JEAN JACQUES ROUSSEAU

[25-03-1769] LETTRE
A M***

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XII, pp. 114-134 (1782)]

[114]

LETTRE
A M***. *

[*Cette Lettre sert d’envoi à celle qui suit.]

Monquin, le 25 Mars 1769.

Le voilà, Monsieur, ce misérable radotage que mon amour-propre humilié vous a fait si long-tems attendre, faute de sentir qu’un amour-propre beaucoup plus noble devoit m’apprendre à surmonter celui-là. Qu’importe que mon verbiage vous paroisse misérable, pourvu que je sois content du sentiment qui me l’a dicté. Si-tôt que mon meilleur état m’a rendu quelques forces j’en ai profité pour le relire & vous l’envoyer. Si vous avez le courage d’aller jusqu’au bout, je vous prie après cela de vouloir bien me le renvoyer, sans me rien dire de ce que vous en aurez pensé, & que je comprends de reste. Je vous salue, Monsieur, & vous embrasse de tout mon coeur.

[115] Bourgoin, le 15 Janvier 1769.

Je sens, Monsieur, l’inutilité du devoir que je remplis en répondant à votre derniere lettre: mais c’est un devoir enfin que vous m’imposez & que je remplis de bon cœur, quoique mal, vu les distractions de l’état où je suis.

Mon dessein, en vous disant ici mon opinion sur les principaux points de votre lettre, est de vous la dire avec simplicité & sans chercher à vous la faire adopter. Cela seroit contre mes principes & même contre mon goût. Car je suis juste, & comme je n’aime point qu’on cherche à me subjuguer, je ne cherche non plus à subjuguer personne. Je sais que la raison commune est très-bornée; qu’aussi-tôt qu’on sort de ses étroites limites, chacun a la sienne qui n’est propre qu’à lui; les opinions se propagent par les opinions non par la raison & que quiconque cede au raisonnement d’un autre, chose déjà très-rare, cede par préjugé, par autorité, par affection, par paresse; rarement, jamais peut-être, par son propre jugement.

Vous me marquez, Monsieur, que le résultat de vos recherches sur l’Auteur des choses est un état de doute. Je ne puis juger de cet état, parce qu’il n’a jamais été le mien. J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison, maintenant je crois parce que j’ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnemens, tandis que ma judiciaire affoiblie ne me permet plus de les recommencer, les opinions [116]qui en ont résulté me restent dans toute leur force; & sans qu j’aye la volonté ni le courage de les mettre derechef en délibération, je m’y tiens en confiance & en conscience, certain d’avoir apporté dans la vigueur de mon jugement à leurs discussions toute l’attention & la bonne foi dont j’étois capable. Si je me suis trompé, ce n’est pas ma faute, c’est celle de la nature qui n’a pas donné à ma tête unie plus grande mesuré d’intelligence & de raison. Je n’ai rien de plus aujourd’hui, j’ai beaucoup de moins. Sur quel fondement recommencerois je donc à délibérer? Le moment presse; le départ approche. Je n’aurois jamais le tems ni la force d’achever le grand travail; d’une refonte. Permettez qu’à tout événement j’emporte avec moi la consistance & la fermeté d’un homme, non les doutes décourageans & timides d’un vieux radoteur.

A ce que je puis me rappeller de mes anciennes idées, à ce que j’apperçois de la marche des vôtres, je vois que n’ayant pas suivi dans nos recherches la même route, il est peu étonnant que nous ne soyons pas arrivés à la même conclusion. Balançant les preuves de l’existence de Dieu avec les difficultés, vous n’avez trouvé aucun des côtés assez prépondérant pour vous décider & vous êtes resté dans le doute: ce n’est pas comme cela que je fis. J’examinai tous les systêmes sur la formation de l’univers que j’avois pu connoître. Je méditai sur ceux que je pouvois imaginer. Je les comparai tous de mon mieux: & je me décidai, non pour celui qui ne m’offroit point; de difficultés, car ils m’en offroient tous; mais pour celui qui me paroissoit en avoir le moins. Je me dis que ces difficultés étoient dans la nature de la chose, que la contemplation de [117] l’infini passeroit toujours les bornes de mon entendement; que ne devant jamais espérer de concevoir pleinement le systême de la nature, tout ce que je pouvois faire étoit de le considérer par les côtés que je pouvois saisir; qu’il falloir savoir ignorer en paix tout le reste, & j’avoue que dans ces recherches je pensai comme les gens dont vous parlez, qui ne rejettent pas une vérité claire ou suffisamment prouvée, pour les difficultés qui l’accompagnent & qu’on ne sauroit lever. J’avois alors, je l’avoue, une confiance si téméraire, ou du moins une si forte persuasion, que j’aurois défié tout philosophe de proposer aucun autre systême intelligible sur la nature, auquel je n’eusse opposé des objections plus fortes, plus invincibles, que celles qu’il pouvoit m’opposer sur le mien, & alors il falloit me résoudre à rester sans rien croire, comme vous faites, ce qui ne dépendoit pas de moi, ou mal raisonner, ou croire comme j’ai fait.

