouvrier sublime doit être plus irrité de voir détruire que déshonorer son plus bel ouvrage. Je négligerai, si l’on veut, l’autorité de Barbeyrac, qui déclare nettement d’apres Locke, que nul ne peut vendre sa liberté jusqu’à se soumettre à une puissance arbitraire qui le traite à sa fantaisie: Car, ajoute-t-il, ce seroit vendre sa propre vie, dont on n’est pas le maître. Je demanderai seulement de quel droit ceux qui n’ont pas craint de s’avilir eux-mêmes jusqu’à ce point, ont pu soumettre leur postérité à la même ignominie, & renoncer pour elle à des biens qu’elle ne tient point de leur libéralité, & sans lesquels la vie même est onéreuse à tous ceux qui en sont dignes?

Puffendorf dit que tout de même qu’on transfere son bien à autrui par des conventions & des contrats, on peut aussi se [115] dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu’un. C’est-là, ce me semble, un fort mauvais raisonnement: car premierement le bien que j’aliene me devient une chose tout-à-fait étrangere, & dont l’abus m’est indifférent; mais il m’importe qu’on n’abuse point de ma liberté, & je ne puis, sans me rendre coupable du mal qu’on me forcera de faire, m’exposer à devenir l’instrument du crime; de plus, le droit de propriété n’étant que de convention & d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il possede; mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la nature, tels que la vie & la liberté, dont il est permis à chacun de jouir, & dont il est au moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller: en s’ôtant l’une on dégrade son être; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il est en soi; & comme nul bien temporel ne peut dédommager de l’une & de l’autre, ce seroit offenser à la fois la nature & la raison que d’y renoncer à quelque prix que ce fût. Mais quand on pourroit aliéner sa liberté comme ses biens, la différence seroit très grande pour les enfans, qui ne jouissent des biens du pere que par la transmission de son droit, au lieu que, la liberté étant un don qu’ils tiennent de la nature en qualité d’hommes, leurs parens n’ont eu aucun droit de les en dépouiller; de sorte que comme pour établir l’esclavage il a falu faire violence à la nature, il a falu la changer pour perpétuer ce droit; & les jurisconsultes qui ont gravement prononcé quel’enfant d’une esclave naîtroit esclave, ont décidé en d’autres termes qu’un homme ne naîtroit pas homme.

Il me paroît donc certain que non-seulement les Gouvernemens [116] n’ont point commencé par le pouvoir arbitraire, qui n’en est que la corruption, le terme extrême, & qui les ramene enfin à la seule loi du plus fort dont ils furent d’abord le remede; mais encore que quand même ils auroient ainsi commencé, ce pouvoir étant par sa nature illégitime, n’a pu servir de fondement aux droits de la société, ni par conséquent a l’inégalité d’institution.

Sans entrer aujourd’hui dans les recherches qui sont encore à faire sur la nature du pacte fondamental de tout Gouvernement, je me borne, en suivant l’opinion commune, à considérer ici l’établissement du Corps politique comme un vrai contrat entre le peuple & les chefs qu’il se choisit; contrat par lequel les deux parties s’obligent à l’observation des loix qui y sont stipulées & qui forment les liens de leur union. Le peuple ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes ses volontés en une seule, tous les articles sur lesquels cette volonté s’explique, deviennent autant de loix fondamentales qui obligent tous les membres de l’Etat sans exception, & l’une desquelles regle le choix & le pouvoir des Magistrats chargés de veiller à l’exécution des autres. Ce pouvoir s’étend à tout ce qui peut maintenir la constitution, sans aller jusqu’à la changer. On y joint des honneurs qui rendent respectables les loix & leurs Ministres, & pour ceux-ci personnellement des prérogatives qui les dédommagent des pénibles travaux que coûte une bonne administration. Le Magistrat, de son côté, s’oblige à n’user du pouvoir qui lui est confié que selon l’intention des commettans, à maintenir chacun dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient, [117] & à préférer en toute occasion l’utilité publique à son propre intérêt.

Avant que l’expérience eût montré, ou que la connoissance du coeur humain eût fait prévoir les abus inévitables d’une telle constitution, elle dut paroître d’autant meilleure, que ceux qui étoient chargée de veiller à sa conservation y étoient eux-mêmes les plus intéressés; car la Magistrature & ses droits n’étant établis que sur les loix fondamentales, aussi-tôt qu’elles seroient détruites, les Magistrats cesseroient d’être légitimes, le peuple ne seroit plus tenu de leur obéir; & comme ce n’auroit pas été le Magistrat, mais la loi, qui auroit constitué l’essence de l’Etat, chacun rentreroit de droit dans sa liberté naturelle.

Pour peu qu’on y réfléchit attentivement, ceci se confirmeroit par de nouvelles raisons, & par la nature du contrat on verroit qu’il ne sauroit être irrévocable: car s’il n’y avoit point de pouvoir supérieur qui pût être garant de la fidélité des contractans, ni les forcer à remplir leurs engagemens réciproques, les parties demeureroient seules juges dans leur propre cause, & chacune d’elles auroit toujours le droit de renoncer au contrat, si-tôt qu’elle trouveroit que l’autre en enfreint les conditions, ou qu’elles cesseroient de lui convenir. C’est sur ce principe qu’il semble que le droit d’abdiquer peut être fondé. Or, à ne considérer, comme nous faisons, que l’institution humaine, si le Magistrat qui a tout le pouvoir en main & qui s’approprie tous les avantages du contrat, avoit pourtant le droit de renoncer à l’autorité, à plus forte raison le peuple qui paye toutes les fautes des chefs, devroit [118] avoir le droit de renoncer à la dépendance. Mais les dimensions affreuses, les désordres infinis qu’entraîneroit nécessairement ce dangereux pouvoir, montrent plus que toute autre chose combien les Gouvernemens humains avoient besoin d’une base plus solide que la seule raison, & combien il étoit nécessaire au repos publie que la volonté divine intervînt pour donner à l’autorité souveraine un caractere sacré & inviolable qui ôtât aux sujets le funeste droit d’en disposer. Quand la religion n’auroit fait que ce bien aux hommes, c’en seroit assez pour qu’ils dussent tous la chérir & l’adopter, même avec ses abus, puisqu’elle épargne encore plus de sang que le fanatisme n’en fait couler: mais suivons le fil de notre hypothese.

Les diverses formes des Gouvernemens tirent leur origine des différences plus ou moins grandes qui se trouverent entre les particuliers au moment de l’institution. Un homme étoit-il éminent en pouvoir, en vertu, en richesse ou en crédit, il fut seul élu Magistrat, & l’tat devint monarchique. Si plusieurs, à-peu-pres égaux entr’eux, l’emportoient sur tous les autres, ils furent élus conjointement, & l’on eut une aristocratie. Ceux dont la fortune ou les talens étoient moins disproportionnés, & qui s’étoient le moins éloignés de l’état de nature, garderent en commun l’administration suprême & formerent une démocratie. Le tems vérifia laquelle de ces formes étoit la plus avantageuse aux hommes. Les uns resterent uniquement soumis aux loix, les autres obéirent bientôt à des maîtres. Les citoyens voulurent garder leur liberté, les sujets ne songerent qu’à l’ôter à leurs voisins, [119] ne pouvant souffrir que d’autres jouissent d’un bien dont ils ne jouissoient plus eux-mêmes. En un mot, d’un côté furent les richesses & les conquêtes, & de l’autre le bonheur & la vertu.

Dans ces divers Gouvernemens toutes les magistratures furent d’abord électives; & quand la richesse ne l’emportoit pas, la préférence étoit accordée au mérite qui donne un ascendant naturel, & à l’âge qui donne l’expérience dans les affaires & le sang froid dans les délibérations. Les anciens des Hébreux, les Gérontes de Sparte, le Sénat de Rome & l’étymologie même de notre mot Seigneur montrent combien autrefois la vieillesse étoit respectée. Plus les élections tomboient sur des hommes avancée en âge, plus elles devenoient fréquentes, & plus leurs embarras se faisoient sentir; les brigues s’introduisirent, les factions se formerent, les partis s’aigrirent, les guerres civiles s’allumerent, enfin le sang des citoyens fut sacrifié au prétendu bonheur de l’Etat, & l’on fut à la veille de retomber dans l’anarchie des tems antérieurs. L’ambition des principaux profita de ces circonstances pour perpétuer leurs charges dans leurs familles: le peuple, déjà accoutumé à la dépendance, au repos & aux commodités de la vie, & déjà bon d’état de briser ses fers, consentit à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité; & c’est ainsi que les chefs, devenus héréditaires s’accoutumerent à regarder leur magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l’Etat, dont ils n’étoient d’bord que les officiers, à appeller leurs concitoyens leurs esclaves, à les compter, comme du bétail, [120] au nombre des choses qui leur appartenoient, & à s’appeller eux-mêmes égaux aux Dieux & Rois des Rois.

Si nous suivons le progrès de l’inégalité dans ces différentes révolutions, nous trouverons quel’établissement de la loi & du droit de propriété fut son premier terme, l’institution de la magistrature le second, que le troisieme & dernier fut le changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire; en sorte que l’état de riche & de pauvre fut autorisé par la premiere époque, celui de puissant & de foible par la seconde, & par la troisieme celui de maître & d’esclave, qui est le dernier degré de l’inégalité & le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu’à ce que de nouvelles révolutions dissolvent tout-à-fait le Gouvernement, ou le rapprochent de l’institution légitime.

Pour comprendre la nécessité de ce progres, il faut moins considérer les motifs de l’établissement du Corps politique, que la forme qu’il prend dans son exécution & les inconvéniens qu’il entraîne après lui: car les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales, sont les mêmes qui en rendent l’abus inévitable; & comme, excepté la seule Sparte, où la loi veilloit principalement à l’éducation des enfans, & où Lycurgue établit des moeurs qui le dispensoient presque d’y ajouter des loix, les loix en général moins fortes que les passions contiennent les hommes sans les changer; il seroit aisé de prouver que tout Gouvernement qui, sans se corrompre ni s’altérer, marcheroit toujours exactement selon la fin de son institution, auroit été institué sans nécessité, & qu’un pays où personne n’éluderoit les loix & n’abuseroit [121] de la magistrature, n’auroit besoin ni de magistrats ni de loix.

Les distinctions politiques amenent nécessairement les distinctions civiles. L’inégalité croissant entre le peuple & ses chefs, se fait bientôt sentir parmi les particuliers, & s’y modifie en mille manieres selon les passions, les talens & les occurrences. Le Magistrat ne sauroit usurper un pouvoir illégitime sans se faire des créatures auxquelles il est forcé d’en céder quelque partie. D’ailleurs, les citoyens ne se laissent opprimer qu’autant qu’entraînés par une aveugle ambition, & regardant plus au-dessous qu’au-dessus d’eux, la domination leur devient plus chere que l’indépendance, & qu’ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est tres-difficile de réduire à l’obéissance celui qui ne cherche point à commander, & le politique le plus adroit ne viendroit pas à bout d’assujettir des hommes qui ne voudroient qu’être libres; mais l’inégalité s’étend sans peine parmi des ames ambitieuses & lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune, & à dominer ou servir presque indifféremment selon qu’elle leur devient favorable ou contraire. C’est ainsi qu’il dut venir un tems où les yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses conducteurs n’avoient qu’à dire au plus petit des hommes: sois grand, toi & toute ta race; aussi-tôt il paroissoit grand à tout le monde, ainsi qu’à ses propres yeux, & ses descendans s’élevoient encore à mesure qu’ils s’éloignoient de lui; plus la cause étoit reculée & incertaine, plus l’effet augmentoit; plus on pouvoit compter de fainéans dans une famille, & plus elle devenoit illustre.

Si c’étoit ici le lieu d’entrer en des détails, j’expliquerois [122] facilement comment, sans même que le Gouvernement s’en mêle, l’inégalité de crédit & d’autorité devient inévitable entre les particuliers note 19, si-tôt que réunis en une même société, ils sont forcés de se comparer entr’eux, & de tenir compte des différences qu’ils trouvent dans l’usage continuel qu’ils ont à faire les une des autres. Ces différences sont de plusieurs especes; mais en général la richesse, la noblesse ou le rang, la puissance & le mérite personnel étant les distinctions principales par lesquelles on se mesure dans la société, je prouverois que l’accord ou le conflit de ces forces diverses est l’indication la plus sûre d’un état bien ou mal constitué: je ferois voir qu’entre ces quatre sortes d’inégalité, les qualités personnelles étant l’origine de toutes les autres, la richesse est la derniere à laquelle elles se réduisent à la fin, parce qu’étant la plus immédiatement utile au bien-être, & la plus facile à communiquer, on s’en sert aisément pour acheter tout le reste. Observation qui peut faire juger assez exactement de la mesure dont chaque peuple s’est éloigné de son institution primitive, & du chemin qu’il a fait vers le terme extrême de la corruption. Je remarquerois combien ce désir universel de réputation, d’honneurs & de préférences, qui nous dévore tous, exerce & compare les talens & les forces, combien il excite & multiplie les passions, & combien rendant tous les hommes concurrente, rivaux, ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de succès & de catastrophes de toute espece, en faisant courir la même lice à tant de prétendans. Je montrerois que c’est à cette ardeur de faire parler [123] de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu’il y a de meilleur & de pire parmi les hommes, nos vertus & nos vices, nos sciences & nos erreurs, nos conquérans & nos philosophes, c’est-à-dire, une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes. Je prouverois enfin que si l’on voit une poignée de puissans & de riches au faîte des grandeurs & de la fortune, tandis que la foule rampe dans l’obscurité & dans la misere, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privée, & que, sans changer d’état, ils cesseroient d’être heureux si le peuple cessoit d’être misérable.

