CHARLES BORDE(S)

DISCOURS SUR LES AVANTAGES DES SCIENCES ET DES ARTS;
PRONONCE DANS l’ASSEMBLÉE PUBLIQUE DE l’ACADÉMIE
DES SCIENCES & BELLES-LETTRES de LYON,
le 22 JUIN 1751
. [V. DERNIERE RÉPONSE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU [À M. BORDES];
DISCOURS DES SCIENCES ET DES ARTS]

[Juin 22, 1751 (Académie de Lyon). Publication, Mercure de France, Décembre 1751 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 212-241.]

DISCOURS
SUR LES AVANTAGES
DES SCIENCES
ET DES ARTS; Prononce dans l’ASSEMBLÉE publique
de l’ACADÉMIE
des Sciences
& Belles-Lettres de Lyon,
le 22 Juin 1751
.
PAR M. BORDE.*

[*M. Rousseau répliqua à ce discours par un Ecrit intitulé, Derniere Réponse, qui se trouvé à la page 115 du second volume des Mélanges] [V. Derniere Reponse de Jean-Jaques Rousseau de Geneve.]

[212] On est désabusé depuis long-tems de la chimere de l’âge d’or: par-tout la barbarie a précédé l’établissement des sociétés; c’est une vérité prouvée par les annales de tous les peuples. Par-tout les besoins & les crimes forcerent les hommes à se réunir, à s’imposer des loix, à s’enfermer dans des remparts. Les premiers Dieux & les premiers Rois furent des bienfaiteurs ou des tyrans; la reconnoissance & la crainte éleverent les trônes & les autels. La superstition & le despotisme vinrent alors couvrir la face de la terre: de nouveaux malheurs, de nouveaux crimes succéderent, les révolutions se multiplierent.

A travers ce vaste spectacle des passions & des miseres des hommes, nous appercevons à peine quelques contrées plus [213] sages & plus heureuses. Tandis que la plus grande partie du monde étoit inconnue, que l’Europe étoit sauvage, & l’Asie esclave, la Grece pensa, & s’éleva par l’esprit à tout ce qui peut rendre un peuple recommandable. Des Philosophes formerent ses moeurs & lui donnerent des loix.

Si l’on refuse d’ajouter soi aux traditions qui nous disent que les Orphée & les Amphion attirerent les hommes du fond des forêts par la douceur de leurs chants, on est forcé, par l’histoire, de convenir que cette heureuse révolution est due aux Arts utiles & aux Sciences. Quels hommes étoient-ce que ces premiers Législateurs de la Grece? Peut-on nier qu’ils ne fussent les plus vertueux & les plus savans de leur siecle? Ils avoient acquis tour ce que l’étude & la réflexion peuvent donner de lumiere à l’esprit; & ils y avoient joint les secours de l’expérience par les voyages qu’ils avoient entrepris en Crete, en Egypte, chez toutes les nations où ils avoient cru trouver à s’instruire.

Tandis qu’ils établissoient leurs divers systêmes de politique, par qui les passions particulieres devenoient le plus sur instrument du bien public, & qui faisoient germer la vertu du sein même de l’amour-propre; d’autres Philosophes écrivoient sur la morale, remontoient aux premiers principes des choses, observoient la nature & ses effets. La gloire de l’esprit & celle des armes, avançoient d’un pas égal; les sages & les héros naissoient en foule; à côté des Miltiade & des Thémistocle, on trouvoit les Aristide & les Socrate. La superbe Asie vit briser ses forces innombrables, contre une poignée d’hommes que la Philosophie conduisoit à la gloire. Tel est l’infaillible [214] effet des connoissances de l’esprit: les moeurs & les loix sont la seule source du véritable héroïsme. En un mot, la Grece dut tout aux Sciences, & le reste du monde dut tout à la Grece.

Opposera-t-on à ce brillant tableau les moeurs grossieres des Perses & des Scythes? J’admirerai, si l’on veut, des peuples qui passent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent sur la terre, & vivent de légumes. Mais est-ce parmi eux qu’on ira chercher le bonheur? Quel spectacle nous présenteroit le genre-humain, composé uniquement de laboureurs, de soldats, de chasseurs & de bergers? Faut-il donc, pour être digne du nom d’homme, vivre comme les lions & les ours? Erigera-t-on en vertus, les facultés de l’instinct pour se nourrir, se perpétuer & se défendre? Je ne vois là que des vertus animales, peu conformes à la dignité de notre être; le corps est exercé, mais l’ame esclave ne fait que ramper & languir.

Les Perses n’eurent pas plutôt fait la conquête de l’Asie, qu’ils perdirent leurs moeurs; les Scythes dégénérerent aussi, quoique plus tard: des vertus si sauvages sont trop contraires à l’humanité, pour être durables; se priver de tout & ne desirer rien, est un état trop violent; une ignorance si grossiere ne fauroit être qu’un état de passage. Il n’y a que la stupidité & la misere qui puissent y assujettir les hommes.

