[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

LETTRE D’UNE ANONYME,
A UN ANONYME,
OU PROCÈS DE L’ESPRIT
ET DU COEUR DE M. D’ALEMBERT

[20 Mai 1779. == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 413-445.]

[413]

LETTRE D’UNE ANONYME,
A UN ANONYME,
OU PROCÈS DE L’ESPRIT
ET DU COEUR DE M. D’ALEMBERT

AVEC LES PIECES JUSTIFICATIVES.

Nous voici, Monsieur, au moment du triomphe des notes. Aujourd’hui les auteurs négligent le corps de leurs écrits; & rejettent dans les notes, ce qu’ils imaginent de plus saillant: c’est-là sur-tout qu’ils parlent de J. J. Rousseau; & comme parler de lui, quand on est Encyclopédiste, Académicien* [* Il faut pourtant excepter le courageux auteur de cette épitaphe, si simple, si noble, si touchante, & qui convient si bien à son sujet.

Entre ces peupliers paisibles,

Repose Jean-Jaques Rousseau:

Approchez coeurs droits & sensibles,

Votre ami dort sous ce tombeau,

C’est au nouvel Académicien qu’il appartient de faire, & de mériter des éloges.] &c. &c. &c. c’est le diffamer, il ne fort plus d’ouvrages du redoutable attelier de ces Messieurs, qui ne contiennent quelques notes consacrées à la diffamation de ce grand homme. MM. Diderot & l’éditeur Négeon étoient dignes de donner [414] cet exemple; M. d’Alembert s’est senti digne de le suivre. C’est ce qu’il a fait en nous donnant l’Eloge de mylord Maréchal, dont la plus grande partie du public avoir ignoré l’existence. Quand je dis en nous donnant, cela est rigoureusement vrai, Monsieur: vous en serez convaincu, quand vous saurez de quelle maniere cet Eloge m’est parvenu: aussi bien est-elle trop plaisante pour que je ne vous la raconte pas. L’envie de le lire m’ayant été inspirée par quelqu’un qui vouloit, savoir ce que j’en penserois, je priai une de mes amies de me le prêter, lui promettant de lui rendre aussi-tôt qu’elle l’exigeroit. Oh! pour cela, me répondit-elle, vous pouvez en disposer: cet Eloge ne se prête pas; il se donne: la personne de qui je l’avois emprunté me l’a laisse; je vous le laisse; & je ne doute pas que vous n’en fassiez autant en faveur du premier curieux qui vous l’empruntera. Je ne sais où s’arrêtera cette originale circulation: j’envoie la brochure circulante à cent lieues, où probablement elle n’auroit pas été sans moi: mais je l’ai lue avant de lui laisser remplir sa vagabonde destinée. Oui, Monsieur, lue toute entiere; j’ai tenu bon contre l’ennui; car j’avoue, à ma honte, qu’elle m’en a causé un mortel; & que sans l’empire que la curiosité a sur les femmes, je n’aurois pu le surmonter. Mais je voulois voir quel ton le tendre académicien donneroit à ses regrets, sur la mort d’un homme qui l’honoroit de son amitié; & qui lui avoir envoyé des indulgences par douzaines. Quel bienfait! Aussi je vous laisse à juger de sa reconnoissance: car il faut bien se garder de le croire dans le cas des fripons, qui parlent de probité. Me rappellant qu’il avoir fait confidence à toute l’Europe (c’étoit [415] du moins son intention), de la larme qu’il avoir versée sur le tombeau de Madame Geoffrin, je voulois encore voir, combien il en verseroit sur celui d’un ami tout autrement recommandable; je me préparois à les calculer......Je n’y en ai pas trouvé une seule; & dans le premier moment de ma surprise, je me suis écriée, ne pleure-t-on que les gens chez qui on dîne!