Une idée qui me vint il y a trente ans, a peut-être plus contribué qu’aucune autre à me rendre inébranlable. Supposons, me disois-je, le genre-humain vieilli jusqu’à ce jour dans le plus complet matérialisme, sans que jamais idée de divinité ni d’ame soit entrée dans aucun esprit humain. Supposons que l’athéisme philosophique ait épuisé tous ses systêmes pour expliquer la formation & la marche de l’univers par le seul jeu de la matiere & du mouvement nécessaire, mot auquel du reste je n’ai jamais rien conçu. Dans cet état, Monsieur, excusez ma franchise, je supposois encore ce que j’ai toujours vu, & ce que je sentois devoir être; qu’au lieu de se reposer tranquillement dans ces systêmes, comme dans le sein de la vérité, leur inquiets [118] partisans cherchoient sans cesse à parler de leur doctrine, à l’éclaircir, à l’étendre, à l’expliquer, la pallier, la corriger, comme celui qui sent trembler sous ses pieds la maison qu habite, à l’étayer de nouveaux argumens. Terminons enfin ces suppositions par celle d’un Platon, d’un Clarcke, qui, se levant tout d’un coup au milieu d’eux, leur eût dit: mes amis, si vous eussiez commencé l’analyse de cet univers par celle de vous mêmes, vous eussiez trouvé dans la nature de votre être la clef de la constitution de ce même univers, que vous cherchez en vain sans cela. Qu’ensuite leur expliquant la distinction des deux substances, il leur eût prouvé par les propriétés mêmes de la matiere, que quoiqu’en dise Locke la supposition de la matiere pensante est une véritable absurdité. Qu’il leur eût fait voir quelle est la nature de l’être vraiment actif & pensant, & que de l’établissement de cet être qui juge, il fût enfin remonté aux notions confuses, mais sures de l’Etre suprême: qui peut douter que frappés de l’éclat, de la simplicité, de la vérité, de la beauté de cette ravissante idée, les mortels jusqu’àlors aveugles, éclairés des premiers rayons de la divinité, ne lui eussent offert par acclamation leurs premiers hommages, & que les penseurs sur-tout & les philosophes n’eussent rougi d’avoir contemplé si long-tems les dehors de cette machine immense, sans trouver, sans soupçonner même la clef de sa constitution, & toujours grossiérement bornés par leurs sens, de n’avoir jamais su voir que matiere où tout leur montroit qu’une autre substance donnoit la vie à l’univers & l’intelligence à l’homme. C’est alors Monsieur, que la mode eût été pour cette nouvelle philosophie, que les jeunes gens & les sages se fussent trouvés d’accord, [119] qu’une doctrine si belle, si sublime, si douce, & si consolante pour tout homme juste, eût réellement excité tous les hommes à la vertu, & que ce beau mot d’humanité rebattu maintenant jusqu’à la fadeur, jusqu’au ridicule, par les gens du monde les moins humains, eût été plus empreint dans les coeurs que dans les livres. Il eût donc suffi d’une simple transposition de tems pour faire prendre tout le contre-pied à la mode philosophique, avec cette différence que celle d’aujourd’hui malgré son clinquant de paroles, ne nous promet pas une génération bien estimable, ni des philosophes bien vertueux.

Vous objectez, Monsieur, que si Dieu eût voulu obliger les hommes à le connoître, il eût mis son existence en évidence à tous les yeux. C’est à ceux qui sont de la foi en Dieu un dogme nécessaire au salut de répondre à cette objection, & ils y répondent par la révélation. Quant à moi qui crois en Dieu sans croire cette soi nécessaire, je ne vois pas pourquoi Dieu se seroit obligé de nous la donner. Je pense que chacun sera jugé, non sur ce qu’il a cru, mais sur ce qu’il a fait, & je ne crois point qu’un systême de doctrine soit nécessaire aux œuvres, parce que la conscience en tient lieu.