Sparte, ce phénomene politique, cette république de soldats vertueux, est le seul peuple qui ait eu la gloire d’être pauvre par institution & par choix. Ses loix si admirées avoient pourtant de grands défauts. La dureté des maîtres & des peres [215] l’exposition des enfans, le vol autorisé, la pudeur violée dans l’éducation & les mariages, une oisiveté éternelle, les exercices du corps recommandés uniquement, ceux de l’esprit proscrits & méprisés, l’austérité & la férocité des moeurs qui en étoient la suite, & qui aliénerent bientôt tous les alliés de la république, sont déjà d’assez justes reproches: peut-être ne se borneroient-ils pas là, si les particularités de son histoire intérieure nous étoient mieux connues. Elle se fit une vertu artificielle en se privant de l’usage de l’or, mais que devenoient les vertus de ses citoyens, si-tôt qu’ils s’éloignoient de leur Patrie? Lysandre & Pausanias n’en furent que plus aisés à corrompre. Cette nation qui ne respiroit que la guerre, s’est-elle fait une gloire plus grande dans les armes que sa rivale, qui avoit réuni toutes les sortes de gloire? Athenes ne fut pas moins guerriere que Sparte; elle fut de plus savante, ingénieuse & magnifique; elle enfanta tous les Arts & tous les talens; & dans le sein même de la corruption qu’on lui reproche, elle donna le jour au plus sage des Grecs. Après avoir été plusieurs fois sur le point de vaincre, elle fut vaincue, il est vrai, & il est surprenant qu’elle ne l’eût pas été plutôt, puisque l’Attique étoit un pays tout ouvert, & qui ne pouvoir se défendre que par une très-grande supériorité de succès. La gloire des Lacédémoniens fut peu solide; la prospérité corrompit leurs institutions, trop bizarres pour pouvoir se conserver long-tems: la fiere Sparte perdit ses moeurs comme la savante Athenes. Elle ne fit plus rien depuis qui fût digne de sa réputation: & tandis que les Athéniens & plusieurs autres villes luttoient contre la Macédoine, pour la liberté de [216] la Grèce, Sparte seule languissoit dans le repos, & voyoit préparer de loin sa destruction, sans songer à la prévenir.

Mais enfin je suppose que tous les états dont la Grec étoit composée, eussent suivi les mêmes loix que Sparte, que nous resteroit-il de cette contrée si célèbre? A peine son nom seroit parvenu jusqu’à nous. Elle auroit dédaigné de former des historiens, pour transmettre sa gloire à la postérité; le spectacle de ses farouches vertus eût été perdu pour nous: il nous feroit indifférent par conséquent qu’elles eussent existé ou non. Ces nombreux systêmes de Philosophie qui ont épuisé toutes les combinaisons possibles de nos idées qui, s’ils n’ont pas étendu beaucoup les limites de notre esprit, nous ont appris du moins où elles étoient fixées; ces chefs-d’oeuvre d’éloquence & de poésie qui nous ont enseigné toutes les routes du coeur; les arts utiles ou agréables, qui conservent ou embellissent la vie; enfin l’inestimable tradition des pensées & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire ou le bonheur de l’humanité: toutes ces précieuses richesses de l’esprit eussent été perdues pour jamais. Les siecles se seroient accumulés, les générations des hommes se seroient succédées comme celles des animaux, sans aucun fruit pour leur postérité, & n’auroient laissé après elles qu’un souvenir confus de leur existence; le monde auroit vieilli, & les hommes seroient demeurés dans une enfance éternelle.

Que prétendent enfin les ennemis de la science? Quoi! le don de penser seroit un présent funeste de la Divinité! Les connoissances & les moeurs seroient incompatibles! La vertu seroit un vain fantôme produit par un instinct aveugle; & le [217] flambeau de la raison la seroit évanouir, en voulant l’éclaircir! Quelle étrange idée voudroit-on nous donner & de la raison & de la vertu!

Comment prouve-t-on de si bizarres paradoxes? Un objecte que les Sciences & les Arts ont porté un coup mortel aux moeurs anciennes, aux institutions primitives des états: on cite pour exemple Athenes & Rome. Euripide & Démosthene ont vu Athenes livrée aux Spartiates & aux Macédoniens: Horace, Virgile & Cicéron ont été contemporains de la ruine de la liberté Romaine; les uns & les autres ont été témoins des malheurs de leur pays: ils en ont donc été la cause. Conséquence peu fondée, puisqu’on en pourroit dire autant de Socrate & de Caton.

En accordant que l’altération des loix & la corruption moeurs ayent beaucoup influé sur ces grands événemens, me forcera-t-on de convenir que les Sciences & les Arts y ayent contribué? La corruption suit de près la prospérité; les Sciences sont pour l’ordinaire leurs plus rapides progrès dans le même tems: des choses si diverses peuvent naître ensemble & se rencontrer: mais c’est sans cause & d’effet.

Athenes & Rome étoient petites & pauvres dans leurs commencemens; tous leurs citoyens étoient soldats, toutes leurs vertus étoient nécessaires, les occasions même de corrompre leurs moeurs n’existoient pas. Peu après elles acquirent des richesses & de la puissance. Une partie des citoyens ne fut plus employée à la guerre; on apprit à jouir & à penser. Dans le sein de leur opulence ou de leur loisir, les uns perfectionnerent [218] le luxe, qui fait la plus ordinaire occupation des gens heureux; d’autres ayant reçu de la nature de plus favorables dispositions, étendirent les limites de l’esprit, & créerent une gloire nouvelle.

Ainsi tandis que les uns, par le spectacle des richesses & des voluptés, profanoient les loix & les moeurs; les autres allumoient le flambeau de la Philosophie & des Arts, instruisoient, ou célébroient les vertus, & donnoient naissance à ces nous si chers aux gens qui savent penser, l’atticisme & l’urbanité. Des occupations si opposées peuvent-elles donc mériter les mêmes qualifications? Pouvoient-elles produire les mêmes effets?

Je ne nierai pas que la corruption générale ne se soit répandue quelquefois jusques sur les Lettres, & qu’elle n’ait produit des excès dangereux; mais doit-on confondre la noble destination des Sciences avec l’abus criminel qu’on en a pu faire? Mettra-t-on dans la balance quelques épigrammes de Catulle ou de Martial, contre les nombreux volumes philosophiques, politiques & moraux de Cicéron, contre le sage poeme de Virigle?

D’ailleurs, les ouvrages licencieux sont ordinairement le fruit de l’imagination, & non celui de la science & du travail. Les hommes dans tous les tems & dans tous les pays ont eu des passions; ils les ont chantées. La France avoit des romanciers & des Troubadours, long-tems avant qu’elle eût des savans & des philosophes. En supposant donc que les Sciences & les Arts eussent été étouffés dans leur berceau, toutes les idées inspirées par les passions n’en auroient pas [219] moins été réalisées en prose & envers; avec cette différence, que nous aurions eu de moins tout ce que les philosophes, les poetes & les historiens ont fait pour nous plaire ou pour nous instruire.

