JEAN JACQUES ROUSSEAU
JULIE,
OU LA NOUVELLE HELOISE
LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES.
RECUEILLIES & PUBLIEES PAR J. J. ROUSSEAU,
NOUVELLE EDITION ORIGINALE,
REVUE & CORRIGEE PAR L’EDITEUR.
TOME SECOND.
LONDRES.
M. DCC. LXXIV.
LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES
QUATRIEME PARTIE
LETTRE I.
DE MDE. DE WOLMAR À MADAME D’ORBE
Que tu tardes long-tems à revenir! Toutes ces allées & venues ne m’accommodent point. Que d’heures se perdent à te rendre où tu devrois toujours être & qui pis est, à t’en éloigner! L’idée de se voir pour si peu de tems gâte tout le plaisir d’être ensemble. Ne sens-tu pas qu’être ainsi alternativement chez toi & chez moi, c’est n’être bien nulle part & n’imagines-tu point quelque moyen de faire que tu sois en même tems chez l’une & chez l’autre?
Que faisons-nous, chére cousine? Que d’instans précieux nous laissons perdre, quand il ne nous en reste plus à prodiguer! Les années se multiplient, la jeunesse commence à fuir; la vie s’écoule; le bonheur passager qu’elle offre est entre nos mains & nous négligeons d’en jouir! Te souvient-il du tems [2] où nous étions encore filles, de ces premiers tems si charmans & si doux qu’on ne retrouve plus dans un autre âge & que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de fois, forcées de nous séparer pour peu de jours & même pour peu d’heures, nous disions en nous embrassant tristement; ah! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus séparées! Nous en disposons maintenant & nous passons la moitié de l’année éloignées l’une de l’autre. Quoi! nous aimerions-nous moins? Chére & tendre amie, nous le sentons toutes deux, combien le tems, l’habitude & tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort & plus indissoluble. Pour moi, ton absence me paroit de jour en jour plus insupportable & je ne puis plus vivre un instant sans toi. Ce progres de notre amitié est plus naturel qu’il ne semble: il a sa raison dans notre situation ainsi que dans nos caracteres. A mesure qu’on avance en âge, tous les sentimens se concentrent. On perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher & l’on ne le remplace plus. On meurt ainsi par degrés, jusqu’à ce que, n’aimant enfin que soi-même, on ait cessé de sentir & de vivre avant de cesser d’exister. Mais un coeur sensible se défend de toute sa force contre cette mort anticipée; quand le froid commence aux extrémités, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s’attache à ce qui lui reste & il tient, pour ainsi dire, au dernier objet par les liens de tous les autres.
Voilà ce qu’il me semble éprouver déjà quoique jeune encore. Ah! ma chére, mon pauvre coeur a tant aimé! Il s’est épuisé de si bonne heure qu’il vieillit avant le tems & tant [3] d’affections diverses l’ont tellement absorbé, qu’il n’y reste plus de place pour des attachemens nouveaux. Tu m’as vue successivement fille, amie, amante, épouse & mere. Tu sais si tous ces titres m’ont été chers! Quelques-uns de ces liens sont détruits, d’autres sont relâchés. Ma mere, ma tendre mere n’est plus; il ne me reste que des pleurs à donner à sa mémoire & je ne goûte qu’à moitié le plus doux sentiment de la nature. L’amour est éteint, il l’est pour jamais & c’est encore une place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne & bon mari que j’aimois comme la chére moitié de toi-même & qui méritoit si bien ta tendresse & mon amitié. Si mes fils étoient plus grands, l’amour maternel rempliroit tous ces vides: mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de communication & quel retour peut attendre une mere d’un enfant de quatre ou cinq ans! Nos enfans nous sont chers long-tems avant qu’ils puissent le sentir & nous aimer à leur tour; & cependant, on a si grand besoin de dire combien on les aime à quelqu’un qui nous entende! Mon mari m’entend, mais il ne me répond pas assez à ma fantaisie; la tête ne lui en tourne pas comme à moi: sa tendresse pour eux est trop raisonnable; j’en veux une plus vive & qui ressemble mieux à la mienne. Il me faut une amie, une mere qui soit aussi folle que moi de mes enfans & des siens. En un mot, la maternité me rend l’amitié plus nécessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enfans, sans donner de l’ennui. Je sens que je jouis doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j’embrasse ta fille, je crois te presser [4] contre mon sein. Nous l’avons dit cent fois; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos coeurs unis les confondent & nous ne savons plus à laquelle appartient chacun des trois.
Ce n’est pas tout, j’ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprès de moi & ton absence m’est cruelle à plus d’un égard. Songe à mon éloignement pour toute dissimulation & à cette continuelle réserve où je vis depuis près de six ans avec l’homme du monde qui m’est le plus cher. Mon odieux secret me pese de plus en plus & semble chaque jour devenir plus indispensable. Plus l’honnêteté veut que je le révele, plus la prudence m’oblige à le garder. Conçois-tu quel état affreux c’est pour une femme de porter la défiance, le mensonge & la crainte jusque dans les bras d’un époux, de n’oser ouvrir son coeur à celui qui le possede & de lui cacher la moitié de sa vie pour assurer le repos de l’autre? A qui, grand Dieu! faut-il déguiser mes plus secretes pensées, & céler l’intérieur d’une ame dont il auroit lieu d’être si content? A M. de Wolmar, à mon mari, au plus digne époux dont le Ciel eût pu récompenser la vertu d’une fille chaste. Pour l’avoir trompé une fois, il faut le tromper tous les jours & me sentir sans cesse indigne de toutes ses bontés pour moi. Mon coeur n’ose accepter aucun témoignage de son estime, ses plus tendres caresses me font rougir & toutes les marques de respect & de considération qu’il me donne se changent dans ma conscience en opprobres & en signes de mépris. Il est bien dur d’avoir à se dire sans cesse: c’est une autre que moi qu’il honore. Ah! s’il me connoissoit, [5] il ne me traiteroit pas ainsi. Non, je ne puis supporter cet état affreux; je ne suis jamais seule avec cet homme respectable que je ne sois prête à tomber à genoux devant lui, à lui confesser ma faute & à mourir de douleur & de honte à ses pieds.
Cependant les raisons qui m’ont retenue dès le commencement prennent chaque jour de nouvelles forces, & je n’ai pas un motif de parler qui ne soit une raison de me taire. En considérant l’état paisible & doux de ma famille, je ne pense point sans effroi qu’un seul mot y peut causer un désordre irréparable. Après six ans passés dans une si parfaite union, irai-je troubler le repos d’un mari si sage & si bon, qui n’a d’autre volonté que celle de son heureuse épouse, ni d’autre plaisir que de voir régner dans sa maison l’ordre & la paix? Contristerai-je par des troubles domestiques les vieux jours d’un pere que je vois si content, si charmé du bonheur de sa fille & de son ami? Exposerai-je ces chers enfans, ces enfans aimables & qui promettent tant, à n’avoir qu’une éducation négligée ou scandaleuse, à se voir les tristes victimes de la discorde de leurs parens, entre un pere enflammé d’une juste indignation, agité par la jalousie & une mere infortunée & coupable, toujours noyée dans les pleurs? Je connois M. de Wolmar estimant sa femme; que sais-je ce qu’il sera ne l’estimant plus? Peut-être n’est-il si modéré que parce que la passion qui domineroit dans son caractere n’a pas encore eu lieu de se développer. Peut-être sera-t-il aussi violent dans l’emportement de la colere qu’il est doux & tranquille tant qu’il n’a nul sujet de s’irriter.
[6] Si je dois tant d’égards à tout ce qui m’environne, ne m’en dois-je point aussi quelques-uns à moi-même? Six ans d’une vie honnête & réguliere n’effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse & faut-il m’exposer encore à la peine d’une faute que je pleure depuis si long-tems? Je te l’avoue, ma cousine, je ne tourne point sans répugnance les yeux sur le passé; il m’humilie jusqu’au découragement & je suis trop sensible à la honte pour en supporter l’idée sans retomber dans une sorte de désespoir. Le tems qui s’est écoulé depuis mon mariage est celui qu’il faut que j’envisage pour me rassurer. Mon état présent m’inspire une confiance que d’importuns souvenirs voudroient m’ôter. J’aime à nourrir mon coeur des sentimens d’honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d’épouse & de mere m’éleve l’ame & me soutient contre les remords d’un autre état. Quand je vois mes enfans & leur pere autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu; ils chassent de mon esprit l’idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauve-garde de la mienne; ils m’en deviennent plus chers en me rendant meilleure & j’ai tant d’horreur pour tout ce qui blesse l’honnêteté, que j’ai peine à me croire la même qui put l’oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j’étois, si sûre de ce que je suis, qu’il s’en faut peu que je ne regarde ce que j’aurois à dire comme un aveu qui m’est étranger & que je ne suis plus obligée de faire.
Voilà l’état d’incertitude & d’anxiété dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon pere va bientôt partir pour Berne, [7] résolu de n’en revenir qu’après avoir vu la fin de ce long proces, dont il ne veut pas nous laisser l’embarras & ne se fiant pas trop non plus, je pense, à notre zele à le poursuivre. Dans l’intervalle de son départ à son retour, je resterai seule avec mon mari & je sens qu’il sera presque impossible que mon fatal secret ne m’échappe. Quand nous avons du monde, tu sais que M. de Wolmar quitte souvent la compagnie & fait volontiers seul des promenades aux environs: il cause avec les paysans; il s’informe de leur situation; il examine l’état de leurs terres; il les aide au besoin de sa bourse & de ses conseils. Mais quand nous sommes seuls, il ne se promene qu’avec moi; il quitte peu sa femme & ses enfans & se prête à leurs petits jeux avec une simplicité si charmante qu’alors je sens pour lui quelque chose de plus tendre encore qu’à l’ordinaire. Ces momens d’attendrissement sont d’autant plus périlleux pour la réserve, qu’il me fournit lui-même les occasions d’en manquer & qu’il m’a cent fois tenu des propos qui sembloient m’exciter à la confiance. Tôt ou tard il faudra que je lui ouvre mon coeur, je le sens; mais puisque tu veux que ce soit de concert entre nous & avec toutes les précautions que la prudence autorise, reviens & fais de moins longues absences, ou je ne réponds plus de rien.
Ma douce amie, il faut achever & ce qui reste importe assez pour me coûter le plus à dire. Tu ne m’es pas seulement nécessaire quand je suis avec mes enfans ou avec mon mari, mais sur-tout quand je suis seule avec ta pauvre Julie & la solitude m’est dangereuse précisément parce qu’elle m’est douce & que souvent je la cherche sans y songer. Ce n’est [8] pas, tu le sais, que mon coeur se ressente encore de ses anciennes blessures; non, il est guéri, je le sens, j’en suis tres-sûre, j’ose me croire vertueuse. Ce n’est point le présent que je crains; c’est le passé qui me tourmente. Il est des souvenirs aussi redoutables que le sentiment actuel; on s’attendrit par réminiscence; on a honte de se sentir pleurer & l’on n’en pleure que davantage. Ces larmes sont de pitié, de regret, de repentir; l’amour n’y a plus de part; il ne m’est plus rien; mais je pleure les maux qu’il a causés; je pleure le sort d’un homme estimable que des feux indiscretement nourris ont privé du repos & peut-être de la vie. Hélas! sans doute il a péri dans ce long & périlleux voyage que le désespoir lui a fait entreprendre. S’il vivoit, du bout du monde, il nous eût donné de ses nouvelles; près de quatre ans se sont écoulés depuis son départ. On dit que l’escadre sur laquelle il est a souffert mille désastres, qu’elle a perdu les trois quarts de ses équipages, que plusieurs vaisseaux sont submergés, qu’on ne sait ce qu’est devenu le reste. Il n’est plus, il n’est plus. Un secret pressentiment me l’annonce. L’infortuné n’aura pas été plus épargné que tant d’autres. La mer, les maladies, la tristesse bien plus cruelle auront abrégé ses jours. Ainsi s’éteint tout ce qui brille un moment sur la terre. Il manquoit aux tourmens de ma conscience d’avoir à me reprocher la mort d’un honnête homme. Ah! ma chére! Quelle ame c’étoit que la sienne!... comme il savoit aimer!... il méritoit de vivre... il aura présenté devant le souverain Juge une ame foible, mais saine & aimant la vertu. Je m’efforce en vain de chasser ces tristes idées; à chaque instant [9] elles reviennent malgré moi. Pour les bannir, ou pour les régler, ton amie a besoin de tes soins; & puisque je ne puis oublier cet infortuné, j’aime mieux en causer avec toi que d’y penser toute seule.
Regarde que de raisons augmentent le besoin continuel que j’ai de t’avoir avec moi! Plus sage & plus heureuse, si les mêmes raisons te manquent, ton coeur sent-il moins le même besoin? S’il est bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant si peu de contentement de ta famille, quelle maison te peut mieux convenir que celle-ci? Pour moi, je souffre à te savoir dans la tienne; car malgré ta dissimulation, je connois ta maniere d’y vivre & ne suis point dupe de l’air folâtre que tu viens nous étaler à Clarens. Tu m’a bien reproché des défauts en ma vie; mais j’en ai un très-grand à te reprocher à ton tour; c’est que ta douleur est toujours concentrée & solitaire. Tu te caches pour t’affliger, comme si tu rougissois de pleurer devant ton amie. Claire, je n’aime pas cela. Je ne suis point injuste comme toi; je ne blâme point tes regrets; je ne veux pas qu’au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cesses d’honorer la mémoire d’un si tendre époux; mais je te blâme, après avoir passé tes plus beaux jours à pleurer avec ta Julie, de lui dérober la douceur de pleurer à son tour avec toi & de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu’elle versa dans ton sein. Si tu es fachée de t’affliger, ah! tu ne connois pas la véritable affliction! Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le partage? Ignores-tu que la communication des coeurs imprime à la tristesse je [10] ne sais quoi de doux & de touchant que n’a pas le contentement? & l’amitié n’a-t-elle pas été spécialement donnée aux malheureux pour le soulagement de leurs maux & la consolation de leurs peines?
Voilà, ma chére, des considérations que tu devrois faire & auxquelles il faut ajouter qu’en te proposant de venir demeurer avec moi, je ne te parle pas moins au nom de mon mari qu’au mien. Il m’a paru plusieurs fois surpris, presque scandalisé, que deux amies telles que nous n’habitassent pas ensemble; il assure te l’avoir dit à toi-même & il n’est pas homme à parler inconsidérément. Je ne sais quel parti tu prendras sur mes représentations; j’ai lieu d’espérer qu’il sera tel que je le désire. Quoi qu’il en soit, le mien est pris & je n’en changerai pas. Je n’ai point oublié le tems où tu voulois me suivre en Angleterre. Amie incomparable, c’est à présent mon tour. Tu connois mon aversion pour la ville, mon goût pour la campagne, pour les travaux rustiques & l’attachement que trois ans de séjour m’ont donné pour ma maison de Clarens. Tu n’ignores pas, non plus, quel embarras c’est de déménager avec toute une famille; & combien ce seroit abuser de la complaisance de mon pere de le transplanter si souvent. Hé bien! si tu ne veux pas quitter ton ménage & venir gouverner le mien, je suis résolue à prendre une maison à Lausanne où nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi là-dessus; tout le veut; mon coeur, mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservé, ma raison recouvrée, mon état, mon mari, mes enfans, moi-même, je te dois tout; tout ce que j’ai de bien me [11] vient de toi, je ne vois rien qui ne m’y rappelle & sans toi je ne suis rien. Viens donc ma bien-aimée, mon ange tutélaire, viens conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N’ayons plus qu’une famille, comme nous n’avons qu’une ame pour la chérir; tu veilleras sur l’éducation de mes fils, je veillerai sur celle de ta fille: nous nous partagerons les devoirs de mere & nous en doublerons les plaisirs. Nous éleverons nos coeurs ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins & n’ayant plus rien à desirer en ce monde, nous attendrons en paix l’autre vie dans le sein de l’innocence & de l’amitié.
LETTRE II.
REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR
Mon Dieu, cousine, que ta lettre m’a donné de plaisir! Charmante prêcheuse!... charmante, en vérité. Mais prêcheuse pourtant. Pérorant à ravir: des oeuvres, peu de nouvelles. L’architecte Athénien... ce beau diseur!... tu sais bien... dans ton vieux Plutarque... Pompeuses descriptions, superbe temple!... quand il a tout dit, l’autre vient; un homme uni; l’air simple, grave & posé... comme qui diroit, ta cousine Claire... D’une voix creuse, lente & même un peu nasale.... Ce qu’il a dit, je le ferai.Il se [12] tait & les mains de battre. Adieu l’homme aux phrases. Mon enfant, nous sommes ces deux Architectes; le temple dont il s’agit est celui de l’amitié.
Résumons un peu les belles choses que tu m’as dites. Premierement, que nous nous aimions; & puis, que je t’étois nécessaire; & puis, que tu me l’étois aussi; & puis, qu’étant libres de passer nos jours ensemble, il les y faloit passer. Et tu as trouvé tout cela toute seule? Sans mentir tu es une éloquente personne! Oh bien! que je t’apprenne à quoi je m’occupois de mon côté, tandis que tu méditois cette sublime lettre. Après cela, tu jugeras toi-même lequel vaut le mieux de ce que tu dis, ou de ce que je fais.
A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vide qu’il avoit laissé dans mon coeur. De son vivant il en partageoit avec toi les affections; dès qu’il ne fut plus, je ne fus qu’à toi seule & selon ta remarque sur l’accord de la tendresse maternelle & de l’amitié, ma fille même n’étoit pour nous qu’un lien de plus. Non seulement, je résolus dès-lors de passer le reste de ma vie avec toi; mais je formai un projet plus étendu. Pour que nos deux familles n’en fissent qu’une, je me proposai, supposant tous les rapports convenables, d’unir un jour ma fille à ton fils aîné & ce nom de mari trouvé d’abord par plaisanterie, me parut d’heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.
Dans ce dessein, je cherchai d’abord à lever les embarras d’une succession embrouillée & me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose à la liquidation du reste, je [13] ne songeai qu’à mettre le partage de ma fille en effets assurés & à l’abri de tout proces. Tu sais que j’ai des fantaisies sur bien des choses: ma folie dans celle-ci étoit de te surprendre. Je m’étois mise en tête d’entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d’une main mon enfant, de l’autre un porte-feuille & de te présenter l’un & l’autre avec un beau compliment pour déposer en tes mains la mere, la fille & leur bien, c’est-à-dire la dot de celle-ci. Gouverne-la, voulois-je te dire, comme il convient aux intérêts de ton fils; car c’est désormois son affaire & la tienne; pour moi je ne m’en mêle plus.
Remplie de cette charmante idée, il falut m’en ouvrir à quelqu’’un qui m’aidât à l’exécuter. Or devine qui j’ai choisi pour cette confidence? Un certain M. de Wolmar: ne le connoîtrois-tu point? Mon mari, cousine? Oui, ton mari, cousine. Ce même homme à qui tu as tant de peine à cacher un secret qu’il lui importe de ne pas savoir, est celui qui t’en a su faire un qu’il t’eût été si doux d’apprendre. C’étoit là le vrai sujet de tous ces entretiens mystérieux dont tu nous faisois si comiquement la guerre.Tu vois comme ils sont dissimulés, ces maris. N’est-il pas bien plaisant que ce soient eux qui nous accusent de dissimulation? J’exigeois du tien davantage encore. Je voyois fort bien que tu méditois le même projet que moi, mais plus en dedans & comme celle qui n’exhale ses sentimens qu’à mesure qu’on s’y livre. Cherchant donc à te ménager une surprise plus agréable, je volois que quand tu lui proposerois notre réunion, il ne parût pas fort approuver cet empressement & [14] se montrât un peu froid à consentir. Il me fit là-dessus une réponse que j’ai retenue & que tu dois bien retenir; car je doute que depuis qu’il y a des maris au monde aucun d’eux en ait fait une pareille. La voici " Petite cousine, je connois Julie... je la connois bien... mieux qu’elle ne croit, peut-être. Son coeur est trop honnête pour qu’on doive résister à rien de ce qu’elle désire & trop sensible pour qu’on le puisse sans l’affliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis, je ne crois pas qu’elle ait reçu de moi le moindre chagrin; j’espere mourir sans lui en avoir jamais fait aucun." Cousine, songes-y bien: voilà quel est le mari dont tu médites sans cesse de troubler indiscretement le repos.
Pour moi, j’eus moins de délicatesse, ou plus de confiance en ta douceur; & j’éloignai si naturellement les discours auxquels ton coeur te ramenoit souvent, que ne pouvant taxer le mien de s’attiédir pour toi, tu t’allas mettre dans la tête que j’attendois de secondes noces & que je t’aimois mieux que toute autre chose, hormis un mari. Car, vois-tu, ma pauvre enfant, tu n’as pas un secret mouvement qui m’échappe. Je te devine, je te pénetre; je perce jusqu’au plus profond de ton ame & c’est pour cela que je t’ai toujours adorée. Ce soupçon, qui te faisoit si heureusement prendre le change, m’a paru excellent à nourrir. Je me suis mise à faire la veuve coquette assez bien pour t’y tromper toi-même. C’est un rôle pour lequel le talent me manque moins que l’inclination. J’ai adroitement employé cet air agaçant que je ne sais pas mal prendre & avec [15] lequel je me suis quelquefois amusée à persifler plus d’un jeune fat. Tu en as été tout-à-fait la dupe & m’as crue prête à chercher un successeur à l’homme du monde auquel il étoit le moins aisé d’en trouver. Mais je suis trop franche pour pouvoir me contrefaire long-tems & tu t’es bientôt rassurée. Cependant, je veux te rassurer encore mieux en t’expliquant mes vrais sentimens sur ce point.
Je te l’ai dit cent fois étant fille; je n’étois point faite pour être femme. S’il eût dépendu de moi, je ne me serois point mariée. Mais dans notre sexe, on n’achete la liberté que par l’esclavage & il faut commencer par être servante pour devenir sa maîtresse un jour. Quoique mon pere ne me gênât pas, j’avois des chagrins dans ma famille. Pour m’en délivrer, j’épousai donc M. d’Orbe. Il étoit si honnête homme & m’aimoit si tendrement, que je l’aimai sincerement à mon tour. L’expérience me donna du mariage une idée plus avantageuse que celle que j’en avois conçue & détruisit les impressions que m’en avoit laissées la Chaillot. M. d’Orbe me rendit heureuse & ne s’en repentit pas. Avec un autre j’aurois toujours rempli mes devoirs, mais je l’aurois désolé & je sens qu’il faloit un aussi bon mari pour faire de moi une bonne femme. Imaginerois-tu que c’est de cela même que j’avois à me plaindre? Mon enfant, nous nous aimions trop, nous n’étions point gais. Une amitié plus légere eût été plus folâtre; je l’aurois préférée & je crois que j’aurois mieux aimé vivre moins contente & pouvoir rire plus souvent.
A cela se joignirent les sujets particuliers d’inquiétude que [16] me donnoit ta situation. Je n’ai pas besoin de te rappeler les dangers que t’a fait courir une passion mal réglée. Je les vis en frémissant. Si tu n’avois risqué que ta vie, peut-être un reste de gaieté ne m’eût-il pas tout-à-fait abandonnée: mais la tristesse & l’effroi pénétrerent mon ame & jusqu’à ce que je t’aye vu mariée, je n’ai pas eu moment de pure joie. Tu connus ma douleur, tu la sentis. Elle a beaucoup fait sur ton bon coeur & je ne cesserai de bénir ces heureuses larmes qui sont peut-être la cause de ton retour au bien.
Voilà comment s’est passé tout le tems que j’ai vécu avec mon mari. Juge si depuis que Dieu me l’a ôté, je pourrois espérer d’en retrouver un autre qui fût autant selon mon coeur & si je suis tentée de le chercher. Non, cousine, le mariage est un état trop grave; sa dignité ne va point avec mon humeur, elle m’attriste & me sied mal, sans compter que toute gêne m’est insupportable. Pense, toi qui me connois, ce que peut être à mes yeux un lien dans lequel je n’ai pas ri durant sept ans sept petites fois à mon aise! Je ne veux pas faire comme toi la matrone à vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve assez piquante, assez mariable encore & je crois que si j’étois homme, je m’accommoderois assez de moi. Mais me remarier, cousine! Ecoute, je pleure bien sincerement mon pauvre mari, j’aurois donné la moitié de ma vie pour passer l’autre avec lui; & pourtant, s’il pouvoit revenir, je ne le reprendrois, je crois, lui-même, que parce que je l’avois déjà pris.
Je viens de t’exposer mes véritables intentions. Si je n’ai [17] pu les exécuter encore malgré les soins de M. de Wolmar, c’est que les difficultés semblent croître avec mon zele à les surmonter. Mais mon zele sera le plus fort & avant que l’été se passe, j’espere me réunir à toi pour le reste de nos jours.
Il reste à me justifier du reproche de te cacher mes peines, & d’aimer à pleurer loin de toi: je ne le nie pas, c’est à quoi j’emploie ici le meilleur tems que j’y passe. Je n’entre jamais dans ma maison sans y retrouver des vestiges de celui qui me la rendoit chére. Je n’y fais pas un pas, je n’y fixe pas un objet sans appercevoir quelque signe de sa tendresse & de la bonté de son coeur; voudrois-tu que le mien n’en fût pas ému? Quand je suis ici, je ne sens que la perte que j’ai faite. Quand je suis près de toi, je ne vois que ce qui m’est resté. Peux-tu me faire un crime de ton pouvoir sur mon humeur? Si je pleure en ton absence & si je ris près de toi, d’où vient cette différence? Petite ingrate, c’est que tu me consoles de tout & que je ne sais plus m’affliger de rien quand je te possede.
Tu as dit bien des choses en faveur de notre ancienne amitié; mais je ne te pardonne pas d’oublier celle qui me fait le plus d’honneur; c’est de te chérir quoique tu m’éclipses. Ma Julie, tu es faite pour régner. Ton empire est le plus absolu que je connoisse. Il s’étend jusque sur les volontés & je l’éprouve plus que personne. Comment cela se fait-il, cousine? Nous aimons toutes deux la vertu; l’honnêteté nous est également chére; nos talens sont les mêmes; j’ai presque autant d’esprit que toi & ne suis guere moins jolie. Je sais fort bien tout cela & malgré tout cela tu m’en [18] imposes, tu me subjugues, tu m’atterres, ton génie écrase le mien & je ne suis rien devant toi. Lors même que tu vivois dans des liaisons que tu te reprochois & que n’ayant point imité ta faute j’aurois dû prendre l’ascendant à mon tour, il ne te demeuroit pas moins. Ta foiblesse, que je blâmois me sembloit presque une vertu; je ne pouvois m’empêcher d’admirer en toi ce que j’aurois repris dans une autre. Enfin dans ce tems-là même, je ne t’abordois point sans un certain mouvement de respect involontaire & il est sûr que toute ta douceur, toute la familiarité de ton commerce étoit nécessaire pour me rendre ton amie: naturellement, je devois être ta servante. Explique si tu peux cette énigme; quant à moi, je n’y entends rien.
Mais si fait pourtant, je l’entends un peu & je crois même l’avoir autrefois expliquée. C’est que ton coeur vivifie tous ceux qui l’environnent & leur donne pour ainsi dire un nouvel être dont ils sont forcés de lui faire hommage, puisqu’ils ne l’auroient point eu sans lui. Je t’ai rendu d’importans services, j’en conviens; tu m’en fais souvenir si souvent qu’il n’y a pas moyen de l’oublier. Je ne le nie point; sans moi tu étois perdue Mais qu’ai-je fait que te rendre ce que j’avois reçu de toi? Est-il possible de te voir long-tems sans se sentir pénétrer l’ame des charmes de la vertu & des douceurs de l’amitié? Ne sais-tu pas que tout ce qui t’approche est par toi-même armé pour ta défense & que je n’ai par-dessus les autres que l’avantage des gardes de Sésostris, d’être de ton âge & de ton sexe & d’avoir été élevée avec toi? Quoi qu’il en soit, Claire se console de [19] valoir moins que Julie, en ce que sans Julie elle vaudroit bien moins encore; & puis à te dire la vérité, je crois que nous avions grand besoin l’une de l’autre & que chacune des deux y perdroit beaucoup si le sort nous eût séparées.
Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui me retiennent encore ici, c’est le risque de ton secret, toujours prêt à s’échapper de ta bouche. Considere, je t’en conjure, que ce qui te porte à le garder est une raison forte & solide & que ce qui te porte à le révéler n’est qu’un sentiment aveugle. Nos soupçons même que ce secret n’en est plus un pour celui qu’il intéresse, nous sont une raison de plus pour ne le lui déclarer qu’avec la plus grande circonspection. Peut-être la réserve de ton mari est-elle un exemple & une leçon pour nous: car en de pareilles matieres il y a souvent une grande différence entre ce qu’on feint d’ignorer & ce qu’on est forcé de savoir. Attends donc, je l’exige, que nous en délibérions encore une fois. Si tes pressentimens étoient fondés & que ton déplorable ami ne fût plus, le meilleur parti qui resteroit à prendre seroit de laisser son histoire & tes malheurs ensevelis avec lui. S’il vit, comme je l’espere, le cas peut devenir différent; mais encore faut-il que ce cas se présente. En tout état de cause crois-tu ne devoir aucun égard aux derniers conseils d’un infortuné dont tous les maux sont ton ouvrage?
A l’égard des dangers de la solitude, je conçois & j’approuve tes alarmes, quoique je les sache très-mal fondées. Tes fautes passées te rendent craintive; j’en augure d’autant [20] mieux du présent & tu le serois bien moins s’il te restoit plus de sujet de l’être. Mais je ne puis te passer ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A présent que tes affections ont changé d’espece, crois qu’il ne m’est pas moins cher qu’à toi. Cependant j’ai des pressentimens tout contraires aux tiens & mieux d’accord avec la raison. Milord Edouard a reçu deux fois de ses nouvelles & m’a écrit à la seconde qu’il étoit dans la mer du Sud, ayant déjà passé les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi & tu t’affliges comme si tu n’en savois rien. Mais ce que tu ne sais pas & qu’il faut t’apprendre, c’est que le vaisseau sur lequel il est a été vu il y a deux mois à la hauteur des Canaries, faisant voile en Europe. Voilà ce qu’on écrit de Hollande à mon pere & dont il n’a pas manqué de me faire part, selon sa coutume de m’instruire des affaires publiques beaucoup plus exactement que des siennes. Le coeur me dit, à moi, que nous ne serons pas long-tems sans recevoir des nouvelles de notre philosophe & que tu en seras pour tes larmes, à moins qu’après l’avoir pleuré mort, tu ne pleures de ce qu’il est en vie. Mais, Dieu merci, tu n’en es plus là.
Deh! fosse or qui quel miser pur un poco,
Ch’é già di piangere e di viver lasso la!*
[* Eh! Que n’est-il un moment ici ce pauvre malheureux déjà las de souffrir & de vivre!]
Voilà ce que j’avois à te répondre. Celle qui t’aime t’offre & partage la douce espérance d’une éternelle réunion. Tu vois que tu n’en as formé le projet ni seule ni la premiere & [21] que l’exécution en est plus avancée que tu ne pensois. Prends donc patience encore cet été, ma douce amie: il vaut mieux tarder à se rejoindre que d’avoir encore à se séparer.
Hé bien! belle Madame, ai-je tenu parole & mon triomphe est-il complet? Allons, qu’on se jette à genoux, qu’on baise avec respect cette lettre & qu’on reconnoisse humblement qu’au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.* [* Que cette bonne Suissesse est heureuse d’être gaie, quand elle est gaie sans esprit, sans naiveté, sans finesse! Elle ne se doute pas apprêts qu’il faut parmi nous pour faire passer la bonne humeur. Elle ne fait pas qu’on n’a point cette bonne humeur pour foi mais pour les autres & qu’on ne rit pas pour rire, mais pour être applaudi.]
LETTRE III.
DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE
Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie; j’arrive des extrémités de la terre & j’en rapporte un coeur tout plein de vous. J’ai passé quatre fois la ligne; j’ai parcouru les deux hémispheres; j’ai vu les quatre parties du monde; j’en ai mis le diametre entre nous; j’ai fait le tour entier du globe & n’ai pu vous échapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus vite que la mer & les vents, nous suit au bout de l’univers & par-tout où l’on se porte, avec soi l’on y porte ce qui nous fait vivre. J’ai beaucoup [22] souffert; j’ai vu souffrir davantage. Que d’infortunés j’ai vus mourir! Hélas! ils mettoient un si grand prix à la vie! & moi je leur ai survécu!... Peut-être étois-je en effet moins à plaindre; les miseres de mes compagnons m’étoient plus sensibles que les miennes; je les voyois tout entiers à leurs peines; ils devoient souffrir plus que moi. Je me disois: Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre où je suis heureux & paisible & je me dédommageois au bord du lac de Geneve de ce que j’endurois sur l’Océan. J’ai le bonheur en arrivant de voir confirmer mes espérances; Milord Edouard m’apprend que vous jouissez toutes deux de la paix & de la santé & que, si vous en particulier avez perdu le doux titre d’épouse, il vous reste ceux d’amie & de mere, qui doivent suffire à votre bonheur. Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à présent un détail de mon voyage; j’ose espérer d’en avoir bientôt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner une légere idée, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiosité. J’ai mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler & suis revenu dans le même vaisseau sur lequel j’étois parti, le seul que le commandant ait ramené de son escadre.
