JEAN JACQUES ROUSSEAU

JULIE,
OU LA NOUVELLE HELOISE.

LETTRES
DE DEUX AMANS,

HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES.

RECUEILLIES ET PUBLIEES PAR J. J. ROUSSEAU,

NOUVELLE EDITION ORIGINALE, REVUE,
& CORRIGEE PAR L’EDITEUR.

TOME PREMIER.

LONDRES.

M. DCC. LXXIV.

LA NOUVELLE HÉLOISE,
OU LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED
DES ALPES;

RECUEILLIES, & PUBLIÉES PAR J. J. ROUSSEAU.

TOME PREMIER

[1756, été---1759, avril;brouillons, Bibliothèque du Palais-Bourbon, 1494, Bibliothèque Victor-Cousin,Bibliothèque de Genève ms. fr. 201, etc.; édition originale, A Amsterdam Marc Michel Rey 1761 (déc.1760), 6 vol. in-12; Editions 1761-1767, le Pléiade édition pp. 1970-1976; le Pléiade édition, II pp. 1-745. == Du Peyrou/ Moultou édition 1780-89 quarto édition, t. II-III; II, pp. i--536, III pp. 1--511;]

Non la conobbe il mondo, mentre l’ebbe: Conobill’io ch’a pianger qui rimase. PETRAC.

TRAD. Le monde la posséda sans la connoître; & moi je l’ai connue je reste ici-bas a la pleurer.

PETRAC.

[i]

PREFACE

Il faut des spectacles dans les grandes villes, & des Romans aux peuples corrompus. J’ai vu les moeurs de mon tems, & j’ai publié ces Lettres. Que n’ai-je vécu dans un siecle où je dusse les jetter au feu!Quoique je ne porte ici que le titre d’Editeur, j’ai travaillé moi-même à ce Livre, & je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout, & la correspondance entiere est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C’est surement une fiction pour vous.Tout honnête homme doit avouer les Livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce Recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si le Livre est mauvais, j’en suis plus obligé de le reconnoître: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

Quant à la vérité des faits, je déclare qu’ayant été plusieurs fois dans le pays des deux Amans, je [ii] n’y ai jamais oui parler du Baron d’Etange ni de sa fille, ni de M. d’Orbe, ni de Milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J’avertis encore que la topographie est grossierement altérée en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au Lecteur; soit qu’en effet l’Auteur n’en scût pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira.

Ce Livre n’est point fait pour circuler dans le monde, & convient à très-peu de Lecteurs. Le style rebutera les gens de goût, la matiere allarmera les gens séveres, tous les sentimens seront hors de la nature pour ceux qui ne croyent pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux philosophes: il doit choquer les femmes galantes, & scandaliser les honnêtes femmes. A qui plaira-t-il donc? Peut-être à moi seul: mais à coup sûr il ne plaira médiocrement à personne. Quiconque veut se résoudre à lire ces Lettres, doit s’armer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique & plat, sur les pensées communes rendues en termes empoulés; il doit [iii] se dire d’avance que ceux qui les écrivent ne sont pas des françois, des beaux-esprits, des académiciens, des philosophes, mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui dans leurs imaginations romanesques prennent pour de la philosophie les honnêtes délires de leur cerveau.

Pourquoi craindrois-je de dire ce que je pense? Ce Recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l’honnêteté. Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais fille chaste n’a lu de Romans; & j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé, pour qu’en l’ouvrant on sçût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue: mais qu’elle n’impute point sa perte à ce Livre; le mal étoit fait d’avance. Puisqu’elle a commencé, qu’elle acheve de lire: elle n’a plus rien à risquer.

Qu’un homme austere en parcourant ce Recueil se rebute aux premieres parties, jette le Livre [iv] avec colere, & s’indigne contre l’Editeur; je ne me plaindre point son injustice; à sa place, j’en aurois pu faire autant. Que si, après l’avoir lu tout entier, quelqu’un m’osoit blâmer de l’avoir publié; qu’il le dise, s’il veut, à toute la terre, mais qu’il ne vienne pas me le dire: je sens que je ne pourrois de ma vie estimer cet homme là.

[v]

AVERTISSEMENT
Sur la Préface suivante

La forme & la longueur de ce Dialogue, où Entretien supposé, ne m’ayant permis de le mettre que par extrait à la tête du Recueil des premieres Editions, je le donne à celle-ci tout entier, dans l’espoir qu’on y trouvera quelques vues utiles sur l’objet de ces sortes d’Ecrits. J’ai cru dealers devoir attendre que le Livre eût fait son effet avant d’en discuter les inconvéniens & les avantages, ne voulant ni faire tort au Libraire, ni mendier l’indulgence du Public.

[vi]

SECONDE PREFACE DE LA NOUVELLE HELOISE

N. Voila votre Manuscrit. Je l’ai lu tout entier.

R. Tout entier? J’entends: vous, comptez sur peu d’imitateurs?

N. Vel duo, vel nemo.

R. Turpe & miserabile. Mais je veux un jugement positif.

N. Je n’ose.

R. Tout est osé par ce seul mot. Expliquez-vous.

N. Mon jugement dépend de la réponse que vous m’allez faire. Cette correspondance est-elle réelle, ou si c’est une fiction?

R. Je ne vois point la conséquence. Pour dire si un Livre est bon ou mauvais, qu’importe de savoir comment on l’a fait?

[vii] N. Il importe beaucoup pour celui-ci. Un Portrait a toujours son prix pourvu qu’il ressemble, quel qu’étrange que soit l’Original. Mais dans un Tableau d’imagination, toute figure humaine doit avoir les traits communs à l’homme, ou le Tableau ne vaut rien. Tous deux supposés bons, il reste encore cette différence que le Portrait intéresse peu de gens; le Tableau seul peut plaire au Public.

R. Je vous suis. Si ces Lettres sont des Portraits, ils n’intéressent point: si ce sont des Tableaux, ils imitent mal. N’est-ce pas cela?

N. Précisément.

R. Ainsi, j’arracherai toutes vos reposes avant que vous m’ayez répondu. Au reste, comme je ne puis satisfaire à votre question, il faut vous en passer pour résoudre la mienne. Mettez la chose au pis: ma Julie.

