JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.

[56]

LIVRE SECOND

Autant le moment où l’effroi me suggéra le projet de fuir m’avoit paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parens, mes appuis, mes ressources, laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misere sans avoir aucun moyen d’en sortir; dans l’âge de la foiblesse & de l’innocence m’exposer à toutes les tentations du vice & du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pieges, l’esclavage & la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’avois pu souffrir; c’étoit-là ce que j’allois faire, c’étoit la perspective que j’aurois dû envisager. Que celle que je me peignois étoit différente! L’indépendance que je croyois avoir acquise étoit le seul sentiment qui m’affectoit. Libre & maître de moi-même, je croyois pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n’avois qu’à m’élancer pour m’élever & voler dans les airs. J’entrois avec [57] sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite alloit le remplir; à chaque pas j’allois trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire: en me montrant j’allois occuper de moi l’univers; non pas pourtant l’univers tout entier; je l’en dispensois en quelque sorte, il ne m’en falloit pas tant. Une société charmante me suffisoit sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivoit dans une sphere étroite mais délicieusement choisie, où j’étois assuré de régner. Un seul château bornoit mon ambition. Favori du seigneur & de la dame, amant de la demoiselle, ami du frere & protecteur des voisins, j’étois content; il ne m’en falloit pas davantage.

En attendant ce modeste avenir, j’errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connoissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n’auroient fait des urbains. Ils m’accueilloient, me logeoient, me nourrissoient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvoit pas s’appeller faire l’aumône; ils n’y mettoient pas assez l’air de la supériorité.

A force de voyager & de parcourir le monde, j’allai jusqu’à Confignon, terres de Savoye, à deux lieues de Geneve. Le curé s’appelloit M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l’histoire de la République me frappa beaucoup. J’étois curieux de voir comment étoient faits les descendans des gentilshommes de la cuiller. J’allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l’hérésie de Geneve, de l’autorité de la sainte mere Eglise & me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des argumens qui finissoient ainsi & [58] je jugeai que des curés chez qui l’on dînoit si bien valoient tout au moins nos ministres. J’étois certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu’il étoit; mais j’étois trop bon convive pour être si bon théologien; & son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentoit si victorieusement pour lui, que j’aurois rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédois donc, ou du moins je ne résistois pas en face. A voir les ménagemens dont j’usois on m’auroit cru faux; on se fût trompé. Je n’étois qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance n’est pas toujours un vice, elle est plus souvent une vertu, sur-tout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui; ce n’est pas pour l’abuser qu’on lui cede, c’est pour ne pas l’attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avoit M. de Pontverre à m’accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? Nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disoit cela. J’étois touché de reconnoissance & de respect pour le bon prêtre. Je sentois ma supériorité; je ne voulois pas l’en accabler pour prix de son hospitalité. Il n’y avoit point de motif hypocrite à cette conduite: je ne songeois point à changer de religion; & bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l’envisageois qu’avec une horreur qui devoit l’écarter de moi pour long-tems: je voulois seulement ne point fâcher ceux qui me caressoient dans cette vue; je voulois cultiver leur bienveillance & leur laisser l’espoir du succès en paroissant moins armé que je ne l’étois en effet. Ma faute en cela ressembloit à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois pour parvenir à [59] leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu’elles ne veulent tenir.

La raison, la pitié, l’amour de l’ordre exigeoient assurément que loin de se prêter à ma folie, on m’éloignât de ma perte où je courois, en me renvoyant dans ma famille. C’est-là ce qu’auroit fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n’étoit assurément pas un homme vertueux. Au contraire, c’étoit un dévot qui ne connoissoit d’autre vertu que d’adorer les images & de dire le rosaire; une espece de missionnaire qui n’imaginoit rien de mieux pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de Geneve. Loin de penser à me renvoyer chez moi il profita du desir que j’avois de m’en éloigner, pour me mettre hors d’état d’y retourner, quand même il m’en prendroit envie. Il y avoit tout à parier qu’il m’envoyoit périr de misere ou devenir un vaurien. Ce n’étoit point-là ce qu’il voyoit. Il voyoit une ame ôtée à l’hérésie & rendue à l’Eglise. Honnête homme ou vaurien, qu’importoit cela pourvu que j’allasse à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particuliere aux catholiques; elle est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel, non de faire, mais de croire.

Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre. Allez à Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du Roi mettent en état de retirer d’autres ames de l’erreur dont elle est sortie elle-même. Il s’agissoit de Madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçoient en effet de partager avec la canaille qui venoit vendre sa [60] foi, une pension de deux mille francs que lui donnoit le roi de Sardaigne. Je me sentois fort humilié d’avoir besoin d’une bonne dame bien charitable. J’aimois fort qu’on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu’on me fît la charité, & une dévote n’étoit pas pour moi fort attirante. Toutefois pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnoit; bien aise aussi de faire un voyage & d’avoir un but, je prends mon parti, quoiqu’avec peine & je pars pour Annecy. J’y pouvois être aisément en un jour; mais je ne me pressois pas, j’en mis trois. Je ne voyois pas un château à droite ou à gauche, sans aller chercher l’aventure que j’étois sûr qui m’y attendoit. Je n’osois entrer dans le château, ni heurter; car j’étois fort timide. Mais je chantois sous la fenêtre qui avoit le plus d’apparence, fort surpris, après m’être long-tems époumoné, de ne voir paroître ni dames ni demoiselles qu’attirât la beauté de ma voix, ou le sel de mes chansons; vu que j’en savois d’admirables que mes camarades m’avoient apprises & que je chantois admirablement.

J’arrive enfin: je vois Madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractere; je ne puis me résoudre à la passer légérement. J’étois au milieu de ma seizieme année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étois bien pris dans ma petite taille; j’avois un joli pied, la jambe fine, l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils & les cheveux noirs, les yeux petits & même enfoncés, mais qui lançoient avec force le feu dont mon sang étoit embrasé. Malheureusement je ne savois rien de tout cela & de ma vie il ne m’est arrivé de songer à [61] ma figure, que lorsqu’il n’étoit plus tems d’en tirer parti. Ainsi j’avois avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très-aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde je manquois totalement de manieres; & mes connoissances loin d’y suppléer, ne servoient qu’à m’intimider davantage, en me faisant sentir combien j’en manquois.

Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages & je fis une belle lettre en style d’orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d’apprentif, je déployois toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Madame de Warens. J’enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne & je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point Madame de Warens; on me dit qu’elle venoit de sortir pour aller à l’église. C’étoit le jour des Rameaux de l’année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je l’atteins, je lui parle... je dois me souvenir du lieu; je l’ai souvent depuis mouillé de mes larmes & couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place! que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monumens du salut des hommes n’en devroit approcher qu’à genoux.

C’étoit un passage derriere sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparoit du jardin & le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l’église des Cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, Madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m’étois [62] figuré une vieille dévote bien réchignée: la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvoit être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup-d’oeil du jeune prosélyte; car je devins à l’instant le sien; sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvoit manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup-d’oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne qu’elle lit tout entiere & qu’elle eût relue encore, si son laquais ne l’eût avertie qu’il étoit tems d’entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c’est dommage en vérité. Puis sans attendre ma réponse, elle ajouta: allez chez moi m’attendre; dites qu’on vous donne à déjeuner; après la messe j’irai causer avec vous.

Louise-Eléonore de Warens étoit une demoiselle de la Tour de Pil, noble & ancienne famille de Vevay ville du pays de Vaud. Elle avoit épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. de Villardin de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d’enfans, n’ayant pas trop réussi; Madame de Warens poussée par quelque chagrin domestique, prit le tems que le Roi Victor-Amédée étoit à Evian pour passer le lac & venir se jetter aux pieds de ce Prince; abandonnant ainsi son mari, sa famille & son pays, par une étourderie assez semblable à la mienne & qu’elle a eu tout le tems de pleurer aussi. Le Roi, qui aimoit à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension [63] de quinze cents livres de Piémont, ce qui étoit beaucoup pour un Prince aussi peu prodigue, & voyant que sur cet accueil on l’en croyoit amoureux, il l’envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses Gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex Evêque titulaire de Geneve, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.

Il y avoit six ans qu’elle y étoit quand j’y vins & elle en avoit alors vingt-huit, étant née avec le siecle. Elle avoit de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne étoit-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avoit un air caressant & tendre, un regard très-doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune & auxquels elle donnoit un tour négligé qui la rendoit très-piquante. Elle étoit petite de stature, courte même & ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité. Mais il étoit impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains & de plus beaux bras.