Mais ces détails seroient seuls la matiere d’un ouvrage considérable dans lequel on peseroit les avantages & les inconvéniens de tout Gouvernement, relativement aux droits de l’état de nature, & où l’on dévoileroit toutes les faces différentes sous lesquelles l’inégalité s’est montrée jusqu’à ce jour, & pourra se montrer dans les siecles futurs, selon la nature de ces Gouvernemens, & les révolutions que le tems y amenera nécessairement. On verroit la multitude opprimée au dedans par une suite des précautions mêmes qu’elle avoit prises contre ce qui la menaçoit au dehors; on verroit l’oppressions’accroître continuellement sans que les opprimés pussent jamais savoir quel terme elle auroit, ni quels moyens légitimes il leur resteroit pour l’arrêter; on verroit les droits des citoyens & les libertés nationales s’éteindre peu-à-peu, & les réclamations des foibles traitées de murmures séditieux; on verroit la politique restreindre à une portion mercenaire [124] du peuple l’honneur de défendre la cause commune; on verroit de-là sortir la nécessité des impôts, le cultivateur découragé quitter son champ même durant la paix & laisser la charrue pour ceindre l’épée; on verroit naître les regles funestes & bizarres du point d’honneur; on verroit les défenseurs de la patrie en devenir tôt ou tard les ennemis, tenir sans cesse le poignard levé sur leurs concitoyens, & il viendroit un tems où on les entendroit dire à l’oppresseur de leur pays:

Pectore si fratris gladium juguloque parentis

Condere me jubeas, gravidaeque in viscera partu

Conjugis, invitâ peragam tamen omnia dextrâ.

De l’extrême inégalité des conditions & des fortunes, de la diversité des passions & des talens, des arts inutiles, des arts pernicieux, des sciences frivoles sortiroient des foules de préjugés, également contraires à la raison, au bonheur & à la vertu; on verroit fomenter par les chefs tout ce qui peut affaiblir des hommes rassemblés en les désunissant, tout ce qui peut donner à la société un air de concorde apparente & y semer un germe de division réelle, tout ce qui peut inspirer aux différens ordres une défiance & une haine mutuelle par l’opposition de leurs droits & de leurs intérêts, & fortifier par conséquent le pouvoir qui les contient tous.

C’est du sein de ce désordre & de ces révolutions que le despotisme élevant par degrés sa tête hideuse, & dévorant tout ce qu’il auroit apperçu de bon & de sain dans toutes les parties de l’Etat, parviendroit enfin à fouler aux pieds les loix & le peuple, & à s’établir sur les ruines de la république. [125] Les tems qui précéderoient ce dernier changement seroient des tems de troubles & de calamités; mais à la fin tout seroit englouti par le monstre, & les peuples n’auroient plus de chefs ni de loix, mais seulement des tyrans. Des cet instant aussi il cesseroit d’être question de moeurs & de vertu: car par-tout où regne le despotisme cui ex honesto nulla est spes, il ne souffre aucun autre maître; si-tôt qu’il parle, il n’y a ni probité ni devoir à consulter, & la plus aveugle obéissance est la seule vertu qui reste aux esclaves.

C’est ici le dernier terme de l’inégalité, & le point extrême qui ferme le cercle & touche au point d’où nous sommes partis: c’est ici que tous les particuliers redeviennent égaux, parce qu’ils ne sont rien, & que les sujets n’ayant plus d’autre loi que la volonté du maître, ni le maître d’autre regle que ses passions, les notions du bien & les principes de la justice s’évanouissent derechef. C’est ici que tout se ramene à la seule loi du plus fort, & par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un étoit l’état de nature dans sa pureté, & que ce dernier est le fruit d’un exces de corruption. Il y a si peu de différence d’ailleurs entre ces deux états, & le contrat de gouvernement est tellement dissous par le despotisme, que le despote n’est le maître qu’aussi long-tems qu’il est le plus fort, & que, si-tôt qu’on peut l’expulser, il n’a point à réclamer contre la violence. L’émeute qui finit par étrangler ou détrôner un Sultan, est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposoit la veille des vies & des biens de ses sujets. La seule force le maintenoit, la seule force le [126] renverse; toutes choses se passent ainsi selon l’ordre naturel; & quel que puisse être l’événement de ces courtes & fréquentes révolutions, nul ne peut se plaindre de l’injustice d’autrui, mais seulement de sa propre imprudence ou de son malheur.

En découvrant & suivant ainsi les routes oubliées & perdues, qui de l’état naturel ont dû mener l’homme à l’état civil; en rétablissant, avec les positions intermédiaires que je viens de marquer, celles que le tems qui me presse m’a fait supprimer, ou que l’imagination ne m’a point suggérées; tout lecteur attentif ne pourra qu’être frappé de l’espace immense qui sépare ces deux états. C’est dans cette lente succession des choses qu’il verra la solution d’une infinité de problemes de morale & de politique que les philosophes ne peuvent résoudre. Il sentira que le genre-humain d’un âge n’étant pas le genre-humain d’un autre âge, la raison pourquoi Diogene ne trouvoit point d’homme, c’est qu’il cherchoit parmi ses contemporains l’homme d’un tems qui n’étoit plus. Caton, dira-t-il, périt avec Rome & la liberté, parce qu’il fut déplacé dans son siecle; & le plus grand des hommes ne fit qu’étonner le monde, qu’il eût gouverné cinq cents ans plustôt. En un mot, il expliquera comment l’ame & les passions humaines s’altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de nature; pourquoi nos besoins & nos plaisirs changent d’objets à la longue; pourquoi l’homme originel s’évanouissant par degrés, la société n’offre plus aux yeux du sage qu’un assemblage d’hommes artificiels & de passions factices, qui sont l’ouvrage de toutes ces nouvelles relations, & n’ont [127] aucun vrai fondement dans la nature. Ce que la réflexion nous apprend là-dessus, l’observation le confirme parfaitement: l’homme sauvage & l’homme policé different tellement par le fond du coeur & des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l’un, réduiroit l’autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos & la liberté, il ne veut que vivre & rester oisif, & l’ataraxie même du Stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen, toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses: il travaille jusqu’à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir l’immortalité. Il fait sa cour aux grands qu’il hait, & aux riches qu’il méprise; il n’épargne rien pour obtenir l’honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse & de leur protection, & fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n’ont pas l’honneur de le partager. Quel spectacle pour un Caraïbe, que les travaux pénibles & enviés d’un Ministre Européen! Combien de morts cruelles ne préféreroit pas cet indolent sauvage à l’horreur d’une pareille vie, qui souvent n’est pas même adoucie par le plaisir de bien faire. Mais, pour voir le but de tant de soins, il faudroit que ces mots, puissance & réputation, eussent un sens dans son esprit; qu’il apprît qu’il y a une sorte d’hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l’univers, qui savent être heureux & contens d’eux-mêmes sur le témoignage d’autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences: le sauvage vit en [128] lui-même; l’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre quel dans l’opinion des autres; & c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence. Il n’est pas de mon sujet de montrer comment d’une telle disposition naît tant d’indifférence pour le bien & le mal, avec de si beaux discours de morale: comment tout se réduisant aux apparences, tout devient factice & joué; honneur, amitié, vertu, & souvent jusqu’aux vices mêmes, dont on trouve enfin le secret de se glorifier; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes, & n’osant jamais nous interroger là-dessus nous-mêmes, au milieu de tant de philosophie, d’humanité, de politesse & de maximes sublimes, nous n’avons qu’un extérieur trompeur & frivole, de l’honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, & du plaisir sans bonheur. Il me suffit d’avoir prouvé que ce n’est point-là l’état originel de l’homme, & que c’est le seul esprit de la société & l’inégalité qu’elle engendre, qui changent & alterent ainsi toutes nos inclinations naturelles.

J’ai tâché d’exposer l’origine & le progrès de l’inégalité, l’établissement & l’abus des sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la nature de l’homme par les seules lumieres de la raison, & indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l’autorité souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l’inégalité étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force & son accroissement du développement de nos facultés & des progrès de l’esprit humain, & devient enfin stable & légitime par l’établissement [129] de la propriété & des loix. Il suit encore que l’inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique; distinction qui détermine suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui regne parmi tous les peuples policés, puisqu’il est manifestement contre la loi de nature, de quelque maniere qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage, & qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire.

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NOTES

DEDICACE, page 7

(Note 1) Hérodote raconte qu’après le meurtre du faux Smerdis, les sept libérateurs de la Perse s’étant assemblés pour délibérer sur la forme de gouvernement qu’ils donneroient à l’Etat, Otanes opina fortement pour la république: avis d’autant plus extraordinaire dans la bouche d’un Satrape, qu’outre la prétention qu’il pouvoit avoir à l’empire, les grands craignent plus que la mort une sorte de gouvernement qui les force à respecter les hommes. Otanes, comme on peut bien croire, ne fut point écouté, & voyant qu’on alloit procéder à l’élection d’un monarque, lui qui ne vouloit ni obéir ni commander, céda volontairement aux autres concurrens son droit à la couronne, demandant pour tout dédommagement d’être libre & indépendant, lui & sa postérité; ce qui lui fut accordé. Quand Hérodote ne nous apprendroit pas la restriction qui fut mise à ce privilége, il faudroit nécessairement la supposer; autrement Otanes, ne reconnaissant aucune sorte de loi, & n’ayant de compte à rendre à personne, auroit été tout-puissant dans l’Etat, & plus puissant que le roi même. Mais il n’y avoit gueres d’apparence qu’un homme capable de se contenter, en pareil cas d’un tel privilege, fut capable d’en abuser. En effet, on ne voit pas que ce droit ait jamais causé le moindre trouble dans le royaume, ni par le sage Otanes, ni par aucun de ses descendants.

[131]

PREFACE, page 31

(Note 2) Dès mon premier pas je m’appuie avec confiance sur une de ces autorités respectables pour les Philosophes, parce qu’elles viennent d’une raison solide & sublime, qu’eux seuls savent trouver & sentir.

«Quelque intérêt que nous ayons à nous connoître nous-mêmes, je ne sois si nous ne connoissons pas mieux tout ce qui n’est pas nous. Pourvus par la nature d’organes uniquement destinés à notre conservation, nous ne les employons qu’à recevoir les impressions étrangeres; nous ne cherchons qu’à nous répandre au dehors, & à exister hors de nous: trop occupés à multiplier les fonctions de nos sens & à augmenter l’étendue extérieure de notre être, rarement faisons-nous usage de ce sens intérieur qui nous réduit à nos vraies dimensions, & qui sépare de nous tout ce qui n’en est pas. C’est cependant de ce sens dont il faut nous servir, si nous voulons nous connoître; c’est le seul par lequel nous puissions nous juger; mais comment donner à ce sens son activité & toute son étendue? Comment dégager notre ame, dans laquelle il réside, de toutes les illusions de notre esprit? Nous avons perdu l’habitude de l’employer, elle est demeurée sans exercice au milieu du tumulte de nos sensations corporelles, elle s’est desséchée par le feu de nos passions; le coeur, le esprit, les sens, tout a travaillé contre elle. Hist. Nat. T.4 pag. 151. de la Nat. de l’homme.»

