[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

LETTRE A L’AUTEUR DE LA JUSTIFICATION DE J. J. ROUSSEAU,
Dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume

[Novembre 1766. == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition, t. XV, pp. 332-344.]

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LETTRE A L’AUTEUR DE LA JUSTIFICATION DE J. J. ROUSSEAU,
Dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume

MONSIEUR,

Cette lettre n’est écrite que pour vous; & je ne l’aurois pas rendue publique, si j’avois eu un autre moyen de vous la faire parvenir. Mais je n’ai pu résister au desir de vous communiquer quelques réflexions que j’ai faites, en lisant l’écrit trop peu volumineux, qui a pour titre: Justification de Jean-Jaques Rousseau, dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume; & je risque d’autant plus volontiers la voie de l’impression, qu’elle ne peut faire de tort qu’à moi.

Je n’ai pas assez d’esprit pour que votre amour-propre dût être satisfait, que j’applaudisse à votre style, Monsieur: ainsi je n’en parlerai point. Mais j’ai le sens assez droit, & le coeur assez bon, pour que vous puissiez être flatté de l’admiration que j’ai conçue pour votre caractere; & j’aime à la faire éclater. Il faut avoir bien du mérite pour entreprendre la défense d’un homme que de malheureuses circonstances ont livré à la malignité de ses ennemis; sur-tout, quand la sévérité de si morale, l’austérité de ses moeurs, & la supériorité de son génie, lui en ont fait un si grand nombre: vous devez donc être sûr [333] de l’approbation de tous les gens de bien. Mais, permettez-moi de vous le dire, vous auriez dû, ce me semble, mettre votre nom à la tête de votre ouvrage. Pourquoi garder l’anonyme? Cette réserve peut être différemment interprétée: les partisans de Jean-Jaques l’attribueront à la modestie; & ses antagonistes à la timidité: car, comment pourroient-ils concevoir qu’on eût le courage de bien faire? Vous ne deviez pas vous exposer à la diversité de ces jugemens. D’ailleurs, si vous êtes connu, votre réputation est bonne; j’en ai pour garant l’honorable rôle dont vous vous êtes chargé: elle auroit donc ajouté son propre poids à celui de vos raisons. Si vous êtes ignore, vous ne pouviez attendre du tems une occasion plus favorable pour vous faire connoître; en la saisissant vous auriez partagé avec Jean-Jaques, l’estime que ses plus cruels ennemis ne peuvent lui refuser, & qui me paroît si bien prouvée par le dédain dont ils affectent de l’accabler. Peut-être aussi, ne vous souciez-vous pas d’attirer, même à ce prix, les regards du public: j’en serois d’autant moins surprise, qu’à la beauté de votre procédé, je ne vous crois pas homme de lettres. Mais, si vous l’êtes, Monsieur, de grace nommez-vous; & pour que nous connoissions deux hommes capables de suivre cette carriere, sans s’occuper ni à détruire à force ouverte, ni à miner sourdement, l’honneur & la tranquillité de leurs concurrens; & pour adoucir l’amertume dont Jean-Jaques doit être pénétré, en voyant une profession qu’il honore, si généralement déshonorée. Car ne vous y trompez pas votre ouvrage est déjà arrivé jusqu’à lui, ou y arrivera, malgré l’épaisseur des filets dont il est environné: l’amitié, [334] ou la haine lui procurent tous les écrits dont il est le sujet.

Vous dites, Monsieur, que l’exposé de la contestation de Jean-Jaques avec M. Hume, a jetté les amis du premier dans un si singulier abattement, qu’ils n’osent prendre son parti. Ceux qui vous entourent, ont très-bien fait de se taire, puisque leur silence vous a fait parler. Je conçois cependant qu’un coeur tel que le vôtre s’annonce a dû en être tristement affecté. Pour moi, placée, à cet égard, plus avantageusement que vous, je connois plusieurs personnes dont la probité rend les opinions précieuses; qui pensent & disent que la justification de Jean-Jaques est moins encore dans sa lettre du 10 juillet 1766, que dans l’apologie de M. Hume; & qui ne peuvent se défendre de suspecter les lumieres, ou les intentions des têtes sages qui lui ont conseillé de mettre au jour les pieces de son procès; tant elles trouvent cette démarche ridicule. Quant à vous, Monsieur, vous justifiez la conduite de Jean-Jaques, & vous blâmez celle de M. Hume, avec une moderation, qui prouve bien que le seul intérêt de la vérité vous anime. Vous ne décidez pas que M. Hume soit coupable de trahison: mais vous affirmez que Jean-Jaques est innocent de l’ingratitude qu’on lui impute. Vous ne pouviez le servir plus à son gré, qu’en ménageant son adversaire. Il y a encore dans votre écrit, une chose dont Jean-Jaques sera bien flatté; c’est le choix des éloges que vous lui donnez; ils portent tous sur la beauté, la générosité, la délicatesse, la sensibilité de son ame; l’honnêteté, la franchise, la candeur de son caractere; & voilà, j’en réponds ce qu’il prise le plus en lui. Mais, pourquoi ces qualités lui sont-elles contestées? Sont-ce bien [335] elles qui lui sont des jaloux? Non. Mais ses talens son trop incontestables; il faut bien l’attaquer du côté du cœur, qui a toujours bien moins d’occasions que l’esprit de paroître.