Je crois bien, il est vrai, qu’il faut être de bonne foi dans sa croyance, & ne pas s’en faire un systême favorable à nos passions. Comme nous ne sommes pas tout intelligence, nous ne saurions philosopher avec tant de désintéressement que notre volonté n’influe un peu sur nos opinions; l’on peut souvent juger des secretes inclinations d’un homme par ses sentimens purement spéculatifs; & cela posé, je pense qu’il se pourroit bien que celui qui n’a pas voulu croire fût puni pour n’avoir pas cru.

[120] Cependant je crois que Dieu s’est suffisamment révélé aux hommes & par ses œuvres & dans leurs cœurs, & s’il y en a qui ne le connoissent pas, c’est selon moi, parce qu’ils ne veulent pas le connoître, ou parce qu’ils n’en ont pas besoin.

Dans ce dernier cas est l’homme sauvage & sans culture qui n’a fait encore aucun usage de sa raison, qui, gouverné seulement par ses appétits n’a pas besoin d’autre guide, & qui ne suivant que l’instinct de la nature, marche par des mouvemens toujours droits. Cet homme ne connoît pas Dieu, mais il ne l’offense pas. Dans l’autre cas au contraire est le philosophe, qui, à force de vouloir exalter son intelligence, de rafiner, de subtiliser sur ce qu’on pensa jusqu’à lui, ébranle enfin tous les axiomes de la raison simple & primitive, & pour vouloir toujours savoir plus & mieux que les autres, parvient à ne rien savoir du tout. L’homme à la fois raisonnable & modeste, dont l’entendement exercé, mais borné, sent ses limites s’y renferme, trouve dans ces limites la notion de son ame & celle de l’Auteur de son être, sans pouvoir passer au-delà pour rendre ces notions claires, & contempler d’aussi près l’une & l’autre que s’il étoit lui-même un pur esprit, Alors saisi de respect il s’arrête & ne touche point au voile, content de savoir que l’Etre immense est dessous. Voilà jusqu’où la philosophie est utile à la pratique. Le reste n’est plus qu’une spéculation oiseuse pour laquelle l’homme n’a point été sait, dont le raisonneur modéré s’abstient, & dans laquelle n’entre point l’homme vulgaire. Cet homme qui n’est ni une brute ni un prodige est l’homme proprement dit, moyen entre les deux extrêmes, & qui compose les dix-neuf vingtièmes du genre [121] humain. C’est à cette classe nombreuse de chanter le Pseaume Coeli enarrant, & c’est elle en effet qui le chante. Tous les peuples de la terre connoissent & adorent Dieu, & quoique chacun l’habille à sa mode, sous tous ces vêtemens divers, on trouve pourtant toujours Dieu. Le petit nombre d’élite qui a de plus hautes prétentions de doctrine, & dont le génie ne se borne pas au sens commun, en veut un plus transcendant ce n’est pas de quoi je le blâme: mais qu’il parte de-là pour se mettre à la place du genre-humain, & dire que Dieu s’est caché aux hommes, parce que lui petit nombre ne le voit plus, je trouve en cela qu’il a tort. Il peut arriver, j’en conviens, que le torrent de la mode, & le jeu de l’intrigue étendent la secte philosophique & persuadent un moment à la multitude qu’elle ne croit plus en Dieu: mais cette mode passagere ne peut durer, & comme qu’on s’y prend; il faudra toujours à la longue un Dieu à l’homme. Enfin quand forçant la nature des choses, la divinité augmenteroit pour nous d’évidence, je ne doute pas que dans le nouveau lycée on n’augmentât en même raison de subtilité pour la nier. La raison prend à la longue le pli que le coeur lui donne, & quand on veut penser en tout autrement que le peuple, on en vient à bout tôt ou tard.