J’ai vu d’abord l’Amérique méridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux Européens & dont ils ont fait un désert pour s’en assurer l’empire. J’ai vu les côtes du Brésil, où Lisbonne & Londres puisent leurs trésors & dont les peuples misérables foulent aux pieds l’or & les diamans sans oser y porter la main. J’ai traversé paisiblement [23] les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique; j’ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes.
E in mar dubbioso sotto ignoto polo
Provai l’onde fallaci, e’l vento infido.*
[*Et sur des mers suspectes, sous un pôle inconnu, j’éprouvai la trahison de l’onde & l’infidélité des vents.]
J’ai vu de loin le séjour de ces prétendus géants* [*Les Patagons.] qui ne sont grands qu’en courage & dont l’indépendance est plus assurée par une vie simple & frugale que par une haute stature. J’ai séjourné trois mois dans une île déserte & délicieuse, douce & touchante image de l’antique beauté de la nature & qui semble être confinée au bout du monde pour y servir d’asile à l’innocence & à l’amour persécutés; mais l’avide Européen suit son humeur farouche en empêchant l’Indien paisible de l’habiter & se rend justice en ne l’habitant pas lui-même.
J’ai vu sur les rives du Mexique & du Pérou le même spectacle que dans le Brésil: j’en ai vu les rares & infortunés habitants, tristes restes de deux puissans peuples, accablés de fers, d’opprobre & de miseres au milieu de leurs riches métaux, reprocher au Ciel en pleurant les trésors qu’il leur a prodigués. J’ai vu l’incendie affreux d’une ville entiere sans résistance & sans défenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains & polis de l’Europe; on ne se borne pas à faire à son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit: mais on compte pour un profit tout le mal qu’on peut lui faire à pure perte. J’ai côtoyé presque [24] toute la partie occidentale de l’Amérique, non sans être frappé d’admiration en voyant quinze cens lieues de côte & la plus grande mer du monde sous l’empire d’une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa main les clefs d’un hémisphere du globe.
Après avoir traversé la grande mer, j’ai trouvé dans l’autre continent un nouveau spectacle. J’ai vu la plus nombreuse & la plus illustre nation de l’univers soumise à une poignée de brigands; j’ai vu de près ce peuple célebre & n’ai plus été surpris de le trouver esclave. Autant de fois conquis qu’attaqué, il fut toujours en proie au premier venu & le sera jusqu’à la fin des siecles. Je l’ai trouvé digne de son sort, n’ayant pas même le courage d’en gémir. Lettré, lâche, hypocrite & charlatan; parlant beaucoup sans rien dire, plein d’esprit sans aucun génie, abondant en signes & stérile en idées; poli, complimenteur, adroit, fourbe & fripon; qui met tous les devoirs en étiquettes, toute la morale en simagrées & ne connaît d’autre humanité que les salutations & les révérences. J’ai surgi dans une seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la premiere & où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être qu’un exil si doux n’épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout en exil? J’ai vu dans ce lieu de délices & d’effroi ce que peut tenter l’industrie humaine pour tirer l’homme civilisé d’une solitude où rien ne lui manque & le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.
J’ai vu dans le vaste Océan, où il devroit être si doux à [25] des hommes d’en rencontrer d’autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s’attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eût été trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vus vomir l’un contre l’autre le fer & les flammes. Dans un combat assez court, j’ai vu l’image de l’enfer; j’ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés, & les gémissemens des mourants. J’ai reçu en rougissant ma part d’un immense butin; je l’ai reçu, mais en dépôt; & s’il fut pris sur des malheureux, c’est à des malheureux qu’il sera rendu.
J’ai vu l’Europe transportée à l’extrémité de l’Afrique par les soins de ce peuple avare, patient & laborieux, qui a vaincu par le tems & la constance des difficultés que tout l’héroïsme des autres peuples n’a jamais pu surmonter. J’ai vu ces vastes & malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu’à couvrir la terre de troupeaux d’esclaves. A leur vil aspect j’ai détourné les yeux de dédain, d’horreur & de pitié; & voyant la quatrieme partie de mes semblables changée en bêtes pour le service des autres, j’ai gémi d’être homme.
Enfin j’ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrépide & fier, dont l’exemple & la liberté rétablissoient à mes yeux l’honneur de mon espece, pour lequel la douleur & la mort ne sont rien & qui ne craint au monde que la faim & l’ennui. J’ai vu dans leur chef un capitaine, un soldat, un pilote, un sage, un grand homme & pour dire encore plus peut-être, le digne ami d’Edouard Bomston; mais ce que je n’ai point vu dans le monde entier, c’est quelqu’un [26] qui ressemble à Claire d’Orbe, à Julie d’Etange & qui puisse consoler de leur perte un coeur qui sut les aimer.
Comment vous parler de ma guérison? C’est de vous que je dois apprendre à la connaître. Reviens-je plus libre, & plus sage que je ne suis parti? J’ose le croire & ne puis l’affirmer. La même image regne toujours dans mon coeur; vous savez s’il est possible qu’elle s’en efface; mais son empire est plus digne d’elle & si je ne me fais pas illusion, elle regne dans ce coeur infortuné comme dans le vôtre. Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m’a subjugué, que je ne suis pour elle que le meilleur & le plus tendre ami qui fût jamais, que je ne fais plus que l’adorer comme vous l’adorez vous-même; ou plutôt il me semble que mes sentimens ne se sont pas affaiblis, mais rectifiés; & avec quelque soin que je m’examine, je les trouve aussi purs que l’objet qui les inspire. Que puis-je vous dire de plus jusqu’à l’épreuve qui peut m’apprendre à juger de moi? Je suis sincere & vrai; je veux être ce que je dois être: mais comment répondre de mon coeur avec tant de raisons de m’en défier? Suis-je le maître du passé? Puis-je empêcher que mille feux ne m’aient autrefois dévoré? Comment distinguerai-je par la seule imagination ce qui est de ce qui fut? & comment me représenterai-je amie celle que je ne vis jamais qu’amante? Quoi que vous pensiez peut-être du motif secret de mon empressement, il est honnête & raisonnable; il mérite que vous l’approuviez. Je réponds d’avance au moins de mes intentions. Souffrez que je vous voie & m’examinez vous-même; ou laissez-moi voir Julie & je saurai ce que je suis.
[27] Je dois accompagner Milord Edouard en Italie. Je passerai près de vous! & je ne vous verrois point! Pensez-vous que cela se puisse? Eh! si vous aviez la barbarie de l’exiger, vous mériteriez de n’être pas obéie. Mais pourquoi l’exigeriez-vous? N’êtes-vous pas cette même Claire, aussi bonne & compatissante que vertueuse & sage, qui daigna m’aimer des sa plus tendre jeunesse & qui doit m’aimer bien plus encore aujourd’hui que je lui dois tout.* [* Que lui doit-il donc tant, à elle qui a fait les malheurs de sa vie? Malheureux questionneur! Il lui doit l’honneur, la vertu, le repos de celle qu’il aime; il lui doit tout.] Non, non, chére & charmante amie, un si cruel refus ne seroit ni de vous ni fait pour moi; il ne mettra point le comble à ma misere. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je déposerai mon coeur à vos pieds. Je vous verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connoissez trop bien toutes deux mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme à m’offrir à ses yeux en me sentant indigne d’y paraître. Elle a déploré si long-tems l’ouvrage de ses charmes, ah! qu’elle voie une fois l’ouvrage de sa vertu!
P.S. Milord Edouard est retenu pour quelques tems encore ici par des affaires; s’il m’est permis de vous voir, pourquoi ne prendrois-je pas les devans pour être plus tôt auprès de vous?
LETTRE IV.
DE M. DE WOLMAR A L’AMANT DE JULIE
Quoique nous ne nous connoissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage & la plus chérie des femmes vient d’ouvrir son coeur à son heureux époux. Il vous croit digne d’avoir été aimé d’elle & il vous offre sa maison. L’innocence & la paix y regnent; vous y trouverez l’amitié, l’hospitalité, l’estime, la confiance. Consultez votre coeur; & s’il n’y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d’ici sans y laisser un ami.
Wolmar.
P.S. Venez, mon ami; nous vous attendons avec empressement. Je n’aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.
Julie.
LETTRE V.
DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE
[Dans cette lettre étoit incluse la précédente.]
Bien arrivé! cent fois le bien arrivé, cher Saint-Preux! car je prétends que ce nom* [* C’est celui qu’elle lui avoit donné devant ses gens à son précédent voyage. Voyez Tome II, Lettre XLII.] vous demeure, au moins dans notre société. C’est, je crois, vous dire assez qu’on n’entend pas vous en exclure, à moins que cette exclusion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe que j’ai fait plus que vous ne me demandiez, apprenez à prendre un peu plus de confiance en vos amis & à ne plus reprocher à leur coeur des chagrins qu’ils partagent quand la raison les force à vous en donner. M. de Wolmar veut vous voir; il vous offre sa maison, son amitié, ses conseils: il n’en faloit pas tant pour calmer toutes mes craintes sur votre voyage & je m’offenserois moi-même si je pouvois un moment me défier de vous. Il fait plus, il prétend vous guérir & dit que ni Julie, ni lui, ni vous, ni moi, ne pouvons être parfaitement heureux sans cela. Quoique j’attende beaucoup de sa sagesse & plus de votre vertu, j’ignore quel sera le succès de cette entreprise. Ce que je sais bien, c’est qu’avec la femme qu’il a, le soin qu’il veut prendre est une pure générosité pour vous.
[30] Venez donc, mon aimable ami, dans la sécurité d’un coeur honnête, satisfaire l’empressement que nous avons tous de vous embrasser & de vous voir paisible & content; venez dans votre pays & parmi vos amis vous délasser de vos voyages & oublier tous les maux que vous avez soufferts. La derniere fois que vous me vîtes, j’étois une grave matrone & mon amie étoit à l’extrémité; mais à présent qu’elle se porte bien & que je suis redevenue fille, me voilà tout aussi folle & presque aussi jolie qu’avant mon mariage. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que je n’ai point changé pour vous & que vous feriez bien des fois le tour du monde avant d’y trouver quelqu’un qui vous aimât comme moi.
LETTRE VI.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD
Je me leve au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne saurois trouver un moment de repos. Mon coeur agité, transporté, ne peut se contenir au dedans de moi; il a besoin de s’épancher. Vous qui l’avez si souvent garanti du désespoir, soyez le cher dépositaire des premiers plaisirs qu’il ait goûtés depuis si longtemps.
Je l’ai vue, milord! mes yeux l’ont vue! J’ai entendu sa voix; ses mains ont touché les miennes; elle m’a reconnu; elle a marqué de la joie à me voir; elle m’a appelé [31] son ami, son cher ami; elle m’a reçu dans sa maison; plus heureux que je ne fus de ma vie je loge avec elle sous un même toit & maintenant que je vous écris, je suis à trente pas d’elle.
Mes idées sont trop vives pour se succéder; elles se présentent toutes ensemble; elles se nuisent mutuellement. Je vais m’arrêter & reprendre haleine, pour tâcher de mettre quelque ordre dans mon récit.
A peine après une si longue absence m’étois-je livré près de vous aux premiers transports de mon coeur, en embrassant mon ami, mon libérateur & mon pere, que vous songeâtes au voyage d’Italie. Vous me le fîtes desirer dans l’espoir de m’y soulager enfin du fardeau de mon inutilité pour vous. Ne pouvant terminer sitôt les affaires qui vous retenoient à Londres, vous me proposâtes de partir le premier pour avoir plus de tems à vous attendre ici. Je demandai la permission d’y venir; je l’obtins, je partis & quoique Julie s’offrît d’avance à mes regards, en songeant que j’allois m’approcher d’elle, je sentis du regret à m’éloigner de vous. Milord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payé.
Il ne faut pas vous dire que durant toute la route, je n’étois occupé que de l’objet de mon voyage; mais une chose à remarquer, c’est que je commençai de voir sous un autre point de vue ce même objet qui n’étoit jamais sorti de mon coeur. Jusque-là je m’étois toujours rappellé Julie brillante comme autrefois des charmes de sa premiere jeunesse. J’avois toujours vu ses beaux yeux animés du feu qu’elle [32] m’inspirait; ses traits chéris n’offroient à mes regards que des garans de mon bonheur, son amour & le mien se mêloient tellement avec sa figure, que je ne pouvois les en séparer. Maintenant j’allois voir Julie mariée, Julie mere, Julie indifférente. Je m’inquiétois des changemens que huit ans d’intervalle avoient pu faire à sa beauté. Elle avoit eu la petite vérole; elle s’en trouvoit changée: à quel point le pouvait-elle être? Mon imagination me refusoit opiniâtrement des taches sur ce charmant visage; & sitôt que j’en voyois un marqué de petite vérole, ce n’étoit plus celui de Julie. Je pensois encore à l’entrevue que nous allions avoir, à la réception qu’elle m’alloit faire. Ce premier abord se présentoit à mon esprit sous mille tableaux différens & ce moment qui devoit passer si vite revenoit pour moi mille fois le jour.
Quand j’appercus la cime des monts, le coeur me battit fortement, en me disant: elle est là. La même chose venoit de m’arriver en mer à la vue des côtes d’Europe. La même chose m’étoit arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la maison du baron d’Etange. Le monde n’est jamais divisé pour moi qu’en deux régions: celle où elle est & celle où elle n’est pas. La premiere s’étend quand je m’éloigne & se resserre à mesure que j’approche, comme un lieu où je ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas! ce lieu seul est habité; tout le reste de l’univers est vide.
Plus j’approchois de la Suisse, plus je me sentois ému. L’instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Geneve [33] fut un instant d’extase & de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrens de plaisirs avoient inondé mon coeur; l’air des Alpes si salutaire & si pur; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l’Orient; cette terre riche & fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’oeil humain fut jamais frappé; ce séjour charmant auquel je n’avois rien trouvé d’égal dans le tour du monde; l’aspect d’un peuple heureux & libre; la douceur de la saison, la sérénité du climat; mille souvenirs délicieux qui réveilloient tous les sentimens que j’avois goûtés; tout cela me jettoit dans des transports que je ne puis décrire & sembloit me rendre à la fois la jouissance de ma vie entiere.
En descendant vers la côte je sentis une impression nouvelle dont je n’avois aucune idée; c’étoit un certain mouvement d’effroi qui me resserroit le coeur & me troubloit malgré moi. Cet effroi, dont je ne pouvois démêler la cause, croissoit à mesure que j’approchois de la ville: il ralentissoit mon empressement d’arriver & fit enfin de tels progres, que je m’inquiétois autant de ma diligence que j’avois fait jusque-là de ma lenteur. En entrant à Vevai, la sensation que j’éprouvai ne fut rien moins qu’agréable: je fus saisi d’une violente palpitation qui m’empêchoit de respirer; je parlois d’une voix altérée & tremblante. J’eus peine à me faire entendre en demandant M. de Wolmar; car je n’osai jamais nommer sa femme. On me dit qu’il demeuroit à Clarens. Cette nouvelle m’ôta de dessus la poitrine un poids de cinq cens livres & prenant les deux lieues qui me restoient à [34] faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m’eût désolé dans un autre tems; mais j’appris avec un vrai chagrin que Madame d’Orbe étoit à Lausanne. J’entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient: il me fut impossible d’avaler un seul morceau; je suffoquois en buvant & ne pouvois vider un verre qu’à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j’aurois donné tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyois plus Julie; mon imagination troublée ne me présentoit que des objets confus; mon ame étoit dans un tumulte universel. Je connoissois la douleur & le désespoir; je les aurois préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n’avoir de ma vie éprouvé d’agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, & je suis convaincu que je ne l’aurois pu supporter une journée entiere.
En arrivant, je fis arrêter à la grille, & me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandoit à parler à M. de Wolmar. Il étoit à la promenade avec sa femme. On les avertit, & ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendois dans des transes mortelles d’y voir paroître quelqu’un.
A peine Julie m’eut-elle apperçu qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord! ô mon ami... je ne puis parler... Adieu [Tableau-3-4] [35] crainte; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage & les forces. Je puise dans ses bras la chaleur & la vie; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, & ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre, & nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar étoit là; je le savais, je le voyais, mais qu’aurais-je pu voir? Non, quand l’univers entier se fût réuni contre moi, quand l’appareil des tourmens m’eût environné, je n’aurois pas dérobé mon coeur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d’une amitié pure & sainte que nous emporterons dans le ciel!
Cette premiere impétuosité suspendue, Madame de Wolmar me prit par la main, & se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d’innocence & de candeur dont je me sentis pénétré: Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, & ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormois la mienne.Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur que les anciens, me dit-il en m’embrassant, ils seront anciens à leur tour, & ne céderont point aux autres. Je reçus ses embrassements, mais mon coeur venoit de s’épuiser, & je ne fis que les recevoir.
Après cette courte scene, j’observai du coin de l’oeil qu’on avoit détaché ma malle & remisé ma chaise. Julie me prit sous le bras, & je m’avançai avec eux vers la maison, presque oppressé d’aise de voir qu’on y prenoit possession de moi.
Ce fut alors qu’en contemplant plus paisiblement ce visage [36] adoré, que j’avois cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amere & douce qu’elle étoit réellement plus belle & plus brillante que jamais. Ses traits charmans se sont mieux formés encore; elle a pris un peu plus d’embonpoint qui ne fait qu’ajouter à son éblouissante blancheur. La petite vérole n’a laissé sur ses joues que quelques légeres traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisoit autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s’allier dans son chaste regard à la douceur & à la sensibilité; sa contenance, non moins modeste, est moins timide; un air plus libre & des grâces plus franches ont succédé à ces manieres contraintes, mêlées de tendresse & de honte; & si le sentiment de sa faute la rendoit alors plus touchante, celui de sa pureté la rend aujourd’hui plus céleste.
A peine étions-nous dans le salon qu’elle disparut & rentra le moment d’après. Elle n’étoit pas seule. Qui pensez-vous qu’elle amenoit avec elle? Milord, c’étoient ses enfans! ses deux enfans plus beaux que le jour & portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme & l’attroit de leur mere! Que devins-je à cet aspect? Cela ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le sentir. Mille mouvemens contraires m’assaillirent à la fois; mille cruels & délicieux souvenirs vinrent partager mon coeur. O spectacle! ô regrets! Je me sentois déchirer de douleur & transporter de joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chére. Hélas! je voyois au même instant la trop vive preuve qu’elle ne m’étoit plus rien & mes pertes sembloient se multiplier avec elle.
Elle me les amena par la main. Tenez, me dit-elle d’un [37] ton qui me perça l’ame, voilà les enfans de votre amie: ils seront vos amis un jour; soyez le leur des aujourd’hui. Aussitôt ces deux petites créatures s’empresserent autour de moi, me prirent les mains & m’accablant de leurs innocentes caresses, tournerent vers l’attendrissement toute mon émotion. Je les pris dans mes bras l’un & l’autre; & les pressant contre ce coeur agité: Chers & aimables enfans, dis-je avec un soupir, vous avez à remplir une grande tâche. Puissiez-vous ressembler à ceux de qui vous tenez la vie; puissiez-vous imiter leurs vertus & faire un jour par les vôtres la consolation de leurs amis infortunés! Madame de Wolmar enchantée me sauta au cou une seconde fois & sembloit me vouloir payer par ses caresses de celles que je faisois à ses deux fils. Mais quelle différence du premier embrassement à celui-là! Je l’éprouvai avec surprise. C’étoit une mere de famille que j’embrassais; je la voyois environnée de son époux & des ses enfans; ce cortege m’en imposait. Je trouvois sur son visage un air de dignité qui ne m’avoit pas frappé d’abord; je me sentois forcé de lui porter une nouvelle sorte de respect; sa familiarité m’étoit presque à charge; quelque belle qu’elle me parût, j’aurois baisé le bord de sa robe de meilleur coeur que sa joue: des cet instant, en un mot, je connus qu’elle ou moi n’étions plus les mêmes & je commençai tout de bon à bien augurer de moi.
M. de Wolmar me prenant par la main, me conduisit ensuite au logement qui m’étoit destiné. Voilà, me dit-il en y entrant, votre appartement: il n’est point celui d’un étranger; il ne sera plus celui d’un autre; & désormois il restera [38] vide ou occupé par vous. Jugez si ce compliment me fut agréable; mais je ne le méritois pas encore assez pour l’écouter sans confusion. M. de Wolmar me sauva l’embarras d’une réponse. Il m’invita à faire un tour de jardin. Là, il fit si bien que je me trouvai plus à mon aise; & prenant le ton d’un homme instruit de mes anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un pere à son enfant & me mit à force d’estime dans l’impossibilité de la démentir. Non, milord, il ne s’est pas trompé; je n’oublierai point que j’ai la sienne & la vôtre à justifier. Mais pourquoi faut-il que mon coeur se resserre à ses bienfaits? Pourquoi faut-il qu’un homme que je dois aimer soit le mari de Julie?
Cette journée sembloit destinée à tous les genres d’épreuves que je pouvois subir. Revenus auprès de Madame de Wolmar, son mari fut appelé pour quelque ordre à donner; & je restai seul avec elle. Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pénible & le moins prévu de tous. Que lui dire? comment débuter? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons & des tems si présens à ma mémoire? Laisserais-je penser que je les eusse oubliés ou que je ne m’en souciasse plus? Quel supplice de traiter en étrangere celle qu’on porte au fond de son coeur! Quelle infamie d’abuser de l’hospitalité pour lui tenir des discours qu’elle ne doit plus entendre! Dans ces perplexités je perdois toute contenance; le feu me montoit au visage; je n’osois ni parler, ni lever les yeux, ni faire le moindre geste; & je crois que je serois resté dans cet état violent [39] jusqu’au retour de son mari, si elle ne m’en eût tiré. Pour elle, il ne parut pas que ce tête-à-tête l’eût gênée en rien. Elle conserva le même maintien & les mêmes manieres qu’elle avoit auparavant, elle continua de me parler sur le même ton; seulement je crus voir qu’elle essayoit d’y mettre encore plus de gaieté & de liberté, jointe à un regard, non timide & tendre, mais doux & affectueux, comme pour m’encourager à me rassurer & à sortir d’une contrainte qu’elle ne pouvoit manquer d’apercevoir.
Elle me parla de mes longs voyages: elle vouloit en savoir les détails, ceux sur-tout des dangers que j’avois courus, des maux que j’avois endurés; car elle n’ignoroit pas, disait-elle que son amitié m’en devoit le dédommagement. Ah! Julie, lui dis-je avec tristesse, il n’y a qu’un moment que je suis avec vous; voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes? Non pas, dit-elle en riant, mais j’y veux aller à mon tour.
Je lui dis que je vous avois donné une relation de mon voyage, dont je lui apportois une copie. Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empressement. Je lui parlai de vous & ne pus le faire sans lui retracer les peines que j’avois souffertes & celles que je vous avois données. Elle en fut touchée; elle commença d’un ton plus sérieux à entrer dans sa propre justification & à me montrer qu’elle avoit dû faire tout ce qu’elle avoit fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son discours; & ce qui me confondit, c’est qu’elle le continua en sa présence exactement comme s’il n’y eût pas été. Il ne put s’empêcher de sourire en démêlant mon étonnement. [40] après qu’elle eut fini, il me dit: Vous voyez un exemple de la franchise qui regne ici. Si vous voulez sincerement être vertueux, apprenez à l’imiter: c’est la seule priere & la seule leçon que j’aie à vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystere aux actions innocentes; & quiconque aime à se cacher a tôt ou tard raison de se cacher. Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c’est celui-ci: ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie & entende; & pour moi, j’ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes ce Romain qui vouloit que sa maison fût construite de maniere qu’on vît tout ce qui s’y faisait.
J’ai, continua-t-il, deux partis à vous proposer: choisissez librement celui qui vous conviendra le mieux, mais choisissez l’un ou l’autre. Alors, prenant la main de sa femme & la mienne, il me dit en la serrant: Notre amitié commence; en voici le cher lien; qu’elle soit indissoluble. Embrassez votre soeur & votre amie; traitez-la toujours comme telle; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête comme si j’étois présent, ou devant moi comme si je n’y étois pas: voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude; car, comme je me réserve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sûr de ne m’avoir point déplu.
Il y avoit deux heures que ce discours m’auroit fort embarrassé; mais M. de Wolmar commençoit à prendre une si grande autorité sur moi, que j’y étois déjà presque accoutumé. Nous [41] recommençâmes à causer paisiblement tous trois & chaque fois que je parlois à Julie je ne manquois point de l’appeller Madame. Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m’interrompant; dans l’entretien de tout à l’heure disiez-vous Madame? Non, dis-je un peu déconcerté; mais la bienséance... la bienséance, reprit-il, n’est que le masque du vice; où la vertu regne, elle est inutile; je n’en veux point. Appellez ma femmeJulie en ma présence, ou Madame en particulier; cela m’est indifférent. Je commençai de connoître alors à quel homme j’avois à faire & je résolus bien de tenir toujours mon coeur en état d’être vu de lui.
Mon corps épuisé de fatigue avoit grand besoin de nourriture & mon esprit de repos; je trouvai l’un & l’autre à table. Après tant d’années d’absence & de douleurs, après de si longues courses, je me disois dans une sorte de ravissement, je suis avec Julie, je la vois, je lui parle; je suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude, elle me reçoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d’être ensemble. Douce & précieuse innocence, je n’avois point goûté tes charmes & ce n’est que d’aujourd’hui que je commence d’exister sans souffrir.
Le soir en me retirant je passai devant la chambre des maîtres de la maison; je les y vis entrer ensemble; je gagnai tristement la mienne & ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la journée.
Voilà, Milord, comment s’est passée cette premiere entrevue, désirée si passionnément & si cruellement redoutée. J’ai tâché de me recueillir depuis que je suis seul; je me [42] suis efforcé de sonder mon coeur; mais l’agitation de la journée précédente s’y prolonge encore & il m’est impossible de juger si tôt de mon véritable état. Tout ce que je sais tres certainement, c’est que si mes sentimens pour elle n’ont pas changé d’espece, ils ont au moins bien changé de forme; que j’aspire toujours à voir un tiers entre nous & que je crains autant le tête-à-tête que je le désirois autrefois.
Je compte aller dans deux ou trois jours à Lausanne. Je n’ai vu Julie encore qu’à demi quand je n’ai pas vu sa cousine, cette aimable & chére amie à qui je dois tant, qui partagera sans cesse avec vous mon amitié, mes soins, ma reconnaissance & tous les sentimens dont mon coeur est resté le maître. A mon retour, je ne tarderai pas à vous en dire davantage. J’ai besoin de vos avis & je veux m’observer de près. Je sais mon devoir & le remplirai. Quelque doux qu’il me soit d’habiter cette maison, je l’ai résolu, je le jure: si je m’aperçois jamais que je m’y plais trop, j’en sortirai dans l’instant.
LETTRE VII.
DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE
Si tu nous avois accordé le délai que nous te demandions, tu aurois eu le plaisir avant ton départ d’embrasser ton protégé. Il arriva avant-hier & vouloit t’aller voir aujourd’hui; mais une espece de courbature, fruit de la fatigue & du voyage, le retient dans sa chambre & il a été saigné * [*Pourquoi saigné? Est-ce aussi la mode en Suisse?] ce matin. D’ailleurs, j’avois bien résolu, pour te punir, de ne le pas laisser partir sitôt; & tu n’as qu’à le venir voir ici, ou je promets que tu ne le verras de long-tems. Vraiment cela seroit bien imaginé qu’il vît séparément les inséparables!
En vérité, ma cousine, je ne sais quelles vaines terreurs m’avoient fasciné l’esprit sur ce voyage & j’ai honte de m’y être opposée avec tant d’obstination. Plus je craignois de le revoir, plus je serois fâchée aujourd’hui de ne l’avoir pas vu; car sa présence a détruit des craintes qui m’inquiétoient encore & qui pouvoient devenir légitimes à force de m’occuper de lui. Loin que l’attachement que je sens pour lui m’effraye, je crois que s’il m’étoit moins cher je me défierois plus de moi; mais je l’aime aussi tendrement que jamais, sans l’aimer de la même maniere. C’est de la comparaison de ce que j’éprouve à sa vue & de ce que j’éprouvois jadis que je tire la sécurité de mon état présent & [44] dans des sentimens si divers la différence se fait sentir à proportion de leur vivacité.
Quant à lui, quoique je l’aie reconnu du premier instant, je l’ai trouvé fort changé; & ce qu’autrefois je n’aurois guere imaginé possible, à bien des égards il me paroit changé en mieux. Le premier jour il donna quelques signes d’embarras & j’eus moi-même bien de la peine à lui cacher le mien; mais il ne tarda pas à prendre le ton ferme & l’air ouvert qui convient à son caractere. Je l’avois toujours vu timide & craintif; la frayeur de me déplaire & peut-être la secrete honte d’un rôle peu digne d’un honnête homme, lui donnoient devant moi je ne sois quelle contenance servile & basse dont tu t’es plus d’une fois moquée avec raison. Au lieu de la soumission d’un esclave, il a maintenant le respect d’un ami qui honorer ce qu’il estime; il tient avec assurance des propos honnêtes; il n’a pas peur que ses maximes de vertu contrarient ses intérêts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire affront, en louant les choses louables; & l’on sent dans tout ce qu’il dit la confiance d’un homme droit & sûr de lui-même, qui tire de son propre coeur l’approbation qu’il ne cherchoit autrefois que dans mes regards. Je trouve aussi que l’usage du monde & l’expérience lui ont ôté ce ton dogmatique & tranchant qu’on prend dans le cabinet; qu’il est moins prompt à juger les hommes depuis qu’il en a beaucoup observé, moins pressé d’établir des propositions universelles depuis qu’il a tant vu d’exceptions & qu’en général l’amour de la vérité l’a guéri de l’esprit de systeme; de sorte qu’il est devenu [45] moins brillant & plus raisonnable & qu’on s’instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu’il n’est plus si savant.
Sa figure est changée aussi & n’est pas moins bien; sa démarche est plus assurée; sa contenance est plus libre, son port est plus fier: il a rapporté de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d’autant mieux, que son geste, vif & prompt quand il s’anime, est d’ailleurs plus grave & plus posé qu’autrefois. C’est un marin dont l’attitude est flegmatique & froide & le parler bouillant & impétueux. A trente ans passés son visage est celui de l’homme dans sa perfection & joint au feu de la jeunesse la majesté de l’âge mûr. Son teint n’est pas reconnaissable; il est noir comme un More & de plus fort marqué de la petite vérole. Ma chére, il te faut tout dire: ces marques me font quelque peine à regarder, & je me surprends souvent à les regarder malgré moi.
Je crois m’apercevoir que, si je l’examine, il n’est pas moins attentif à m’examiner. après une si longue absence, il est naturel de se considérer mutuellement avec une sorte de curiosité; mais si cette curiosité semble tenir de l’ancien empressement, quelle différence dans la maniere aussi bien que dans le motif! Si nos regards se rencontrent moins souvent, nous nous regardons avec plus de liberté. Il semble que nous ayons une convention tacite pour nous considérer alternativement. Chacun sent, pour ainsi dire, quand c’est le tour de l’autre & détourne les yeux à son tour. Peut-on revoir sans plaisir, quoique l’émotion n’y soit plus, ce qu’on aima si tendrement autrefois & qu’on aime si purement [46] aujourd’hui? Qui sait si l’amour-propre ne cherche point à justifier les erreurs passées? Qui sait si chacun des deux, quand la passion cesse de l’aveugler, n’aime point encore à se dire: Je n’avais pas trop mal choisi? Quoi qu’il en soit, je te le répete sans honte, je conserve pour lui des sentimens tres doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me reprocher ces sentiments, je m’en applaudis; je rougirais de ne les avoir pas comme d’un vice de caractere, & de la marque d’un mauvais coeur. Quant à lui, j’ose croire qu’après la vertu je suis ce qu’il aime le mieux au monde. Je sens qu’il s’honore de mon estime; je m’honore à mon tour de la sienne & mériterai de la conserver. Ah! si tu voyais avec quelle tendresse il caresse me enfans, si tu savois quel plaisir il prend à parler de toi, cousine, tu connaîtrais que je lui suis encore chere.