Athenes fut enfin forcée de céder à la fortune de la Macédoine; mais elle ne céda qu’avec l’univers. C’étoit un torrent rapide qui entraînoit tout: & c’est perdre le tems que de chercher des causes particulieres, où l’on voit une forcé supérieure si marquée.

Rome, maîtresse du monde, ne trouvoit plus d’ennemis; il s’en forma dans son sein. Sa grandeur fit sa perte. Les loix d’une petite ville n’étoient pas faites pour gouverner le monde entier; elles avoient pu suffire contre les factions des Manlius, des Cassius & des Gracques: elles succomberent sous les armées de Sylla, de César & d’Octave: Rome perdit sa liberté, mais elle conserva sa puissance. Opprimée par les soldats qu’elle payoit, elle étoit encore la terreur des nations. Ses tyrans étoient tour-à-tour déclarés peres de la Patrie & massacrés. Un monstre indigne du nom d’homme se faisoit proclamer Empereur; & l’auguste Corps du Sénat n’avoir plus d’autres fonctions que celle de le mettre au rang des Dieux. Etranges alternatives d’esclavage & de tyrannie, mais telles qu’on les a vues dans tous les états où la milice disposoit du trône. Enfin de nombreuses irruptions des Barbares vinrent renverser & fouler aux pieds ce vieux colosse ébranlé de toutes parts; & de ses débris se formerent tous les Empires qui ont subsisté depuis.

Ces sanglantes révolutions ont-elles donc quelque chose de [220] commun avec les progrès des Lettres? Par-tout je vois des causes purement politiques. Si Rome eût encore quelques beaux jours, ce fut sous des Empereurs Philosophes. Séneque a-t-il donc été le corrupteur de Néron? Est-ce l’étude de la Philosophie & des Arts qui fit autant de monstres, des Caligula, des Domitien, des Héliogabale? Les Lettres qui s’étoient élevées avec la gloire de Rome ne tomberent-elles pas sous ces regnes cruels? Elles s’affoiblirent ainsi par degrés avec le vaste Empire auquel la destinée du monde sembloit être attachée. Leurs ruines surent communes, & l’ignorance envahir l’univers une seconde fois, avec la barbarie & la servitude, ses compagnes fidelles.

Disons donc que les Muses aiment la liberté, la gloire & le bonheur. Par-tout je les vois prodiguer leurs bienfaits sur les nations, au moment où elles sont les plus florissantes, Elles n’ont plus redouté les glaces de la Russe, si-tôt qu’elles ont été attirées dans ce puissant Empire par le héros singulier, qui en a été, pour ainsi dire, le créateur: le législateur de Berlin, le conquérant de la Silésie, les fixe aujourd’hui dans le nord de l’Allemagne, qu’elles sont retentir de leurs chants.

S’il est arrivé quelquefois que la gloire des Empires n’a pas survécu long-tems à celle des Lettres, c’est qu’elle étoit à son comble, lorsque les Lettres ont été cultivées, & que le sort des choses humaines est de ne pas durer long-tems dans le même état. Mais bien loin que les Sciences y contribuent, elles périssent infailliblement frappées des mêmes coups; en sorte que l’on peut observer que les progrès des Lettres [221] & leur déclin sont ordinairement dans une juste proportion avec la fortune & l’abaissement des Empires.

Cette vérité se confirme encore par l’expérience des derniers tems. L’esprit humain, après une éclipse de plusieurs siecles, sembla s’éveiller d’un profond sommeil. On souilla dans les cendres antiques, & le feu sacré se ralluma de toutes parts. Nous devons encore aux Grecs cette seconde génération des Sciences. Mais dans quel tems reprirent-elles cette nouvelle vie? Ce fut lorsque l’Europe, après tant de convulsions violentes, eût enfin pris une position assurée, & une forme plus heureuse.

Ici se développe un nouvel ordre de choses. Il ne s’agit plus de ces petits royaumes domestiques, renfermés dans l’enceinte d’une ville: de ces peuples condamnés à combattre pour leurs héritages & leurs maisons, tremblans sans cessé pour une Patrie toujours prête à leur échapper: c’est une monarchie vaste & puissante, combinée dans toutes ses parties par une législation profonde. Tandis que cent mille soldats combattent gaîment pour la sureté de l’Etat, vingt millions de citoyens, heureux & tranquilles, occupés à sa prospérité intérieure, cultivent sans alarmes les immenses campagnes, sont fleurir les loix, le commerce, les Arts & les Lettres dans l’enceinte des villes: toutes les professions diverses, appliquées uniquement à leur objet, sont maintenues dans un juste équilibre, & dirigées au bien général par la main puissante qui les conduit & les anime. Telle est la foible image du beau regne de Louis XIV, & de celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre: la France riche, guerriere & savante, est devenue le modele [222] & l’arbitre de l’Europe; elle fait vaincre & chanter ses victoires: ses Philosophes mesurent la terre, & son Roi la pacifie.

Qui osera soutenir que le courage des François ait dégénéré depuis qu’ils ont cultivé les Lettres? Dans quel siecle a-t-il éclaté plus glorieusement qu’à Montalban, Lawfelt, & dans tant d’autres occasions que je pourrois citer? Ont-ils jamais fait paroître plus de constance que dans les retraites de Prague & de Baviere? Qu’y a-t-il enfin de supérieur dans l’antiquité au siége de Berg-op-Zoom, & à ces braves grenadiers renouvellés tant de fois, qui voloient avec ardeur aux mêmes postes, où ils venoient de voir foudroyer ou engloutir les héros qui les précédoient.

En vain veut-on nous persuader que le rétablissement des Sciences a gâté les moeurs. On est d’abord obligé de convenir que les vices grossiers de nos ancêtres sont presqu’entiérement proscrits parmi nous.

C’est déjà un grand avantage pour la cause des Lettres, que cet aveu qu’on est forcé de faire. En effet, les débauchés, les querelles & les combats qui en étoient les suites, les violences des grands, la tyrannie des peres, la bizarrerie de la vieillesse, les égaremens impétueux des jeunes gens, tous ces excès si communs autrefois, funestes effets de l’ignorance & de l’oisiveté, n’existent plus depuis que nos moeurs ont été adoucies par les connoissances dont tous les esprits sont occupés ou amusés.

