[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

J. TREMBLEY

EXTRAIT DES REGISTRES

[10 Février 1758 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 293-299.]

EXTRAIT
DES REGISTRES
De la VÉNÉRABLE COMPAGNIE
des Pasteurs
& Professeurs
de l’Eglise
& de l’Académie
de GENEVE
,
du 10 Février 1758.

[293] LA Compagnie informée que le VII. Tome de l’Encyclopédie, imprimé depuis peu à Paris, renferme au mot GENEVE des choses qui intéressent essentiellement notre église, s’est fait lire cet article; & ayant nommé des Commissaires pour l’examiner plus particulièrement, ouï leur rapport, après mûre délibération, elle a cru se devoir à elle-même & à l’édification publique, de faire & de publier la Déclaration suivante.

La Compagnie a été également surprise & affligée, de voir dans ledit article de l’Encyclopédie, que non-seulement notre culte est représenté d’une maniere défectueuse, mais que l’on y donne une très-fausse idée de notre doctrine & de notre foi. On attribue à plusieurs de nous sur divers articles des sentimens qu’ils n’ont point, & l’on en défigure d’autres. On avance, contre toute vérité, que plusieurs ne croient plus la divinité de Jésus-Christ....& n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle mystere, &c.[294] Enfin, comme pour nous faire honneur d’un esprit tout philosophique, on s’efforce d’exténuer notre christianisme par des expressions qui ne vont pas à moins qu’à le rendre tout-à-fait suspect; comme quand on dit que parmi nous la religion est presque réduite ci l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple, & que le respect pour Jésus-Christ & pour l’Ecriture, sont peut-être la seule chose qui distingue du pur déisme le christianisme de Geneve.

De pareilles imputations sont d’autant plus dangereuse & plus capables de nous faire tort dans toute la Chrétienté, qu’elles se trouvent dans un livré fort répandu, qui d’ailleurs parle favorablement de notre ville, de ses moeurs, de son Gouvernement, & même de son Clergé & de sa constitution ecclésiastique. Il est triste pour nous que le point le plus important soit celui sur lequel on se montre le plus mal informé.

Pour rendre plus de justice à l’intégrité de notre foi, il ne falloit que faire attention aux témoignages publics & authentiques que cette Eglise en a toujours donne, & qu’elle en donne encore chaque jour. Rien de plus connu que notre grand principe & notre profession constante de tenir la doctrine des saints Prophêtes & Apôtres, contenue dans les livres de l’ancien & du nouveau Testament, pour une doctrine divinement inspirée, seule regle infaillible & parfaite de notre foi & de nos moeurs. Cette profession est expressément confirmée par ceux que l’on admet au saint Ministere; & même par tous les membres de notre Troupeau, quand ils rendent raison de leur foi, comme catéchumenes, à la face de l’église. [295] On sait aussi l’usage continuel que nous faisons du Symbole des Apôtres, comme d’un abrégé de la partie historique & dogmatique de l’Evangile, également admis de tous les chrétiens. Nos ordonnances ecclésiastiques portent sur les mêmes principes: nos prédications, notre culte, notre liturgie, nos Sacremens, tout est relatif à l’oeuvre de notre rédemption par Jésus-Christ. La même doctrine est enseignée dans les leçons les theses de notre Académie, dans nos l’livres de piété, & dans les autres ouvrages que publient nos Théologiens particuliérement contre l’incrédulité, poison funeste, dont nous travaillons sans cessé à préserver notre Troupeau. Enfin nous ne craignons pas d’en appeller ici au témoignage des personnes de tout ordre, & même des étrangers qui entendent nos instructions tant publiques que en sont édifiés.

Sur quoi donc a-t-on pu se fonder, pour donner une autre aidée de notre doctrine? ou si l’on veut faire tomber le soupçon sur notre sincérité, comme si nous ne pensions pas ce que nous enseignons & ce que nous professions en public, de quel droit se permet-on un soupçon si odieux? Et comment n’a-t-on pas senti, qu’après avoir loué nos moeurs comme exemplaires, c’étoit se contredire, c’étoit faire injure à cette même probité, que, de nous taxer d’une hypocrite où ne tombent que des gens peu consciencieux, qui se jouent de la religion?

Il et vrai que nous estimons & que nous cultivons la Philosophie. Mais ce n’est point cette Philosophie licencieuse & sophistique dont on voit aujourd’hui tant d’écarts. C’est une [296] Philosophie solide, qui, loin d’affoiblir la soi, conduit les plus sages à être aussi les plus religieux.

Si nous prêchons beaucoup la morale, nous n’insistons pas moins sur le dogme. Il trouvé chaque jour sa place dans nos chaires; nous avons même deux exercices publics par semaine uniquement destinés à l’explication du catéchisme. D’ailleurs cette morale est la morale chrétienne, toujours liée au dogme, & tirant de là sa principale forcé, particuliérement des promesses de pardon & de félicité éternelle que fait l’Evangile à ceux qui s’amendent, comme aussi des menaces d’une condamnation éternelle contre les impies & les impénitens. A cet égard, comme à tout autre, nous croyons qu’il faut s’en tenir à la sainte Ecriture qui nous parle, non d’un Purgatoire, mais du Paradis & de l’Enfer, où chacun recevra sa juste rétribution selon le bien ou le mal qu’il aura fait dans cette vie. C’est en prêchant fortement ces grandes vérités, que nous tâchons de porter les hommes à la sanctification.

