JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.

[229]

LIVRE CINQUIEME

Ce fut, ce me semble, en 1732 que j’arrivai à Chambéri comme je viens de le dire & que je commençai d’être employé au cadastre pour le service du Roi. J’avois vingt ans passés, près de vingt & un. J’étois assez formé pour mon âge du côté de l’esprit; mais le jugement ne l’étoit gueres & j’avois grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire. Car quelques années d’expérience n’avoient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques, & malgré tous les maux que j’avois soufferts, je connoissois aussi peu le monde & les hommes que si je n’avois pas acheté ces instructions.

Je logeai chez moi, c’est-à-dire chez Maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d’Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu’elle occupoit étoit sombre & triste & ma chambre étoit la plus sombre & la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour [230] rue, peu d’air, peu de jour, peu d’espace, des grillons, des rats, des planches pourries; tout cela ne faisoit pas une plaisante habitation. Mais j’étois chez elle, auprès d’elle, sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m’appercevois peu de la laideur de la mienne, je n’avois pas le tems d’y rêver. Il paroîtra bizarre qu’elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter cette vilaine maison: cela même fut un trait d’habileté de sa part que je ne dois pas taire. Elle alloit à Turin avec répugnance, sentant bien qu’après des révolutions toutes récentes & dans l’agitation où l’on étoit encore à la Cour, ce n’étoit pas le moment de s’y présenter. Cependant ses affaires demandoient qu’elle s’y montrât; elle craignoit d’être oubliée ou desservie. Elle savoit sur-tout que le Comte de ***, [Saint-Laurent] Intendant-Général des Finances, ne la favorisoit pas. Il avoit à Chambéri une maison vieille, mal bâtie & dans une si vilaine position qu’elle restoit toujours vide; elle la loua & s’y établit. Cela lui réussit mieux qu’un voyage; sa pension ne fut point supprimée & depuis lors le Comte de *** [St. Laurent] fut toujours de ses amis.

J’y trouvai son ménage à-peu-près monté comme auparavant & le fidelle Claude Anet toujours avec elle. C’étoit comme je crois l’avoir dit, un paysan de Moutru qui dans son enfance herborisoit dans le Jura pour faire du thé de Suisse & qu’elle avoit pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d’avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l’étude des plantes & elle favorisa si bien son goût qu’il devint un vrai botaniste & que, s’il ne fût mort jeune il se seroit fait un nom dans cette [231] science, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. Comme il étoit sérieux, même grave & que j’étois plu jeune que lui, il devint pour moi une espece de gouverneur qui me sauva beaucoup de folies; car il m’en imposoit & je n’osois m’oublier devant lui. Il en imposoit même à sa maîtresse qui connoissoit son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle & qui le lui rendoit bien. Claude Anet étoit sans contredit un homme rare & le seul même de son espece que j’aye jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses manieres, laconique & sentencieux dans ses propos, il étoit, dans ses passions d’une impétuosité qu’il ne laissoit jamais paroître, mais qui le dévoroit en-dedans & qui ne lui a fait faire en sa vie qu’une sottise, mais terrible; c’est de s’être empoisonné. Cette scene tragique se passa peu après mon arrivée, & il la falloit pour m’apprendre l’intimité de ce garçon avec sa maîtresse; car si elle ne me l’eût dite elle-même, jamais je ne m’en serois douté. Assurément si l’attachement, le zele & la fidélité peuvent mériter une pareille récompense, elle lui étoit bien due & ce qui prouve qu’il en étoit digne, il n’en abusa jamais. Ils avoient rarement des querelles & elles finissoient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal: sa maîtresse lui dit dans la colere un mot outrageant qu’il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir & trouvant sous sa main une phiole de laudanum, il l’avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureusement Madame de Warens inquiete, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la phiole vide & devina le reste. En volant à [232] son secours elle poussa des cris qui m’attirerent; elle m’avoua tout, implora mon assistance & parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir l’opium. Témoin de cette scene j’admirai ma bêtise de n’avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu’elle m’apprenoit. Mais Claude Anet étoit si discret que de plus clairvoyans auroient pu s’y méprendre. Le raccommodement fut tel que j’en fus vivement touché moi-même & depuis ce tems, ajoutant pour lui le respect à l’estime, je devins en quelque façon son éleve & ne m’en trouvai pas plus mal.

Je n’appris pourtant pas sans peine que quelqu’un pouvoit vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n’avois pas songé même à désirer pour moi cette place; mais il m’étoit dur de la voir remplir par un autre; cela étoit fort naturel. Cependant au lieu de prendre en aversion celui qui me l’avoit soufflée, je sentis réellement s’étendre à lui l’attachement que j’avois pour elle. Je désirois sur toute chose qu’elle fût heureuse, & puisqu’elle avoit besoin de lui pour l’être, j’étois content qu’il fût heureux aussi. De son côté il entroit parfaitement dans les vues de sa maîtresse & prit en sincere amitié l’ami qu’elle s’étoit choisi. Sans affecter avec moi l’autorité que son poste le mettoit en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnoit sur le mien. Je n’osois rien faire qu’il parût désapprouver & il ne désapprouvoit que ce qui étoit mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendoit tous heureux & que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l’excellence du caractere de cette aimable femme est que tous ceux qui l’aimoient [233] s’aimoient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédoit au sentiment dominant qu’elle inspiroit & je n’ai vu jamais aucun de ceux qui l’entouroient se vouloir du mal l’un à l’autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge & s’ils trouvent en y pensant quelqu’autre femme dont ils puissent en dire autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie.

Ici commence depuis mon arrivée à Chambéri jusqu’à mon départ pour Paris en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j’aurai peu d’événemens à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce & cette uniformité étoit précisément ce dont j’avois le plus grand besoin pour achever de former mon caractere, que des troubles continuels empêchoient de se fixer. C’est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée & sans suite ayant pris de la consistance, m’a fait ce que je n’ai plus cessé d’être à travers les orages qui m’attendoient. Ce progrès fut insensible & lent, chargé de peu d’événemens mémorables; mais il mérite cependant d’être suivi & développé.

Au commencement je n’étois gueres occupé que de mon travail; la gêne du bureau ne me laissoit pas songer à autre chose. Le peu de tems que j’avois de libre se passoit auprès de la bonne Maman & n’ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m’en prenoit pas. Mais quand ma besogne, devenue une espece de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint nécessaire, & comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m’y livrer, il seroit redevenu passion comme chez mon maître, si d’autres [234] goûts venus à la traverse n’eussent fait diversion à celui-là.

Quoiqu’il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en falloit assez pour m’embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté j’achetai des livres d’arithmétique & je l’appris bien; car je l’appris seul. L’arithmétique pratique s’étend plus loin qu’on ne pense, quand on y veut mettre l’exacte précision. Il y a des opérations d’une longueur extrême, au milieu desquelles j’ai vu quelquefois de bons géometres s’égarer. La réflexion jointe à l’usage donne des idées nettes & alors on trouve des méthodes abrégées dont l’invention flatte l’amour-propre, dont la justesse satisfait l’esprit & qui font faire avec plaisir un travail ingrat par lui-même. Je m’y enfonçai si bien qu’il n’y avoit point de question soluble par les seuls chiffres qui m’embarrassât & maintenant que tout ce que j’ai su s’efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d’interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que j’ai fait à Davenport chez mon hôte, assistant à la leçon d’arithmétique de ses enfans, j’ai fait sans faute avec un plaisir incroyable une opération des plus composées. Il me sembloit en posant mes chiffres, que j’étois encore à Chambéri dans mes heureux jours. C’étoit revenir de loin sur mes pas.

Le lavis des mappes de nos géometres m’avoit aussi rendu le goût du dessin. J’achetai des couleurs & je me mis à faire des fleurs & des paysages. C’est dommage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art; l’inclination y étoit toute [235] entiere. Au milieu de mes crayons & de mes pinceaux j’aurois passé des mais entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on étoit obligé de m’en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts auxquels je commence à me livrer, ils augmentent, deviennent passion & bientôt je ne vois plus rien au monde que l’amusement dont je suis occupé. L’âge ne m’a pas guéri de ce défaut; il ne l’a pas diminué même & maintenant que j’écris ceci, me voilà comme un vieux radoteur, engoué d’une autre étude inutile où je n’entends rien & que ceux même qui s’y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d’abandonner à l’âge où je la veux commencer.

C’étoit alors qu’elle eût été à sa place. L’occasion étoit belle & j’eus quelque tentation d’en profiter. Le contentement que je voyois dans les yeux d’Anet revenant chargé de plantes nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d’aller herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j’y avois été une seule fois cela m’auroit gagné & je serois peut-être aujourd’hui un grand botaniste: car je ne connois point d’étude au monde qui s’associe mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes; la vie que je mene depuis dix ans à la campagne n’est gueres qu’une herborisation continuelle, à la vérité sans objet & sans progrès; mais n’ayant alors aucune idée de la botanique, je l’avois prise en une sorte de mépris & même de dégoût; je ne la regardois que comme une étude d’apothicaire. Maman, qui l’aimoit, n’en faisoit pas elle-même un autre usage; elle ne recherchoit que les plantes usuelles pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, [236] la chymie & l’anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servoient qu’à me fournir des sarcasmes plaisans toute la journée & à m’attirer des soufflets de tems en tems. D’ailleurs un goût différent & trop contraire à celui-là croissoit par degrés & bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de l’aimer des mon enfance & qu’il est le seul que j’aye aimé constamment dans tous les tems. Ce qu’il y a d’étonnant, est qu’un art pour lequel j’étois né, m’ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre & avec des succès si lents, qu’après une pratique de toute ma vie, jamais je n’ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendoit sur-tout alors cette étude agréable, étoit que je la pouvois faire avec Maman. Ayant des goûts d’ailleurs fort différens, la musique étoit pour nous un point de réunion dont j’aimois à faire usage. Elle ne s’y refusoit pas; j’étois alors à-peu-près aussi avancé qu’elle; en deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois la voyant empressée autour d’un fourneau, je lui disois: Maman, voici un duo charmant qui m’a bien l’air de faire sentir l’empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me disoit-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant je l’entraînois à son clavecin: on s’y oublioit; l’extrait de geniévre ou d’absynthe étoit calciné, elle m’en barbouilloit le visage & tout cela étoit délicieux.

On voit qu’avec peu de tems de reste j’avois beaucoup de choses à quoi l’employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus, qui fit bien valoir tous les autres.

[237]Nous occupions un cachot si étouffé, qu’on avoit besoin quelquefois d’aller prendre l’air sur la terre. Anet engagea Maman à louer dans un faubourg un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin étoit jointe une guinguette assez jolie qu’on meubla suivant l’ordonnance. On y mit un lit; nous allions souvent y dîner & j’y couchois quelquefois. Insensiblement je m’engouai de cette petite retraite, j’y mis quelques livres, beaucoup d’estampes; je passois une partie de mon tems à l’orner & à y préparer à Maman quelque surprise agréable lorsqu’elle s’y venoit promener. Je la quittois pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plaisir; autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue parce que la chose étoit ainsi. Je me souviens qu’une fois Madame de Luxembourg me parloit en raillant d’un homme qui quittoit sa maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j’aurois bien été cet homme-là & j’aurois pu ajouter que je l’avois été quelquefois. Je n’ai pourtant jamais senti près de Maman ce besoin de m’éloigner d’elle pour l’aimer davantage; car tête-à-tête avec elle j’étois aussi parfaitement à mon aise que si j’eusse été seul & cela ne m’est jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j’aye eu pour eux. Mais elle étoit si souvent entourée & de gens qui me convenoient si peu, que le dépit & l’ennui me chassoient dans mon asyle, où je l’avois comme je la voulois, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre.