On nous reproche des vices rafinés & délicats; c’est que par-tout où il y a des hommes, il y aura des vices. Mais les voiles ou la parure dont ils se couvrent, sont du moins l’aveu [223] de leur honte, & un témoignage du respect public pour la vertu.

S’il y a des modes de folie, de ridicule & de corruption, elles ne se trouvent que dans la capitale seulement, & ce n’est n’est même que dans un tourbillon d’hommes perdus par les richesses & l’oisiveté. Les Provinces entieres & la plus grande partie de Paris, ignorent ces excès, ou ne les connoissent que de nom. Jugera-t-on toute la nation sur les travers d’un petit nombre d’hommes? Des écrits ingénieux réclament cependant contre ces abus; la corruption ne jouit de ses prétendus succès que dans des têtes ignorantes; les Sciences & les Lettres ne cessent point de déposer contre elle; la morale la démarque, la philosophie humilie ses petits triomphes; la comédie, la satire, l’épigramme la percent de mille traits.

Les bons livres sont la seule défense des esprits foibles, c’est-à-dire, des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple. Il n’appartient qu’à eux de conserver fidellement le dépôt des moeurs. Nos excellens ouvrages de morale survivront éternellement à ces brochures licencieuses, qui disparoissent rapidement avec le goût de mode qui les a fait naître. C’est outrager injustement les Sciences & les Arts, que de leur imputer ces productions honteuses. L’esprit seul, échauffé par les passions, suffit pour les enfanter. Les Savans, les Philosophes, les grands Orateurs & les grands Poetes, bien loin d’en être les auteurs, les méprirent, ou même ignorent leur existence: il y a plus, dans le nombre des grands. Ecrivains en tout genre qui ont illustré le dernier regne, à peine en trouvé-t-on deux ou trois qui aient abusé de leurs [224] talens. Quelle proportion entre les reproches qu’on peut leur faire, & les avantages immortels que le genre-humain a retirés des Sciences cultivées? Des Ecrivains, la plupart obscurs, se sont jettés de nos jours dans de plus grands excès; heureusement cette corruption a peu duré; elle paroît presque entiérement éteinte ou épuisée. Mais c’étoit une suite particuliere du goût léger & frivole de notre nation; l’Angleterre & l’Italie n’ont point de semblables reproches à faire aux Lettres.

Je pourrois me dispenser de parler du luxe, puisqu’il naît immédiatement des richesses, & non des Sciences & des Arts. Et quel rapport peut avoir avec les Lettres le luxe du faste & de la mollesse, qui est le seul que la morale puisse condamner ou restreindre?

Il est, à la vérité, une sorte de luxe ingénieux & savant qui anime les Arts & les éleve à la perfection. C’est lui qui multiplie les productions de la peinture, de la sculpture de la musique. Les choses les plus louables en elles-mêmes doivent avoir leurs bornes; & une nation seroit justement méprisée, qui, pour augmenter le nombre des peintres & des musiciens, se laisseroit manquer de laboureurs & de soldats. Mais lorsque les armées sont completes, & la terre cultivée, à quoi employer le loisir du reste des citoyens? Je ne vois pas pourquoi ils ne pourroient pas se donner des tableaux, des statues & des spectacles.

Vouloir rappeller les grands états aux petites Républiques, c’est vouloir contraindre un homme fort & robuste à bégayer un berceau; c’étoit la folie [225] de Caton: avec l’humeur & les préjugés héréditaires dans sa famille, il déclama toute sa vie, combattit, & mourut enfin sans avoir rien fait d’utile pour sa Patrie. Les anciens Romains labouroient d’une main & combattoient de l’autre. C’étoient de grands hommes, je le crois, quoiqu’ils ne fissent que de petites choses: ils se consacroient tout entiers à leur Patrie, parce qu’elle étoit éternellement en danger. Dans ces premiers tems on ne savoir qu’exister; la tempérance & le courage ne pouvoient être de vraies vertus, ce n’étoit que des qualités forcées: on étoit alors dans une impossibilité physique d’être voluptueux; & qui vouloir être lâche, devoir se résoudre à être esclave. Les états s’accrurent l’inégalité des biens s’introduisit nécessairement: un Proconsul d’Asie pouvoir-il être aussi pauvre que ces Consuls anciens, demi-bourgeois & demi-paysans, qui ravageoient un jour les champs des Fidénates, & revenoient le lendemain cultiver les leurs? Les circonstances seules ont fait ces différences: la pauvreté ni la richesse ne sont point la vertu; elle est uniquement dans le bon ou le mauvais usage des biens ou des maux que nous avons reçus de la nature & de la fortune.

Après avoir justifié les Lettres sur l’article du luxe, il me reste à faire voir que la politesse qu’elles ont introduite dans nos moeurs, est un des plus utiles présens qu’elles pussent faire aux hommes. Supposons que la politesse n’est qu’un masque trompeur qui voile tous les vices, c’est présenter l’exception au lieu de la regle, & l’abus de la chose à la place de la chose même.

[226] Mais que deviendront ces accusations, si la politesse n’est en effet que l’expression d’une ame douce & bienfaisante? L’habitude d’une si louable imitation seroit seule capable de nous élever jusqu’à la vertu même; tel est le mépris de la coutume Nous devenons enfin ce que nous feignons d’être. Il entre dans la politesse des moeurs, plus de philosophie qu’on ne pense; elle respecte le nom & la qualité d’homme; elle seule conserve entr’eux une sorte d’égalité fictive; foible, mais précieux reste de leur ancien droit naturel. Entre égaux, elle devient la médiatrice de leur amour-propre; elle est le sacrifice perpétuel de l’humeur & de l’esprit de singularité.

Dira-t-on que tout un peuple qui exerce habituellement cet démonstrations de douceur, de bienveillance, n’est composé que de perfides & de dupes? Croira-t-on que tous soient en même tems & trompeurs & trompés?