Si on loue en nous un esprit de modération & de tolérance, on ne doit pas le prendre pour une marque d’indifférence ou de relâchement. Graces à Dieu, il a un tout autre principe. Cet esprit est celui de l’Evangile, qui s’allie très-bien avec le zele. D’un côté la charité chrétienne nous éloigné absolument des voies de contrainte, & nous fait supporter sans peine quelque diversité d’opinions qui n’atteint pas l’essentiel, comme il y en a eu de tout tems dans les Eglises même les plus pures: de l’autre, nous ne négligeons aucun soin, aucune voie de persuasion, pour établir, pour inculquer, pour défendre les points fondamentaux du christianisme.

[297] Quand il nous arrive de remonter aux principes de la loi naturelle, nous le faisons à l’exemple des Auteurs sacrés; & ce n’est point d’une maniere qui nous approche des déistes, puisqu’en donnant à la théologie naturelle plus de solidité & d’étendue que ne sont la plupart d’entr’eux, nous y joignons toujours la révélation, comme un secours du ciel très-nécessaire, & sans lequel les hommes ne seroient jamais sortis de l’état de corruption & d’aveuglement où ils étoient tombés.

Si l’un de nos principes est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison, ce n’est point-là, comme on le suppose, un caractere de socinianisme. Ce principe est commun à tous les protestans; & ils s’en servent pour rejetter des doctrines absurdes, telles qu’il ne s’en trouvé point dans l’Ecriture sainte bien entendue. Mais ce principe ne va pas jusqu’à nous faire rejetter tout ce qu’on appelle mystere; puisque c’est le nom que nous donnons à des vérités d’un ordre surnaturel, que la seule raison humaine ne découvre pas, ou qu’elle ne sauroit comprendre parfaitement, qui n’ont pourtant rien d’impossible en elles-mêmes, & que Dieu nous a révélées. Il suffit que cette révélation soit certaine dans ses preuves, & précise dans ce qu’elle enseigne, pour que nous admettions de telles vérités, conjointement avec celles de la religion naturelle; d’autant mieux qu’elles se lient fort bien entr’elles, & que l’heureux assemblage qu’en fait l’Evangile forme un corps de religion admirable & complet.

Enfin, quoique le point capital de notre religion soit d’adorer un seul Dieu, on ne doit pas dire qu’elle se réduise presque à cela, chez presque tout ce qui n’est pas peuple. Les [298] personnes les mieux instruites sont aussi celles qui savent le mieux quel est le prix de l’alliance de grace, & que la vie éternelle consiste à connoître le seul vrai Dieu, celui qu’il a envoyé Jésus-Christ, son fils, en qui a habité corporellement toute la plénitude de la Divinité, & qui nous a été donne pour sauveur, pour médiateur & pour jugé, afin que tous honorent le fils comme ils honorent le pere. Par cette raison, le terme de respect pour Jésus-Christ & pour l’Ecriture, nous paroissant de beaucoup trop foible, ou trop équivoque, pour exprimer la nature & l’étendue de nos sentimens à cet égard, nous disons que c’est avec foi, avec une vénération religieuse, avec une entiere soumission d’esprit & de coeur, qu’il faut écouter ce divin Maître & le Saint Esprit parlant dans les Ecritures. C’est ainsi qu’au lieu de nous appuyer sur la sagesse humaine, si foible & si bornée, nous sommes fondés sur la parole de Dieu, seule capable de nous rendre véritablement sages à salut, par la foi en Jésus-Christ: ce qui donne à notre religion un principe plus sur, plus relevé, & bien plus d’étendue, bien plus d’efficace; en un mot, un tout autre caractere que celui sous lequel on s’est plû à la dépeindre.

Tels sont les sentimens unanimes de cette Compagnie qu’elle se sera un devoir de manifester & de soutenir en toute occasion, comme il convient à de fidelles serviteurs Jésus-Christ. Ce sont aussi les sentimens des Ministres de cette Eglise qui n’ont pas encore cure d’ames, lesquels étant informes du contenu de la présente déclaration, ont tous demandé d’y être compris. Nous ne craignons pas non plus d’assurer que c’est le sentiment général de notre Eglise; ce qui a bien [299] paru par la sensibilité qu’ont témoignée les personnes de tout ordre de notre Troupeau, sur l’article du dictionnaire qui cause ici nos plaintes.

Après ces explications & ces assurances, nous sommes bien dispensés, non-seulement d’entrer dans un plus grand détail sur les diverses imputations qui nous ont été faites; mais aussi de répondre à ce que l’on pourroit encore écrire dans le même but. Ce ne seroit qu’une contestation inutile, dont notre caractere nous éloigné infiniment. Il nous suffit d’avoir mis à couvert l’honneur de notre Eglise & de notre ministere, en montrant que le portrait qu’on a fait de notre religion est infidelle, & que notre attachement pour la saine doctrine évangélique n’est ni moins sincere que celui de nos peres, ni différent de celui des autres Eglises réformées, avec qui nous faisons gloire d’être unis par les liens d’une même foi, & dont nous voyons avec beaucoup de peine que l’on veuille nous distinguer.

J. TREMBLEY, secrétaire.

FIN.

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