Ce qui redouble ma confiance dans l’opinion que nous avons toutes deux de lui, c’est que M. de Wolmar la partage & qu’il en pense par lui-même, depuis qu’il l’a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m’en a beaucoup parlé ces deux soirs, en se félicitant du parti qu’il a pris & me faisant la guerre de ma résistance. Non, me disait-il hier, nous ne laisserons point un si honnête homme en doute sur lui-même; nous lui apprendrons à mieux compter sur sa vertu; & peut-être un jour jouirons-nous avec plus d’avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous allons prendre. Quant à présent, je commence déjà par vous dire que son caractere me plaît & que je l’estime sur-tout par un côté dont il ne se doute guere, savoir la [47] froideur qu’il a vis-à-vis de moi. Moins il me témoigne d’amitié, plus il m’en inspire; je ne saurais vous dire combien je craignais d’en être caressé. C’étoit la premiere épreuve que je lui destinais. Il doit s’en présenter une seconde * [*La lettre où il étoit question de cette seconde épreuve a été supprimée; mais j’aurai soin d’en parler dans l’occasion.] sur laquelle je l’observerai; après quoi je ne l’observerai plus. Pour celle-ci, lui dis-je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractere; car jamais il ne peut se résoudre autrefois à prendre un air soumis & complaisant avec mon pere, quoiqu’il y eût un si grand intérêt & que je l’en eusse instamment prié. Je vis avec douleur qu’il s’ôtoit cette unique ressource & ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir être faux en rien.Le cas est bien différent, reprit mon mari; il y a entre votre pere & lui une antipathie naturelle fondée sur l’opposition de leurs maximes. Quant à moi, qui n’ai ni systemes ni préjugés, je suis sûr qu’il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme sans passion ne peut inspirer d’aversion à personne; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne m’en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m’empêche pas de le voir de bon oeil. S’il me caressoit à présent, il seroit un fourbe; s’il ne me caressoit jamais, il seroit un monstre.
Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes; & je commence à croire que le Ciel bénira la droiture de nos coeurs & les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis [48] bien bonne d’entrer dans tous ces détails: tu ne mérites pas que j’aie tant de plaisir à m’entretenir avec toi: j’ai résolu de ne te plus rien dire; & si tu veux en savoir davantage, viens l’apprendre.
P.S. Il faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre. Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reçut l’aveu tardif que ce retour imprévu me força de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs & dissiper ma honte. Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu l’as assez raisonnablement conjecturé, soit qu’en effet il fût touché d’une démarche qui ne pouvoit être dictée que par le repentir, non seulement il a continué de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublé de soins, de confiance, d’estime & vouloir me dédommager à force d’égards de la confusion que cet aveu m’a coûté. Ma cousine, tu connais mon coeur; juge de l’impression qu’y fait une pareille conduite!
Sitôt que je le vis résolu à laisser venir notre ancien maître, je résolus de mon côté de prendre contre moi la meilleure précaution que je pusse employer; ce fut de choisir mon mari même pour mon confident, de n’avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté & de n’écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m’imposai même d’écrire chaque lettre comme s’il ne la devoit point voir & de la lui montrer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m’est venu de cette maniere [49] & si je n’ai pu m’empêcher, en l’écrivant, de songer qu’il le verrait, je me rends le témoignage que cela ne m’y a pas fait changer un mot: mais quand j’ai voulu lui porter ma lettre il s’est moqué de moi & n’a pas eu la complaisance de la lire.
Je t’avoue que j’ai été un peu piquée de ce refus, comme s’il s’étoit défié de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas échappé: le plus franc & le plus généreux des hommes m’a bientôt rassurée. Avouez, m’a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlé de moi qu’à l’ordinaire. J’en suis convenue. Etait-il séant d’en beaucoup parler pour lui montrer ce que j’en aurais dit? Eh bien! a-t-il repris en souriant, j’aime mieux que vous parliez de moi davantage & ne point savoir ce que vous en direz. Puis il a poursuivi d’un ton plus sérieux: Le mariage est un état trop austere & trop grave pour supporter toutes les petites ouvertures de coeur qu’admet la tendre amitié. Ce dernier lien tempere quelquefois à propos l’extrême sévérité de l’autre & il est bon qu’une femme honnête & sage puisse chercher auprès d’une fidele amie les consolations, les lumieres & les conseils qu’elle n’oseroit demander à son mari sur certaines matieres. Quoique vous ne disiez jamais rien entre vous dont vous n’aimassiez à m’instruire, gardez-vous de vous en faire une loi, de peur que ce devoir ne devienne une gêne & que vos confidences n’en soient moins douces en devenant plus étendues. Croyez-moi, les épanchemens de l’amitié se retiennent devant un témoin, quel qu’il soit. [50] Il y a mille secrets que trois amis doivent savoir & qu’ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous communiquez bien les mêmes choses à votre amie & à votre époux, mais non pas de la même maniere; & si vous voulez tout confondre, il arrivera que vos lettres seront écrites plus à moi qu’à elle & que vous ne serez à votre aise ni avec l’un ni avec l’autre. C’est pour mon intérêt autant que pour le vôtre que je vous parle ainsi. Ne voyez-vous pas que vous craignez déjà la juste honte de me louer en ma présence? Pourquoi voulez-vous nous ôter, à vous le plaisir de dire à votre amie combien votre mari vous est cher, à moi, celui de penser que dans vos plus secrets entretiens vous aimez à parler bien de lui? Julie! Julie! a-t-il ajouté en me serrant la main & me regardant avec bonté, vous abaisserez-vous à des précautions si peu dignes de ce que vous êtes & n’apprendrez-vous jamais à vous estimer votre prix?
Ma chére amie, j’aurais peine à dire comment s’y prend cet homme incomparable, mais je ne sais plus rougir de moi devant lui. Malgré que j’en aie, il m’éleve au-dessus de moi-même & je sens qu’à force de confiance il m’apprend à la mériter.
LETTRE VIII.
REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR
Comment, cousine, notre voyageur est arrivé & je ne l’ai pas vu encore à mes pieds chargé des dépouilles de l’Amérique? Ce n’est pas lui, je t’en avertis, que j’accuse de ce délai; car je sais qu’il lui dure autant qu’à moi: mais je vois qu’il n’a pas aussi bien oublié que tu dis son ancien métier d’esclave & je me plains moins de sa négligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne de vouloir qu’une prude grave & formaliste comme moi fasse les avances & que toute affaire cessante, je coure baiser un visage noir & crotu, * [*Marqué de petite vérole. Terme du pays.] qui a passé quatre fois sous le soleil & vu le pays des épices! Mais tu me fais rire sur-tout quand tu te presses de gronder de peur que je ne gronde la premiere. Je voudrois bien savoir de quoi tu te mêles. C’est mon métier de quereller; j’y prends plaisir, je m’en acquitte à merveille & cela me va très-bien; mais toi, tu y est gauche on ne peut davantage & ce n’est point du tout ton fait. En revanche, si tu savois combien tu as de grâce à avoir tort, combien ton air confus & ton oeil suppliant te rendent charmante, au lieu de gronder tu passerois ta vie à demander pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.
[52] Quant à présent, demande-moi pardon de toutes manieres. Le beau projet que celui de prendre son mari pour son confident & l’obligeante précaution pour une aussi sainte amitié que la nôtre! Amie injuste & femme pusillanime! à qui te fieras-tu de ta vertu sur la terre, si tu te défies de tes sentiments & des miens? Peux-tu, sans nous offenser toutes deux, craindre ton coeur & mon indulgence dans les noeuds sacrés où tu vis? J’ai peine à comprendre comment la seule idée d’admettre un tiers dans les secrets caquetages de deux femmes ne t’a pas révoltée. Pour moi, j’aime fort à babiller à mon aise avec toi; mais si je savois que l’oeil d’un homme eût jamais fureté mes lettres, je n’aurais plus de plaisir à t’écrire; insensiblement la froideur s’introduiroit entre nous avec la réserve & nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde à quoi nous exposoit ta sotte défiance, si ton mari n’eût été plus sage que toi.
Il a tres prudemment fait de ne vouloir point lire ta lettre. Il en eût peut-être été moins content que tu n’espérais & moins que je ne le suis moi-même, à qui l’état où je t’ai vue apprend à mieux juger de celui où je te vois. Tous ces sages contemplatifs, qui ont passé leur vie à l’étude du coeur humain, en savent moins sur les vrais signes de l’amour que la plus bornée des femmes sensibles. M. de Wolmar auroit d’abord remarqué que ta lettre entiere est employée à parler de notre ami & n’auroit point vu l’apostille où tu n’en dis pas un mot. Si tu avais écrit cette apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais [53] l’ami y seroit toujours rentré par quelque coin, d’autant plus que le mari ne la devoit point voir.
M. de Wolmar auroit encore observé l’attention que tu as mise à examiner son hôte & le plaisir que tu prends à le décrire; mais il mangeroit Aristote & Platon avant de savoir qu’on regarde son amant & qu’on ne l’examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu’on n’a jamais en voyant ce qu’on aime.
Enfin il s’imagineroit que tous ces changemens que tu as observés seroient échappés à une autre; & moi j’ai bien peur au contraire d’en trouver qui te seront échappés. Quelque différent que ton hôte soit de ce qu’il était, il changeroit davantage encore, que, si ton coeur n’avoit point changé, tu le verrais toujours le même. Quoi qu’il en soit, tu détournes les yeux quand il te regarde: c’est encore un fort bon signe. Tu les détournes, cousine? Tu ne les baisses donc plus? Car suremen tu n’as pas pris un mot pour l’autre. Crois-tu que notre sage eût aussi remarqué cela?
Une autre chose tres capable d’inquiéter un mari, c’est je ne sais quoi de touchant & d’affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t’entendant parler, on a besoin de te bien connoître pour ne pas se tromper à tes sentiments; on a besoin de savoir que c’est seulement d’un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis; mais quant à cela, c’est un effet naturel de ton caractere, que ton mari connaît trop bien pour s’en alarmer. Le moyen que dans un coeur si tendre la pure amitié n’ait pas encore un peu l’air de l’amour? Ecoute, [54] cousine: tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la témérité. Tes progres sont sensibles & c’est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu & je commence à compter aussi sur ta raison: je regarde à présent ta guérison sinon comme parfaite, au moins comme facile & tu en as précisément assez fait pour te rendre inexcusable si tu n’acheves pas.
Avant d’être à ton apostille, j’avais déjà remarqué le petit article que tu as eu la franchise de ne pas supprimer ou modifier en songeant qu’il seroit vu de ton mari. Je suis sûre qu’en le lisant il eût, s’il se pouvait, redoublé pour toi d’estime; mais il n’en eût pas été plus content de l’article. En général, ta lettre étoit tres propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduite, & beaucoup d’inquiétude sur ton penchant. Je t’avoue que ces marques de petite vérole, que tu regardes tant, me font peur; & jamais l’amour ne s’avisa d’un plus dangereux fard. Je sais que ceci ne seroit rien pour une autre; mais, cousine, souviens-t’en toujours, celle que la jeunesse & la figure d’un amant n’avoient pu séduire se perdit en pensant aux maux qu’il avoit soufferts pour elle. Sans doute le Ciel a voulu qu’il lui restât des marques de cette maladie pour exercer ta vertu & qu’il ne t’en restât pas pour exercer la sienne.
Je reviens au principal sujet de ta lettre: tu sais qu’à celle de notre ami j’ai volé; le cas étoit grave. Mais à présent si tu savois dans quel embarras m’a mis cette courte absence & combien j’ai d’affaires à la fois, tu sentirais l’impossibilité où je suis de quitter derechef ma maison, sans m’y donner [55] de nouvelles entraves & me mettre dans la nécessité d’y passer encore cet hiver, ce qui n’est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours à la hâte & nous rejoindre six mois plus tôt? Je pense aussi qu’il ne sera pas inutile que je cause en particulier & un peu à loisir avec notre philosophe, soit pour sonder & raffermir son coeur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la maniere dont il doit se conduire avec ton mari & même avec toi; car je n’imagine pas que tu puisses lui parler bien librement là-dessus & je vois par ta lettre même qu’il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui à notre propre conscience; & jusqu’à ce que sa raison soit entierement libre, nous y devons suppléer. Pour moi, c’est un soin que je prendrai toujours avec plaisir; car il a eu pour mes avis des déférences coûteuses que je n’oublierai jamais & il n’y a point d’homme au monde, depuis que le mien n’est plus, que j’estime & que j’aime autant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre ici quelques services.
J’ai beaucoup de papiers mal en ordre qu’il m’aidera à débrouiller & quelques affaires épineuses où j’aurai besoin à mon tour de ses lumieres & de ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus & peut-être te le renverrai-je des le lendemain; car j’ai trop de vanité pour attendre que l’impatience de s’en retourner le prenne & l’oeil trop bon pour m’y tromper.
Ne manque donc pas, sitôt qu’il sera remis, de me l’envoyer, [56] c’est-à-dire de le laisser venir, ou je n’entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure & n’en suis pas moins affligée, je ris aussi quand je gronde & n’en suis pas moins en colere. Si tu es bien sage & que tu fasses les choses de bonne grâce, je te promets de t’envoyer avec lui un joli petit présent qui te fera plaisir & tres grand plaisir; mais si tu me fais languir, je t’avertis que tu n’auras rien.
P.S. A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il? Jure-t-il? Boit-il de l’eau-de-vie? Porte-t-il un grand sabre? A-t-il la mine d’un flibustier? Mon Dieu! que je suis curieuse de voir l’air qu’on a quand on revient des antipodes!
LETTRE IX.
DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR
Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te renvoie. J’en ai fait le mien durant ces huit jours & il a porté ses fers de si bon coeur qu’on voit qu’il est tout fait pour servir. Rends-moi grâce de ne l’avoir pas gardé huit autres jours encore; car, ne t’en déplaise, si j’avais attendu qu’il fût prêt à s’ennuyer avec moi, j’aurais pu ne pas le renvoyer sitôt. Je l’ai donc gardé sans scrupule; mais j’ai eu celui de n’oser le loger dans ma maison. Je me suis senti quelquefois cette [57] fierté d’âme qui dédaigne les serviles bienséances & sied si bien à la vertu. J’ai été plus timide en cette occasion sans savoir pourquoi; & tout ce qu’il y a de sûr, c’est que je serais plus portée à me reprocher cette réserve qu’à m’en applaudir.
Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s’enduroit si paisiblement ici? Premierement, il étoit avec moi & je prétends que c’est déjà beaucoup pour prendre patience. Il m’épargnoit des tracas & me rendoit service dans mes affaires; un ami ne s’ennuie point à cela. Une troisieme chose que tu as déjà devinée, quoique tu n’en fasses pas semblant, c’est qu’il me parloit de toi; & si nous ôtions le tems qu’à duré cette causerie de celui qu’il a passé ici, tu verrais qu’il m’en est fort peu resté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s’éloigner de toi pour avoir le plaisir d’en parler? Pas si bizarre qu’on diroit bien. Il est contraint en ta présence; il faut qu’il s’observe incessamment; la moindre indiscrétion deviendroit un crime & dans ces momens dangereux le seul devoir se laisse entendre aux coeurs honnêtes: mais loin de ce qui nous fut cher, on se permet d’y songer encore. Si l’on étouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l’avoir eu tandis qu’il ne l’étoit point? Le doux souvenir d’un bonheur qui fut légitime peut-il jamais être criminel? Voilà, je pense, un raisonnement qui t’iroit mal, mais qu’après tout il peut se permettre. Il a recommencé pour ainsi dire la carriere de ses anciennes amours. Sa premiere jeunesse s’est écoulée une seconde fois dans nos entretiens. Il me renouveloit toutes ses confidences; il rappeloit [58] ces tems heureux où il lui étoit permis de t’aimer; il peignoit à mon coeur les charmes d’une flamme innocente. Sans doute il les embellissait.
Il m’a peu parlé de son état présent par rapport à toi & ce qu’il m’en a dit tient plus du respect & de l’admiration que de l’amour; en sorte que je le vois retourner, beaucoup plus rassurée sur son coeur que quand il est arrivé. Ce n’est pas qu’aussitôt qu’il est question de toi l’on n’aperçoive au fond de ce coeur trop sensible un certain attendrissement que l’amitié seule, non moins touchante, marque pourtant d’un autre ton; mais j’ai remarqué depuis long-tems que personne ne peut ni te voir ni penser à toi de sang-froid; & si l’on joint au sentiment universel que ta vue inspire le sentiment plus doux qu’un souvenir ineffaçable a dû lui laisser, on trouvera qu’il est difficile & peut-être impossible qu’avec la vertu la plus austere il soit autre chose que ce qu’il est. Je l’ai bien questionné, bien observé, bien suivi; je l’ai examiné autant qu’il m’a été possible: je ne puis bien lire dans son ame, il n’y lit pas mieux lui-même; mais je puis te répondre au moins qu’il est pénétré de la force de ses devoirs & des tiens & que l’idée de Julie méprisable & corrompue lui feroit plus d’horreur à concevoir que celle de son propre anéantissement. Cousine, je n’ai qu’un conseil à te donner & je te prie d’y faire attention; évite les détails sur le passé & je te réponds de l’avenir.
Quant à la restitution dont tu me parles, il n’y faut plus songer. après avoir épuisé toutes les raisons imaginables, [59] je l’ai prié, pressé, conjuré, boudé, baisé, je lui ai pris les deux mains, je me serais mise à genoux s’il m’eût laissée faire: il ne m’a pas même écoutée; il a poussé l’humeur & l’opiniâtreté jusqu’à jurer qu’il consentiroit plutôt à ne te plus voir qu’à se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d’indignation, me le faisant toucher attaché sur son coeur: Le voilà, m’a-t-il dit d’un ton si ému qu’il en respiroit à peine, le voilà ce portrait, le seul bien qui me reste & qu’on m’envie encore! Soyez sûre qu’il ne me sera jamais arraché qu’avec la vie. Crois-moi, cousine, soyons sages & laissons-lui le portrait. Que t’importe au fond qu’il lui demeure? Tant pis pour lui s’il s’obstine à le garder.
Après avoir bien épanché & soulagé son coeur, il m’a paru assez tranquille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J’ai trouvé que le tems & la raison ne l’avoient point fait changer de systeme & qu’il bornoit toute son ambition à passer sa vie attaché à Milord Edouard. Je n’ai pu qu’approuver un projet si honnête, si convenable à son caractere & si digne de la reconnaissance qu’il doit à des bienfaits sans exemple. Il m’a dit que tu avais été du même avis, mais que M. de Wolmar avoit gardé le silence. Il me vient dans la tête une idée: à la conduite assez singuliere de ton mari, & à d’autres indices, je soupçonne qu’il a sur notre ami quelque vue secrete qu’il ne dit pas. Laissons-le faire & fions-nous à sa sagesse: la maniere dont il s’y prend prouve assez que, si ma conjecture est juste, il ne médite rien que d’avantageux à celui pour lequel il prend tant de soins.
[60] Tu n’as pas mal décrit sa figure & ses manieres & c’est un signe assez favorable que tu l’aies observé plus exactement que je n’aurais cru; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines & l’habitude de les sentir ont rendu sa physionomie encore plus intéressante qu’elle n’étoit autrefois? Malgré ce que tu m’en avais écrit, je craignais de lui voir cette politesse maniérée, ces façons singeresses, qu’on ne manque jamais de contacter à Paris & qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journée oisive, se piquent d’avoir une forme plutôt qu’une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas sur certaines ames, soit que l’air de la mer l’ait entierement effacé, je n’en ai pas apperçu la moindre trace & dans tout l’empressement qu’il m’a témoigné, je n’ai vu que le désir de contenter son coeur. Il m’a parlé de mon pauvre mari; mais il aimoit mieux le pleurer avec moi que me consoler & ne m’a point débité là-dessus de maximes galantes. Il a caressé ma fille; mais, au lieu de partager mon admiration pour elle, il m’a reproché comme toi ses défauts & s’est plaint que je la gâtais. Il s’est livré avec zele à mes affaires & n’a presque été de mon avis sur rien. Au surplus, le grand air m’auroit arraché les yeux qu’il ne se seroit pas avisé d’aller fermer un rideau; je me serais fatiguée à passer d’une chambre à l’autre qu’un pan de son habit galamment étendu sur sa main ne seroit pas venu à mon secours. Mon éventail resta hier une grande seconde à terre sans qu’il s’élançât du bout de la chambre comme pour le retirer du feu. Les matins, avant de me venir voir, il n’a pas envoyé une seule fois [61] savoir de mes nouvelles. A la promenade il n’affecte point d’avoir son chapeau cloué sur sa tête, pour montrer qu’il sait les bons airs.* [*A Paris on se pique sur-tout de rendre la société commode & facile & c’est dans une foule de regles de cette importance qu’on y fait consister cette facilité. Tout est usages & loix dans la bonne compagnie. Tous ces usages naissent & passent comme un éclair. Le savoir-vivre consiste à se tenir toujours au guet; à les saisir au passage, à les affecter, a montrer qu’on fait celui du jour. Le tout pour être simple.] A table, je lu ai demandé souvent sa tabatiere qu’il n’appelle pas sa boîte; toujours il me l’a présentée avec la main, jamais sur une assiette comme un laquais; il n’a pas manqué de boire à ma santé deux fois au moins par repas & je parie que s’il nous restoit cet hiver, nous le verrions, assis avec nous autour du feu, se chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, cousine; mais montre-moi un des nôtres fraîchement venu de Paris qui ait conservé cette bonhomie. Au reste, il me semble que tu dois trouver notre philosophe empiré dans un seul point; c’est qu’il s’occupe un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu’à ton préjudice; sans aller pourtant, je pense, jusqu’à le raccommoder avec Madame Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu’il est plus grave & plus sérieux que jamais. Ma mignonne, garde-le-moi bien soigneusement jusqu’à mon arrivée. Il est précisément comme il me le faut, pour avoir le plaisir de le désoler tout le long du jour.
Admire ma discrétion; je ne t’ai rien dit encore du présent que je t’envoye & qui t’en promet bientôt un autre: [62] mais tu l’as reçu avant que d’ouvrir ma lettre; & toi qui sais combien j’en suis idolâtre & combien j’ai raison de l’être, toi dont l’avarice étoit si en peine de ce présent, tu conviendras que je tins plus que je n’avais promis. Ah! la pauvre petite! au moment où tu lis ceci elle est déjà dans tes bras: elle est plus heureuse que sa mere; mais dans deux mois je serai plus heureuse qu’elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Hélas! chére cousine, ne m’as-tu pas déjà tout entiere? Où tu es, où est ma fille, que manque-t-il encore de moi? La voilà, cette aimable enfant; reçois-la comme tienne; je te la cede, je te la donne; je résigne entes mais le pouvoir maternel; corrige mes fautes, charge-toi des soins dont je m’acquitte si mal à ton gré; sais des aujourd’hui la mere de celle qui doit être ta bru & pour me la rendre plus chére encore, fais-en, s’il se peut, une autre Julie. Elle te ressemble déjà de visage; à son humeur j’augure qu’elle se grave & prêcheuse; quand tu auras corrigé les caprices qu’on m’accuse d’avoir fomentés, tu verras que ma fille se donnera les airs d’être ma cousine; mais, plus heureuse, elle aura moins de pleurs à verser & moins de combats à rendre. Si le Ciel lui eût conservé le meilleur des peres, qu’il eût été loin de gêner ses inclinations & que nous serons loin de les gêner nous-mêmes! Avec quel charme je les vois déjà s’accorder avec nos projets! Sais-tu bien qu’elle ne peut déjà plus se passer de son petit mali & que c’est en partie pour cela que je te la renvoie? J’eus hier avec elle une conversation dont notre ami se mouroit de rire. Premierement, elle n’a pas le [63] moindre regret de me quitter, moi qui suis toute la journée sa tres humble servante & ne puis résister à rien de ce qu’elle veut; & toi, qu’elle craint & qui lui dis Non vingt fois le jour, tu es la petite maman par excellence, qu’on va chercher avec joie & dont on aime mieux les refus que tous mes bonbons. Quand je lui annonçai que j’allois te l’envoyer, elle eut les transports que tu peux penser; mais, pour l’embarrasser, j’ajoutai que tu m’enverrois à sa place le petit mali & ce ne fut plus son compte. Elle me demanda tout interdite ce que j’en voulois faire; je répondis que je voulois le prendre pour moi; elle fit la mine. Henriette, ne veux-tu pas bien me le céder, ton petit mali? Non, dit-elle assez sechement. Non? Mais si je ne veux pas te le céder non plus, qui nous accordera? Maman, ce sera la petite maman.J’aurai donc la préférence, car tu sais qu’elle veut tout ce que je veux.Oh! la petite maman ne veut jamais que la raison.Comment, mademoiselle, n’est-ce pas la même chose? La rusée se mit à sourire. Mais encore, continuai-je, par quelle raison ne me donnerait-elle pas le petit mali? Parce qu’il ne vous convient pas & pourquoi ne me conviendrait-il pas? Autre sourire aussi malin que le premier: Parle franchement, est-ce que tu me trouves trop vieille pour lui? Non, maman, mais il est trop jeune pour vous... Cousine, un enfant de sept ans!... En vérité, si la tête ne m’en tournoit pas, il faudroit qu’elle m’eût déjà tourné. Je m’amusai à la provoquer encore. Ma chére Henriette, lui dis-je en prenant mon sérieux, je t’assure qu’il ne te [64] convient pas non plus.Pourquoi donc? s’écria-t-elle d’un air alarmé.C’est qu’il est trop étourdi pour toi.Oh! maman, n’est-ce que cela? Je le rendrai sage.& si par malheur il te rendoit folle? Ah! ma bonne maman, que j’aimerois à vous ressembler!Me ressembler, impertinente? Oui, maman: vous dites toute la journée que vous êtes folle de moi; eh bien! moi, je serai folle de lui: voilà tout. Je sais que tu n’approuves pas ce joli caquet & que tu sauras bientôt le modérer. Je ne veux pas non plus le justifier, quoiqu’il m’enchante, mais te montrer seulement que ta fille aime déjà bien son petit mali & que, s’il a deux ans de moins qu’elle, elle ne sera pas indigne de l’autorité que lui donne le droit d’aînesse. Aussi bien je vois, par l’opposition de ton exemple & du mien à celui de ta pauvre mere, que, quand la femme gouverne, la maison n’en vas pas plus mal. Adieu, ma bien-aimée; adieu, ma chére inséparable; compte que le tems approche & que les vendanges ne se feront pas sans moi.
LETTRE X.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD
Que de plaisirs trop tard connus je goûte depuis trois semaines! La douce chose de couleur ses jours dans le sein d’une tranquille amitié, à l’abri de l’orage des passions impétueuses! Milord, que c’est un spectacle agréable & touchant que celui d’une maison simple & bien réglée ou regnent l’ordre, la paix, l’innocence; où l’on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l’homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse île de Tinian. je crois voir accomplir les voeux ardens que j’y formai tant de fois. J’y mene une vie de mon goût, j’y trouve une société selon mon coeur. Il ne manque en ce lieu que deux personnes pour que tout mon bonheur y soit rassemblé & j’ai l’espoir de les y voir bientôt.
En attendant que vous & Madame d’Orbe veniez mettre le comble aux plaisirs si doux & si purs que j’apprends à goûter où je suis, je veux vous en donner idée par le détail d’une économie domestique qui annonce la félicité des maîtres de la maison & la fait partager à ceux qui l’habitent. J’espere, sur le projet qui vous occupe, que mes réflexions pourront un jour avoir leur usage & cet espoir sert encore à les exciter.
[66] Je ne vous décrirai point la maison de Clarens. Vous la connaissez; vous savez si elle est charmante, si elle m’offre des souvenirs intéressants, si elle doit m’être chére & par ce qu’elle me montre & par ce qu’elle me rappelle. Madame de Wolmar en préfere avec raison le séjour à celui d’Etange, château magnifique & grand, mais vieux, triste, incommode & qui n’offre dans ses environs rien de comparable à ce qu’on voit autour de Clarens.
Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage tout ce qui ne servoit qu’à l’ornement; ce n’est plus une maison faite pour être vue, mais pour être habitée. Ils ont bouché de longues enfilades pour changer des portes mal situées; ils ont coupé de trop grandes pieces pour avoir des logemens mieux distribués. A des meubles anciens & riches, ils en ont substitué de simples & de commodes. Tout y est agréable & riant, tout y respire l’abondance & la propreté, rien n’y sent la richesse & le luxe. Il n’y a pas une chambre où l’on ne se reconnaisse à la campagne & où l’on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes changemens se font remarquer au dehors. La basse-cour a été agrandie aux dépens des remises. A la place d’un vieux billard délabré l’on a fait un beau pressoir, & une laiterie où logeoient des paons criards dont on s’est défait. Le potager étoit trop petit pour la cuisine; on en a fait du parterre un second, mais si propre & si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît à l’oeil plus qu’auparavant. Aux tristes ifs qui couvroient les murs ont été substitués de bons espaliers: Au lieu de l’inutile marronnier d’Inde, de jeunes [67] mûriers noirs commencent à ombrager la cour; & l’on a planté deux rangs de noyers jusqu’au chemin, à la place des vieux tilleuls qui bordoient l’avenue. Partout on a substitué l’utile à l’agréable & l’agréable y a presque toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l’attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers; & tout l’appareil de l’économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie & le bien-être, qu’elle n’avoit pas dans sa morne dignité.
Leurs terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins; & cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens & de leurs plaisirs. La baronnie d’Etange n’a que des prés, des champs & du bois; mais le produit de Clarens est en vignes, qui font un objet considérable; & comme la différence de la culture y produit un effet plus sensible que dans les blés, c’est encore une raison d’économie pour avoir préféré ce dernier séjour. Cependant ils vont presque tous les ans faire les moissons à leur terre & M. de Wolmar y va seul assez fréquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu’elle peut donner, non pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d’hommes. M. de Wolmar prétend que la terre produit à proportion du nombre des bras qui la cultivent: mieux cultivée, elle rend davantage; cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met d’hommes & de bétail, plus elle fournit d’excédent à leur entretien. On ne sait, [68] dit-il, où peut s’arrêter cette augmentation continuelle & réciproque de produit & de cultivateurs. Au contraire, les terrains négligés perdent leur fertilité: moins un pays produit d’hommes, moins il produit de denrées; c’est le défaut d’habitans qui l’empêche de nourrir le peu qu’il en a & dans toute contrée qui se dépeuple on doit tôt ou tard mourir de faim.
Ayant donc beaucoup de terres & les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d’ouvriers à la journée: ce qui leur procure le plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s’incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils préferent toujours ceux du pays & les voisins aux étrangers & aux inconnus. Si l’on perd quelque chose à ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l’affection que cette préférence inspire à ceux qu’on choisit, par l’avantage de les avoir sans cesse autour de soi & de pouvoir compter sur eux dans tous les tems, quoiqu’on ne les paye qu’une partie de l’année.
Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L’un est le prix de rigueur & de droit, le prix courant du pays, qu’on s’oblige à leur payer pour les avoir employés. L’autre, un peu plus fort, est un prix de bénéficence, qu’on ne leur paye qu’autant qu’on est content d’eux; & il arrive presque toujours que ce qu’ils font pour qu’on le soit vaut mieux que le surplus qu’on leur donne. Car M. de Wolmar est integre & sévere & ne laisse jamais dégénérer en coutume & en abus les institutions de faveur & de grâces. Ces ouvriers ont des surveillans qui les animent & les observent. Ces surveillans [69] sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mêmes & sont intéressés au travail des autres par un petit denier qu’on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu’on recueille par leurs soins. De plus M. de Wolmar les visite lui-même presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour & sa femme aime à être de ces promenades. Enfin, dans le tems des grands travaux, Julie donne toutes les semaines vingt batz * [*Petite monnie du pays.] de gratification à celui de tous les travailleurs, journaliers ou valets indifféremment, qui, durant ces huit jours, a été le plus diligent au jugement du maître. Tous ces moyens d’émulation qui paraissent dispendieux, employés avec prudence & justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent & rapportent enfin plus qu’ils ne coûtent: mais comme on n’en voit le profit qu’avec de la constance & du tems, peu de gens savent & veulent s’en servir.
Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues économiques ne font point songer & qui est plus propre à Madame de Wolmar, c’est de gagner l’affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Elle ne croit point s’acquitter avec de l’argent des peines que l’on prend pour elle & pense devoir des services à quiconque lui en a rendu. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l’ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfans; elle prend part à leurs plaisirs, à leurs chagrins, à leur sort; elle s’informe de leurs affaires; leurs intérêts sont les siens; elle se charge de mille soins pour eux; elle leur donne des conseils; elle accommode leurs différends & ne leur marque [70] pas l’affabilité de son caractere par des paroles emmiellées & sans effet, mais par des services véritables & par de continuels actes de bonté. Eux, de leur côté, quittent tout à son moindre signe; ils volent quand elle parle; son seul regard anime leur zele; en sa présence ils sont contents; en son absence ils parlent d’elle & s’animent à la servir. Ses charmes & ses discours font beaucoup; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah! milord, l’adorable & puissant empire que celui de la beauté bienfaisante!
Quant au service personnel des maîtres, ils ont dans la maison huit domestiques, trois femmes & cinq hommes, sans compter le valet de chambre du baron ni les gens de la basse-cour. Il n’arrive guere qu’on soit mal servi par peu de domestiques; mais on dirait, au zele de ceux-ci, que chacun, outre son service, se croit chargé de celui des sept autres & à leur accord, que tout se fait par un seul. On ne les voit jamais oisifs, & désoeuvrés jouer dans une antichambre ou polissonner dans la cour, mais toujours occupés à quelque travail utile: ils aident à la basse-cour, au cellier, à la cuisine; le jardinier n’a point d’autres garçons qu’eux; & ce qu’il y a de plus agréable, c’est qu’on leur voit faire tout cela gaiement & avec plaisir.