N. Oh! si elle avoit existe!

R. Hé bien?

[viii] N. Mais purement ce n’est qu’une fiction.

R. Supposez.

N. En ce cas, je ne connois rien de si maussade; ces Lettres ne sont point des Lettres; ce Roman n’est point un Roman; les personnages sont des gens de l’autre monde.

R. J’en suis fâché pour celui-ci.

N. Consolez-vous; les foux n’y manquent pas non plus; mais les vôtres ne sont pas dans la nature.

R. Je pourrois..... Non, je vois le détour que prend votre curiosité. Pourquoi décidez-vous ainsi? Savez-vous jusqu’où les hommes different les uns des autres? Combien les caracteres sont opposés? Combien les moeurs, les préjugés varient selon les tems, les lieux, les âges? Qui est-ce qui ose assigner des bornés précises à la Nature, & dire: Voilà jusqu’où l’homme peut aller, & pas au-delà?

N. Avec ce beau raisonnement les monstres [ix] inouis, les Géans, les Pygmées, les chimeres de toute espece; tout pourroit être admis spécifiquement dans la Nature: tout seroit défiguré, nous n’aurions plus de modele commun? Je le répete, dans les Tableaux de l’humanité chacun doit reconnoître l’homme.

R. J’en conviens, pourvu qu’on sache aussi discerner ce qui fait les variétés de ce qui est essentiel à l’espece. Que diriez-vous de ceux qui ne reconnoîtroient la nôtre que dans un habit à la Françoise?

N. Que diriez-vous de celui qui, sans exprimer ni traits ni taille, voudroit peindre une figure humaine, avec un voile pour vêtement? N’auroit-on pas droit de lui demander où est l’homme?

R. Ni traits, ni taille? Etes-vous juste? Point de gens parfaits: voilà la chimere. Une jeune fille offensant la vertu qu’elle aime, & ramenée au devoir par l’horreur d’un plus grand crime; une amie trop facile, punie enfin par son propre coeur de l’exces de son indulgence; un jeune homme honnête & sensible, plein de foiblesse & de beaux [x] discours; un vieux Gentilhomme entêté de sa noblesse, sacrifiant tout à l’opinion; un Anglois généreux & brave, toujours passionné par sagesse, toujours raisonnant sans raison.

N. Un mari débonnaire & hospitalier empressé d’établir dans sa maison l’ancien amant de sa femme.

R. Je vous renvoye à l’inscription de l’Estampe* [*Voyez la septieme Estampe.]

N. Les belles ames?.Le beau mot!

R. O Philosophie! combien tu prends de peine à retrécir les coeurs, à rendre les hommes petits!

N. L’esprit romanesque les aggrandit & les trompe. Mais revenons. Les deux amies?... Qu’en dites-vous? & cette conversion subite au Temple?.la Grace, sans doute?.

R. Monsieur.

N. Une femme chrétienne, une dévote qui n’apprend point le catéchisme à ses enfans; qui meurt sans vouloir prier Dieu; dont la mort cependant édifie un Pasteur, & convertit un Athée....Oh!......

[xi] R. Monsieur........

N. Quant à l’intértêt, il est pour tout le monde, il est nul. Pas une mauvaise action; pas un méchant homme qui fasse craindre pour les bons. Des événemens si naturels, si simples qu’ils le sont trop; rien d’inopiné; point de coup de Théâtre. Tout est prévu long-tems d’avance; tout arrive comme il est prévu. Est-ce la peine de tenir registre de ce que chacun peut voir tous les jours dans sa maison, ou dans celle de son voisin?

R. C’est-à-dire, qu’il vous faut des hommes communs, & des événemens rares? Je crois que j’aimerois mieux le contraire. D’aillers, vous jugez ce que vous avez lu comme un Roman. Ce n’en est point un; vous l’avez dit vous-même. C’est un Recueil de Lettres..

N. Qui ne sont point des Lettres; je crois l’avoir dit aussi. Quel style épistolaire! Qu’il est guindé! Que d’exclamations! Que d’apprêts! Quelle emphase pour ne dire que des choses communes! Quels grands mots pour de petits raisonnemens! Rarement du sens, de la justesse; jamais ni finesse, [xii] ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, & des pensées qui rampent toujours. Si vos personnages sont dans la Nature, avouez que leur styIe est peu naturel?

R. Je conviens que dans le point de vue où vous êtes, il doit vous paroître ainsi.

N. Comptez-vous que le Public le verra d’un autre oei1; & n’est-ce pas mon jugement que vous demandez?

R. C’est pour l’avoir plus au long que je vous replique. Je vois que vous aimerais mieux des Lettres faites pour être imprimées.

N. Ce souhait paroit ayez bien fondé pour celles qu’on donne à l’impression.

R. On ne verra donc jamais les hommes dans les Livres que comme ils veulent s’y montrer?

N. L’Auteur comme il veut s’y montrer; ceux qu’il dépeint tels qu’ils font. Mais cet avantage manque encore ici. Pas un portrait vigoureusement peint; pas un caractere assez bien marqué; nulle [xiii] observation solide; aucune connoissance du monde. Qu’apprend-on dans la petite sphere de deux ou trois Amans ou amis toujours occupés d’eux seuls?

R. On apprend à aimer l’humanité. Dans les grandes sociétés on n’apprend qu’à haïr les hommes.

Votre jugement est sévere; celui du Public doit l’être encore plus. Sans le taxer d’injustice, je veux vous dire à mon tour de quel oeil je vois ces lettres; moins pour excuser les défauts que vous y blâmez, que pour en trouver la source.