Tandis qu’ainsi partagé entre le travail, le plaisir & l’instruction, je vivois dans le plus doux repos, l’Europe n’étoit pas si tranquille que moi. La France & l’Empereur venoient [238] de s’entre-déclarer la guerre: le roi de Sardaigne étoit entré dans la querelle & l’armée Françoise filoit en Piémont pour entrer dans le Milanois. Il en passa une colonne par Chambéri & entr’autres le régiment de Champagne dont étoit colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses & qui sûrement n’a jamais repensé à moi. Notre petit jardin étoit précisément au haut du faubourg par lequel entroient les troupes, de sorte que je me rassasiois du plaisir d’aller les voir passer & je me passionnois pour le succès de cette guerre, comme s’il m’eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m’étois pas encore avisé de songer aux affaires publiques & je me mis à lire les gazettes pour la premiere fois, mais avec une telle partialité pour la France que le coeur me battoit de joie à ses moindres avantages & que ses revers m’affligeoient comme s’ils fussent tombés sur moi. Si cette folie n’eût été que passagere, je ne daignerois pas en parler; mais elle s’est tellement enracinée dans mon coeur sans aucune raison, que lorsque j’ai fait dans la suite à Paris l’anti-despote & le fier républicain, je sentois en dépit de moi-même une prédilection secrete pour cette même nation que je trouvois servile & pour ce gouvernement que j’affectois de fronder. Ce qu’il y avoit de plaisant étoit qu’ayant honte d’un penchant si contraire à mes maximes, je n’osois l’avouer à personne & je raillois les François de leurs défaites, tandis que le coeur m’en saignoit plus qu’à eux. Je suis sûrement le seul qui vivant chez une nation qui le traitoit bien & qu’il adoroit, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s’est trouvé si désintéressé [239] de ma part, si fort, si constant, si invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le Gouvernement, les Magistrats, les Auteurs s’y sont à l’envi déchaînés contre moi, depuis qu’il est devenu du bon air de m’accabler d’injustices & d’outrages, je n’ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi quoiqu’ils me maltraitent.

J’ai cherché long-tems la cause de cette partialité & je n’ai pu la trouver que dans l’occasion qui la vit naître. Un goût croissant pour la littérature, m’attachoit aux livres François, aux Auteurs de ces livres, au pays de ces Auteurs. Au moment même que défiloit sous mes yeux l’armée Françoise, je lisois les grands Capitaines de Brantôme. J’avois la tête pleine des Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des la Trimouille & je m’affectionnois à leurs descendans comme aux héritiers de leur mérite & de leur courage. A chaque régiment qui passoit je croyois revoir ces fameuses bandes noires qui jadis avoient fait tant d’exploits en Piémont. Enfin j’appliquois à ce que je voyois les idées que je puisois dans les livres; mes lectures continuées & toujours tirées de la même nation nourrissoient mon affection pour elle & m’en firent une passion aveugle que rien n’a pu surmonter. J’ai eu dans la suite occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne m’étoit pas particuliere & qu’agissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation qui aimoit la lecture & qui cultivoit les lettres, elle balançoit la haine générale qu’inspire l’air avantageux des François. Les romans [240] plus que les hommes leur attachent les femmes de tous les pays, leurs chefs-d’oeuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules d’étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l’excellent goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont, & dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j’ai vu leurs Auteurs & leurs Philosophes soutenir la gloire du nom François ternie par leurs Guerriers.

J’étois donc François ardent & cela me rendit nouvelliste. J’allois avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l’arrivée des courriers, & plus bête que l’âne de la fable, je m’inquiétois beaucoup pour savoir de quel maître j’aurois l’honneur de porter le bât: car on prétendoit alors que nous appartiendrions à la France & l’on faisoit de la Savoie un échange pour le Milanois. Il faut pourtant convenir que j’avois quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné pour les Alliés, la pension de Maman couroit un grand risque. Mais j’étois plein de confiance dans mes bons amis & pour le coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne à qui je n’avois pas pensé.

Tandis qu’on se battoit en Italie, on chantoit en France. Les Opéras de Rameau commençoient à faire du bruit & releverent ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissoit à la portée de peu de gens. Par hasard, j’entendis parler de son traité de l’harmonie & je n’eus point de repos que je n’eusse acquis ce livre. Par un autre hasard, je tombai malade. La maladie étoit inflammatoire; elle fut vive & courte; mais ma convalescence fut longue [241] & je ne fus d’un mois en état de sortir. Durant ce tems j’ébauchai, je dévorai mon traité de l’harmonie; mais il étoit si long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu’il me falloit un tems considérable pour l’étudier & le débrouiller. Je suspendois mon application & je récréois mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier sur lesquelles je m’exerçois ne me sortoient pas de l’esprit. J’en appris par coeur quatre ou cinq, entr’autres celle des amours dormans, que je n’ai pas revue depuis ce tems-là & que je sais encore presque tout entiere, de même que l’amour piqué par une abeille, ait jolie cantate de Clerambault, que j’appris à-peu-près dans le même tems.

Pour m’achever il arriva de la Valdoste un jeune organiste appellé l’abbé Palais, bon musicien, bon homme & qui accompagnoit ait bien du clavecin. Je fais connoissance avec lui; nous voilà inséparables. Il étoit l’éleve d’un moine Italien, grand organiste. Il me parloit de ses principes: je les comparois avec ceux de mon Rameau, je remplissois ma tête d’accompagnemens, d’accords, d’harmonie. Il falloit se former l’oreille à tout cela: je proposai à Maman un petit concert tous les mois; elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m’occupois d’autre chose & réellement cela m’occupoit & beaucoup, pour rassembler la musique, les concertans, les instrumens, tirer les parties, &c. Maman chantoit, le Pere Caton dont j’ai déjà parlé & dont j’ai à parler encore chantoit aussi; un maître à danser appellé Roche & son fils jouoient du violon; Canavas musicien Piémontois qui travailloit au cadastre & qui depuis s’est marié [242] à Paris, jouoit du violoncelle; l’abbé Palais accompagnoit du clavecin; j’avois l’honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela étoit beau! Pas tout-à-fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s’en falloit gueres.

Le petit concert de Madame de Warens nouvelle convertie & vivant, disoit-on, des charités du Roi, faisoit murmurer la séquelle dévote, & mais c’étoit un amusement agréable pour plusieurs honnêtes gens. On ne devineroit pas qui je mets à leur tête en cette occasion? un moine; mais un moine homme de mérite & même aimable, dont les infortunes m’ont dans la suite bien vivement affecté & dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m’est encore chere. Il s’agit du P. Caton cordelier, qui, conjointement avec le Comte d’Ortan, avoit fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-Chat, & ce qui n’est pas le plus beau trait de sa vie. Il étoit Bachelier de Sorbonne: il avoit vécu long-tems à Paris dans le plus grand monde & ait faufilé sur-tout chez le M. d’Antremont, alors Ambassadeur de Sardaigne. C’étoit un grand homme bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisoient sans affectation le crochet à côté du front, l’air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement & bien; n’ayant ni le maintien caffard ou effronté des moines, ni l’abord cavalier d’un homme à la mode, quoiqu’il le fût, mais l’assurance d’un honnête homme qui sans rougir de sa robe s’honore lui-même & se sent toujours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton n’eût pas beaucoup d’étude pour un [243] Docteur, il en avoit beaucoup pour un homme du monde & n’étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçoit si à propos qu’il en paroissoit davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société il s’étoit plus attaché aux talens agréables qu’à un solide savoir. Il avoit de l’esprit, faisoit des vers, parloit bien, chantoit mieux, avoit la voix belle, touchoit l’orgue & le clavecin. Il n’en falloit pas tant pour être recherché, aussi l’étoit-il; mais cela lui fit si peu négliger les soins de son état, qu’il parvint, malgré des concurrens ait jaloux à être élu Définiteur de sa province, ou comme on dit, un des grands colliers de l’Ordre.

Ce P. Caton fit connoissance avec Maman chez le M. d’Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en être, il en fut & les rendit brillans. Nous fûmes bientôt liés par notre goût commun pour la musique, qui chez l’un & chez l’autre étoit une passion ait vive, avec cette différence qu’il étoit vraiment musicien & que je n’étois qu’un barbouillon. Nous allions avec Canavas & l’abbé Palais faire de la musique dans sa chambre & quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dînions souvent à son petit couvert; car ce qu’il y avoit encore d’étonnant pour un moine est qu’il étoit généreux, magnifique & sensuel sans grossiéreté. Les jours de nos concerts il soupoit chez Maman. Ces soupers étoient ait gais, ait agréables; on y disoit le mot & la chose, on y chantoit des duo: j’étois à mon aise, j’avois de l’esprit, des saillies; le P. Caton étoit charmant, Maman étoit adorable, l’abbé Palais avec sa voix de boeuf étoit le plastron. Momens si doux de la folâtre jeunesse, qu’il y a de tems que vous êtes partis!

[244] Comme je n’aurai plus à parler de ce pauvre P.Caton, que j’acheve ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de moeurs qui n’avoit rien de la crapule monastique le prirent en haine, parce qu’il n’étoit pas aussi haïssable qu’eux. Les chefs se liguerent contre lui & ameuterent les moinillons envieux de sa place & qui n’osoient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre qu’il avoit meublée avec goût quoique avec simplicité, on le relégua je ne sais où; enfin ces misérables l’accablerent de tant d’outrages que son ame honnête & fiere avec justice n’y put résister, & après avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu & qui ne lui ont trouvé d’autre défaut que d’être moine.

Avec ce petit train de vie je fis si bien en ait peu de tems qu’absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d’état de penser à autre chose. Je n’allois plus à mon bureau qu’à contre-coeur, la gêne & l’assiduité au travail m’en firent un supplice insupportable & j’en vins enfin à vouloir quitter mon emploi pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête & d’un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains, étoit un parti trop peu sensé pour plaire à Maman. Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurois, c’étoit borner bien modestement [245] mon ambition que de me réduire pour la vie à l’état de musicien. Elle qui ne formoit que dés projets magnifiques & qui ne me prenoit plus tout-à-fait au mot de M. d’Aubonne, me voyoit avec peine occupé sérieusement d’un talent qu’elle trouvoit si frivole & me répétoit souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante & bien danse, fait un métier qui peu avance. Elle me voyoit d’un autre côté entraîné par un goût irrésistible; ma passion de musique devenoit une fureur & il étoit à craindre que mon travail se sentant de mes distractions, ne m’attirât un congé qu’il valoit beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui représentois encore que cet emploi n’avoit pas long-tems à durer, qu’il me falloit un talent pour vivre & qu’il étoit plus sûr d’achever d’acquérir par la pratique celui auquel mon goût me portoit & qu’elle m’avoit choisi, que de me mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui pouvoient mal réussir & me laisser, après avoir passé l’âge d’apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j’extorquai son consentement plus à force d’importunités & de caresses, que de raisons dont elle se contentât. Aussi-tôt je courus remercier fiérement M. Coccelli Directeur-général du cadastre, comme si j’avois fait l’acte le plus héroïque & je quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte, avec autant & plus de joie que je n’en avois eu à le prendre il n’y avoit pas deux ans.

Cette démarche toute folle qu’elle étoit, m’attira dans le pays une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me [246] supposerent des ressources que je n’avois pas; d’autres me voyant livré tout-à-fait à la musique, jugerent de mon talent par mon sacrifice & crurent qu’avec tant de passion pour cet art je devois le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois; je passai là pour un bon maître, parce qu’il n’y en avoit que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d’un certain goût de chant, favorisé d’ailleurs par mon âge & par ma figure, j’eus bientôt plus d’écolieres qu’il ne m’en falloit pour remplacer ma paye de secrétaire.

Il est certain que pour l’agrément de la vie on ne pouvoit passer plus rapidement d’une extrémité à l’autre. Au cadastre, occupé huit heures par jour du plus maussade travail avec des gens encore plus maussades, enfermé dans un triste bureau empuanti de l’haleine & de la sueur de tous ces manans, la plupart fort mal peignés & fort mal-propres, je me sentois quelquefois accablé jusqu’au vertige par l’attention, l’odeur, la gêne & l’ennui. Au lieu de cela me voilà tout-à-coup jetté parmi le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons; par-tout un accueil gracieux, caressant, un air de fête; d’aimables Demoiselles bien parées m’attendent, me reçoivent avec empressement; je ne vois que des objets charmans, je ne sens que la rose & la fleur d’orange; on chante, on cause, on rit, on s’amuse; je ne sors de-là que pour aller ailleurs en faire autant: on conviendra qu’à égalité dans les avantages, il n’y avoit pas à balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien, qu’il ne m’est arrivé jamais de m’en repentir & je ne m’en repens pas même en ce moment, où je pese au poids de la raison les actions de ma vie & où [247] je suis délivré des motifs peu sensés qui m’ont entraîné.