DISCOURS, page 47

(Note 3) Les changemens qu’un long usage de marcher sur deux pieds a pu produire dans la conformation de l’homme, les [132] rapports qu’on observe encore entre ses bras & les jambes antérieures des quadrupedes, & l’induction tirée de leur maniere de marcher, ont pu faire naître des doutes sur celle qui devoit nous être la plus naturelle. Tous les enfans commencent par marcher à quatre pieds, & ont besoin de notre exemple & de nos leçons pour apprendre à se tenir debout. Il y a même des nations sauvages, telles que les Hottentots, qui, négligeant beaucoup les enfans, les laissent marcher sur les mains ai long-tems qu’ils ont ensuite bien de la peine à les redresser; autant en font les enfans des Caraïbes des Antilles. Il y a divers exemples d’hommes quadrupedes; & je pourrois entre autres citer celui de cet enfant qui fut trouvé en 1344 aupres de Hesse, où il avoit été nourri par des loups, & qui disoit depuis, à la cour du prince Henri, que, s’il n’eût tenu qu’a lui, il eût mieux aimé retourner avec eux que de vivre parmi les hommes. Il avoit tellement pris l’habitude de marcher comme ces animaux, qu’il falut lui attacher des pieces de bois qui le forçoient à se tenir debout & en équilibre sur eu deux pieds. Il en étoit de même de l’enfant qu’on trouva en 1694, dans les forets de Lithuanie, & qui vivoit parmi les ours. Il ne donnoit, dit M. de Condillac, aucune marque de raison, marchoit sur ses pieds & sur ses mains, n’avoit aucun langage, & formoit des sons qui ne ressembloient en rien à ceux d’un homme. Le petit sauvage d’Hanovre, qu’on mena il y a plusieurs années à la cour d’Angleterre, avoit toutes les peines du monde à s’assujettir à marcher sur deux pieds, & l’on trouva en 1719, deux autres sauvages dans les Pyrénées, qui couroient par les montagnes à la maniere des quadrupedes. Quant à ce qu’on pourroit objecter que c’est se priver de l’usage des mains dont nous tirons tant d’avantages; outre que l’exemple des singes [133] montre que la main peut fort bien être employée des deux manieres, cela prouveroit seulement que l’homme peut donner à ses membres une destination plus commode que celle de la nature, & non que la nature a destiné l’homme à marcher autrement qu’elle ne lui enseigne.

Mais il y a, ce me semble, de beaucoup meilleures raisons à dire pour soutenir que l’homme est un bipede. Premiérement, quand on feroit voir qu’il a pu d’abord être conformé autrement que nous ne le voyons, & cependant devenir enfin ce qu’il est, ce n’en seroit pas assez pour conclure que cela se soit fait ainsi; car après avoir montré la possibilité de ces changemens, il faudroit encore, avant que de les admettre, en montrer au moins la vraisemblance. De plus, si les bras de l’homme paroissent avoir pu lui servir de jambes au besoin, c’est la seule observation favorable à ce systeme, sur un grand nombre d’autres qui lui sont contraires. Les principales sont, que la maniere dont la tête de l’homme est attachée à son corps au lieu de diriger sa vue horizontalement, comme l’ont tous les autres animaux, & comme il l’a lui-même en marchant debout, lui eût tenu, marchant à quatre pieds, les yeux directement fichés vers la terre, situation très-peu favorable à la conservation de l’individu; que la queue qui lui manque, & dont il n’a que faire marchant à deux pieds, est utile aux quadrupedes, & qu’aucun deux n’en est privé; que le sein de la femme, tres-bien situé pour un bipede qui tient son enfant dans ses bras, l’est si mal pour un quadrupede, que nul ne l’a placé de cette maniere; que le train de derriere étant d’une excessive hauteur à proportion des jambes de devant, ce qui fait que marchant à quatre nous nous traînons sur les genoux, le tout eût fait un animal mal proportionné & marchant peu commodément; que s’il eût posé [134] le pied à plat ainsi que la main, il auroit eu dans la jambe postérieure une articulation de moins que les autres animaux, savoir celle qui joint le canon au tibia; & qu’en ne posant que la pointe du pied, comme il auroit sans doute été contraint de faire, le tarse, sans parler de la pluralité des’os qui le composent, paroît trop gros pour tenir lieu de canon, & ses articulations avec le métatarse & le tibia trop rapprochées pour donner à la jambe humaine, dans cette situation, la même flexibilité qu’ont celles des quadrupedes. L’exemple des enfans étant pris dans un âge où les forces naturelles ne sont point encore développées, ni les membres raffermis, ne conclut rien du tout, & j’aimerois autant dire que les chiens ne sont pas destinés à marcher, parce qu’ils ne font que ramper quelques semaines après leur naissance. Les faits particuliers ont encore peu de force contre la pratique universelle de tous les hommes, même des nations qui, n’ayant eu aucune communication avec les autres, n’avoient pu rien imiter d’elles. Un enfant abandonné dans une forêt avant que de pouvoir marcher, & nourri par quelque bête, aura suivi l’exemple de sa nourrice, en s’exerçant à marcher comme elle; l’habitude lui aura pu donner des facilités qu’il ne tenoit point de la nature; & comme des manchots parviennent, à force d’exercice à faire avec leurs pieds tout ce que nous faisons de nos mains, il sera parvenu enfin à employer ses mains à l’usage des pieds.

Pag. 48

(Note 4) S’il se trouvoit parmi mes lecteurs quelque assez mauvais physicien pour me faire des difficultés sur la supposition de cette fertilité naturelle de la terre, je vais lui répondre par le passage suivant.

«Comme les végétaux tirent pour leur nourriture beaucoup plus [135] de substance de l’air & de l’eau qu’ils n’en tirent de la terre, il arrive qu’en pourrissant ils rendent à la terre plus qu’ils n’en ont tiré;d’ailleurs une forêt détermine les eaux de la pluie en arrêtant les vapeurs. Ainsi dans un bois que l’on conserveroit bien long-tems sans y toucher, la couche de terre qui sert à la végétation augmenteroit considérablement; mais les animaux rendant moins à la terre qu’ils n’en tirent, & les hommes faisant des consommations énormes de bois & de plantes pour le feu & pour d’autres usages, il s’ensuit que la couche de terre végétale d’un pays habité, doit toujours diminuer & devenir enfin comme le terrain de l’Arabic Pétrée, & comme celui de tant d’autres provinces de l’orient, qui est en effet le climat le plus anciennement habite, où l’on ne trouve que du sel & des sables; car le sel fixe des plantes & des animaux reste, tandis que toutes les autres parties se volatilisent. M. de Buffon, Hist. Nat.»

On peut ajouter à cela la preuve de fait par la quantité d’arbres & de plantes de toute espece, dont étoient remplies presque toutes les Iles désertes qui ont été découvertes dans ces derniers siecles, & parce que l’histoire nous apprend des forêts immenses qu’il a falu abattre par toute la terre à mesure qu’elle s’est peuplée ou policée. Sur quoi je ferai encore les trois remarques suivantes. L’une, que, s’il y a une sorte de végétaux qui puissent compenser la déperdition de matiere végétale qui se fait par les animaux, selon le raisonnement de M. de Buffon, ce sont sur-tout les bois, dont les têtes & les feuilles rassemblent & s’approprient plus d’eaux & de vapeurs que ne font les autres plantes. La seconde, que la destruction du sol, c’est-à-dire, la perte de la substance propre à la végétation, doit s’accélérer à proportion que [136] la terre est plus cultivée, & que les habitans plus industrieux consomment en plus grande abondance ses productions de toute espece. Ma troisieme & plus importante remarque est que les fruits des arbres fournissent à l’animal une nourriture plus abondante que ne peuvent faire les autres végétaux; expérience que j’ai faite moi-même, en comparant les produits de deux terrains égaux en grandeur & en qualité, l’un couvert de châtaigniers & l’autre semé de bled.

Pag. 48

(Note 5) Parmi les quadrupedes, les deux distinctions les plus universelles des especes voraces se tirent, l’une de la figure des dents, & l’autre de la conformation des intestins. Les animaux qui ne vivent que de végétaux ont tous les dents plates, comme le cheval, le boeuf, le mouton, le lievre; mais les voraces les ont pointues, comme le chat, le chien, le loup, le renard. Et quant aux intestins, les frugivores en ont quelques-uns, tels que le colon, qui ne se trouvent pas dans les animaux voraces. Il semble donc que l’homme, ayant les dents & les intestins comme les ont les animaux frugivores, devroit naturellement être range dans cette classe; & non-seulement les observations anatomiques confirment cette opinion, mais les monumens de l’antiquité y sont encore très favorables. "Dicéarque, dit S. Jérôme, rapporte dans ses livres des antiquités grecques que, sous le regne de Saturne, où la terre étoit encore fertile par elle-même, nul homme ne mangeoit de chair, mais que tous vivoient des fruits & des légumes qui croissoient naturellement." (liv. 2. adv. Jovinian.) Cette opinion se peut encore appuyer sur les relations de plusieurs Voyageurs modernes; François Corréal témoigne, entr’autres que la plupart des habitans des [137] Lucayes que les Espagnols transporterent aux Iles de Cuba, de St. Domingue & ailleurs, moururent pour avoir mangé de la chair. On peut voir par là que je néglige bien desavantages que je pourrois faire valoir. Car la proie étant presque l’unique sujet de combat entre les animaux carnaciers, & les frugivores vivant entr’eux dans une paix continuelle, si l’espece humaine étoit de ce dernier genre, il est clair qu’elle auroit eu beaucoup plus de facilité à subsister dans l’état de nature, beaucoup moins de besoin & d’occasions d’en sortir.

Pag. 49

(Note 6) Toutes les connoissances qui demandent de la réflexion, toutes celles qui ne s’acquierent que par l’enchaînement des idées & ne se perfectionnent que successivement, semblent être tout-à-fait hors de la portée de l’homme sauvage, faute de communication avec ses semblables, c’est-à-dire, faute de l’instrument qui sert a cette communication & des besoins qui la rendent nécessaire. Son savoir & son industrie se bornent à sauter, courir, se battre, lancer une pierre, escalader un arbre. Mais s’il ne sait que ces choses, en revanche il les fait beaucoup mieux que nous qui n’en avons pas le même besoin que lui; & comme elles dépendent uniquement de l’exercice du corps, & ne sont susceptibles d’aucune communication, ni d’aucun progrès d’un individu à l’autre, le premier homme a pu y être, tout aussi habile que ses derniers descendans.

Les relations des Voyageurs sont pleines d’exemples de la force & de la vigueur des hommes chez les nations barbares & sauvages; elles ne vantent gueres moins leur adresse & leur légereté; & comme il ne faut que des yeux pour observer ces choses, rien n’empêche qu’on n’ajoute foi à ce que certifient là-dessus des témoins [138] oculaires; j’en tire au hasard quelques exemples des premiers livres qui me tombent sous la main.

«Les Hottentots, dit Kolben, entendent mieux la pêche que les Européens du Cap. Leur habileté est égale au filet, à l’hameçon & au dard, dans les anses comme dans les rivieres. Ils ne prennent pas moins habilement le poisson avec la main. Ils sont d’une adresse incomparable à la nage. Leur maniere de nager a quelque chose de surprenant & qui leur est tout-à-fait propre. Ils nagent le corps droit & les mains étendues hors de l’eau, de sorte qu’ils paraissent marcher sur la terre. Dans la plus grande agitation de la mer & lorsque les flots forment autant de montagnes, ils dansent en quelque sort sur le dos des vagues, montant & descendant comme un morceau de liége.»

«Les Hottentots, dit encore le même auteur, sont d’une adresse surprenante à la chasse, & la légéreté de leur course passe l’imagination." Il s’étonne qu’ils ne fassent pas plus souvent un mauvais usage de leur agilité, ce qui leur arrive pourtant quelquefois, comme on peut juger par l’exemple qu’il en donne. "Un matelot Hollandois, en débarquant au Cap, chargea, dit-il, un Hottentot de le suivre à la ville avec un rouleau de tabac d’environ vingt livres. Lorsqu’ils furent tous deux à quelque distance de la troupe, le Hottentot demanda au matelot s’il savoit courir? Courir! répond le Hollandais, oui, fort bien.Voyons, reprit l’Africain, & fuyant avec le tabac, il disparut presque aussi-tôt. Le matelot confondu de cette merveilleuse vitesse, ne pensa point à le poursuivre, & ne revit jamais ni son tabac ni son porteur.»

«Ils ont la vue si prompte & la main si certaine que les Européens [139] n’en approchent point. A cent pas ils toucheront d’un coup de pierre une marque de la grandeur d’un demi-sol, & ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’au lieu de fixer comme nous les yeux sur le but, ils font des mouvemens & des contorsions continuelles. Il semble que leur pierre soit portée par une main invisible.»

Le P. du Tertre dit à-peu-pres sur les Sauvages des Antilles les mêmes choses qu’on vient de lire sur les Hottentots du Cap de Bonne-Espérance. Il vante sur-tout leur justesse à tirer avec leurs fleches les oiseaux au vol & les poissons à la nage, qu’ils prennent ensuite en plongeant. Les Sauvages de l’Amérique septentrionale ne sont pas moins célebres par leur force & par leur adresse; & voici un exemple qui pourra faire juger de celles des Indiens de l’Amérique méridionale.