Son éducation avoit été fort mêlée. Elle avoit ainsi que moi perdu sa mere des sa naissance, & recevant indifféremment des instructions comme elles s’étoient présentées, elle avoit appris un peu de sa gouvernante, un peu de son pere, un peu de ses maîtres & beaucoup de ses amans; sur-tout d’un M. de Tavel, qui, ayant du goût & des connoissances, en orna la personne qu’il aimoit. Mais tant de genres différens se nuisirent les uns aux autres & le peu d’ordre qu’elle y mit empêcha que ses diverses études n’étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi quoiqu’elle eût quelques principes de philosophie [64] & de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son pere avoit pour la médecine empirique & pour l’alchimie; elle faisoit des élixirs, des teintures, des baumes, des magisteres, elle prétendoit avoir des secrets. Les charlatans profitant de sa foiblesse s’emparerent d’elle, l’obséderent, la ruinerent & consumerent au milieu des fourneaux & des drogues son esprit, ses talens & ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.

Mais-si de vils fripons abuserent de son éducation mal dirigée pour obscurcir les lumieres de sa raison, son excellent coeur fut à l’épreuve & demeura toujours le même: son caractere aimant & doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte & franche ne s’altérerent jamais; & même, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l’indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle ame lui conserva jusqu’à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux jours.

Ses erreurs lui vinrent d’un fonds d’activité inépuisable qui vouloit sans cesse de l’occupation. Ce n’étoit pas des intrigues de femmes qu’il lui falloit, c’étoit des entreprises à faire & à diriger. Elle étoit née pour les grandes affaires. A sa place madame de Longueville n’eût été qu’une tracassiere; à la place de madame de Longueville elle eût gouverné l’Etat. Ses talens ont été déplacés & ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étoient à sa portée elle étendoit toujours son plan dans sa tête & voyoit toujours son objet en grand. Cela faisoit qu’employant des moyens proportionnés à ses vues plus [65] qu’à ses forces, elle échouoit par la faute des autres, & son projet venant à manquer elle étoit ruinée où d’autres n’auroient presque rien perdu. Ce goût des affaires qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asyle monastique, en l’empêchant de s’y fixer pour le reste de ses jours comme elle en étoit tentée. La vie uniforme & simple des Religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvoit flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systêmes, avoit besoin de liberté pour s’y livrer. Le bon Evêque de Bernex, avec moins d’esprit que François de Sales, lui ressembloit sur bien des points, & Madame de Warens qu’il appelloit sa fille & qui ressembloit à Madame de Chantal sur beaucoup d’autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l’eût détournée de l’oisiveté d’un couvent. Ce ne fut point manque de zele si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui sembloient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d’un Prélat. Quel qu’eût été le motif de son changement de religion, elle fut sincere dans celle qu’elle avoit embrassée. Elle a pu se repentir d’avoir commis la faute, mais non pas désirer d’en revenir. Elle n’est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi, & j’ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de son ame, que c’étoit uniquement par aversion pour les simagrées qu’elle ne faisoit point en public la dévote. Elle avoit une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ses principes; j’aurai d’autres occasions d’en parler.

[66] Que ceux qui nient la sympathie des ames expliquent, s’ils peuvent, comment de la premiere entrevue, du premier mot, du premier regard, Madame de Warens m’inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite & qui ne s’est jamais démentie. Supposons que ce que j’ai senti pour elle fût véritablement de l’amour; ce qui paroîtra tout au moins douteux à qui suivra l’histoire de nos liaisons; comment cette passion fut-elle accompagnée des sa naissance des sentimens qu’elle inspire le moins; la paix du coeur, le calme, la sérénité, la sécurité, l’assurance? Comment en approchant pour la premiere fois d’une femme aimable, polie, éblouissante; d’une Dame d’un état supérieur au mien, dont je n’avois jamais abordé la pareille, de celle dont dépendoit mon sort en quelque sorte par l’intérêt plus ou moins grand qu’elle y prendroit; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à mon aise que si j’eusse été parfaitement sûr de lui plaire? Comment n’eus-je pas un moment d’embarras, de timidité, de gêne? Naturellement honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle du premier jour, du premier instant les manieres faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avois dix ans après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel? A-t-on de l’amour, je ne dis pas sans désirs, j’en avois; mais sans inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l’objet qu’on aime si l’on est aimé? C’est une question qu’il ne m’est pas plus venu dans l’esprit de lui faire une fois en ma vie, que de me demander à moi-même si je m’aimois, & jamais elle n’a été plus curieuse avec moi. Il y [67] eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentimens pour cette charmante femme & l’on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s’attend pas.

Il fut question de ce que je deviendrois, & pour en causer plus à loisir elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie où j’eusse manqué d’appétit, & sa femme-de-chambre qui nous servoit, dit aussi que j’étois le premier voyageur de mon âge & de mon étoffe qu’elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l’esprit de sa maîtresse, tomboit un peu à plomb sur un gros manan qui dînoit avec nous & qui dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour moi j’étois dans un ravissement qui ne me permettoit pas de manger. Mon coeur se nourrissoit d’un sentiment tout nouveau dont il occupoit tout mon être; il ne me laissoit des esprits pour nulle autre fonction.

Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire; je retrouvai pour la lui conter, tout le feu que j’avois perdu chez mon maître. Plus j’intéressois cette excellente ame en ma faveur, plus elle plaignoit le sort auquel j’allois m’exposer. Sa tendre compassion se marquoit dans son air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n’osoit m’exhorter à retourner à Geneve. Dans sa position c’eût été un crime de léze-catholicité & elle n’ignoroit pas combien elle étoit surveillée & combien ses discours étoient pesés. Mais elle me parloit d’un ton si touchant de l’affliction de mon pere, qu’on voyoit bien qu’elle eût approuvé que j’allasse le consoler. Elle ne savoit pas combien sans y songer elle plaidoit contre elle-même. Outre que ma résolution étoit prise comme je crois l’avoir dit; [68] plus je la trouvois éloquente, persuasive, plus ses discours m’alloient au coeur & moins je pouvois me résoudre à me détacher d’elle. Je sentois que retourner à Geneve étoit mettre entr’elle & moi une barriere presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche que j’avois faite & à laquelle mieux valoit me tenir tout d’un coup. Je m’y tins donc Madame de Warens voyant ses efforts inutiles ne les poussa pas jusqu’à se compromettre: mais elle me dit avec un regard de commisération. Pauvre petit, tu dois aller où Dieu t’appelle; mais quand tu seras grand tu te souviendras de moi. Je crois qu’elle ne pensoit pas elle-même que cette prédiction s’accompliroit si cruellement.

La difficulté restoit tout entiere. Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j’étois bien loin de savoir mon métier. Quand je l’aurois su je n’en aurois pu vivre en Savoye, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manan qui dînoit pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu’il disoit venir du Ciel & qui, à juger par les suites venoit bien plutôt du côté contraire. C’étoit que j’allasse à Turin, où, dans un Hospice établi pour l’instruction des cathécumenes, j’aurois, dit-il, la vie temporelle & spirituelle, jusqu’à ce qu’entré dans le sein de l’Eglise je trouvasse par la charité des bonnes ames une place qui me convînt. A l’égard des frais du voyage, continua mon homme, sa Grandeur Monseigneur l’Evêque ne manquera pas, si Madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir, & Madame la Baronne qui est si charitable, dit-il en s’inclinant sur son assiette, s’empressera sûrement d’y contribuer aussi.

[69] Je trouvois toutes ces charités bien dures; j’avois le coeur serré, je ne disois rien, & Madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant d’ardeur qu’il étoit offert, se contenta de répondre que chacun devoit contribuer au bien selon son pouvoir & qu’elle en parleroit à Monseigneur: mais mon diable d’homme, qui craignoit qu’elle n’en parlât pas à son gré & qui avoit son petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumôniers & emboucha si bien les bons prêtres, que quand Madame de Warens, qui craignoit pour moi ce voyage en voulut parler à l’Evêque, elle trouva que c’étoit une affaire arrangée & il lui remit à l’instant l’argent destiné pour mon petit viatique. Elle n’osa insister pour me faire rester: j’approchois d’un âge où une femme du sien ne pouvoit décemment vouloir retenir un jeune homme auprès d’elle.

Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenoient soin de moi, il fallut bien me soumettre & c’est même ce que je fis sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que Geneve, je jugeai qu’étant la capitale, elle avoit avec Annecy des relations plus étroites qu’une ville étrangere d’état & de religion, & puis, partant pour obéir à Madame de Warens, je me regardois comme vivant toujours sous sa direction; c’étoit plus que vivre à son voisinage. Enfin l’idée d’un grand voyage flattoit ma manie ambulante qui déjà commençoit à se déclarer. Il me paroissoit beau de passer les monts à mon âge & de m’élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne résiste gueres: je donnai donc mon consentement. Mon manan devoit partir dans deux jours avec sa [70] femme. Je leur fus confié & recommandé. Ma bourse leur fut remise renforcée par Madame de Warens, qui de plus me donna secrétement un petit pécule auquel elle joignit d’amples instructions, & nous partîmes le mercredi Saint.

Le lendemain de mon départ d’Annecy, mon pere y arriva courant à ma piste avec un M. Rival son ami, horloger comme lui, homme d’esprit, bel esprit même, qui faisoit des vers mieux que la Motte & parloit presque aussi bien que lui, de plus, parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée n’aboutit qu’à faire un de ses fils comédien.

Ces Messieurs virent Madame de Warens & se contenterent de pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre & de m’atteindre, comme ils l’auroient pu facilement, étant à cheval & moi à pied. La même chose étoit arrivée à mon oncle Bernard. Il étoit venu à Confignon, & de-là, sachant que j’étois à Annecy, il s’en retourna à Geneve. Il sembloit que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m’attendoit. Mon frere s’étoit perdu par une semblable négligence & si bien perdu qu’on n’a jamais su ce qu’il étoit devenu.

Mon pere n’étoit pas seulement un homme d’honneur; c’étoit un homme d’une probité sûre & il avoit une de ces ames fortes qui font les grandes vertus. De plus, il étoit bon pere, sur-tout pour moi. Il m’aimoit très-tendrement mais il aimoit aussi ses plaisirs & d’autres goûts avoient un peu attiédi l’affection paternelle depuis que je vivois loin de lui. Il s’étoit remarié à Nion & quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des freres, elle avoit des parens: cela faisoit une [71] autre famille, d’autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelloit plus si souvent mon souvenir. Mon pere vieillissoit & n’avoit aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions mon frere & moi quelque bien de ma mere dont le revenu devoit appartenir à mon pere durant notre éloignement. Cette idée ne s’offroit pas à lui directement & ne l’empêchoit pas de faire son devoir, mais elle agissoit sourdement sans qu’il s’en apperçût lui-même & ralentissoit quelquefois son zele qu’il eût poussé plus loin sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d’abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu’à Chambéri où il étoit moralement sûr de m’atteindre. Voilà pourquoi encore l’étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de pere, mais sans grands efforts pour me retenir.

Cette conduite d’un pere dont j’ai si bien connu la tendresse & la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le coeur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts & qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui: sûr que dans de telles situations, quelque sincere amour de la vertu qu’on y porte, on foiblit tôt ou tard sans s’en appercevoir, & l’on devient injuste & méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste & bon dans l’ame.

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur & mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre & le [72] plus fou dans le public & sur-tout parmi mes connoissances. On m’a imputé de vouloir être original & faire autrement que les autres. En vérité je ne songeois gueres à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je desirois sincérement de faire ce qui étoit bien. Je me dérobois de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme & par conséquent un désir secret quoique involontaire du mal de cet homme-là.

Il y a deux ans que Mylord Maréchal me voulut mettre dans son testament. Je m’y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrois pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût & beaucoup moins dans le sien. Il se rendit; maintenant il veut me faire une pension viagere & je ne m’y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement: cela peut être. Mais ô mon bienfaiteur & mon pere, si j’ai le malheur de vous survivre je sais qu’en vous perdant j’ai tout à perdre & que je n’ai rien à gagner.

C’est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au coeur humain. Je me pénetre chaque jour davantage de sa profonde solidité & je l’ai retournée de différentes manieres dans tous mes derniers écrits; mais le public qui est frivole ne l’y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l’Emile un exemple si charmant & si frappant de cette même maxime que mon lecteur soit forcé d’y faire attention. Mais c’est assez de réflexions pour un voyageur; il est tems de reprendre ma route.

[73] Je la fis plus agréablement que je n’aurois dû m’y attendre & mon manan ne fut pas si bourru qu’il en avoit l’air. C’étoit un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnans; l’air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux & qui faisoit toutes sortes de métiers faute d’en savoir aucun. Il avoit proposé, je crois, d’établir à Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n’avoit pas manqué de donner dans le projet & c’étoit pour tâcher de le faire agréer au Ministre, qu’il faisoit, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avoit le talent d’intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres, &, faisant l’empressé pour les servir, il avoit pris à leur école un certain jargon dévot dont il usoit sans cesse, se piquant d’être un grand prédicateur. Il savoit même un passage latin de la bible, & c’étoit comme s’il en avoit su mille, parce qu’il le répétoit mille fois le jour. Du reste, manquant rarement d’argent quand il en savoit dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon & qui, débitant d’un ton de racoleur ses capucinades, ressembloit à l’hermite Pierre, prêchant la croisade le sabre au côté.

Pour Madame Sabran son épouse, c’étoit une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchois toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m’éveilloient souvent & m’auroient éveillé bien davantage si j’en avois compris le sujet. Mais je ne m’en doutois pas même & j’étois sur ce chapitre d’une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction.

Je m’acheminois gaîment avec mon dévot guide & sa semillante [74] compagne. Nul accident ne troubla mon voyage; j’étois dans la plus heureuse situation de corps & d’esprit où j’aye été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi & aux autres, j’étois dans ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par toutes nos sensations & embellit à nos yeux la nature entiere du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avoit un objet qui la rendoit moins errante & fixoit mon imagination. Je me regardois comme l’ouvrage, l’éleve, l’ami, presque l’amant de Madame de Warens. Les choses obligeantes qu’elle m’avoit dites, les petites caresses qu’elle m’avoit faites, l’intérêt si tendre qu’elle avoit paru prendre à moi, ses regards charmans qui me sembloient pleins d’amour parce qu’ils m’en inspiroient; tout cela nourrissoit mes idées durant la marche & me faisoit rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne troubloit ces rêveries. M’envoyer à Turin c’étoit, selon moi, s’engager à m’y faire vivre, à m’y placer convenablement. Je n’avois plus de souci sur moi-même; d’autres s’étoient chargés de ce soin. Ainsi je marchois légerement allégé de ce poids; les jeunes désirs, l’espoir enchanteur, les brillants projets remplissoient mon ame. Tous les objets que je voyois me sembloient les garans de ma prochaine félicité. Dans les maisons j’imaginois des festins rustiques; dans les prés de folâtres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche; sur les arbres des fruits délicieux, sous leur ombre de voluptueux têtes-à-têtes, sur les montagnes des cuves de lait & de creme, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’aller sans [75] savoir où. Enfin rien ne frappoit mes yeux sans porter à mon coeur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendoient cet attrait digne de la raison; la vanité même y mêloit sa pointe. Si jeune, aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paroissoit une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes & bonnes, un grand appétit & de quoi le contenter; car en vérité ce n’étoit pas la peine de m’en faire faute & sur le dîne de M. Sabran le mien ne paroissoit pas.

Je ne me souviens pas d’avoir eu dans tout le cours de ma vie d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis & de peine, que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage; car le pas de Madame Sabran sur lequel il falloit régler le nôtre n’en fit qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, sur-tout pour les montagnes & les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours & toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur & de prendre des voitures, les soucis rongeans, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, & des-lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentois que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. J’ai cherché long-tems à Paris deux camarades du même goût que moi, qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse & un an de son tems à faire ensemble à pied le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens [76] se sont présentés enchantés de ce projet en apparence: mais au fond le prenant tous pour un pur château en Espagne dont on cause en conversation sans vouloir l’exécuter en effet. Je me souviens que parlant avec passion de ce projet avec Diderot & Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l’affaire faite; mais le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvoit rien de si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d’impiétés & de me faire fourrer à l’inquisition à sa place.

Mon regret d’arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir une grande ville & par l’espoir d’y faire bientôt une figure digne de moi; car déjà les fumées de l’ambition me montoient à la tête; déjà je me regardois comme infiniment au-dessus de mon ancien état d’apprenti; j’étois bien loin de prévoir que dans peu j’allois être fort au-dessous.

Avant que d’aller plus loin je dois au lecteur mon excuse ou ma justification tant sur les menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai dans la suite & qui n’ont rien d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux, qu’il me suive dans tous les égaremens de mon coeur, dans tous les recoins de ma vie; qu’il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide & se demandant qu’a-t-il fait durant ce temps-là, il ne m’accuse de n’avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits sans lui en donner encore par mon silence.