On s’y prend de bonne heure pour les avoir tels qu’on les veut. On n’a point ici la maxime que j’ai vue régner à Paris & à Londres, de choisir des domestiques tout formés, c’est-à-dire des coquins déjà tout faits, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu’ils parcourent, prennent à la fois les défauts des valets & des maîtres & se font un [71] métier de servir tout le monde, sans jamais s’attacher à personne. Il ne peut régner ni honnêteté, ni fidélité, ni zele, au milieu de pareilles gens & ce ramassis de canaille ruine le maître & corrompt les enfans dans toutes les maisons opulentes. Ici c’est une affaire importante que le choix des domestiques. On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n’exige qu’un service exact; mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la désoler. La premiere chose qu’on leur demande est d’être honnêtes gens; la seconde d’aimer leur maître; la troisieme de le servir à son gré; mais pour peu qu’un maître soit raisonnable & un domestique intelligent, la troisieme suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville mais de la campagne. C’est ici leur premier service & ce sera suremen le dernier pour tous ceux qui vaudront quelque chose. On les prend dans quelque famille nombreuse & surchargée d’enfans, dont les peres & meres viennent les offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santé & d’une physionomie agréable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente à sa femme. S’ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d’abord à l’épreuve, ensuite au nombre des gens, c’est-à-dire des enfans de la maison & l’on passe quelques jours à leur apprendre avec beaucoup de patience & de soin ce qu’ils ont à faire. Le service est si simple, si égal, si uniforme, les maîtres ont si peu de fantaisie & d’humeur & leurs domestiques les affectionnent si promptement, que cela est bientôt appris. Leur condition est douce; ils sentent un bien-être qu’ils n’avoient pas chez eux; [72] mais on ne les laisse point amollir par l’oisiveté, mere des vices. On ne souffre point qu’ils deviennent des messieurs & s’enorgueillissent de la servitude; ils continuent de travailler comme ils faisoient dans la maison paternelle: ils n’ont fait, pour ainsi dire, que changer de pere & de mere & en gagner de plus opulents. De cette sorte, ils ne prennent point en dédain leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortoient d’ici, il n’y en a pas un qui ne reprît plus volontiers son état de paysan que de supporter une autre condition. Enfin je n’ai jamais vu de maison où chacun fît mieux son service & s’imaginât moins de servir.
C’est ainsi qu’en formant & dressant ses proprès domestiques, on n’a point à se faire cette objection, si commune & si peu sensée: Je les aurai formés pour d’autres! Formez-les comme il faut, pourrait-on répondre & jamais ils ne serviront à d’autres. Si vous ne songez qu’à vous en les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne songer qu’à eux; mais occupez-vous d’eux un peu davantage & ils vous demeureront attachés. Il n’y a que l’intention qui oblige; & celui qui profite d’un bien que je ne veux faire qu’à moi ne me doit aucune reconnaissance.
Pour prévenir doublement le même inconvénient, M. & Madame de Wolmar emploient encore un autre moyen qui me paroit fort bien entendu. En commençant leur établissement, ils ont cherché quel nombre de domestiques ils pouvoient entretenir dans une maison montée à peu près selon leur état & ils ont trouvé que ce nombre alloit à quinze ou seize; pour être mieux servis, ils l’ont réduit à la [73] moitié; de sorte qu’avec moins d’appareil leur service est beaucoup plus exact. Pour être mieux servis encore, ils ont intéressé les mêmes gens à les servir long-tems. Un domestique en entrant chez eux reçoit le gage ordinaire; mais ce gage augmente tous les ans d’un vingtieme; au bout de vingt ans il seroit ainsi plus que doublé & l’entretien des domestiques seroit à peu près alors en raison du moyen des maîtres; mais il ne faut pas être un grand algébriste pour voir que les frais de cette augmentation sont plus apparens que réels, qu’ils auront peu de doubles gages à payer & que, quand ils les paieroient à tous, l’avantage d’avoir été bien servis durant vingt ans compenseroit & au delà ce surcroît de dépense. Vous sentez bien, milord, que c’est un expédient sûr pour augmenter incessamment le soin des domestiques & se les attacher à mesure qu’on s’attache à eux. Il n’y a pas seulement de la prudence. Il y a même de l’équité dans un pareil établissement. Est-il juste qu’un nouveau venu, sans affection & qui n’est peut-être qu’un mauvais sujet, reçoive en entrant le même salaire qu’on donne à un ancien serviteur, dont le zele & la fidélité sont éprouvés par de longs services & qui d’ailleurs approche en vieillissant du tems où il sera hors d’état de gagner sa vie? Au reste, cette derniere raison n’est pas ici de mise & vous pouvez bien croire que des maîtres aussi humains ne négligent pas des devoirs que remplissent par ostentation beaucoup de maîtres sans charité & n’abandonnent pas ceux de leurs gens à qui les infirmités ou la vieillesse ôtent les moyens de servir.
[74] J’ai dans l’instant même un exemple assez frappant de cette attention. Le baron d’Etange, voulant récompenser les longs services de son valet de chambre par une retraite honorable, a eu le crédit d’obtenir pour lui de L. L. E. E. un emploi lucratif & sans peine. Julie vient de recevoir là-dessus de ce vieux domestique une lettre à tirer des larmes, dans laquelle il la supplie de le faire dispenser d’accepter cet emploi. Je suis âgé, lui dit-il, j’ai perdu toute ma famille; je n’ai plus d’autres parens que mes maîtres; tout mon espoir est de finir paisiblement mes jours dans la maison où je les ai passés... Madame, en vous tenant dans mes bras à votre naissance, je demandois à Dieu de tenir de même un jour vos enfans: il m’en a fait la grâce, ne me refusez pas celle de les voir croître & prospérer comme vous... Moi qui suis accoutumé à vivre dans une maison de paix, où en retrouverai-je une semblable pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la charité d’écrire en ma faveur à M. le baron. S’il est mécontent de moi, qu’il me chasse & ne me donne point d’emploi; mais si je l’ai fidelement servi durant quarante ans, qu’il me laisse achever mes jours à son service & au vôtre; il ne sauroit mieux me récompenser. Il ne faut pas demander si Julie a écrit. Je vois qu’elle seroit aussi fâchée de perdre ce bonhomme qu’il le seroit de la quitter. Ai-je tort, milord, de comparer des maîtres si chéris à des peres & leurs domestiques à leurs enfans? Vous voyez que c’est ainsi qu’ils se regardent eux-mêmes.
Il n’y a pas d’exemple dans cette maison qu’un domestique [75] ait demandé son congé. Il est même rare qu’on menace quelqu’’un de le lui donner. Cette menace effraye à proportion de ce que le service est agréable & doux; les meilleurs sujets en sont toujours les plus alarmés & l’on n’a jamais besoin d’en venir à l’exécution qu’avec ceux qui sont peu regrettables. Il y a encore une regle à cela. Quand M. de Wolmar a dit: Je vous chasse, on peut implorer l’intercession de Madame, l’obtenir quelquefois & rentrer en grâce à sa priere; mais un congé qu’elle donne est irrévocable & il n’y a plus de grâce à espérer. Cet accord est tres bien entendu pour tempérer à la fois l’exces de confiance qu’on pourroit prendre en la douceur de la femme & la crainte extrême que causeroit l’inflexibilité du mari. Ce mot ne laisse pas pourtant d’être extrêmement redouté de la part d’un maître équitable & sans colere; car, outre qu’on n’est pas sûr d’obtenir grâce & qu’elle n’est jamais accordée deux fois au même, on perd par ce mot seul son droit d’ancienneté & l’on recommence, en rentrant, un nouveau service: ce qui prévient l’insolence des vieux domestiques & augmente leur circonspection à mesure qu’ils ont plus à perdre.
Les trois femmes sont la femme de chambre, la gouvernante des enfans & la cuisiniere. Celle-ci est une paysanne fort propre & fort entendue, à qui Madame de Wolmar a appris la cuisine; car dans ce pays, simple encore,* [* Simple! Il a donc beaucoup changé.] les jeunes personnes de tout état apprennent à faire elles-mêmes tous les travaux que feront un jour dans leur maison les [76] femmes qui seront à leur service, afin de savoir les conduire au besoin & de ne s’en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre n’est plus Babi: on l’a renvoyée à Etange où elle est née, on lui a remis le soin du château & une inspection sur la recette, qui la rend en quelque maniere le contrôleur de l’économe. Il y avoit long-tems que M. de Wolmar pressoit sa femme de faire cet arrangement, sans pouvoir la résoudre à éloigner d’elle une ancienne domestique de sa mere, quoiqu’elle eût plus d’un sujet de s’en plaindre. Enfin, depuis les dernieres explications, elle y a consenti & Babi est partie. Cette femme est intelligente & fidele, mais indiscrete, & babillarde. Je soupçonne qu’elle a trahi plus d’une fois les secrets de sa maîtresse, que M. de Wolmar ne l’ignore pas & que, pour prévenir la même indiscrétion vis-à-vis de quelque étranger, cet homme sage a su l’employer de maniere à profiter de ses bonnes qualités sans s’exposer aux mauvaises. Celle qui l’a remplacée est cette même Fanchon Regard dont vous m’entendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgré l’augure de Julie, ses bienfaits, ceux de son pere & les vôtres, cette jeune femme si honnête & si sage n’a pas été heureuse dans son établissement. Claude Anet, qui avoit si bien supporté sa misere, n’a pu soutenir un état plus doux. En se voyant dans l’aisance, il a négligé son métier; & s’étant tout-à-fait dérangé, il s’est enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant qu’elle a perdu depuis ce tems-là. Julie, après l’avoir retirée chez elle, lui a appris tous les petits ouvrages d’une femme de chambre; & je ne fus jamais plus agréablement [77] surpris que de la trouver en fonction le jour de mon arrivée. M. de Wolmar en fait un tres grand cas & tous deux lui ont confié le soin de veiller tant sur les enfans que sur celle qui les gouverne. Celle-ci est aussi une villageoise simple & crédule, mais attentive, patiente & docile; de sorte qu’on n’a rien oublié pour que les vices des villes ne pénétrassent point dans un maison dont les maîtres ne les ont ni ne les souffrent.
Quoique tous les domestiques n’aient qu’une même table, il y a d’ailleurs peu de communication entre les deux sexes; on regarde ici cet article comme tres important. On n’y est point de l’avis de ces maîtres indifférens à tout, hors à leur intérêt, qui ne veulent qu’être bien servis sans s’embarrasser au surplus de ce que font leurs gens. On pense au contraire que ceux qui ne veulent qu’être bien servis ne sauroient l’être long-tems. Les liaisons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal. C’est des conciliabules qui se tiennent chez les femmes de chambre que sortent la plupart des désordres d’un ménage. S’il s’en trouve une qui plaise au maître d’hôtel, il ne manque pas de la séduire aux dépens du maître. L’accord des hommes entre eux ni des femmes entre elles n’est pas assez sûr pour tirer à conséquence. Mais c’est toujours entre hommes & femmes que s’établissent ces secrets monopoles qui ruinent à la longue les familles les plus opulentes. On veille donc à la sagesse & à la modestie des femmes, non seulement par des raisons de bonnes moeurs & d’honnêteté, mais encore par un intérêt tres bien entendu; car, quoi qu’on en [78] dise, nul ne remplit bien son devoir s’il ne l’aime; & il n’y eut jamais que des gens d’honneur qui sussent aimer leur devoir.
Pour prévenir entre les deux sexes une familiarité dangereuse, on ne les gêne point ici par des loix positives qu’ils seroient tentés d’enfreindre en secret; mais, sans paroître y songer, on établit des usages plus puissans que l’autorité même. On ne leur défend pas de se voir, mais on fait en sorte qu’ils n’en aient ni l’occasion ni la volonté. On y parvient en leur donnant des occupations, des habitudes, des goûts, des plaisirs, entierement différents. Sur l’ordre admirable qui regne ici, ils sentent que dans une maison bien réglée les hommes & les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxeroit en cela de caprice les volontés d’un maître, se soumet sans répugnance à une maniere de vivre qu’on ne lui prescrit pas formellement, mais qu’il juge lui-même être la meilleure & la plus naturelle. Julie prétend qu’elle l’est en effet; elle soutient que de l’amour ni de l’union conjugale ne résulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon elle, la femme & le mari sont bien destinés à vivre ensemble, mais non pas de la même maniere; ils doivent agir de concert sans faire les mêmes choses. La vie qui charmeroit l’un serait, dit-elle, insupportable à l’autre; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les fonctions qu’elle leur impose; leurs amusemens ne different pas moins que leurs devoirs; en un mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins différents; & ce partage de travaux & de soins est le plus fort lien de leur union.
[79] Pour moi, j’avoue que mes proprès observations sont assez favorables à cette maxime. En effet, n’est-ce pas un usage constant de tous les peuples du monde, hors le François & ceux qui l’imitent, que les hommes vivent entre eux, les femmes entre elles? S’ils se voyent les uns les autres, c’est plutôt par entrevues & presque à la dérobée, comme les époux de Lacédémone, que par un mélange indiscret & perpétuel, capable de confondre & défigurer en eux les plus sages distinctions de la nature. On ne voit point les sauvages mêmes indistinctement mêlés, hommes & femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la nuit auprès de sa femme: la séparation recommence avec le jour & les deux sexes n’ont plus rien de commun que les repas tout au plus. Tel est l’ordre que son universalité montre être le plus naturel; & dans les pays mêmes où il est perverti, l’on en voit encore des vestiges. En France, où les hommes se sont soumis à vivre à la maniere des femmes & à rester sans cesse enfermés dans la chambre avec elles, l’involontaire agitation qu’ils y conservent montre que ce n’est point à cela qu’ils étoient destinés. Tandis que les femmes restent tranquillement assises ou couchées sur leur chaise longue, vous voyez les hommes se lever, aller, venir, se rasseoir, avec une inquiétude continuelle, un instinct machinal combattant sans cesse la contrainte où ils se mettent & les poussant malgré eux à cette vie active & laborieuse que leur imposa la nature. C’est le seul peuple du monde où les hommes se tiennent debout au spectacle, comme s’ils alloient se délasser au parterre d’avoir resté tout le jour assis au salon. Enfin ils sentent si bien l’ennui [80] de cette indolence efféminée & casaniere, que, pour y mêler au moins quelque sorte d’activité, ils cedent chez eux la place aux étrangers & vont auprès des femmes d’autrui chercher à tempérer ce dégoût.
La maxime de Madame de Wolmar se soutient tres bien par l’exemple de sa maison; chacun étant pour ainsi dire tout à son sexe, les femmes y vivent tres séparées des hommes. Pour prévenir entre eux des liaisons suspectes, son grand secret est d’occuper incessamment les uns & les autres; car leurs travaux sont si différens qu’il n’y a que l’oisiveté qui les rassemble. Le matin chacun vaque à ses fonctions & il ne reste du loisir à personne pour aller troubler celles d’un autre. L’apres-dîné les hommes ont pour département le jardin, la basse-cour, ou d’autres soins de la campagne; les femmes s’occupent dans la chambre des enfans jusqu’à l’heure de la promenade, qu’elles font avec eux, souvent même avec leur maîtresse & qui leur est agréable comme le seul moment où elles prennent l’air. Les hommes, assez exercés par le travail de la journée, n’ont guere envie de s’aller promener & se reposent en gardant la maison.
Tous les Dimanches, après le prêche du soir, les femmes se rassemblent encore dans la chambre des enfans avec quelque parente ou amie qu’elles invitent tour à tour du consentement de Madame. Là, en attendant un petit régal donné par elle, on cause, on chante, on joue au volant, aux onchets, ou à quelque autre jeu d’adresse propre à plaire aux yeux des enfans, jusqu’à ce qu’ils s’en puissent amuser eux-mêmes. La collation vient, composée de quelques laitages, de gaufres, [81] d’échaudés, de merveilles,* [*Sorte de gâteaux du pays.] ou d’autres mets du goût des enfans & des femmes. Le vin en est toujours exclus & les hommes qui dans tous les tems entrent peu dans ce petit Gynécée* [*Appartement des femmes.] ne sont jamais de cette colation, où Julie manque assez rarement. J’ai été jusqu’ici le seul privilégié. Dimanche dernier j’obtins à force d’importunités de l’y accompagner. Elle eut grand soin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu’elle me l’accordoit pour cette seule fois, & qu’elle l’avoit refusée à M. de Wolmar lui-même. Imaginez si la petite vanité féminine étoit flattée & si un laquais eût été bien-venu à vouloir être admis à l’exclusion du maître.
Je fis un goûter délicieux. Est-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays? Pensez ce que doivent être ceux d’une laiterie où Julie préside & mangés à côté d’elle. La Fanchon me servit des grus, de la céracée,* [*Laitages excellens qui se sont sur la montagne de Saleve. Je doute qu’ils soient connus sous ce nom au Jura; sur-tout vers l’autre extrêmité du lac.] des gaufres, des écrelets. Tout disparaissoit à l’instant. Julie rioit de mon appétit. Je vois, dit-elle, en me donnant encore une assiette de creme, que votre estomac se fait honneur partout & que vous ne vous tirez pas moins bien de l’écot des femmes que de celui des Valaisans; pas plus impunément, repris-je, on s’enivre quelquefois à l’un comme à l’autre & la raison peut s’égarer dans un chalet tout aussi bien que dans un cellier. Elle baissa les yeux sans répondre, rougit & se mit à caresser ses enfans. C’en fut assez pour éveiller mes remords. Milord, [82] ce fut là ma premiere indiscrétion & j’espere que ce sera la derniere.
Il régnoit dans cette petite assemblée un certain air d’antique simplicité qui me touchoit le coeur; je voyois sur tous les visages la même gaieté & plus de franchise peut-être que s’il s’y fût trouvé des hommes. Fondée sur la confiance & l’attachement, la familiarité qui régnoit entre les servantes & la maîtresse ne faisoit qu’affermir le respect & l’autorité; & les services rendus & reçus ne sembloient être que des témoignages d’amitié réciproque. Il n’y avoit pas jusqu’au choix du régal qui ne contribuât à le rendre intéressant. Le laitage & le sucre sont un des goûts naturels du sexe & comme le symbole de l’innocence & de la douceur qui font son plus aimable ornement. Les hommes, au contraire, recherchent en général les saveurs fortes & les liqueurs spiritueuses, alimens plus convenables à la vie active & laborieuse que la nature leur demande; & quand ces divers goûts viennent à s’altérer & se confondre, c’est une marque presque infaillible du mélange désordonné des sexes. En effet, j’ai remarqué qu’en France, où les femmes vivent sans cesse avec les hommes, elles ont tout-à-fait perdu le goût du laitage, les hommes beaucoup celui du vin; & qu’en Angleterre, où les deux sexes sont moins confondus, leur goût propre s’est mieux conservé. En général, je pense qu’on pourroit souvent trouver quelque indice du caractere des gens dans le choix des alimens qu’ils préferent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d’herbages, sont efféminés & mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur & qui tient de la [83] barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible & simple, mais violent & emporté dans la colere, aime à la fois l’un & l’autre aliment & boit du laitage & du vin. Le Français, souple & changeant, vit de tous les mets & se plie à tous les caracteres. Julie elle-même pourroit me servir d’exemple; car quoique sensuelle & gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel & n’a jamais goûté de vin pur: d’excellens légumes, les oeufs, la creme, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire; & sans le poisson qu’elle aime aussi beaucoup, elle seroit une véritable pythagoricienne.
C’est rien de contenir les femmes si l’on ne contient aussi les hommes; & cette partie de la regle, non moins importante que l’autre, est plus difficile encore; car l’attaque est en général plus vive que la défense: c’est l’intention du conservateur de la nature. Dans la république on retient les citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte & la gêne? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire. L’oisiveté du dimanche, le droit qu’on ne peut guere leur ôter d’aller où bon leur semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, détruisent souvent en un seul jour l’exemple & les leçons des six autres. L’habitude du cabaret, le commerce & les maximes de leurs camarades, la fréquentation des femmes débauchées, les perdant bientôt pour leurs maîtres & pour eux-mêmes, les rendent par mille défauts incapables du service & indignes de la liberté.
[84] On remédie à cet inconvénient en les retenant par les mêmes motifs qui les portoient à sortir. Qu’allaient-ils faire ailleurs? Boire & jouer au cabaret. Ils boivent & jouent au logis. Toute la différence est que le vin ne leur coûte rien, qu’ils ne s’enivrent pas & qu’il y a des gagnans au jeu sans que jamais personne perde. Voici comment on s’y prend pour cela.
Derriere la maison est une allée couverte dans laquelle on a établi la lice des jeux. C’est là que les gens de livrée & ceux de la basse-cour se rassemblent en été, le dimanche, après le prêche, pour y jouer, en plusieurs parties liées, non de l’argent, on ne le souffre pas, ni du vin, on leur en donne, mais une mise fournie par la libéralité des maîtres. Cette mise est toujours quelque petit meuble ou quelque nippe à leur usage. Le nombre des jeux est proportionné à la valeur de la mise; en sorte que, quand cette mise est un peu considérable, comme des boucles d’argent, un porte-col, des bas de soie, un chapeau fin, ou autre chose semblable, on emploie ordinairement plusieurs séances à la disputer. On ne s’en tient point à une seule espece de jeu; on les varie, afin que le plus habile dans un n’emporte pas toutes les mises & pour les rendre tous plus adroits & plus forts par des exercices multipliés. Tantôt c’est à qui enlevera à la course un but placé à l’autre bout de l’avenue; tantôt à qui lancera le plus loin la même pierre; tantôt à qui portera le plus long-tems le même fardeau; tantôt on dispute un prix en tirant au blanc. On joint à la plupart de ces jeux un petit appareil qui les prolonge & les rend amusants. Le maître & la maîtresse les honorent souvent de leur [85] présence; on y amene quelquefois les enfans; les étrangers même y viennent, attirés par la curiosité & plusieurs ne demanderoient pas mieux que d’y concourir; mais nul n’est jamais admis qu’avec l’agrément des maîtres & du consentement des joueurs, qui ne trouveroient pas leur compte à l’accorder aisément. Insensiblement il s’est fait de cet usage une espece de spectacle, où les acteurs, animés par les regards du public, préferent la gloire des applaudissemens à l’intérêt du prix. Devenus plus vigoureux & plus agiles, ils s’en estiment davantage; & s’accoutumant à tirer leur valeur d’eux-mêmes plutôt que de ce qu’ils possedent, tout valets qu’ils sont, l’honneur leur devient plus cher que l’argent.
Il seroit long de vous détailler tous les biens qu’on retire ici d’un soin si puéril en apparence & toujours dédaigné des esprits vulgaires, tandis que c’est le propre du vrai génie de produire de grands effets par de petits moyens. M. de Wolmar m’a dit qu’il lui en coûtoit à peine cinquante écus par an pour ces petits établissemens que sa femme a la premiere imaginés. Mais, dit-il, combien de fois croyez-vous que je regagne cette somme dans mon ménage & dans mes affaires par la vigilance & l’attention que donnent à leur service des domestiques attachés qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs maîtres, par l’intérêt qu’ils prennent à celui d’une maison qu’ils regardent comme la leur, par l’avantage de profiter dans leurs travaux de la vigueur qu’ils acquierent dans leurs jeux, par celui de les conserver toujours sains en les garantissant des exces ordinaires à leurs pareils & des maladies qui sont la suite ordinaire de ces exces, par celui de prévenir en eux [86] les friponneries que le désordre amene infailliblement, & de les conserver toujours honnêtes gens, enfin par le plaisir d’avoir chez nous à peu de frais des récréations agréables pour nous-mêmes? Que s’il se trouve parmi nos gens quelqu’’un, soit homme, soit femme, qui ne s’accommode pas de nos regles & leur préfere la liberté d’aller sous divers prétextes courir où bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la permission; mais nous regardons ce goût de licence comme un indice tres suspect & nous ne tardons pas à nous défaire de ceux qui l’ont. Ainsi ces mêmes amusemens qui nous conservent de bons sujets nous servent encore d’épreuve pour les choisir. Milord, j’avoue que je n’ai jamais vu qu’ici des maîtres former à la fois dans les mêmes hommes de bons domestiques pour le service de leurs personnes, de bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons soldats pour la défense de la patrie & des gens de bien pour tous les états où la fortune peut les appeler.
L’hiver, les plaisirs changent d’espece ainsi que les travaux. Les dimanches, tous les gens de la maison & même les voisins, hommes & femmes indifféremment, se rassemblent après le service dans une salle basse, où ils trouvent du feu, du vin, des fruits, des gâteaux & un violon qui les fait danser. Madame de Wolmar ne manque jamais de s’y rendre, au moins pour quelques instants, afin d’y maintenir par sa présence l’ordre & la modestie & il n’est pas rare qu’elle y danse elle-même, fût-ce avec ses proprès gens. Cette regle, quand je l’appris, me parut d’abord moins conforme à la sévérité des moeurs protestantes. Je le dis à Julie; & voici à peu près ce qu’elle me répondit:
[87] La pure morale est si chargée de devoirs séveres, que si on la surcharge encore de formes indifférentes, c’est presque toujours aux dépens de l’essentiel. On dit que c’est le cas de la plupart des moines qui, soumis à mille regles inutiles, ne savent ce que c’est qu’honneur & vertu. Ce défaut regne moins parmi nous, mais nous n’en sommes pas tout-à-fait exempts. Nos gens d’église, aussi supérieurs en sagesse à toutes les sortes de prêtres que notre religion est supérieure à toutes les autres en sainteté, ont pourtant encore quelques maximes qui paraissent plus fondées sur le préjugé que sur la raison. Telle est celle qui blâme la danse & les assemblées: comme s’il y avoit plus de mal à danser qu’à chanter, que chacun de ces amusemens ne fût pas également une inspiration de la nature & que ce fût un crime de s’égayer en commun par une récréation innocente, & honnête! Pour moi, je pense au contraire que, toutes les fois qu’il y a concours des deux sexes, tout divertissement public devient innocent par cela même qu’il est public; au lieu que l’occupation la plus louable est suspecte dans le tête-à-tête.* [*Dans ma lettre à M.d’Alembert sur les spectacles, j’ai transcrit de celle-ci le morceau suivant & quelques autres; mais comme alors je ne faisois des préparer cette édition, j’ai cru devoir attendre qu’elle parût pour citer ce que j’en avois tiré.] L’homme & la femme sont destinés l’un pour l’autre, la fin de la nature est qu’ils soient unis par le mariage. Toute fausse religion combat la nature; la nôtre seule, qui la suit & la rectifie, annonce une institution divine & convenable à l’homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le mariage aux embarras de l’ordre civil des difficultés que [88] l’Evangile ne prescrit pas & qui sont contraires à l’esprit du christianisme. Mais qu’on me dise où de jeunes personnes à marier auront occasion de prendre du goût l’une pour l’autre & de se voir avec plus de décence & de circonspection que dans une assemblée où les yeux du public, incessamment tournés sur elles, les forcent à s’observer avec le plus grand soin. En quoi Dieu est-il offensé par un exercice agréable & salutaire, convenable à la vivacité de la jeunesse, qui consiste à se présenter l’un à l’autre avec grâce & bienséance & auquel le spectateur impose une gravité dont personne n’oseroit sortir? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne tromper personne, au moins quant à la figure & de se montrer avec les agréments & les défauts qu’on peut avoir aux gens qui ont intérêt de nous bien connoître avant de s’obliger à nous aimer? Le devoir de se chérir réciproquement n’emporte-t-il pas celui de se plaire & n’est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses & chrétiennes qui songent à s’unir, de préparer ainsi leurs coeurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose?
Qu’arrive-t-il dans ces lieux où regne une éternelle contrainte, où l’on punit comme un crime la plus innocente gaieté, où les jeunes gens des deux sexes n’osent jamais s’assembler en public & où l’indiscrete sévérité d’un pasteur ne sait prêcher au nom de Dieu qu’une gêne servile & la tristesse & l’ennui? On élude une tyrannie insupportable que la nature & la raison désavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouée & folâtre, elle en substitue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés [89] prennent la place des assemblées publiques. A force de se cacher comme si l’on étoit coupable, on est tenté de le devenir. L’innocente joie aime à s’évaporer au grand jour; mais le vice est ami des ténebres; & jamais l’innocence & le mystere n’habiterent long-tems ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me serrant la main comme pour me communiquer son repentir & faire passer dans mon coeur la pureté du sien, qui doit mieux sentir que nous toute l’importance de cette maxime? Que de douleurs & de peines, que de remords & de pleurs nous nous serions épargnés durant tant d’années, si tous deux, aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous avions su prévoir de plus loin les dangers qu’elle court dans le tête-à-tête.
Encore un coup, continua Madame de Wolmar d’un ton plus tranquille, ce n’est point dans les assemblées nombreuses, où tout le monde nous voit & nous écoute, mais dans des entretiens particuliers, où regnent le secret & la liberté, que les moeurs peuvent courir des risques. C’est sur ce principe que, quand mes domestiques des deux sexes se rassemblent, je suis bien aise qu’ils y soient tous. J’approuve même qu’ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux dont le commerce n’est point capable de leur nuire; & j’apprends avec grand plaisir que, pour louer les moeurs de quelqu’’un de nos jeunes voisins, on dit: Il est reçu chez M. de Wolmar. En ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous servent sont tous garçons & parmi les femmes, la gouvernante des enfans est encore à marier. Il n’est pas juste que la réserve où vivent ici les uns & les [90] autres leur ôte l’occasion d’un honnête établissement. Nous tâchons dans ces petites assemblées de leur procurer cette occasion sous nos yeux, pour les aider à mieux choisir; & en travaillant ainsi à former d’heureux ménages, nous augmentons le bonheur du nôtre.
Il resteroit à me justifier moi-même de danser avec ces bonnes gens; mais j’aime mieux passer condamnation sur ce point & j’avoue franchement que mon plus grand motif en cela est le plaisir que j’y trouve. Vous savez que j’ai toujours partagé la passion que ma cousine a pour la danse; mais après la perte de ma mere je renonçai pour ma vie au bal & à toute assemblée publique: j’ai tenu parole, même à mon mariage & la tiendrai, sans croire y déroger en dansant quelquefois chez moi avec mes hôtes & mes domestiques. C’est un exercice utile à ma santé durant la vie sédentaire qu’on est forcé de mener ici l’hiver. Il m’amuse innocemment; car, quand j’ai bien dansé, mon coeur ne me reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar; toute ma coquetterie en cela se borne à lui plaire. Je suis cause qu’il vient au lieu où l’on danse; ses gens en sont plus contens d’être honorés des regards de leur maître; ils témoignent aussi de la joie à me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiarité modérée forme entre nous un lien de douceur & d’attachement qui ramene un peu l’humanité naturelle en tempérant la bassesse de la servitude & la rigueur de l’autorité.
Voilà, Milord, ce que me dit Julie au sujet de la danse, & j’admirai comment avec tant d’affabilité pouvoit régner [91] tant de subordination & comment elle & son mari pouvoient descendre & s’égaler si souvent à leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentés de les prendre au mot & de s’égaler à eux à leur tour. Je ne crois pas qu’il y ait des Souverains en Asie servis dans leurs palais avec plus de respect que ces bons maîtres le sont dans leur maison. Je ne connois rien de moins impérieux que leurs ordres & rien de si promptement exécuté: ils prient & l’on vole; ils excusent & l’on sent son tort. Je n’ai jamais mieux compris combien la force des choses qu’on dit dépend peu des mots qu’on emploie.
Ceci m’a fait faire une autre réflexion sur la vaine gravité des maîtres. C’est que ce sont moins leurs familiarités que leurs défauts qui les font mépriser chez eux & que l’insolence des domestiques annonce plutôt un maître vicieux que foible; car rien ne leur donne autant d’audace que la connoissance de ses vices & tous ceux qu’ils découvrent en lui sont à leurs yeux autant de dispenses d’obéir à un homme qu’ils ne sauroient plus respecter.