En l’année 1746, un Indien de Buénos-Aires ayant été condamné aux galeres à Cadix, proposa au Gouverneur de racheter sa liberté en exposant sa vie dans une fête publique. Il promit qu’il attaqueroit seul le plus furieux taureau sans autre arme en main qu’une corde, qu’il le terrasseroit, qu’il le saisiroit avec sa corde par telle partie qu’on indiqueroit; qu’il le selleroit, le brideroit, le monteroit, & combattroit, ainsi monté, deux autres taureaux des plus furieux qu’on feroit sortir du Torillo, & qu’il les mettroit tous à mort l’un après l’autre dans l’instant qu’on le lui commanderoit, & sans le secours de personne; ce qui lui fût accordé. L’indien tint parole & réussit dans tout ce qu’il avoit promis; sur la maniere dont il s’y prit & sur tout le détail du combat, on peut consulter le premier Tome in-12 des Observations sur l’Histoire Naturelle de M. Gautier, d’où ce fait est tiré, page 262.

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Pag. 52

(Note 7) «La durée de la vie des chevaux, dit M. de Buffon, est, comme dans toutes les autres especes d’animaux, proportionnée à la durée du tems de leur accroissement. L’homme, qui est quatorze ans à croître peut vivre six ou sept fois autant de tems, c’est-à-dire quatre-vingt-dix ou cent ans; le cheval, dont l’accroissement se fait en quatre ans, peut vivre six ou sept fois autant, c’est-à-dire vingt-cinq ou trente ans. Les exemples qui pourroient être contraires à cette regle sont si rares, qu’on ne doit pas même les regarder comme une exception dont on puisse tirer des conséquences; & comme les gros chevaux prennent leur accroissement en moins de tems que les chevaux fins, ils vivent aussi moins de tems & sont vieux des l’âge de quinze ans.»

Pag. 52

(Note 8) Je crois voir entre les animaux carnaciers & les frugivores une autre différence encore plus générale que celle que j’ai remarquée dans la note (5), puisque celle-ci s’étend jusqu’aux oiseaux. Cette différence consiste dans le nombre des petits, qui n’excede jamais deux à chaque portée pour les especes qui ne vivent que de végétaux, & qui va ordinairement au-delà de ce nombre pour les animaux voraces. Il est aisé de connoître à cet égard la destination de la nature par le nombre des mamelles, qui n’est que de deux dans chaque femelle de la premiere espece, comme la jument, la vache, la chevre, la biche, la brebis, &c. & qui est toujours de six ou de huit dans les autres femelles, comme la chienne, la chatte, la louve, la tigresse, &c. La poule, l’oie, la canne, qui sont toutes des oiseaux voraces, ainsi que l’aigle, l’épervier, la chouette, pondent aussi & couvent un grand nombre d’oeufs, ce qui n’arrive [141] jamais à la colombe, à la tourterelle, ni aux oiseaux qui ne mangent absolument que du grain, lesquels ne pondent & ne couvent gueres que deux oeufs à la fois. La raison qu’on peut donner de cette différence est que les animaux qui ne vivent que d’herbes & de plantes, demeurant presque tout le jour à la pâture & étant forcés d’employer beaucoup de tems à se nourrir, ne pourroient suffire à allaiter plusieurs petits, au lieu que les voraces faisant leur repas presqu’en un instant, peuvent plus aisément & plus souvent retourner à leurs petits & à leur chasse, & réparer la dissipation d’une si grande quantité de lait. Il y auroit à tout ceci bien des observations particulieres & des réflexions à faire; mais ce n’en est pas ici le lieu, & il me suffit d’avoir montré dans cette partielle systeme le plus géneral de la nature, systême qui fournit une nouvelle raison de tirer l’homme de la classe des animaux carnaciers & de le ranger parmi les especes frugivores.

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(Note 9) Un auteur célebre, calculant les biens & les maux de la vie humaine, & comparant les deux sommes, a trouvé que la derniere surpassoit l’autre de beaucoup, & qu’à tout prendre, la vie étoit pour l’homme un assez mauvais présent. Je ne suis point surpris de sa conclusion; il a tiré tous ses raisonnemens de la constitution de l’homme civil: s’il fût remonté jusqu’à l’homme naturel, on peut juger qu’il eût trouvé des résultats très-différens, qu’il eût aperçu que l’homme n’a gueres de maux que ceux qu’il s’est donnés lui-même, & que la nature eût été justifiée. Ce n’est pas sans peine que nous sommes parvenus à nous rendre si malheureux. Quand d’un côté l’on considere les immenses travaux des hommes, tant de sciences approfondies, tant d’arts inventés, tant de forces employées, des abîmes [142] comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtimens énormes élevés sur la terre, la mer couverte de vaisseaux & de matelots; & que de l’autre, on recherche avec un peu de méditation, les vrais avantages qui ont résulté de tout cela pour le bonheur de l’espece humaine, on ne peut qu’être frappé de l’étonnante disproportion qui regne entre ces choses, & déplorer l’aveuglement de l’homme, qui, pour nourrir son fol orgueil & je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les miseres dont il est susceptible, & que la bienfaisante nature avoit pris soin d’écarter de lui.

Les hommes sont méchants; une triste & continuelle expérience dispense de la preuve; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changemens survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits, & les connoissances qu’il a acquises? Qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparens & à se faire en effet tous les maux imaginables. Que peut-on penser d’un commerce où la raison de chaque particulier lui dicte des maximes directement contraires à celles que la raison publique prêche au corps de la société, & où chacun trouve son compte dans le malheur d’autrui? Il n’y a peut-être pas un homme aisé à qui des héritiers avides & souvent ses propres enfans ne souhaitent la mort en secret; pas un vaisseau en mer dont le naufrage ne fût une bonne nouvelle pour quelque négociant; pas une maison qu’un débiteur de mauvaise foi ne [143] voulût voir brûler avec tous les papiers qu’elle contient; pas un peuple qui ne se réjouisse des désastres de ses voisins. C’est ainsi que nous trouvons notre avantage dans le préjudice de nos semblables, & que la perte de l’un fait presque toujours la prospérité de l’autre: mais ce qu’il y a de plus dangereux encore, c’est que les calamités publiques font l’attente & l’espoir d’une multitude de particuliers. Les uns veulent des maladies, d’autres la mortalité, d’autres la guerre, d’autres la famine; j’ai vu des hommes affreux pleurer de douleur aux apparences d’une année fertile, & le grand & funeste incendie de Londres, qui coûta la vie ou les biens à tant de malheureux, fit peut-être la fortune à plus de dix mille personnes. Je sais que Montaigne blâme l’Athénien Démadés d’avoir fait punir un ouvrier qui, vendant fort cher des cercueils, gagnoit beaucoup à la mort des Citoyens: mais la raison que Montaigne allegue étant qu’il faudroit punir tout le monde, il est évident qu’elle confirme les miennes. Qu’on pénetre donc au travers de nos frivoles démonstrations de bienveillance, ce qui se passe au fond des coeurs, & qu’on réfléchisse à ce que doit être un état de choses où tous les hommes sont forcés de se caresser & de se détruire mutuellement, & où ils naissent ennemis par devoir & fourbes par intérêt. Si l’on me répond que la société est tellement constituée que chaque homme gagne à servir les autres, je répliquerai que cela seroit fort bien, s’il ne gagnoit encore plus à leur nuire. Il n’y a point de profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement, & le tort fait au prochain est toujours plus lucratif que les services. Il ne s’agit donc plus que de trouver les moyens de s’assurer l’impunité, & c’est à quoi les puissans emploient toutes leurs forces, & les foibles toutes leurs ruses.

[144] L’homme Sauvage, quand il a dîné, est en paix avec toute la nature & l’ami de tous ses semblables. S’agit-il quelquefois de disputer son repas? il n’en vient jamais aux coups sans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsistance; & comme l’orgueil ne se mêle pas du combat, il se termine par quelques coups de poing; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, & tout est pacifié. Mais chez l’homme en société ce sont bien d’autres affaires; il s’agit premiérement de pourvoir au nécessaire, & puis au superflu, ensuite viennent les délices, & puis les immenses richesses, & puis des sujets, & puis des esclaves; il n’a pas un moment de relâche; ce qu’il y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels & pressans, plus les passions augmentent, &, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire; de sorte qu’apres de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors & désolé bien des hommes, mon héros finira par tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique maître de l’univers. Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secretes du coeur de tout homme civilisé.

Comparez sans préjugés l’état de l’homme Civil avec celui de l’homme Sauvage, & recherchez, si vous le pouvez, combien, outre sa méchanceté, ses besoins & ses miseres, le premier a ouvert de nouvelles portes à la douleur & à la mort. Si vous considérez les peines d’esprit qui nous consument, les passions violentes qui nous épuisent & nous désolent, les travaux excessifs dont les pauvres sont surcharges, la mollesse encore plus dangereuse à laquelle les riches s’abandonnent, & qui font mourir les uns de leurs besoins & les autres de leurs excès. Si vous songez aux monstrueux mélanges des alimens, à leurs pernicieux assaisonnemens, [145] aux denrées corrompues, aux drogues falsifiées, aux friponneries de ceux qui les vendent, aux erreurs de ceux qui les administrent, au poison des vaisseaux dans lesquels on les prépare; si vous faites attention aux maladies épidémiques engendrées par le mauvais air parmi des multitudes d’hommes rassemblés, a celles qu’occasionnent la délicatesse de notre maniere de vivre, les passages alternatifs de l’intérieur de nos maisons au grand air, l’usage des habillemens pris ou quittés avec trop peu de précaution, & tous les soins que notre sensualité excessive a tournés en habitudes nécessaires, & dont la négligence ou la privation nous coûte ensuite la vie ou la santé; si vous mettez en ligne de compte les incendies & les tremblemens de terre qui, consumant ou renversant des villes entieres, en font périr les habitans par milliers; en un mot, si vous réunissez les dangers que toutes ces causes assemblent continuellement sur nos têtes, vous sentirez combien la nature nous fait payer cher mépris que nous avons fait de ses leçons.

Je ne répéterai point ici sur la guerre ce que j’en ai dit ailleurs; mais je voudrois que les gens instruits voulussent ou osassent donner une fois au public, le détail des horreurs qui se commettent dans les armées par les entrepreneurs des vivres & des hôpitaux: on verroit que leurs manœuvres, non trop secretes, par lesquelles les plus brillantes armées se fondent en moins de rien, font plus périr de soldats que n’en moissonne le fer ennemi; c’est encore un calcul non moins étonnant que celui des hommes que la mer engloutit tous les ans, soit par la faim, soit par le scorbut, soit par les pirates, soit par le feu, soit par les naufrages. Il est clair qu’il faut mettre aussi sur le compte de la propriété établie, & par conséquent de la société, les assassinats, les empoisonnemens, [146] les vols de grands chemins, & les punitions mêmes de ces crimes, punitions nécessaires pour prévenir de plus grands maux, mais qui, pour le meurtre d’un homme, coûtant la vie à deux ou davantage, ne laissent pas de doubler réellement la perte de l’espece humaine. Combien de moyens honteux d’empêcher la naissance des hommes & de tromper la nature! Soit par ces goûts brutaux & dépravés qui insultent son plus charmant ouvrage, goûts que les Sauvages ni les animaux ne connurent jamais, & qui ne sont nés dans les pays policés que d’une imagination corrompue; soit par ces avortemens secrets, dignes fruits de la débauche & de l’honneur vicieux; soit par l’exposition ou le meurtre d’une multitude d’enfans, victimes de la misere de leurs parens ou de la honte barbare de leurs meres; soit enfin par la mutilation de ces malheureux dont une partie de l’existence & toute la postérité sont sacrifiées à de vaines chansons, ou, ce qui est pis encore, à la brutale jalousie de quelques hommes: mutilation qui, dans ce dernier cas, outrage doublement la nature, & par le traitement que reçoivent ceux qui la souffrent, & par l’usage auquel ils sont destinés!

Mais n’est-il pas mille cas plus fréquens & plus dangereux encore, où les droits paternels offensent ouvertement l’humanité? Combien de talens enfouis & d’inclinations forcées par l’imprudente contrainte des Peres! Combien d’hommes se seroient distingués dans un état sortable, qui meurent malheureux & déshonorés dans un autre état pour lequel ils n’avoient aucun goût! Combien de mariages heureux mais inégaux ont été rompus ou troublés, & combien de chastes épouses déshonorées par cet ordre des conditions toujours en contradiction avec celui de la nature! Combien d’autres unions bizarres formées par l’intérêt & désavouées par [147] l’amour & par la raison! Combien même d’époux honnêtes & vertueux font mutuellement leur supplice pour avoir été mal assortis! Combien de jeunes & malheureuses victimes de l’avarice de leurs Parens, se plongent dans le vice ou passent leurs tristes jours dans les larmes, & gémissent dans des liens indissolubles que le coeur repousse & que l’or seul a formés! Heureuses quelquefois celles que leur courage & leur vertu même arrachent à la vie, avant qu’une violence barbare les force à la passer dans le, crime ou dans le désespoir. Pardonnez-le moi, Pere & Mere à jamais déplorables: j’aigris à regret vos douleurs; mais puissent-elles servir d’exemple éternel & terrible à quiconque ose, au nom même de la nature, violer le plus sacré de ses droits!