Nos coeurs ne sont point assez parfaits pour se montrer sans voile: la politesse est un vernis qui adoucit les teintes tranchantes des caracteres; elle rapproche les hommes, & les engagé à s’aimer par les ressemblances générales qu’elle répand sur eux: sans elle, la société n’offiriroit que des disparates & des chocs; on se hairoit par les petites choses & avec cette disposition, il seroit difficile de s’aimer même pour les plus grandes qualités. On a plus souvent besoin de complaisance que de services; l’ami le plus généreux m’obligera peut-être tout au plus une fois dans sa vie. Mais une société douce & polie embellit tous les moments du jour. Enfin la politesse place les vertus; elle seule leur enseigne ces combinaisons fines, qui les subordonnent les unes aux [227] autres dans d’admirables proportions, ainsi que ce juste milieu, au-deçà & au-delà duquel elles perdent infiniment de leur prix.

On ne se contente pas d’attaquer les Sciences dans les effets qu’on leur attribue; on les empoisonne jusques dans leur source; on nous peint la curiosité comme un penchant funeste; on charge son portrait des couleurs les plus odieuses. J’avouerai que l’allégorie de Pandore peut avoir un bon côté dans le systême moral; mais il n’en est pas moins vrai que nous devons à nos connoissances, & par conséquent à notre curiosité, tous les biens dont nous jouissons. Sans elle, réduits à la condition des brutes, notre vie se passeroit à ramper sur la petite portion de terrain destiné à nous nourrir & à nous engloutir un jour. L’état d’ignorance est un état de crainte & de besoin, tout est danger alors pour notre fragilité: la mort gronde sur nos têtes, elle est cachée dans l’herbe que nous foulons aux pieds. Lorsqu’on craint tout, & qu’on a besoin de tout, quelle disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connoître?

Telle est la noble distinction d’un être pensant: seroit-ce donc en vain que nous aurions été doués seuls de cette faculté divine? C’est s’entendre digne que d’en tirer.

Les premiers hommes se contenterent de cultiver la terre, pour en tirer le bled: ensuite on creusa dans ses entrailles, on en arracha les métaux. Les mêmes progrès se sont faits dans les Sciences: on ne s’est pas contenté des découvertes les plus nécessaires: on s’est attaché avec ardeur à celles qui en paroissoient que difficiles & glorieuses. Quel étoit [228] le point où l’on auroit dû s’arrêter? Ce que nous appellons génie, n’est autre chose qu’une raison sublime & courageuse: il n’appartient qu’à lui seul de se juger.

Ces globes lumineux placés loin de nous à des distances si énormes, sont nos guides dans la navigation, & l’étude de leurs situations respectives, qu’on n’a peut-être regardées d’abord que comme l’objet de la curiosité la plus vaine, est devenue une des sciences la plus utile. La propriété singuliere de l’aimant, qui n’étoit pour nos peres qu’une énigme frivole de la nature, nous a conduits comme par la main à travers l’immensité des mers.

Deux verres placés & taillés d’une certaine maniere, nous ont montré une nouvelle scene de merveilles, que nous yeux ne soupçonnoient pas.

Les expériences du tube électrisé sembloient n’être qu’un jeu: peut-être leur devra-t-on un jour la connoissance du regne universel de la nature.

Après la découverte de ces rapports si imprévus, si majestueux, entre les plus petites & les plus grandes choses, quelles connoissances oserions-nous dédaigner? En savons-nous assez pour mépriser ce que nous ne savons pas? Bien loin d’étouffer la curiosité, ne semble-t-il pas, au contraire, que l’Etre suprême ait voulu la réveiller par des découvertes singulieres, qu’aucune analogie n’avoir annoncées?

Mais de combien d’erreurs est assiégée l’étude de la vérité? Quelle audace, nous dit-on, ou plutôt quelle témérité de s’engager dans des routes trompeuses, où tant d’autres se sont égarés? Sur ces principes, il n’y aura plus rien que [229] nous osions entreprendre; la crainte éternelle des maux nous privera de tous les biens où nous aurions pu aspirer, puisqu’il n’en est point sans mélange. La véritable sagesse, au contraire, consiste seulement à les épurer, autant que notre condition le permet.

Tous les reproches, que l’on fait à la Philosophie, attaquent l’esprit humain, ou plutôt l’Auteur de la nature, qui nous a faits tels que nous sommes. Les Philosophes étoient des hommes; ils se sont trompés.

Doit-on s’en étonner? Plaignons-les, profitons de leurs fautes, & corrigeons-nous; songeons que c’est à leurs erreurs multipliées que nous devons la possession des vérités dont nous jouissons. Il falloit épuiser les combinaisons de tous ces divers systêmes, la plupart si répréhensibles & si outrés, pour parvenir a quelque chose de raisonnable. Mille routes conduisent à l’erreur; une seule mene à la vérité. Faut-il être surpris qu’on se soit mépris si souvent sur celle-ci, & qu’elle ait été découverte si tard?

L’esprit humain étoit trop borné pour embrasser d’abord la totalité des choses. Chacun de ces Philosophes ne voyoit qu’une face: ceux-là rassembloient les motifs de douter: ceux-ci réduisoient tout en dogmes: chacun d’eux avoit son principe favori, son objet dominant auquel il rapportoit toutes les idées. Les uns faisoient entrer la vertu dans la composition du bonheur, qui étoit la fin de leurs recherches; les autres se proposoient la vertu même, comme leur unique objet, & se flattoient d’y rencontrer le bonheur. Il y en avoir qui regardoient la solitude & la pauvreté, comme l’asyle des moeurs; d’autres usoient des richesses comme d’un instrument [230] de leur félicité & de celle d’autrui: quelques-uns fréquentoient les Cours & les assemblées publiques pour rendre leur sagesse utile aux rois & aux peuples. Un seul homme n’est pas tous: un seul esprit, un seul systême n’enferme pas toute la science, c’est par la comparaison des extrêmes, que l’on saisit enfin le juste milieu; c’est par le combat des erreurs qui s’entre-détruisent, que la vérité triomphe: ces diverses parties se modifient, s’élevent & se perfectionnent mutuellement; elles se rapprochent enfin, pour former la chaîne des vérités; les nuages se dissipent, & la lumiere de l’évidence se levé.