Dans la retraite on a d’autres manieres de voir & de sentir que dans le commerce du monde; les passions autrement modifiées ont aussi d’autres expressions: l’imagination toujours frappée des mêmes objets, s’en affecte plus vivement. Ce petit nombre d’images revient toujours, se mêle à toutes les idées, & leur donne ce tour bizarre & peu varié qu’on remarque dans les discours des Solitaires. S’ensuit-il de-là que leur langage soit fort énergique? Point du tout; il n’est qu’extraordinaire. Ce n’est que dans le monde qu’on apprend à parler avec énergie. Premierement, parce qu’il faut toujours dire autrement & mieux que les [xiv] autres, & puis, que forcé d’affirmer à chaque instance qu’on ne croit pas, d’exprimer des sentimens qu’on n’a point, on cherche à donner à ce qu’on dit un tour persuasif qui supplée à la persuasion intérieure. Croyez-vous que les gens vraiment passionnés agent ces manieres de parler vives, fortes, coloriées que vous admirez dans vos Drames & dans vos Romans? Non; la passion pleine d’elle-même, s’exprime avec plus d’abondance que de force; elle ne songe pas même à persuader; elle ne soupçonne pas qu’on puisse douter d’elle. Quand elle dit ce qu’elle sent, c’est moins pour l’exposer, aux autres que pour se soulager. On peint plus vivement l’amour dans les grandes Villes l’y sent on mieux que dans les hameaux?

N. C’est-à-dire due la faiblesse du langage prouve la force du sentiment? R. Quelquefois du moins elle en montre la vérité. Lisez une lettre d’amour faite par un Auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller. Pour peu qu’il ait de feu dans la tête, sa plumeva, comme on dit, brûler le papier; la chaleur [xv] n’ira pas plus loin. Vous serez enchante, même agité peut-être; mais d’une agitation passagere & seche, qui ne vous laissera que des mots pour tout souvenir. Au contraire, une lettre que l’Amour a réellement dictée; une lettre d’un amant vraiment passionne, sera lâche, diffuse, toute en longueurs, en désordre, en répétitions. Son coeur, plein d’un sentiment qui déborde, redit toujours la même chose, &n’a jamais achevé de dire; comme une source vive qui coule sans cesse & ne s’épuise jamais. Rien de saillant, rien de remarquable; on ne retient ni mots, ni tours, ni phrases; on n’admire rien, l’on n’est frappé de rien. Cependant on se sent l’ame attendrie; on se sent ému sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vérité nous touche, &c’est ainsi que le coeur fait parler au coeur. Mais ceux qui ne sentent rien, ceux qui n’ont que le jargon paré des passions, ne connoissent point ces sortes de beautés & les méprisent.

N. J’attends.

R. Fort bien. Dans cette derniere espece de [xvi] lettres, si les pensées sont communes, le style pourtant n’est pas familier, & ne doit pas l’être. L’amour n’est qu’illusion; il se fait, pour ainsi dire, un autre Univers; il s’entoure d’objets qui ne sont point, ou auxquels lui seul a donné l’être; & comme il rend tous ses sentimens en images, son langage est toujours figuré. Mais ces figures sont sans justesse & sans suite; son éloquence est dans son désordre; il prouve d’autant plus qu’il raisonné moins. L’enthousiasme est le dernier degré de la passion. Quand elle est à son comble, elle voit son objet parfait; elle en fait alors son idole; elle le place dans le Ciel; & comme l’enthousiasme de la dévotion emprunte le langage de l’amour, I’enthousiasme de l’amour emprunte aussi le langage de la dévotion. Il ne voit plus que le Paradis, les Anges, les vertus des Saints, les délices du séjour céleste. Dans ces transports, entouré de si hautes images, en parlera-t-il en termes rampans? Se résoudra-t-il d’abaisser, d’avilir ses idées par des expressions vulgaires? N’élevera-t-il pas son style? Ne lui donnera-t-il pas de la noblesse, de la dignité? Que parlez-vous de [xvii] lettres, de style épistolaire? En écrivant à ce qu’on aime, il est bien question de cela! ce ne sont plus des lettres que l’on écrit, ce sont des Hymnes.

N. Citoyen, voyons votre pouls.

R. Non: voyez l’hiver sur ma tête. Il est un age pour l’expérience; un autre pour le souvenir. Le sentiment s’éteint à la fin; mais l’ame sensible demeure toujours.

Je reviens à nos lettres. Si vous les lisez comme l’ouvrage d’un Auteur qui veut plaire, ou qui se pique d’écrire, elles sont, détestables. Mais prenez-les pour ce qu’elles sont, & jugez-les dans leur espece. Deux ou trois jeunes gens simples, mais sensibles, s’entretiennent entre eux des intérêts de leurs coeurs. Ils ne songent point à briller aux yeux les uns des autres. Ils se connoissent & s’aiment trop mutuellement pour que l’amour-propre ait plus rien à faire entre eux. Ils sont enfans, penseront-ils en hommes? Ils sont étrangers, écriront-ils correctement? Ils sont solitaires, connoitront-ils le monde & la sociéte? Pleins du seul sentiment [xviii] qui les occupe, ils sont dans le délire, &pensent philosopher. Voulez-vous qu’ils sachent observer, juger, réfléchir? Ils ne savent rien de tout cela. Ils savent aimer; ils rapportent tout à leur passion. L’importance qu’ils donnent à leurs folles idées, est-elle moins amusante que tout l’esprit qu’ils pourroient étaler? Ils parlent de tout; ils se trompent sur tout; ils ne font rien connoitre qu’eux; mais en se faisant connoitre, ils se font aimer: leurs erreurs valent mieux que le savoir des Sages: leurs coeurs honnêtes portent par-tout, jusques dans leurs fautes, les préjugés de la vertu, toujours confiante cet toujours trahie. Rien ne les entend, rien ne leur répond, tout les détrompe. Ils se refusent aux vérités décourageantes: ne trouvant nulle part ce qu’ils sentent, ils se replient sur eux-mêmes; ils se détachent du reste de l’Univers; & créant entre eux un petit monde différent du nôtre, ils y forment un spectacle véritablement nouveau.

N. Je conviens qu’un homme de vingt ans & des filles de dix-huit, ne doivent pas, quoiqu’instruits, parler en Philosophes, même en pensant [xix] l’être. J’avoue encore, & cette différence ne m’a pas échappé, que ces filles deviennent des femmes de mérite, & ce jeune homme un meilleur observateur. Je ne fais point de comparaison entre le commencement & la fin de l’ouvrage. Les détails de la vie domestique effacent les fautes du premier âge: la chaste épouse, la femme sensée, la digne mere de famille font oublier la coupable amante. Mais cela in même est un sujet de critique: la fin du recueil rend le commencement d’autant plus répréhensible; on dirait que ce sont deux Livres différens que les mêmes personnes ne doivent pas lire. Ayant à montrer des gens raisonnables, pourquoi les prendre avant qu’ils le soient devenus? Les jeux d’enfans qui précedent les leçons de la sagesse empêchent de les attendre: le mal scandalise avant que le bien puisse édifier; enfin le Lecteur indigné se rebute & quitte le Livre au moment d’en tirer du profit.