[77] Mon petit pécule étoit parti; j’avois jasé & mon indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m’arracher jusqu’à un petit ruban glacé d’argent que Madame de Warens m’avoit donné pour ma petite épée & que je regrettai plus que tout le reste; l’épée même eût resté dans leurs mains si je m’étois moins obstiné. Ils m’avoient fidelement défrayé dans la route, mais ils ne m’avoient rien laissé. J’arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge & laissant très-exactement à mon seul mérite tout l’honneur de la fortune que j’allois faire.

J’avois des lettres, je les portai; & tout de suite je fus mené à l’hospice des cathécumenes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendoit ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui dès que je fus passé, fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu’agréable & commençoit à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande piece. J’y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d’un grand crucifix au fond de la chambre & autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois qui paroissoient avoir été cirées, mais qui seulement étoient luisantes à force de s’en servir & de les frotter. Dans cette salle d’assemblée étoient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d’instruction & qui sembloient plutôt des archers du Diable que des aspirans à se faire enfans de Dieu. Deux de ces coquins étoient des Esclavons qui se disoient Juifs & Mores & qui comme ils me l’avouerent, passoient leur vie à courir l’Espagne & l’Italie, embrassant le christianisme & se faisant baptiser, partout [78] où le produit en valoit la peine. On ouvrit une autre porte de fer, qui partageoit en deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrerent nos soeurs les cathécumenes, qui comme moi s’alloient régénérer, non par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C’étoient bien les plus grandes salopes & les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie & assez intéressante. Elle étoit à-peu-près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avoit des yeux fripons qui rencontroient quelquefois les miens. Cela m’inspira quelque désir de faire connoissance avec elle; mais pendant près de deux mois qu’elle demeura encore dans cette maison où elle étoit depuis trois, il me fut absolument impossible de l’accoster; tant elle étoit recommandée à notre vieille geoliere & obsédée par le saint missionnaire qui travailloit à sa conversion avec plus de zele que de diligence. Il falloit qu’elle fût extrêmement stupide, quoiqu’elle n’en eût pas l’air; car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvoit toujours point en état d’abjurer; mais elle s’ennuya de sa clôture & dit qu’elle vouloit sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu’elle consentoit encore à l’être, de peur qu’elle ne se mutinât & qu’elle ne le voulût plus.

La petite communauté fut assemblée en l’honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation, à moi pour m’engager à répondre à la grace que Dieu me faisoit, aux autres pour les inviter à m’accorder leurs prieres & à m’édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées [79] dans leur clôture, j’eus le tems de m’étonner tout à mon aise de celle où je me trouvois.

Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l’instruction, & ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la premiere fois sur le pas que j’allois faire & sur les démarches qui m’y avoient entraîné.

J’ai dit, je répete & je répéterai peut-être une chose dont je suis tous les jours plus pénétré; c’est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable & saine, ç’a été moi. Né dans une famille que ses moeurs distinguoient du peuple, je n’avois reçu que des leçons de sagesse & des exemples d’honneur de tous mes parens. Mon pere quoique homme de plaisir avoit non-seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde & chrétien dans l’intérieur, il m’avoit inspiré de bonne heure les sentimens dont il étoit pénétré. De mes trois tantes, toutes sages & vertueuses, les deux aînées étoient dévotes, & la troisieme, fille à la fois pleine de grâce, d’esprit & de sens, l’étoit peut-être encore plus qu’elles, quoique avec moins d’ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu’homme d’Eglise & prédicateur, étoit croyant en dedans & faisoit presque aussi bien qu’il disoit. Sa soeur & lui cultiverent par des instructions douces & judicieuses les principes de piété qu’ils trouverent dans mon coeur. Ces dignes gens employerent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que loin de m’ennuyer au sermon, je n’en sortois jamais sans être intérieurement touché & sans faire des résolutions de bien vivre auxquelles je manquois rarement [80] en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m’ennuyoit un peu plus parce qu’elle en faisoit un métier. Chez mon maître je n’y pensois plus gueres, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin.

J’avois donc de la religion tout ce qu’un enfant à l’âge où j’étois en pouvoit avoir. J’en avois même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d’un enfant. Je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire, en naissant j’en étois sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit; mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule & je conviendrai que j’ai tort.

Ainsi quand j’ai dit qu’il ne falloit point parler aux enfans de religion si l’on vouloit qu’un jour ils en eussent & qu’ils étoient incapables de connoître Dieu, même à notre maniere, j’ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience: je savois qu’elle ne concluoit rien pour les autres. Trouvez des J.J. Rousseau à six ans & parlez leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.

On sent, je crois, qu’avoir de la religion pour un enfant & même pour un homme, c’est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte, rarement on y ajoute; la foi dogmatique est un fruit de l’éducation. Outre ce principe commun [81] qui m’attachoit au culte de mes peres, j’avois l’aversion particuliere à notre ville pour le catholicisme, qu’on nous donnoit pour une affreuse idolâtrie & dont on nous peignoit le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment alloit si loin chez moi qu’au commencement je n’entrevoyois jamais le dedans d’une Eglise, je ne rencontrois jamais un prêtre en surplis, je n’entendois jamais la sonnette d’une procession sans un frémissement de terreur & d’effroi qui me quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m’a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l’avois d’abord éprouvé. Il est vrai que cette impression étoit singulierement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de Geneve font volontiers aux enfans de la ville. En même tems que la sonnette du viatique me faisoit peur, la cloche de la messe & de vêpres me rappeloit un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon diné de M. de Pontverre avoit produit encore un grand effet. Ainsi je m’étois aisément étourdi sur tout cela. N’envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusemens & la gourmandise, je m’étois apprivoisé sans peine avec l’idée d’y vivre; mais celle d’y entrer solennellement ne s’étoit présentée à moi qu’en fuyant & dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n’y eut plus moyen de prendre le change: je vis avec l’horreur la plus vive l’espece d’engagement que j’avois pris & sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j’avois autour de moi n’étoient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple & je ne pus me dissimuler que la sainte œuvre que j’allois faire n’étoit au fond que l’action d’un bandit. Tout [82] jeune encore je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j’allois vendre la mienne & que, quand même je choisirois bien, j’allois au fond de mon coeur mentir au Saint Esprit & mériter le mépris des hommes. Plus j’y pensois, plus je m’indignois contre moi-même & je gémissois du sort qui m’avoit amené là, comme si ce sort n’eût pas été mon ouvrage. Il y eut des momens où ces réflexions devinrent si fortes que si j’avois un instant trouvé la porte ouverte, je me serois certainement évadé; mais il ne me fut pas possible & cette résolution ne tint pas non plus bien fortement.

Trop de désirs secrets la combattoient pour ne la pas vaincre. D’ailleurs l’obstination du dessein formé de ne pas retourner à Geneve; la honte, la difficulté même de repasser les monts; l’embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources; tout cela concouroit à me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience; j’affectois de me reprocher ce que j’avois fait pour excuser ce que j’allois faire. En aggravant les torts du passé, j’en regardois l’avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disois pas; rien n’est fait encore & tu peux être innocent si tu veux; mais je me disois: gémis du crime dont tu t’es rendu coupable & que tu t’es mis dans la nécessité d’achever.

En effet, quelle rare force d’ame ne me falloit-il point à mon âge, pour révoquer tout ce que jusque-là j’avois pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m’étois données, pour déclarer avec intrépidité que je voulois rester dans la religion de mes peres, au risque de tout ce qui en pouvoit arriver? Cette vigueur n’étoit pas de mon [83] âge & il est peu probable qu’elle eût eu un heureux succès. Les choses étoient trop avancées pour qu’on voulût en avoir le démenti, & plus ma résistance eût été grande, plus de maniere ou d’autre on se fût fait une loi de la surmonter.

Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute, & si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchans faciles à surmonter nous entraînent sans résistance: nous cédons à des tentations légeres dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent, & nous tombons enfin dans l’abîme, en disant à Dieu: pourquoi m’as-tu fait si foible? Mais malgré nous il répond à nos consciences; je t’ai fait trop foible pour sortir du gouffre, parce que je t’ai fait assez fort pour n’y pas tomber.

Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique: mais voyant le terme encore éloigné, je pris le tems de m’apprivoiser à cette idée, & en attendant je me figurois quelque événement imprévu qui me tireroit d’embarras. Je résolus pour gagner du tems de faire la plus belle défense qu’il me seroit possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution, & dès que je m’apperçus que j’embarrassois quelquefois ceux qui vouloient m’instruire, il ne m’en fallut pas davantage pour chercher à les terrasser tout-à-fait. [84] Je mis même à cette entreprise un zele bien ridicule: car tandis qu’ils travailloient sur moi je voulus travailler sur eux. Je croyois bonnement qu’il ne falloit que les convaincre, pour les engager à se faire protestans.