Tout ceci, Monsieur, ne vous paroît gueres philosophique, ne à moi non plus; mais toujours de bonne foi avec moi-même, je sens se joindre à mes raisonnemens, quoique simples, le poids de l’assentiment intérieur. Vous voulez qu’on s’en défie; je ne saurois penser comme vous sur ce point, & je trouve au contraire dans ce jugement interne une sauve-garde [122] naturelle contre les sophismes de ma raison. Je crains même qu’en cette occasion vous ne confondiez les penchans secrets de notre coeur qui nous égarent, avec ce dictamen plus secret, plus interne encore, qui réclame & murmure contre ces décisions intéressées, & nous ramene en dépit de nous sur la route de la vérité. Ce sentiment intérieur est celui de la nature elle-même; c’est un appel de sa part contre les sophismes de la raison, & ce qui le prouve est qu’il ne parle jamais plus fort que quand notre volonté cede avec le plus de complaisance aux jugemens qu’il s’obstine à rejetter. Loin de croire que qui juge d’après lui soit sujet à se tromper, je crois que jamais il ne nous trompe, & qu’il est la lumiere de notre foible entendement, lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir.

Et après tout, combien de fois la philosophie elle-même avec toute sa fierté, n’est-elle pas forcée de recourir à jugement interne qu’elle affecte de mépriser? N’étoit-ce pas lui seul qui faisoit marcher Diogene pour toute réponse devant Zénon qui nioit le mouvement? N’étoit-ce pas par lui que toute l’antiquité philosophique répondoit aux pyrrhoniens? N’allons pas si loin: tandis que toute la philosophie moderne rejette les esprits tout d’un coup l’Evêque Berkley s’éleve & soutient qu’il n’y a point de corps. Comment est-on venu à bout de répondre à ce terrible logicien? Otez le sentiment intérieur, & je défie tous les philosophes modernes ensemble de prouver à Berkley qu’il y a des corps. Bon jeune homme qui me paroissez si bien né; de la bonne foi, je vous en conjure, & permettez que je vous cite [123] ici un auteur qui ne vous sera pas suspect, celui des pensées philosophiques. Qu’un homme vienne vous dire que projettant hasard une multitude de caracteres d’imprimerie, il a vu l’Enéïde toute arrangée résulter de ce jet: convenez qu’au lieu d’aller vérifier cette merveille, vous lui répondrez froidement; Monsieur, cela n’est pas impossible; mais vous mentez. En vertu de quoi, je vous prie, lui répondrez-vous ainsi?

Eh! qui ne sait que sans le sentiment interne, il ne resteroit bientôt plus de traces de vérité sur la terre, que nous serions tous successivement le jouet des opinions les plus monstrueuses, à mesure que ceux qui les soutiendroient auroient plus de génie, d’adresse & d’esprit, & qu’enfin réduits à rougir de notre raison même, nous ne saurions bientôt plus que croire ni que penser.

Mais les objections...sans doute il y en a d’insolubles pour nous & beaucoup, je le sais. Mais encore un coup donnez moi un systême ou il n’y en ait pas, ou dites moi, comment je dois me déterminer. Bien plus; par la nature de mon systême, pourvu que mes preuves directes soient bien établies, les difficultés ne doivent pas m’arrêter; vu l’impossibilité où je suis, moi être mixte, de raisonner exactement sur les esprits purs & d’en observer suffisamment la nature. Mais vous matérialiste, qui me parlez d’une substance unique, palpable & soumise par sa nature à l’inspection des sens, vous êtes obligé non-seulement de ne me rien dire que de clair, de bien prouvé, mais de résoudre toutes mes difficultés d’une façon pleinement satisfaisante, parce que nous possédons vous [124] & moi tous les instrumens nécessaires à cette solution. Et par exemple, quand vous faites naître la pensée des combinaisons de la matiere, vous devez me montrer sensiblement ces combinaisons & leur résultat par les seules loix de la physique & de la mécanique, puisque vous n’en admettez point d’autres. Vous Epicurien, vous composez l’ame d’atômes subtils. Mais qu’appellez-vous subtils, je vous prie? Vous savez que nous ne connoissons point de dimensions absolues, & que rien n’est petit ou grand que relativement à l’oeil qui le regarde. Je prends par supposition, un microscope suffisant & je regarde un de vos atômes. Je vois un grand quartier de rocher crochu. De la danse & de l’accrochement de pareils quartiers j’attends de voir résulter la pensée. Vous Moderniste, vous me montrez une molécule organique. Je prends mon microscope, & je vois un dragon grand comme la moitié de ma chambre: j’attends de voir se mouler & s’entortiller de pareils dragons jusqu’à ce que je voye résulter dur tout un être non-seulement organisé mais intelligent; c’est-à-dire un être non aggrégatif & qui soit rigoureusement un, &c. Vous me marquiez, Monsieur, que le monde s’étoit fortuitement arrangé comme la République Romaine. Pour que la parité fût juste, il faudroit que la République Romaine n’eût pas été composée avec des hommes, mais avec des morceaux de bois. Montrez-moi clairement & sensiblement la génération purement matérielle du premier être intelligent; je ne vous demande rien de plus.