Il est bien singulier, Monsieur, que l’auteur de cet Eloge en ayant déjà fait beaucoup d’autres, (qui, si je ne me trompe, n’entreront pas dans le sien) n’ait pas vu qu’il n’avoit pas rempli son titre, & que ce qu’il publioit méritoit, tour au plus, celui de notice pour servir aux mémoires de la vie de mylord Maréchal. Un Biographe doit à la vérité, de rassembler tous les traits avantageux ou non, qui peuvent compléter le portrait de l’homme qu’il veut peindre: mais il me semble, qu’un panégyriste ne doit exposer à nos regards, que les traits propres à faire valoir l’homme qu’il veut nous faire admirer. M. d’Alembert ne pense vrai semblablement pas ainsi: il raconte des minuties qui ne tirent à aucune conséquence pour le caractere de mylord Maréchal. Ce n’est pas tout, il dit des choses qui, sans sa réputation de philosophe exempt de toutes superstitions, seroient douter, s’il a voulu faire l’éloge, ou la critique de ce respectable vieillard. En voici une, entr’autres. Il prenoit indifféremment ses domestiques dans toutes les nations, catholiques ou hérétiques, chrétiens ou infideles: il y eut même un tems où pas un de ceux qui le servoient n’étoit baptisé. De bonne soi, M. d’Alembert petit-il croire que cette indifférence absolue pour toutes les religions soit un grand mérite aux yeux de la majeure partie des hommes? Ou n’a-t-il [416] voulu acquérir à Mylord que la vénération des prétendus esprits-forts? Et le vox populi, vox Dei, dont son héros fait une application si heureuse!...... Pour moi, Monsieur, je pense que cette circonstance étoit fort bonne à supprimer: je pense encore que si nos François (que M. d’Alembert a l’air de croire tous à Paris) trouvent de l’affectation dans un choix, c’est sur-tout dans celui des propos qu’il cite: je pense encore que cet Eloge est si gréle, si décharné, si vide de choses, qu’il n’est pas possible que l’auteur n’ait pas senti qu’il n’avoit pas été assez avant dans la confiance de Mylord, dont le véritable mérite étoit d’ailleurs de nature à lui échapper pour avoir autant de matériaux qu’en exige un Eloge public; & cela me conduit à penser encore, qu’il n’a célébré George Keith, que pour avoir un prétexte d’insulter à la mémoire de J. J. Rousseau, qu’il n’eût osé attaquer en son propre nom: car il n’y a qu’un desir immodéré de nuire, qui ait pu l’emporter chez lui, sur la crainte de compromettre ses talens.

Si je médis un peu de M. d’Alembert, Monsieur, ce n’est pas sans un regret tout aussi sincere que celui qu’il éprouve en calomniant Jean-Jaques: & j’ai pour vaincre ce douloureux sentiment, des motifs bien plus pressans que le circonspect Machiaveliste. Je ne fais point l’Eloge de Jean-Jaques, (nous en avons vingt-deux volumes, & nous en attendons encore d’autres), c’est son apologie que j’entreprends: je ne puis donc le disculper, qu’en inculpant son accusateur. Mais la gloire de Mylord ne dépendant point de l’avilissemnet de son obligé, cet accusateur n’a pu se charger de ce rôle que pour le plaisir qu’il y prenoit. Aussi avec quel succès il le joue!

[417] Une personne très-estimable, nous dit le grand référendaire de la philosophie,* [*Expression empruntée de la piquante analyse que M. Fréron (bon appréciateur des auteurs & des ouvrages, & de plus fort honnête homme) a faire de cet insipide éloge. Année littéraire No. 12.] que Mylord honoroit avec justice de son amitié & de sa confiance nous a écrit ces propres paroles. «Mylord m’avoit donné sa correspondance avec Rousseau en me recommandant de ne l’ouvrir qu’après sa mort.... Je dois cette justice à sa mémoire, que malgré les justes sujets de plainte qu’il avoit contre Rousseau,* [*Il y a bien de la justice dans cette citation là. Mais ce n’est pas moi qui l’y mets, Monsieur, ce n’est pas là de la mienne.] jamais je ne lui ai entendu dire un mot qui fût à son désavantage; il me montra seulement la derniere lettre qu’il en reçut, & me conta historiquement l’affaire de la pension.» Cette lettre (ajoute la même personne) étoit remplie d’injures.....