R. Je pense, au contraire, que la fin de ce Recueil seroit superflue aux Lecteurs rebutés du commencement, & que ce même commencement doit être agréable à ceux pour qui la fin peut [xx] être utile. Ainsi, ceux qui n’acheveront pas le Livre, ne perdront rien, puisqu’il ne leur pas propre; & ceux qui peuvent en profiter ne l’auroient pas lu, s’il eût commencé plus gravement. Pour rendre utile ce qu’un veut dite, il faut d’abord se faire écouter de ceux qui doivent en faire usage.

J’ai changé de moyen, mais non pas d’objet. Quand j’ai tâche de parler aux hommes, on ne m’a point entendu; peut-être en parlant aux enfans me ferai-je mieux entendre; & les enfans ne goûtent pas mieux la raison nue, que les remedes mal déguisés.

Cosi all’egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gl’orli del vaso;

Succhi amari ingnnato in tanto ei beve,

E dall’inganno suo vita riceve.

N. J’ai peur que vous ne vous trompiez encore; ils suceront les bords du vase, & ne boiront point la liqueur.

R. Alors ce ne sera plus ma faute; j’aurai fait de mon mieux pour la faire passer.

[xxi] Mes jeunes gens sont aimables; mais pour les aimer à trente ans, il faut les avoir connus à vingt. Il faut avoir vécu long-tems avec eux pour s’y plaire; & ce n’est qu’apres avoir déploré leurs fautes, qu’on vient à goûter leurs vertus. Leurs lettres n’intéressent pas tout d’un coup; mais peu à peu elles attachent; on ne peut ni les prendre, ni les quitter. La grace & la félicité n’y sont pas, ni la raison, ni l’esprit, ni l’éloquence; le sentiment y est; il se communique au coeur par degrés, &, lui seul à la fin, supplée à tout. C’est une longue romance, dont les couplets pris à part, n’ont rien qui touche, mais dont la suite produit à la fin son effet. Voilà ce que j’eprouve en les lisant: dites-moi si vous sentez la même chose.

N. Non. Je conçois pourtant cet effet par rapport à vous. Si vous êtes l’Auteur, l’effet est tout simple. Si vous ne l’êtes pas, je le conçois encore. Un homme qui vit dans le monde ne peut s’accoutumer aux idées extravagantes, au pathos affecté, au déraisonnement continuel de vos bonnes gens. Un Solitaire peut les goûter; vous en avez dit la raison vous-même. Mais avant que de publier [xxii] ce manuscrit, songez que le public n’est pas composé d’Hermites. Tout ce qui pourroit arriver de plus heureux, seroit qu’on prit votre petit bon-homme pour un Celadon, votre Edouard pour un Don Quichotte, vos Caillettes pour deux Astrées, & qu’on s’en amusât comme d’autant de vrais fous mais les longues folies n’amusent gueres: il faut écrire comme Cervantes, pour faire lire six volumes de visions.

R. La raison qui vous feroit supprimer cet Ouvrage, m’encourage à le publier.

N. Quoi! la certitude de n’etre point lu?

R. Un peu de patience, & vous allez m’entendre.

En matiere de morale, il n’y a point, selon moi, de lecture utile aux gens du monde, Premierement parce que la multitude des Livres nouveaux qu’ils parcourent, & qui disent tour-à-tour le pour & le contre, détruit l’effet de l’un par l’autre, & rend le tout comme non avenu. Les Livres choisis qu’on relit ne sont point d’effet encore: s’ils soutiennent les maximes du monde, ils sont superflus; & s’ils les combattent, ils sont inutiles. Ils trouvent ceux [xxiii] qui les lisent liés aux vices de la société, par des chaînes qu’ils ne peuvent rompre. L’homme du monde qui veut remuer un instant son ame pour la remettre dans l’ordre moral, trouvant de toutes parts une résistance invincible, est toujours forcé de garder ou reprendre sa premiere situation. Je suis persuadé qu’il y a peu de gens bien nés qui n’ayent fait cet essai, du moins une fois en leur vie; mais bientôt découragé d’un vain effort on ne le répete plus, & l’on s’accoutume à regarder la morale des Livres somme un babil de gens oisifs. Plus on s’éloigne des affaires, des grandes Villes, des nombreuses sociétés, plus les obstacles diminuent. Il est un terme où ces obstacles cessent d’être invincibles, & c’est alors que les Livres peuvent avoir quelque utilité. Quand on vit isolé, comme on ne se hâte pas de lire pour faire parade de ses lecteurs, on les varie moins, on les médite davantage; & comme elles ne trouvent pas un si grand contre-poids au-dehors, elles sont beaucoup plus d’effet au-dedans. L’ennui, ce fléau de la solitude aussi-bien que du grand monde, force de recourir aux Livres amusans, seule ressource [xxiv] de qui vit seul & n’en a pas en lui-même. On lit beaucoup plus de Romans dans les Provinces qu’à Paris, on en lit plus dans les Campagnes que dans les Villes, & ils y sont beaucoup plus d’impression: vous voyez pourquoi cela doit être.

Mais ces Livres qui pourroient servir à la fois d’amusement, d’instruction, de consolation au campagnard, malheureux seulement parce qu’il pense l’être, ne semblant faits au contraire que pour le rebuter de son état, en étendant & fortifiant le préjugé qui le lui rend méprisable; les gens du bel air, les femmes à la mode, les Grands, les Militaires; voilà les Acteurs de tous vos Romans. Le rafinement du goût des Villes, les maximes de la Cour, l’appareil du luxe, la morale Epicurienne; voilà les leçons qu’ils prêchent & les préceptes qu’ils donnent. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l’éclat des véritables; le manege des procédés est substitué aux, devoirs réels; les beaux discours sont dédaigner les belles actions, & la simplicité des bonnes moeurs, passe pour grossiereté.