Ils ne trouverent donc pas en moi tout-à-fait autant de facilité qu’ils en attendoient, ni du côté des lumieres ni du côté de la volonté. Les protestans sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit être: la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu’on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider. On savoit cela; mais on n’attendoit ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exercés. D’ailleurs, je n’avois point fait encore ma premiere communion, ni reçu les instructions qui s’y rapportent: on le savoit encore; mais on ne savoit pas qu’en revanche j’avois été bien instruit chez M. Lambercier; & que de plus, j’avois par devers moi un petit magasin fort incommode à ces Messieurs dans l’histoire de l’Eglise & de l’Empire que j’avois apprise presque par coeur chez mon pere & depuis à-peu-près oubliée, mais qui me revint, à mesure que la dispute s’échauffoit.

Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en commun la premiere conférence. Cette conférence étoit pour mes camarades un catéchisme plutôt qu’une controverse & il avoit plus à faire à les instruire qu’à résoudre leurs objections. Il n’en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l’arrêtai sur tout, je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue [85] & fort ennuyeuse pour les assistans. Mon vieux prêtre parloit beaucoup, s’échauffoit, battoit la campagne & se tiroit d’affaire en disant qu’il n’entendoit pas bien le françois. Le lendemain de peur que mes indiscretes objections ne scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre prêtre plus jeune, beau parleur, c’est-à-dire, faiseur de longues phrases & content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante, & sentant qu’après tout je faisois ma tâche, je me mis à lui répondre avec assez d’assurance & à le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il croyoit m’assommer avec Saint Augustin, Saint Grégoire & les autres Peres & il trouvoit avec une surprise incroyable que je maniois tous ces Peres-là presque aussi légerement que lui; ce n’étoit pas que je les eusse jamais lus, ni lui peut-être; mais j’en avois retenu beaucoup de passages tirés de mon Le Sueur; & si-tôt qu’il m’en citoit un, sans disputer sur la citation je lui ripostois par un autre du même Pere & qui souvent l’embarrassoit beaucoup. Il l’emportoit pourtant à la fin, par deux raisons. L’une qu’il étoit le plus fort & que me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeois très-bien quelque jeune que je fusse, qu’il ne falloit pas le pousser à bout; car je voyois assez que le vieux petit prêtre n’avoit pris en amitié ni mon érudition ni moi. L’autre raison étoit que le jeune avoit de l’étude & que je n’en avois point. Cela faisoit qu’il mettoit dans sa maniere d’argumenter une méthode que je ne pouvois pas suivre & que, si-tôt qu’il se sentoit pressé d’une objection imprévue, il la remettoit au lendemain, disant que [86] je sortois du sujet présent. Il rejettoit même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu’elles étoient fausses & s’offrant à m’aller chercher le livre, me défioit de les y trouver. Il sentoit qu’il ne risquoit pas grand’chose & qu’avec toute mon érudition d’emprunt, j’étois trop peu exercé à manier les livres & trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume, quand même je serois assuré qu’il y est. Je le soupçonne même d’avoir usé de l’infidélité dont il accusoit les Ministres & d’avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d’une objection qui l’incommodoit.

Mais enfin le séjour de l’hospice me devenant chaque jour plus désagréable & n’appercevant pour en sortir qu’une seule voie, je m’empressai de la prendre autant que jusque-là je m’étois efforcé de l’éloigner.

Les deux Africains avoient été baptisé en grande cérémonie, habillés de blanc de la tête aux pieds pour représenter la candeur de son ame régénérée. Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce tems-là pour donner à mes directeurs l’honneur d’une conversion difficile & l’on me fit passer en revue tous les dogmes pour triompher de ma nouvelle docilité.

Enfin, suffisamment instruit & suffisamment disposé au gré de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l’église métropolitaine de St. Jean pour y faire une abjuration solennelle & recevoir les accessoires du baptême, quoiqu’on ne me baptisât pas réellement: mais comme ce sont à-peu-près les mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple [87] que les protestans ne sont pas chrétiens. J’étois revêtu d’une certaine robe grise, garnie de brandebourgs blancs & destinée pour ces sortes d’occasions. Deux hommes portoient devant & derriere moi des bassins de cuivre sur lesquels ils frappoient avec une clef & où chacun mettoit son aumône au gré de sa dévotion ou de l’intérêt qu’il prenoit au nouveau converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante pour le public & plus humiliante pour moi. Il n’y eut que l’habit blanc qui m’eût été fort utile & qu’on ne me donna pas comme au Maure, attendu que je n’avois pas l’honneur d’être Juif.

Ce ne fut pas tout. Il fallut ensuite aller à l’inquisition recevoir l’absolution du crime d’hérésie & rentrer dans le sein de l’Eglise avec la même cérémonie, à laquelle Henri IV fut soumis par son Ambassadeur. L’air & les manieres du très-révérend pere inquisiteur, n’étoient pas propres à dissiper la terreur secrete qui m’avoit saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda brusquement si ma mere étoit damnée. L’effroi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre que je voulois espérer qu’elle ne l’étoit pas & que Dieu avoit pu l’éclairer à sa derniere heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un signe d’approbation.

Tout cela fait; au moment où je pensois être enfin placé selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs en petite monnaie qu’avoit produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d’être fidele [88] à la grâce; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte & tout disparut.

Ainsi s’éclipserent en un instant toutes mes grandes espérances & il ne me resta de la démarche intéressée que je venois de faire, que le souvenir d’avoir été apostat & dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillans projets de fortune je me vis tomber dans la plus complete misere & qu’après avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j’habiterois, je me vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à un désespoir d’autant plus cruel, que le regret de mes fautes devoit s’irriter en me reprochant que tout mon malheur étoit mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venois pour la premiere fois de ma vie d’être enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté que j’avois recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maître de moi-même & de mes actions, je me voyois au milieu d’une grande ville abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talens & mon mérite ne pouvoient manquer de me faire accueillir si-tôt que j’en serois connu. J’avois, de plus, tout le tems d’attendre & vingt francs que j’avois dans ma poche, me sembloient un trésor qui ne pouvoit s’épuiser. J’en pouvois disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C’étoit la premiere fois que je m’étois vu si riche. Loin de me livrer au découragement & aux larmes, je ne fis que changer d’espérances; & l’amour-propre n’y perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance & de sécurité: je croyois déjà ma [89] fortune faite & je trouvois beau de n’en avoir l’obligation qu’à moi seul.

La premiere chose que je fis, fut de satisfaire ma curiosité en parcourant toute la ville, quand ce n’eût été que pour faire un acte de ma liberté. J’allai voir monter la garde; les instrumens militaires me plaisoient beaucoup. Je suivis des processions; j’aimois le faux-bourdon des prêtres. J’allai voir le palais du Roi: j’en approchois avec crainte; mais voyant d’autres gens entrer, je fis comme eux, on me laissa faire. Peut-être dus-je cette grace au petit paquet que j’avois sous le bras. Quoi qu’il en soit, je conçus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce palais: déjà je m’en regardois presque comme un habitant. Enfin, à force d’aller & venir, je me lassai, j’avois faim, il faisoit chaud; j’entrai chez une marchande de laitage: on me donna de la giuncà, du lait caillé, & avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont que j’aime plus qu’aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sols un des bons dîners que j’aye faits de mes jours.

Il fallut chercher un gîte. Comme je savois déjà assez de piémontois pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à trouver & j’eus la prudence de le choisir, plus selon ma bourse que selon mon goût. On m’enseigna dans la rue du Pô la femme d’un soldat qui retiroit à un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide & je m’y établis. Elle étoit jeune & nouvellement mariée, quoiqu’elle eût déjà cinq ou six enfans. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mere, les enfans, les hôtes, & [90] cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au demeurant c’étoit une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours débraillée & décoiffée, mais douce de coeur, officieuse, qui me prit en amitié & qui même me fut utile.

Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de l’indépendance & de la curiosité. J’allois errant dedans & dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paroissoit curieux & nouveau, & tout l’étoit pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n’avoit jamais vu de capitale. J’étois sur-tout fort exact à faire ma cour & j’assistois réguliérement tous les matins à la messe du Roi. Je trouvois beau de me voir dans la même chapelle avec ce Prince & sa suite: mais ma passion pour la Musique, qui commençoit à se déclarer, avoit plus de part à mon assiduité que la pompe de la Cour qui bientôt vue & toujours la même ne frappe pas long-tems. Le roi de Sardaigne avoit alors la meilleure symphonie de l’Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi y brilloient alternativement. Il n’en falloit pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu’il fût juste, transportoit d’aise. Du reste, je n’avois pour la magnificence qui frappoit mes yeux qu’une admiration stupide & sans convoitise. La seule chose qui m’intéressât dans tout l’éclat de la cour, étoit de voir s’il n’y auroit point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage & avec laquelle je pusse faire un roman.

Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, si je l’eusse mis à fin, j’aurois trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux.

Quoique je vécusse avec beaucoup d’économie, ma bourse insensiblement [91] s’épuisoit. Cette économie au reste étoit moins l’effet de la prudence que d’une simplicité de goût que même aujourd’hui l’usage des grandes tables n’a point altérée. Je ne connoissois pas & je ne connois pas encore de meilleure chere que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis & du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste quand un maître-d’hôtel & des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisois alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J’étois donc sobre faute d’être tenté de ne pas l’être; encore ai-je tort d’appeller tout cela sobriété; car j’y mettois toute la sensualité possible. Mes poires, ma giuncà, mon fromage, mes grisses & quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendoient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvoit-on voir la fin de vingt livres. C’étoit ce que j’appercevois plus sensiblement de jour en jour, & malgré l’étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l’avenir alla bientôt jusqu’à l’effroi. De tous mes châteaux en Espagne, il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre, encore n’étoit-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier; mais je ne le savois pas assez pour aller travailler chez un maître & les maîtres même n’abondoient pas à Turin. Je pris donc en attendant mieux le parti d’aller m’offrir de boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché en me mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort [92] heureux. Je fus presque par-tout éconduit, & ce que je trouvois à faire étoit si peu de chose, qu’à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour cependant passant d’assez bon matin dans la contrà nova, je vis à travers les vitres d’un comptoir une jeune marchande de si bonne grace & d’un air si attirant, que malgré ma timidité près des dames, je n’hésitai pas d’entrer & de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d’avoir bon courage & que les bons chrétiens ne m’abandonneroient pas: puis, tandis qu’elle envoyoit chercher chez un orfevre du voisinage les outils dont j’avois dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine & m’apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure; la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail; encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassuré: car elle étoit brillante & parée, & malgré son air gracieux, cet éclat m’en avoit imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses manieres douces & caressantes me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je réussissais & cela me fit réussir davantage. Mais quoiqu’Italienne & trop jolie pour n’être pas un peu coquette, elle étoit pourtant si modeste & moi si timide, qu’il étoit difficile que cela vînt sitôt à bien. On ne nous laissa pas le tems d’achever l’aventure. Je ne m’en rappelle qu’avec plus de charmes les courts momens que j’ai passés auprès d’elle; & je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l’amour.

C’étoit une brune extrêmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendoit la vivacité touchante. [93] Elle s’appelloit Madame Basile. Son mari plus âgé qu’elle & passablement jaloux la lassoit durant ses voyages sous la garde d’un commis trop maussade pour être séduisant & qui ne laissoit pas d’avoir pour son compte des prétentions qu’il ne montroit gueres que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j’aimasse à l’entendre jouer de la flûte, dont il jouoit assez bien. Ce nouvel Egiste grognoit toujours quand il me voyoit entrer chez sa dame: il me traitoit avec un dédain qu’elle lui rendoit bien. Il sembloit même qu’elle se plût pour le tourmenter à me caresser en sa présence, & cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l’eût été bien plus dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussoit pas jusque-là ou du moins ce n’étoit pas de la même maniere. Soit qu’elle me trouvât trop jeune, soit qu’elle ne sût point faire les avances, soit qu’elle voulût sérieusement être sage, elle avoit alors une sorte de réserve qui n’étoit pas repoussante, mais qui m’intimidoit sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j’avois pour Madame de Warens, je me sentois plus de crainte & bien moins de familiarité. J’étois embarrassé, tremblant, je n’osois la regarder, je n’osois respirer auprès d’elle; cependant je craignois plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorois d’un oeil avide tout ce que je pouvois regarder sans être apperçu: les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme & blanc qui paroissoit entre son gant & sa manchette & celui qui se faisoit quelquefois entre son tour de gorge & son mouchoir. Chaque objet ajoutoit à l’impression des autres. A force de regarder ce que je pouvois [94] voir & même au-delà, mes yeux se troubloient, ma poitrine s’oppressoit, ma respiration d’instant en instant plus embarrassée me donnoit beaucoup de peine à gouverner & tout ce que je pouvois faire étoit de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions assez souvent. Heureusement Madame Basile occupée à son ouvrage, ne s’en appercevoit pas à ce qu’il me sembloit. Cependant je voyois quelquefois par une sorte de sympathie son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevoit de me perdre, & quand j’étois prêt à céder à mon transport, elle m’adressoit quelque mot d’un ton tranquille qui me faisoit rentrer en moi-même à l’instant.

Je la vis plusieurs fois seule de cette maniere, sans que jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif marquât entre nous la moindre intelligence. Cet état, très-tourmentant pour moi, faisoit cependant mes délices & à peine dans la simplicité de mon coeur pouvois-je imaginer pourquoi j’étois si tourmenté. Il paroissoit que ces petits tête-à-têtes ne lui déplaisoient pas non plus; du moins elle en rendoit les occasions assez fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part pour l’usage qu’elle en faisoit & qu’elle m’en laissoit faire.

Un jour qu’ennuyée des sots colloques du commis, elle avoit monté dans sa chambre, je me hâtai dans l’arriere-boutique où j’étois d’achever ma petite tâche & je la suivis. Sa chambre étoit entr’ouverte; j’y entrai sans être apperçu. Elle brodoit près d’une fenêtre ayant en face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvoit me voir entrer [95] ni m’entendre, à cause du bruit que des chariots faisoient dans la rue. Elle se mettoit toujours bien: ce jour-là sa parure approchoit de la coquetterie. Son attitude étoit gracieuse, sa tête un peu baissée laissoit voir la blancheur de son cou, ses cheveux relevés avec élégance étoient ornés de fleurs. Il régnoit dans toute sa figure un charme que j’eus le tems de considérer & qui me mit hors de moi. Je me jettai à genoux à l’entrée de la chambre en tendant les bras vers elle d’un mouvement passionné, bien sûr qu’elle ne pouvoit m’entendre & ne pensant pas qu’elle pût me voir: mais il y avoit à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle; elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m’élancer à la place qu’elle m’avoit marquée ne fut pour moi qu’une même chose: mais ce qu’on auroit peine à croire est que dans cet état je n’osai rien entreprendre au-delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même dans une attitude aussi contrainte, pour m’appuyer un instant sur ses genoux. J’étois muet, immobile; mais non pas tranquille assurément: tout marquoit en moi l’agitation, la joie, la reconnoissance, les arde ns désirs incertains dans leur objet & contenus par la frayeur de déplaire sur laquelle mon jeune coeur ne pouvoit se rassurer.

Elle ne paroissoit ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m’y avoir attiré & commençant à sentir toute la conséquence d’un signe parti [96] sans doute avant la réflexion, elle ne m’accueilloit ni ne me repoussoit; elle n’ôtoit pas les yeux de dessus son ouvrage; elle tâchoit de faire comme si elle ne m’eût pas vu à ses pieds, mais toute ma bêtise ne m’empêchoit pas de juger qu’elle partageoit mon embarras, peut-être mes désirs & qu’elle étoit retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu’elle avoit de plus que moi, devoient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse, & je me disois que puisqu’elle ne faisoit rien pour exciter la mienne elle ne vouloit pas que j’en eusse. Même encore aujourd’hui je trouve que je pensois juste & sûrement elle avoit trop d’esprit pour ne pas voir qu’un novice tel que moi avoit besoin, non-seulement d’être encouragé, mais d’être instruit.

Je ne sais comment eût fini cette scene vive & muette, ni combien de tems j’aurois demeuré immobile dans cet état ridicule & délicieux, si nous n’eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j’entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchoit la chambre où nous étions & Madame Basile alarmée me dit vivement de la voix & du geste; levez-vous, voici Rosina. En me levant en hâte, je saisis une main qu’elle me tendoit & j’y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes levres. De mes jours je n’eus un si doux moment: mais l’occasion que j’avois perdue ne revint plus & nos jeunes amours en resterent là.