Rousseau qui a demandé au roi d’Angleterre comme une faveur, de vouloir bien suspendre l’effet de sa bienveillance pour lui, jusqu’à ce qu’il eût éclairci ses soupçons sur le caractere de l’équivoque ami qui la lui avoir procurée, auroit continué à jouir des bienfaits de mylord Maréchal, dans un tems où il se seroit cru en droit de lui écrire des injures!..... Rousseau, qui n’a jamais écrit d’injures à M. d’Alembert, en auroit écrit à mylord Maréchal!.....Pour persuader d’aussi étranges choses, il faut les prouver; & comment les prouve-t-on? Ce n’eut pas en disant, une personne très-estimable, &c. C’est en la nommant, afin que le public puisse juger si elle est très-estimable, ce qu’il n’est ni autorisé, ni porté à croire [418] sur la parole de M. d’Alembert. Et comment trouvez-vous, Monsieur, que Mylord montre une lettre remplie d’injures qu’il a reçue de Jean-Jaques, à une personne très-estimable en lui recommandant de n’ouvrir qu’après sa mort sa correspondance avec ce même Jean-Jaques!...... C’étoit donc pour lui Mylord, que l’ouverture de cette correspondance pouvoit être dangereuse?* [*On essayeroit en vain de retorquer cet argument contre Rousseau, relativement à ses Mémoires. Il s’étoit engagé à ne rien publier, tant qu’il seroit en France où il est mort; il a rendu ses Mémoires aussi publics qu’il le pouvoit, sans manquer à son engagement, puisqu’il les a lus à un grand nombre de personnes, entre lesquelles on compte un Roi, & plusieurs Princes. En pareil cas, le rang des auditeurs tire bien à quelque conséquence] Car enfin qu’auroit-elle pu contenir de plus désavantageux au philosophe Genevois, que la démonstration de son ingratitude? Il y a, ce me semble, dans la précaution qu’on prête au bon Mylord, moins de bonté, que de prudence: & comment trouvez-vous encore l’agréable contraste que fait le legs de la montre, trop médiocre en lui-même, pour pouvoir être pris pour autre chose que pour un marque d’amitié, avec le dépôt de cette correspondance mis en réserve à dessein de déshonorer le légataire?* [*Voilà le George Keith de M. d’Alembert. Oh connoîtra le véritable.]

J’aurois bien encore quelques observations à vous faire sur d’autres passages médiocrement honorables à la mémoire de Mylord: mais retenue par sa qualité d’ami de Jean-Jaques, je ne veux pas indiquer ce que peut-être tout le monde n’pas vu. On a si superficiellement lu cet Eloge! Voici pourtant ce que M. d’Alembert appelle un tribut (à la vérité bien doux),* [*Doux à quoi? à recevoir, ou défendre à payer.] qu’exige de lui, l’amitié dont mylord Maréchal [419] l’honoroit! L’infortuné Mylord! Il faudroit le défendre contre celui qui s’est chargé de le louer.

Sure de vous intéresser, en vous entretenant de votre ami, du mien, de celui de tous les cœurs droits & sensibles, j’espere que vous me pardonnerez de vous tant parler de son ennemi. Oui, Monsieur, je le répete, de son ennemi: tout modeste qu’est M. d’Alembert, je le défie de nier que ce superbe titre ne lui convienne. Dès le tems où on posa les fondemens du fameux édifice de l’Encyclopédie, il disoit à ses connoissances intimes en parlant de son vertueux coopérateur, je ne sais ce que m’a fait cet homme, mais, je ne le saurois souffrir; il a une maniere d’être qui m’est insupportable. Je le sais bien moi, ce qu’il lui avoit fait; il lui avoit fait ombrage; il le lui faisoit encore; il s’annonçoit de façon à le lui faire toujours. Mais n’osant avouer le principe de sa haine, il ne lui en assignoit aucun: car il n’y avoit pas moyen de dire alors, comme à présent, il est triste qu’après tant de marques d’estime & d’intérêt données à M. Rousseau, le bienfaisant & paisible Mylord, qui auroit pu s’attendre à l’amitié, n’ait pas même éprouvé la reconnoissance. Quelqu’envie qu’on ait de calomnier, encore faut-il être secondé par les circonstances.