Je ne dissimulerai cependant pas que les Sciences ont rarement atteint l’objet qu’elles s’étoient proposé. La métaphysique vouloit connoître la nature des esprits, & non moins utile, peut-être, elle n’a fait que nous développer leurs opérations: le physicien a entrepris l’histoire de la nature, & n’a imaginé que des romans; mais en poursuivant un objet chimérique, combien n’a-t-il pas fait de découvertes admirables? La chymie n’a pu nous donner de l’or; & sa folie nous a valu d’autres miracles dans ses analyses & ses mélanges. Les Sciences sont donc utiles jusques dans leurs écarts & leurs déréglemens; il n’y a que l’ignorance qui n’est jamais bonne à rien. Peut-être ont-elles trop élevé leurs prétentions. Les anciens à cet égard paroissoient plus sages que nous: nous avons la manie de vouloir procéder toujours par démonstrations; il n’y a si petit professeur qui n’ait ses argumens & ses dogmes, & par conséquent ses erreurs & ses absurdités. Cicéron & Platon traitoient la Philosophie en dialogues; [231] chacun des interlocuteurs faisoit valoir son opinion; on disputoit, on cherchoit, & on ne se piquoit point de prononcer. Nous n’avons peut-être que trop écrit sur l’évidence; elle est plus propre à être sentie qu’à être définie: mais nous avons presque perdu l’art de comparer les probabilités & les vraisemblances, & de calculer le degré de consentement qu’on leur doit. Qu’il y a peu de choses démontrées! & combien n’y en a-t-il pas, qui ne sont que probables! Ce seroit rendre un grand service aux hommes que de donner une méthode pour l’opinion.

L’esprit de systême qui s’est long-tems attaché à des objets où il ne pouvoit presque que nous égarer devroit régler l’acquisition, l’enchaînement & le progrès de nos idées: nous avons besoin d’un ordre entre les diverses sciences, pour vous conduire des plus simples aux plus composées, & parvenir ainsi à construire une espece d’observatoire spirituel, d’où nous puissions contempler toutes nos connoissances; ce qui est le plus haut degré de l’esprit.

La plupart des sciences ont été faites au hasard; chaque Auteur a suivi l’idée qui le dominoit, souvent sans savoir où elle devoit le conduire: un jour viendra où tous les livres seront extraits & refondus, conformément à un certain systême qu’on se sera formé; alors les esprits ne seront plus de pas inutiles, hors de la route & souvent en arriere. Mais quel est le génie en état d’embrasser toutes les connoissances humaines, de choisir le meilleur ordre pour les présenter à l’esprit? Sommes-nous assez avancés pour cela? Il est du moins glorieux de le tenter: la nouvelle Encyclopédie doit former une époque mémorable dans l’histoire des Lettres.

[232] Le temple des Sciences est un édifice immense, qui ne peut s’achever que dans la durée des siecles. Le travail de chaque homme est peu de chose dans un ouvrage si vaste; mais le travail de chaque homme y est nécessaire. Le ruisseau qui porte ses eaux à la mer, doit-il s’arrêter dans sa course, en considérant la petitesse de son tribut? Quels éloges ne doit-on pas à ces hommes généreux, qui ont percé & écrit pour la postérité? Ne bornons point nos idées à notre vie propre; étendons-les sur la vie totale du genre-humain; méritons d’y participer, & que l’instant rapide où nous aurons vécu, soit digne d’être marqué dans son histoire.

Pour bien juger de l’élévation d’un Philosophe d’un Philosophe, ou d’un homme de Lettres, au-dessus du commun des hommes, il ne faut que considérer le sort de leurs pensées: celles de l’un, utiles à la société générale, sont immortelles & consacrées à l’admiration de tous les siecles; tandis que le autres voient disparoître toutes leurs idées avec le jour, la circonstance, le moment qui les a vu naître: chez les trois quarts des hommes, le lendemain efface la veille, sans qu’il est reste la moindre trace.

Je ne parlerai point de l’astrologie judiciaire, de la cabale, & de toutes les sciences qu’on appelloit occultes: elles n’ont servi qu’à prouver que la curiosité est un penchant invincible; & quand les vraies Sciences n’auroient fait que nous délivrer de celles qui en usurpoient si honteusement le nom, nous leur devrions déjà beaucoup.

On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta non sur les savans, mais sur les sophistes; non sur les Sciences, [233] mais sur l’abus qu’on en peut faire: Socrate étoit chef d’une secte qui enseignoit à douter, & il censuroit, avec justice, l’orgueil de ceux qui prétendoient tout savoir. La vraie science est bien éloignée de cette affection. Socrate est ici témoin contre lui-même; le plus savant des Grecs ne rougissoit point de son ignorance. Les Sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices; elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil humain; déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu’à des esprits prévenus.

On demande, par exemple, ce que deviendroit l’histoire, s’il n’y avoit ni guerriers, ni tyrans, ni conspirateurs? Je réponds, qu’elle seroit l’histoire des vertus des hommes. Je dirai plus; si les hommes étoient tous vertueux, ils n’auroient plus besoin, ni de juges, ni de magistrats, ni de soldats. A quoi s’occuperoient-ils? Il ne leur resteroit que les Sciences & les Arts. La contemplation des choses naturelles, l’exercice de l’esprit sont donc la plus noble & la plus pure fonction de l’homme.

Dire que les Sciences sont nées de l’oisiveté, c’est abuser visiblement des termes. Elles naissent du loisir, il est vrai; mais elles garantissent de l’oisiveté. Le citoyen que ses besoins attachent à la charrue, n’est pas plus occupé que le géometre ou l’anatomiste; j’avoue que son travail est de premiere nécessité: mais sous prétexte que le pain est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à labourer la terre? & parce qu’il est plus nécessaire que les loix, le laboureur sera-t-il élevé au-dessus du magistrat ou du ministre? Il n’y a point d’absurdités où de pareils principes ne puissent nous conduire.