Si je n’ai parlé que de ces noeuds mal formés qui sont l’ouvrage de notre police; pense-t-on que ceux où l’amour & la sympathie ont présidé soient eux-mêmes exempts d’inconvéniens? Que seroit-ce si j’entreprenois de montrer l’espece humaine attaquée dans sa source même, & jusques dans le plus saint de tous les liens, où l’on n’ose plus écouter la nature qu’apres avoir consulté la fortune, & où le désordre civil confondant les vertus & les vices, la continence devient une précaution criminelle, & le refus de donner la vie à son semblable un acte d’humanité? Mais sans déchirer le voile qui couvre tant d’horreurs, contentons-nous d’indiquer le mal auquel d’autres doivent apporter le remede.

Qu’on ajoute à tout cela cette quantité de métiers mal-sains qui abrégent les jours ou détruisent le tempérament, tels que sont les travaux des mines, les diverses préparations des métaux, des minéraux, surtout du plomb, du cuivre, du mercure, du cobalt, de l’arsenic, du réalgar; ces autres métiers périlleux qui coûtent [148] tous les jours la vie à quantité d’ouvriers, les uns couvreurs, d’autres charpentiers, d’autres maçons, d’autres travaillant aux carrieres; qu’on réunisse, dis-je, tous ces objets, & l’on pourra voir dans l’établissement & la perfection des sociétés les raisons de la diminution de l’espece, observée par plus d’un philosophe.

Le luxe, impossible à prévenir chez des hommes avides de leurs propres commodités & de la considération des autres, acheve bientôt le mal que les sociétés ont commencé, & sous prétexte de faire vivre les pauvres qu’il n’eût pas falu faire, il appauvrit tout le reste, & dépeuple l’Etat tôt ou tard.

Le luxe est un remede beaucoup pire que le mal qu’il prétend guérir; ou plutôt il est lui-même le pire de tous les maux, dans quelque Etat grand ou petit que ce puisse être, & qui pour nourrir des foules de valets & de misérables qu’il a faits, accable & ruine le laboureur & le citoyen: semblable à ces vents brûlans du midi qui couvrant l’herbe & la verdure d’insectes dévorans, ôtent la subsistance aux animaux utiles, & portent la disette & la mort dans tous les lieux ou ils se font sentir.

De la société & du luxe qu’elle engendre, naissent les arts libéraux & mécaniques, le commerce, les lettres, & toutes ces inutilités qui font fleurir l’industrie, enrichissent & perdent les Etats. La raison de ce dépérissement est très-simple. Il est aisé de voir que par sa nature l’agriculture doit être le moins lucratif de tous les arts; parce que son produit étant de l’usage le plus indispensable pour tous les hommes, le prix en doit être proportionné aux facultés des plus pauvres. Du même principe on peut tirer cette regle, qu’en général les arts sont lucratifs en raison inverse de leur utilité, & que les plus nécessaires doivent enfin devenir les plus négligés. Par où l’on voit ce qu’il faut penser des vrais [149] avantages de l’industrie & de l’effet réel qui résulte de ses progres.

Telles sont les causes sensibles de toutes les miseres où l’opulence précipite enfin les nations les plus admirées. A mesure que l’industrie & les arts s’étendent & fleurissent, le cultivateur méprisé, chargé d’impôts nécessaries à l’entretien du luxe, & condamné à passer sa vie entre le travail & la faim, abandonne ses champs pour aller chercher dans les villes le pain qu’il y devroit porter. Plus les capitales frappent d’admiration les yeux stupides du peuple, plus il faudroit gémir de voir les campagnes abandonnées, les terres en friche, & les grands chemins inondés de malheureux citoyens devenus mendians ou voleurs, & destinés à finir un jour leur misere sur la roue ou sur un fumier. C’est ainsi que l’Etat s’enrichissant d’un côté s’affoiblit & se dépeuple de l’autre, & que les plus puissantes monarchies, après bien des travaux pour se rendre opulentes & désertez, finissent par devenir la proie des nations pauvres qui succombent à la funeste tentation de les envahir, & qui s’enrichissent & s’affoiblissent à leur tour, jusqu’à ce qu’elles soient elles-mêmes envahies & détruites par d’autres.

Qu’on daigne nous expliquer une fois ce qui avoit pu produire ces nuées de Barbares qui, durant tant de siecles, ont inondé l’Europe, l’Asie & l’Afrique. Etoit-ce à l’industrie de leurs arts, à la sagesse de leurs loix, à l’excellence de leur police, qu’ils devoient cette prodigieuse population? Que nos savans veuillent bien nous dire pourquoi, loin de multiplier à ce point, ces hommes féroces & brutaux, sans lumieres, sans frein, sans éducation, ne s’entr’égorge aient pas tous à chaque instant, pour se disputer leur pâture ou leur chasse? Qu’ils nous expliquent comment ces misérables ont eu seulement la hardiesse de regarder en face de si habiles gens que nous étions, avec une si belle discipline [150] militaire, de si beaux codes, & de si sages loix? Enfin pourquoi, depuis que la société s’est perfectionnée danses pays du nord, & qu’on y a tant pris de peine pour apprendre aux hommes leurs devoirs mutuels & l’art de vivre agréablement & paisiblement ensemble, on n’en voit plus rien sortir de semblable à ces multitudes d’hommes qu’il produisoit autrefois? J’ai bien peur que quelqu’un ne s’avise à la fin de me répondre que toutes ces grandes choses, savoir, les arts, les sciences & les loix, ont été très-sagement inventées par les hommes, comme une peste salutaire pour prévenir l’excessive multiplication de l’espece, de peur que ce monde, qui nous est destiné, ne devint à la fin trop petit pour ses habitans.

Quoi donc! faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien & le mien, & retourner vivre dans les forêts avec les ours? Conséquence à la maniere de mes adversaires, que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. O vous, à qui la voix céleste ne s’est point fait entendre, & qui ne reconnoissez pour votre espece d’autre destination que d’achever en paix cette courte vie; vous qui pouvez laisser au milieu des villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos coeurs corrompus & vos désirs effrénés, reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique & premiere innocence; allez dans les bois perdre la vue & la mémoire des crimes de vos contemporains, & ne craignez point d’avilir votre espece en renonçant à ses lumieres pour renoncer à ses vices. Quant aux hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d’herbe & de glands, ni se passer de loix & de chefs; ceux qui furent honorés dans leur premier pere de leçons surnaturelles; ceux qui verront dans l’intention de donner [151] d’abord aux actions humaines une moralité qu’elles n’eussent de long-tems acquise, la raison d’un précepte indifférent par lui-même & inexplicable dans tout autre systême; ceux, en un mot, qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre-humain aux lumieres & au bonheur des célestes Intelligences; tous ceux-là tâcheront, par l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les connoître, à mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre; ils respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les membres; ils aimeront leurs semblables & les serviront de tout leur pouvoir; ils obéiront scrupuleusement aux loix, & aux hommes qui en sont les auteurs & les ministres; ils honoreront sur-tout les bons & sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule d’abus & de maux toujours prêts à nous accabler; ils animeront le zele de ces dignes chefs, en leur montrant sans crainte & sans flatterie la grandeur de leur tâche & la rigueur de leur devoir: mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables, qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient, & de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages apparens.

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(Note 10) Parmi les hommes que nous connoissons, ou par nous-mêmes, ou par les historiens ou par les voyageurs, les uns sont noirs, les autres blancs, les autres rouges; les uns portent de longs cheveux, les autres n’ont que de la laine frisée; les uns sont presque tout velus, les autres n’ont pas même de barbe; il y a eu & il y a peut-être encore des nations d’hommes d’une taille gigantesque; & laissant à part la fable des pygmées, qui peut bien n’être qu’une exagération, on sait que les Lapons [152] & surtout les Groenlandois sont fort au-dessous de la taille moyenne de l’homme; on prétend même qu’il y a des peuples entiers qui ont des queues comme les quadrupedes; & sans ajouter une foi aveugle aux relations d’Hérodote & de Ctésias, on en peut du moins tirer cette opinion très-vraisemblable, que si l’on avoit pu faire de bonnes observations dans ces tems anciens où les peuples divers suivoient des manieres de vivre plus différentes entr’elles qu’ils ne font aujourd’hui, on y auroit aussi remarqué, dans la figure & l’habitude du corps, des variétés beaucoup plus frappantes. Tous ces faits, dont il est aisé de fournir des preuves incontestables, ne peuvent surprendre que ceux qui sont accoutumés à ne regarder que les objets qui les environnent, & qui ignorent les puissans effets de la diversité des climats, de l’air, des alimens, de la maniere de vivre, des habitudes en général, & sur-tout la force étonnante des mêmes causes, quand elles agissent continuellement sur de longues suites de générations. Aujourd’hui que le commerce, les voyages & les conquêtes, réunissent davantage les peuples divers, & que leurs manieres de vivre se rapprochent sans cesse par la fréquente communication, on s’apperçoit que certaines différences nationales ont diminué, & par exemple, chacun peut remarquer que les François d’aujourd’hui ne sont plus ces grands corps blancs & blonds décrits par les historiens latins, quoique le tems joint au mélange des Francs & des Normands, blancs & blonds eux-mêmes, eût dû rétablir ce que la fréquentation des Romains avoit pu ôter à l’influence du climat, dans la constitution naturelle & le teint des habitants. Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire & ont produites en effet dans l’espece humaine, me font douter si divers animaux semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes [153] sans beaucoup d’examen, ou à cause de quelques différences qu’ils remarquoient dans la conformation extérieure, ou seulement parce que ces animaux ne parloient pas, ne seroient point en effet de véritables hommes sauvages, dont la race dispersée anciennement dans les bois n’avoit eu occasion de développer aucune de ses facultés virtuelles, n’avoit acquis aucun degré de perfection, & se trouvoit encore dans l’état primitif de nature. Donnons un exemple de ce que je veux dire.

«On trouve, dit le traducteur de l’hist. des Voyages, dans le royaume de Congo, quantité de ces grands animaux qu’on nomme Orangs-Outangs aux Indes Orientales, qui tiennent comme le milieu entre l’espece humaine & les Babouins. Battel raconte que dans les forêts de Mayomba, au royaume de Loango, on voit deux sortes de monstres dont les plus grande se nomment Pongos & les autres Enjokos. Les premiers ont une ressemblance exacte avec l’homme; mais ils sont beaucoup plus gros, & de fort haute taille. Avec un visage humain, ils ont les yeux fort enfoncés. Leurs mains, leurs joues, leurs oreilles, sont sans poil, à l’exception des sourcils qu’ils ont fort longs. Quoiqu’ils aient le reste du corps assez velu, le poil n’en est pas fort épais, & sa couleur est brune. Enfin la seule partie qui les distingue des hommes est la jambe qu’ils ont sans mollet. Ils marchent droits, en se tenant de la main le poil du cou; leur retraite est dans les bois; ils dorment sur les arbres, & s’y font une espece de toît qui les met à couvert de la pluie. Leurs alimens sont des fruits ou des noix sauvages. Jamais ils ne mangent de chair. L’usage des Negres qui traversent les forêts, est d’y allumer des feux pendant la nuit. Ils remarquent que le matin, à leur départ, les Pongos prennent leur place [154] autour du feu, & ne se retirent pas qu’il ne soit éteint: car avec beaucoup d’adresse, ils n’ont point assez de sens pour l’entretenir en y apportant du bois.»

«Ils marchent quelquefois en troupes & tuent les Negres qui traversent les forêts. Ils tombent même sur les éléphans qui viennent paître dans les lieux qu’ils habitent, & les incommodent si fort à coups de poing, ou de bâtons, qu’ils les forcent à prendre la fuite en poussant des cris. On ne prend jamais de Pongos en vie, parce qu’ils sont si robustes que dix hommes ne suffiroient pas pour les arrêter: mais les Negres en prennent quantité de jeunes après avoir tué la mere, au corps de laquelle le petit s’attache fortement. Lorsqu’un de ces animaux meurt, les autres couvrent son corps d’un amas de branches ou de feuillages. Purchass ajoute que dans les conversations qu’il avoit eues avec Battel, il avoit appris de lui-même qu’un Pongos lui enleva un petit Negre qui passa un mais entier dans la société de ces animaux; car ils ne font aucun mal aux hommes qu’ils surprennent, du moins lorsque ceux-ci ne les regardent point, comme le petit negre l’avoit observé. Battel n’a point décrit la seconde espece de monstre.»