Je sens, Monsieur, que l’amenité philosophique dont je viens de vous amuser, ne peut que fortifier la répugnance que vous a inspirée pour son auteur, la réponse sans réplique,* [*On en trouve la raison, dans un dicton trop trivial pour être rapporté.] qui termine l’Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau; & je gémis de ce mauvais effet. Au moins n’est-il pas produit par une imputation hasardée; [420] vous devez en être convaincu; il ne doit vous rester aucun doute sur la louable franchise qui regne dans l’aveu qu’a fait M. d’Alembert à ses familiers, de son aversion pour l’offusquant Genevois; vous en avez trouvé plus d’une preuve da le verbeux Eloge qui fait le sujet de cette lettre très-verbeuse aussi, & pour cause: ce seroit bien se moquer qu’une femme babillât moins qu’un Académicien: il faut en tout observer, les convenances. D’après cette regle, je vous dirai, & ce qu’il nous a déjà dit, & ce qu’il s’est bien gardé de nous dire. Vous lui avez donné peu d’attention, je le sais: cependant comme il y a des choses qui nous frappent en dépit de notre volonté, vous aurez surement remarqué les jolies plaisanteries que contient la vingtieme page. Que de sel, de finesse, de grâces, & de légèreté!.....Le noble courroux qui a dicté l’épithete coupable, employée à la seconde ligne de la page cinquantieme & l’édifiante générosité qui vient enchaîner ce courroux, ne vous auront sans doute pas échappé.....Ces deux endroits ne vous ont-ils pas rappellé les LVI & LXV. fables du charmant La Fontaine? Quant à moi, j’ai cru voir le SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇOISE donner la patte à M. Diderot, & alonger un coup de pied à Jean-Jaques.

C’est grand dommage, Monsieur, que la vérité des faits soit incommensurable! Sans cela l’exactitude des conteurs géometres nous consoleroit de leur pesanteur. M. d’Alembert ne nous diroit pas, le philosophe Genevois lui écrivit un jour (à Mylord) qu’il étoit content de son sort, mais qu’il gémissoit sur les malheurs dont sa femme étoit menacée en cas qu’elle vînt à le perdre; qu’il vouloit seulement lui procurer par son travail [421] 6oo liv. de rente. Mylord Maréchal se fit un plaisir de donner à cette lettre le sens que lui suggéroient l’élévation & la bonté de son ame; il assura au mari & à la femme la rente qui manquoit à leur bonheur. Or il faut que vous sachiez, Monsieur, que ce fut dès 1765 que Mylord constitua entre les mains de M. Du Peyrou, sur, la tête de Jean-Jaques, six cents livres de rente viagere, dont QUATRE SEULEMENT étoient reversibles à Mlle. le Vasseur, qui en jouit à présent sous le titre de Mde. Rousseau, qu’elle n’obtînt qu’en 1769. Il est donc impossible, que ce bienfait ait été provoqué par les gémissemens de Jean-Jaques sur le sort à venir de sa femme, puisqu’il n’en avoit point encore, lorsqu’il accepta ce bienfait: il ni est donc pas vrai, que Jean-Jaques ait mendié ce bienfait, comme M. d’Alembert l’insinue: il est donc faux que Mylord ait assuré au mari & à la femme, la rente qui manquoit à leur bonheur, comme M. d’Alembert l’avance, puisque, selon lui, cette rente étoit de 6oo liv.; & que Mlle. le Vasseur, alors gouvernante de M. Rousseau, depuis sa femme & aujourd’hui sa veuve, ne tient que 400 liv. de rente viagere de la générosité de mylord Maréchal. Mais ce qui est incontestable, c’est que M. d’Alembert invente à ravir; & qu’on ne peut trop regretter, qu’avec une imagination si féconde, si riche, si brillante, il ne se donne pas pour un faiseur de contes.

Réellement, Monsieur, cet homme surprenant, étend presque jusqu’à l’infini le cercle de nos idées.....Nous n’avions jamais cru, que la vérité obligeât à mentir.....Eh bien! Il nous l’apprend en ces termes.

La vérité nous oblige de dire (& ce n’est pas sans un regret [422] bien sincere)* [*Cette parenthese est une petite gaîté philosophique.] que le bienfaiteur eut depuis sort à se plaindre de celui qu’il avoit si noblement & si promptement obligé.* [*Il avoit fait bien mieux, puisqu’il avoir prévenu toute demande.] Mais la mort du coupable, (la caressante, la charitable, & sur-tout la juste épithete!) & les justes raisons que nous avons eues de nous en plaindre nous-mêmes, nous obligent de tirer le rideau sur ce détail affligeant dont le preuves sont malheureusement consignées dans des lettres authentiques.