Je suis fâchée, Monsieur, que le louable empressement de rendre hommage à la vertu méconnue, vous ait empêché d’étendre plus loin vos observations. Vous auriez dit que l’accusation dont Jean-Jaques charge M. D......quoiqu’elle soit injuste, doit paroître bien excusable.

1°. Jean-Jaques a cru reconnoître le style de ce célebre Ecrivain, dans la lettre qu’on osa produire sous le nom du roi de Prusse; & il faut convenir que, pour un homme tel que Jean-Jaques, cette présomption a la force d’une preuve. Or cette raison de croire que M. D.... étoit l’auteur de cette lettre, n’étoit balancée par aucune raison d’en douter, à moins qu’elle ne fût prise dans le caractere de M. D.... chose très-problématique pour le public, qui ne le connoît que par ses ouvrages; puisqu’on se croit en droit de diffamer Jean-Jaques malgré les siens. C’est donc un point du procès, sur lequel tous ceux qui ne vivent pas intimement avec M. D.... doivent juger Jean-Jaques avec la plus grande circonspection.

2°. Cette accusation a précédé la déclaration que M. D.... adresse aux éditeurs de l’Exposé succinct, &c. puisque c’est elle qui paroît y donner lieu. D’ailleurs, bien que cette déclaration soit sans date, elle ne doit avoir été faite qu’après que le soupçon de Jean-Jaques a été divulgué par M. Hume: il étoit pas naturel que M.D.... allât au-devant.

3°. L’auteur de la traduction françoise de l’impertinente lettre de M. Walpole s’obstine à se cacher; & ce n’est certainement [336] pas dans l’original anglois que Jean-Jaques a cru reconnoître la plume de M. D....

4°. Enfin, il étoit tout simple que Jean-Jaques imaginât que M. Walpole & M. D.... étoient devenus amis, l’étant tous deux de M. Hume. Et si M. D.... n’affirmoit pas qu’il ne connoît nullement M. Walpole, on auroit peine à croire que M. Hume ait négligé de procurer à son compatriote la connoissance & l’amitié d’un homme d’un aussi grand mérite que M. D.... Peut-être aussi que ce philosophe, ne sachant pas le prix de ce qu’il refusoit, ne se sera pas prêté comme il le devoit aux avances qui lui auront été faites. En vérité, Monsieur, je le plains sincérement, de n’être pas lié avec M. Walpole. L’honnête, le conséquent M. Walpole, qui s’amuse innocemment à traduire en ridicule aux yeux de l’univers, un homme qu’il n’a jamais vu, qu’il ne veut point voir, (de peur sans doute de perdre l’envie de le traiter de charlatan), & qu’il ne connoît que par l’éclat de sa célébrité, le bruit des disgraces qu’il éprouve, & le titre d’ami de son ami M. Hume!

Le bienfaisant M. Walpole, qui sachant combien sa nation est facile à indisposer, lui peint ce même homme, qu’il ne connoît pas, comme un orgueilleux forcené qui préfère les horreurs de l’indigence à l’humiliation d’être secouru par un Roi; ou comme un fourbe qui n’ayant réellement pas besoin de secours, affiche la pauvreté pour intéresser la commisération des Princes, exciter leur libéralité, & se ménager l’honneur des refus; & cela, dans le moment où M. Walpole sait bien, que les plus critiques circonstances forcent cet homme [337] à chercher un asyle en Angleterre, sous les auspices de son ami M. Hume!