Mais si tout est l’oeuvre d’un Être intelligent, puissant bienfaisant; d’où vient le mal sur la terre? Je vous avoue que [125] cette difficulté si terrible ne m’a jamais beaucoup frappé; soit que je ne l’aye pas bien conçue, soit qu’en effet elle n’ait pas toute la solidité qu’elle paroît avoir. Nos philosophes se sont élevés contre les entités métaphysiques, & je ne connois personne qui en fasse tant. Qu’entendent-ils par le mal? qu’est-ce que le mal en lui-même? où est le mal, relativement à la nature & à son Auteur? L’univers subsiste, l’ordre y regne & s’y conserve; tout y périt successivement, parce que telle est la loi des êtres matériels & mus; mais tout s’y renouvelle & rien n’y dégénere; parce que tel est l’ordre de son Auteur, & cet ordre ne se dément point. Je ne vois aucun mal à tout cela. Mais quand je souffre, n’est-ce pas un mal? Quand je meurs, n’est-ce pas un mal? Doucement: je suis sujet à la mort, parce que j’ai reçu la vie. Il n’y avoir pour moi qu’un moyen de ne point mourir; c’étoit de ne jamais naître. La vie est un bien positif, mais fini, dont le terme s’appelle mort. Le terme du positif n’est pas le négatif, il est zéro. La mort nous est terrible, & nous appellons cette terreur un mal. La douleur est encore un mal pour celui qui souffre, j’en conviens. Mais la douleur & le plaisir étoient les seuls moyens d’attacher un être sensible & périssable à sa propre conservation, & ces moyens sont ménagés avec une bonté digne de l’Etre suprême. Au moment même que j’écris ceci, je viens encore d’éprouver combien la cessation subite d’une douleur aiguë est un plaisir vif & délicieux. M’oseroit-on dire que la cessation du plaisir le plus vis soit une douleur aigue? La douce jouissance de la vie est permanente; il suffit pour la goûter de ne pas souffrir. La douleur n’est qu’un avertissement, importun, [126] mais nécessaire, que ce bien qui nous est si cher est en péril. Quand je regardois de près à tout cela, je trouvai, je prouvai peut-être, que le sentiment de la mort & celui de la douleur est presque nul dans l’ordre de la nature. Ce sont les hommes qui l’ont aiguisé. Sans leurs rafinemens insensés, sans leurs institutions barbares les maux physiques ne nous atteindroient, ne nous affecteroient gueres, & nous ne sentirions point la mort.

Mais le mal moral! autre ouvrage de l’homme, auquel Dieu n’a d’autre part que de l’avoir fait libre & en cela semblable n’à lui. Faudra-t-il donc s’en prendre à Dieu des crimes d’hommes & des maux qu’ils leur attirent? Faudra-t-il en voyant un champ de bataille lui reprocher d’avoir créé tant de jambes & de bras cassés?

Pourquoi, direz-vous, avoir fait l’homme libre, puisqu’il devoit abuser de si liberté? Ah, Monsieur de * * *, s’il exista jamais un mortel qui n’en ait pas abusé, ce mortel seul honore plus l’humanité que tous les scélérats qui couvrent la terre ne la dégradent. Mon Dieu! donne-moi des vertus, & me place un jour auprès des Fenelons, des Catons, des Socrates. Que m’importera le reste du genre-humain? Je ne rougirai point d’avoir été homme.