Les preuves d’un détail!...... Je n’entends pas ce françois là. Mais il en faut passer bien d’autres à l’Académicien: poursuivons. Ces preuves n’ont été connues que depuis la mort de mylord Maréchal. Oh! pour cela, je le crois bien......Que veut dire M. d’Alembert, avec ses lettres authentiques? Qu’elle est la forme qui les rend telles? Sont-elles signées par des notaires, légalisées par des magistrats, vérifiées par des experts?..... Point du tout. Un particulier a des lettres d’un autre; M. d’Alembert nous l’assure; & les voilà revêtues de tous les caracteres de l’authenticité. Gardez-vous d’en douter, Monsieur: le chef des philosophes Encyclopédistes doit être réputé aussi infaillible en-deçà des monts, que le chef des catholiques l’est au-delà. A la vérité, je connois des incrédules qu’on ne soumet pas à si peu de frais: voici comment ils raisonnent. Quand on veut attribuer à un auteur dont ouvrages, les malheurs, & la conduite ont fait le plus grand éclat, un écrit qui déroge à l’idée qu’on a généralement prise de ses talens, & de son caractere, il faut déposer cet écrit [423] en original entre les mains d’un homme public, chez qui tout le monde ait le droit, & la facilité de s’assurer qu’il est bien réellement autographe. Car enfin, quand on ne reconnoît pas dans un écrit quelconque, la maniere d’un écrivain, pour être fondé à croire qu’il est de lui, il faut au moins y reconnoître son écriture. Par exemple, s’il paroissoit sous le nom de M. d’Alembert, (quoique bien moins célebre que Jean-Jaques) un ouvrage d’un style serré, nerveux, rapide, dégagé d’inutilités; où la religion ne fût pas confondue avec ses abus; où Voltaire & Rousseau fussent appréciés à leur juste valeur; enfin un ouvrage qui portât l’empreinte du génie; personne ne voudroit croire qu’il fût de M. d’Alembert; à moins qu’il ne soumît son manuscrit, à l’examen de quiconque daigneroit chercher à se convaincre. Encore craindrois-je qu’il n’y eût des gens aurez obstinés, pour soutenir que ce manuscrit, ne seroit lui-même qu’une copie.

Ce sujet m’amene tout naturellement, Monsieur, à mettre sous vos yeux une lettre de J. J. Rousseau, à M. Guy son libraire,* [*Je n’ai point demandé son aveu pour le nommer: parce que ce n’est pas là le cas d’en avoir besoin. La manie des notes me gagne, Monsieur; j’en fais beaucoup aussi; mais elles ne sont ni longues, ni superflues, & n’ont pas pour objet d’outrager un honnête homme.] datée de Vootton du 7 février 1767. Il est bon que vous la connoissiez: elle donnera de nouvelles forces à votre opinion sur le compte de M. Hume. Je vous garantis la fidélité de cette copie, je l’ai faite sur l’original, sans ajouter, retrancher, ni changer un seul mot.

«J’ai lu, Monsieur avec attendrissement l’ouvrage de mes [424] défenseurs, dont vous ne m’aviez point parlé. Il me semble que ce n’étoit pas pour moi, que leurs honorables noms devoient être un secret, comme si l’on vouloit les dérober à ma reconnoissance. Je ne vous pardonnerois jamais sur-tout de m’avoir tû celui de la Dame si je ne l’eusse à l’instant deviné. C’est de ma part un bien petit mérite: je n’ai pas assez d’amis capables de ce zele, & de ce talent, pour avoir pu m’y tromper. Voici une lettre pour elle, à laquelle je n’ose mettre son nom, à cause des risques que peuvent courir mes lettres, mais où elle verra que je la reconnois bien. Je me flatte que j’aurois reconnu de même son digne collégue, si nous nous étions connus auparavant: mais je n’ai pas eu ce bonheur; & je ne sais si je dois m’en féliciter ou m’en plaindre, tant je trouve noble & beau, que la voix de l’équité s’éleve en ma faveur, du sein même des inconnus. Les Editeurs du factum de M. Hume, disent qu’il abandonne sa cause au jugement des esprits droits, & des coeurs honnêtes; c’est là ce qu’eux, & lui se garderont bien faire; mais ce que je fais moi, avec confiance; & qu’avec de pareils défenseurs, j’aurai fait avec succès. Cependant on a omis dans ces deux pieces* [*Ces deux pieces sont la Lettre à l’auteur de la Justification de J. J. Rousseau, dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume, insérée dans ce recueil; & les Observations sur l’Expose succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume, & M. Rousseau, qui se trouvent chez la Veuve Duchesne, rue St. Jaques à Paris.] des choses très-essentielles, & on y a fait des méprises qu’on eut évitées, si m’avertissant à tems de ce qu’on vouloit faire, on m’eut demandé des éclaircissemens. Il est étonnant que personne n’ait encore [425] mis la question sous son vrai point de vue; il ne falloit que cela seul, & tout étoit dit.»