[234] Il semble, nous dit-on, qu’on ait trop de laboureurs, & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je demanderai à mon tour, si l’on craint que les professions lucratives ne manquent de sujets pour les exercer. C’est bien mal connoître l’empire de la cupidité; tout nous jette dès notre enfance dans les conditions utiles; & quels préjugés n’a-t-on pas à vaincre, quel courage ne faut-il pas, pour oser n’être qu’un Descartes, un Newton, un Locke?

Sur quel fondement peut-on reprocher aux Sciences d’être nuisibles aux qualités morales? Quoi! l’exercice du raisonnement, qui nous a été donne pour guide; les Sciences mathématiques, qui, en renfermant tant d’utilités relatives à nos besoins présens, tiennent l’esprit si éloigné des idées inspirées par les sens & par la cupidité; l’étude de l’antiquité, qui fait partie de l’expérience, la premiere science de l’homme; les observations de la nature, si nécessaires à la conservation de notre être, & qui nous élevent jusqu’à son Auteur: toutes ces connoissances contribueroient à détruire les moeurs! Par quel prodige opéreroient-elles un effet si contraire aux objets qu’elles se proposent? Et on ose traiter d’éducation insensée celle qui occupe la jeunesse de tout ce qu’il y a jamais eu de noble & d’utile dans l’esprit des hommes! Quoi, les ministres d’une religion pure & sainte, à qui la jeunesse est ordinairement confiée parmi nous, lui laisseroient ignorer les devoirs de l’homme & du citoyen! Suffit-il d’avancer une imputation si injuste, pour la persuader? On prétend nous faire regretter l’éducation des Perses; cette éducation fondée sur des principes barbares, qui donnoit un gouverneur pour [235] apprendre à ne rien craindre, un autre pour la tempérance, un autre enfin pour enseigner à ne point mentir; comme si les vertus étoient divisées, & devoient former chacune un art séparé. La vertu est un être unique, indivisible: il s’agit de l’inspirer, non de l’enseigner; d’en faire aimer la pratique, & non d’en démontrer la théorie.

On se livré ensuite à de nouvelles déclamations contre les Arts & les Sciences, sous prétexte que le luxe va rarement sans elles, & qu’elles ne vont jamais sans lui. Quand j’accorderois cette proposition, que pourroit-on en conclure? La plupart des Sciences me paroissent d’abord parfaitement désintéressées dans cette prétendue objection: le Géometre, l’Astronome, le Physicien ne sont pas suspects assurément. A l’égard des Arts, s’ils ont en effet quelque rapport avec le luxe, c’est un côté louable de ce luxe même, contre lequel on déclame tant, sans le bien connoître. Quoique cette question doive être regardée comme étrangere à mon sujet, je ne puis m’empêcher de dire, que tant qu’on ne voudra raisonner sur cette matiere que par comparaison du passé au présent, on en tirera les plus mauvaises conséquences du monde. Lorsque les hommes marchoient tout nuds, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots passa pour un voluptueux: de siecle en siecle, on n’a jamais cessé de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on vouloit dire; le préjugé toujours vaincu, renaissoit fidellement à chaque nouveauté.

Le commerce & le luxe sont devenus les liens des nations. La terre avant eux n’étoit qu’un champ de bataille, la guerre [236] un brigandage, & les hommes des barbares, qui ne se croyoient nés que pour s’assérvir, se piller, & se massacre mutuellement. Tels étoient ces siecles anciens que l’on veut nous faire regretter.

La terre ne suffisoit ni à la nourriture, ni au travail de les habitans; les sujets devenoient à charge à l’Etat; si-tôt qu’ils étoient désarmés, il falloit les ramener à la guerre pour se soulager d’un poids incommode. Ces émigrations effroyables des peuples du nord, la honte de l’humanité, qui détruisirent l’Empire Romain, & qui désolerent le neuvieme siecle, n’avoient d’autres sources que la misere d’un peuple oisif. Au défaut de l’égalité des biens, qui a été long-tems la chimere de la politique, & qui est impossible dans les grands états le luxe seul peut nourrir & occuper les sujets. Ils ne deviennent pas moins utiles dans la paix que dans la guerre; leur industrie sert autant que leur courage. Le travail du pauvre est payé du superflu du riche. Tous les ordres des citoyens s’attachent au Gouvernement par les avantages qu’ils en retirent.

Tandis qu’un petit nombre d’hommes jouit avec modération de ce qu’on nomme luxe, & qu’un nombre infiniment plus petit en abuse, parce qu’il faut que les hommes abusent de tout; il fait l’espoir, l’émulation & la subsistance d’un million de citoyens, qui languiroient sans lui dans les horreurs de la mendicité. Tel est en France l’état de la Capitale. Parcourez les Provinces: les proportions y sont encore plus favorables. Vous y trouverez peu d’excès; le nécessaire commode allez rare, l’artisan, le laboureur, c’est-à-dire, le corps [237] de la nation, borné à la simple existence: en sorte qu’on peut regarder le luxe comme une humeur jettée sur une très-petite partie du corps politique, qui fait la forcé & la santé du reste.

Mais, nous dit-on, les Arts amollissent le courage: on cite quelques peuples lettrés qui ont été peu belliqueux, tels que l’ancienne Egypte, les Chinois, & les Italiens modernes. Quelle injustice d’en accuser les Sciences! Il seroit trop long d’en rechercher ici les causes. Il suffira de citer, pour l’honneur des Lettres, l’exemple des Grecs & des Romains, de l’Espagne, de l’Angleterre & de la France, c’est-à-dire, des nations les plus guerrieres & les plus savantes.