Je vous l’ai dit, Monsieur, il s’agit ici de mon sentiment, non de mes preuves & vous ne le voyez que trop. Je me souviens d’avoir jadis rencontré sur mon chemin cette question de l’origine du mal & de l’avoir effleurée; mais vous n’avez point lu ces rabâcheries, & moi je les ai oubliées: nous avons très-bien fait tous deux. Tout ce que je sais est que [127] la facilité que je trouvois à les résoudre, venoit de l’opinion que j’ai toujours eue de la co-existence éternelle de deux principes, l’un actif, qui est Dieu; l’autre passif, qui est la matiere, que l’être actif combine & modifie avec une pleine puissance, mais pourtant sans l’avoir créée & sans la pouvoir anéantir. Cette opinion m’a fait huer des philosophes à qui je l’ai dite: ils l’ont décidée absurde & contradictoire. Cela peut être, mais elle ne m’a pas paru telle, & j’y ai trouvé l’avantage d’expliquer sans peine & clairement à mon gré tant de questions dans lesquelles ils s’embrouillent; entr’autres celle vous m’avez proposée ici comme insoluble.

Au reste, j’ose croire que mon sentiment peu pondérant sur toute autre matiere, doit l’être un peu sur celle-ci, & quand vous connoîtrez mieux ma destinée, quelque jour vous direz peut-être, en pensant à moi: quel autre a droit d’agrandir la mesure qu’il a trouvée aux maux que l’homme souffre ici-bas.

Vous attribuez à la difficulté de cette même question dont le fanatisme & la superstition ont abusé, les maux que les religions ont causés sur la terre. Cela peut être, & je vous avoue même que toutes les formules en matiere de foi ne me paroissent qu’autant de chaînes d’iniquité, de fausseté, d’hypocrisie & de tyrannie. Mais ne soyons jamais injustes, & pour aggraver le mal n’ôtons pas le bien. Arracher toute croyance en Dieu du coeur des hommes, c’est y détruire toute.C’est opinion, Monsieur, peut-être elle est fausse, mais tant que c’est la mienne je ne serai point allez lâche pour vous la dissimuler.

Faire le bien est l’occupation la plus douce d’un homme [128] bien né. Sa probité, sa bienfaisance ne sont point l’ouvrage de ses principes, mais celui de son bon naturel. Il cede à ses penchans en pratiquant la justice, comme le méchant cede aux liens en pratiquant l’iniquité. Contenter le goût qui nous porte à bien faire est bonté, mais non pas vertu.

Ce mot de vertu signifie force. Il n’y a point de vertu sans combat, il n’y en a point sans victoire. La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à l’être en triomphant de ses passions, en régnant sur son propre cœur. Titus rendant heureux le peuple romain, versant par-tout les grâces & les bienfaits, pouvoir ne pas perdre un seul jour & n’être pas vertueux: il le fut certainement en renvoyant Bérénice. Brutus faisant mourir ses enfans pouvoit n’être que juste. Mais Brutus étoit un tendre pere; pour faire son devoir il déchira entrailles, & Brutus fut vertueux.

Vous voyez ici d’avance la question remise à son point. Ce divin simulacre dont vous me parlez s’offre à moi sous une image qui n’est pas ignoble, & je crois sentir à l’impression que cette image fait dans mon coeur la chaleur qu’elle est capable de produire. Mais ce simulacre enfin n’est encore qu’une de ces entités métaphysiques dont vous ne voulez pas que les hommes se fassent des Dieux. C’est un pur objet de contemplation. Jusqu’où portez-vous l’effet de cette contemplation sublime? Si vous ne voulez qu’en tirer un nouvel encouragement pour bien faire, je suis d’accord avec vous: mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Supposons votre coeur honnête en proie aux passions les plus terribles, dont vous n’êtes à l’abri, puisqu’enfin vous êtes homme. Cette image qui dans [129] le calme s’y peint si ravissante, n’y perdra-t-elle rien de ses charmes & ne s’y ternira-t-elle point au milieu des flots? Ecartons la supposition décourageante & terrible des périls qui peuvent tenter la vertu mise au désespoir. Supposons seulement qu’un coeur trop sensible brûle d’un amour involontaire pour la fille ou la femme de son ami, qu’il soit maître de jouir d’elle entre le Ciel qui n’en voit rien, & lui qui n’en veut rien dire à personne; que sa figure charmante l’attire ornée de tous les attraits de la beauté & de la volupté; au moment où ses sens enivrés sont prêts à se livrer à leurs délices, cette image abstraite de la vertu viendra-elle disputer son coeur à l’objet réel qui le frappe? Lui paroîtra-t-elle en cet instant la plus belle? L’arrachera-t-elle des bras de celle qu’il aime pour se livrer à la vaine contemplation d’un fantôme qu’il fait être sans réalité? Finira-t-il comme Joseph, & laissera-t-il son manteau? Non, Monsieur, il fermera les yeux, & succombera. Le croyant, direz-vous, succombera de même. Oui, l’homme foible; celui, par exemple, qui vous écrit: mais donnez-leur à tous deux le même degré de force, & voyez la différence du point d’appui.