Les valets imitent les maîtres & les imitant grossierement ils rendent sensibles dans leur conduite les défauts que le vernis de l’éducation cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeois des moeurs des femmes de ma connoissance par l’air & le ton de leurs femmes-de-chambre & cette regle ne m’a jamais trompé. Outre que la femme-de-chambre, une fois dépositaire du secret de sa maîtresse, lui fait payer cher sa discrétion, elle agit comme l’autre pense & décele toutes ses maximes en les pratiquant mal-adroitement. En toute [92] chose l’exemple des maîtres est plus fort que leur autorité & il n’est pas naturel que leurs domestiques veuillent être plus honnêtes gens qu’eux. On a beau crier, jurer, maltraiter, chasser, faire maison nouvelle; tout cela ne produit point le bon service. Quand celui qui ne s’embarrasse pas d’être méprisé & hai de ses gens s’en croit pourtant bien servi, c’est qu’il se contente de ce qu’il voit & d’une exactitude apparente, sans tenir compte de mille maux secrets qu’on lui fait incessamment & dont il n’aperçoit jamais la source. Mais où est l’homme assez dépourvu d’honneur pour pouvoir supporter les dédains de tout ce qui l’environne? Où est la femme assez perdue pour n’être plus sensible aux outrages? Combien, dans Paris & dans Londres, de dames se croient fort honorées, qui fondroient en larmes si elles entendoient ce qu’on dit d’elles dans leur antichambre! Heureusement pour leur repos elles se rassurent en prenant ces Argus pour des imbéciles & se flattant qu’ils ne voyent rien de ce qu’elles ne daignent pas leur cacher. Aussi, dans leur mutine obéissance, ne leur cachent-ils guere à leur tour tout le mépris qu’ils ont pour elles. Maîtres & valets sentent mutuellement que ce n’est pas la peine de se faire estimer les uns des autres.
Le jugement des domestiques me paroit être l’épreuve la plus sûre & la plus difficile de la vertu des maîtres; & je me souviens, milord, d’avoir bien pensé de la vôtre en Valais sans vous connaître, simplement sur ce que, parlant assez rudement à vos gens, ils ne vous en étoient pas moins attachés & qu’ils témoignaient, entre eux, autant de respect [93] pour vous en votre absence que si vous les eussiez entendus. On a dit qu’il n’y avoit point de héros pour son valet de chambre. Cela peut être; mais l’homme juste a l’estime de son valet; ce qui montre assez que l’héroisme n’a qu’une vaine apparence & qu’il n’y a rien de solide que la vertu. C’est sur-tout dans cette maison qu’on reconnaît la force de son empire dans le suffrage des domestiques; suffrage d’autant plus sûr, qu’il ne consiste point en de vains éloges, mais dans l’expression naturelle de ce qu’ils sentent. N’entendant jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maîtres ne ressemblent pas aux leurs, ils ne les louent point des vertus qu’ils estiment communes à tous; mais ils louent Dieu dans leur simplicité d’avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de ceux qui les servent & pour le soulagement des pauvres.
La servitude est si peu naturelle à l’homme, qu’elle ne sauroit exister sans quelque mécontentement. Cependant on respecte le maître & l’on n’en dit rien. Que s’il échappe quelques murmures contre la maîtresse, ils valent mieux que des éloges. Nul ne se plaint qu’elle manque pour lui de bienveillance, mais qu’elle en accorde autant aux autres; nul ne peut souffrir qu’elle fasse comparaison de son zele avec celui de ses camarades, & chacun voudroit être le premier en faveur comme il croit l’être en attachement: c’est là leur unique plainte & leur plus grande injustice.
A la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux; & cette partie de l’administration domestique n’est pas la moins difficile. Dans les concurrences de jalousie & [94] d’intérêt qui divisent sans cesse les gens d’une maison, même aussi peu nombreuse que celle-ci, ils ne demeurent presque jamais unis qu’aux dépens du maître. S’ils s’accordent, c’est pour voler de concert: s’ils sont fideles, chacun se fait valoir aux dépens des autres. Il faut qu’ils soient ennemis ou complices; & l’on voit à peine le moyen d’éviter à la fois leur friponnerie, & leurs dissensions. La plupart des peres de famille ne connaissent que l’alternative entre ces deux inconvénients. Les uns, préférant l’intérêt à l’honnêteté, fomentent cette disposition des valets aux secrets rapports & croient faire un chef-d’oeuvre de prudence en les rendant espions ou surveillans les uns des autres. Les autres, plus indolents, aiment qu’on les vole & qu’on vive en paix; ils se font une sorte d’honneur de recevoir toujours mal des avis qu’un pur zele arrache quelquefois à un serviteur fidele. Tous s’abusent également. Les premiers, en excitant chez eux des troubles continuels, incompatibles avec la regle, & le bon ordre, n’assemblent qu’un tas de fourbes & de délateurs, qui s’exercent, en trahissant leurs camarades, à trahir peut-être un jour leurs maîtres. Les seconds, en refusant d’apprendre ce qui se fait dans leur maison, autorisent les ligues contre eux-mêmes, encouragent les méchants, rebutent les bons & n’entretiennent à grands frais que des fripons arrogants & paresseux, qui, s’accordant aux dépens du maître, regardent leurs services comme des grâces & leurs vols comme des droits. * [* J’ai examiné d;assez près la police des grands maisons & j’ai vu clairement qu’il impossible à un maître-qui a vingt domestiques de venir jamais à bout de savoir s’il y a parmi eux un honnête homme & de ne pas prendre pour tel le plus méchant fripon de tous. Cela seul me dégoûteroit d’être au nombre des riches. Un des plus doux plaisirs de la vie, le plaisir de la cponfiance & de l’estime est perdu pour ces malheureux. Ils achetent bien cher tout leur or.]
[95] C’est une grande erreur, dans l’économie domestique ainsi que dans la civile, de vouloir combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d’équilibre: comme si ce qui sape les fondemens de l’ordre pouvoit jamais servir à l’établir! On ne fait par cette mauvaise police que réunir enfin tous les inconvénients. Les vices tolérés dans une maison n’y regnent pas seuls; laissez-en germer un, mille viendront à sa suite. Bientôt ils perdent les valets qui les ont, ruinent le maître qui les souffre, corrompent ou scandalisent les enfans attentifs à les observer. Quel indigne pere oseroit mettre quelque avantage en balance avec ce dernier mal? Quel honnête homme voudroit être chef de famille, s’il lui étoit impossible de réunir dans sa maison la paix & la fidélité & qu’il fallût acheter le zele de ses domestiques aux dépens de leur bienveillance mutuelle?
Qui n’auroit vu que cette maison n’imagineroit pas même qu’une pareille difficulté pût exister, tant l’union des membres y paroit venir de leur attachement aux chefs. C’est ici qu’on trouve le sensible exemple qu’on ne sauroit aimer sincerement le maître sans aimer tout ce qui lui appartient: vérité qui sert de fondement à la charité chrétienne. N’est-il pas bien simple que les enfans du même pere se traitent de freres entre eux? C’est ce qu’on nous dit tous les jours au Temple [96] sans nous le faire sentir; c’est ce que les habitans de cette maison sentent sans qu’on leur dise.
Cette disposition à la concorde commence par le choix des sujets. M. de Wolmar n’examine pas seulement en les recevant s’ils conviennent à sa femme & à lui, mais s’ils conviennent l’un à l’autre & l’antipathie bien reconnue entre deux excellens domestiques suffiroit pour faire à l’instant congédier l’un des deux. Car, dit Julie, une maison si peu nombreuse, une maison dont ils ne sortent jamais & où ils sont toujours vis-à-vis les uns des autres, doit leur convenir également à tous & seroit un enfer pour eux si elle n’étoit une maison de paix. Ils doivent la regarder comme leur maison paternelle où tout n’est qu’une même famille. Un seul qui déplairoit aux autres pourroit la leur rendre odieuse; & cet objet désagréable y frappant incessamment leurs regards, ils ne seroient bien ici ni pour eux ni pour nous.
Après les avoir assortis le mieux qu’il est possible, on les unit pour ainsi dire malgré eux par les services qu’on les force en quelque sorte à se rendre & l’on fait que chacun ait un sensible intérêt d’être aimé de tous ses camarades. Nul n’est si bien venu à demander des grâces pour lui-même que pour un autre; ainsi celui qui désire en obtenir tâche d’engager un autre à parler pour lui; & cela est d’autant plus facile, que, soit qu’on accorde ou qu’on refuse une faveur ainsi demandée, on en fait toujours un mérite à celui qui s’en est rendu l’intercesseur. Au contraire, on rebute ceux qui ne sont bons que pour eux. Pourquoi, leur dit-on, accorderais-je ce qu’on me demande pour vous qui n’avez jamais rien demandé pour [97] personne? Est-il juste que vous soyez plus heureux que vos camarades, parce qu’ils sont plus obligeans que vous? On fait plus, on les engage à se servir mutuellement en secret, sans ostentation, sans se faire valoir; ce qui est d’autant moins difficile à obtenir qu’ils savent fort bien que le maître, témoin de cette discrétion, les en estime davantage; ainsi l’intérêt y gagne & l’amour-propre n’y perd rien. Il sont si convaincus de cette disposition générale & il regne une telle confiance entre eux, que quand quelqu’’un a quelque grâce à demander, il en parle à leur table par forme de conversation; souvent sans avoir rien fait de plus, il trouve la chose demandée, & obtenue & ne sachant qui remercier, il en a l’obligation à tous.
C’est par ce moyen & d’autres semblables qu’on fait régner entre eux un attachement né de celui qu’ils ont tous pour leur maître & qui lui est subordonné. Ainsi, loin de se liguer à son préjudice, ils ne sont tous unis que pour le mieux servir. Quelque intérêt qu’ils aient à s’aimer ils en ont encore un plus grand à lui plaire; le zele pour son service l’emporte sur leur bienveillance mutuelle; & tous, se regardant comme lésés par des pertes qui le laisseroient moins en état de récompenser un bon serviteur, sont également incapables de souffrir en silence le tort que l’un d’eux voudroit lui faire. Cette partie de la police établie dans cette maison me paroit avoir quelque chose de sublime; & je ne puis assez admirer comment M. & Madame de Wolmar ont su transformer le vil métier d’accusateur en une fonction de zele, d’intégrité, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu’elle l’étoit chez les Romains.
[98] On a commencé par détruire ou prévenir clairement, simplement & par des exemples sensibles, cette morale criminelle & servile, cette mutuelle tolérance aux dépens du maître, qu’un méchant valet ne manque point de prêcher aux bons sous l’air d’une maxime de charité. On leur a bien fait comprendre que le précepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu’à celles qui ne font de tort à personne; qu’une injustice qu’on voit, qu’on tait & qui blesse un tiers, on la commet soi-même; & que, comme ce n’est que le sentiment de nos proprès défauts qui nous oblige à pardonner ceux d’autrui, nul n’aime à tolérer les fripons s’il n’est un fripon comme eux. Sur ces principes, vrais en général d’homme à homme & bien plus rigoureux encore dans la relation plus étroite du serviteur au maître, on tient ici pour incontestable que qui voit faire un tort à ses maîtres sans le dénoncer est plus coupable encore que celui qui l’a commis; car celui-ci se laisse abuser dans son action par le profit qu’il envisage, mais l’autre, de sang-froid & sans intérêt, n’a pour motif de son silence qu’une profonde indifférence pour la justice, pour le bien de la maison qu’il sert & un désir secret d’imiter l’exemple qu’il cache. De sorte que, quand la faute est considérable, celui qui l’a commise peut encore quelquefois espérer son pardon, mais le témoin qui l’a tué est infailliblement congédié comme un homme enclin au mal.
En revanche on ne souffre aucune accusation qui puisse être suspecte d’injustice & de calomnie, c’est-à-dire qu’on n’en reçoit aucune en l’absence de l’accusé. Si quelqu’’un vient [99] en particulier faire quelque rapport contre son camarade, ou se plaindre personnellement de lui, on lui demande s’il est suffisamment instruit, c’est-à-dire s’il a commencé par s’éclaircir avec celui dont il vient se plaindre. S’il dit que non, on lui demande encore comment il peut juger une action dont il ne connaît pas assez les motifs. Cette action, lui dit-on, tient peut-être à quelque autre qui vous est inconnue; elle a peut-être quelque circonstance qui sert à la justifier ou à l’excuser & que vous ignorez. Comment osez-vous condamner cette conduite avant de savoir les raisons de celui qui l’a tenue? Un mot d’explication l’eût peut-être justifiée à vos yeux. Pourquoi risquer de la blâmer injustement & m’exposer à partager votre injustice? S’il assure s’être éclairci auparavant avec l’accusé: Pourquoi donc lui réplique-t-on, venez-vous sans lui, comme si vous aviez peur qu’il ne démentît ce que vous avez à dire? De quel droit négligez-vous pour moi la précaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-même? Est-il bien de vouloir que je juge sur votre rapport d’une action dont vous n’avez pas voulu juger sur le témoignage de vos yeux & ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j’en pourrois porter, si je me contentois de votre seule déposition? Ensuite on lui propose de faire venir celui qu’il accuse: s’il y consent, c’est une affaire bientôt réglée; s’il s’y oppose, on le renvoie après une forte réprimande; mais on lui garde le secret & l’on observe si bien l’un & l’autre, qu’on ne tarde pas à savoir lequel des deux avoit tort.
Cette regle est si connue & si bien établie, qu’on n’entend jamais un domestique de cette maison parler mal d’un de ses [100] camarades absent; car ils savent tous que c’est le moyen de passer pour lâche ou menteur. Lorsqu’un d’entre eux en accuse un autre, c’est ouvertement, franchement & non seulement en sa présence, mais en celle de tous leurs camarades, afin d’avoir dans les témoins de ses discours des garans de sa bonne foi. Quand il est question de querelles personnelles, elles s’accommodent presque toujours par médiateurs, sans importuner monsieur ni Madame; mais quand il s’agit de l’intérêt sacré du maître, l’affaire ne sauroit demeurer secrete; il faut que le coupable s’accuse ou qu’il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers sont tres rares & ne se font qu’à table dans les tournées que Julie va faire journellement au dîner ou au souper de ses gens & que M. de Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors, après avoir écouté paisiblement la plainte & la réponse, si l’affaire intéresse son service, elle remercie l’accusateur de son zele. Je sais, lui dit-elle, que vos aimez votre camarade; vous m’en avez toujours dit du bien & je vous loue de ce que l’amour du devoir & de la justice l’emporte en vous sur les affections particulieres; c’est ainsi qu’en use un serviteur fidele & un honnête homme. Ensuite, si l’accusé n’a pas tort, elle ajoute toujours quelque éloge à sa justification. Mais s’il est réellement coupable, elle lui épargne devant les autres une partie de la honte. Elle suppose qu’il a quelque chose à dire pour sa défense qu’il ne veut pas déclarer devant tout le monde; elle lui assigne une heure pour l’entendre en particulier & c’est là qu’elle ou son mari lui parlent comme il convient. Ce qu’il y a de singulier en ceci, c’est que le plus sévere des deux n’est pas le plus redouté & qu’on craint [101] moins les graves réprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchans de Julie. L’un faisant parler la justice & la vérité, humilie & confond les coupables; l’autre leur donne un regret mortel de l’être, en leur montrant celui qu’elle a d’être forcée à leur ôter sa bienveillance. Souvent elle leur arrache des larmes de douleur & de honte & il ne lui est pas rare de s’attendrir elle-même en voyant leur repentir, dans l’espoir de n’être pas obligée à tenir parole.
Tel qui jugeroit de tous ces soins sur ce qui se passe chez lui ou chez ses voisins, les estimeroit peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous, Milord, qui avez de si grandes idées des devoirs & des plaisirs du pere de famille, & qui connoissez l’empire naturel que le génie & la vertu ont sur le coeur humain, vous voyez l’importance de ces détails & vous sentez à quoi tient leur succès. Richesse ne fait pas riche, dit le Roman de la Rose. Les biens d’un homme ne sont point dans ses coffres, mais dans l’usage de ce qu’il en tire, car on ne s’approprie les choses qu’on possede que par leur emploi & les abus sont toujours plus inépuisables que les richesses; ce qui fait qu’on ne jouit pas à proportion de sa dépense, mais à proportion qu’on la sait mieux ordonner. Un fou peut jetter des lingots dans la mer & dire qu’il en a joui: mais quelle comparaison entre cette extravagante jouissance & celle qu’un homme sage eût su tirer d’une moindre somme? L’ordre & la regle qui multiplient & perpétuent l’usage des biens, peuvent seuls transformer le plaisir en bonheur. Que si c’est du rapport des choses à nous que naît la véritable propriété; si c’est plutôt l’emploi des richesses que leur acquisition qui nous [102] les donne, quels soins importent plus au pere de famille que l’économie domestique & le bon régime de sa maison, où les rapports les plus parfaits vont le plus directement à lui & où le bien de chaque membre ajoute alors à celui du chef?
Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que sert donc l’opulence à la félicité? Mais toute maison bien ordonnée est l’image de l’ame du maître. Les lambris dorés, le luxe & la magnificence n’annoncent que la vanité de celui qui les étale; au lieu que partout où vous verrez régner la regle sans tristesse, la paix sans esclavage, l’abondance sans profusion, dites avec confiance: C’est un être heureux qui commande ici.
Pour moi je pense que le signe le plus assuré du vrai contentement d’esprit est la vie retirée & domestique & que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l’ont point chez eux-mêmes. Un pere de famille qui se plaît dans sa maison a pour prix des soins continuels qu’il s’y donne la continuelle jouissance des plus doux sentimens de la nature. Seul entre tous les mortels, il est maître de sa propre félicité, parce qu’il est heureux comme Dieu même, sans rien desirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet être immense, il ne songe pas à amplifier ses possessions, mais à les rendre véritablement siennes par les relations les plus parfaites & la direction la mieux entendue: s’il ne s’enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s’enrichit en possédant mieux ce qu’il a. Il ne jouissoit que du revenu de ses terres; il jouit encore de ses terres mêmes en présidant à leur culture & les parcourant sans cesse. Son domestique lui étoit étranger; il en fait son [103] bien, son enfant, il se l’approprie. Il n’avoit droit que sur les actions; il s’en donne encore sur les volontés. Il n’étoit maître qu’à prix d’argent; il le devient par l’empire sacré de l’estime & des bienfaits. Que la fortune le dépouille de ses richesses; elle ne sauroit lui ôter les coeurs qu’il s’est attachés; elle n’ôtera point des enfans à leur pere: toute la différence est qu’il les nourrissoit hier & qu’il sera demain nourri par eux. C’est ainsi qu’on apprend à jouir véritablement de ses biens, de sa famille & de soi-même; c’est ainsi que les détails d’une maison deviennent délicieux pour l’honnête homme qui sait en connoître le prix; c’est ainsi que, loin de regarder ses devoirs comme une charge, il en fait son bonheur & qu’il tire de ses touchantes & nobles fonctions la gloire & le plaisir d’être homme.
Que si ces précieux avantages sont méprisés ou peu connus, & si le petit nombre même qui les recherche les obtient si rarement, tout cela vient de la même cause. Il est des devoirs simples & sublimes qu’il n’appartient qu’à peu de gens d’aimer & de remplir: tels sont ceux du pere de famille, pour lesquels l’air & le bruit du monde n’inspirent que du dégoût & dont on s’acquitte mal encore quand on n’y est porté que par des raisons d’avarice & d’intérêt. Tel croit être un bon pere de famille & n’est qu’un vigilant économe; le bien peut prospérer & la maison aller fort mal. Il faut des vues plus élevées pour éclairer, diriger cette importante administration & lui donner un heureux succès. Le premier soin par lequel doit commencer l’ordre d’une maison, c’est de n’y souffrir que d’honnêtes [104] gens qui n’y portent pas le désir secret de troubler cet ordre. Mais la servitude & l’honnêteté sont-elles si compatibles qu’on doive espérer de trouver des domestiques honnêtes gens? Non, milord; pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les faire; & il n’y a qu’un homme de bien qui sache l’art d’en former d’autres. Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu, il n’en peut inspirer le goût à personne; & s’il savoit la rendre aimable, il l’aimeroit lui-même. Que servent de froides leçons démenties par un exemple continuel, si ce n’est à faire penser que celui qui les donne se joue de la crédulité d’autrui? Que ceux qui nous exhortent à faire ce qu’ils disent & non ce qu’ils font, disent une grand absurdité! Qui ne fait pas ce qu’il dit ne le dit jamais bien, car le langage du coeur, qui touche & persuade, y manque. J’ai quelquefois entendu de ces conversations grossierement apprêtées qu’on tient devant les domestiques comme devant les enfans pour leur faire des leçons indirectes. Loin de juger qu’ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vus sourire en secret de l’ineptie du maître qui les prenoit pour des sots, en débitant lourdement devant eux des maximes qu’ils savoient bien n’être pas les siennes.
Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans cette maison & le grand art des maîtres pour rendre leurs domestiques tels qu’ils les veulent est de se montrer à eux tels qu’ils sont. Leur conduite est toujours franche & ouverte, parce qu’ils n’ont pas peur que leurs actions démentent leurs discours. Comme ils n’ont point par eux-mêmes une morale [105] différente de celle qu’ils veulent donner aux autres, ils n’ont pas besoin de circonspection dans leurs propos; un mot étourdiment échappé ne renverse point les principes qu’ils se sont efforcés d’établir. Ils ne disent point indiscretement toutes leurs affaires, mais ils disent librement toutes leurs maximes. A table, à la promenade, tête à tête, ou devant tout le monde, on tient toujours le même langage; on dit naïvement ce qu’on pense sur chaque chose; & sans qu’on songe à personne, chacun y trouve toujours quelque instruction. Comme les domestiques ne voyent jamais rien faire à leur maître qui ne soit droit, juste, équitable, ils ne regardent point la justice comme le tribut du pauvre, comme le joug du malheureux, comme une des miseres de leur état. L’attention qu’on a de ne pas faire courir en vain les ouvriers & perdre des journées pour venir solliciter le payement de leurs journées, les accoutume à sentir le prix du tems. En voyant le soin des maîtres à ménager celui d’autrui, chacun en conclut que le sien leur est précieux & se fait un plus grand crime de l’oisiveté. La confiance qu’on a dans leur intégrité donne à leurs institutions une force qui les fait valoir & prévient les abus. On n’a pas peur que, dans la gratification de chaque semaine, la maîtresse trouve toujours que c’est le plus jeune ou le mieux fait qui a été le plus diligent. Un ancien domestique ne craint pas qu’on lui cherche quelque chicane pour épargner l’augmentation de gages qu’on lui donne. On n’espere pas profiter de leur discorde pour se faire valoir & obtenir de l’un ce qu’aura refusé l’autre. Ceux qui sont à marier ne [106] craignent pas qu’on nuise à leur établissement pour les garder plus long-tems & qu’ainsi leur bon service leur fasse tort. Si quelque valet étranger venoit dire aux gens de cette maison qu’un maître & ses domestiques sont entre eux dans un véritable état de guerre; que ceux-ci, faisant au premier tout du pis qu’il peuvent, usent en cela d’une juste représaille; que les maîtres étant usurpateurs, menteurs & fripons, il n’y a pas de mal à les traiter comme ils traitent le prince, ou le peuple, ou les particuliers & à leur rendre adroitement le mal qu’ils font à force ouverte; celui qui parleroit ainsi ne seroit entendu de personne: on ne s’avise pas même ici de combattre ou prévenir de pareils discours; il n’appartient qu’à ceux qui les font noître d’être obligés de les réfuter.
Il n’y a jamais ni mauvaise humeur ni mutinerie dans l’obéissance, parce qu’il n’y a ni hauteur ni caprice dans le commandement, qu’on n’exige rien qui ne soit raisonnable & utile & qu’on respecte assez la dignité de l’homme, quoique dans la servitude, pour ne l’occuper qu’à des choses qui ne l’avilissent point. Au surplus, rien n’est bas ici que le vice & tout ce qui est utile & juste est honnête & bienséant.
Si l’on ne souffre aucune intrigue au dehors, personne n’est tenté d’en avoir. Ils savent bien que leur fortune la plus assurée est attachée à celle du maître & qu’ils ne manqueront jamais de rien tant qu’on verra prospérer la maison. En la servant ils soignent donc leur patrimoine, & l’augmentent en rendant leur service agréable; c’est là leur plus [107] grand intérêt. Mais ce mot n’est guere à sa place en cette occasion; car je n’ai jamais vu de police où l’intérêt fût si sagement dirigé & où pourtant il influât moins que dans celle-ci. Tout se fait par attachement: l’on diroit que ces ames vénales se purifient en entrant dans ce séjour de sagesse & d’union. L’on diroit qu’une partie des lumieres du maître & des sentimens de la maîtresse ont passé dans chacun de leurs gens: tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnêtes & supérieurs à leur état! Se faire estimer, considérer, bien vouloir, est leur plus grand ambition & ils comptent les mots obligeans qu’on leur dit, comme ailleurs les étrennes qu’on leur donne.
Voilà, milord, mes principales observations sur la partie de l’économie de cette maison qui regarde les domestiques & mercenaires. Quant à la maniere de vivre des maîtres & au gouvernement des enfans, chacun de ces articles mérite bien une lettre à part. Vous savez à quelle intention j’ai commencé ces remarques; mais en vérité tout cela forme un tableau si ravissant, qu’il ne faut, pour aimer à le contempler, d’autre intérêt que le plaisir qu’on y trouve.
LETTRE XI.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD
Non, milord, je ne m’en dédis point: on ne voit rien dans cette maison qui n’associe l’agréable à l’utile; mais les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit, elles comprennent encore tout amusement innocent & simple qui nourrit le goût de la retraite, du travail, de la modération & conserve à celui qui s’y livre une ame saine, un coeur libre du trouble des passions. Si l’indolente oisiveté n’engendre que la tristesse & l’ennui, le charme des doux loisirs est le fruit d’une vie laborieuse. On ne travaille que pour jouir: cette alternative de peine & de jouissance est notre véritable vocation. Le repos qui sert de délassement aux travaux passés & d’encouragement à d’autres n’est pas moins nécessaire à l’homme que le travail même.
Après avoir admiré l’effet de la vigilance & des soins de la plus respectable mere de famille dans l’ordre de sa maison, j’ai vu celui de ses récréations dan un lieu retiré dont elle fait sa promenade favorite & qu’elle appelle son Elysée.
Il y avoit plusieurs jours que j’entendois parler de cet Elysée dont on me faisoit une espece de mystere. Enfin, hier après dîner, l’extrême chaleur rendant le dehors & le dedans de la maison presque également insupportables, M. de Wolmar proposa à sa femme de se donner congé, cet apres-midi & au lieu de se retirer comme à l’ordinaire dans la chambre [109] de ses enfans jusque vers le soir, de venir avec nous respirer dans le verger; elle y consentit & nous nous y rendîmes ensemble.
Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l’allée couverte qui l’en sépare, qu’on ne l’aperçoit de nulle part. L’épais feuillage qui l’environne ne permet point à l’oeil d’y pénétrer & il est toujours soigneusement fermé à la clef. A peine fus-je au dedans, que, la porte étant masquée par des aunes, & des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les côtés, je ne vis plus en me retournant par où j’étois entré & n’apercevant point de porte, je me trouvai là comme tombé des nues.
En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d’une agréable sensation de fraîcheur que d’obscurs ombrages, une verdure animée & vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d’eau courante & le chant de mille oiseaux, porterent à mon imagination du moins autant qu’à mes sens; mais en même tems je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, & il me sembloit d’être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d’un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile & m’écriai dans un enthousiasme involontaire: O Tinian! ô Juan-Fernandez!* [*Isles désertes de la mer du Sud, célebres dans la voyage de l’Amiral Anson.] Julie, le bout du monde est à votre porte! Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ramenent bien vite à Clarens: voyons si le charme tiendra [110] plus long-tems chez vous. C’est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois & où vous vous battiez avec ma cousine à coups de pêches. Vous savez que l’herbe y étoit assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d’ombre & qu’il n’y avoit point d’eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensez-vous qu’il m’en a coûté pour le mettre dans l’état où il est? Car il est bon de vous dire que j’en suis la surintendante & que mon mari m’en laisse l’entiere disposition. Ma foi, lu dis-je, il ne vous en a coûté que de la négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste & abandonné; je n’y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte; l’eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait tout le reste; & vous-même n’eussiez jamais su faire aussi bien qu’elle.Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction & il n’y a rien là que je n’aie ordonné. Encore un coup, devinez.Premierement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine & de l’argent on a pu suppléer au tems. Les arbres...Quant à cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu’il n’y en a pas beaucoup de fort grands & ceux-là y étoient déjà. De plus, Julie a commencé ceci long-tems avant son mariage & presque d’abord après la mort de sa mere, qu’elle vint avec son pere chercher ici la solitude.Eh bien! dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragés, soient venus en sept ou huit ans & que l’art s’en soit mêlé, j’estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien [111] économisé.Vous ne surfaites que de deux mille écus, dit-elle, il ne m’en a rien coûté. Comment, rien? Non, rien: à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens & quelques-unes de M. de Wolmar lui-même qui n’a pas dédaigné d’être quelquefois mon garçon jardinier. Je ne comprenois rien à cette énigme; mais Julie qui jusque-là m’avoit retenu, me dit en me laissant aller; avancez & vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l’enchantement! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde.
Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé; & si je ne trouvai point de plantes exotiques & de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées & réunies de maniere à produire un effet plus riant & plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court & serré étoit mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine & d’autres herbes odorantes. On y voyoit briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’oeil en démêloit avec surprise quelques-unes de jardin, qui sembloient croître naturellement avec les autres. Je rencontrois de tems en tems des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étoient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avoit fait recourber les branches, pendre en terre & prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts, je voyois çà & là sans ordre & sans symétrie des broussailles de roses, de framboisiers, [112] de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paroient la terre en lui donnant l’air d’être en friche. Je suivois des allées tortueuses & irrégulieres bordées de ces bocages fleuris & couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite & d’autres plantes de cette espece, parmi lesquelles le chevrefeuille, & le jasmin daignoient se confondre. Ces guirlandes sembloient jetées négligemment d’un arbre à l’autre, comme j’en avois remarqué quelquefois dans les forêts & formoient sur nous des especes de draperies qui nous garantissoient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode & sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe & sans rejetons raboteux. Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts & touffus, qui m’en avoient tant imposé de loin, n’étoient formés que de ces plantes rampantes & parasites, qui, guidées le long des arbres, environnoient leurs têtes du plus épais feuillage & leurs pieds d’ombre & de fraîcheur. J’observai même qu’au moyen d’une industrie assez simple on avoit fait prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu’elles s’étendoient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s’en trouvent pas mieux de toutes ces additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifié l’utile à l’agréable & dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants & des arbres, qu’avec ce verger de moins la récolte en fruits ne laisse pas d’être plus forte qu’auparavant. Si vous songez combien au [113] fond d’un bois on est charmé quelquefois de voir un fruit sauvage & même de s’en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir qu’on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents & mûrs, quoique clairsemés & de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisir de la recherche & du choix.
Toutes ces petites routes étoient bordées & traversées d’une eau limpide & claire, tantôt circulant parmi l’herbe & les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur, & marqueté qui rendoit l’eau plus brillante. On voyoit des sources bouillonner & sortir de la terre & quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l’eau calme & paisible réfléchissoit à l’oeil les objets. Je comprends à présent tout le reste, dis-je à Julie; mais ces eaux que je vois de toutes parts... Elles viennent de là, reprit-elle en me montrant le côté où étoit la terrasse de son jardin. C’est ce même ruisseau qui fournit à grands frais dans le parterre un jet d’eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par respect pour mon pere qui l’a fait faire; mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n’approchons guere au jardin! Le jet d’eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j’y ai réuni l’eau de la fontaine publique, qui se rendoit dans le lac par le grand chemin, qu’elle dégradoit au préjudice des passants & à pure perte pour tout le monde. Elle faisoit un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je les ai renfermés dans mon enceinte & j’y conduis la même eau par d’autres routes.
[114] Je vis alors qu’il n’avoit été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant & réunissant à propos, en épargnant la pente le plus qu’il étoit possible, pour prolonger le circuit & se ménager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d’un pouce de gravier du lac & parsemée de coquillages formoit le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre & de gazon au niveau du sol, formoient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s’en élevoient par des siphons sur des lieux raboteux & bouillonnoient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie & humectée donnoit sans cesse de nouvelles fleurs & entretenoit l’herbe toujours verdoyante & belle.
Plus je parcourois cet agréable asile, plus je sentois augmenter la sensation délicieuse que j’avois éprouvée en y entrant. Cependant la curiosité me tenoit en haleine. J’étois plus empressé de voir les objets que d’examiner leurs impressions & j’aimois à me livrer à cette charmante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais Madame de Wolmar, me tirant de ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras: Tout ce que vous voyez n’est que la nature végétale & inanimée; & quoi qu’on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui attriste. Venez la voir animée & sensible, c’est là qu’à chaque instant du jour vous lui trouverez un attroit nouveau. Vous me prévenez, lui dis-je; j’entends un ramage bruyant & confus & j’aperçois assez peu d’oiseaux: je comprends que vous avez une voliere. Il est vrai, dit-elle; approchons-en. Je n’osai dire encore ce que je pensois de la voliere; mais cette idée [115] avoit quelque chose qui me déplaisait & ne me sembloit point assortie au reste.
Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l’eau réunie en un jolie ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu’on avoit souvent ébranchés. Leurs têtes creuses & demi-chauves formoient des especes de vases d’où sortaient, par l’adresse dont j’ai parlé, des touffes de chevrefeuille, dont une partie s’entrelaçoit autour des branches & l’autre tomboit avec grâce le long du ruisseau. Presque à l’extrémité de l’enceinte étoit un petit bassin bordé d’herbes, de joncs, de roseaux, servant d’abreuvoir à la voliere & derniere station de cette eau si précieuse & si bien ménagée.