Voilà presque l’unique fois qu’en n’écoutant que mes penchans, je n’ai pas vu tromper mon attente. L’accueil aisé, l’esprit liant, l’humeur facile des habitans du pays me rendit le commerce du monde aimable; & le goût que j’y pris alors m’a bien prouvé que si je n’aime pas à vivre parmi les hommes, c’est moins ma faute que la leur.

C’est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être seroit-ce dommage qu’ils le fussent; car tels qu’ils sont c’est le meilleur & le plus sociable peuple que je connoisse. S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable & sûr, c’est Chambéri. La noblesse de la province qui s’y rassemble, n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre, elle n’en a pas assez pour parvenir, ne pouvant se livrer à l’ambition elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L’honneur & la raison président à ce partage. Les femmes sont belles & pourroient se passer de l’être; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté & même y suppléer. Il est singulier qu’appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d’en avoir vu à Chambéri une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j’étois disposé à les trouver telles & l’on peut avoir raison; mais je n’avois pas besoin d’y mettre du mien pour cela. Je ne puis en vérité me rappeller sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolieres. Que ne puis-je en nommant ici les plus aimables, les rappeller de même & moi avec elles, à l’âge heureux où nous étions, lors des momens aussi doux qu’innocens que j’ai passés [248] auprès d’elles! La premiere fut Mlle. de Mellarede ma voisine, soeur de l’éleve de M. Gaime. C’étoit une brune ait vive, mais d’une vivacité caressante, pleine de grâces & sans étourderie. Elle étoit un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses yeux brillans, sa taille fine & son air attirant n’avoient pas besoin d’embonpoint pour plaire. J’y allois le matin & elle étoit encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelques fleurs qu’on mettoit à mon arrivée & qu’on ôtoit à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu’une jolie personne en déshabillé; je la redouterois cent fois moins parée. Mlle. de Menthon chez qui j’allois l’après-midi l’étoit toujours & me faisoit une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux étoit d’un blond cendré: elle étoit ait mignonne, ait timide & ait blanche; une voix nette, juste & flûtée, mais qui n’osoit se développer. Elle avoit au sein la cicatrice d’une brûlure d’eau bouillante qu’un fichu de chenille bleue ne cachoit pas extrêmement. Cette marque attiroit quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n’étoit plus pour la cicatrice. Mlle. de Challes, une autre de mes voisines, étoit une fille faite; grande, belle quarrure, de l’embonpoint: elle avoit été ait bien. Ce n’étoit plus une beauté; mais c’étoit une personne à citer pour la bonne grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel. Sa soeur, Madame de Charly, la plus belle femme de Chambéri, n’apprenoit plus la musique, mais elle la faisoit apprendre à sa fille toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler celle de sa mere, si malheureusement elle [249] n’eût été un peu rousse. J’avois à la Visitation une petite demoiselle Françoise, dont j’ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avoit pris le ton lent & traînant des religieuses & sur ce ton traînant elle disoit des choses ait saillantes, qui ne sembloient point aller avec son maintien. Au reste elle étoit paresseuse, n’aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit & c’étoit une faveur qu’elle n’accordoit pas à tout le monde. Ce ne fut qu’après un mois ou deux de leçons & de négligence, qu’elle s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n’ai jamais pu prendre sur moi de l’être. Je me plaisois à mes leçons quand j’y étois, mais je n’aimois pas être obligé de m’y rendre ni que l’heure me commandât: en toute chose la gêne & l’assujettissement me sont insupportables; ils me feroient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les Mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes: je serois un mauvais Turc à ces heures-là.

J’avois quelques écolieres aussi dans la Bourgeoisie & une entr’autres qui fut la cause indirecte d’un changement de relation dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle étoit fille d’un Epicier & se nommoit Mlle. L***, [Lard] vrai modele d’une statue grecque & que je citerois pour la plus belle fille que j’aye jamais vue, s’il y avoit quelque véritable beauté sans vie & sans ame. Son indolence, sa froideur, son insensibilité alloient à un point incroyable. Il étoit également impossible de lui plaire & de la fâcher, & je suis persuadé que si l’on eût fait sur elle quelque entreprise elle auroit laissé [250] faire, non par goût mais par stupidité. Sa mere qui n’en vouloit pas courir le risque ne la quittoit pas d’un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisoit tout de son mieux pour l’émoustiller, mais cela ne réussit point. Tandis que le maître agaçoit la fille, la mere agaçoit le maître & cela ne réussissoit pas beaucoup mieux. Madame L***. [Lard] ajoutoit à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille auroit dû avoir. C’étoit un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avoit de petits yeux ait ardens & un peu rouges, parce qu’elle y avoit presque toujours mal. Tous les matins quand j’arrivois je trouvois prêt mon café à la crême; & la mere ne manquoit jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche & que par curiosité j’aurois bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’auroit pris. Au reste tout cela se faisoit si simplement & si fort sans conséquence que quand M. L***. [Lard] étoit là, les agaceries & les baisers n’en alloient pas moins leur train. C’étoit une bonne pâte d’homme; le vrai pere de sa fille & que sa femme ne trompoit pas, parce qu’il n’en étoit pas besoin.

Je me prêtois à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étois pourtant importuné quelquefois; car la vive Madame L***. [Lard] ne laissoit pas d’être exigeante, si dans la journée j’avois passé devant la boutique sans m’arrêter, il y auroit eu du bruit. Il falloit, quand j’étois pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’étoit pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer.

[251] Madame L***. [Lard] s’occupoit trop de moi pour que je ne m’occupasse point d’elle. Ses attentions me touchoient beaucoup; j’en parlois à Maman comme d’une chose sans mystere, & quand il y en auroit eu, je ne lui en aurois pas moins parlé; car lui faire un secret de quoi que ce fût, ne m’eût pas été possible: mon coeur étoit ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout-à-fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n’avois vu que des amitiés; elle jugea que Madame L***. [Lard] se faisant un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avoit trouvé, parviendroit de maniere ou d’autre à se faire entendre, outre qu’il n’étoit pas juste qu’une autre femme se chargeât de l’instruction de son éleve, elle avoit des motifs plus dignes d’elle pour me garantir des piéges auxquels mon âge & mon état m’exposoient. Dans le même tems on m’en tendit un d’une espece plus dangereuse auquel j’échappai; mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçoient sans cesse, rendoient nécessaires tous les préservatifs qu’elle y pouvoit apporter.

Madame la Comtesse de M***. [Menthon] mere d’une de mes écolieres, étoit une femme de beaucoup d’esprit & passoit pour n’avoir pas moins de méchanceté. Elle avoit été cause, à ce qu’on disoit, de bien des brouilleries & d’une entr’autres qui avoit eu des suites fatales à la maison d’A***. [Antremont]. Maman avoit été assez liée avec elle pour connoître son caractere; ayant ait innocemment inspiré du goût à quelqu’un sur qui Madame de M***. [Menthon] avoit des prétentions, elle resta chargée auprès d’elle du crime de cette préférence, quoiqu’elle n’eût [252] été ni recherchée ni acceptée, Madame de M***. [Menthon] chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours dont aucun ne réussit. J’en rapporterai un des plus comiques par maniere d’échantillon. Elles étoient ensemble à la campagne avec plusieurs Gentilshommes du voisinage & entr’autres l’aspirant en question. Madame de M***. [Menthon] dit un jour à un de ces Messieurs que Madame de Warens n’étoit qu’une précieuse, qu’elle n’avoit point de goût, qu’elle se mettoit mal, qu’elle couvroit sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit l’homme, qui étoit un plaisant, elle a ses raisons & je sais qu’elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant qu’on diroit qu’il court. La haine ainsi que l’amour rend crédule. Madame de M***. [Menthon] résolut de tirer parti de cette découverte & un jour que Maman étoit au jeu avec l’ingrat favori de la Dame, celle-ci prit son tems pour passer derriere sa rivale, puis renversant à demi sa chaise elle découvrit adroitement son mouchoir. Mais au lieu du gros rat, le Monsieur ne vit qu’un objet fort différent qu’il n’étoit pas plus aisé d’oublier que de voir & cela ne fit pas le compte de la Dame.

Je n’étois pas un personnage à occuper Madame de M***. [Menthon] qui ne vouloit que des gens brillans autour d’elle. Cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure dont assurément elle ne se soucioit point du tout, mais pour l’esprit qu’on me supposoit & qui m’eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avoit un assez vif pour la satire. Elle aimoit à faire des chansons & des vers sur les gens qui lui déplaisoient. Si elle m’eût trouvé assez de talent pour lui aider à [253] tourner ses vers & assez de complaisance pour les écrire, entr’elle & moi nous aurions bientôt mis Chambéri sens-dessus-dessous. On seroit remonté à la source de ces libelles; Madame de M***. [Menthon] se seroit tirée d’affaire en me sacrifiant & j’aurois été enfermé pour le reste de mes jours peut-être, pour m’apprendre à faire le Phoebus avec les Dames.

Heureusement rien de tout cela n’arriva. Madame de M***. [Menthon] me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer & trouva que je n’étois qu’un sot. Je le sentois moi-même & j’en gémissois, enviant les talens de mon ami Venture, tandis que j’aurois dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvoit. Je demeurai pour Madame de M***. [Menthon] le maître à chanter de sa fille & rien de plus: & mais je vécus tranquille & toujours bien voulu dans Chambéri. Cela valoit mieux que d’être un bel esprit pour elle & un serpent pour le reste du pays.

Quoi qu’il en soit, Maman vit que pour m’arracher au périls de ma jeunesse il étoit tems de me traiter en homme, & c’est ce qu’elle fit; mais de la façon la plus singuliere dont jamais femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l’air plus grave & le propos plus moral qu’à son ordinaire. A la gaieté folâtre dont elle entre mêloit ordinairement ses instructions, succéda tout-à-coup un ton toujours soutenu qui n’étoit ni familier ni sévere; mais qui sembloit préparer une explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai; c’étoit ce qu’elle attendoit. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain: nous y fûmes [254] dès le matin. Elle avoit pris ses mesures pour qu’on nous laissât seuls toute la journée: elle l’employa à me préparer aux bontés qu’elle vouloit avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manege & des agaceries; mais par des entretiens pleins de sentiment & de raison, plus faits pour m’instruire que pour me séduire & qui parloient plus à mon coeur qu’à mes sens. Cependant quelque excellens & utiles que fussent les discours qu’elle me tint & quoiqu’ils ne fussent rien moins que froids & tristes, je n’y fis pas toute l’attention qu’ils méritoient & je ne les gravai pas dans ma mémoire, comme j’aurois fait dans tout autre tems. Son début, cet air de préparatif m’avoit donné de l’inquiétude: tandis qu’elle parloit, rêveur & distrait malgré moi, j’étois moins occupé de ce qu’elle disoit que de chercher à quoi elle en vouloit venir & si-tôt que je l’eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de cette idée qui depuis que je vivois auprès d’elle, ne m’étoit pas venue une seule fois dans l’esprit, m’occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maître de penser à ce qu’elle me disoit. Je ne pensois qu’à elle & je ne l’écoutois pas.

Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu’on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet ait intéressant pour eux, est un contre-sens ait ordinaire aux instituteurs & que je n’ai pas évité moi-même dans mon Emile. Le jeune homme frappé de l’objet qu’on lui présente s’en occupe uniquement & saute à pieds joins par-dessus vos discours préliminaires pour aller d’abord où vous le menez [255] trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d’avance & c’est en quoi Maman fut mal-adroite. Par une singularité qui tenoit à son esprit systématique, elle prit la précaution ait vaine de faire ses conditions; mais si-tôt que j’en vis le prix, je ne les écoutai pas même & je me dépêchai de consentir à tout. Je doute même qu’en pareil cas il y ait sur la terre entiere un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander & une seule femme qui pût pardonner de l’avoir fait. Par suite de la même bizarrerie elle mit à cet accord les formalités les plus graves & me donna pour y penser huit jours dont je l’assurai faussement que je n’avois pas besoin: car pour comble de singularité je fus ait aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m’avoit frappé & tant je sentois un bouleversement dans les miennes, qui me demandoit du tems pour les arranger!

On croira que ces huit jours me durerent huit siecles. Tout au contraire, j’aurois voulu qu’ils les eussent durés en effet. Je ne sais comment décrire l’état où je me trouvois, plein d’un certain effroi mêlé d’impatience, redoutant ce que je désirois, jusqu’à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen d’éviter d’être heureux. Qu’on se représente mon tempérament ardent & lascif, mon sang enflammé, mon coeur enivré d’amour, ma vigueur, ma santé, mon âge; qu’on pense que dans cet état, altéré de la soif des femmes je n’avois encore approché d’aucune, que l’imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissoient pour me dévorer de l’ardent desir d’être homme & [256] de le paroître. Qu’on ajoute sur-tout, car c’est ce qu’il ne faut pas qu’on oublie, que mon vif & tendre attachement pour elle loin de s’attiédir, n’avoit fait qu’augmenter de jour en jour, que je n’étois bien qu’auprès d’elle, que je ne m’en éloignois que pour y penser, que j’avois le coeur plein non-seulement de ses bontés, de son caractere aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne, d’elle; en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvoit m’être chere; & qu’on n’imagine pas que pour dix ou douze ans que j’avois de moins qu’elle, elle fût vieillie ou me parût l’être. Depuis cinq ou six ans que j’avois éprouvé des transports si doux à sa premiere vue, elle étoit réellement ait peu changée & ne me le paroissoit point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi & l’étoit encore pour tout le monde. Sa taille seule avoit pris un peu plus de rondeur. Du reste c’étoit le même oeil, le même teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même gaieté, tout jusqu’à la même voix, cette voix argentée de la jeunesse qui fit toujours sur moi tant d’impression, qu’encore aujourd’hui je ne puis entendre sans émotion le son d’une jolie voix de fille.

Naturellement ce que j’avois à craindre dans l’attente de la possession d’une personne si chérie, étoit de l’anticiper & de ne pouvoir assez gouverner mes désirs & mon imagination pour rester maître de moi-même. On verra que dans un âge avancé, la seule idée de quelques légeres faveurs qui m’attendoient près de la personne aimée, allumoit mon sang à tel point qu’il m’étoit impossible de faire impunément le [257] court trajet qui me séparoit d’elle. Comment, par quel prodige dans la fleur de ma jeunesse eus-je si peu d’empressement pour la premiere jouissance? Comment pus-je en voir approcher l’heure avec plus de peine que de plaisir? Comment au lieu des délices qui devoient m’enivrer, sentois-je presque de la répugnance & des craintes? Il n’y a point à douter que si j’avois pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l’eusse fait de tout mon coeur. J’ai promis des bizarreries dans l’histoire de mon attachement pour elle! En voilà sûrement une à laquelle on ne s’attendoit pas.

Le lecteur déjà révolté juge qu’étant possédée par un autre homme elle se dégradoit à mes yeux en se partageant & qu’un sentiment de mésestime attiédissoit ceux qu’elle m’avoit inspirés; il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisoit une cruelle peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu’en effet je le trouvois peu digne d’elle & de moi; mais quant à mes sentimens pour elle il ne les altéroit point & je peux jurer que jamais je ne l’aimai plus tendrement que quand je désirois si peu la posséder. Je connoissois trop son coeur chaste & son tempérament de glace, pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune part à cet abandon d’elle-même: j’étois parfaitement sûr que le seul soin de m’arracher à des dangers autrement presqu’inévitables & de me conserver tout entier à moi & à mes devoirs, lui en faisoit enfreindre un qu’elle ne regardoit pas du même oeil que les autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je la plaignois & je me plaignois. J’aurois voulu lui dire; non Maman, il n’est pas nécessaire; je vous réponds de moi sans cela: mais je n’osois; [258] premiérement parce que ce n’étoit pas une chose à dire & puis parce qu’au fond je sentois que cela n’étoit pas vrai & qu’en effet il n’y avoit qu’une femme qui pût me garantir des autres femmes & me mettre à l’épreuve des tentations. Sans desirer de la posséder, j’étois bien aise qu’elle m’ôtât le desir d’en posséder d’autres; tant je regardois tout ce qui pouvoit me distraire d’elle comme un malheur.

La longue habitude de vivre ensemble & d’y vivre innocemment, loin d’affaiblir mes sentimens pour elle, les avoit renforcés; mais leur avoit en même tems donné une autre tournure qui les rendoit plus affectueux, plus tendres peut-être, mais moins sensuels. A force de l’appeller Maman, à force d’user avec elle de la familiarité d’un fils, je m’étois accoutumé à me regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d’empressement que j’eus de la posséder, quoiqu’elle me fût si chere. Je me souviens ait bien que mes premiers sentimens sans être plus vifs étoient plus voluptueux. A Annecy j’étois dans l’ivresse, à Chambéri je n’y étois plus. Je l’aimois toujours aussi passionnément qu’il fût possible; mais je l’aimois plus pour elle & moins pour moi, ou du moins je cherchois plus mon bonheur que mon plaisir auprès d’elle: elle étoit pour moi plus qu’une soeur, plus qu’une mere, plus qu’une amie, plus même qu’une maîtresse & c’étoit pour cela qu’elle n’étoit pas une maîtresse. Enfin je l’aimois trop pour la convoiter: voilà ce qu’il y a de plus clair dans mes idées.

Ce jour, plutôt redouté qu’attendu, vint enfin. Je promis tout & je ne mentis pas. Mon coeur confirmoit mes engagemens [259] sans en désirer le prix. Je l’obtins pourtant. Je me vis pour la premiere fois dans les bras d’une femme & d’une femme que j’adorois. Fus-je heureux? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnoit le charme. J’étois comme si j’avois commis un inceste. Deux ou trois fois en la pressant avec transport dans mes bras, j’inondai son sein de mes larmes. Pour elle, elle n’étoit ni triste ni vive; elle étoit caressante & tranquille. Comme elle étoit peu sensuelle & n’avoit point recherché la volupté, elle n’en eut pas les délices & n’en a jamais eu les remords.

Je le répete: toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle étoit bien née, son coeur étoit pur, elle aimoit les choses honnêtes, ses penchans étoient droits & vertueux, son goût étoit délicat, elle étoit faite pour une élégance de moeurs qu’elle a toujours aimée & qu’elle n’a jamais suivie; parce qu’au lieu d’écouter son coeur qui la menoit bien, elle écouta sa raison qui la menoit mal. Quand des principes faux l’ont égarée, ses vrais sentimens les ont toujours démentis: mais malheureusement elle se piquoit de philosophie & la morale qu’elle s’étoit faite, gâta celle que son coeur lui dictoit.

M. de Tavel son premier amant fut son maître de philosophie & les principes qu’il lui donna furent ceux dont il avoit besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à ses devoirs, toujours froide, raisonnante & inattaquable par les sens, il l’attaqua par des sophismes & parvint à lui montrer ses devoirs auxquels elle étoit si attachée, comme un bavardage de catéchismes, fait uniquement pour [260] amuser les enfans, l’union des sexes comme l’acte le plus indifférent en soi, la fidélité conjugale comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardoit l’opinion, le repos des maris comme la seule regle du devoir des femmes; en sorte que des infidélités ignorées, nulles pour celui qu’elles offensoient, l’étoient aussi pour la conscience; enfin il lui persuada que la chose en elle-même n’étoit rien, qu’elle ne prenoit d’existence que par le scandale, & que toute femme qui paroissoit sage, par cela seul l’étoit en effet. C’est ainsi que le malheureux parvint à son but en corrompant la raison d’un enfant dont il n’avoit pu corrompre le coeur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé qu’elle le traitoit lui-même comme il lui avoit appris à traiter son mari. Je ne sais s’il se trompoit sur ce point. Le ministre P***.[Perret] passa pour son successeur. Ce que je sais, c’est que le tempérament froid de cette jeune femme qui l’auroit dû garantir de ce systême, fut ce qui l’empêcha dans la suite d’y renoncer. Elle ne pouvoit concevoir qu’on donnât tant d’importance à ce qui n’en avoit point pour elle. Elle n’honora jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtoit si peu.

Elle n’eût donc gueres abusé de ce faux principe pour elle-même; mais elle en abusa pour autrui & cela par une autre maxime presque aussi fausse, mais plus d’accord avec la bonté de son coeur. Elle a toujours cru que rien n’attachoit tant un homme à une femme que la possession & quoiqu’elle n’aimât ses amis que d’amitié, c’étoit d’une amitié si tendre qu’elle employoit tous les moyens qui dépendoient [261] d’elle pour se les attacher plus fortement. Ce qu’il y a d’extraordinaire est qu’elle a presque toujours réussi. Elle étoit si réellement aimable que plus l’intimité dans laquelle on vivoit avec elle étoit grande, plus on y trouvoit de nouveaux sujets de l’aimer. Une autre chose digne de remarque, est qu’après sa premiere foiblesse elle n’a gueres favorisé que des malheureux; les gens brillans ont tous perdu leur peine auprès d’elle; mais il falloit qu’un homme qu’elle commençoit par plaindre, fût bien peu aimable si elle ne finissoit par l’aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes d’elle, bien loin que ce fût par des inclinations basses qui n’approcherent jamais de son noble coeur, ce fut uniquement par son caractere trop généreux, trop humain, trop compatissant, trop sensible, qu’elle ne gouverna pas toujours avec assez de discernement.

Si quelques principes faux l’ont égarée, combien n’en avoit-elle pas d’admirables dont elle ne se départoit jamais? Par combien de vertu ne rachetoit-elle pas ses foiblesses, si l’on peut appeller de ce nom des erreurs où les sens avoient si peu de part? Ce même homme qui la trompa sur un point, l’instruisit excellemment sur mille autres; & ses passions qui n’étoient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumieres, elle alloit bien quand ses sophismes ne l’égaroient pas. Ses motifs étoient louables jusque dans ses fautes; en s’abusant elle pouvoit mal faire; mais elle ne pouvoit vouloir rien qui fût mal. Elle abhorroit la duplicité, le mensonge: elle étoit juste, équitable, humaine, désintéressée, fidelle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu’elle reconnoissoit [262] pour tels, incapable de vengeance & de haine & ne concevant pas même qu’il y eût le moindre mérite à pardonner. Enfin pour revenir à ce qu’elle avoit de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu’elles valoient, elle n’en fit jamais un vil commerce; elle les prodiguoit, mais elle ne les vendoit pas, quoiqu’elle fût sans cesse aux expédiens pour vivre & j’ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté Madame de Warens.

Je sais d’avance qu’en lui donnant un caractere sensible & un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l’ordinaire & avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort & que cette combinaison n’ait pas dû être; je sais seulement qu’elle a été. Tous ceux qui ont connu Madame de Warens & dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu’elle étoit ainsi. J’ose même ajouter qu’elle n’a connu qu’un seul vrai plaisir au monde; c’étoit d’en faire à ceux qu’elle aimoit. Toutefois permis à chacun d’argumenter là-dessus tout à son aise & de prouver doctement que cela n’est pas vrai. Ma fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire.