Le moyen, Monsieur, de résister à des tentations violentes quand on peut leur céder sans crainte, en se disant, à quoi bon résister? Pour être vertueux le philosophe a besoin de l’être aux yeux des hommes: mais sous les yeux de Dieu le juste est bien fort. Il compte cette vie & ses biens & ses maux & toute sa gloriole pour si peu de chose! il apperçoit tant au-delà! Force invincible de la vertu, nul ne te connoît que celui qui sent tout son être, & qui fait qu’il n’est pas au [130] pouvoir des hommes d’en disposer! Lisez-vous quelquefois la République de Platon? Voyez dans le second dialogue avec quelle énergie l’ami de Socrate, dont j’ai oublié le nom, lui peint le juste accablé des outrages de la fortune & des injustices des hommes, diffamé, persécuté, tourmenté, en proie à tout l’opprobre du crime, & méritant tous les prix de la vertu, voyant déjà la mort qui s’approche & sûr que la haine des méchans n’épargnera pas sa mémoire, quand ils ne pourront plus rien sur sa personne. Quel tableau décourageant, si rien pouvoit décourager la vertu! Socrate lui-même effrayé s’écrie, &croit devoir invoquer les Dieux avant de répondre; mais sans l’espoir d’une autre vie, il auroit mal répondu pour celle-ci. Toutefois, dût-il finir pour nous à la mort, ce qui ne peut être si Dieu est juste & par conséquent s’il existe, l’idée seule de cette existence seroit encore pour l’homme un encouragement à la vertu & une consolation dans ses miseres, dont manque celui qui se croyant isolé dans cet univers, ne sent au fond de son coeur aucun confident de ses pensées. C’est toujours une douceur dans l’adversité d’avoir un témoin qu ne l’a pas méritée; c’est un orgueil vraiment digne de la vertu de pouvoir dire à Dieu: Toi qui lis dans mon coeur, tu vois que j’use en ame sorte & en homme juste de la liberté que tu m’as donnée. Le vrai croyant qui se sent par-tout sous l’oeil éternel, aime à s’honorer à la face du Ciel d’avoir rempli ses devoirs sur la terre.

Vous voyez que je ne vous ai point disputé ce simulacre que vous m’avez présenté pour unique objet des vertus du sage. Mais, mon cher Monsieur, revenez maintenant à vous [131] & voyez combien cet objet est inalliable, incompatible avec vos principes. Comment ne sentez-vous pas que cette même loi de la nécessité qui seule régle, selon vous, la marche du monde & tous les événemens, régle aussi toutes les actions des hommes, toutes les pensées de leurs têtes, tous les sentimens de leurs coeurs, que rien n’est libre, que tout est forcé, nécessaire, inévitable, que tous les mouvemens de l’homme dirigés par la matiere aveugle ne dépendent de sa volonté que parce que sa volonté même dépend de la nécessite: qu’il n’y a par conséquent ni vertus ni vices, ni mérite ni démérite, ni moralité dans les actions humaines, & que ces mots d’honnête homme ou de scélérat doivent être pour vous totalement vide de sens. Ils ne le sont pas, toutefois, j’en suis très-sûr. Votre honnête coeur en dépit de vos argumens réclame contre votre triste philosophie. Le sentiment de la liberté, le charme de la vertu se sont sentir à vous malgré vous, & voilà comment de toutes parts cette sorte & salutaire voix du sentiment intérieur rappelle au sein de la vérité & de la vertu tout homme que sa raison mal conduite égare. Bénissez, Monsieur, cette sainte & bienfaisante voix qui vous ramene aux devoirs de l’homme que la philosophie à la mode finiroit par vous faire oublier. Ne vous livrez à vos argumens que quand vous les sentez d’accord avec le dictamen de votre conscience, & toutes les fois que vous y sentirez de la contradiction, soyez sûr que ce sont eux qui vous trompent.