Au delà de ce bassin étoit un terre-plein terminé dans l’angle de l’enclos par une monticule garnie d’une multitude d’arbrisseaux de toute espece; les plus petits vers le haut & toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s’abaissait; ce qui rendoit le plan des têtes presque horizontal, ou montroit au moins qu’un jour il le devoit être. Sur le devant étoient une douzaine d’arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l’orme, le frêne, l’acacia. C’étoient les bocages de ce coteau qui servoient d’asile à cette multitude d’oiseaux dont j’avois entendu de loin le ramage; & c’étoit à l’ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu’on les voyoit voltiger, courir, chanter, s’agacer, se battre comme s’ils ne nous avoient pas appercus. Ils s’enfuirent si peu à notre approche, que, selon l’idée dont j’étois prévenu, je les crus d’abord enfermés par un grillage; mais comme nous [116] fûmes arrivés au bord du bassin, j’en vis plusieurs descendre & s’approcher de nous sur une espece de courte allée qui séparoit en deux le terre-plein & communiquoit du bassin à la voliere. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l’allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu’il avoit dans sa poche; & quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent & se mirent à manger comme des poules, d’un air si familier que je vis bien qu’ils étoient faits à ce manege. Cela est charmant! m’écriai-je. Ce mot de voliere m’avoit surpris de votre part; mais je l’entends maintenant: je vois que vous voulez des hôtes, & non pas des prisonniers. Qu’appelez-vous des hôtes? répondit Julie: c’est nous qui sommes les leurs;* [*Cette réponse n’est pas exacte, puisque le mot d’hôte est corrélatif de lui-même. Sans vouloir relever toutes les fautes de langue, je dois avertir de celles qui peuvent induite en erreur.] ils sont ici les maîtres & nous leur payons tribut pour en être soufferts quelquefois.Fort bien, repris-je; mais comment ces maîtres-là se sont-ils emparés de ce lieu? Le moyen d’y rassembler tant d’habitans volontaires? Je n’ai pas oui dire qu’on ait jamais rien tenté de pareil; & je n’aurois point cru qu’on y pût réussir, si je n’en avois la preuve sous mes yeux.
La patience & le tems, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expédiens dont les gens riches ne s’avisent guere dans leurs plaisirs. Toujours pressés de jouir, la force & l’argent sont les seuls moyens qu’ils connaissent: ils ont des oiseaux dans des cages & des amis à tant par mois. Si jamais des valets approchoient de ce lieu, vous [117] en verriez bientôt les oiseaux disparaître; & s’ils y sont à présent en grand nombre, c’est qu’il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n’y en a point; mais il est aisé, quand il y en a, d’en attirer davantage en prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvée en sûreté & ne dénichant point les petits; car alors ceux qui s’y trouvent restent & ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu’il fût séparé du verger; Julie n’a fait que l’y enfermer par une haie vive, ôter celle qui l’en séparait, l’agrandir & l’orner de nouveaux plants. Vous voyez, à droite & à gauche de l’allée qui y conduit, deux espaces remplis d’un mélange confus d’herbes, de pailles & de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque année du blé, du mil, du tournesol, du chenevis, des pesettes,* [*De la vesce.] généralement de tous les grains que les oiseaux aiment & l’on n’en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, été & hiver, elle ou moi leur apportons à manger & quand nous y manquons, la Fanchon y supplée d’ordinaire. Ils ont l’eau à quatre pas, comme vous le voyez. Madame de Wolmar pousse l’attention jusqu’à les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse & d’autres matieres proprès à faire des nids. Avec le voisinage des matériaux, l’abondance des vivres & le grand soin qu’on prend d’écarter tous les ennemis,* [*Les lois, les souris, les chouettes & sur-tout les enfans.] l’éternelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en un lieu commode où rien [118] ne leur manque, où personne ne les trouble. Voilà comment la patrie des peres est encore celle des enfans & comment la peuplade se soutient & se multiplie.
Ah! dit Julie, vous ne voyez plus rien! chacun ne songe plus qu’à soi; mais des époux inséparables, le zele des soins domestiques, la tendresse paternelle & maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu’il faloit être ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle & son coeur au plus doux sentiment de la nature.Madame, repris-je assez tristement, vous êtes épouse & mere; ce sont des plaisirs qu’il vous appartient de connaître. Aussitôt M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant: Vous avez des amis & ces amis ont des enfans; comment l’affection paternelle vous serait-elle étrangere? Je le regardai, je regardai Julie; tous deux se regarderent & me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l’un après l’autre, je leur dis avec attendrissement: Ils me sont aussi chers qu’à vous. Je ne sais par quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une ame; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar me paroit un autre homme & je vois moins en lui le mari de celle que j’ai tant aimée que le pere de deux enfans pour lesquels je donnerois ma vie.
Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus près ce charmant asile & ses petits habitants; mais Madame de Wolmar me retint. Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur domicile & vous êtes même le premier de nos hôtes que j’aie amené jusqu’ici. Il y a quatre clefs de ce verger, dont mon pere & nous avons chacun une: [119] Fanchon a la quatrieme, comme inspectrice & pour y mener quelquefois mes enfans; faveur dont on augmente le prix par l’extrême circonspection qu’on exige d’eux tandis qu’ils y sont. Gustin lui-même n’y entre jamais qu’avec un des quatre; encore, passé deux mois de printemps où ses travaux sont utiles, n’y entre-t-il presque plus & tout le reste se fait entre nous.Ainsi, lui dis-je, de peur que vos oiseaux ne soient vos esclaves, vous vous êtes rendus les leurs.Voilà bien, reprit-elle, le propos d’un tyran, qui ne croit jouir de sa liberté qu’autant qu’il trouble celle des autres.
Comme nous partions pour nous en retourner, M. de Wolmar jeta une poignée d’orge dans le bassin & en y regardant j’appercus quelques petits poissons. Ah! ah! dis-je aussitôt, voici pourtant des prisonniers. Oui, dit-il, ce sont des prisonniers de guerre auxquels on a fait grâce de la vie. Sans doute, ajouta sa femme. Il y a quelque tems que Fanchon vola dans la cuisine des perchettes qu’elle apporta ici à mon insu. Je les y laisse, de peur de la mortifier si je les renvoyois au lac; car il vaut encore mieux loger du poisson un peu à l’étroit que de fâcher un honnête personne.Vous avez raison, répondis-je; & celui-ci n’est pas trop à plaindre d’être échappé de la poêle à ce prix.
He bien! que vous en semble? me dit-elle en nous en retournant. Etes-vous encore au bout du monde? Non, dis-je, m’en voici tout-à-fait dehors & vous m’avez en effet transporté dans l’Elysée.Le nom pompeux qu’elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien cette [120] raillerie. Louez modestement des jeux d’enfant & songez qu’ils n’ont jamais rien pris sur les soins de la mere de famille. Je le sais, repris-je, j’en suis tres sûr; & les jeux d’enfant me plaisent plus en ce genre que les travaux des hommes.
Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre; c’est qu’un lieu si différent de ce qu’il étoit ne peut être devenu ce qu’il est qu’avec de la culture, & du soin: cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture; tout est verdoyant, frais, vigoureux & la main du jardinier ne se montre point; rien ne dément l’idée d’une île déserte qui m’est venue en entrant & je n’apperçois aucun pas d’hommes.Ah! dit M. de Wolmar, c’est qu’on a pris grand soin de les effacer. J’ai été souvent témoin, quelquefois complice de la friponnerie. On fait semer du foin sur tous les endroits labourés & l’herbe cache bientôt les vestiges du travail; on fait couvrir l’hiver de quelques couches d’engrais les lieux maigres & arides; l’engrais mange la mousse, ranime l’herbe & les plantes; les arbres eux-mêmes ne s’en trouvent pas plus mal & l’été il n’y paroit plus. A l’égard de la mousse qui couvre quelques allées, c’est Milord Edouard qui nous a envoyé d’Angleterre le secret pour la faire naître. Ces deux côtés, continua-t-il, étoient fermés par des murs; les murs ont été masqués, non par des espaliers, mais par d’épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d’un bois. Des deux autres côtés regnent de fortes haies vives, bien garnies d’érable, d’aubépine, de houx, [121] de troene & d’autres arbrisseaux mélangés qui leur ôtent l’apparence de haies & leur donnent celle d’un taillis. Vous ne voyez rien d’aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n’entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l’Isle & en agrandir l’étendue apparente, sans faire des détours incommodes & trop fréquens.* [*Ainsi ce ne sont pas de ces petits bosquets à la mode, si ridiculement contournés qu’on n’y marche qu’en zigzag & qu’à chaque pas il faut faire une pirouette.]
En considérant tout cela, je trouvois assez bizarre qu’on prît tant de peine pour se cacher celle qu’on avoit prise; n’auroit-il pas mieux valu n’en point prendre? Malgré tout ce qu’on vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du travail par l’effet & vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu’il suffit de mettre en terre & qui viennent ensuite d’elles-mêmes. D’ailleurs, la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles & qu’ils défigurent quand ils sont à leur portée: elle fuit les lieux fréquentés; c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des Isles désertes qu’elle étale ses charmes les plus touchans. Ceux qui l’aiment & ne peuvent l’aller chercher si loin, sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux & tout cela ne peut se faire sans un peu d’illusion.
A ces mots il me vint une imagination qui les fit rire. Je [122] me figure, leur dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison & amenant avec lui un architecte cherement payé pour gâter la nature. Avec quel dédain il entreroit dans ce lieu simple & mesquin! Avec quel mépris il feroit arracher toutes ces guenilles! Les beaux alignemens qu’il prendrait! Les belles allées qu’il feroit percer! Les belles pattes-d’oie, les beaux arbres en parasol, en éventail! Les beaux treillages bien sculptés! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées! Les beaux boulingrins de fin gazon d’Angleterre, ronds, carrés, échancrés, ovales! Les beaux ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!...* [*Je suis persuadé que la tems approche où l’on voudra plus dans les jardins rien de ce qui se trouve dans la campagne; on n’y souffrita plus ni plantes, ni arbrisseaux: on n’y voudra que des fleurs de porcelaine, des magots, des treillages, du fable de toutes couleurs & de beaux vases pleins de rien.] Quand tout cela sera exécuté, dit M. de Wolmar, il aura fait un tres beau lieu dans lequel on n’ira guere & dont on sortira toujours avec empressement pour aller chercher la campagne; un lieu triste, où l’on ne se promenera point, mais par où l’on passera pour s’aller promener; au lieu que dans mes courses champêtres je me hâte souvent de rentrer pour venir me promener ici.
Je ne vois dans ces terrains si vastes & si richement ornés que la vanité du propriétaire & de l’artiste, qui, toujours empressés d’étaler, l’un sa richesse & l’autre son talent, préparent, [123] à grands frais, de l’ennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goût de grandeur qui n’est point fait pour l’homme empoisonne ses plaisirs. L’air grand est toujours triste; il fait songer aux miseres de celui qui l’affecte. Au milieu de ses parterres & de ses grandes allées, son petit individu ne s’agrandit point: un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixant;* [*Il devoit bien s’étendre un peu sur le mauvais goût d’élaguer ridiculement les arbres, pour les élancer dans les nues, en leur ôtant leurs belles têtes, leurs ombrages, en épuisant leur seve & les empêchant de profiter. Cette méthode, il est vrai, donne du bois aux jardiniers: mais elle en ôte au pays, qui n’en a pas déjà trop. On croiroit que la nature es faite en France autrement que dans tout le reste du monde, tant on y prend soin de la défigurer. Les parcs n’y plantés que de longues perches; ce sont des forêts de mâts ou de mais. & l’on s’y promene au milieu des bois sans trouver d’ombre,] il n’occupe jamais que ses trois pieds d’espace & se perd comme un ciron dans ses immenses possessions.
Il y a un autre goût directement opposé à celui-là & plus ridicule encore, en ce qu’il ne laisse pas même jouir de la promenade pour laquelle les jardins sont faits.J’entends, lui dis-je; c’est celui de ces petits curieux, de ces petits fleuristes qui se pâment à l’aspect d’une renoncule & se prosternent devant des tulipes. Là-dessus, je leur racontai, milord, ce qui m’étoit arrivé autrefois à Londres dans ce jardin de fleurs où nous fûmes introduits avec tant d’appareil & où nous vîmes briller si pompeusement tous les trésors de la Hollande sur quatre couches de fumier. Je n’oubliai pas la cérémonie du parasol & de la petite baguette dont on m’honora, moi indigne, ainsi que les autres spectateurs. Je leur confessai humblement [124] comment, ayant voulu m’évertuer à mon tour & hasarder de m’extasier à la vue d’une tulipe dont la couleur me parut vive & la forme élégante, je fus moqué, hué, sifflé de tous les savants & comment le professeur du jardin, passant du mépris de la fleur à celui du panégyriste, ne daigna plus me regarder de toute la séance. Je pense, ajoutai-je, qu’il eut bien du regret à sa baguette & à son parasol profanés.
Ce goût, dit M. de Wolmar, quand il dégénere en manie, a quelque chose de petit & de vain qui le rend puéril & ridiculement coûteux. L’autre, au moins, a de la noblesse, de la grandeur & quelque sorte de vérité; mais qu’est-ce que la valeur d’une patte ou d’un oignon, qu’un insecte ronge ou détruit peut-être au moment qu’on le marchande, ou d’une fleur précieuse à midi & flétrie avant que le soleil soit couché? Qu’est-ce qu’une beauté conventionnelle qui n’est sensible qu’aux yeux des curieux & qui n’est beauté que parce qu’il leur plaît qu’elle le soit? Le tems peut venir qu’on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu’on y cherche aujourd’hui & avec autant de raison; alors vous serez le docte à votre tour & votre curieux l’ignorant. Toutes ces petites observations qui dégénerent en étude ne conviennent point à l’homme raisonnable qui veut donner à son corps un exercice modéré, ou délasser son esprit à la promenade en s’entretenant avec ses amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant & non pour être si curieusement anatomisées.* [*Le sage Wolmar n’y avoit pas bien regardé. Lui qui savoit si bien observer les hommes, observoit-il si mal la nature? Ignoroit-il que si son Auteur est grandes choses, il est tres-grand dans les petites?] Voyez leur reine briller de toutes parts [125] dans ce verger: elle parfume l’air, elle enchante les yeux & ne coûte presque ni soin ni culture. C’est pour cela que les fleuristes la dédaignent: la nature l’a faite si belle qu’ils ne lui sauroient ajouter des beautés de convention; & ne pouvant se tourmenter à la cultiver, ils n’y trouvent rien qui les flatte. L’erreur des prétendus gens de goût est de vouloir de l’art partout & de n’être jamais contens que l’art ne paraisse; au lieu que c’est à le cacher que consiste le véritable goût, sur-tout quand il est question des ouvrages de la nature. Que signifient ces allées si droites, si sablées, qu’on trouve sans cesse & ces étoiles, par lesquelles, bien loin d’étendre aux yeux la grandeur d’un parc, comme on l’imagine, on ne fait qu’en montrer maladroitement les bornes? Voit-on dans les bois du sable de riviere, ou le pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable que sur la mousse ou la pelouse? La nature emploie-t-elle sans cesse l’équerre & la regle? Ont-ils peur qu’on ne la reconnaisse en quelque chose malgré leurs soins pour la défigurer? Enfin, n’est-il pas plaisant que, comme s’ils étoient déjà las de la promenade en la commençant, ils affectent de la faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme? Ne dirait-on pas que, prenant le plus court chemin, ils font un voyage plutôt qu’une promenade & se hâtent de sortir aussitôt qu’ils sont entrés?
Que fera donc l’homme de goût qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-même, qui cherche les plaisirs vrais & simples & qui veut se faire une promenade à la porte de sa maison? [126] Il la fera si commode & si agréable qu’il s’y puisse plaire à toutes les heures de la journée & pourtant si simple & si naturelle qu’il semble n’avoir rien fait. Il rassemblera l’eau, la verdure, l’ombre & la fraîcheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il ne donnera à rien de la symétrie; elle est ennemie de la nature & de la variété; & toutes les allées d’un jardin ordinaire se ressemblent si fort qu’on croit être toujours dans la même: il élaguera le terrain pour s’y promener commodément, mais les deux côtés de ses allées ne seront point toujours exactement paralleles; la direction n’en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la démarche d’un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s’inquiétera point de se percer au loin de belles perspectives: le goût des poins de vue & des lointains vient du penchant qu’ont la plupart des hommes à ne se plaire qu’où ils ne sont pas; ils sont toujours avides de ce qui est loin d’eux; & l’artiste, qui ne sait pas les rendre assez contens de ce qui les entoure, se donne cette ressource pour les amuser. Mais l’homme dont je parle n’a pas cette inquiétude; & quand il est bien où il est, il ne se soucie point d’être ailleurs. Ici, par exemple, on n’a pas de vue hors du lieu & l’on est tres content de n’en pas avoir. On penseroit volontiers que tous les charmes de la nature y sont renfermés & je craindrois fort que la moindre échappé de vue au dehors n’ôtât beaucoup d’agrément à cette promenade.* [*Je ne fais si l’on a jamais essayé de donner aux longues allées d’une étoile une courbure légere, en sorte que l’oeil ne pût suivre chaque allée tout-à-fait jusqu’au bout & que l’extrêmité opposée en fût cachée au spectateur. On perdroit, il est vrai, l’agrément des poins de vue; mais on gagneroit l’avantage si cher aux propriétaires d’agrandir à l’imagination le lieu où l’on est & dans le milieu d’une étoile assez bornée on se croiroit perdu dans un parc immense. Je suis persuadé que la promenade en seroit aussi moins ennuyeuse quoique plus solitaire; car tout ce qui donne prise à l’imagination excite les idées & nourrit l’esprit; mais les faiseurs de jardins ne sont pas gens à sentir ces choses-là. Combien de fois dans un lieu rustique le crayon leur tomberoit des mains, comme à Le Nostre dans le parc de St. James, s’ils connoissoient comme lui ce qui donne de la vie à la nature & de l’intérêt a son spectacle?] Certainement [127] tout homme qui n’aimera pas à passer les beaux jours dans un lieu si simple & si agréable n’a pas le goût pur ni l’ame saine. J’avoue qu’il n’y faut pas amener en pompe les étrangers; mais en revanche on s’y peut plaire soi-même, sans le montrer à personne.
Monsieur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes raisons pour n’aimer guere à se promener tout seul, ni à se trouver vis-à-vis d’eux-mêmes; ainsi ils font tres bien de ne songer en cela qu’aux autres. Au reste, j’ai vu à la Chine des jardins tels que vous les demandez & faits avec tant d’art que l’art n’y paraissoit point, mais d’une maniere si dispendieuse & entretenus à si grands frais, que cette idée m’ôtoit tout le plaisir que j’aurois pu goûter à les voir. C’étoient des roches, des grottes, des cascades artificielles, dans des lieux plains & sablonneux où l’on n’a que de l’eau de puits; c’étoient des fleurs & des plantes rares de tous les climats de la Chine & de la Tartarie rassemblées & cultivées en un même sol. On n’y voyoit à la vérité ni belles allées ni compartimens réguliers; mais on y voyoit entassées avec profusion des merveilles qu’on ne trouve qu’éparses [128], & séparées; la nature s’y présentoit sous mille aspects divers & le tout ensemble n’étoit point naturel. Ici l’on n’a transporté ni terres ni pierres, on n’a fait ni pompes ni réservoirs, on n’a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de paillassons. Un terrain presque uni a reçu des ornemens tres simples; des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets d’eau coulant sans apprêt, sans contrainte, ont suffi pour l’embellir. C’est un jeu sans effort, dont la facilité donne au spectateur un nouveau plaisir. Je sens que ce séjour pourroit être encore plus agréable & me plaire infiniment moins. Tel est, par exemple, le parc célebre de Milord Cobham à Staw. C’est un composé de lieux tres beaux, & tres pittoresques dont les aspects ont été choisis en différens pays & dont tout paroit naturel, excepté l’assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maître & le créateur de cette superbe solitude y a même fait construire des ruines, des temples, d’anciens édifices; & les tems ainsi que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus qu’humaine. Voilà précisément de quoi je me plains. Je voudrois que les amusemens des hommes eussent toujours un air facile qui ne fît point songer à leur foiblesse & qu’en admirant ces merveilles on n’eût point l’imagination fatiguée des sommes & des travaux qu’elles ont coûtés. Le sort ne nous donne-t-il pas assez de peines sans en mettre jusque dans nos jeux?
Je n’ai qu’un seul reproche à faire à votre Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraîtra grave; c’est d’être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle [129] promenade, ayant de l’autre côté de la maison des bosquets si charmans & si négligés? Il est vrai, dit-elle un peu embarrassée; mais j’aime mieux ceci.Si vous aviez bien songé à votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle seroit plus qu’indiscrete. Jamais ma femme depuis son mariage n’a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J’en sais la raison quoiqu’elle me l’ait toujours tué. Vous qui ne l’ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes; ils sont plantés par les mains de la vertu.
A peine avais-je reçu cette juste réprimande, que la petite famille, menée par Fanchon, entra comme nous sortions. Ces trois aimables enfans se jetterent au cou de M. & de Madame de Wolmar. J’eus ma part de leurs petites caresses. Nous rentrâmes, Julie & moi, dans l’Elysée en faisant quelques pas avec eux, puis nous allâmes rejoindre M. de Wolmar, qui parloit à des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit qu’après être devenue mere, il lui étoit venu sur cette promenade une idée qui avoit augmenté son zele pour l’embellir. J’ai pensé, me dit-elle, à l’amusement de mes enfans & à leur santé quand ils seront plus âgés. L’entretien de ce lieu demande plus de soin que de peine; il s’agit plutôt de donner un certain contour aux rameaux des plans que de bêcher & labourer la terre: j’en veux faire un jour mes petits jardiniers; ils auront autant d’exercice qu’il leur en faut pour renforcer leur tempérament & pas assez pour le fatiguer. D’ailleurs ils feront faire ce qui sera trop fort pour leur âge, & se borneront au travail qui les amusera. Je ne saurois vous dire, [130] ajouta-t-elle, quelle douceur je goûte à me représenter mes enfans occupés à me rendre les petits soins que je prends avec tant de plaisir pour eux, & la joie de leurs tendres coeurs en voyant leur mere se promener avec délices sous des ombrages cultivés de leurs mains. En vérité, mon ami, me dit-elle d’une voix émue, des jours ainsi passés tiennent du bonheur de l’autre vie; & ce n’est pas sans raison qu’en y pensant j’ai donné d’avance à ce lieu le nom d’Elysée. Milord, cette incomparable femme est mere comme elle est épouse, comme elle est amie, comme elle est fille; & pour l’éternel supplice de mon coeur, c’est encore ainsi qu’elle fut amante.
Enthousiasmé d’un séjour si charmant, je les priai le soir de trouver bon que, durant mon séjour chez eux, la Fanchon me confiât sa clef & le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie envoya le sac de grain dans ma chambre & me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la reçus avec une sorte de peine: il me sembla que j’aurois mieux aimé celle de M. de Wolmar.
Ce matin je me suis levé de bonne heure & avec l’empressement d’un enfant je suis allé m’enfermer dans l’île déserte. Que d’agréables pensées j’espérois porter dans ce lieu solitaire, où le doux aspect de la seule nature devoit chasser de mon souvenir tout cet ordre social, & factice qui m’a rendu si malheureux! Tout ce qui va m’environner est l’ouvrage de celle qui me fut si chére. Je la contemplerai tout autour de moi; je ne verrai rien que sa main n’ait touché; je baiserai des fleurs que ses pieds auront foulées; je respirerai [131] avec la rosée un air qu’elle a respiré; son goût dans ses amusemens me rendra présens tous ses charmes & je la trouverai par-tout comme elle est au fond de mon coeur.
En entrant dans l’Elisée avec ces dispositions, je me suis subitement rappellé le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la même place. Le souvenir de ce seul mot a changé sur-le-champ tout l’état de mon ame. J’ai cru voir l’image de la vertu où je cherchois celle du plaisir. Cette image s’est confondue dans mon esprit avec les traits de Madame de Wolmar & pour la premiere fois depuis mon retour j’ai vu Julie en son absence, non telle qu’elle fut pour moi & que j’aime encore à me la représenter, mais telle qu’elle se montre à mes yeux tous les jours. Milord, j’ai cru voir cette femme si charmante, si chaste & si vertueuse, au milieu de ce même cortege qui l’entouroit hier. Je voyois autour d’elle ses trois aimables enfans, honorable & précieux gage de l’union conjugale & de la tendre amitié, lui faire & recevoir d’elle mille touchantes caresses. Je voyois à ses côtés le grave Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne de l’être. Je croyois voir son oeil pénétrant & judicieux percer au fond de mon coeur, & m’en faire rougir encore; je croyois entendre sortir de sa bouche des reproches trop mérités & des leçons trop mal écoutées. Je voyois à sa suite cette même Fanchon Regard, vivante preuve du triomphe des vertus & de l’humanité sur le plus ardent amour. Ah! quel sentiment coupable eût pénétré jusqu’à elle à travers cette inviolable escorte? Avec quelle indignation j’eusse étouffé les vils transports d’une passion criminelle & mal éteinte & [132] que je me serois méprisé de souiller d’un seul soupir un aussi ravissant tableau d’innocence & d’honnêteté! Je repassois dans ma mémoire les discours qu’elle m’avoit tenus en sortant, puis, remontant avec elle dans un avenir qu’elle contemple avec tant de charmes, je voyois cette tendre mere essuyer la sueur du front de ses enfans, baiser leurs joues enflammées & livrer ce coeur fait pour aimer au plus doux sentiment de la nature. Il n’y avoit pas jusqu’à ce nom d’Elysée qui ne rectifiât en moi les écarts de l’imagination & ne portât dans mon ame un calme préférable au trouble des passions les plus séduisantes. Il me peignoit en quelque sorte l’intérieur de celle qui l’avoit trouvé; je pensois qu’avec une conscience agitée on n’auroit jamais choisi ce nom-là. Je me disais: La paix regne au fond de son coeur comme dans l’asile qu’elle a nommé.
Je m’étois promis une rêverie agréable; j’ai rêvé plus agréablement que je ne m’y étois attendu. J’ai passé dans l’Elysée deux heures auxquelles je ne préfere aucun tems de ma vie. En voyant avec quel charme & quelle rapidité elles s’étoient écoulées, j’ai trouvé qu’il y a dans la méditation des pensées honnêtes une sorte de bien-être que les méchans n’ont jamais connu; c’est celui de se plaire avec soi-même. Si l’on y songeoit sans prévention, je ne sais quel autre plaisir on pourroit égaler à celui-là. Je sens au moins que quiconque aime autant que moi la solitude doit craindre de s’y préparer des tourments. Peut-être tirerait-on des mêmes principes la clef des faux jugemens des hommes sur les avantages du vice & sur ceux de la vertu; [133] car la jouissance de la vertu est tout intérieure & ne s’aperçoit que par celui qui la sent; mais tous les avantages du vice frappent les yeux d’autrui & il n’y a que celui qui les a qui sache ce qu’ils lui coûtent.
Se a ciascun l’interno affanno
Si leggesse in fronte scritto,
Quanti mai, che invidia fanno,
Ci farebbero pietà!*
[*O si les tourmens secrets qui rongent les coeurs se lisoient sur les visages, combien de gens qui sont envie seroient pitié.]
Si vedria che I lor nemici
Anno in seno, e si riduce
Nel parere a noi felici
Ogni lor felicità. *
[*On verroit que l’ennemi qui les dévore est caché dans leur propre sein & que tout leur prétendu bonheur se réduit à paroitre heureux.]
Comme il se faisoit tard sans que j’y songeasse, M. de Wolmar est venu me joindre & m’avertir que Julie & le thé m’attendaient. C’est vous, leur ai-je dit en m’excusant, qui m’empêchiez d’être avec vous: je fus si charmé de ma soirée d’hier que j’en suis retourné jouir ce matin; & puisque vous m’avez attendu, ma matinée n’est pas perdue.C’est fort bien dit, a répondu Madame de Wolmar; il vaudroit mieux s’attendre jusqu’à midi que de perdre le plaisir de déjeuner ensemble. Les étrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre & déjeunent dans la leur. Le déjeuner est le repas des amis; les valets [134] en sont exclus, les importuns ne s’y montrent point, on y dit tout ce qu’on pense, on y révele tous ses secrets; on n’y contraint aucun de ses sentiments; on peut s’y livrer sans imprudence aux douceurs de la confiance & de la familiarité. C’est presque le seul moment où il soit permis d’être ce qu’on est: que ne dure-t-il toute la journée! Ah! Julie, ai-je été prêt à dire, voilà un voeu bien intéressé! Mais je me suis tu. La premiere chose que j’ai retranchée avec l’amour a été la louange. Louer quelqu’’un en face, à moins que ce ne soit sa maîtresse, qu’est-ce faire autre chose sinon le taxer de vanité? Vous savez, milord, si c’est à Madame de Wolmar qu’on peut faire ce reproche. Non, non; je l’honore trop pour ne pas l’honorer en silence. La voir, l’entendre, observer sa conduite, n’est-ce pas assez la louer?
LETTRE XII.
DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE
Il est écrit, chére amie, que tu dois être dans tous les tems ma sauvegarde contre moi-même & qu’après m’avoir délivrée avec tant de peine des pieges de mon coeur tu me garantiras encore de ceux de ma raison. après tant d’épreuves cruelles, j’apprends à me défier des erreurs comme des passions dont elles sont si souvent l’ouvrage. Que n’ai-je eu toujours la même précaution! Si dans les tems passés j’avais moins compté sur mes lumieres, j’aurois eu moins à rougir de mes sentiments.
[135] Que ce préambule ne t’alarme pas. Je serois indigne de ton amitié, si j’avois encore à la consulter sur des sujets graves. Le crime fut toujours étranger à mon coeur & j’ose l’en croire plus éloigné que jamais. Ecoute-moi donc paisiblement, ma cousine & crois que je n’aurai jamais besoin de conseil sur des doutes que la seule honnêteté peut résoudre.
Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite union qui puisse régner entre deux époux, tu sais qu’il ne m’a jamais parlé ni de sa famille ni de sa personne & que, l’ayant reçu d’un pere aussi jaloux du bonheur de sa fille que de l’honneur de sa maison, je n’ai point marqué d’empressement pour en savoir sur son compte plus qu’il ne jugeoit à propos de m’en dire. Contente de lui devoir, avec la vie de celui qui me l’a donnée, mon honneur, mon repos, ma raison, mes enfans & tout ce qui peut me rendre quelque prix à mes proprès yeux, j’étois bien assurée que ce que j’ignorois de lui ne démentoit point ce qui m’étoit connu; & je n’avois pas besoin d’en savoir davantage pour l’aimer, l’estimer, l’honorer autant qu’il étoit possible.
Ce matin, en déjeunant, il nous a proposé un tour de promenade avant la chaleur; puis, sous prétexte de ne pas courir, disait-il, la campagne en robe de chambre, il nous a menés dans les bosquets & précisément, ma chére, dans ce même bosquet où commencerent tous les malheurs de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me suis senti un affreux battement de coeur; & j’aurois refusé d’entrer si la honte ne m’eût retenue & si le souvenir d’un mot qui fut dit l’autre [136] jour dans l’Elysée ne m’eût fait craindre les interprétations. Je ne sais si le philosophe étoit plus tranquille; mais quelque tems après, ayant par hasard tourné les yeux sur lui, je l’ai trouvé pâle, changé & je ne puis te dire quelle peine tout cela m’a fait.
En entrant dans le bosquet j’ai vu mon mari me jeter un coup d’oeil & sourire. Il s’est assis entre nous; & après un moment de silence, nous prenant tous deux par la main: Mes enfans, nous a-t-il dit, je commence à voir que mes projets ne seront point vains & que nous pouvons être unis tous trois d’un attachement durable, propre à faire notre bonheur commun & ma consolation dans les ennuis d’une vieillesse qui s’approche. Mais je vous connois tous deux mieux que vous ne me connaissez; il est juste de rendre les choses égales; & quoique je n’aie rien de fort intéressant à vous apprendre, puisque vous n’avez plus de secret pour moi, je n’en veux plus avoir pour vous.
Alors il nous a révélé le mystere de sa naissance, qui jusqu’ici n’avoit été connu que de mon pere. Quand tu le sauras, tu concevras jusqu’où vont le sang-froid & la modération d’un homme capable de taire six ans un pareil secret à sa femme; mais ce secret n’est rien pour lui & il y pense trop peu pour se faire un grand effort de n’en pas parler.