J’appris peu-à-peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui suivirent notre union & qui seuls la rendirent délicieuse. Elle avoit eu raison d’espérer que sa complaisance me seroit utile; j’en tirai pour mon instruction de grands avantages. Elle m’avoit jusqu’àlors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme & me parla d’elle. Tout ce qu’elle me disoit m’étoit si intéressant, je m’en sentois si touché que, me repliant sur moi-même, j’appliquois [263] à mon profit ses confidences plus que je n’avois fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le coeur parle, le nôtre s’ouvre pour recevoir ses épanchemens & jamais toute la morale d’un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux & tendre d’une femme sensée pour qui l’on a de l’attachement.

L’intimité dans laquelle je vivois avec elle, l’ayant mise à portée de m’apprécier plus avantageusement qu’elle n’avoit fait, elle jugea que malgré mon air gauche je valois la peine d’être cultivé pour le monde & que si je m’y montrois un jour sur un certain pied, je serois en état d’y faire mon chemin. Sur cette idée elle s’attachoit, non-seulement à former mon jugement, mais mon extérieur, mes manieres, à me rendre aimable autant qu’estimable & s’il est vrai qu’on puisse allier les succès dans le monde avec la vertu, ce que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu’il n’y a pour cela d’autre route que celle qu’elle avoit prise & qu’elle vouloit m’enseigner. Car Madame de Warens connoissoit les hommes & savoit supérieurement l’art de traiter avec eux sans mensonge & sans imprudence, sans les tromper & sans les fâcher. Mais cet art étoit dans son caractere bien plus que dans ses leçons, elle savoit mieux le mettre en pratique que l’enseigner & j’étois l’homme du monde le moins propre à l’apprendre. Aussi tout ce qu’elle fit à cet égard, fut-il, peu s’en faut, peine perdue, de même que le soin qu’elle prit de me donner des maîtres pour la danse & pour les armes. Quoique leste & bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à danser un menuet. J’avois tellement pris à cause de mes cors [264] l’habitude de marcher du talon que Roche ne put me la faire perdre & jamais avec l’air assez ingambe je n’ai pu sauter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d’armes. Après trois mois de leçon je tirois encore à la muraille, hors d’état de faire assaut & jamais je n’eus le poignet assez souple ou le bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisoit au maître de me le faire sauter. Ajoutez que j’avois un dégoût mortel pour cet exercice & pour le maître qui tâchoit de me l’enseigner. Je n’aurois jamais cru qu’on pût être si fier de l’art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée, il ne s’exprimoit que par des comparaisons tirées de la musique qu’il ne savoit point. Il trouvoit des analogies frappantes entre les bottes de tierce & de quarte & les intervalles musicaux du même nom. Quand il vouloit faire une feinte il me disoit de prendre garde à ce diese, parce qu’anciennement les dieses s’appelloient des feintes: quand il m’avoit fait sauter de la main mon fleuret, il disoit en ricanant que c’étoit une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme, avec son plumet & son plastron.

Je fis donc peu de progrès dans mes exercices que je quittai bientôt par pur dégoût; mais j’en fis davantage dans un art plus utile, celui d’être content de mon sort & de n’en pas désirer un plus brillant, pour lequel je commençois à sentir que je n’étois pas né. Livré tout entier au desir de rendre à Maman la vie heureuse, je me plaisois toujours plus auprès d’elle & quand il falloit m’en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique, je commençois à sentir la gêne de mes leçons.

[265] J’ignore si Claude Anet s’apperçut de l’intimité de notre commerce. J’ai lieu de croire qu’il ne lui fut pas caché. C’étoit un garçon ait clairvoyant mais ait discret, qui ne parloit jamais contre sa pensée mais qui ne la disoit pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu’il fût instruit, par sa conduite il paroissoit l’être, & cette conduite ne venoit sûrement pas de bassesse d’ame, mais de ce qu’étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne pouvoit désapprouver qu’elle agît conséquemment. Quoiqu’aussi jeune qu’elle, il étoit si mûr & si grave, qu’il nous regardoit presque comme deux enfans dignes d’indulgence & nous le regardions l’un & l’autre comme un homme respectable dont nous avions l’estime à ménager. Ce ne fut qu’après qu’elle lui fut infidèle que je connus bien tout l’attachement qu’elle avoit pour lui. Comme elle savoit que je ne pensois, ne sentois, ne respirois que par elle, elle me montroit combien elle l’aimoit afin que je l’aimasse de même & elle appuyoit encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c’étoit le sentiment que je pouvois partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos coeurs & nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie; & que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu’elle avoit, ce besoin n’étoit pas équivoque: c’étoit uniquement celui de son coeur.

Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos voeux, nos soins, nos coeurs étoient en commun. Rien n’en passoit au-delà de ce petit cercle. L’habitude de vivre ensemble & d’y vivre exclusivement [266] devint si grande, que si dans nos repas un des trois manquoit ou qu’il vînt un quatrieme tout étoit dérangé & malgré nos liaisons particulieres les tête-à-têtes nous étoient moins doux que la réunion. Ce qui prévenoit entre nous la gêne étoit une extrême confiance réciproque & ce qui prévenoit l’ennui étoit que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projettante & toujours agissante ne nous laissoit gueres oisifs ni l’un ni l’autre & nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre tems. Selon moi, le désoeuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien il faut absolument parler toujours, & voilà de toutes les gênes la plus incommode & la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin & je soutiens que pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non-seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des noeuds c’est ne rien faire & il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des noeuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose; elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule est de voir pendant ce tems une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs [267] talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée & fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent seront toujours à charge aux autres & à eux-mêmes. Quand j’étois à Motiers j’allois faire des lacets chez mes voisines; si je retournois dans le monde, j’aurois toujours dans ma poche un bilboquet & j’en jouerois toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurois rien à dire. Si chacun en faisoit autant les hommes deviendroient moins méchans, leur commerce deviendroit plus sûr & je pense, plus agréable. Enfin que les plaisans rient s’ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siecle est la morale du bilboquet.

Au reste, on ne nous laissoit gueres le soin d’éviter l’ennui par nous-mêmes & les importuns nous en donnoient trop par leur affluence, pour nous en laisser quand nous restions seuls. L’impatience qu’ils m’avoient donnée autrefois n’étoit pas diminuée & toute la différence étoit que j’avois moins de tems pour m’y livrer. La pauvre Maman n’avoit point perdu son ancienne fantaisie d’entreprises & de systêmes. Au contraire, plus ses besoins domestiques devenoient pressans, plus pour y pourvoir elle se livroit à ses visions. Moins elle avoit de ressources présentes, plus elle s’en forgeoit dans l’avenir. Le progrès des ans ne faisoit qu’augmenter en elle cette manie & à mesure qu’elle perdoit le goût des plaisirs du monde & de la jeunesse, elle le remplaçoit par celui des secrets & des projets. La maison ne désemplissoit pas de charlatans, de fabricans, de souffleurs, d’entrepreneurs de toute espece, [268] qui, distribuant par millions la fortune, finissoient par avoir besoin d’un écu. Aucun ne sortoit de chez elle à vide & l’un de mes étonnemens est qu’elle ait pu suffire aussi long-tems à tant de profusions sans en épuiser la source & sans lasser ses créanciers.

Le projet dont elle étoit le plus occupée au tems dont je parle & qui n’étoit pas le plus déraisonnable qu’elle eût formé, étoit de faire établir à Chambéri un jardin royal de plantes avec un démonstrateur appointé & l’on comprend d’avance à qui cette place étoit destinée. La position de cette ville au milieu des Alpes, étoit très-favorable à la Botanique & Maman qui facilitoit toujours un projet par un autre, y joignit celui d’un college de pharmacie, qui véritablement paroissoit très-utile dans un pays aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du Proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée & la lui suggéra peut-être. Quoi qu’il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant n’étoit pas trop cajolable; car c’étoit bien le plus caustique & le plus brutal Monsieur que j’aye jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.

Un jour il étoit en consultation avec d’autres médecins, un entr’autres qu’on avoit fait venir d’Annecy & qui étoit le médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme encore mal appris pour un médecin, osa n’être pas de l’avis de Monsieur le Proto. Celui-ci pour toute réponse lui demanda quand il s’en retournoit, par où il passoit & quelle voiture il prenoit? L’autre après [269] l’avoir satisfait lui demande à son tour s’il y a quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m’aller mettre à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer un âne à cheval. Il étoit aussi avare que riche & dur. Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l’argent avec de bonnes sûretés. Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras & grinçant les dents; quand St. Pierre descendroit du Ciel pour m’emprunter dix pistoles & qu’il me donneroit la Trinité pour caution, je ne les lui prêterois pas. Un jour invité à dîner chez M. le Comte Picon Gouverneur de Savoye & très-dévot, il arrive avant l’heure & S. E. alors occupée à dire le rosaire, lui en propose l’amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une grimace affreuse & se met à genoux. Mais à peine avoit-il récité deux Ave, que n’y pouvant plus tenir, il se leve brusquement, prend sa canne & s’en va sans mot dire. Le Comte Picon court après lui & lui crie: M. Grossi, M. Grossi restez donc; vous avez là-bas à la broche une excellente bartavelle! M. le Comte! lui répond l’autre en se retournant, vous me donneriez un ange rôti que je ne resterois pas. Voilà quel étoit M. le Proto-médecin Grossi, que Maman entreprit & vint à bout d’apprivoiser. Quoique extrêmement occupé il s’accoutuma à venir très-souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connoissances, en parloit avec estime & ce qu’on n’auroit pas attendu d’un pareil ours, affectoit de le traiter avec considération pour effacer les impressions du passé. Car quoique Anet ne fût plus sur le pied d’un domestique, on savoit qu’il l’avoit été & il ne falloit pas moins que l’exemple & l’autorité [270] de M. le Proto-médecin, pour donner à son égard le ton qu’on n’auroit pas pris de tout autre. Claude Anet avec un habit noir, une perruque bien peignée, un maintien grave & décent, une conduite sage & circonspecte, des connoissances assez étendues en matiere médicale & en botanique & la faveur d’un chef de la Faculté, pouvoit raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement la place de Démonstrateur Royal des plantes, si l’établissement projeté avoit lieu & réellement Grossi en avoit goûté le plan, l’avoit adopté & n’attendoit pour le proposer à la Cour que le moment où la paix permettroit de songer aux choses utiles & laisseroit disposer de quelque argent pour y pourvoir.

Mais ce projet dont l’exécution m’eût probablement jetté dans la botanique pour laquelle il me semble que j’étois né, manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J’étois destiné à devenir par degrés un exemple des miseres humaines. On diroit que la Providence qui m’appelloit à ces grandes épreuves, écartoit de sa main tout ce qui m’eût empêché d’y arriver. Dans une course qu’Anet avoit fait au haut des montagnes pour aller chercher du Génipi, plante rare qui ne croît que sur les Alpes & dont M. Grossi avoit besoin, ce pauvre garçon s’échauffa tellement qu’il gagna une pleurésie dont le Génipi ne put le sauver, quoiqu’il y soit, dit-on, spécifique; malgré tout l’art de Grossi, qui certainement étoit un très habile homme, malgré les soins infinis que nous prîmes de lui sa bonne maîtresse & moi, il mourut le cinquieme jour entre nos mains après la plus cruelle agonie, durant laquelle il n’eut d’autres [271] exhortations que les miennes & je les lui prodiguai avec des élans de douleur & de zele qui, s’il étoit en état de m’entendre, devoient être de quelque consolation pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j’eus en toute ma vie, homme estimable & rare en qui la nature tint lieu d’éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hommes & à qui peut-être il ne manqua pour se montrer tel à tout le monde, que de vivre & d’être placé.

Le lendemain j’en parlois avec Maman dans l’affliction la plus vive & la plus sincere & tout d’un coup au milieu de l’entretien j’eus la vile & indigne pensée que j’héritois de ses nippes & sur-tout d’un bel habit noir qui m’avoit donné dans la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car près d’elle c’étoit pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu’elle avoit faite, que ce lâche & odieux mot, le désintéressement & la noblesse d’ame étant des qualités que le défunt avoit éminemment possédées. La pauvre femme sans rien répondre se tourna de l’autre côté & se mit à pleurer. Cheres & précieuses larmes! Elles furent entendues & coulerent toutes dans mon coeur; elles y laverent jusqu’aux dernieres traces d’un sentiment bas & mal-honnête; il n’y en est jamais entré depuis ce tems-là.