L’intrépide M. Walpole, qui, bien sûr que, quoiqu’il fasse, les remords n’approcheront jamais de son coeur, brave, avec la plus généreuse audace, l’opinion que le public prendra de sa conduite envers un infortuné qu’il ne connoît pas, que tous les honnêtes gens réverent, & qui a été recherché de son ami M. Hume!

Enfin l’équitable M. Walpole, qui se vante d’avoir pour Jean-Jaques le plus profond mépris, quoiqu’lil ne le connoisse point, & sans savoir pourquoi! Car il n’est pas présumable qu’il méprise profondément Jean-Jaques, parce que celui-ci a trouvé sa plaisanterie mauvaise, & s’est formalisé de la foiblesse de son ami M. Hume.

Il seroit original que le clair-voyant M. Walpole eût puisé dans les ouvrages de Jean-Jaques, le profond mépris qu’il a pour sa personne, & qu’en en indiquant la source à toute l’Europe, qui jusqu’à présent ne l’a pas vue, il sauvât Jean-Jaques du reproche d’hypocrisie, dont M. Hume, & ses adhérens s’efforcent de le noircir.

Vous auriez dit, Monsieur, que M. Hume ne raisonne pas avec toute la justesse qu’on attend de lui, quand il met en question page 11 de son Exposé, si l’orgueil extrême de Jean-Jaques est un défaut; qu’il établit qu’en admettant l’affirmative, pour laquelle il paroît ne pas pencher, ce seroit un défaut respectable; & qu’il dit huit lignes plus bas, qu’un noble orgueil, quoique porté à l’excès, mériteroit de l’indulgence dans J. J. Rousseau. Donc, selon M. Hume, la même qualité, [338] chez le même homme & dans les mêmes circonstances, peut être à la fois l’objet de l’indulgence & du respect. C’est dommage que cet endroit pêche contre la logique: car il me semble être, à d’autres égards, le mieux frappé de tout l’Exposé.

Vous auriez dit, Monsieur, qu’il n’y a point d’ame délicate qui ne soit blessée de l’ostentation avec laquelle M. Hume étale les prodigieux efforts qu’il a très-inutilement faits pour servir Jean-Jaques, jusqu’au moment où il engagea M. le général Conway à demander pour lui une pension au Roi: (succès que le caractere de ce ministre a dû rendre bien facile); & qu’aussi-tôt que le sentiment fait place à la réflexion, on se demande à quoi servent donc, en Angleterre, le crédit, la réputation, la fortune même, puisque tout cela joint, chez M. Hume, à la plus forte passion d’obliger Jean-Jaques, n’a rien produit pour celui-ci; & n’a valu à M. Hume même, que le prétexte de prendre un titre dont sa vanité s’alimente.

Vous auriez dit, Monsieur, que le choix des articles de la lettre de Jean-Jaques auxquels M. Hume répond, est un argument victorieux en faveur de Jean-Jaques. De plus; que les affirmations de Jean-Jaques ne méritent en elles-mêmes pas moins de confiance, que les négations de M. Hume; & qu’elles en méritent davantage, en ce que c’est vis-à-vis de M. Hume, que Jean-Jaques affirme, & que c’est vis-à-vis du public que M. Hume nie.

Vous auriez ajouté, Monsieur, à ce que vous dites sur la façon dont se termine la fameuse lettre du 10 juillet, qu’il faut que la crainte de faire une injustice ait un empire bien absolu sur l’ame de Jean-Jaques, pour qu’il lui restât encore [339] des doutes de la trahison de M. Hume. En effet, lorsque questionné par M. Hume sur le compte de M. D.... Jean-Jaques lui dit que ce savant étoit un homme adroit & rusé, M. Hume le contredit, & fit bien, avec une chaleur dont il s’étonna, parce qu’il ne savoit pas alors qu’ils fussent si bien ensemble. Leur intelligence s’est découverte, Jean-Jaques a donc la preuve que M. Hume sait défendre ses amis: fort bien. Sans parler des inexplicables infidélités dont Jean-Jaques se plaint relativement à ses correspondances; de l’air de protection que M. Hume prend avec lui; du peu d’égards qu’il lui marque, dans un moment où il lui en devoir tant, puisqu’il lui rendoit de bons offices en matiere d’intérêt, & qu’il étoit naturel que ses compatriotes montassent leur ton sur le sien; il souffre que les gens de lettres, sur qui il a une influence, dont il seroit bien fâché qu’on doutât, déchirent Jean-Jaques dans les papiers publics; il ne prend point à injure les outrages qu’on lui fait; on calomnie Jean-Jaques, M. Hume ne contredit personne; il reste étroitement uni avec tous les ennemis de son ami; cependant, il s’emploie ouvertement pour lui, le produit, le flatte, le caresse!..... J’ai bien pu préparer conclusion; mais, je ne saurois la prononcer: elle est trop dure.