«Voici un fait assez bisarre, qu’il est fâcheux que mes dignes défenseurs n’aient pas su. Croiriez-vous que les deux feuil-les que j’ai citées du St. James Chronicle ont disparu en Angleterre? M. Davenport les a fait chercher inutilement chez l’Imprimeur, & dans les casés de Londres, sur une indication suffisante, par son libraire, qu’il m’assure être un honnête-homme; & il n’a rien trouvé; les feuilles sont éclipsées. Je ne fais point de commentaire sur ce fait; mais convenez qu’il donne à penser. O mon cher M. Guy, faut-il donc mourir dans ces contrées éloignées, sans revoir jamais la face d’un ami sûr, dans le sein duquel je puisse épancher mon coeur?»

Croyez-vous, Monsieur, que l’héroïque modération qui caractérise cette lettre, adressée à un tiers, désintéressé dans l’affaire dont elle traite, & cela dans le moment où l’auteur devoit être le plus violemment affecté, permette de penser un instant, qu’il eût été capable d’écrire des injures à Mylord Maréchal, même en supposant que celui-ci l’eût mérité? Voilà pourtant de quoi le véridique d’Alembert l’accuse hautement.... Voilà pourtant d’où de fort honnêtes-gens, qui trouvent plus commode de s’en rapporter que de s’instruire, partent pour dire: Fi donc! Cela est infâme! Oh! puisque Jean-Jaques a fait cette bassesse, il peut bien avoir fait aussi toutes les horreurs qu’on lui impute. Et voilà ce qu’on gagne à suivre cette maxime, calomnions toujours, il en restera quelque chose. C’est-là la maxime favorite du débonnaire d’Alembert, Monsieur: [426] voici la mienne. On n’est pas assez bon pour les bons, quand on est trop bon pour les méchans. Aussi ne leur serois-je point de quartier, si j’étois constituée leur juge. J’avoue cependant que je me sens de l’indulgence pour celui dont il s’agit; sa gaucherie m’intéresse; car malgré la sévérité de mes principes, j’ai l’ame tout-à-fait accessible à la pitié. Voyez donc, Monsieur, combien l’animosité le fourvoye! il nous dit:

Mylord Maréchal avoit pris beaucoup de part à la querelle trop affligeante, & trop CONNUE* [*Trop connue......Oh! le précieux avec!.....MM. les Editeurs, ce n’est pas moi qui vous fais ce reproche.....au reste, il laisse tout à espérer de la conversation de M. Alembert: il n’est pas endurci dans son péché.] faite à M. Hume par M Rousseau, à qui l’équitable Mylord donnoit le tort qu’il avoit si évidemment & aux yeux même de ses partisans les plus zélés.

Il nous dit encore; il fallut enfin après la retraite de Mylord Maréchal, que ce malheureux & célèbre écrivain, déjà proscrit en France & dans sa Patrie,* [*Qu’il est doux d’appuyer sur cette double proscription!] échappât aussi par la suite à ses nouveaux oppresseurs. Le Roi de Prusse D’AILLEURS PEU ENTHOUSIASTE DE ROUSSEAU, mais indigné de la rage théologique de ses sougueux adversaires leur écrivit ce peu de mots. «Vous ne méritez pas qu’on vous protege, à moins que vous ne mettiez autant de douceur évangélique dans votre conduite, qu’il y regne jusqu’à présent d’esprit de vertige, d’inquiétude & de sédition.» C’étoit aux sollicitations de mylord Maréchal auprès du Roi de Prusse que le philosophe de Genève étoit redevable de cette réponse du Monarque à ses absurdes persécuteurs.* [*Absurdes! sans contredit. C’étoient des gens d’église.]