Je ne vous arrêterai point, nous a-t-il dit, sur les événemens de ma vie; ce qui peut vous importer est moins de connoître mes aventures que mon caractere. Elles sont simples comme lui; & sachant bien ce que je suis, vous [137] comprendrez aisément ce que j’ai pu faire. J’ai naturellement l’ame tranquille & le coeur froid. Je suis de ces hommes qu’on croit bien injurier en disant qu’ils ne sentent rien, c’est-à-dire qu’ils n’ont point de passion qui les détourne de suivre le vrai guide de l’homme. Peu sensible au plaisir & à la douleur, je n’éprouve que tres foiblement ce sentiment d’intérêt & d’humanité qui nous approprie les affections d’autrui. Si j’ai de la peine à voir souffrir les gens de bien, la pitié n’y entre pour rien, car je n’en ai point à voir souffrir les méchants. Mon seul principe actif est le goût naturel de l’ordre; & le concours bien combiné du jeu de la fortune & des actions des hommes me plaît exactement comme une belle symétrie dans un tableau, ou comme une piece bien conduite au théâtre. Si j’ai quelque passion dominante, c’est celle de l’observation. J’aime à lire dans les coeurs des hommes; comme le mien me fait peu d’illusion, que j’observe de sang-froid, & sans intérêt & qu’une longue expérience m’a donné de la sagacité, je ne me trompe guere dans mes jugements; aussi c’est là toute la récompense de l’amour-propre dans mes études continuelles; car je n’aime point à faire un rôle, mais seulement à voir jouer les autres: la société m’est agréable pour la contempler, non pour en faire partie. Si je pouvois changer la nature de mon être & devenir un oeil vivant je ferois volontiers cet échange. Ainsi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépendant d’eux; sans me soucier d’en être vu, j’ai besoin de les voir & sans m’être chers, ils me sont nécessaires.
[138] Les deux premiers états de la société que j’eus occasion d’observer furent les courtisans & les valets; deux ordres d’hommes moins différens en effet qu’en apparence & si peu dignes d’être étudiés, si faciles à connaître, que je m’ennuyai d’eux au premier regard. En quittant la cour, où tout est sitôt vu, je me dérobai sans le savoir au péril qui m’y menaçoit & dont je n’aurois point échappé. Je changeai de nom; & voulant connoître les militaires, j’allai chercher du service chez un prince étranger; c’est là que j’eus le bonheur d’être utile à votre pere, que le désespoir d’avoir tué son ami forçoit à s’exposer témérairement & contre son devoir. Le coeur sensible & reconnaissant de ce brave officier commença des lors à me donner meilleure opinion de l’humanité. Il s’unit à moi d’une amitié à laquelle il m’étoit impossible de refuser la mienne & nous ne cessâmes d’entretenir depuis ce tems-là des liaisons qui devinrent plus étroites de jour en jour. J’appris dans ma nouvelle condition que l’intérêt n’est pas, comme je l’avois cru, le seul mobile des actions humaines & que parmi les foules de préjugés qui combattent la vertu il en est aussi qui la favorisent. Je conçus que le caractere général de l’homme est un amour-propre indifférent par lui-même, bon ou mauvais par les accidens qui le modifient & qui dépendent des coutumes, des lois, des rangs, de la fortune & de toute notre police humaine. Je me livrai donc à mon penchant; & méprisant la vaine opinion des conditions, je me jetai successivement dans les divers états qui pouvoient m’aider à les comparer tous & à connoître les uns par les autres. [139] Je sentis, comme vous l’avez remarqué dans quelque lettre, dit-il à Saint-Preux, qu’on ne voit rien quand on se contente de regarder, qu’il faut agir soi-même pour voir agir les hommes; & je me fis acteur pour être spectateur. Il est toujours aisé de descendre: j’essayai d’une multitude de conditions dont jamais homme de la mienne ne s’étoit avisé. Je devins même paysan; & quand Julie m’a fait garçon jardinier, elle ne m’a point trouvé si novice au métier qu’elle auroit pu croire.
Avec la véritable connoissance des hommes, dont l’oisive philosophie ne donne que l’apparence, je trouvai un autre avantage auquel je ne m’étois point attendu; ce fut d’aiguiser par une vie active cet amour de l’ordre que j’ai reçu de la nature & de prendre un nouveau goût pour le bien par le plaisir d’y contribuer. Ce sentiment me rendit un peu moins contemplatif, m’unit un peu plus à moi même; & par une suite assez naturelle de ce progres, je m’aperçus que j’étois seul. La solitude qui m’ennuya toujours me devenoit affreuse & je ne pouvois plus espérer de l’éviter long-tems. Sans avoir perdu ma froideur, j’avois besoin d’un attachement; l’image de la caducité sans consolation m’affligeoit avant le tems & pour la premiere fois de ma vie, je connus l’inquiétude & la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d’Etange. Il ne faut point, me dit-il, vieillir garçon. Moi-même, après avoir vécu presque indépendant dans les liens du mariage, je sens que j’ai besoin de redevenir époux & pere & je vais me retirer dans le sein de ma famille. Il ne tiendra qu’à vous d’en faire la vôtre & [140] de me rendre le fils que j’ai perdu. J’ai une fille unique à marier; elle n’est pas sans mérite; elle a le coeur sensible & l’amour de son devoir lui fait aimer tout ce qui s’y rapporte. Ce n’est ni une beauté ni un prodige d’esprit; mais venez la voir & croyez que, si vous ne sentez rien pour elle, vous ne sentirez jamais rien pour personne au monde. Je vins, je vous vis, Julie & je trouvai que votre pere m’avoit parlé modestement de vous. Vos transports, vos larmes de joie en l’embrassant, me donnerent la premiere ou plutôt la seule émotion que j’aie éprouvée de ma vie. Si cette impression fut légere, elle étoit unique; & les sentimens n’ont besoin de force pour agir qu’en proportion de ceux qui leur résistent. Trois ans d’absence ne changerent point l’état de mon coeur. L’état du vôtre ne m’échappa pas à mon retour; & c’est ici qu’il faut que je vous venge d’un aveu qui vous a tant coûté. Juge, ma chére, avec quelle étrange surprise j’appris alors que tous mes secrets lui avoient été révélés avant mon mariage & qu’il m’avoit épousée sans ignorer que j’appartenois à un autre.
Cette conduite étoit inexcusable, a continué M. de Wolmar. J’offensois la délicatesse; je péchois contre la prudence; j’exposois votre honneur & le mien; je devois craindre de nous précipiter tous deux dans des malheurs sans ressource; mais je vous aimais & n’aimois que vous; tout le reste m’étoit indifférent. Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle est sans contrepoids? Voilà l’inconvénient des caracteres froids & tranquilles. Tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations; mais s’il [141] en survient une qui les atteigne, ils sont aussi-tôt vaincus qu’attaqués & la raison, qui gouverne tandis qu’elle est seule, n’a jamais de force pour résister au moindre effort. Je n’ai été tenté qu’une fois & j’ai succombé. Si l’ivresse de quelque autre passion m’eût fait vaciller encore, j’aurois fait autant de chutes que de faux-pas; il n’y a que des ames de feu qui sachent combattre & vaincre. Tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage; la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre & l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. Quand celle de la vertu vient à s’élever, elle domine seule & tient tout en équilibre; voilà comment se forme le vrai sage, qui n’est pas plus qu’un autre à l’abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents.
Vous voyez que je ne prétends pas exténuer ma faute; si c’en eût été une, je l’aurois faite infailliblement; mais, Julie, je vous connoissois & n’en fis point en vous épousant. Je sentis que de vous seule dépendoit tout le bonheur dont je pouvois jouir & que si quelqu’un étoit capable de vous rendre heureuse, c’étoit moi. Je savois que l’innocence & la paix étoient nécessaires à votre coeur, que l’amour dont il étoit préoccupé ne les lui donneroit jamais & qu’il n’y avoit que l’horreur du crime qui pût en chasser l’amour. Je vis que votre ame étoit dans un accablement dont elle ne sortiroit que par un nouveau combat & que ce seroit en sentant combien vous pouviez encore être estimable que vous apprendriez à le devenir.
[142] Votre coeur étoit usé pour l’amour: je comptai donc pour rien une disproportion d’âge qui m’ôtoit le droit de prétendre à un sentiment dont celui qui en étoit l’objet ne pouvoit jouir & impossible à obtenir pour tout autre. Au contraire, voyant dans une vie plus d’à moitié écoulée qu’un seul goût s’étoit fait sentir à moi, je jugeai qu’il seroit durable & je me plus à lui conserver le reste de mes jours. Dans mes longues recherches, je n’avois rien trouvé qui vous valût; je pensai que ce que vous ne feriez pas, nulle autre au monde ne pourroit le faire; j’osai croire à la vertu & vous épousai. Le mystere que vous me faisiez ne me surprit point; j’en savois les raisons & je vis dans votre sage conduite celle de sa durée. Par égard pour vous j’imitai votre réserve & ne voulus point vous ôter l’honneur de me faire un jour de vous-même un aveu que je voyois à chaque instant sur le bord de vos levres. Je ne me suis trompé en rien; vous avez tenu tout ce que je m’étois promis de vous. Quand je voulus me choisir une épouse, je désirai d’avoir en elle une compagne aimable, sage, heureuse. Les deux premieres conditions sont remplies: mon enfant, j’espere que la troisieme ne nous manquera pas.
A ces mots, malgré tous mes efforts pour nel’interrompre que par mes pleurs, je n’ai pu m’empêcher de lui sauter au cou en m’écriant: Mon cher mari! ô le meilleur & le plus aimé des hommes! apprenez-moi ce qui manque à mon bonheur, si ce n’est le vôtre & d’être mieux mérité...Vous êtes heureuse autant qu’il se peut, a-t-il dit en m’interrompant; vous méritez de l’être; mais il est tems de jouir en paix d’un [143] bonheur qui vous a jusqu’ici coûté bien des soins. Si votre fidélité m’eût suffi, tout étoit fait du moment que vous me la promîtes; j’ai voulu de plus qu’elle vous fût facile & douce & c’est à la rendre telle que nous nous sommes tous deux occupés de concert sans nous en parler. Julie, nous avons réussi mieux que vous ne pensez peut-être. Le seul tort que je vous trouve est de n’avoir pu reprendre en vous la confiance que vous vous devez & de vous estimer moins que votre prix. La modestie extrême a ses dangers ainsi que l’orgueil. Comme une témérité qui nous porte au delà de nos forces les rend impuissantes, un effroi qui nous empêche d’y compter les rend inutiles. La véritable prudence consiste à les bien connaître & à s’y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d’état. Vous n’êtes plus cette fille infortunée qui déploroit sa foiblesse en s’y livrant; vous êtes la plus vertueuse des femmes, qui ne connaît d’autres loix que celles du devoir & de l’honneur & à qui le trop vif souvenir de ses fautes est la seule faute qui reste à reprocher. Loin de prendre encore contre vous-même des précautions injurieuses, apprenez donc à compter sur vous pour pouvoir y compter davantage. Ecartez d’injustes défiances capables de réveiller quelquefois les sentimens qui les ont produites. Félicitez-vous plutôt d’avoir su choisir un honnête homme dans un âge où il est si facile de s’y tromper & d’avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir aujourd’hui pour ami sous les yeux de votre mari même. A peine vos liaisons me furent-elles connues, que je vous estimai l’un par l’autre. Je vis quel trompeur enthousiasme vous avoit tous [144] deux égarés: il n’agit que sur les belles ames; il les perd quelquefois, mais c’est par un attroit qui ne séduit qu’elles. Je jugeai que le même goût qui avoit formé votre union la relâcheroit sitôt qu’elle deviendroit criminelle & que le vice pouvoit entrer dans des coeurs comme les vôtres, mais non pas y prendre racine.
Des lors je compris qu’il régnoit entre vous des liens qu’il ne faloit point rompre; que votre mutuel attachement tenoit à tant de choses louables, qu’il faloit plutôt le régler que l’anéantir & qu’aucun des deux ne pouvoit oublier l’autre sans perdre beaucoup de son prix. Je savois que les grands combats ne font qu’irriter les grandes passions & que si les violens efforts exercent l’ame, ils lui coûtent des tourmens dont la durée est capable de l’abattre. J’employai la douceur de Julie pour tempérer sa sévérité. Je nourris son amitié pour vous, dit-il à Saint-Preux; j’en ôtai ce qui pouvoit y rester de trop; & je crois vous avoir conservé de son propre coeur plus peut-être qu’elle ne vous en eût laissé, si je l’eusse abandonné à lui-même.
Mes succès m’encouragerent & je voulus tenter votre guérison comme j’avois obtenu la sienne, car je vous estimais & malgré les préjugés du vice, j’ai toujours reconnu qu’il n’y avoit rien de bien qu’on n’obtînt des belles ames avec de la confiance & de la franchise. Je vous ai vu, vous ne m’avez point trompé, vous ne me trompez point; & quoique vous ne soyez pas encore ce que vous devez être, je vous vois mieux que vous ne pensez & suis plus content de vous que vous ne l’êtes vous-même. Je sais bien que [145] ma conduite a l’air bizarre & choque toutes les maximes communes; mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu’on lit mieux dans les coeurs; & le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfans, nous dit-il d’un ton d’autant plus touchant qu’il partoit d’un homme tranquille, soyez ce que vous êtes & nous serons tous contents. Le danger n’est que dans l’opinion: n’ayez pas peur de vous & vous n’aurez rien à craindre; ne songez qu’au présent & je vous réponds de l’avenir. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage; mais si mes projets s’accomplissent & que mon espoir ne m’abuse pas, nos destinées seront mieux remplies & vous serez tous deux plus heureux que si vous aviez été l’un à l’autre.
En se levant il nous embrassa & voulut que nous nous embrassassions aussi, dans ce lieu... & dans ce lieu même où jadis... Claire, ô bonne Claire, combien tu m’as toujours aimée! Je n’en fis aucune difficulté. Hélas! que j’aurois eu tort d’en faire! Ce baiser n’eut rien de celui qui m’avoit rendu le bosquet redoutable: je m’en félicitai tristement & je connus que mon coeur étoit plus changé que jusque-là je n’avois osé le croire.
Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m’arrêta par la main & me montrant ce bosquet dont nous sortions, il me dit en riant: Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d’être profané. Tu ne veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu’il a quelque don surnaturel pour lire au fond des coeur: Que le Ciel le lui laisse toujours! [146] Avec tant de sujet de me mépriser, c’est sans doute à cet art que je dois son indulgence.
Tu ne vois point encore ici de conseil à donner: patience, mon ange, nous y voici; mais la conversation que je viens de te rendre étoit nécessaire à l’éclaircissement du reste.
En nous en retournant, mon mari, qui depuis long-tems est attendu à Etange, m’a dit qu’il comptoit partir demain pour s’y rendre, qu’il te verroit en passant & qu’il y resteroit cinq ou six jours. Sans dire tout ce que je pensois d’un départ aussi déplacé, j’ai représenté qu’il ne me paraissoit pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar à quitter un hôte qu’il avoit lui-même appelé dans sa maison. Voulez-vous, a-t-il répliqué, que je lui fasse mes honneurs pour l’avertir qu’il n’est pas chez lui? Je suis pour l’hospitalité des Valaisans. J’espere qu’il trouve ici leur franchise & qu’il nous laisse leur liberté. Voyant qu’il ne vouloit pas m’entendre, j’ai pris un autre tour & tâché d’engager notre hôte à faire ce voyage avec lui. Vous trouverez, lui ai-je dit, un séjour qui a ses beautés & même de celles que vous aimez; vous visiterez le patrimoine de mes peres & le mien: l’intérêt que vous prenez à moi ne me permet pas de croire que cette vue vous soit indifférente. J’avois la bouche ouverte pour ajouter que ce château ressembloit à celui de Milord Edouard, qui... mais heureusement j’ai eu le tems de me mordre la langue. Il m’a répondu tout simplement que j’avois raison & qu’il feroit ce qu’il me plairait. Mais M. de Wolmar, qui sembloit vouloir me pousser à bout, a répliqué qu’il devoit faire ce qui lui [147] plaisoit à lui-même. Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester? Rester, a-t-il dit sans balancer.Eh bien! restez, a repris mon mari en lui serrant la main. Homme honnête & vrai! je suis tres content de ce mot-là. Il n’y avoit pas moyen d’alterquer beaucoup là-dessus devant le tiers qui nous écoutait. J’ai gardé le silence & n’ai pu cacher si bien mon chagrin que mon mari ne s’en soit aperçu. Quoi donc! a-t-il repris d’un air mécontent dans un moment où Saint-Preux étoit loin de nous, aurais-je inutilement plaidé votre cause contre vous-même & Madame de Wolmar se contenterait-elle d’une vertu qui eût besoin de choisir ses occasions? Pour moi, je suis plus difficile; je veux devoir la fidélité de ma femme à son coeur & non pas au hasard; & il ne me suffit pas qu’elle garde sa foi, je suis offensé qu’elle en doute.
Ensuite il nous a menés dans son cabinet, où j’ai failli tomber de mon haut en lui voyant sortir d’un tiroir, avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avois données, les originaux mêmes de toutes les lettres que je croyois avoir vu brûler autrefois par Babi dans la chambre de ma mere. Voilà, m’a-t-il dit en nous les montrant, les fondemens de ma sécurité: s’ils me trompaient, ce seroit une folie de compter sur rien de ce que respectent les hommes. Je remets ma femme & mon honneur en dépôt à celle qui, fille & séduite, préféroit un acte de bienfaisance à un rendez-vous unique, & sûr. Je confie Julie épouse & mere à celui qui, maître de contenter ses désirs, sut respecter Julie amante & fille. Que celui de vous deux qui se méprise assez pour penser que j’ai tort le dise & je me rétracte à l’instant. [148] Cousine, crois-tu qu’il fût aisé d’oser répondre à ce langage?
J’ai pourtant cherché un moment dans l’apres-midi pour prendre en particulier mon mari & sans entrer dans des raisonnemens qu’il ne m’étoit pas permis de pousser fort loin, je me suis bornée à lui demander deux jours de délai: ils m’ont été accordés sur-le-champ. Je les emploie à t’envoyer cet exprès & à attendre ta réponse pour savoir ce que je dois faire.
Je sais bien que je n’ai qu’à prier mon mari de ne point partir du tout & celui qui ne me refusa jamais rien ne me refusera pas une si légere grâce. Mais, ma chére, je vois qu’il prend plaisir à la confiance qu’il me témoigne; & je crains de perdre une partie de son estime, s’il croit que j’aie besoin de plus de réserve qu’il ne m’en permet. Je sais bien encore que je n’ai qu’à dire un mot à Saint-Preux & qu’il n’hésitera pas à l’accompagner; mais mon mari prendra-t-il ainsi le change & puis-je faire cette démarche sans conserver sur Saint-Preux un air d’autorité qui sembleroit lui laisser à son tour quelque sorte de droits? Je crains d’ailleurs qu’il n’infere de cette précaution que je la sens nécessaire, & ce moyen, qui semble d’abord le plus facile, est peut-être au fond le plus dangereux. Enfin, je n’ignore pas que nulle considération ne peut être mise en balance avec un danger réel; mais ce danger existe-t-il en effet? Voilà précisément le doute que tu dois résoudre.
Plus je veux sonder l’état présent de mon ame, plus j’y trouve de quoi me rassurer. Mon coeur est pur, ma conscience [149] est tranquille, je ne sens ni trouble ni crainte; & dans tout ce qui se passe en moi, la sincérité vis-à-vis de mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n’est pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudroit mieux être exempte; mais bien loin que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causés, ils me semblent plus rares depuis son retour & quelque doux qu’il me soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m’est plus doux de penser à lui. En un mot, je trouve que je n’ai pas même besoin du secours de la vertu pour être paisible en sa présence & que, quand l’horreur du crime n’existeroit pas, les sentimens qu’elle a détruits auroient bien de la peine à renaître.
Mais, mon ange, est-ce assez que mon coeur me rassure quand la raison doit m’alarmer? J’ai perdu le droit de compter sur moi. Qui me répondra que ma confiance n’est pas encore une illusion du vice? Comment me fier à des sentimens qui m’ont tant de fois abusée? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l’orgueil qui fait mépriser la tentation & braver des périls où l’on a succombé n’est-ce pas vouloir succomber encore?
Pese toutes ces considérations, ma cousine; tu verras que quand elles seroient vaines par elles-mêmes, elles sont assez graves par leur objet pour mériter qu’on y songe. Tire-moi donc de l’incertitude où elles m’ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans cette occasion délicate; car mes erreurs passées ont altéré mon jugement & me rendent timide à me déterminer sur toutes choses. Quoi que tu penses [150] de toi-même, ton ame est calme & tranquille, j’en suis sûre; les objets s’y peignent tels qu’ils sont; mais la mienne, toujours émue comme une onde agitée, les confond & les défigure. Je n’ose plus me fier à rien de ce que je vois ni de ce que je sens: & malgré de si longs repentirs, j’éprouve avec douleur que le poids d’une ancienne faute est un fardeau qu’il faut porter toute sa vie.
LETTRE XIII.
REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE DE WOLMAR
Pauvre cousine, que de tourmens tu te donnes sans cesse avec tant de sujets de vivre en paix! Tout ton mal vient de toi, ô Isral! Si tu suivois tes proprès regles, que dans les choses de sentiment tu n’écoutasses que la voix intérieure & que ton coeur fît taire ta raison, tu te livrerois sans scrupule à la sécurité qu’il t’inspire & tu ne t’efforcerois point, contre son témoignage, de craindre un péril qui ne peut venir que de lui.
Je t’entends, je t’entends bien, ma Julie: plus sûre de toi que tu ne feins de l’être, tu veux t’humilier de tes fautes passées sous prétexte d’en prévenir de nouvelles & tes scrupules sont bien moins des précautions pour l’avenir qu’une peine imposée à la témérité qui t’a perdue autrefois. Tu compares les tems; [151] y penses-tu? Compare aussi les conditions & souviens-toi que je te reprochois alors ta confiance, comme je te reproche aujourd’hui ta frayeur.
Tu t’abuses, ma chére enfant; on ne se donne point ainsi le change à soi-même: si l’on peut s’étourdir sur son état en n’y pensant point, on le voit tel qu’il est sitôt qu’on veut s’en occuper & l’on ne se déguise pas plus ses vertus que ses vices. Ta douceur, ta dévotion t’ont donné du penchant à l’humilité. Défie-toi de cette dangereuse vertu qui ne fait qu’animer l’amour-propre en le concentrant & crois que la noble franchise d’une ame droite est préférable à l’orgueil des humbles. S’il faut de la tempérance dans la sagesse, il en faut aussi dans les précautions qu’elle inspire, de peur que des soins ignominieux à la vertu n’avilissent l’ame & n’y réalisent un danger chimérique à force de nous en alarmer. Ne vois-tu pas qu’après s’être relevé d’une chute, il faut se tenir debout & que s’incliner du côté opposé à celui où l’on est tombé, c’est le moyen de tomber encore? Cousine, tu fus amante comme Héloise, te voilà dévote comme elle; plaise à Dieu que ce soit avec plus de succès! En vérité, si je connoissois moins ta timidité naturelle, tes erreurs seroient capables de m’effrayer à mon tour & si j’étois aussi scrupuleuse, à force de craindre pour toi, tu me ferois trembler pour moi-même.
Penses-y mieux, mon aimable amie; toi dont la morale est aussi facile & douce qu’elle est honnête & pure, ne mets-tu point une âpreté trop rude & qui sort de ton caractere dans tes maximes sur la séparation des sexes. Je conviens avec toi qu’ils ne doivent pas vivre ensemble ni d’une même maniere; [152] mais regarde si cette importante regle n’auroit pas besoin de plusieurs distinctions dans la pratique; s’il faut l’appliquer indifféremment & sans exception aux femmes & aux filles, à la société générale & aux entretiens particuliers, aux affaires & aux amusements & si la décence & l’honnêteté qui l’inspirent ne la doivent pas quelquefois tempérer. Tu veux qu’en un pays de bonnes moeurs, où l’on cherche dans le mariage des convenances naturelles, il y ait des assemblées où les jeunes gens des deux sexes puissent se voir, se connaître, & s’assortir; mais tu leur interdis avec grande raison toute entrevue particuliere. Ne serait-ce pas tout le contraire pour les femmes & les meres de famille, qui ne peuvent avoir aucun intérêt légitime à se montrer en public, que les soins domestiques retiennent dans l’intérieur de leur maison & qui ne doivent s’y refuser à rien de convenable à la maîtresse du logis? Je n’aimerois pas à te voir dans tes caves aller faire goûter les vins aux marchands, ni quitter tes enfans pour aller régler des comptes avec un banquier; mais, s’il survient un honnête homme qui vienne voir ton mari, ou traiter avec lui de quelque affaire, refuseras-tu de recevoir son hôte en son absence & de lui faire les honneurs de ta maison, de peur de te trouver tête à tête avec lui? Remonte au principe & toutes les regles s’expliqueront. Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent vivre retirées & séparées des hommes? Ferons-nous cette injure à notre sexe de croire que ce soit par des raisons tirées de sa foiblesse & seulement pour éviter le danger des tentations? Non, ma chére, ces indignes craintes ne conviennent point à une femme de bien, à une mere de famille sans cesse [153] environnée d’objets qui nourrissent en elle des sentimens d’honneur & livrée aux plus respectables devoirs de la nature. Ce qui nous sépare des hommes, c’est la nature elle-même, qui nous prescrit des occupations différentes; c’est cette douce & timide modestie qui, sans songer précisément à la chasteté, en est la plus sûre gardienne; c’est cette réserve attentive & piquante qui, nourrissant à la fois dans les coeurs des hommes & les désirs & le respect, sert pour ainsi dire de coquetterie à la vertu. Voilà, pourquoi les époux mêmes ne sont pas exceptés de la regle; voilà pourquoi les femmes les plus honnêtes conservent en général le plus d’ascendant sur leurs maris, parce qu’à l’aide de cette sage & discrete réserve, sans caprice & sans refus, elles savent au sein de l’union la plus tendre les maintenir à une certaine distance & les empêchent de jamais se rassasier d’elles. Tu conviendras avec moi que ton précepte est trop général pour ne pas comporter des exceptions & que, n’étant point fondé sur un devoir rigoureux, la même bienséance qui l’établit peut quelquefois en dispenser.
La circonspection que tu fondes sur tes fautes passées est injurieuse à ton état présent: je ne la pardonnerois jamais à ton coeur & j’ai bien de la peine à la pardonner à ta raison. Comment le rempart qui défend ta personne n’a-t-il pu te garantir d’une crainte ignominieuse? Comment se peut-il que ma cousine, ma soeur, mon amie, ma Julie, confonde les foiblesse d’une fille trop sensible avec les infidélités d’une femme coupable? Regarde tout autour de toi, tu n’y verras rien qui ne doive élever & soutenir ton ame. Ton mari, qui en présume tant & dont tu as l’estime à justifier; tes enfans [154] que tu veux former au bien & qui s’honoreront un jour de t’avoir eue pour mere; ton vénérable pere, qui t’est si cher, qui jouit de ton bonheur & s’illustre de sa fille plus même que de ses ayieux; ton amie, dont le sort dépend du tien & à qui tu dois compte d’un retour auquel elle a contribué; sa fille, à qui tu dois l’exemple des vertus que tu lui veux inspirer; ton ami, cent fois plus idolâtre des tiennes que de ta personne & qui te respecte encore plus que tu ne le redoutes; toi-même enfin, qui trouves dans ta sagesse le prix des efforts qu’elle t’a coûtés & qui ne voudras jamais perdre en un moment le fruit de tant de peines; combien de motifs capables d’animer ton courage te font honte de t’oser défier de toi? Mais, pour répondre de ma Julie, qu’ai-je besoin de considérer ce qu’elle est? Il me suffit de savoir ce qu’elle fut durant les erreurs qu’elle déplore. Ah! si jamais ton coeur eût été capable d’infidélité, je te permettrois de la craindre toujours; mais, dans l’instant même où tu croyois l’envisager dans l’éloignement, conçois l’horreur qu’elle t’eût faite présente, par celle qu’elle t’inspira des qu’y penser eût été la commettre.
Je me souviens de l’étonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu’il y a des pays où la foiblesse d’une jeune amante est un crime irrémissible, quoique l’adultere d’une femme y porte le doux nom de galanterie & où l’on se dédommage ouvertement étant mariée de la courte gêne où l’on vivoit étant fille. Je sais quelles maximes regnent là-dessus dans le grand monde, où la vertu n’est rien, où tout n’est que vaine apparence, où les crimes s’effacent par la difficulté de les [155] prouver, où la preuve même en est ridicule contre l’usage qui les autorise. Mais toi, Julie, ô toi qui, brûlant d’une flamme pure & fidele, n’étois coupable qu’aux yeux des hommes & n’avois rien à te reprocher entre le ciel & toi; toi qui te faisois respecter au milieu de tes fautes; toi qui, livrée à d’impuissans regrets, nous forçois d’adorer encore les vertus que tu n’avois plus; toi qui t’indignois de supporter ton propre mépris quand tout sembloit te rendre excusable, oses-tu redouter le crime après avoir payé si cher ta foiblesse? Oses-tu craindre de valoir moins aujourd’hui que dans les tems qui t’ont tant coûté de larmes? Non, ma chére; loin que tes anciens égaremens doivent t’alarmer, ils doivent animer ton courage: un repentir si cuisant ne mene point au remords & quiconque est si sensible à la honte ne sait point braver l’infamie.
Si jamais une ame faible eut des soutiens contre sa foiblesse, ce sont ceux qui s’offrent à toi; si jamais une ame forte a pu se soutenir elle-même, la tienne a-t-elle besoin d’appui? Dis-moi donc quels sont les raisonnables motifs de crainte. Toute ta vie n’a été qu’un combat continuel, où, même après ta défaite, l’honneur, le devoir, n’ont cessé de résister & ont fini par vaincre. Ah! Julie, croirai-je qu’après tant de tourments & de peines, douze ans de pleurs & six ans de gloire te laissent redouter une épreuve de huit jours? En deux mots, sois sincere avec toi-même: si le péril existe, sauve ta personne & rougis de ton coeur; s’il n’existe pas, c’est outrager ta raison, c’est flétrir ta vertu, que de craindre un danger qui ne peut l’atteindre. Ignores-tu qu’il est des [156] tentations déshonorantes qui n’approcherent jamais d’une ame honnête, qu’il est même honteux de les vaincre & que se précautionner contre elles est moins s’humilier que s’avilir?
Je ne prétends pas te donner mes raisons pour invincibles, mais te montrer seulement qu’il y en a qui combattent les tiennes; & cela suffit pour autoriser mon avis. Ne t’en rapporte ni à toi qui ne sais pas te rendre justice, ni à moi qui dans tes défauts n’ai jamais su voir que ton coeur & t’ai toujours adorée, mais à ton mari, qui te voit telle que tu es & te juge exactement selon ton mérite. Prompte comme tous les gens sensibles à mal juger de ceux qui ne le sont pas, je me défiois de sa pénétration dans les secrets des coeurs tendres; mais, depuis l’arrivée de notre voyageur, je vois par ce qu’il m’écrit qu’il lit tres bien dans les vôtres & que pas un des mouvemens qui s’y passent n’échappe à ses observations. Je les trouve même si fines & si justes, que j’ai rebroussé presque à l’autre extrémité de mon premier sentiment & je croirois volontiers que les hommes froids, qui consultent plus leurs yeux que leur coeur, jugent mieux des passions d’autrui que les gens turbulents & vifs ou vains comme moi, qui commencent toujours par se mettre à la place des autres & ne savent jamais voir que ce qu’ils sentent. Quoi qu’il en soit, M. de Wolmar te connaît bien; il t’estime, il t’aime & son sort est lié au tien: que lui manque-t-il pour que tu lui laisses l’entiere direction de ta conduite sur laquelle tu crains de t’abuser? Peut-être, sentant approcher la vieillesse, veut-il par des épreuves proprès à le [157] rassurer prévenir les inquiétudes jalouses qu’une jeune femme inspire ordinairement à un vieux mari; peut-être le dessein qu’il a demande-t-il que tu puisses vivre familierement avec ton ami sans alarmer ni ton époux ni toi-même; peut-être veut-il seulement te donner un témoignage de confiance & d’estime digne de celle qu’il a pour toi. Il ne faut jamais se refuser à de pareils sentiments, comme si l’on n’en pouvoit soutenir le poids; & pour moi, je pense en un mot que tu ne peux mieux satisfaire à la prudence & à la modestie qu’en te rapportant de tout à sa tendresse & à ses lumieres.
Veux-tu, sans désobliger M. de Wolmar, te punir d’un orgueil que tu n’eus jamais & prévenir un danger qui n’existe plus? Restée seule avec le philosophe, prends contre lui toutes les précautions superflues qui t’auroient été jadis si nécessaires; impose-toi la même réserve que si avec ta vertu tu pouvois te défier encore de ton coeur & du sien. Evite les conversations trop affectueuses, les tendres souvenirs du passé; interromps ou préviens les trop longs tête-à-tête; entoure-toi sans cesse de tes enfans; reste peu seule avec lui dans la chambre, dans l’Elysée, dans le bosquet, malgré la profanation. sur-tout prends ces mesures d’une maniere si naturelle qu’elles semblent un effet du hasard & qu’il ne puisse imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes les promenades en bateau; tu t’en prives pour ton mari qui craint l’eau, pour tes enfans que tu n’y veux pas exposer: prends le tems de cette absence pour te donner cet amusement en laissant tes enfans sous la garde de la Fanchon. [158] C’est le moyen de te livrer sans risque aux doux épanchemens de l’amitié & de jouir paisiblement d’un long tête-à-tête sous la protection des bateliers, qui voyent sans entendre & dont on ne peut s’éloigner avant de penser à ce qu’on fait.