Vous auriez dit, Monsieur, que les gens qui censurent aigrement quelques épithetes choquantes, que Jean-Jaques s’est permises dans sa lettre du 10 juillet, préoccupés de ce que cette lettre se trouve dans les mains de tout le monde, ne sont pas attention qu’elle n’étoit pas faite pour y passer; que ce n’est point Jean-Jaques qui l’a rendue publique; qu’il ne pouvoit [340] pas croire, ne regardant M. Hume seulement que comme un homme sensé, qu’elle le devînt jamais; qu’il est fort différent de se plaindre à un homme des sujets de mécontentement qu’on a reçus de lui & de ses amis, ou de mettre l’univers dans la confidence de sa façon de penser sur le compte de cet homme, & de ceux qui tiennent à lui; & qu’ainsi Jean-Jaques a pu dire tout ce qu’il a dit à M. Hume, sans déroger à l’horreur qu’il a toujours eue pour les personnalités.

Vous auriez dit, Monsieur, que c’est M. Hume, en divulguant le soupçon de Jean-Jaques, & non pas Jean-Jaques en le lui communiquant, qui force M. D.... à paroître lié avec les éditeurs de M. Hume. Désagrément qui doit être bien sensible à un homme aussi scrupuleusement délicat, droit, & honnête que M. D.... Quelles gens ce sont, Monsieur, que ces éditeurs! Le Ciel nous préserve qu’ils s’avisent de se faire auteurs!

Enfin, Monsieur, vous auriez dit, que la seule chose répréhensible dans la lettre de Jean-Jaques, est la confiance avec laquelle il avance que M. de Voltaire lui a écrit une lettre dont le noble objet est de lui attirer le mépris & la haine de ceux chez qui il s’est réfugié. Je ne conçois pas comment Jean-Jaques a pu attribuer à M. de Voltaire cet infâme libelle intitulé: Le Docteur Jean-Jaques Pansophe, ou Lettre de M. de Voltaire; & j’avoue que j’aurois peine à lui pardonner cette méprise, s’il ne l’avoir faite dans un tems où l’oppression de son coeur, devoit gêner la liberté de son esprit. Quoi! parce que M. de Voltaire fait quelquefois des méchancetés, en faut-il inférer qu’il fasse toutes celles que des méchans [341] subalternes donnent pour être de lui? Ce genre est si facile, & la prose de M. de Voltaire est si aisée à imiter! Cette opinion est injuste: elle est même dangereuse: car elle peut enrager les Auteurs encore plus vils qu’obscurs, qui se plaisent à dégrader aux yeux du public, deux hommes fameux, un par son esprit & ses prospérités, l’autre par son génie & ses malheurs, qui partagent, quoiqu’inégalement, ses suffrages. Pour moi, je pense avoir de très-bonnes raisons pour croire que M. de Voltaire n’est point l’auteur de la lettre intitulée: le Docteur Jean-Jaques Pansophe.

1°. Elle a paru sous son nom.

2°. On y relève des prétendues contradictions de Jean-Jaques. M. de Voltaire relever des contradictions! Ah! Monsieur, peut-on le croire, sans s’écarter de l’opinion, sans doute appuyée sur des faits, qu’on a généralement de sa prudence?

3°. On y l’accuse Jean-Jaques des vices les plus atroces; & on l’en plaisante, comme on pourroit plaisanter M. de Voltaire d’une erreur d’histoire, de chronologie, de géographie, &c. &c. En pareil cas le ton léger n’est pas celui de l’amour de la vertu: & M. de Voltaire veut qu’on croye qu’il aime la vertu.

4°.Cette lettre contient quelques platitudes, & des écarts d’imagination que M. de Voltaire pourroit se permettre au milieu de ses protégés; mais qu’il se garderoit bien de donner sous son nom au public: car puisque M. de Voltaire écrit encore, il veut encore être admiré.