[427] Depuis que M. d’Alembert s’efforce de faire des vers, il se familiarise avec les chevilles: assurément ce d’ailleurs peu enthousiaste de Rousseau, en est bien une. Frédéric conquérant ne peut s’enthouiasmer que pour des héros: mais Frédéric philosophe ne peut accorder sa protection, aux sollicitations de qui que ce soit, qu’à un homme qu’il honore de son estime; & cette estime, fût-elle aussi froide que l’amitié de M. d’Alembert, prouve plus en faveur de Rousseau, que l’enthousiasme de toute l’Académie Françoise, ne prouve en faveur de Voltaire. Au reste, Monsieur, tout autre que M. d’Alembert, ne seroit jamais parvenu à me persuader, qu’il eût fallu solliciter un Prince aussi éclairé que le Roi de Prusse, pour qu’il s’indignât de ce qui devoit exciter l’indignation de l’homme le plus ordinaire. Mais l’oracle ayant prononcé, le doute seroit un crime. Pour vous préserver de le commettre, Monsieur, pour vous convaincre du degré de certitude que l’autorité de M. d’Alembert donne aux choses les plus incroyables, comparez, je vous prie, l’idée que ce qu’il vient de dire tend à faire prendre de la façon de penser du Roi de Prusse sur le compte de J. J. Rousseau, avec la piece suivante.

LETTRE de Mylord Maréchal
à J. J. Rousseau
du 19 Octobre 1762

«Je vous envoie, Monsieur, une lettre dont j’attends une réponse, & je me flatte qu’elle sera favorable aux desirs du Roi, & de votre serviteur.»

«Le Roi m’écrit, votre lettre mon cher Mylord au sujet [428] de Rousseau, m’a fait beaucoup de plaisir, je vois que nous pensons de même.»

«Puis il m’ordonne de vous envoyer de sa part du bled, du vin, & du bois; en ajoutant, je crois qu’en lui donnant les choses en nature, il les acceptera plutôt qu’en argent;* [*Si l’objet d’un don si noblement présenté, s’y est refusé avec autant de respect que de gratitude, c’est qu’il se croyoit alors des ressources personnelles contre le besoin; & que dans ses principes, le besoin réel absolu peut seul légitimer l’acceptation des bienfaits, même offerts p les mains de son souverain. (Note M. Du Peyrou.)] je laisse à vous à décider si cette façon d’agir à votre égard, ne mérite pas quelque complaisance de votre part; & si en conscience vous pouvez refuser à un homme qui seroit très-aise, si ses affaires le permettoient, de faire le quatrieme avec David, Jean-Jaques, & votre serviteur.»

D’après cette lettre, Monsieur, il faut croire que mylord Maréchal abusoit de la faveur du Roi, pour le compromettre; & de la crédulité de Rousseau, pour le tromper. Il faudroit croire bien pire encore, plutôt que d’opposer la moindre résistance à une opinion que M. d’Alembert veut accréditer. Cette soumission est bien due à sa précieuse candeur; à la violence qu’il se fait pour déchirer la mémoire d’un homme qu’il abhorroit; au regret bien sincere qu’il ressent d’être dans cette cruelle nécessité, regret qu’il ne vaincroit jamais si la vérité ne l’y obligeoit, & que la maniere doucereuse dont il s’exprime manifeste si bien; enfin aux délicates précautions qu’il a prises pour constater les faits déshonorans, que par attachement pour mylord Maréchal, & par amour pour la vérité, il attribue a fils chéri de mylord Maréchal, & au plus ardent ami de la [429] vérité. Toutes choses qui, vous en conviendrez, proposent M. d’Alembert à notre vénération, comme un homme irréprochable.

Je pourrois en parlant de lui, Monsieur, employer jusqu’à mon dernier jour, le ton que j’ai pris dans cette lettre; & dire comme Fontenelle: je mourrai avec la consolation de n’avoir jamais donné le moindre ridicule à la plus petite vertu. Toutefois, il est tems de le quitter, ce ton; il ne conviendroit pas à la dignité des fonctions auxquelles la plus respectable amitié m’appelle. Il faut déchirer le voile que l’envie & l’imposture suspendent, entre le public & la vérité; il faut écraser M. d’Alembert sous le poids des preuves de sa mauvaise soi; il faut montrer son caractere dans toute sa difformité; il faut effrayer les calomniateurs, que l’impunité que lui assureroit mon silence, enhardiroit à marcher sur ses traces; il faut apprendre aux médians, que leur triomphe, toujours trop long, n’est pourtant jamais durable, & qu’il vient un moment, où le redoutable aspect de la vérité les replonge dans le néant; enfin, il faut produire au grand jour, le témoignage le plus honorable, le plus sincere, le plus imposant, le plus irréfragable que des hommes vertueux aient jamais rendu à la vertu. Je suis sure de les bien remplir ces sublimes fonctions: ce n’est pas à mon éloquence qu’elles sont confiées, c’est à ma droiture.

