[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

[305]

LETTRE
Aux Rédacteurs du Journal de Paris sur la Note précédente

MESSIEURS,

Aussi-tôt après la mort de Jean-Jaques Rousseau, on a imprimé qu’il étoit un artificieux scélérat.

S’il nous a trompés, quel homme devenant son accusateur ne nous seroit pas suspect? Avant de le traiter de fourbe, il faut avoir durant soixante ans, prouvé aux yeux de tout l’univers, qu’on ne l’est pas soi-même. Quiconque voudra lui contester sa vertu, nous doit de la sienne de bien puissans témoignages; & ceux qui avec un trait de plume veulent flétrir sa réputation, seront forcés d’avouer qu’il n’est personne au monde qui puisse se croire à l’abri d’un attentat si commode.

M. Pierre Rousseau, rédacteur du Journal de Bouillon, semble l’accuser aujourd’hui, non d’artifice, mais d’une sorte imposture, & voici sa preuve.

En 1750, il reçut une lettre signée Grenet ou Garnier, adressée à M. Rousseau, Auteur à Paris, conçue à-peu-près ainsi:

M. je vous ai envoyé la musique du Devin du Village, dont vous ne m’avez pas accusé la réception. Vous m’avez promis d’autres paroles; je voudrois bien les avoir, parce que je vais passer quelque tems à la campagne, où je travaillerai, quoique ma santé soit toujours chancelante. En 1753 Jean-Jaques donne le Devin du Village. M. Duclos [306] est instruit du prétendu quiproquo; il paroît desirer quelque preuve, mais la lettre de Grenet ou Garnier a passé aux papiers inutiles.

On écrit à Lyon. Il résulte de la réponse, que le Musicien dont on demande des nouvelles, est mort depuis deux ans.

Par la suite, le Journaliste de Bouillon élevé à ce sujet des doutes; il les réitere; il rencontre Jean-Jaques qui garde le plus parfait silence.

Et tout cela paroît tendre à démontrer que Jean-Jaques a volé le Devin du Village.

J’ignore parfaitement quel peut-être le motif de M. Pierre Rousseau, dans cette affaire; j’ignore s’il a existé un Grenet ou Garnier; si cet être incertain a écrit la prétendue lettre; mais supposons tout cela vrai: je puis, ce me semble, opposer mes doutes à ceux de M. Pierre Rousseau, quand il oppose les siens a une possession qui, depuis trente années, n’a encore été contestée que par lui.

Or, Messieurs, il me paroît douteux 1°. que vos lecteurs agissent autrement que M. Duclos, & qu’ils veuillent juger sans preuve.

2°. Il me paroît douteux qu’un à-peu-près, rende fidellement le sens d’une lettre reçue il y a trente ans; car la moindre altération seroit ici très-importante: si par exemple, au lieu de lire d’autres paroles, on lisoit des paroles, le cas deviendroit moins grave.

3°. Il me paroît douteux qu’un Musicien habitant une ville telle que Lyon, doué d’assez d’intelligence pour composer la musique du Devin, dans la relation qui existe de toute [307] nécessite, entre les deux compositeurs du même ouvrage, soit assez inepte pour adresser bêtement sa lettre à M. Rousseau, Auteur à Paris. Ce conte puérile est calqué sur une balourdise comme, & depuis long-tems les Parisiens l’ont attribuée à des campagnards.

4°. Si tout autre avoir reçu une lettre si singuliérement suscrite, il eût au moins présumé que la musique envoyée sous la même adresse, avoit eu le même sort, & que J. J. musicien de profession, pouvoit très-bien l’avoir refaite après trois ans d’attente inutile; lui qui a bien fait le Dictionnaire de musique sans contredit.

5°. La mort d’un homme ne prouve pas qu’on l’ait volé, au lieu que cette mort arrivée à point nommé, établit un doute voilent sur une lettre égarée si mal à propos. Pourquoi M. Grenet ou Garnier n’a-t-il dit mot à personne de son ouvrage, ni de ses espérances? Pourquoi n’a-t-il pas laissé d’esquisses même imparfaites? S’il n’avoit été que chargé de faire représenter l’opéra, toujours en supposant la lettre vraie, cette bévue seroit cruelle.

6°. M. Pierre Rousseau; élevé à deux reprises des doutes dans son Journal, dont il adresse un exemplaire à Jean-Jaques.

D’abord, au lieu d’élever simplement ses doutes, il en faloit nettement rapporter la pitoyable cause; ensuite, il n’est pas sûr que l’Auteur d’Emile ait pris la peine de lire le Journal de Bouillon.

7°. M. Pierre Rousseau a depuis rencontré plusieurs fois Jean-Jaques lequel a toujours gardé le silence: & cette indifférence apparemment a choqué M. Pierre Rousseau; mais elle n’établit [308] aucune présomption raisonnable contre Jean-Jaques qui a paru s’inquiéter si peu des doutes du Journaliste.

[8°.] Pourquoi, dit encore celui-ci, réclame-t-il la musique du Devin du Village dans un ouvrage qui ne devoit paroître qu’après sa mort? Et pourquoi le Journaliste de Bouillon veut-il qu’on ne réclame pas après sa mort ce qu’on s’est attribué toute sa vie?

9°. Mais, ajoute-t-il, si Jean-Jaques est auteur de la premiere musique du Devin du Village, pourquoi la seconde est-elle si médiocre?

Je pourrois, à mon tour, demander à M. Pierre Rousseau en quoi cette derniere lui a paru si médiocre; je pourrois lui demander, par quelle raison il exige que de deux musiques, faites sur les mêmes paroles, l’une dans le premier feu de la composition poëtique, l’autre dans un âge avancé; l’une dans une obscurité paisible, l’autre dans les chagrins d’une gloire persécutée; l’une avec le desir de charmer dans un nouvel art & dans un nouveau genre, l’autre avec la douleur d’avoir trop bien réussi, pourquoi, dis-je, M. Pierre Rousseau voudroit-il exiger que la derniere fût la meilleure?

Vous témoignez, Messieurs, pour l’admirable Genevois une si parfaite vénération, que j’ose vous prier de déposer dans votre Journal, des réflexions qui ont moins pour objet d’établir en sa faveur, une défense surabondante, que de montrer combien ses adversaires sont quelquefois mal-adroits, & combien leur acharnement est coupable. J’ai l’honneur d’être &c.

Signé le FEBVRE Auteur du nouveau Solfége. [Louis François Henri Lefébvre, Nouveau Solfége, 1780]

FIN.

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