Quel effet produiront de pareils tableaux sur un Gentilhomme de campagne, qui voit railler la [xxv] franchise avec laquelle il reçoit ses hôtes, & traiter de brutale orgie la joie; qu’il fait régner dans son canton? Sur sa femme, qui apprend que les soins d’une mere de famille sont au-dessous des Dames de son rang? Sur sa fille, à qui les airs contournés & le jargon de la Ville sont dédaigner l’honnete & rustique voisin qu’elle eût épousé? Tous de concert ne voulant plus être des manans, se dégoûtent de leur Village, abandonnent leur vieux château, qui, bientôt devient masure, & vont dans la Capitale, où, le pere avec sa Croix de S. Louis, de Seigneur qu’il étoit, devient Valet, ou Chevalier d’industrie; la mere établit un brelan; la fille attire les joueurs, & souvent tous trois, après avoir mené une vie infâme, meurent de misere & déshonorés.

Les Auteurs, les Gens de Lettres, les Philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes Villes; selon eux fuir Paris, c’est haïr le genre humain; le peuple de la campagne est nul à leurs yeux; à les entendre on croiroit qu’il n’y a des hommes qu’où il y a des pensions, des académies & des dînés.

[xxvi] De proche en proche la même pente entraîne tous les états. Les Contes, les Romans, les pieces de Théâtre, tout tire sur les Provinciaux; tout tourne en dérision la simplicité des moeurs rustiques; tout prêche les manieres & les plaisirs du grand monde: c’est une honte de ne les pas connoître; c’est un malheur de ne les pas goûter. Qui fait de combien de siloux & de filles publiques l’attroit de ces plaisirs imaginaires peuple Paris de jour en jour? Ainsi, les préjugés & l’opinion renforçant l’effet des systêmes politiques, amoncelent, entassent les habitans de chaque pays sur quelques point du territoire, laissant tout le reste en friche & désert: ainsi, pour faire briller les Capitales, se dépeuplent les Nations; & ce frivole éclat qui frappe les yeux des sots, fait courir l’Europe à grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes, qu’on tâche d’arrêter ce torrent, de maximes empoisonnées. C’est le métier des Prédicateurs de nous crier: Soyez bons & sages, sans beaucoup s’inquiéter du succes de leurs discours; le citoyen qui s’en inquiete ne doit point nous crier sottement: Soyez bons: mais nous faire aimer l’état qui nous porte à l’être.

[xxvii] N. Un moment: reprenez haleine. J’aime les vues utiles; & je vous ai si bien suivi dans celle-ci que je crois pouvoir perorer pour vous.

Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages d’imagination la seule utilité qu’ils puissent avoir, il faudroit les diriger vers un but oppose à celui que leurs Auteurs se proposent; éloigner toutes les choses d’institution; ramener tout à la Nature; donner aux hommes l’amour d’une vie égale & simple; les guerir des fantaisies de l’opinion; leur rendre le goût des vrais plaisirs, leur faire aimer la solitude & la paix; les tenir à quelques distances les uns des autres; & au lieu de les exciter à s’entasser les Villes, les porter à s’étendre également sur le territoire pour le vivifier de toutes parts. Je comprends encore qu’il ne s’agit pas de faire des Daphnis, des Sylvandres, des Pasteurs d’Arcadie, des Bergers du Lignon, d’illustres Paysans cultivant leurs champs de leurs propres mains, & philosophant sur la Nature, ni d’autres pareils êtres romanesques qui ne peuvent exister que dans les Livres; mais de montrer aux gens aisés que la vie rustique & l’agriculture ont [xxviii] des plaisirs qu’ils ne lavent pas connoitre; que ces plaisirs sont moins insipides, moins grossiers qu’ils ne pensent; qu’il y peut régner du goût, du choix, de la délicatesse; qu’un homme de mérite qui vous, droit se retirer à la campagne avec sa famille, & devenir lui-même son propre fermier, y pourroit couler une vie aussi douce qu’au milieu des amusemens des Villes, qu’une ménagere des champs peut être une femme charmante, aussi pleine de graces, & de graces plus touchantes que toutes les petites maîtresse; qu’enfin les plus doux sentimens du coeur y peuvent animer une société plus agréable que le langage apprêté des cercles; où nos rires mordans & satyriques sont le triste supplément de la gaieté qu’on n’y connoit plus? Est-ce bien cela?

R. C’est cela même. A quoi l`ajouterai seulement une réflexion. L’on se plaint que les Rornans troublent les têtes: je le crois bien. En montrant sans cesse à ceux qui les lisent, les prétendus charmes d’un état qui n’est pas le leur, ils les séduisent, ils leur sont prendre leur état en dédain, & en faire un échange imaginaire contre [xxix] celui qu’on leur fait aimer. Voulut être ce qu’on n’est pas, on parvient à se croire autre chose que ce qu’on est, & voilà comment on devient fou. Si les Romans n’offroient à leurs Lecteurs que des tableaux d’objets qui les environnent, que des devoirs qu’ils peuvent remplir; que des plaisirs de leur condition, les Romans ne les rendroient point fous, ils les rendroient sages. Il faut que les écrits faits pour les Solitaires parlent la langue des Solitaires: pour les instruire, il faut qu’ils leur plaisant, qu’ils les interessent; il faut qu’ils les attachent à leur état en le leur rendant agréa le. Ils doivent combattre & détruire les maximes des grandes sociétés; ils doivent les montrer fausses & méprisables, c’est-à-dire, telles qu’elles sont. A tous ce titres un Roman, s’il est bien fait, au moins s’il est utile, doit être siffle, hai, décri par les gens à la mode, comme un Livre plat, extravagant, ridicule; & voilà, Monsieur, comment la folie du monde est sagesse.

N. Votre conclusion se tire d’elle-même. On ne peut mieux prévoir sa chute, ni s’apprêter à tomber plus fierement. Il me reste une seule difficulté.[xxx] Les Provinciaux, vous le savez, ne lisent que sur notre parole: il ne leur parvient que ce que, nous leur envoyons. Un Livre destiné pour les Solitaires, est d’abord jugé par les gens du monde; si ceux-ci le rebutent, les autres ne le lisent point. Répandez.