«Dapper confirme que le royaume de Congo est plein de ces animaux qui portent aux Indes le nom d’Orangs-Outangs, c’est-à-dire, habitans des bois, & que les Africains nomment Quojas-Morros. Cette bête, dit-il, est si semblable à l’homme, qu’il est tombé dans l’esprit à quelques voyageurs qu’elle pouvoit être sortie d’une femme & d’un singe: chimere que les Negres mêmes rejettent. Un de ces animaux fut transporté du Congo en Hollande, & présenté au prince d’Orange, Frédéric Henri. Il étoit de la hauteur d’un enfant de trois ans, & d’un embon [155] point médiocre, mais quarré & bien proportionné, fort agile, & fort vif; les jambes charnues & robustes, tout le devant du corps nud, mais le derriere couvert de poils noirs. A la premiere vue, son visage ressembloit à celui d’un homme, mais il avoit le nez plat & recourbé; ses oreilles étoient aussi celles de l’espece humaine; son sein, car c’étoit une femelle, étoit potelé, son nombril enfoncé, ses épaules fort bien jointes, ses mains divisées en doigts & en pouces, ses mollets & ses talons gras & charnus. Il marchoit souvent droit sur ses jambes, il étoit capable de lever & porter des fardeaux assez lourds. Lorsqu’il vouloit boire, il prenoit d’une main le couverele du pot, & tenoit le fond de l’autre. Ensuite il s’essuyoit gracieusement les levres. Il se couchoit pour dormir, la tête sur un coussin, se couvrant avec tant d’adresse qu’on l’auroit pris pour un homme au lit. Les Negres font d’étranges récits de cet animal. Ils assurent non-seulement qu’il force les femmes & les filles, mais qu’il ose attaquer des hommes armés; en un mot il y a beaucoup d’apparence que c’est le satyre des anciens. Merolla ne parle peut-être que de ces animaux, lorsqu’il raconte que les Negres prennent quelquefois dans leurs chasses des hommes & des femmes sauvages.»

Il est encore parlé de ces especes d’animaux anthropoformes dans le troisieme Tome de la même histoire des Voyages sous le nom de Beggos & de Mandrills: mais, pour nous en tenir aux relations précédentes, on trouve dans la description de ces prétendus monstres des conformités frappantes avec l’espece humaine, & des différences moindres que celles qu’on pourroit assigner d’homme à homme. On ne voit point dans ces passages les raisons sur lesquelles les auteurs se fondent pour refuser aux animaux en question [156] le nom d’hommes sauvages; mais il est aisé de conjecturer que c’est à cause de leur stupidité, & aussi parce qu’ils ne parloient pas: raisons foibles pour ceux qui savent que, quoique l’organe de la parole soit naturel à l’homme, la parole elle-même ne lui est pourtant pas naturelle, & qui connoissent jusqu’à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé l’homme civil au-dessus de son état originel. Le petit nombre de lignes que contiennent ces descriptions nous peut faire juger combien ces animaux ont été mal observés & avec quels préjugés ils ont été vus. Par exemple, ils sont qualifiés de monstres, & cependant on convient qu’ils engendrent. Dans un endroit, Battel dit que les Pongos tuent les Negres qui traversent les forêts, dans un autre, Purchass ajoute qu’ils ne leur font aucun mal, même quand ils les surprennent; du moins lorsque les Negres ne s’attachent pas à les regarder. Les Pongos s’assemblent autour des feux allumés par les Negres quand ceux-ci se retirent, & se retirent à leur tour quand le feu est éteint; voilà le fait, voici maintenant le commentaire de l’observateur, car avec beaucoup d’adresse, ils n’ont point assez de sens pour l’entretenir en y apportant du bois. Je voudrois deviner comment Battel, ou Purchass son compilateur a pu savoir que la retraite des Pongos étoit un effet de leur bêtise plutôt que de leur volonté. Dans un climat tel que Loango, le feu n’est pas une chose fort nécessaire aux animaux, & si les Negres en allument, c’est moins contre le froid que pour effrayer les bêtes féroces; il est donc très-simple qu’apres avoir été quelque tems réjouis par la flamme, ou s’être bien réchauffés, les Pongos s’ennuient de rester toujours à la même place, & s’en aillent à leur nâture, qui demande plus de tems que s’ils mangeoient de la chair. D’ailleurs, on soit que la plupart des animaux, sans en [157] excepter l’homme, sont naturellement paresseux, & qu’ils se refusent à toutes sortes de soins qui ne sont pas d’une absolue nécessite. Enfin il paroît fort étrange que les Pongos dont on vante l’adresse & la force, les Pongos qui savent enterrer leurs morts & se faire des toîts de branchages, ne sachent pas pousser des tisons dans le feu. Je me souviens d’avoir vu un singe faire cette même manœuvre qu’on ne veut pas que les Pongos puissent faire; il est vrai que, mes idées n’étant pas alors tournées de ce côté, je fis moi-même la faute que je reproche à nos voyageurs, je négligeai d’examiner si l’intention du singe étoit en effet d’entretenir le feu, ou simplement, comme je crois, d’imiter l’action d’un homme. Quoi qu’il en soit, il est bien démontré que le singe n’est pas une variété de l’homme; non-seulement parce qu’il est privé de la faculté de parler, mais surtout parce qu’on est sûr que son espece n’a point celle de se perfectionner, qui est le caractere spécifique de l’espece humaine. Expériences qui ne paroissent pas avoir été faites sur le Pongos & l’Orang-Outang avec assez de soin pour en pouvoir tirer la même conclusion. Il y auroit pourtant un moyen par lequel, si l’Orang-Outang ou d’autres étoient de l’espece humaine, les observateurs les plus grossiers pourroient s’en assurer même avec démonstration; mais outre qu’une seule génération lie suffiroit pas pour cette expérience, elle doit passer pour impraticable, parce qu’il faudroit que ce qui n’est qu’une supposition fût démontré vrai, avant que l’épreuve qui devroit constater le fait pût être tentée innocemment.

Les jugemens précipités, & qui ne sont point le fruit d’une raison éclairée, sont sujets à donner dans l’exces. Nos voyageurs font sans façon des bêtes, sous les noms de Pongos, de Mandrills, d’Orangs-Outangs, de ces mêmes êtres dont, sous les noms de [158] Satyres, de Faunes, de Silvains, les anciens faisoient des divinités. Peut-être, après des recherches plus exactes, trouvera-t-on que ce ne sont ni des bêtes ni des dieux, mais des hommes. En attendant, il me paroît qu’il y a bien autant de raison de s’en rapporter là-dessus à Merolla, religieux lettré, témoin oculaire, & qui, avec toute sa naïveté, ne laissoit pas d’être homme d’esprit, qu’au marchand Battel, à Dapper, à Purchass & aux autres compilateurs.

Quel jugement pense-t-on qu’eussent porté de pareils observateurs sur l’enfant trouvé en 1694, dont j’ai déjà parlé ci-devant, qui ne donnoit aucune marque de raison, marchoit sur ses pieds & sur ses mains, n’avoit aucun langage & formoit des sons qui ne ressembloient en rien à ceux d’un homme. Il fut long-tems, continue le même philosophe qui me fournit ce fait, avant de pouvoir proférer quelques paroles, encore le fit-il d’une maniere barbare. Aussi-tôt qu’il put parler, on l’interrogea sur son premier état, mais il ne s’en souvint non plus que nous nous souvenons de ce qui nous est arrivé au berceau. Si malheureusement pour lui cet enfant fût tombé dans les mains de nos voyageurs, on ne peut douter qu’apres avoir remarqué son silence & sa stupidité, ils n’eussent pris le parti de le renvoyer dans les bois ou de l’enfermer dans une ménagerie; après quoi ils en auroient savamment parlé dans de belles relations, comme d’une bête fort curieuse qui ressembloit assez à l’homme.

Depuis trois ou quatre cents ans que les habitans de l’Europe inondent les autres parties du monde, & publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages & de relations, je suis persuadé que nous ne connoissons d’hommes que les seuls Européens; encore paroît-il, aux préjugés ridicules qui ne sont pas éteints [159] même parmi les gens de lettres, que chacun ne fait guere sous le nom pompeux d’étude de l’homme que celle des hommes de son pays. Les particuliers ont beau aller & venir, il semble que la philosophie ne voyage point: aussi celle de chaque peuple est-elle peu propre pour un autre. La cause de ceci est manifeste, au moins pour les contrées éloignées: y a gueres que quatre sortes d’hommes qui fassent des voyages de long cours, les marins, les marchands, les soldats & les missionnaires; or, on ne doit gueres s’attendre que les trois premieres classes fournissent de bons observateurs, & quant à ceux de la quatrieme, occupés de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne seroient pas sujets à des préjugés d’état comme tous les autres, on doit croire qu’ils ne se livreroient pas volontiers à des recherches qui paroissent de pure curiosité, & qui les détourneroient des travaux plus importans auxquels ils se destinent. D’ailleurs, pour prêcher utilement l’Evangile, il ne faut que du zele, & Dieu donne le reste; mais pour étudier les hommes, il faut des talens que Dieu ne s’engage à donner à personne, & qui ne sont pas toujours le partage des saints. On n’ouvre pas un livre de voyages ou l’on ne trouve des descriptions de caracteres & de moeurs; mais on est tout étonné d’y voir que ces gens qui ont tant décrit de choses, n’ont dit que ce que chacun savoit déjà, n’ont su appercevoir à l’autre bout du monde que ce qu’il n’eût tenu qu’à eux de remarquer sans sortir de leur rue, & que ces traits vrais qui distinguent les nations, & qui frappent les yeux faits pour voir, ont presque toujours échappé aux leurs. De-là est venu ce bel adage de morale, si rebattu parla tourbe philosophes, que les hommes sont par-tout les mêmes, qu’ayant par-tout les mêmes passions & les mêmes vices, il est assez [160] inutile de chercher à caractériser les différens peuples; ce qui est à-peu-pres aussi bien raisonné que si l’on disoit qu’on ne sauroit distinguer Pierre d’avec Jacques, parce qu’ils ont tous deux un nez, une bouche & des yeux.

Ne verra-t-on jamais renaître ces tems heureux où les peuples ne se mêloient point de philosopher, mais où les Platons, les Thales & les Pythagoras, épris d’un ardent désir de savoir, entre-prenoient les plus grands voyages uniquement pour s’instruire, & alloient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connoître les hommes par leurs conformités & par leurs différences, & acquérir ces connoissances universelles qui ne sont point celles d’un siecle ou d’un pays exclusivement, mais qui étant de tous les tems & de tous les lieux, sont pour ainsi dire, la science commune des sages?

On admire la magnificence de quelques curieux qui ont fait ou fait faire à grands frois des voyages en Orient avec des savans & des peintres, pour y dessiner des masures & déchiffrer ou copier des inscriptions; mais j’ai peine à concevoir comment dans un siecle où l’on se pique de belles connoissances, il ne se trouve pas deux hommes bien unis, riches, l’un en argent, l’autre en génie, tous deux aimant la gloire & aspirant à l’immortalité, dont l’un sacrifie vingt mille écus de son bien & l’autre dix ans de sa vie à un célebre voyage autour du monde; pour y étudier, non toujours des pierres & des plantes, mais une fois les hommes & les moeurs, & qui, après tant de siecles employés à mesurer & considérer la maison, s’avisent enfin d’en vouloir connoître les habitans.

Les académiciens qui ont parcouru les parties septentrionales de l’Europe, & méridionales de l’Amérique, avoient plus pour objet [161] de les visiter en géometres qu’en philosophes. Cependant, comme ils étoient à la fois l’un & l’autre, on ne peut pas regarder comme tout-à-fait inconnues les régions qui ont été vues & décrites par les la Condamine & les Maupertuis. Le joaillier Chardin, qui a voyagé comme Platon, n’a rien laissé à dire sur la Perse: la Chine paroît avoir été bien observée par les Jésuites. Kempfer donne une idée passable du peu qu’il a vu dans le Japon. à ces relations près, nous ne connoissons point les peuples des Indes Orientales, fréquentées uniquement par des Européens plus curieux de remplir leurs bourses que leurs têtes. L’Afrique entiere & ses nombreux habitans, aussi singuliers par leur caractere que par leur couleur, sont encore à examiner; toute la terre est couverte de nations dont nous ne connoissons que les noms, & nous nous mêlons de juger le genre-humain! Supposons un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, un Condillac, ou des hommes de cette trempe voyageant pour instruire leurs compatriotes, observant & décrivant, comme ils savent faire, la Turquie, l’Egypte, la Barbarie, l’empire de Maroc, la Guinée, le pays des Caffres, l’intérieur de l’Afrique & ses côtes orientales, les Malabares, le Mogol, les rives du Gange, les royaumes de Siam, de Pégu & d’Ava, la Chine, la Tartarie & surtout le Japon: puis dans l’autre hémisphere le Mexique, le Pérou, le Chili, les terres Magellaniques, sans oublier les Patagons vrais ou faux, le Tucuman, le Paraguai, s’il étoit possible, le Brésil, enfin les Caraïbes, la Floride & toutes les contrées sauvages, voyage le plus important de tous, & celui qu’il faudroit faire avec le plus de soin: supposons que ces nouveaux Hercules, de retour de ces courses mémorables, fissent ensuite à loisir l’histoire naturelle, morale & politique de ce qu’ils auroient vu, nous verrions nous-mêmes sortir un monde [162] nouveau de dessous leur plume, & nous apprendrions ainsi à connoître le nôtre: je dis que quand de pareils observateurs affirmeront d’un tel animal que c’est un homme, & d’un autre que c’est une bête, il faudra les en croire; mais ce seroit une grande simplicité de s’en rapporter là-dessus à des voyageurs grossiers, sur lesquels on seroit quelquefois tenté de faire la même question qu’ils se mêlent de résoudre sur d’autres animaux.