5°. On a inséré dans cette lettre quelques phrases qui se [342] trouvent dans les ouvrages de Jean-Jaques; & que tout le monde reconnoît à force de les avoir lus. Mais elles sont si bêtement, ou si indignement défigurées, qu’elles ne peuvent avoir été mises dans cet état que par quelqu’un dont la tête est aliénée, ou dont le coeur est corrompu. En vérité, cela ressemble bien à M. de Voltaire, lui dont la justesse de l’esprit & la droiture de l’ame sont les attributs distinctifs! Et puis, si M. de Voltaire pouvoit être soupçonné d’animosité contre Jean-Jaques, le moyen d’imaginer qu’il fût assez gauche pour prouver, en altérant ceux de ses passages qu’il cite, qu’il est lui-même convaincu qu’on ne peut nuire à cet Auteur, en le citant fidellement? Ah! Jean-Jaques, pour avoir tant étudié les hommes, vous connoissez bien peu l’homme dont il est question!

6°. Je sais bien que M. de Voltaire, dont la grande ame ne s’occupe que de l’intérêt général, s’embarrasse peu de faire pleurer celui à qui, il parle, pourvu qu’il faite rire ceux qui l’écoutent. Mais quand il veut faire rire aux dépens de quelqu’un, il s’attache à en saisir les ridicules, plutôt qu’à lui en supposer: son ironie est fine, & ses tournures ingénieuses. Or tout le persifflage de la lettre dont il s’agit porte à faux; & n’a ni sel, ni variété.

7°. Enfin l’auteur de cette lettre dit à Jean-Jaques, que ses livres ne méritoient pas de faire tant de scandale & tant de bruit. C’est comme s’il disoit que les puissances ecclésiastiques & séculieres, qui se sont alarmées des livres de Jean-Jaques, n’ont pas le sens commun; que le public, sur qui les livres de Jean-Jaques ont fait tant de sensation, n’a pas le [343] sens commun; que le roi de Prusse, qui ne connoît Jean-Jaques que par ses livres, & qui l’a ouvertement honoré de la plus spéciale protection, non-seulement à titre d’infortuné, mais à titre d’homme de mérite, n’a pas le sens commun. Eh! Monsieur, sans compter ce que M. de Voltaire doit de reconnoissance aux puissances ecclésiastiques, & séculieres, au public, & au roi de Prusse; comment M. de Voltaire, qui a tant de jugement, auroit-il fait une telle bévue?

Ces raisons me suffisent pour croire que M. de Voltaire n’a point fait le Docteur Jean-Jaques Pansophe, ni même la lettre (adressée à M. Hume) qui le précede dans une brochure qui vient de paroître, malgré le désaveu que cette lettre contient. Un désaveu! C’est pourtant bien là le cachet de M. de Voltaire......N’importe; ces lettres ne sont pas de lui; elles n’en peuvent pas être. Sans doute elles viennent de la même source qu’un autre libelle intitulé: Confession de M. de Voltaire, qui parut il y a quelques années, aussi sous son nom. Vous ne la connoissez peut-être pas, Monsieur, cette Confession. C’est une piece de vers, mal faite, & de mauvais goût; mais pleine de choses si fortes, que M. de Voltaire ne pourroit les avouer, quand elles seroient vraies, (ce qu’il faut bien se garder de croire,) qu’aux pieds d’un capucin, dans quelque violent accès de colique, qui rendroit sa profession de foi plus étendue que celle qu’on lui fait faire dans le Docteur Jean-Jaques Pansophe.

En vérité, Monsieur il est bien malheureux que les loix ne sévissent pas contre ces monstres de méchanceté & de bassesse qui, à la faveur des noms les plus imposans, exhalent [344] le poison qui surabonde dans leur ame. La société du moins, aussi-tôt qu’elle les connoît, devroit en faire justice, en les écrasant de tout le poids de son mépris. Car à mon avis, qui n’est honnête homme qu’aux termes de la loi, n’a droit qu’au respect du bourreau.

Si je n’étois pas femme, je prendrois pour moi-même, le conseil que j’ai osé vous donner, Monsieur; je me nommerois. Mais ce seroit me faire trop remarquer, que de me déclarer hautement pour un homme qui, dit-on, outrage mon sexe. Quoique je ne veuille point choquer ce sentiment, je suis bien éloignée de l’adopter; je pense au contraire qu’il n’y a point d’Auteur qui nous traite aussi favorablement que Jean-Jaques, puisqu’en exigeant de nous une plus grande perfection, il prouve qu’il nous en croit susceptibles; & je trouve qu’il nous rend exactement justice, en disant de nous beaucoup de bien, & un peu de mal.

Novembre 1766.

FIN.

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