Il me vient encore une idée qui feroit rire beaucoup de gens, mais qui te plaira, j’en suis sûre: c’est de faire en l’absence de ton mari un journal fidele pour lui être montré à son retour & de songer au journal dans tous les entretiens qui doivent y entrer. A la vérité, je ne crois pas qu’un pareil expédient fût utile à beaucoup de femmes, mais une ame franche & incapable de mauvaise foi a contre le vice bien des ressources qui manqueront toujours aux autres. Rien n’est méprisable de ce qui tend à garder la pureté; & ce sont les petites précautions qui conservent les grandes vertus.
Au reste, puisque ton mari doit me voir en passant, il me dira, j’espere, les véritables raisons de son voyage; & si je ne les trouve pas solides, ou je le détournerai de l’achever, ou quoi qu’il arrive, je ferai ce qu’il n’aura pas voulu faire; c’est sur quoi tu peux compter. En attendant, en voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour te rassurer contre une épreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connois trop bien pour ne pas répondre de toi autant & plus que de moi-même. Tu seras toujours ce que tu dois & que tu veux être. Quand tu te livrerois à la seule honnêteté de ton ame, tu ne risquerois rien encore; car je n’ai point de foi aux défaites imprévues: on a beau couvrir du vain nom de [159] faiblesses des fautes toujours volontaires, jamais femme ne succombe qu’elle n’ait voulu succomber & si je pensois qu’un pareil sort pût t’attendre, crois-moi, crois-en ma tendre amitié, crois-en tous les sentimens qui peuvent noître dans le coeur de ta pauvre Claire, j’aurois un intérêt trop sensible à t’en garantir pour t’abandonner à toi seule.
Ce que M. de Wolmar t’a déclaré des connaissances qu’il avoit avant ton mariage me surprend peu; tu sais que je m’en suis toujours doutée; & je te dirai de plus que mes soupçons ne se sont pas bornés aux indiscrétions de Babi. Je n’ai jamais pu croire qu’un homme droit & vrai comme ton pere & qui avoit tout au moins des soupçons lui-même, pût se résoudre à tromper son gendre & son ami. Que s’il t’engageoit si fortement au secret, c’est que la maniere de le révéler devenoit fort différente de sa part ou de la tienne & qu’il vouloit sans doute y donner un tour moins propre à rebuter M. de Wolmar, que celui qu’il savoit bien que tu ne manquerois pas d’y donner toi-même. Mais il faut te renvoyer ton exprès; nous causerons de tout cela plus à loisir dans un mois d’ici.
Adieu, petite cousine, c’est assez prêcher la prêcheuse: reprends ton ancien métier & pour cause. Je me sens tout inquiete de n’être pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hâtant de les finir & ne sais guere ce que je fais. Ah! Chaillot, Chaillot!... si j’étois moins folle!... mais j’espere de l’être toujours.
P.S. A propos, j’oubliois de faire compliment à ton [160] Altesse. Dis-moi, je t’en prie, monseigneur ton mari est-il Atteman, Knes ou Boyard? Pour moi, je croirai jurer s’il faut t’appeler Madme la Boyarde.* [*Mde. D’Orbe ignoroit apparemment que les deux premiers noms sont en effet des titres distingués, mals qu’un Boyard n’est qu’un simple gentilhomme.] O pauvre enfant! Toi qui as tant gémi d’être née demoiselle, te voilà bien chanceuse d’être la femme d’un prince! Entre nous cependant, pour une dame de si grande qualité, je te trouve des frayeurs un peu roturieres. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent qu’aux petites gens & qu’on rit d’un enfant de bonne maison qui prétend être fils de son pere?
LETTRE XIV.
DE M. WOLMAR A MDE. D’ORBE
Je pars pour Etange, petite cousine; je m’étois proposé de vous voir en allant; mais un retard dont vous êtes cause me force à plus de diligence & j’aime mieux coucher à Lausanne en revenant pour y passer quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j’ai à vous consulter sur plusieurs choses dont il est bon de vous parler d’avance afin que vous ayez le tems d’y réfléchir avant de m’en dire votre avis.
[161] Je n’ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune homme, avant que sa présence eût confirmé la bonne opinion que j’en avois conçue. Je crois déjà m’être assez assuré de lui pour vous confier entre nous que ce projet est de le charger de l’éducation de mes enfans. Je n’ignore pas que ces soins importans sont le principal devoir d’un pere; mais quand il sera tems de les prendre je serai trop âgé pour les remplir & tranquille & contemplatif par tempérament, j’eus toujours trop peu d’activité pour pouvoir régler celle de la jeunesse. D’ailleurs par la raison qui vous est connue* [*Cette raison n’est pas connue encore du Lecteur; mais il est prié de ne pas s’impatienter.] Julie ne me verroit point sans inquiétude prendre une fonction dont j’aurois peine à m’acquitter à son gré. Comme par mille autres raisons votre sexe n’est pas propre à ces mêmes soins, leur mere s’occupera tout entiere à bien élever son Henriette; je vous destine pour votre part le gouvernement du ménage sur le plan que vous trouverez établi & que vous avez approuvé; la mienne sera de voir trois honnêtes gens concourir au bonheur de la maison & de goûter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.
J’ai toujours vu que ma femme auroit une extrême répugnance à confier ses enfans à des mains mercenaires & je n’ai pu blâmer ses scrupules. Le respectable état de précepteur exige tant de talens qu’on ne sauroit payer, tant de vertus qui ne sont point à prix, qu’il est inutile d’en chercher un avec de l’argent. Il n’y a qu’un homme de génie [162] en qui l’on puisse espérer de trouver les lumieres d’un maître; il n’y a qu’un ami tres tendre à qui son coeur puisse inspirer le zele d’un pere; & le génie n’est guere à vendre, encore moins l’attachement.
Votre ami m’a paru réunir en lui toutes les qualités convenables; & si j’ai bien connu son ame, je n’imagine pas pour lui de plus grande félicité que de faire dans ces enfans chéris celle de leur mere. Le seul obstacle que je puisse prévoir est dans son affection pour Milord Edouard qui lui permettra difficilement de se détacher d’un ami si cher & auquel il a de si grandes obligations, à moins qu’Edouard ne l’exige lui-même. Nous attendons bientôt cet homme extraordinaire; & comme vous avez beaucoup d’empire sur son esprit, s’il ne dément pas l’idée que vous m’en avez donnée, je pourrois bien vous charger de cette négociation près de lui.
Vous avez à présent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui ne peut que paroître fort bizarre sans cette explication & qui, j’espere, aura désormois l’approbation de Julie & la vôtre. L’avantage d’avoir une femme comme la mienne m’a fait tenter des moyens qui seroient impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son ancien amant sous la seule garde de sa vertu, je serois insensé d’établir dans ma maison cet amant avant de m’assurer qu’il eût pour jamais cessé de l’être & comment pouvoir m’en assurer, si j’avois une épouse sur laquelle je comptasse moins?
Je vous ai vue quelquefois sourire à mes observations sur [163] l’amour: mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J’ai fait une découverte que ni vous ni femme au monde, avec toute la subtilité qu’on prête à votre sexe, n’eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez peut-être l’évidence au premier instant & que vous tiendrez au moins pour démontrée quand j’aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n’est pas sans doute une merveille à vous apprendre. De vous assurer au contraire qu’ils sont parfaitement guéris, vous savez ce que peuvent la raison, la vertu; ce n’est pas là non plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposés soient vrais en même tems; qu’ils brûlent plus ardemment que jamais l’un pour l’autre & qu’il ne regne plus entre eux qu’un honnête attachement; qu’ils soient toujours amants & ne soient plus qu’amis; c’est, je pense, à quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine à comprendre & ce qui est pourtant selon l’exacte vérité.
Telle est l’énigme que forment les contradictions fréquentes que vous avez dû remarquer en eux, soit dans leurs discours, soit dans leurs lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet du portrait a servi plus que tout le reste à m’en éclaircir le mystere; & je vois qu’ils sont toujours de bonne foi, même en se démentant sans cesse. Quand je dis eux, c’est sur-tout le jeune homme que j’entends; car pour votre amie, on n’en peut parler que par conjecture; un voile de sagesse & d’honnêteté fait tant de replis autour de son coeur, qu’il n’est plus possible à l’oeil humain d’y pénétrer, pas même au sien propre. [164] La seule chose qui me fait soupçonner qu’il lui reste quelque défiance à vaincre, est qu’elle ne cesse de chercher en elle-même ce qu’elle feroit si elle étoit tout-à-fait guérie & le fait avec tant d’exactitude, que si elle étoit réellement guérie, elle ne le feroit pas si bien.
Pour votre ami, qui, bien que vertueux, s’effraye moins des sentimens qui lui restent, je lui vois encore tous ceux qu’il eut dans sa premiere jeunesse; mais je les vois sans avoir droit de m’en offenser. Ce n’est pas de Julie de Wolmar qu’il est amoureux, c’est de Julie d’Etange; il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu’il aime, mais comme le ravisseur de celle qu’il a aimée. La femme d’un autre n’est point sa maîtresse; la mere de deux enfans n’est plus son ancienne écoliere. Il est vrai qu’elle lui ressemble beaucoup & qu’elle lui en rappelle souvent le souvenir. Il l’aime dans le tems passé: voilà le vrai mot de l’énigme. Otez-lui la mémoire, il n’aura plus d’amour.
Ceci n’est pas une vaine subtilité, petite cousine; c’est une observation tres solide, qui, étendue à d’autres amours, auroit peut-être une application bien plus générale qu’il ne paroit. Je pense même qu’elle ne seroit pas difficile à expliquer en cette occasion par vos proprès idées. Le tems où vous séparâtes ces deux amans fut celui où leur passion étoit à son plus haut point de véhémence. Peut-être s’ils fussent restés plus long-tems ensemble, se seraient-ils peu à peu refroidis; mais leur imagination vivement émue les a sans cesse offerts l’un à l’autre tels qu’ils étoient à l’instant de leur séparation. Le jeune homme, ne voyant point dans sa maîtresse [165] les changemens qu’y faisoit le progres du tems, l’aimoit telle qu’il l’avoit vue & non plus telle qu’elle étoit.* [*Vous étes bien folles, vous autres femmes, de vouloir donner de la consistance à un sentiment aussi frivole & aussi passager que l’amour. Tout change dans la nature, tout est dans un flux continuel & vous voulez inspirer des feux constans? & de quel droit prétendez-vous être aimée aujourd’hui parce que vous l’etiez hier? Gardez donc le même visage, le même âge, la même humeur; soyez toujours la même & l’on vous aimera toujours, si l’on peut. Mais changer sans cesse & vouloir toujours qu’on vous aime, c’est voloir qu’à chaque instant on cesse de vous aimer; ce n’est pas chercher des coeurs constans, c’est en chercher d’aussi changeans que vous.] Pour le rendre heureux il n’étoit pas question seulement de la lui donner, mais de la lui rendre au même âge & dans les mêmes circonstances où elle s’étoit trouvée au tems de leurs premieres amours; la moindre altération à tout cela étoit autant d’ôté du bonheur qu’il s’étoit promis. Elle est devenue plus belle, mais elle a changé; ce qu’elle a gagné tourne en ce sens à son préjudice; car c’est de l’ancienne & non pas d’une autre qu’il est amoureux.
L’erreur qui l’abuse & le trouble est de confondre les tems & de se reprocher souvent comme un sentiment actuel ce qui n’est que l’effet d’un souvenir trop tendre; mais je ne sais s’il ne vaut pas mieux achever de le guérir que le désabuser. On tirera peut-être meilleur parti pour cela de son erreur que de ses lumieres. Lui découvrir le véritable état de son coeur seroit lui apprendre la mort de ce qu’il aime; ce seroit lui donner une affliction dangereuse en ce que l’état de tristesse est toujours favorable à l’amour.
Délivré des scrupules qui le gênent, il nourriroit peut-être [166] avec plus de complaisance des souvenirs qui doivent s’éteindre; il en parleroit avec moins de réserve; & les traits de sa Julie ne sont pas tellement effacés en Madame de Wolmar, qu’à force de les y chercher il ne les y pût trouver encore. J’ai pensé qu’au lieu de lui ôter l’opinion des progres qu’il croit avoir faits & qui sert d’encouragement pour achever, il faloit lui faire perdre la mémoire des tems qu’il doit oublier, en substituant adroitement d’autres idées à celles qui lui sont si cheres. Vous, qui contribuâtes à les faire naître, pouvez contribuer plus que personne à les effacer; mais c’est seulement quand vous serez tout-à-fait avec nous que je veux vous dire à l’oreille ce qu’il faut faire pour cela; charge qui, si je ne me trompe, ne vous sera pas fort onéreuse. En attendant, je cherche à le familiariser avec les objets qui l’effarouchent, en les lui présentant de maniere qu’ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est ardent, mais faible & facile à subjuguer. Je profite de cet avantage en donnant le change à son imagination. A la place de sa maîtresse, je le force de voir toujours l’épouse d’un honnête homme & la mere de mes enfans: j’efface un tableau par un autre & couvre le passé du présent. On mene un coursier ombrageux à l’objet qui l’effraye, afin qu’il n’en soit plus effrayé. C’est ainsi qu’il en faut user avec ces jeunes gens dont l’imagination brûle encore, quand leur coeur est déjà refroidi & leur offre dans l’éloignement des monstres qui disparaissent à leur approche.
Je crois bien connoître les forces de l’un & de l’autre; je ne les expose qu’à des épreuves qu’ils peuvent soutenir; [167] car la sagesse ne consiste pas à prendre indifféremment toutes sortes de précautions mais à choisir celles qui sont utiles & à négliger les superflues. Les huit jours pendant lesquels je les vais laisser ensemble suffiront peut-être pour leur apprendre à démêler leurs vrais sentiments & connoître ce qu’ils sont réellement l’un à l’autre. Plus ils se verront seul à seul, plus ils comprendront aisément leur erreur en comparant ce qu’ils sentiront avec ce qu’ils auroient autrefois senti dans une situation pareille. Ajoutez qu’il leur importe de s’accoutumer sans risque à la familiarité dans laquelle ils vivront nécessairement si mes vues sont remplies. Je vois par la conduite de Julie qu’elle a reçu de vous des conseils qu’elle ne pouvoit refuser de suivre sans se faire tort. Quel plaisir je prendrois à lui donner cette preuve que je sens tout ce qu’elle vaut, si c’étoit une femme auprès de laquelle un mari pût se faire un mérite de sa confiance! Mais quand elle n’auroit rien gagné sur son coeur, sa vertu resteroit la même: elle lui coûteroit davantage & ne triompheroit pas moins. Au lieu que s’il lui reste aujourd’hui quelque peine intérieure à souffrir, ce ne peut être que dans l’attendrissement d’une conversation de réminiscence, qu’elle ne saura que trop pressentir & qu’elle évitera toujours. Ainsi, vous voyez qu’il ne faut point juger ici de ma conduite par les regles ordinaires, mais par les vues qui me l’inspirent, & par le caractere unique de celle envers qui je la tiens.
Adieu, petite cousine, jusqu’à mon retour. Quoique je n’aie pas donné toutes ces explications à Julie, je n’exige [168] pas que vous lui en fassiez un mystere. J’ai pour maxime de ne point interposer de secrets entre les amis: ainsi je remets ceux-ci à votre discrétion; faites-en l’usage que la prudence & l’amitié vous inspireront: je sais que vous ne ferez rien que pour le mieux & le plus honnête.
LETTRE XV.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD
M. de Wolmar partit hier pour Etange & j’ai peine à concevoir l’état de tristesse où m’a laissé son départ. Je crois que l’éloignement de sa femme m’affligeroit moins que le sien. Je me sens plus contraint qu’en sa présence même: un morne silence regne au fond de mon coeur; un effroi secret en étouffe le murmure; & moins troublé de désirs que de craintes, j’éprouve les terreurs du crime sans en avoir les tentations.
Savez-vous, milord, où mon ame se rassure & perd ces indignes frayeurs? Auprès de Madame de Wolmar. Sitôt que j’approche d’elle, sa vue apaise mon trouble, ses regards épurent mon coeur. Tel est l’ascendant du sien, qu’il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son innocence & le repos qui en est l’effet. Malheureusement pour moi, sa regle de vie ne la livre pas toute la journée à la société de ses amis & dans les momens que je suis [169] forcé de passer sans la voir je souffrirois moins d’être plus loin d’elle.
Ce qui contribue encore à nourrir la mélancolie dont je me sens accablé, c’est un mot qu’elle me dit hier après le départ de son mari. Quoique jusqu’à cet instant elle eût fait assez bonne contenance, elle le suivit long-tems des yeux avec un air attendri, que j’attribuai d’abord au seul éloignement de cet heureux époux; mais je conçus à son discours que cet attendrissement avoit encore une autre cause qui ne m’étoit pas connue. Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle & vous savez s’il m’est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui m’unit à lui, aussi tendre & plus puissant que l’amour, en ait aussi les faiblesses. S’il nous en coûte quand la douce habitude de vivre ensemble est interrompue, l’espoir assuré de la reprendre bientôt nous console. Un état aussi permanent laisse peu de vicissitudes à craindre; & dans une absence de quelques jours nous sentons moins la peine d’un si court intervalle que le plaisir d’en envisager la fin. L’affliction que vous lisez dans mes yeux vient d’un sujet plus grave; & quoiqu’elle soit relative à M. de Wolmar, ce n’est point son éloignement qui la cause.
Mon cher ami, ajouta-t-elle d’un ton pénétré, il n’y a point de vrai bonheur sur la terre. J’ai pour mari le plus honnête & le plus doux des hommes; un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n’a point d’autres désirs que les miens; j’ai des enfans qui ne donnent & ne promettent que des plaisirs à leur mere; il n’y eut jamais [170] d’amie plus tendre, plus vertueuse, plus aimable que celle dont mon coeur est idolâtre & je vais passer mes jours avec elle; vous-même contribuez à me les rendre chers en justifiant si bien mon estime & mes sentimens pour vous; un long & fâcheux proces prêt à finir va ramener dans nos bras le meilleur des peres; tout nous prospere; l’ordre, & la paix regnent dans notre maison; nos domestiques sont zélés & fideles; nos voisins nous marquent toutes sortes d’attachement; nous jouissons de la bienveillance publique. Favorisée en toutes choses du ciel, de la fortune & des hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l’empoisonne & je ne suis pas heureuse. Elle dit ces derniers mots avec un soupir qui me perça l’ame & auquel je vis trop que je n’avois aucune part. Elle n’est pas heureuse, me dis-je en soupirant à mon tour & ce n’est plus moi qui l’empêche de l’être!
Cette funeste idée bouleversa dans un instant toutes les miennes & troubla le repos dont je commençois à jouir. Impatient du doute insupportable où ce discours m’avoit jeté, je la pressai tellement d’achever de m’ouvrir son coeur, qu’enfin elle versa dans le mien ce fatal secret & me permit de vous le révéler. Mais voici l’heure de la promenade. Madame de Wolmar sort actuellement du gynécée pour aller se promener avec ses enfans; elle vient de me le faire dire. J’y cours, milord: je vous quitte pour cette fois & remets à reprendre dans une autre lettre le sujet interrompu dans celle-ci.
LETTRE XVI.
DE MDE. DE WOLMAR A SON MARI
Je vous attends mardi comme vous me le marquez & vous trouverez tout arrangé selon vos intentions. Voyez en revenant Mde d’Orbe; elle vous dira ce qui s’est passé durant votre absence; j’aime mieux que vous l’appreniez d’elle que de moi.
Wolmar, il est vrai, je crois mériter votre estime; mais votre conduite n’en est pas plus convenable & vous jouissez durement de la vertu de votre femme.
LETTRE XVII.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD
Je veux, Milord, vous rendre compte d’un danger que nous courûmes ces jours passés & dont heureusement nous avons été quittes pour la peur & un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre à part; en la lisant vous sentirez ce qui m’engage à vous l’écrire.
Vous savez que la maison de Mde. de Wolmar n’est pas loin du lac & qu’elle aime les promenades sur l’eau. Il y a trois jours que le désoeuvrement où l’absence de son mari nous laisse & la beauté de la soirée nous firent projetter une [172] de ces promenades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage; nous prîmes un bateau avec des filets pour pêcher, trois rameurs, un domestique & nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le dîner. J’avois pris un fusil pour tirer des besolets;* [*Oiseau de passage sur le lac de Geneve. Le besolet n’est pas bon à manger.] mais elle me fit honte de tuer des oiseaux à pure perte & pour le seul plaisir de faire du mal. Je m’amusois donc à rappeler de tems en tems des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons,* [*Diveres sortes d’oiseaux du lac de Geneve, tous tres-bons à manger.] & je ne tirai qu’un seul coup de fort loin sur une grebe que je manquai.
Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cens pas du rivage. La pêche fut bonne; mais, à l’exception d’une truite qui avoit reçu un coup d’aviron, Julie fit tout rejeter à l’eau. Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent; délivrons-les: jouissons du plaisir qu’ils auront d’être échappés au péril. Cette opération se fit lentement, à contre-coeur, non sans quelques représentations; & je vis aisément que nos gens auroient mieux goûté le poisson qu’ils avoient pris que la morale qui lui sauvoit la vie.
Nous avançâmes ensuite en pleine eau; puis, par une vivacité de jeune homme dont il seroit tems de guérir, m’étant mis à nager,* [*Terme des Batesiers du lac de Geneve. C’est tenir la rame qui gouverne les autres.] je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt à plus d’une lieue du rivage. * [*Comment cela? Il s’en faut bien que vis-à-vis de Clarens le lac ait deux lieues de large.] [173] Là j’expliquois à Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrois de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue & semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisois observer les redans des montagnes, dont les angles correspondants & paralleles forment dans l’espace qui les sépare un lit digne du fleuve qui le remplit. En l’écartant de nos côtes j’aimois à lui faire admirer les riches & charmantes rives du pays de Vaud, où la quantité des villes, l’innombrable foule du peuple, les coteaux verdoyants & parés de toutes parts, forment un tableau ravissant; où la terre, partout cultivée & partout féconde, offre au laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit assuré de leurs peines, que ne dévore point l’avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais sur la côte opposée, pays non moins favorisé de la nature & qui n’offre pourtant qu’un spectacle de misere, je lui faisois sensiblement distinguer les différens effets des deux gouvernemens pour la richesse, le nombre & le bonheur des hommes. C’est ainsi, lui disais-je, que la terre ouvre son sein fertile & prodigue ses trésors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes: elle semble sourire & s’animer au doux spectacle de la liberté; elle aime à nourrir des hommes. Au contraire, les tristes masures, la bruyere & les ronces, qui couvrent une terre à demi déserte, annoncent de loin qu’un maître absent y domine & qu’elle donne à regret à des esclaves quelques maigres productions dont ils ne profitent pas.
[174] Tandis que nous nous amusions agréablement à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines, un séchard, qui nous poussoit de biois vers la rive opposée, s’éleva, fraîchit considérablement; & quand nous songeâmes à revirer, la résistance se trouva si forte qu’il ne fut plus possible à notre frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes devinrent terribles: il fallut regagner la rive de Savoie & tâcher d’y prendre terre au village de Meillerie qui étoit vis-à-vis de nous & qui est presque le seul lieu de cette côte où la greve offre un abord commode. Mais le vent ayant changé se renforçait, rendoit inutiles les efforts de nos bateliers & nous faisoit dériver plus bas le long d’une file de rochers escarpés où l’on ne trouve plus d’asile.
Nous nous mîmes tous aux rames; & presque au même instant j’eus la douleur de voir Julie saisie du mal de coeur, faible & défaillante au bord du bateau. Heureusement elle étoit faite à l’eau & cet état ne dura pas. Cependant nos efforts croissoient avec le danger; le soleil, la fatigue & la sueur nous mirent tous hors d’haleine & dans un épuisement excessif. C’est alors que, retrouvant tout son courage, Julie animoit le nôtre par ses caresses compatissantes; elle nous essuyoit indistinctement à tous le visage & mêlant dans un vase du vin avec de l’eau de peur d’ivresse, elle en offroit alternativement aux plus épuisés. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d’un si vif éclat que dans ce moment où la chaleur & l’agitation avoient animé son teint d’un plus grand feu; & ce qui ajoutoit le plus à ses charmes étoit qu’on voyoit si bien à son air attendri que tous ses soins venoient moins [Tableau-3-5] [175] de frayeur pour elle que de compassion pour nous. Un instant seulement deux planches s’étant entr’ouvertes, dans un choc qui nous inonda tous, elle crut le bateau brisé; & dans une exclamation de cette tendre mere j’entendis distinctement ces mots: O mes enfans! faut-il ne vous voir plus? Pour moi, dont l’imagination va toujours plus loin que le mal, quoique je connusse au vrai l’état du péril, je croyois voir de moment en moment le bateau englouti, cette beauté si touchante se débattre au milieu des flots & la pâleur de la mort ternir les roses de son visage.
Enfin à force de travail nous remontâmes à Meillerie & après avoir lutté plus d’une heure à dix pas du rivage, nous parvînmes à prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliées. Julie prit sur soi la reconnaissance de tous les soins que chacun s’étoit donnés; & comme au fort du danger elle n’avoit songé qu’à nous, à terre il lui sembloit qu’on n’avoit sauvé qu’elle.
Nous dînâmes avec l’appétit qu’on gagne dans un violent travail. La truite fut apprêtée. Julie qui l’aime extrêmement en mangea peu; & je compris que, pour ôter aux bateliers le regret de leur sacrifice, elle ne se soucioit pas que j’en mangeasse beaucoup moi-même. Milord, vous l’avez dit mille fois, dans les petites choses comme dans les grandes cette ame aimante se peint toujours.
Après le dîner, l’eau continuant d’être forte & le bateau ayant besoin de raccommoder, je proposai un tour de promenade. Julie m’opposa le vent, le soleil, & songeoit à ma lassitude. J’avois mes vues; ainsi je répondis à tout. Je [176] suis, lui dis-je, accoutumé des l’enfance aux exercices pénibles; loin de nuire à ma santé ils l’affermissent & mon dernier voyage m’a rendu bien plus robuste encore. A l’égard du soleil & du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris & des bois; il n’est question que de monter entre quelques rochers; & vous qui n’aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue. Elle fit ce que je voulais & nous partîmes pendant le dîner de nos gens.
Vous savez qu’après mon exil du Valais je revins il y a dix ans à Meillerie attendre la permission de mon retour. C’est là que je passai des jours si tristes & si délicieux, uniquement occupé d’elle & c’est de là que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J’avois toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d’asile au milieu des glaces & où mon coeur se plaisoit à converser en lui-même avec ce qu’il eut de plus cher au monde. L’occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable & avec celle dont l’image l’habitoit jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisois un plaisir de lui montrer d’anciens monumens d’une passion si constante & si malheureuse.
Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux & frais, qui, montant insensiblement entre les arbres & les rochers, n’avoient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant & reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prêt à me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble & nous [177] arrivâmes. Ce lieu solitaire formoit un réduit sauvage & désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux ames sensibles & paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges rouloit à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charrioit avec bruit du limon, du sable & des pierres. Derriere nous une chaîne de roches inaccessibles séparoit l’esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu’on nomme les Glacieres, parce que d’énormes sommets de glaces qui s’accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde.* [*Ces montagnes sont si hautes qu’une demi-heure après le soleil couché, leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu’on apperçoit de sort loin.] Des forêts de noirs sapins nous ombrageoient tristement à droite. Un grand bois de chênes étoit à gauche au delà du torrent; & au-dessous de nous cette immense plaine d’eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparoit des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnoit le tableau.
Au milieu de ces grands & superbes objets, le petit terrain où nous étions étaloit les charmes d’un séjour riant, & champêtre; quelques ruisseaux filtroient à travers les rochers & rouloient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchoient leurs têtes sur les nôtres; la terre humide & fraîche étoit couverte d’herbe & de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l’environnaient, il sembloit que ce lieu désert dût être [178] l’asile de deux amans échappés seuls au bouleversement de la nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit & que je l’eus quelque tems contemplé: Quoi! dis-je à Julie en la regardant avec un oeil humide, votre coeur ne vous dit-il rien ici & ne sentez-vous point quelque émotion secrete à l’aspect d’un lieu si plein de vous? Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher & lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits & plusieurs vers de Pétrarque ou du Tasse relatifs à la situation où j’étois en les traçant. En les revoyant moi-même après si long-tems, j’éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentimens violens dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence: O Julie, éternel charme de mon coeur! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidele amant du monde. Voici le séjour où ta chére image faisoit son bonheur & préparoit celui qu’il reçut enfin de toi-même. On n’y voyoit alors ni ces fruits ni ces ombrages; la verdure & les fleurs ne tapissoient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n’en formoit point les divisions; ces oiseaux n’y faisoient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funebre & l’aigle terrible des Alpes, faisoient seuls retentir de leurs cris ces cavernes; d’immenses glaces pendoient à tous ces rochers; des festons de neige étoient le seul ornement de ces arbres; tout respiroit ici les rigueurs de l’hiver & l’horreur des frimas; les feux seuls de mon coeur me rendoient ce lieu supportable & les jours entiers s’y passoient à penser à toi. [179] Voilà la pierre où je m’asseyois pour contempler au loin ton heureux séjour; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton coeur; ces cailloux tranchans me servoient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu’emportoit un tourbillon; là je vins relire & baiser mille fois la derniere que tu m’écrivis; voilà le bord où d’un oeil avide & sombre je mesurois la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante & jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étois né! Faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux & regretter le tems que j’y passois à gémir de ton absence?... J’allois continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s’étoit effrayée & m’avoit saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse & retenant avec peine un soupir; puis tout à coup détournant la vue, & me tirant par le bras: Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue; l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre & je quittai pour jamais ce triste réduit comme j’aurois quitté Julie elle-même.
Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule & je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais. A mon retour, le bateau n’étant pas encore prêt ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu & parlant encore moins. après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la greve en attendant le moment du départ. [180] Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme & Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau; & en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal & mesuré des rames m’excitoit à rêver. Le chant assez gai des bécassines * [*La Bécassine du lac Geneve n’est point l’oiseau qu’on appelle en France du même nom. Le chant plus vif & plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d’été, un air de vie & de fraicheur qui nd ses rives encore plus charmantes.] me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étois accablé. Un Ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brilloit autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon coeur mille réflexions douloureuses.
Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premieres amours. Tous les sentimens délicieux qui remplissoient alors mon ame s’y retracerent pour l’affliger; tous les événemens de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,
E tanta-fede, e si dolci memorie,
E si lungo costume!*
[*Et cette foi si pur & ces doux souvent & cette longue familiarité!]
Les foules de petits objets qui m’offroient l’image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misere [181] présente, prendre place en mon souvenir. C’en est fait, disois-je en moi-même, ces tems, ces tems heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hélas! ils ne reviendront plus; & nous vivons & nous sommes ensemble & nos coeurs sont toujours unis! Il me sembloit que j’aurois porté plus patiemment sa mort ou son absence & que j’avois moins souffert tout le tems que j’avois passé loin d’elle. Quand je gémissois dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageoit mon coeur; je me flattois qu’un instant de sa présence effaceroit toutes mes peines; j’envisageois au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle; mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer &, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi; voilà ce qui me jettoit dans des accès de fureur & de rage qui m’agiterent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes & dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots & d’y finir dans ses bras ma vie & mes longs tourmens. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.
Là mes vives agitations commencerent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s’insinua peu-à-peu dans mon ame, l’attendrissement surmonta le désespoir; je me mis à verser des torrens de larmes & cet état comparé à celui dont je sortois n’étoit pas sans quelques plaisir. Je pleurai fortement, long-tems & fus soulagé. Quand je me [182] trouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main. Elle tenoit son mouchoir; je le sentis fort mouillé. Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n’ont jamais cessé de s’entendre! Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée; mais que ce soit la derniere fois qu’ils auront parlé sur ce ton. Nous recommençâmes alors à causer tranquillement & au bout d’une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés j’appercus à la lumiere qu’elle avoit les yeux rouges & fort gonflés; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avoit grand besoin de repos; elle se retira & je fus me coucher.
Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j’ai senti les émotions les plus vives. J’espere qu’elles seront la crise qui me rendra tout-à-fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m’a plus convaincu que tous les argumens de la liberté de l’homme & du mérite de la vertu. Combien de gens sont foiblement tentés & succombent! Pour Julie, mes yeux le virent & mon coeur le sentit: elle soutint ce jour là le plus grand combat qu’âme humaine ait pu soutenir; elle vainquit pourtant: mais qu’ai-je fait pour rester si loin d’elle? O Edouard! quand séduit par ta maîtresse tu sçus triompher à la fois de tes désirs & des siens, n’étais-tu qu’un homme? Sans toi, j’étois perdu, peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le souvenir de ta vertu m’a rendu la mienne.
Fin de la quatrième partie.