Des barbares ont fait de grandes conquêtes; c’est qu’ils étoient très-injustes; ils ont vaincu quelquefois des peuples policés. J’en conclurai, si son veut, qu’un peuple n’est pas invincible pour être savant. A toutes ces révolutions, j’opposerai seulement la plus vaste & la plus facile conquête qui ait jamais été faite; c’est celle de l’Amérique que les Arts & les Sciences de l’Europe ont subjuguée avec une poignée de soldats; preuve sans réplique de la différence qu’elles peuvent mettre entre les hommes.

J’ajouterai, que c’est enfin une barbarie passée de mode, de supposer que les hommes ne sont nés que pour se détruire. Les talens & les vertus militaires méritent sans doute un rang distingué dans l’ordre de la nécessité: mais la philosophie a épuré nos idées sur la gloire: l’ambition des Rois n’est à ses yeux que le plus monstrueux des crimes: graces aux vertus du Prime qui nous gouverne, nous osons célébrer la modération & l’humanité.

[238] Que quelques nations au sein de l’ignorance ayent eu des idées de la gloire & de la vertu, ce sont des exceptions si singulieres, qu’elles ne peuvent former aucun préjugé contre les sciences: pour nous en convaincre, jettons les yeux sur l’immense continent de l’Afrique, où nul mortel n’est assez hardi pour pénétrer, ou assez heureux pour l’avoir tenté impunément. Un bras de mer sépare à peine les contrées savantes & heureuses de l’Europe, de ces régions funestes, où l’homme est ennemi né de l’homme, où les Souverains ne sont que les assassins privilégiés d’un peuple esclave. D’où naissent ces différences si prodigieuses entre des climats si voisins, où sont ces beaux rivages que l’on nous peint parés par les mains de la nature? L’Amérique ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l’espece humaine. Pour un peuple vertueux dans l’ignorance, on en comptera cent barbares ou sauvages. Par-tout je vois l’ignorance enfanter l’erreur, les préjugés, les violences, les passions & les crimes. La terre abandonnée sans culture n’est point oisive; elle produit des épines & des poisons, elle nourrit des monstres.

J’admire les Brutus, les Décius, les Lucrece, les Virginius, les Scévola; mais j’admirerai plus encore un Etat puissant & bien gouverné, où les citoyens ne seront point condamnés à des vertus si cruelles.

Cincinnatus vainqueur retournoit à sa charrue: dans un siecle plus heureux, Scipion triomphant revenoit goûter avec Lélius & Térence les charmes de la philosophie & des lettres, ceux de l’amitié plus précieux encore. Nous célébrons Fabricius, qui avec ses rares cuites sous la cendre, méprise [239] l’or de Pyrrhus: mais Titus, dans la somptuosité de ses palais, mesurant son bonheur sur celui qu’il procure au monde par ses bienfaits & par ses loix, devient le héros de mon coeur. Au lieu cet antique héroisme superstitieux, rustique ou barbare, que j’admirois en frémissant; j’adore une vertu éclairée, heureuse & bienfaisante; l’idée de mon existence s’embellit; j’apprends à honorer & à chérir l’humanité.

Qui pourroit être assez aveugle, ou assez injuste, pour n’être pas frappé de ces différences? Le plus beau spectacle de la nature, c’est l’union de la vertu & du bonheur; les Sciences & les Arts peuvent seuls élever la raison à cet accord sublime. C’est de leur secours qu’elle emprunte des forces pour vaincre les patrons, des lumieres pour dissiper leurs prestiges, de l’élévation pour apprécier leurs petitesses, des attraits enfin & des dédommagemens pour se distraire de leurs séductions.

On a dit que le crime n’étoit qu’un faux jugement.* [*Considérations sur les moeurs.] Les Sciences, dont le premier objet est l’exercice & la perfection du raisonnement, sont donc les guides les plus assurés des moeurs. L’innocence sans principes & sans lumieres, n’est qu’une qualité de tempérament, aussi fragile que lui. La sagesse éclairée connoît ses ennemis & ses forces. Au moyen de son point de vue fixe, elle purifie les biens matériels, & en extrait le bonheur: elle sait tour-à-tour s’abstenir & jouir dans les bornes qu’elle s’est prescrites.

Il n’est pas plus difficile de faire voir l’utilité des Arts pour [240] la perfection des moeurs. On comptera les abus que les passions en ont fait quelquefois: mais qui pourra compter les biens qu’ils ont produits?

Otez les Arts du monde: que reste-t-il? les exercices du corps & les passions. L’esprit n’est plus qu’un agent matériel, ou l’instrument du vice. On ne se délivre de ses passions que par des goûts: les Arts sont nécessaires à une nation heureuse: s’ils sont occasion de quelques désordres, n’en accusons que l’imperfection même de notre nature: de quoi n’abuse-t-elle pas? Ils ont donne l’être aux plaisirs de l’ame, les seuls qui soient dignes de nous: nous devons à leurs séductions utiles l’amour de la vérité & des vertus, que la plupart des hommes auroient haïes & redoutées, si elles n’eussent été parées de leurs mains.

C’est à tort qu’on affecte de regarder leurs productions comme frivoles. La sculpture, la peinture flattent la tendresse, consolent les regrets, immortalisent les vertus & les talens; elles sont des sources vivants de l’émulation; César versoit des larmes en contemplant la statue d’Alexandre.

L’harmonie a sur nous des droits naturels, que nous voudrions en vain méconnoître; la Fable a dit, qu’elle arrêtoit le cours des flots. Elle fait plus; elle suspend la pensée: elle calme nos agitations, & nos troubles les plus cruels: elle est anime la valeur, & préside aux plaisirs.

Ne semble-t-il pas que la divine Poésie ait dérobé le feu du Ciel pour animer toute la nature? Quelle ame peut être inaccessible à sa touchante magie? Elle adoucit le maintien sévere de la vérité, elle fait sourire la sagesse; les chefs-d’oeuvre [241] du théâtre doivent être considérés comme de savantes expériences du coeur humain.

C’est aux Arts enfin que nous devons le beau choix des idées, les graces de l’esprit & l’enjouement ingénieux qui sont les charmes de la société; ils ont doré les liens qui nous unissent, orné la scene du monde, & multiplié les bienfaits de la Nature.

FIN.

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