C’est peut-être pour cela même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon coeur en traits [97] si charmans. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde & les femmes. Pour peu qu’elle eût eu d’expérience, elle s’y fût prise autrement pour animer un petit garçon: mais si son coeur étoit foible il étoit honnête; elle cédoit involontairement au penchant qui l’entraînoit, c’étoit selon toute apparence sa premiere infidélité & j’aurois peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte, que la mienne. Sans en être venu-là j’ai goûté près d’elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n’y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu’on aime: tout est faveur auprès d’elle. Un petit signe du doigt, une main légerement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de Madame Basile & le souvenir de ces faveurs si légeres me transporte encore en y pensant.

Les deux jours suivans j’eus beau guetter un nouveau tête-à-tête; il me fut impossible d’en trouver le moment & je n’apperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu’à l’ordinaire, & je crois qu’elle évitoit mes regards de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais. Il devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferois mon chemin près des dames. Je tremblois d’avoir commis quelque indiscrétion, & me regardant déjà comme d’intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystere un goût qui jusqu’àlors n’en avoit pas grand besoin. Cela me rendit [98] plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire, & à force de les vouloir sûres, je n’en trouvai plus du tout.

Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir & qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J’aimois trop sincérement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même tems plus vives & plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurois mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimois; sa réputation m’étoit plus chere que ma vie & jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurois voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.

Pour revenir au flûteur Egiste, ce qu’il y avoit de singulier étoit qu’en devenant plus insupportable, le traître sembloit devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m’avoit pris en affection, elle avoit songé à me rendre utile dans le magasin. Je savois passablement l’arithmétique; elle lui avoit proposé de m’apprendre à tenir les livres: mais mon bourru reçut très-mal la proposition, craignant peut-être d’être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, étoit de transcrire quelques comptes & mémoires, de mettre au net quelques livres & de traduire quelques lettres de commerce d’italien en français. Tout-d’un-coup mon homme s’avisa de revenir à la proposition faite & rejetée & dit qu’il [99] m’apprendroit les comptes à parties doubles & qu’il vouloit me mettre en état d’offrir mes services à M. Basile, quand il seroit de retour. Il y avoit dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d’ironique qui ne me donnoit pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit séchement que je lui étois obligé de ses offres, qu’elle espéroit que la fortune favoriseroit enfin mon mérite & que ce seroit grand dommage qu’avec tant d’esprit je ne fusse qu’un commis.

Elle m’avoit dit plusieurs fois qu’elle vouloit me faire faire une connoissance qui pourroit m’être utile. Elle pensoit assez sagement pour sentir qu’il étoit tems de me détacher d’elle. Nos muettes déclarations s’étoient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîné où je me trouvai & où se trouva aussi un Jacobin de bonne mine auquel elle me présenta. Le moine me traita très-affectueusement, me félicita sur ma conversion & me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m’apprirent qu’elle la lui avoit détaillée: puis me donnant deux petits coups d’un revers de main sur la joue, il me dit d’être sage, d’avoir bon courage & de l’aller voir, que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai par les égards que tout le monde avoit pour lui que c’étoit un homme de considération, & par le ton paternel qu’il prenoit avec Madame Basile qu’il étoit son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité étoit mêlée de marques d’estime & même de respect pour sa pénitente qui me firent alors moins d’impression qu’elles ne m’en font aujourd’hui. Si j’avois eu plus d’intelligence, combien j’eusse été touché d’avoir pu rendre [100] sensible une jeune femme respectée par son confesseur!

La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions. Il en fallut une petite où j’eus l’agréable tête-à-tête de monsieur le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions & de la bonne chere; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table dont l’intention n’étoit sûrement pas pour lui. Tout alloit très-bien jusque-là; les femmes étoient fort gaies, les hommes fort galans, Madame Basile faisoit les honneurs avec une grace charmante. Au milieu du diné l’on entend arrêter une chaise à la porte, quelqu’un monte; c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entroit actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or; couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile étoit un grand & bel homme, qui se présentoit très-bien. Il entre avec fracas & de l’air de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avoit-on commencé de parler de son voyage, que jettant les yeux sur la petite table, il demande d’un ton sévere ce que c’est que ce petit garçon qu’il apperçoit là. Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison? On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossiérement: puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole, & après un éloge grave & vrai de Madame Basile, il fit le mien en peu de mots; ajoutant que loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devoit s’empresser d’y prendre part; puisque rien n’y passoit les bornes de la [101] discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur dont il cachoit la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu’il avoit des instructions sur mon compte & que le commis m’avoit servi de sa façon.

A peine étoit-on hors de table, que celui-ci dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l’instant de chez lui & de n’y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvoit la rendre insultante & cruelle. Je partis sans rien dire, mais le coeur navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avoit raison, sans doute, de ne vouloir pas qu’elle fût infidele; mais quoique sage & bien née, elle étoit italienne, c’est-à-dire, sensible & vindicative & il avoit tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s’attirer le malheur qu’il craignoit.

Tel fut le succès de ma premiere aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon coeur regrettoit sans cesse: mais au lieu d’elle je ne vis que son mari & le vigilant commis, qui m’ayant apperçu, me fit avec l’aune de la boutique un geste plus expressif qu’attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage & n’y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu’elle m’avoit ménagé. Malheureusement je ne savois pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin d’autres événemens m’ôterent les charmans souvenirs de Madame Basile & dans peu je l’oubliai si bien qu’aussi simple & aussi novice qu’auparavant, [102] je ne restai pas même affriandé de jolies femmes

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Cependant ses libéralités avoient un peu remonté mon petit équipage; très-modestement toutefois & avec la précaution d’une femme prudente, qui regardoit plus à la propreté qu’à la parure & qui vouloit m’empêcher de souffrir & non pas me faire briller. Mon habit que j’avois apporté de Geneve étoit bon & portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau & quelque linge. Je n’avois point de manchettes; elle ne voulut point m’en donner, quoique j’en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre & c’est un soin qu’il ne fallut pas me recommander, tant que je parus devant elle.

Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse qui, comme j’ai dit, m’avoit pris en amitié, me dit qu’elle m’avoit peut-être trouvé une place & qu’une dame de condition vouloit me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures, car j’en revenois toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l’étois figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avoit parlé de moi. Elle m’interrogea, m’examina; je ne lui déplus pas; & tout de suite j’entrai à son service, non pas tout-à-fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu’ils portoient l’aiguillette & qu’on ne me la donna pas: comme il n’y avoit point de galons à sa livrée, cela faisoit à-peu-près un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances.

Madame la Comtesse de Vercellis, chez qui j’entrai, étoit [103] veuve & sans enfans, son mari étoit piémontois; pour elle, je l’ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu’une piémontoise parlât si bien françois & eût un accent si pur. Elle étoit entre deux âges, d’une figure fort noble, d’un esprit orné, aimant la littérature françoise & s’y connoissant. Elle écrivoit beaucoup & toujours en françois. Ses lettres avoient le tour & presque la grace de celles de Madame de Sévigné; on auroit pu s’y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi & qui ne me déplaisoit pas, étoit de les écrire sous sa dictée; un cancer au sein, qui la faisoit beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d’écrire elle-même.

Madame de Vercellis avoit, non-seulement beaucoup d’esprit, mais une ame élevée & forte. J’ai suivi sa derniere maladie, je l’ai vue souffrir & mourir sans jamais marquer un instant de foiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme & sans se douter qu’il y eût à cela de la philosophie, mot qui n’étoit pas encore à la mode & qu’elle ne connoissoit même pas dans le sens qu’il porte aujourd’hui. Cette force de caractere alloit quelquefois jusqu’à la sécheresse. Elle m’a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même, & quand elle faisoit du bien aux malheureux, c’étoit pour faire ce qui étoit bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J’ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j’ai passés auprès d’elle. Il étoit naturel qu’elle prît en affection un jeune homme de quelque espérance qu’elle avoit incessamment sous les yeux & qu’elle songeât, se sentant mourir, qu’après elle il auroit besoin de secours & d’appui: [104] cependant, soit qu’elle ne me jugeât pas digne d’une attention particuliere, soit que les gens qui l’obsédoient ne lui aient permis de songer qu’à eux, elle ne fit rien pour moi.

Je me rappelle pourtant fort bien qu’elle avoit marqué quelque curiosité de me connoître. Elle m’interrogeoit quelquefois; elle étoit bien aise que je lui montrasse les lettres que j’écrivois à Madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentimens. Mais elle ne s’y prenoit assurément pas bien pour les connoître en ne me montrant jamais les siens. Mon coeur aimoit à s’épancher pourvu qu’il sentît que c’étoit dans un autre. Des interrogations seches & froides, sans aucun signe d’approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnoient aucune confiance. Quand rien ne m’apprenoit si mon babil plaisoit ou déplaisoit j’étois toujours en crainte & je cherchois moins à montrer ce que je pensois qu’à ne rien dire qui pût me nuire. J’ai remarqué depuis que cette maniere seche d’interroger les gens pour les connoître, est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paroître leur sentiment, elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre; mais elles ne voyent pas qu’elles ôtent par-là le courage de le montrer. Un homme qu’on interroge commence par cela seul à se mettre en garde, & s’il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d’attention sur lui-même & aime encore mieux passer pour un sot que d’être dupe de votre curiosité. Enfin c’est toujours un mauvais moyen de lire dans le coeur des autres que d’affecter de cacher le sien.