R. La réponse est facile. Nous parlez des beaux esprits de Province; & moi je parle des vrais Campagnards. Vous avez, vous autres qui brillez dans la Capitale, des préjugés dont il faut vous guérir: vous croyez donner le ton à toute la France, & les trois quarts de la France ne savent pas que vous existez. Les Livres qui tombent à Paris, sont la fortune des Libraires de Province.

N. Pourquoi voulez-vous les enrichir aux dépens des notres?

R. Raillez. Moi, je persiste. Quand on aspire à la gloire, il faut se faire lire à Paris; quand on veut être utile, il faut se faire lire en Province. Combien d’honnêtes gens passent leur vie dans des Campagnes éloignées à cultiver le patrimoine de leurs peres, où ils se regardent comme exilés par [xxxi] une fortune étroite? Durant les longues nuits d’hiver, dépourvus de sociétés, ils employent la soirée à lire au coin de leur feu les Livres amusans qui leur tombent sous la main. Dans leur simplicité grossiere, ils ne se piquent ni de littérature, ni de bel esprit; ils lisent pour se désennuyer & non pour s’instruire; les Livres de morale & de philosophie sont pour eux comme n’existant pas: on en feroit en vain pour leur usage; ils ne leur parviendroient jamais. Cependant, loin de leur rien offrir de convenable à leur situation, vos Romans ne servent qu’à la leur rendre encore plus amere. Ils changent leur retraite en un désert affreux, & pour quelques heures de distraction qu’ils leur donnent, ils leur préparent des mais de mal-aise & de vains regrets. Pourquoi n’oserois-je supposer que, par quelque heureux hazard, ce Livre, comme tant d’autres plus mauvais encore, pourra tomber dans les moins de ces Habitans des champs, & que l’image des plaisirs d’un état tout semblable au leur, le leur rendra plus supportable? J’aime à me figurer deux époux lisant ce Recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs [xxxii] travaux communs, & peut-être de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourroient-ils y contempler le tableau d’un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modele? Comment s’attendriront-ils sur le charme de l’union conjugale, même privé de celui de l’amour, sans que la leur se resserre & s’affermisse? En quittant leur lecture, ils ne seront ni attristés de leur état, ni rebutés de leurs soins. Au contraire, tout semblera prendre autour d’eux une face plus riante; leurs devoirs s’ennobliront à leurs yeux; ils reprendront le goût des plaisirs de la Nature: ses vrais sentimens renaîtront dans leurs coeurs, & en voyant le bonheur à leur portées, ils apprendront à le goûter. Ils rempliront les mêmes fonctions; mais ils les rempliront avec une autre ame, & seront, en vrais Patriarches, ce qu’ils faisoient en Paysans.

N. Jusqu’ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les meres de famille.... Mais les filles; n’en dites-vous rien?

R. Non. Une honnête fille ne lit point de [xxxiii] Livres d’amour. Que celle qui lira celui-ci, malgré son titre, ne le plaigne point du mal qu’il lui aura fait: elle ment. Le mal étoit fait d’avance; elle n’a plus rien à risquer.

N. A merveille! Auteurs érotiques venez à l’école: vous voilà tous justifiés.

R. Oui, s’ils le sont par leur propre cour & par l’objet de leurs écrits.

N. L’étes-vous aux mêmes conditions?

R. Je suis trop fier pour répondre à cela, mais Julie s’étoit fait une regle pour juger les Livres; si vous la trouvez bonne, servez-vous-en pour juger celui-ci. On a voulu rendre la lecture des Romans l’utile à la Jeunesse. Je ne connois point de projet plus insensé. C’est commencer par mettre le feu à la maison pour faire jouer les pompes d’après cette folle idée, au lieu de diriger vers son objet la morale de ces sortes d’ouvrages, on adresse toujours cette morale aux jeunes filles * [*Ceci ne regarde que les modernes Romans Anglois], sans songer [xxxiv] que des jeunes filles n’ont point de part aux désordres dont on se plaint. En général, leur conduite est réguliere, quoique leurs coeurs soient corrompus. Elles obéissent à leurs meres en attendant qu’elles puissent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir, soyez sûr que les filles ne manqueront point au leur.

N. L’observation vous est contraire en ce point. Il semble qu’il faut toujours au sexe un, tems de libertinage, ou dans un état, ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard. Chez les peuples qui ont des moeurs, les filles ont faciles & les femmes séveres: c’est le contraire chez ceux qui n’en ont pas. Les premiers n’ont égard qu’au délit, & les autres qu’au scandale. II ne s’agit qui d’être à l’abri des preuves; le crime est compté pour rien.* [*Talis est via mulieris adultere que comedit, & tergens os su um dicit: non sum operata malum. Proverb. XXX. 20.]

R. A l’envisager par ses suites on n’en jugeroit pas ainsi. Mais soyons justes envers les femmes; la cause de leur désordre est moins en elles que dans nos mauvaises institutions.

[xxxv] Depuis que tous les sentimens de la Nature sont étouffés par l’extrême inégalité, c’est de l’inique despotisme des peres que viennent les vices & les malheurs des enfans; c’est dans des noeuds forcés & mal assortis, que, victimes de l’avarice ou de la vanité des parens, de jeunes femmes effacent par un désordre dont elles font gloire, le scandale de leur premiere honnêteté. Voulez-vous donc remédier au mal: remontez à sa source. S’il y a quelque réforme à tenter dans les moeurs publiques, c’est par les moeurs domestiques qu’elle doit commencer, & cela dépend absolument des peres & meres. Mais ce n’est point ainsi qu’on dirige les instructions; vos lâches Auteurs ne prêchent jamais que ceux qu’on opprime; & la morale des Livres sera toujours vaine, parce qu’elle n’est que l’art de faire sa cour au plus fort.

N. Assurément la vôtre n’est pas servile; mais à force d’être libre, ne l’est-elle point trop? Est-ce assez qu’elle aille à la source du mal? Ne craignez-vous point qu’elle en fasse?