Cette perte causa à Maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce moment ses affaires ne cesserent d’aller en décadence. Anet étoit un garçon exact & rangé qui maintenoit l’ordre dans la maison de sa maîtresse. On craignoit sa vigilance & le gaspillage étoit moindre. Elle-même craignoit [272] sa censure & se contenoit davantage dans ses dissipations. Ce n’étoit pas assez pour elle de son attachement, elle vouloit conserver son estime & elle redoutoit le juste reproche qu’il osoit quelquefois lui faire, qu’elle prodiguoit le bien d’autrui autant que le sien. Je pensois comme lui, je le disois même; mais je n’avois pas le même ascendant sur elle & mes discours n’en imposoient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place, pour laquelle j’avois aussi peu d’aptitude que de goût; je la remplis mal. J’étois peu soigneux, j’étois fort timide, tout en grondant à-part-moi, je laissois tout aller comme il alloit. D’ailleurs j’avois bien obtenu la même confiance, mais non pas la même autorité. Je voyois le désordre, j’en gémissois, je m’en plaignois & je n’étois pas écouté. J’étois trop jeune & trop vif pour avoir le droit d’être raisonnable & quand je voulois me mêler de faire le censeur, Maman me donnoit de petits soufflets de caresses, m’appelloit son petit mentor & me forçoit à reprendre le rôle qui me convenoit.

Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu mesurées devoient nécessairement la jetter tôt ou tard, me fit une impression d’autant plus forte, qu’étant devenu l’inspecteur de sa maison, je jugeois par moi-même de l’inégalité de la balance entre le doit & l’avoir. Je date de cette époque le penchant à l’avarice que je me suis toujours senti depuis ce tems-là. Je n’ai jamais été follement prodigue que par bourasques; mais jusqu’àlors je ne m’étois jamais beaucoup inquiété si j’avois peu ou beaucoup d’argent. Je commençai à faire cette attention & à prendre du souci de ma bourse. Je [273] devenois vilain par un motif très-noble; car en vérité je ne songeois qu’à ménager à Maman quelque ressource dans la catastrophe que je prévoyois. Je craignois que ses créanciers ne fissent saisir sa pension, qu’elle ne fût tout-à-fait supprimée & je m’imaginois, selon mes vues étroites, que mon petit magot lui seroit alors d’un grand secours. Mais pour le faire & sur-tout pour le conserver, il falloit me cacher d’elle; car il n’eût pas convenu, tandis qu’elle étoit aux expédiens, qu’elle eût su que j’avois de l’argent mignon. J’allois donc cherchant par-ci par-là de petites caches où je fourrois quelques louis en dépôt, comptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu’au moment de le mettre à ses pieds. Mais j’étois si mal-adroit dans le choix de mes cachettes, qu’elle les éventoit toujours; puis pour m’apprendre qu’elle les avoit trouvées, elle ôtoit l’or que j’y avois mis & en mettoit davantage en autres especes. Je venois tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit trésor & jamais elle ne manquoit de l’employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée d’argent, montre ou autre chose pareille.

Bien convaincu qu’accumuler ne me réussiroit jamais & seroit pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n’en avois point d’autre contre le malheur que je craignois que de me mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle verroit le pain prêt à lui manquer. Malheureusement jettant mes projets du côté de mes goûts, je m’obstinois à chercher follement ma fortune dans la musique, & sentant naître des idées & des chants dans ma tête, je crus qu’aussitôt [274] que je serois en état d’en tirer parti j’allois devenir un homme célebre, un Orphée moderne dont les sons devoient attirer tout l’argent du Pérou. Ce dont il s’agissoit pour moi, commençant à lire passablement la musique, étoit d’apprendre la composition. La difficulté étoit de trouver quelqu’un pour me l’enseigner; car avec mon Rameau seul je n’espérois pas y parvenir par moi-même & depuis le départ de M. le Maître, il n’y avoit personne en Savoye qui entendît rien à l’harmonie.

Ici l’on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est remplie & qui m’ont fait si souvent aller contre mon but, lors même que j’y pensois tendre directement. Venture m’avoit beaucoup parlé de l’abbé Blanchard son maître de composition, homme de mérite & d’un grand talent, qui pour lors étoit maître de musique de la cathédrale de Besançon & qui l’est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d’aller à Besançon prendre leçon de l’abbé Blanchard & cette idée me parut si raisonnable que je parvins à la faire trouver telle à Maman. La voilà travaillant à mon petit équipage & cela avec la profusion qu’elle mettoit à toute chose. Ainsi toujours avec le projet de prévenir une banqueroute & de réparer dans l’avenir l’ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment même par lui causer une dépense de huit cens francs: j’accélérois sa ruine pour me mettre en état d’y remédier. Quelque folle que fût cette conduite, l’illusion étoit entiere de ma part & même de la sienne. Nous étions persuadés l’un & l’autre, moi que je travaillois utilement pour elle, elle que je travaillois utilement pour moi.

[275] J’avois compté trouver Venture encore à Annecy & lui demander une lettre pour l’abbé Blanchard. Il n’y étoit plus. Il fallut pour tout renseignement me contenter d’une Messe à quatre parties de sa composition & de sa main qu’il m’avoit laissée. Avec cette recommandation je vais à Besançon passant par Geneve où je fus voir mes parens & par Nion où je fus voir mon pere, qui me reçut comme à son ordinaire & se chargea de me faire parvenir ma malle qui ne venoit qu’après moi, parce que j’étois à cheval. J’arrive à Besançon. L’abbé Blanchard me reçoit bien, me promet ses instructions & m’offre ses services. Nous étions prêts à commencer quand j’apprends par une lettre de mon pere que ma malle a été saisie & confisquée aux Rousses, Bureau de France sur les frontieres de Suisse. Effrayé de cette nouvelle j’emploie les connoissances que je m’étois faites à Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car bien sûr de n’avoir point de contrebande, je ne pouvois concevoir sur quel prétexte on l’avoit pu fonder. Je l’apprends enfin: il faut le dire, car c’est un fait curieux.

Je voyois à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme appellé M. Duvivier, qui avoit travaillé au Visa sous la régence & qui faute d’emploi étoit venu travailler au cadastre. Il avoit vécu dans le monde; il avoit des talens, quelque savoir, de la douceur, de la politesse; il savoit la musique, & comme j’étois de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal-léchés qui nous entouroient. Il avoit à Paris des correspondances qui lui fournissoient ces petits riens, ces nouveautés éphémeres qui courent on [276] ne soit pourquoi, qui meurent on ne soit comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessé d’en parler. Comme je le menois quelquefois dîner chez Maman, il me faisoit sa cour en quelque sorte & pour se rendre agréable il tâchoit de me faire aimer ces fadaises, pour lesquelles j’eus toujours un tel dégoût qu’il ne m’est arrivé de la vie d’en lire une à moi seul. Malheureusement un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d’un habit neuf que j’avois porté deux ou trois fois pour être en regle avec les Commis. Ce papier étoit une parodie Janséniste assez plate de la belle scene du Mithridate de Racine. Je n’en avois pas lu dix vers & l’avois laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les Commis firent à la tête de l’inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où, supposant que cet écrit venoit de Geneve pour être imprime & distribué en France, ils s’étendoient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu & de l’Eglise & en éloges de leur pieuse vigilance qui avoit arrêté l’exécution de ce projet infernal. Ils trouverent sans doute que mes chemises sentoient aussi l’hérésie; car en vertu de ce terrible papier tout fut confisqué, sans que jamais j’aye eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l’on s’adressa demandoient tant d’instructions, de renseignemens, de certificats, de mémoires, que me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J’ai un vrai regret de n’avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des Rousses. C’étoit une piece à figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit.

[277] Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite sans avoir rien fait avec l’abbé Blanchard & tout bien pesé, voyant le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de m’attacher uniquement à Maman, de courir sa fortune & de ne plus m’inquiéter inutilement d’un avenir auquel je ne pouvois rien. Elle me reçut comme si j’avois rapporté des trésors, remonta peu-à-peu ma petite garderobe & mon malheur, assez grand pour l’un & pour l’autre, fut presque aussitôt oublié qu’arrivé.

Quoique ce malheur m’eût refroidi sur mes projets de musique, je ne laissois pas d’étudier toujours mon Rameau, & à force d’efforts je parvins enfin à l’entendre & à faire quelques petits essais de composition dont le succès m’encouragea. Le Comte de Bellegarde fils du Marquis d’Antremont, étoit revenu de Dresde après la mort du roi Auguste. Il avoit vécu long-tems à Paris, il aimoit extrêmement la musique & avoit pris en passion celle de Rameau. Son frere le Comte de Nangis jouoit du violon, Madame la Comtesse de la Tour leur soeur chantoit un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique à la mode & l’on établit une maniere de concert public, dont on voulut d’abord me donner la direction; mais on s’apperçut bientôt qu’elle passoit mes forces & l’on s’arrangea autrement. Je ne laissois pas d’y donner quelques petits morceaux de ma façon & entr’autres une cantate qui plût beaucoup. Ce n’étoit pas une piece bien faite, mais elle étoit pleine de chants nouveaux & de choses d’effet, que l’on n’attendoit pas de moi. Ces Messieurs ne purent croire que lisant si mal la musique, je fusse en état d’en composer de [278] passable & ils ne douterent pas que je ne me fusse fait honneur du travail d’autrui. Pour vérifier la chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de Clerambault qu’il avoit transposée, disoit-il, pour la commodité de la voix & à laquelle il falloit faire une autre basse, la transposition rendant celle de Clerambault impraticable sur l’instrument; je répondis que c’étoit un travail considérable & qui ne pouvoit être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchois une défaite & me pressa de lui faire au moins la basse d’un récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu’en toute chose il me faut pour bien faire, mes aises & ma liberté; mais je la fis du moins dans les regles, & comme il étoit présent, il ne put douter que je ne susse les élémens de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes écolieres, mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant que l’on faisoit un concert & que l’on s’y passoit de moi.

Ce fut à-peu-près dans ce tems-là que, la paix étant faite, l’armée Françoise repassa les monts. Plusieurs Officiers vinrent voir Maman; entr’autres M. le Comte de Lautrec colonel du régiment d’Orléans, depuis Plénipotentiaire à Geneve & enfin Maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu’elle lui dit, il parut s’intéresser beaucoup à moi & me promit beaucoup de choses dont il ne s’est souvenu que la derniere année de sa vie, lorsque je n’avois plus besoin de lui. Le jeune M. de Sennecterre, dont le pere étoit alors Ambassadeur à Turin, passa dans le même tems à Chambéri. Il dîna chez Madame de Menthon; j’y dînois aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de musique; [279] il la savoit très bien. L’opéra de Jephté étoit alors dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d’exécuter à nous deux cet opéra, & tout en ouvrant le livre il tomba sur ce morceau célebre à deux choeurs:

La Terre, l’Enfer, le Ciel même,

Tout tremble devant le Seigneur.

Il me dit; combien voulez-vous faire de parties? Je ferai pour ma part ces six-là. Je n’étois pas encore accoutumé à cette pétulance Françoise & quoique j’eusse quelquefois ânonné des partitions, je ne comprenois pas comment le même homme pouvoit faire en même tems six parties ni même deux. Rien ne m’a plus coûté dans l’exercice de la musique que de sauter ainsi légerement d’une partie à l’autre & d’avoir l’oeil à la fois sur toute une partition. A la maniere dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savois pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute qu’il me proposa de noter une chanson qu’il vouloit donner à Mlle. de Menthon. Je ne pouvois m’en défendre. Il chanta la chanson; je l’écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite & trouva, comme il étoit vrai, qu’elle étoit très-correctement notée. Il avoit vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C’étoit pourtant une chose très-simple. Au fond je savois fort bien la musique, je ne manquois que de cette vivacité du premier coup-d’oeil que je n’eus jamais sur rien & qui ne s’acquiert en musique que par une pratique consommée. Quoi qu’il en [280] soit je fus sensible à l’honnête soin qu’il prit d’effacer dans l’esprit des autres & dans le mien la petite honte que j’avois eue; & douze ou quinze ans après me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeller cette anecdote & de lui montrer que j’en gardois le souvenir. Mais il avoit perdu les yeux depuis ce tems-là. Je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l’usage qu’il en avoit su faire & je me tus.

Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce tems-là prolongées jusqu’à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m’ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se disoient mes amis l’étoient & m’aimoient pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d’avoir des liaisons avec un homme connu, ou par le desir secret de trouver ainsi plus d’occasions de lui nuire. C’est d’ici que je date ma premiere connoissance avec mon vieux ami Gauffecourt qui m’est toujours resté, malgré les efforts qu’on a faits pour me l’ôter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n’a cessé de m’aimer qu’en cessant de vivre & notre amitié n’a fini qu’avec lui. M. de Gauffecourt étoit un des hommes les plus aimables qui oient existé. Il étoit impossible de le voir sans l’aimer & de vivre avec lui sans s’y attacher tout-à-fait. Je n’ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui marquât plus de sentiment & d’esprit, qui inspirât plus de confiance. Quelque réservé qu’on pût être on ne pouvoit dés la premiere vue se défendre d’être aussi familier [281] avec lui que si on l’eût connu depuis vingt ans, & moi qui avois tant de peine d’être à mon aise avec les nouveaux visages, j’y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son propos accompagnoient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix étoit net, plein, bien timbré, une belle voix de basse étoffée & mordante qui remplissoit l’oreille & sonnoit au coeur. Il est impossible d’avoir une gaieté plus égale & plus douce, des grâces plus vraies & plus simples, des talens plus naturels & cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un coeur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractere officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zele, ou plutôt se faisant l’ami des gens qu’il pouvoit servir & sachant faire très-adroitement ses propres affaires en faisant très-chaudement celles d’autrui. Gauffecourt étoit fils d’un simple horloger & avoit été horloger lui-même. Mais sa figure & son mérite l’appeloient dans une autre sphere où il ne tarda pas d’entrer. Il fit connoissance avec M. de la Closure, Résident de France à Geneve qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris d’autres connoissances qui lui furent utiles & par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valoit vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna là du côté des hommes, mais du côté des femmes la presse y étoit; il eut à choisir & fit ce qu’il voulut. Ce qu’il y eut de plus rare & de plus honorable pour lui fut qu’ayant des liaisons dans tous les états, il fut par-tout chéri, recherché de tout le monde sans jamais être envié ni hai de personne & je crois qu’il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. [282] Heureux homme! Il venoit tous les ans aux bains d’Aix où se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoye, il venoit d’Aix à Chambéri voir le Comte de Bellegarde & son pere le Marquis d’Antremont, chez qui Maman fit & me fit faire connoissance avec lui. Cette connoissance qui sembloit devoir n’aboutir à rien & fut nombre d’années interrompue se renouvella dans l’occasion que je dirai & devint un véritable attachement. C’est assez pour m’autoriser à parler d’un ami avec qui j’ai été si étroitement lié: mais quand je ne prendrois aucun intérêt personnel à sa mémoire, c’étoit un homme si aimable & si heureusement né que pour l’honneur de l’espece humaine je la croirois toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avoit pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-après; mais s’il ne les eût pas eus peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu’il pouvoit l’être, il falloit qu’on eût quelque chose à lui pardonner.

Une autre liaison du même tems n’est pas éteinte & me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel qui meurt si difficilement dans le coeur de l’homme. M. de Conzié, gentilhomme Savoyard, alors jeune & aimable eut la fantaisie d’apprendre la musique, ou plutôt de faire connoissance avec celui qui l’enseignoit. Avec de l’esprit & du goût pour les belles connoissances, M. de Conzié avoit une douceur de caractere qui le rendoit très-liant & je l’étois beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvois. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature & de philosophie qui commençoit à fermenter dans ma tête & qui n’attendoit qu’un peu de culture [283] & d’émulation pour se développer tout-à-fait, les trouvoit en lui. M. de Conzié avoit peu de disposition pour la musique; ce fut un bien pour moi: les heures des leçons se passoient à tout autre chose qu’à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés & pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le Prince Royal de Prusse faisoit du bruit alors; nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célebres dont l’un depuis peu sur le trône s’annonçoit déjà tel qu’il devoit dans peu se montrer & dont l’autre, aussi décrié qu’il est admiré maintenant, nous faisoit plaindre sincérement le malheur qui sembloit le poursuivre & qu’on voit si souvent être l’apanage des grands talens. Le Prince de Prusse avoit été peu heureux dans sa jeunesse & Voltaire sembloit fait pour ne l’être jamais. L’intérêt que nous prenions à l’un & à l’autre s’étendoit à tout ce qui s’y rapportoit. Rien de tout ce qu’écrivoit Voltaire ne nous échappoit. Le goût que je pris à ces lectures m’inspira le desir d’apprendre à écrire avec élégance & de tâcher d’imiter le beau coloris de cet Auteur dont j’étois enchanté. Quelque tems après parurent ses Lettres philosophiques; quoiqu’elles ne soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude & ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce tems-là.

Mais le moment n’étoit pas venu de m’y livrer tout de bon. Il me restoit encore une humeur un peu volage, un desir d’aller & venir qui s’étoit plutôt borné qu’éteint & que nourrissoit le train de la maison de Madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d’inconnus qui lui [284] affluoient journellement de toutes parts & la persuasion où j’étois que ces gens-là ne cherchoient qu’à la duper chacun à sa maniere, me faisoient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu’ayant succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse je suivois de plus près l’état de ses affaires, j’y voyois un progrès en mal dont j’étois effrayé. J’avois cent fois remontré, prié, pressé, conjuré & toujours inutilement. Je m’étois jetté à ses pieds, je lui avois fortement représenté la catastrophe qui la menaçoit, je l’avois vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi; à souffrir plutôt un peu tandis qu’elle étoit encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes & ses créanciers, de s’exposer sur ses vieux jours à leurs vexations & à la misere. Sensible à la sincérité de mon zele elle s’attendrissoit avec moi & me promettoit les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il? à l’instant tout étoit oublié. Après mille épreuves de l’inutilité de mes remontrances, que me restoit-il à faire que de détourner les yeux du mal que je ne pouvois prévenir? je m’éloignois de la maison dont je ne pouvois garder la porte; je faisois de petits voyages à Nion, à Geneve, à Lyon, qui m’étourdissant sur ma peine secrete, en augmentoient en même tems le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j’en aurois souffert tous les retranchemens avec joie, si Maman eût vraiment profité de cette épargne, mais certain que ce que je me refusois passoit à des fripons, j’abusois de sa facilité pour partager avec eux & comme le chien qui revient de la boucherie, j’emportois mon lopin du morceau que je n’avois pu sauver.

[285] Les prétextes ne me manquoient pas pour tous ces voyages & Maman seule m’en eût fourni de reste, tant elle avoit par-tout de liaisons, de négociations, d’affaires, de commissions à donner à quelqu’un de sûr. Elle ne demandoit qu’à m’envoyer, je ne demandois qu’à aller; cela ne pouvoit manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques bonnes connoissances qui m’ont été dans la suite agréables ou utiles: entr’autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de n’avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu’il a eues pour moi; celle du bon Parisot dont je parlerai dans son tems: à Grenoble celle de Madame Deybens & de Madame la présidente de Bardonanche, femme de beaucoup d’esprit & qui m’eût pris en amitié si j’avois été à portée de la voir plus souvent: à Geneve celle de M. de la Closure Résident de France, qui me parloit souvent de ma mere dont malgré la mort & le tems son coeur n’avoit pu se déprendre; celle des deux Barillot, dont le pere, qui m’appelloit son petit-fils, étoit d’une société très-aimable & l’un des plus dignes hommes que j’aye jamais connus. Durant les troubles de la République, ces deux citoyens se jeterent dans les deux partis contraires; le fils dans celui de la Bourgeoisie, le pere dans celui des Magistrats & lorsqu’on prit les armes en 1737, je vis, étant à Geneve, le pere & le fils sortir armés de la même maison, l’un pour monter à l’hôtel-de-ville, l’autre pour se rendre à son quartier, surs de se trouver deux heures après l’un vis-à-vis de l’autre, exposés à s’entr’égorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive que je jurai de ne [286] tremper jamais dans aucune guerre civile & de ne soutenir jamais au-dedans la liberté par les armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrois dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d’avoir tenu ce serment dans une occasion délicate & l’on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.

Mais je n’en étois pas encore à cette premiere fermentation de patriotisme que Geneve en armes excita dans mon coeur. On jugera combien j’en étois loin par un fait très-grave à ma charge que j’ai oublié de mettre à sa place & qui ne doit pas être omis.

Mon oncle Bernard étoit depuis quelques années passé dans la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown dont il avoit donné le plan. Il y mourut peu après; mon pauvre cousin étoit aussi mort au service du roi de Prusse & ma tante perdit ainsi son fils & son mari presque en même tems. Ces pertes réchaufferent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restât & qui étoit moi. Quand j’allois à Geneve je logeois chez elle & je m’amusois à fureter & feuilleter les livres & papiers que mon oncle avoit laissés. J’y trouvai beaucoup de pieces curieuses & des lettres dont assurément on ne se douteroit pas. Ma tante qui faisoit peu de cas de ces paperasses, m’eût laissé tout emporter si j’avois voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-pere Bernard le ministre & entr’autres les œuvres posthumes de Rohault in-quarto, dont les marges étoient pleines d’excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de Madame de Warens; j’ai [287] toujours été fâché de ne l’avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits & un seul imprimé, qui étoit du fameux Micheli Ducret, homme d’un grand talent, savant, éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de Geneve & mort dernierement dans la forteresse d’Arberg où il étoit enfermé depuis longues années, pour avoir, disoit-on, trempé dans la conspiration de Berne.

Ce mémoire étoit une critique assez judicieuse de ce grand & ridicule plan de fortification qu’on a exécuté en partie à Geneve, à la grande risée des gens du métier qui ne savent pas le but secret qu’avoit le Conseil dans l’exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli ayant été exclu de la chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avoit cru, comme membre des Deux-Cents & même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long & c’étoit ce qu’il avoit fait par ce mémoire qu’il eut l’imprudence de faire imprimer, mais non pas publier; car il n’en fit tirer que le nombre d’exemplaires qu’il envoyoit aux Deux-Cents & qui furent tous interceptés à la poste par ordre du Petit Conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu’il avoit été chargé d’y faire & j’emportai l’un & l’autre. J’avois fait ce voyage peu après ma sortie du Cadastre & j’étois demeuré en quelque liaison avec l’avocat Coccelli, qui en étoit le chef. Quelque tems après le directeur de la douane s’avisa de me prier de lui tenir un enfant & me donna Madame Coccelli pour commere. Les honneurs me tournoient la tête & fier d’appartenir de si près à M. l’Avocat, je tâchois [288] de faire l’important pour me montrer digne de cette gloire.

Dans cette idée je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement étoit une piece rare, pour lui prouver que j’appartenois à des notables de Geneve qui savoient les secrets de l’Etat. Cependant par une demi-réserve dont j’aurois peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être parce qu’elle étoit manuscrite & qu’il ne falloit à M. l’Avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l’écrit que j’eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir & que bien convaincu de l’inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose & transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu’il n’ait bien fait valoir à la Cour de Turin, cette piece, plus curieuse cependant qu’utile & qu’il n’ait eu grand soin de se faire rembourser de maniere ou d’autre de l’argent qu’il lui en avoit dû coûter pour l’acquérir. Heureusement de tous les futurs contingens, un des moins probables est qu’un jour le roi de Sardaigne assiégera Geneve. Mais comme il n’y a pas d’impossibilité à la chose, j’aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d’avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi.

Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistéres, les projets, les voyages, flottant incessamment d’une chose à l’autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraîné pourtant par degrés vers l’étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant [289] quelquefois d’en parler moi-même & prenant plutôt le jargon des livres que la connoissance de leur contenu. Dans mes voyages de Geneve j’allois de tems en tems voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentoit beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraîches de la République des Lettres tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyois beaucoup aussi à Chambéri un Jacobin professeur de Physique, bon homme de moine dont j’ai oublié le nom & qui faisoit souvent de petites expériences qui m’amusoient extrêmement. Je voulus à son exemple faire de l’encre de sympathie. Pour cet effet après avoir rempli une bouteille plus qu’à demi de chaux vive, d’orpiment & d’eau, je la bouchai bien. L’effervescence commença presque à l’instant très-violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher mais je n’y fus pas à tems; elle me sauta au visage comme une bombe. J’avalai de l’orpiment, de la chaux, j’en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines & j’appris ainsi à ne pas me mêler de Physique expérimentale sans en savoir les élémens.

Cette aventure m’arriva mal-à-propos pour ma santé, qui depuis quelque tems s’altéroit sensiblement. Je ne sais d’où venoit qu’étant bien conformé par le coffre & ne faisant d’excès d’aucune espece, je déclinois à vue d’oeil. J’ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l’aise; cependant j’avois la courte haleine, je me sentois oppressé: je soupirois involontairement, j’avois des palpitations, je crachois du sang, la fievre lente survint & je n’en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber [290] dans cet état à la fleur de l’âge, sans avoir aucun viscere vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé?

L’épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m’ont fait vivre & mes passions m’ont tué. Quelles passions dira-t-on? Des riens: les choses du monde les plus puériles; mais qui m’affectoient comme s’il se fût agi de la possession d’Hélene ou du trône de l’univers. D’abord les femmes. Quand j’en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon coeur ne le fut jamais. Les besoins de l’amour me dévoroient au sein de la jouissance. J’avois une tendre mere, une amie chérie, mais il me falloit une maîtresse. Je me la figurois à sa place; je me la créois de mille façons pour me donner le change à moi-même. Si j’avois cru tenir Maman dans mes bras quand je l’y tenois, mes étreintes n’auroient pas été moins vives, mais tous mes desirs se seroient éteints; j’aurois sangloté de tendresse, mais je n’aurois pas joui. Jouir! Ce sort est-il fait pour l’homme? Ah si jamais une seule fois en ma vie j’avois goûté dans leur plénitude toutes les délices de l’amour, je n’imagine pas que ma frêle existence eût pu suffire; je serois mort sur le fait.

J’étois donc brûlant d’amour sans objet & c’est peut-être ainsi qu’il épuise le plus. J’étois inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre Maman & de son imprudente conduite, qui ne pouvoit manquer d’opérer sa ruine totale en peu de tems. Ma cruelle imagination qui va toujours au devant des malheurs, me montroit celui-là sans cesse dans tout son excès & dans toutes ses suites. Je me voyois d’avance forcément séparé par la misere de celle à qui j’avois consacré ma [291] vie & sans qui je n’en pouvois jouir. Voilà comment j’avois toujours l’ame agitée. Les désirs & les craintes me dévoroient alternativement.

La musique étoit pour moi une autre passion moins fougueuse mais non moins consumante par l’ardeur avec laquelle je m’y livrois, par l’étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui s’y refusoit toujours, par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j’entassois, passant très-souvent à copier les nuits entieres. Et pourquoi m’arrêter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passoient dans mon inconstante tête, les goûts fugitifs d’un seul jour, un voyage, un concert, un soupé, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui étoit le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires devenoit pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule me donnoient le plus vrai tourment. La lecture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur & souvent interrompue, m’a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.

Il y avoit un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avoit été employé sous Pierre le Grand à la Cour de Russie; un des plus vilains hommes & des plus grands foux que j’aye jamais vus, toujours plein de projets aussi foux que lui, qui faisoit tomber les millions comme la pluie & à qui les zéros ne coûtoient rien. Cet homme étant venu à Chambéri pour quelque procès au Sénat, s’empara de Maman comme de raison & pour ses trésors de zéros qu’il lui prodiguoit généreusement, [292] tiroit ses pauvres écus piece à piece. Je ne l’aimois point, il le voyoit; avec moi cela n’est pas difficile: il n’y avoit sorte de bassesse qu’il n’employât pour me cajoler. Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs qu’il jouoit un peu. J’essayai presque malgré moi, & après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide qu’avant la fin de la premiere séance je lui donnai la tour qu’il m’avoit donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage: me voilà forcené des échecs. J’achete un échiquier: j’achete le calabrois; je m’enferme dans ma chambre, j’y passe les jours & les nuits à vouloir apprendre par coeur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche & sans fin. Après deux ou trois mais de ce beau travail & d’efforts inimaginables je vais au café, maigre, jaune, & presque hébété. Je m’essaye, je rejoue avec M. Bagueret: il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s’étoient brouillées dans ma tête & mon imagination s’étoit si bien amortie, que je ne voyois plus qu’un nuage devant moi. Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée & après m’être épuisé de fatigue je me suis trouvé plus foible qu’auparavant. Du reste, que j’aye abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette premiere séance, & je me suis toujours retrouvé au même point où j’étois en la finissant. Je m’exercerois des milliers de siecles que je finirois par pouvoir donner la tour à Bagueret & rien de plus. Voilà du tems bien employé, [293] direz-vous! & je n’y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n’eus plus la force de continuer. Quand j’allai me montrer sortant de ma chambre j’avois l’air d’un déterré & suivant le même train je n’aurois pas resté déterré long-tems. On conviendra qu’il est difficile & sur-tout dans l’ardeur de la jeunesse, qu’une pareille tête laisse toujours le corps en santé.

L’altération de la mienne agit sur mon humeur & tempéra l’ardeur de mes fantaisies. Me sentant affoiblir je devins plus tranquille & perdis un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire, je fus pris, non de l’ennui, mais de la mélancolie; les vapeurs succéderent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurois & soupirois à propos de rien; je sentois la vie m’échapper sans l’avoir goûtée; je gémissois sur l’état où je laissois ma pauvre Maman, sur celui où je la voyois prête à tomber; je puis dire que la quitter & la laisser à plaindre étoit mon unique regret. Enfin je tombai tout-à-fait malade. Elle me soigna comme jamais mere n’a soigné son enfant & cela lui fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets & tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle fût venue! Si j’avois peu goûté les biens de la vie, j’en avois peu senti les malheurs. Mon ame paisible pouvoit partir sans le sentiment cruel de l’injustice des hommes qui empoisonne la vie & la mort. J’avois la consolation de me survivre dans la meilleure moitié de moi-même; c’étoit à peine mourir. Sans les inquiétudes que j’avois sur son sort je serois mort comme j’aurois pu m’endormir & ces inquiétudes mêmes avoient un objet affectueux & tendre qui en tempéroit [294] l’amertume. Je lui disois: vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu’il soit heureux. Deux ou trois fois quand j’étois le plus mal, il m’arriva de me lever dans la nuit & de me traîner à sa chambre, pour lui donner sur sa conduite des conseils, j’ose dire pleins de justesse & de sens, mais où l’intérêt que je prenois à son sort se marquoit mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étoient ma nourriture & mon remede, je me fortifiois de ceux que je versois auprès d’elle, avec elle, assis sur son lit & tenant ses mains dans les miennes. Les heures couloient dans ces entretiens nocturnes & je m’en retournois en meilleur état que je n’étois venu: content & calme dans les promesses qu’elle m’avoit faites, dans les espérances qu’elle m’avoit données, je m’endormois là-dessus avec la paix du coeur & la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu’après tant de sujets de haïr la vie, après tant d’orages qui ont agité la mienne & qui ne m’en font plus qu’un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu’elle me l’eût été dans ce moment-là!

A force de soins, de vigilance & d’incroyables peines, elle me sauva & il est certain qu’elle seule pouvoit me sauver. J’ai peu de foi à la médecine des médecins, mais j’en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S’il y a dans la vie un sentiment délicieux, c’est celui que nous éprouvâmes d’être rendus l’un à l’autre. Notre attachement mutuel n’en augmenta pas, cela n’étoit pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant [295] dans sa grande simplicité. Je devenois tout-à-fait son oeuvre, tout-à-fait son enfant & plus que si elle eût été ma vraie mere. Nous commençâmes sans y songer à ne plus nous séparer l’un de l’autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun, & sentant que réciproquement nous nous étions non-seulement nécessaires, mais suffisans, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d’étranger à nous, à borner absolument notre bonheur & tous nos désirs à cette possession mutuelle & peut-être unique parmi les humains, qui n’étoit point, comme je l’ai dit, celle de l’amour, mais une possession plus essentielle qui sans tenir aux sens, au sexe, à l’âge, à la figure, tenoit à tout ce par quoi l’on est soi & qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être.

A quoi tint-il que cette précieuse crise n’amenât le bonheur du reste de ses jours & des miens? Ce ne fut pas à moi, je m’en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il étoit écrit que bientôt l’invincible naturel reprendroit son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d’un coup. Il y eut, grace au Ciel, un intervalle; court & précieux intervalle! qui n’a pas fini par ma faute & dont je ne me reprocherai pas d’avoir mal profité.

Quoique guéri de ma grande maladie, je n’avois pas repris ma vigueur. Ma poitrine n’étoit pas rétablie; un reste de fievre duroit toujours & me tenoit en langueur. Je n’avois plus de goût à rien qu’à finir mes jours près de celle qui m’étoit chere, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistoit le vrai charme d’une vie heureuse, à rendre la sienne telle autant qu’il dépendoit de moi. Mais je [296] voyois, je sentois même que dans une maison sombre & triste, la continuelle solitude du tête-à-tête deviendroit à la fin triste aussi. Le remede à cela se présenta comme de lui-même. Maman m’avoit ordonné le lait & vouloit que j’allasse le prendre à la campagne. J’y consentis, pourvu qu’elle y vînt avec moi. Il n’en fallut pas davantage pour la déterminer; il ne s’agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n’étoit pas proprement à la campagne, entouré de maisons & d’autres jardins, il n’avoit point les attraits d’une retraite champêtre. D’ailleurs après la mort d’Anet nous avions quitté ce jardin pour raison d’économie, n’ayant plus à coeur d’y tenir des plantes & d’autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.

Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l’abandonner tout-à-fait & de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l’eût fait & ce parti que son bon ange & le mien me suggéroit, nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux & tranquilles jusqu’au moment où la mort devoit nous séparer. Mais cet état n’étoit pas celui où nous étions appellés. Maman devoit éprouver toutes les peines de l’indigence & du mal-être, après avoir passé sa vie dans l’abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret & moi; & moi, par un assemblage de maux de toute espece, je devois être un jour en exemple à quiconque inspiré du seul amour du bien public & de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes sans s’étayer par des cabales, sans s’être fait des partis pour le protéger.

[297] Une malheureuse crainte la retint. Elle n’osa quitter sa vilaine maison de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle & fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain & quand nous n’en aurons plus dans les bois il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d’y venir ne la quittons pas tout-à-fait. Payons cette petite pension au Comte de ***.[St. Laurent] pour qu’il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix & assez près pour y revenir toutes les fois qu’il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié à la porte de Chambéri, mais retirée & solitaire comme si l’on étoit à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord & sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux & des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses fort agréables pour quiconque aime un asyle un peu sauvage & retiré. Après avoir essayé deux ou trois fois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui étoit au service, appellé M. Noiret. La maison étoit très-logeable. Au-devant étoit un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous & vis-à-vis un petit bois de Châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut dans la montagne des près pour l’entretien du bétail; enfin tout ce qu’il falloit pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeller les tems & les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l’été de 1736. J’étois transporté le premier [298] jour que nous y couchâmes. O Maman! dis-je à cette chere amie en l’embrassant & l’inondant de larmes d’attendrissement & de joie: ce séjour est celui du bonheur & de l’innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l’un avec l’autre, il ne les faut chercher nulle part.

Fin du cinquieme Livre.

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