[105] Madame de Vercellis ne m’a jamais dit un mot qui sentît l’affection, la pitié, la bienveillance. Elle m’interrogeoit froidement, je répondois avec réserve. Mes réponses étoient si timides qu’elle dût les trouver basses & s’en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnoit plus, ne me parloit plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j’étois, que sur ce qu’elle m’avoit fait, & à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui paroître autre chose.

Je crois que j’éprouvai des-lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m’a traversé toute ma vie & qui m’a donné une aversion bien naturelle pour l’ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis n’ayant point d’enfans, avoit pour héritier son neveu le comte de la Roque qui lui faisoit assidûment sa cour. Outre cela ses principaux domestiques qui la voyoient tirer à sa fin ne s’oublioient pas, & il y avoit tant d’empressés autour d’elle, qu’il étoit difficile qu’elle eût du tems pour penser à moi. A la tête de sa maison étoit un nommé M. Lorenzy, homme adroit, dont la femme encore plus adroite, s’étoit tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa maîtresse, qu’elle étoit plutôt chez elle sur le pied d’une amie que d’une femme à ses gages. Elle lui avoit donné pour femme de chambre une niece à elle, appelée Mlle. Pontal, fine mouche, qui se donnoit des airs de demoiselle suivante & aidoit sa tante à obséder si bien leur maîtresse qu’elle ne voyoit que par leurs yeux & n’agissoit que par leurs mains. Je n’eus pas le bonheur d’agréer à ces trois personnes: je leur obéissois, mais je ne les servois pas; je n’imaginois pas qu’outre le service de notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses valets. [106] J’étois d’ailleurs une espece de personnage inquiétant pour eux. Ils voyoient bien que je n’étois pas à ma place; ils craignoient que Madame ne le vît aussi & que ce qu’elle feroit pour m’y mettre ne diminuât leurs portions; car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour d’autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m’écarter de ses yeux. Elle aimoit à écrire des lettres; c’étoit un amusement pour elle dans son état; ils l’en dégoûterent & l’en firent détourner par le médecin en la persuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que je n’entendois pas le service, on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs de chaise autour d’elle: enfin l’on fit si bien que quand elle fit son testament, il y avoit huit jours que je n’étois entré dans sa chambre. Il est vrai qu’après cela j’y entrai comme auparavant & j’y fus même plus assidu que personne: car les douleurs de cette pauvre femme me déchiroient, la constance avec laquelle elle les souffroit me la rendoit extrêmement respectable & chere & j’ai bien versé dans sa chambre des larmes sinceres, sans qu’elle ni personne s’en apperçût.

Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit été celle d’une femme d’esprit & de sens; sa mort fut celle d’un sage. Je puis dire qu’elle me rendit la religion catholique aimable par la sérénité d’ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans négligence & sans affectation. Elle étoit naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée & qui n’étoit qu’un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. [107] Elle ne garda le lit que les deux derniers jours & ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin ne parlant plus & déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon dit-elle en se retournant, femme qui pette n’est pas morte. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça.

Elle avoit légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais n’étant point couché sur l’état de sa maison je n’eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres & me laissa l’habit neuf que j’avois sur le corps & que M. Lorenzy vouloit m’ôter. Il promit même de chercher à me placer & me permit de l’aller voir. J’y fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler. J’étois facile à rebuter, je n’y retournai plus. On verra bientôt que j’eus tort.

Que n’ai-je achevé tout ce que j’avois à dire de mon séjour chez Madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étois entré. J’en emportai les longs souvenirs du crime & l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore chargée & dont l’amer sentiment, loin de s’affaiblir, s’irrite à mesure que je vieillis. Qui croiroit que la faute d’un enfant pût avoir des suites aussi cruelles? C’est de ces suites plus que probables que mon coeur ne sauroit se consoler. J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre & dans la misere une fille aimable, honnête, estimable & qui sûrement valoit beaucoup mieux que moi.

Il est bien difficile que la dissolution d’un ménage n’entraîne un peu de confusion dans la maison & qu’il ne s’égare bien des choses. Cependant, telle étoit la fidélité des domestiques, [108] & la vigilance de M. & Madame Lorenzy, que rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule Mlle. Pontal perdit un petit ruban couleur de rose & argent déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étoient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai, & comme je ne le cachois gueres on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avois pris. Je me trouble, je balbutie & enfin je dis en rougissant, que c’est Marion qui me l’a donné. Marion étoit une jeune mauriennoise, dont Madame de Vercellis avoit fait sa cuisiniere quand, cessant de donner à manger, elle avoit renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non-seulement Marion étoit jolie, mais elle avoit une fraîcheur de coloris qu’on ne trouve que dans les montagnes & sur-tout un air de modestie & de douceur qui faisoit qu’on ne pouvoit la voir sans l’aimer. D’ailleurs bonne fille, sage & d’une fidélité à toute épreuve. C’est ce qui surprit quand je la nommai. L’on n’avoit gueres moins de confiance en moi qu’en elle & l’on jugea qu’il importoit de vérifier lequel étoit le fripon des deux. On la fit venir; l’assemblée étoit nombreuse, le comte de la Roque y étoit. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui auroit désarmé les démons & auquel mon barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m’apostrophe, m’exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m’a jamais fait de mal; & moi avec une impudence infernale je confirme ma déclaration & lui soutiens en face qu’elle m’a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer & ne me dit [109] que ces mots: Ah Rousseau! je vous croyois un bon caractere. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrois pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération comparée à mon ton décidé lui fit tort. Il ne sembloit pas naturel de supposer d’un côté une audace aussi diabolique & de l’autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étoient pour moi. Dans le tracas où l’on étoit on ne se donna pas le tems d’approfondir la chose, & le comte de la Roque en nous renvoyant tous deux se contenta de dire que la conscience du coupable vengeroit assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.

J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportoit une imputation cruelle à son honneur de toutes manieres. Le vol n’étoit qu’une bagatelle, mais enfin c’étoit un vol & qui pis est, employé à séduire un jeune garçon; enfin le mensonge & l’obstination ne laissoient rien à espérer de celle en qui tant de vices étoient réunis. Je ne regarde pas même la misere & l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’aye exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter. Eh! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi!

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois & me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me [110] reprocher mon crime comme s’il n’étoit commis que d’hier. Tant que j’ai vécu tranquille il m’a moins tourmenté, mais au milieu d’une vie orageuse il m’ôte la plus douce consolation des innocens persécutés; il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin prospere & s’aigrit dans l’adversité. Cependant je n’ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d’un ami. La plus étroite intimité ne me l’a jamais fait faire à personne, pas même à Madame de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avois à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistoit. Ce poids est donc resté jusqu’à ce jour sans allégement sur ma conscience, & je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.

J’ai procédé rondement dans celle que je viens de faire & l’on ne trouvera sûrement pas que j’aye ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirois pas le but de ce livre si je n’exposois en même tems mes dispositions intérieures & que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment, & lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle étoit présente à ma pensée; je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulois faire & de m’avoir donné le ruban parce que mon intention étoit de le lui donner. Quand je la vis paroître ensuite mon coeur fut déchiré, mais la présence de tant [111] de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignois peu la punition, je ne craignois que la honte; mais je la craignois plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurois voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre: l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence, & plus je devenois criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendoit intrépide. Je ne voyois que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtoit tout autre sentiment. Si l’on m’eût laissé revenir à moi-même, j’aurois infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m’eût pris à part, qu’il m’eût dit; ne perdez pas cette pauvre fille. Si vous êtes coupable, avouez-le moi; je me serois jetté à ses pieds dans l’instant; j’en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m’intimider quand il falloit me donner du courage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire. A peine étois-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étois encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l’âge mûr; mais ce qui n’est que foiblesse l’est beaucoup moins & ma faute au fond n’étoit gueres autre chose. Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même, qu’à cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aye jamais commis; & je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de malheurs dont [112] la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture & d’honneur dans des occasions difficiles; & la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu’oit été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j’avois à dire sur cet article. Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais.

Fin de second Livre.

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