R. Du mal! A qui? Dans des terris d’épidémie [xxxvi] & de contagion, quand tout est atteint des l’enfance, faut-il empêcher le débit des drogues bonnes aux malades, sous prétexte qu’elles pourroient nuire aux gens soins? Monsieur, nous pensons si différemment sur ce point, que, si l’on pouvoit espérer quelque succes pour ces Lettres, je suis très-persuadé qu’elles seroient plus de bien qu’un meilleur Livre.

N. Il est vrai que vous avez une excellente Prêcheuse. Je suis charmé de vous voir raccommodé avec les femmes; j’étois fâché que vous leur défendissiez de nous faire des sermons.* [*Voyez la Lettre de M. d’Alembert sur les spectacles, p. 81, premiere édition.]

R. Vous êtes pressant; il faut me taire: je ne suis ni assez fou, ni allez sage pour avoir toujours raison. Laissons cet os à ronger à la critique.

N. Bénignement: de peur qu’elle n’en manque. Mais n’eût-on sur tout le reste rien à dire à tout autre, comment passer au sévere Censeur des spectacles, les situations vives & les sentimens [xxxvii] passionnés dont tout ce Recueil est rempli? Montrez-moi une scene de Théâtre qui forme un tableau pareil à ceux du bosquet de Clarens* [*On prononce Claran.] & du cabinet de toilette? Relisez la Lettre sur les spectacles; relisez ce Recueil..... Soyez conséquent, ou quittez vos principes..... Que voulez-vous qu’on pense?

R. Je veux, Monsieur, qu’un Critique suit conséquent lui-même, & qu’il ne juge qu’apres avoir examiné. Relisez mieux l’écrit que vous venez de citer; relisez aussi la Préface de Narcisse, sous y verrez la reponse à l’inconséquence que vous me reprochez. Les étourdis qui prétendent en trouver dans le Devin du Village, en trouveront sans doute bien plus ici. Ils feront leur métier: mais vous......N. Je me rappelle deux passages* [*Préface de Narcisse, pag.28 & 32. Lettre à M.d’Alembert, pag. 223, 224. Prem. Edit.]...... Vous estimez peu vos contemporains.

R. Monsieur, je suis aussi leur contemporain! [xxxviii] O! que ne suis-je né dans un siecle où je dusse jetter ce Recueil au feu!

N. Vous outrez, à votre ordinaire; mais jusqu’à certain point, vos maximes sont assez justes. Par exemple, si votre Héloïse eût été toujours sage, elle instruiroit beaucoup moins; car à qui serviroit-elle de modele? C’est dans les siecles les plus dépravés qu’on aime les leçons de la morale la plus parfaite. Cela dispense de les pratiquer; & l’on contente à peu de frais, par une lecture oisive, un reste de goût pour la vertu.

R. Sublimes Auteurs, rabaissez un peu vos modeles, si vous voulez qu’on cherche à les imiter. A qui vantez-vous la pureté qu’on n’a point souillée? Eh! parlez-nous de celle qu’on peut recouvrer; peut-être au moins quelqu’un pourra vous entendre.

N. Votre jeune homme a déjà fait ces réflexions mais n’importe; on ne vous sera pas moins un crime d’avoir dit ce qu’on fait, pour montrer ensuite ce qu’on devroit faire. Sans compter, qu’inspirer l’amour [xxxix] aux filles & la réserve aux femmes, c’est renverse l’ordre établi & ramener toute cette petite morale que la Philosophie a proscrite. Quoi que vous un puissiez dite, l’amour dans les filles est indécent & scandaleux, & il n’y a qu’un mari qui puisse autoriser un amant. Quelle étrange mal-adresse que d’être indulgent pour des filles, qui ne doivent point vous lire, & sévere pour les femmes qui vous jugeront! Croyez-moi, si vous avez peur de réussir, tranquillisez-vous: vos mesures sont trop bien prises pour vous laisser craindre un pareil affront. Quoi qu’il en soit, je vous garderai le secret; ne soyez imprudent qu’à demi. Si vous croyez donner un Livre utile, à la bonne heure; mais gardez-vous de l’avouer.

R. De l’avouer, Monsieur? Un honnËte homme se cache-t-il quand il parle en Public? Ose-t-il imprimer ce qu’il n’oseroit reconnoître? Je suis l’Editeur de ce Livre, & je m’y nommera comme Editeur.

N. Vous vous y nommerez? Vous?

R. Moi-même.

[xl] N. Quoi! Vous y mettrez votre nom?

R. Oui, Monsieur.

N. Votre vrai nom? Jean-Jaques ROUSSEAU, en toutes lettres?

R. Jean Jaques Rousseau, en toutes lettres.

N. Vous n’y pensez pas! Que dira-t-on de vous?

R. Ce qu’on voudra. Je me nomme à la tête de ce Recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si l’on trouve le Livre mauvais en lui-même, c’est une raison de plus pour y mettre mon nom. Je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

N. Etes-vous content a le cette réponse?

R. Oui, dans des tems où il n’est possible à personne d’etre bon.

N. Et les belles ames, les oubliez-vous?

[xli] R. La Nature les fit, vos institutions les gâtent.

N. A la tête d’un Livre d’amour on lira ces mots: Par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve!

R. Citoyen de Geneve? Non pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie; je ne le mets qu’aux écrits que je crois lui pouvoir faire honneur.

N. Vous portez vous-même un non qui n’est pas sans honneur, & vous avez aussi quelque chose à perdre. Vous donnez un Livre foible & plat qui vous sera tort. Je voudrois vous en empêcher; mais si vous en faites la sottise, j’approuve que vous la fassiez hautement & franchement. Cela, du moins, sera dans votre caractere. Mais à propros mettrez-vous aussi votre devise à ce Livre?