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(Note 11) Cela me paroît de la derniere évidence, & je ne saurois concevoir d’où non philosophes peuvent faire naître toutes les passions qu’ils prêtent à l’homme naturel. Excepté le seul nécessaire physique, que la nature même demande, tous nos autres besoins ne sont tels que par l’habitude, avant laquelle ils n’étoient point des besoins, ou par nos désirs, & l’on ne désire point ce qu’on n’est pas en état de connoître. D’où il suit que l’homme sauvage ne désirant que les choses qu’il connoît, & ne connoissant que celles dont la possession est en son pouvoir, ou facile à acquérir, rien ne doit être si tranquille que son ame & rien si borné que son esprit.

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(Note 12) Je trouve dans le Gouvernement civil de Locke une objection qui me paroît trop spécieuse pour qu’il me soit permis de la dissimuler. «La fin de la société entre le mâle & la femelle, dit ce philosophe, n’étant pas simplement de procréer, mais de continuer l’espece, cette société doit durer, même après la procréation, du moins aussi long-tems qu’il est nécessaire pour la nourriture & la conservation des procréés; c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’ils soient capables de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. Cette regle, que la sagesse infinie du [163] créateur a établie sur les œuvres de ses mains; nous voyons que les créatures inférieures à l’homme l’observent constamment & avec exactitude. Dans ces animaux qui vivent d’herbe, la société entre le mâle & la femelle ne dure pas plus long-tems que chaque acte de copulation, parce que les mamelles de la mere étant suffisantes pour nourrir les petits jusqu’à ce qu’ils soient capables de paître l’herbe, le mâle se contente d’engendrer, & il ne se mêle plus après cela de la femelle ni des petits, à la subsistance desquels il ne peut rien contribuer. Mais au regard des bêtes de proie, la société dure plus long-tems, à cause que, la mere ne pouvant pas bien pourvoir à sa subsistance propre & nourrir en même-tems ses petits par sa seule proie, qui est une voie de se nourrir & plus laborieuse & plus dangereuse que n’est celle de se nourrir d’herbe, l’assistance du mâle est tout-à-fait nécessaire pour le maintien de leur commune famille, si l’on peut user de ce terme; laquelle jusqu’à ce qu’elle puisse aller chercher quelque proie ne sauroit subsister que par les soins du mâle & de la femelle. On remarque la même chose dans tous les oiseaux, si l’on excepte quelques oiseaux domestiques qui se trouvent dans des lieux où la continuelle abondance de nourriture exempte le mâle du soin de nourrir les petits; on voit que pendant que les petits dans leur nid ont besoin d’alimens, le mâle & la femelle y en portent, jusqu’à ce que ces petits-là puissent voler & pourvoir à leur subsistance.»

«Et en cela, à mon avis, consiste la principale, si ce n’est la seule raison pourquoi le mâle & la femelle dans le genre-humain sont obligés à une société plus longue que n’entretiennent les autres créatures. Cette raison est que la femme est capable de [164] concevoir, & est pour l’ordinaire derechef grosse & fait un nouvel enfant, long-tems avant que le précédent soit hors d’état de se passer du secours de ses parens, & puisse lui-même pourvoir à ses besoins. Ainsi un pere étant obligé de prendre soin de ceux qu’il a engendrés, & de prendre ce soin-là pendant long-tems, il est aussi dans l’obligation de continuer à vivre dans la société conjugale avec la même femme de qui il les a eus, & de demeurer dans cette société beaucoup plus long-tems que lm autres créatures, dont les petite pouvant subsister d’eux-mêmes avant que le tems d’une nouvelle procréation vienne, le lien du mâle & de la femelle ne rompt de lui-même, & l’un & l’autre se trouvent dans une pleine liberté, jusqu’à ce que cette saison qui a coutume de solliciter les animaux à se joindre ensemble, les oblige à se choisir de nouvelles compagnes. Et ici l’on ne sauroit admirer assez la sagesse du créateur, qui, ayant donné à l’homme des qualités propres pour pourvoir à l’avenir aussi-bien qu’au présent, a voulu & a fait en sorte que la société de l’homme durât beaucoup plus long-tems que celle du mâle & de la femelle parmi les autres créatures, afin que par là l’industrie de l’homme & de la femme fût plus excitée, & que leurs intérêts fussent mieux unis, dans la vue de faire des provisions pour leurs enfans & de leur laisser du bien; rien ne pouvant être plus préjudiciable à des enfans qu’une conjonction incertaine & vague, ou une dissolution facile & fréquente de la société conjugale.»

Le même amour de la vérité qui m’a fait exposer sincerement cette objection, m’excite à l’accompagner de quelques remarques, sinon pour la résoudre, au moins pour l’éclaircir.

1. J’observerai d’abord que les preuves morales n’ont pas une [165] grande force en matiere de physique, & qu’elles servent plutôt à rendre raison des faits existans qu’à constater l’existence réelle de ces faits. Or tel est le genre de preuve que M. Locke emploie dans le passage que je viens de rapporter; car quoiqu’il puisse être avantageux à l’espece humaine que l’union de l’homme & de la femme soit permanente, il ne s’ensuit pas que cela ait été ainsi établi par la nature; autrement il faudroit dire qu’elle a aussi institué la société civile, les arts, le commerce & tout ce qu’on prétend être utile aux hommes.

2. J’ignore où M. Locke a trouvé qu’entre les animaux de proie la société du mâle & de la femelle dure plus long-tems que parmi ceux qui vivent d’herbe, & que l’un aide à l’autre à nourrir les petits; car on ne voit pas que le chien, le chat, l’ours, ni le loup reconnoissent leur femelle mieux que le cheval, le bélier, le taureau, le cerf, ni tous les autres quadrupedes ne reconnoissent la leur. Il semble au contraire que, si le secours du mâle étoit nécessaire à la femelle pour conserver ses petits, ce seroit sur-tout dans les especes qui ne vivent que d’herbes, parce qu’il faut fort long-tems à la mere pour paître, & que durant tout cet intervalle elle est forcés de négliger sa portée, au lieu que la proie d’une ourse ou d’une louve est dévorée en un instant, & qu’elle a, sans souffrir la faim, plus de tems pour allaiter ses petits. Ce raisonnement est confirmé par une observation sur le nombre relatif de mamelles & de petits qui distingue les especes carnassieres des frugivores, & dont j’ai parlé dans la note (8). Si cette observation est juste & générale, la femme n’ayant que deux mamelles, & ne faisant gueres qu’un enfant à la fois, voilà une forte raison de plus pour douter que l’espece humaine soit naturellement carnaciere, de sorte qu’il semble que, pour tirer la conclusion de Locke, il [166] faudroit retourner tout-à-fait son raisonnement. Il n’y a pas plus de solidité dans la même distinction appliquée aux oiseaux. Car qui pourra se persuader que l’union du mâle & de la femelle soit plus durable parmi les vautours & les corbeaux que parmi les tourterelles? Nous avons deux especes d’oiseaux domestiques, la cane & le pigeon, qui nous fournissent des exemples directement contraires au systeme de cet auteur. Le pigeon, qui ne vit que de grain, reste uni à sa femelle, & ils nourrissent leurs petits en commun. Le canard, dont la voracité est connue, ne reconnoît ni sa femelle ni ses petits, & n’aide en rien à leur subsistance; & parmi les poules, espece qui n’est gueres moins carnaciere, on ne voit pas que le coq se mette aucunement en peine de la couvée. Que si dans d’autres especes le mâle partage avec la femelle le soin de nourrir les petits, c’est que les oiseaux, qui d’abord ne peuvent voler & que la mere ne peut allaiter, sont beaucoup moins en état de se passer de l’assistance du pere que les quadrupedes, à qui suffit la mamelle de la mere, au moins durant quelque tems.

3. Il y a bien de l’incertitude sur le fait principal qui sert de base à tout le raisonnement de M. Locke: car pour savoir, si comme il prétend, dans le pur état de nature la femme est pour l’ordinaire derechef grosse & fait un nouvel enfant long-tems avant que le précédent puisse pourvoir lui-même à ses besoins, il faudroit des expériences qu’assurément Locke n’avoit pas faites & que personne n’est à portée de faire. La cohabitation continuelle du mari & de la femme est une occasion si prochaine de s’exposer à une nouvelle grossesse, qu’il est bien difficile de croire que la rencontre fortuite ou la seule impulsion du tempérament produisît des effets aussi fréquens dans le pur état de nature que [167] dans celui de la société conjugale; lenteur qui contribueroit peut-être à rendre les enfans plus robustes; & qui d’ailleurs pourroit être compensée par la faculté de concevoir, prolongée dans un plus grand âge chez les femmes qui en auroient moins abusé dans leur jeunesse. A l’égard des enfans; il y a bien des raisons de croire que leurs forces & leurs organes se développent plus tard parmi nous qu’ils ne faisoient dans l’état primitif dont je parle. La foiblesse originelle qu’ils tirent de la constitution des parens, les soins qu’on prend d’envelopper & gêner tous leurs membres, la mollesse dans laquelle ils sont élevés, peut-être l’usage d’un autre lait que celui de leur mere, tout contrarie & retarde en eux les premiers progrès de la nature. L’application qu’on les oblige de donner à mille choses sur lesquelles on fixe continuellement leur attention, tandis qu’on ne donne aucun exercice à leurs forces corporelles, peut encore faire une diversion considérable à leur accroissement; de sorte que, si au lieu de surcharger & fatiguer d’abord leurs esprits de mille manieres, on laissoit exercer leurs corps aux mouvemens continuels que la nature semble leur demander, il est à croire qu’ils seroient beaucoup plutôt en état de marcher, d’agir & de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins.

4. Enfin M. Locke prouve tout au plus qu’il pourroit bien y avoir dans l’homme un motif de demeurer attaché à la femme lorsqu’elle a un enfant; mais il ne prouve nullement qu’il a dû s’y attacher avant l’accouchement & pendant les neuf mais de la grossesse. Si telle femme est indifférente à l’homme pendant ces neuf mois, si même elle lui devient inconnue, pourquoi la secourra-t-il après l’accouchement? Pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu’il ne soit pas seulement lui appartenir, & dont il n’a résolu ni prévu la naissance? M. Locke suppose évidemment ce qui est en [168] question: car il ne s’agit pas de savoir pourquoi l’homme demeurera attaché à la femme après l’accouchement, mais pourquoi il s’attachera à elle après la conception. L’appétit satisfait, l’homme n’a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme. Celui-ci n’a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée des suites de son action. L’un s’en va d’un côté, l’autre d’un autre, & il n’y a pas d’apparence qu’au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s’être connus: car cette espece de mémoire par laquelle un individu donne la préférence à un individu pour Pacte de la génération, exige, comme je le prouve dans le texte, plus de progrès ou de corruption dans l’entendement humain, qu’on ne peut lui en supposer dans l’état d’animalité dont il s’agit ici. Une autre femme peut donc contenter les nouveaux désirs de l’homme aussi commodément que celle qu’il a déjà connue, & un autre homme contenter de même la femme, supposé qu’elle soit pressée du même appétit pendant l’état de grossesse, de quoi l’on peut raisonnablement douter. Que si dans l’état de nature la femme ne ressent plus la passion de l’amour après la conception de l’enfant, l’obstacle à sa société avec l’homme en devient encore beaucoup plus grand, puisqu’alors elle n’a plus besoin ni de l’homme qui l’a fécondée, ni d’aucun autre. Il n’y a donc dans l’homme aucune raison de rechercher la même femme, ni dans la femme aucun raison de rechercher le même homme. Le raisonnement de Locke tombe donc en ruine, & toute la dialectique de ce philosophe ne l’a pas garanti de la faute que Hobbes & d’autres ont commise. Ils avoient à expliquer un fait de l’état de nature, c’est-à-dire d’un état où les hommes vivoient isolés, & où tel homme n’avoit aucun motif de demeurer à côté de tel homme, ni peut-être les hommes de demeurer à côté les uns des autres, ce qui est bien [169] pis; & ils dont pas songé à se transporter au-delà des siecles de société, c’est-à-dire de ces tems où les hommes ont toujours une raison de demeurer près les une des autres, & où tel homme a souvent une raison de demeurer à côté de tel homme ou de telle femme.