Quoique je ne veuille pas ergoter avec vous ni suivre pied à pied vos deux lettres, je ne puis cependant me refuser un mot à dire sur le parallele du sage Hébreu & du sage Grec. [132] Comme admirateur de l’un & de l’autre, je ne puis gueres être suspect de préjugés en parlant d’eux. Je ne vous crois pas dans le même cas. Je suis peu surpris que vous donniez au second tout l’avantage. Vous n’avez pas assez fait connoissance avec l’autre, & vous n’avez pas pris assez de soin pour dégager ce qui est vraiment à lui, de ce qui lui est étranger & qui le défigure à vos yeux, comme à ceux de bien d’autres gens qui, selon moi, n’y ont pas regardé de plus près que vous. Si Jésus fût né à Athenes & Socrate à Jérusalem, que Platon & Xénophon eussent écrit la vie du premier, Luc & Matthieu celle de l’autre, vous changeriez beaucoup de langage, & ce qui lui fait tort dans votre esprit, est précisément ce qui rend son élévation d’ame plus étonnante & plus admirable, savoir, sa naissance en Judée chez le plus vil peuple qui peut-être existât alors, au lieu que Socrate, né chez le plus instruit & le plus aimable, trouva tous les secours dont il avoit besoin pour s’élever aisément au ton qu’il prit. Il s’éleva contre les Sophistes comme Jésus contre les Prêtres, avec cette différence que Socrate imita souvent ses antagonistes, & que si sa belle & douce mort n’eût honoré sa vie, il eût passé pour un sophiste comme eux. Pour Jésus, le vol sublime que prit sa grande ame l’éleva toujours au-dessus de tous les mortels, & depuis l’âge de douze ans jusqu’au moment qu’il expira dans la plus cruelle ainsi que dans la plus infâme de toutes les morts, il ne se démentit pas un moment. Son noble projet étoit de relever son peuple, d’en faire derechef un peuple libre & digne de l’être; car c’étoit par-là qu’il falloit commencer. L’étude profonde qu’il fit de la loi de Moïse, ses [133] efforts pour en réveiller l’enthousiasme & l’amour dans les coeurs montrerent son but, autant qu’il étoit possible, pour ne pas effaroucher les Romains. Mais ses vils & lâches compatriotes au lieu de l’écouter le prirent en haine, précisément à cause de son génie & de sa vertu qui leur reprochoient leur indignité. Enfin ce ne fut qu’après avoir vu l’impossibilité d’exécuter son projet qu’il l’étendit dans sa tête, & que, ne pouvant faire par lui-même une révolution chez son peuple, il voulut en faire une par ses disciples dans l’univers. Ce qui l’empêcha de réussir dans son premier plan, outre la bassesse de son peuple incapable de toute vertu, fut la trop grande douceur de son propre caractere; douceur qui tient plus de l’ange & du Dieu que de l’homme, qui ne l’abandonna pas un instant, même sur la croix, & qui fait verser des torrens de larmes à qui sait lire sa vie comme il faut, à travers les fatras dont ces pauvres gens l’ont défigurée. Heureusement ils ont respecté & transcrit fidellement ses discours qu’ils n’entendoient pas; ôtez quelques tours orientaux ou mal rendus, on n’y voit pas un mot qui ne soit digne de lui, & c’est-là qu’on reconnoît l’homme divin, qui, de si piétres disciples, a fait pourtant dans leur grossier mais fier enthousiasme, des hommes éloquens & courageux.

Vous m’objectez qu’il a fait des miracles. Cette objection seroit terrible si elle étoit juste. Mais vous savez, Monsieur, ou du moins vous pourriez savoir que, selon moi, loin que Jésus ait fait des miracles, il a déclaré très-positivement qu’il n’en seroit point, & a marqué un très-grand mépris pour ceux qui en demandoient.

Que de choses me resteroient à dire! Mais cette lettre est [134] énorme. Il faut finir. Voici la derniere sois que je reviendrai sur ces matieres. J’ai voulu vous complaire, Monsieur, je ne m’en repens point; au contraire, je vous remercie de m’avoir fait reprendre un fil d’idées presque effacées, mais dont les restes peuvent avoir pour moi leur usage dans l’état où je suis.

Adieu, Monsieur, souvenez-vous quelquefois d’un homme que vous auriez aimé, je m’en flatte, quand vous l’auriez mieux connu, & qui s’est occupé de vous dans des momens où l’on ne s’occupe gueres que de soi-même.

FIN.

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