R. Mon Libraire m’a déjà fait cette plaisanterie, & je l’ai trouvée si bonne, que j’promis de lui en faire honneur. Non, Monsieur, je ne mettrai point ma devise à ce Livre; mais je ne la quitterai pas pour cela, & je m’effraie moins que jamais de l’avoir prise. Souvenez-vous que [xlii] je songeois à faire imprimer ces Lettres quand j’ecrivois contre les Spectacles, & que le soin d’excuser un de ces Ecrits ne m’a point fait altérer la vérité dans l’autre. Je me suis accusé d’avance plus fortement peut-être que personne ne m’accusera. Celui qui préfere la verité à sa gloire, peut espérer de la préférer à sa vie. Vous voulez qu’on soit toujours conséquent; je doute que cela soit possible à l’homme; mais ce qui lui est possible est d’etre toujours vrai: voila ce que je veux tâcher d’être.

N. Quand je vous demande si vous êtes l’Auteur de ces Lettres, pourquoi donc éludez-vous ma question?

R. Pour cela même que je ne veux pas dire un mensonge.

N. Mais vous refusez aussi de dire la verite?

R. C’est encore lui rendre honneur que de déclarer qu’on la veut taire: vous auriez meilleur marché d’un homme qui voudroit mentir. D’ailleurs les gens de goût se trompent-ils sur la plume [xliii] des Auteurs? Comment osez-vous faire question que c’est à vous de résoudre?

N. Je la résoudrois bien pour quelques Lettres; elles sont certainement de vous; mais je ne vous reconnois plus dans les autres, & je doute qu’on se puisse contrefaire à ce point. La Nature, qui n’a pas peur qu’on la méconnoisse, change souvent d’apparence, & souvent l’art se de ce le en voulant être plus naturel qu’elle: c’est le Grogneur de la Fable qui rend la voix de l’animal mieux que l’animal même. Ce Recueil est plein de choses d’une mal-adresse que le dernier barbouilleur eut évitée. Les declamations, les répétitions, les contradictions, les éternelles rabâcheries; où est l’homme capable de mieux faire, qui pourroit se résoudre à faire si mal? Où est celui qui auroit laisse la choquante proposition que ce fou d’Edouard fait à Julie? Où est celui qui n’auroit pas corrige le ridicule du petit bon-homme, qui, voulant toujours mourir, a soin d’en avertir tout le monde, & finit par se porter toujours bien? Où est celui qui n’eut pas commence par se dire: il faut marquer avec soin les caracteres; il faut exactement [xliv] varier les styles? Infailliblement, avec ce projet, il auroit mieux fait, due la Nature.

J’observe que dans; une société très-intime, les styles se rapprochent ainsi que les caracteres, & que les amis, confondant leurs ames, confondent aussi leurs manieres de penser, de sentir, & de dire. Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une creature enchanteresse; tout ce qui l’approche doit lui ressembler; tout doit devenir Julie autour d’elle; tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton; mais ces choses se sentent, & ne s’imaginent pas. Quand elles s’imagineroient, l’inventeur n’oseroit les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude; ce qui redevient simple à force de finesse, ne lui convient plus. Or, c’est-là qu’est le sceau de la vérité; c’est-là qu’un oeil attentif cherche & retrouve la Nature.

R. Hé bien! vous concluez donc?

N. Je ne conclus pas; je doute, & je ne saurois vous dire, combien ce doute m’a tourmente durant la lecture de ces lettres. Certainement, si tout cela n’est que fiction, vous avez fait un mauvais [xlv] livre: mais dites que ces deux femmes ont existe, & je relis ce Recueil tous les ans, jusqu’à la fin de ma vie.

R. Eh! qu’importe qu’elles aient existe? Vous les chercheriez en vain sur la terre. Elles ne sont plus.

N. Elles ne sont plus? Elles furent donc?

R. Cette conclusion est conditionnelle: si elles furent, elles ne sont plus.

N. Entre nous, convenez toue ces petites subtilités sont plus déterminantes qu’embarrassantes.

R. Elles sont ce que vous les forcez d’etre, pour ne point me trahir ni mentir.

N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous devinera malgré vous. Ne voyez-vous pas que votre épigraphe seule dit tout?

R. Je vois qu’elle ne dit rien sur le fait en question: car qui peut savoir si j’trouve cette épigraphe dans le manuscrit, ou si c’est moi qui l’y ai mise? Qui peut dire, si je ne suis point dans le [xlvi] même doute où vous êtes? Si tout cet air de mystere n’est pas peut-être une feinte pour vous cacher ma propre ignorance sur ce que vous voulez savoir?

N. Mais enfin, vous connoissez les lieux? Vous avez été à Vevai; dans le pays de Vaud?

R. Plusieurs fois; & je vous déclare que je n’y ai point oui parler du Baron d’Etange ni de sa fille. Le nom de M. de Wolmar n’y est pas même connu. J’été à Clarens: je n’y ai rien vu de semblable à la maison décrite dans ces Lettres. J’y ai passe, revenant d’Italie, l’annee même de l’evenement funeste, & l’on n’y pleuroit ni Julie de Wolmar, ni rien qui lui ressemblât, que je sache. Enfin, autant que je puis me rappeller la situation du pays, j’remarqué dans ces Lettres, des transpositions de lieux & des erreurs de topographie; soit que l’Auteur n’en sçût pas davantage; soit qu’il voulût dépayser ses Lecteurs. C’est-là tout ce que vous apprendrez de moi sur ce point, & soyez sûr que d’autres ne m’arracheront pas ce que j’auroi refusé de vous dire.

[xlvii] N. Tout le monde aura la même curiosité que moi. Si vous publiez cet Ouvrage, dites donc au Public ce que vous m’avez dit. Faites plus, écrivez cette conversation pour toute Préface: les eclaircissemens nécessaires y sont tous.

R. Vous avez raison: elle vaut mieux que ce que j’aurois dit de mon chef. Au reste, ces sortes d’apologies ne réussissent gueres.

N. Non, quand on voit que l’Auteur s’y ménage; mais j’ai pris soin qu’on ne trouvât pas ce défaut dans celle-ci. Seulement, je vous conseille d’en transposer les rôles. Feignez que c’est moi qui vous presse de publier ce Recueil, & que vous vous en défendez. Donnez-vous les objections, & à moi les réponses. Cela sera plus modeste, & sera un meilleur effet.

R. Cela sera-t-il aussi dans le caractere dont vous m’avez loué ci-devant?

N.Non, je vous tendois un piége. Laissez les choses comme elles sont.

FIN.

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