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(Note 13) Je me garderai bien de m’embarquer dans les réflexions philosophiques qu’il y auroit à faire sur les avantages & les inconvéniens de cette institution des langues: ce n’est pas à moi qu’on permet d’attaquer les erreurs vulgaires, & le peuple lettré respecte trop ses préjugés pour supporter patiemment mes prétendus paradoxes. Laissons donc parler des gens à qui l’on n’a point fait un crime d’oser prendre quelquefois le parti de la raison contre l’avis de la multitude. Nec quidquam felicitati humani generis decederet, si, pulsa tot linguarum peste & confusione, unam artem callerent mortales, & signis, motibus, gestibusque licitum foret quidvis explicare. Nunc verÒ ita comparatum est, ut animalium quae vulgÒ bruta creduntur, melior longè quàm nostra hâc parte videatur conditio, utpotè quae promptius & forsan felicius, sensus & cogitationes suas sine interprete significent, quàm ulli queant mortales, praesertim si peregrino utantur sermone. Is. Vossius, de Poemat. Cant. & viribus Rythmi, p. 66.

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(Note 14) Platon, montrant combien les idées de la quantité discrete & de ses rapports sont nécessaires dans les moindres arts, se moque avec raison des auteurs de son tems qui prétendoient que Palamede avoit inventé les nombres au siege de Troye, comme si, dit ce philosophe, Agamemnon eût pu ignorer jusque-là combien il avoit de jambes? En effet, on sent impossibilité que la société & les arts fussent parvenus où ils étoient déjà [170] du tems du siege de Troye, sans que les hommes eussent l’usage des nombres & du calcul: mais la nécessité de connoître les nombres avant que acquérir d’autres connoissances, n’en rend pas l’invention plus aisée à imaginer; les noms des nombres une fois connus, il est aisé d’en expliquer le sens & d’exciter les idées que ces noms représentent; mais, pour les inventer il falut, avant quel de concevoir ces mêmes idées, s’être pour ainsi dire familiarisé avec lm méditations philosophiques, s’être exercé à considérer les êtres par leur mule essence & indépendamment de toute autre perception, abstraction très-pénible, très-métaphysique, très-peu naturelle, & sans laquelle cependant ces idées n’eussent jamais pu se transporter d’une espece ou d’un genre à un autre, ni les nombres devenir universels. Un sauvage pouvoit considérer séparément sa jambe droits & sa jambe gauche, ou les regarder ensemble sous l’idée indivisible d’une couple sans jamais penser qu’il en avoit deux; car autre chose est l’idée représentative qui nous peint un objet, & autre chose l’idée numérique qui le détermine. Moins encore pouvoit-il calculer jusqu’à cinq, & quoique appliquant ses mains l’une sur l’autre, il eût pu remarquer que les doigts se répondoient exactement, il étoit bien loin de songer à leur égalité numérique; il ne savoit pas plus le compte de ses doigts que de ses cheveux; & si, après lui avoir fait entendre ce que c’est que nombres, quelqu’un lui eût dit qu’il avoit autant de doigts aux pieds qu’aux mains, il eût peut-être été fort surpris, en les comparant, de trouver que cela étoit vrai.

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(Note 15) Il ne faut pas confondre l’amour-propre & l’amour de soi-même, deux passions très-différentes par leur nature & par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, [171] & qui, dirigé dans l’homme par la raison & modifié par la pitié, produit l’humanité & la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice, & né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, & qui est la véritable source de l’honneur.

Ceci bien entendu, je dis que, dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l’amour-propre n’existe pas; car chaque homme en particulier ne regardant lui-même comme le seul spectateur qu il’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n’est pas possible qu’un sentiment, qui prend sa source dans des comparaisons qu’il n’est pas à portée de faire, puisse germer dans son ame: par la même raison cet homme ne sauroit avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l’opinion de quelque offense reçue; & comme c’est le mépris ou l’intention de nuire & non le mal, qui constitue l’offense, des hommes qui ne savent ni s’apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles, quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s’offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant gueres ses semblables que comme il verroit des animaux d’une autre espece, peut ravir la proie au plus foible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événemens naturels, sans le moindre mouvement d’insolence ou de dépit, & sans autre passion que la douleur ou la joie d’un bon ou mauvais succès.

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(Note 16) C’est une chose extrêmement remarquable que, depuis tant d’années que les Européens se tourmentent pour amener les Sauvages de diverses contrées du monde à [172] leur maniere de vivre, ils n’oient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l’invincible répugnance qu’ils ont à prendre nos moeurs & vivre à notre maniere. Si ces pauvres Sauvages sont aussi malheureux qu’on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation, ou apprendre à vivre heureux parmi nous; tandis qu’on lit en mille endroits que des François & d’autres Européens ne sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entiere, sans pouvoir plus quitter une si étrange maniere de vivre, & qu’on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes & innocens qu’ils ont passés chez ces peuples si méprisés? Si l’on répond qu’ils n’ont pas assez de lumieres pour juger sainement de leur état & du nôtre, je répliquerai que l’estimation du bonheur est moins l’affaire de la raison que du sentiment. D’ailleurs, cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d’esprit où il faudroit être, pour concevoir le goût que trouvent les Sauvages à leur maniere de vivre, que des idées des Sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations, il leur est aisé de voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets: savoir, pour soi les commodités de la vie, & la considération parmi les autres. mais le moyen pour nous d’imaginer la sorte de plaisir qu’un Sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois ou à la pêche; ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton & sans se soucier de l’apprendre?

On a plusieurs fois amené des Sauvages à Paris, à Londres, & [173] dans d’autres villes; on s’est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses, & tous nos arts les plus utiles & les plus curieux; tout cela n’a jamais excité chez eux qu’une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise. Je me souviens entr’autres de l’histoire d’un chef de quelques Américains septentrionaux qu’on mena à la cour d’Angleterre, il y a une trentaine d’années. On lui fit passer mille choses devant les yeux pour chercher à lui faire quelque présent qui pût lui plaire, sans qu’on trouvât rien dont il parût se soucier. Nos armes lui sembloient lourdes & incommodes, nos souliers lui blessoient les pieds, nos habita le gênoient, il rebutoit tout; enfin on s’apperçut qu’ayant pris une couverture de laine, il sembloit prendre plaisir à s’en envelopper les épaules; vous conviendrez, au moins, lui dit-on aussi-tôt, de l’utilité de ce meuble? Oui, répondit-il, cela me paroît presque aussi bon qu’une peau de bête. Encore n’eût-il pas dit cela, s’il eût porté l’une & l’autre à la pluie.

Peut-être me dira-t-on que c’est l’habitude qui attachant chacun à sa maniere de vivre, empêche les Sauvages de sentir ce qu’il y a de bon dans la nôtre: & sur ce pied-là, il doit paroître au moins fort extraordinaire que l’habitude ait plus de force pour maintenir les Sauvages dans le goût de leur misere que les Européens dans la jouissance de leur félicité. Mais pour faire à cette derniere objection une réponse à laquelle il n’y ait pas un mot à répliquer, sans alléguer tous les jeunes Sauvages qu’on n’est vainement efforcé de civiliser: sans parler des Groenlandois & des habitans de l’Islande, qu’on a tenté d’elever & nourrir en Danemark, & que la tristesse & le désespoir ont tous fait périr, soit de langueur, soit dans la mer où ils avoient tenté de regagner leur pays à la nage, je me contenterai de citer un seul [174] exemple bien attesté, & que je donne à examiner aux admirateurs de la police Européenne.

«Tous les efforts des missionnaires Hollandois du Cap de Bonne-Espérance n’ont jamais été capables de convertir un seul Hottentot. Van der Stel, gouverneur du Cap, en ayant pris un des l’enfance le fit élever dans les principes de la religion chrétienne, & dans la pratique des usages de l’Europe. On le vêtit richement; on lui fit apprendre plusieurs langues, & ses progrès répondirent fort bien aux soins qu’on. prit pour son éducation. Le gouverneur espérant beaucoup de son esprit, l’envoya aux Indes avec un Commissaire-général qui l’employa utilement aux affaires de la Compagnie. Il revint au Cap après la mort du Commissaire. Peu de jours après son retour, dans une visite qu’il rendit à quelques Hottentots de ses parens, il prit le parti de se dépouiller de sa parure Européenne pour se revêtir d’une peau de brebis. Il retourna au Fort dans ce nouvel ajustement, chargé d’un paquet qui contenoit ses anciens habits, & les présentant au Gouverneur il lui tint ce discours.* [*Voyez le frontispice.] Ayez la bonté, monsieur, de faire attention que je renonce pour toujours à cet appareil. Je renonce aussi pour toute ma vie à la religion chrétienne, ma résolution est de vivre & de mourir dans la religion, la manieres & les usages de mes ancêtres. L’unique grâce que je vous demande est de me laisser le collier & le coutelas que je porte. Je les garderai pour l’amour de vous. Aussi-tôt, sans attendre la réponse de Van der Stel, il se déroba par la fuite, & jamais on ne le revit au Cap.» Histoire des voyages, tome 5. p.175.

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(Note 17) On pourroit m’objecter que, dans un [175] pareil désordre, les hommes, au lieu de s’entr’égorger opiniâtrément, se seroient dispersés, s’il n’y avoit point eu de bornes leur dispersion. Mais premierement, ces bornes eussent au moins été celles du monde, & si l’on pense à l’excessive population qui résulte de l’état de nature, on jugera que la terre dans cet état, n’eût pas tardé à être couverte d’hommes ainsi forcés à se tenir rassemblés. D’ailleurs, ils se seroient dispersés, si le mal avoit été rapide & que c’eût été un changement fait du jour au lendemain, mais ils naissoient sous le joug; ils avoient l’habitude de le porter quand ils en sentoient la pesanteur, & ils se contentoient d’attendre l’occasion de le secouer. Enfin, déjà accoutumés à mille commodités qui les forçoient à se tenir rassemblés, la dispersion n’étoit plus si facile que dans les premiers tems où nul n’ayant besoin que de soi-même, chacun prenoit son parti sans attendre le consentement d’un autre.

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(Note 18) Le maréchal de V**** [Louis-Hector, duc de Villars] contoit que, dans une de ses campagnes, les excessives friponneries d’un entrepreneur des vivres ayant fait soffrir & murmurer l’armée, il le tança vertement & le menaça de le faire pendre. Cette menace ne me regarde pas, lui répondit hardiment le fripon, & je suis bien aise de vous dire qu’on ne pend point un homme qui dispose de cent mille écus. Je ne sais comment cela se fit, ajoutoit naïvement le maréchal; mais en effet il ne fut point pendu, quoi qu’il eût cent fois mérité de l’être.

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(Note 19) La justice distributive s’opposeroit même à cette égalité rigoureuse de l’état de nature, quand elle seroit praticable dans la société civile & comme tous les membres de l’Etat lui doivent des services proportionnés à leurs talens & à leurs forces, les citoyens à leur tour doivent être distingués [176] & favorisés à proportion de leurs services. C’est en ce sens qu’il faut entendre un passage d’Isocrate, dans lequel il loue les premiers Athéniens d’avoir bien au distinguer quelle étoit la plus avantageuse des deux sortes d’égalité, dont l’une consiste à faire part des mêmes avantages à tous les citoyens indifféremment, & l’autre à les distribuer selon le mérite de chacun. Ces habiles politiques, ajoute l’orateur, bannissant cette injuste égalité qui ne met aucune différence entre les méchans & les gens de bien, s’attacherent inviolablement à celle qui récompense & punit chacun selon son mérite. Mais premierement il n’a jamais existé de société, à quelque degré de corruption qu’elles aient pu parvenir, dans laquelle on ne fît aucune différence des méchans & des gens de bien; & dans les matieres de moeurs, où la loi ne peut fixer de mesure assez exacte pour servir de regle au magistrat, c’est très-sagement que, pour ne pas laisser le sort ou le rang des citoyens à sa discrétion, elle lui interdit le jugement des personnes pour ne lui laisser que celui des actions. Il n’y a que des moeurs aussi pures que celles des anciens Romains qui puissent supporter des censeurs; & de pareils tribunaux auroient bientôt tout bouleversé parmi nous: c’est à l’estime publique à mettre de la différence entre les méchans & les gens de bien; le magistrat n’est juge que du droit rigoureux; mais le peuple est le véritable juge des moeurs, juge integre & même éclairé sur ce point, qu’on abuse quelquefois, mais qu’on ne corrompt jamais. Les rangs des citoyens doivent donc être réglés, non sur leur mérite personnel, ce qui seroit laisser aux magistrat le moyen de faire une application presque arbitraire de la loi; mais sur les services réels qu’ils rendent à l’Etat & qui sont susceptibles d’une estimation plus exacte.

FIN.

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