Révoltée de toutes les faussetés que M. d’Alembert accumule dans son Éloge du Maréchal d’Ecosse pressée par le besoin de les détruire, j’ai écrit au plus digne ami du Maréchal, & de J. J. Rousseau, pour lui demander des lumieres que ma position ne m’avoit pas permis d’acquérir par moi-même. [430] Non, que j’aye eu le malheur de balancer un instant entre Jean-Jaques, & son détracteur; mais parce que l’ardeur de servir, toujours subordonnée à l’amour de la justice bien différente enfin de l’ardeur de nuire, n’avance rien dont elle ne veuille administrer la preuve. Cet ami, d’une espece trop rare pour le bonheur de la société, est Monsieur Du Peyrou, dont le nom seul fait pâlir les fauteurs de la calomnie, tant il annonce de candeur & de probité. Il a daigné favoriser mon projet; il m’a fait une réponse où la justesse de son esprit la pureté de ses intentions, la beauté de son ame, se développent avec un égal avantage; il a bien voulu m’envoyer des extraits de lettres, tant du Lord Keith, que de Jean Jaques, qui donnent le démenti le plus formel aux scandaleuses assertions de M. d’Alembert, & rectifient les idées que fait naître celle qui est la moins téméraire. A l’abri de la réputation de M. Du Peyrou, Monsieur, la fidélité de ces extraits est inattaquable; aucun de ceux qui le connoissent n’osera les suspecte Je vais vous transcrire ces pieces intéressantes; observez-en s’il vous plaît, les dates.

RÉPONSE du M. Du Peyrou

Neufchâtel 9 Mai 1779.

«Depuis vendredi matin, moment de la réception de votre lettre du 3 de ce mois, je n’ai cessé, Madame, de m’occuper des éclaircissemens que vous desirez de moi. Mon état de foiblesse qui ne me permet pas encore de quitter le lit, n’a pu ralentir mon zele, La nature des questions que [431] vous m’adressez intéresse mon coeur, autant que le vôtre. Je vois que vous êtes indignée comme moi, de l’imputation calomnieuse contre J. J. Rousseau dont M. d’Alembert a osé profaner l’Eloge prétendu, d’un homme digne en effet de tous les éloges, mais au-dessus de ceux que M. d’Alembert peut lui donner. J’ignore si M. d’Alembert a dans son Eloge étayé son accusation contre Jean-Jaques, de quelques témoignages plus probans que le sien; ou s’il s’est flatté que sa simple assertion auroit en Europe le même poids qu’elle peut avoir dans quelques cercles de Paris: je sais seulement que M. d’Alembert, avant de publier son Eloge, avoit dans des conversations de société, cherché à accréditer son accusation contre Rousseau en s’étayant d’un secrétaire de Lord Maréchal. Or ce secrétaire ne peut être que le sieur Junod mort depuis quelques années. Sans doute que M. d’Alembert ne cite le témoignage d’un mort, contre un mort, qu’appuyé de preuves par écrit, ou incontestables. En attendant qu’il les produise, comme il y est appellé par l’honneur, s’il en a encore un germe, je vais, Madame, mettre sous vos yeux les éclaircissemens que vous me demandez: ceux du moins que je me suis mis en état de vous fournir aujourd’hui. J’ai compulsé une centaine de lettres toutes originales, écrites de la main du Lord Maréchal; dont les deux tiers adressées à Jean-Jaques, depuis Juillet 1762 à Octobre 1765, époque du départ de celui-ci pour passer en Angleterre. Les autres me sont adressées depuis Juin 1765 à Juin 1767. Vous ne recevrez cet ordinaire que les extraits de quelques unes des premieres qui vous apprendront en [432] quel tems & à quelle occasion la rente viagere de 6oo liv. fut constituée entre mes mains. Au lieu de 50 livres sterling que Lord Maréchal avoit destinées à son fils chéri, celui-ci le supplia de borner ce bienfait à la somme ci-dessus de 6oo liv. Les extraits de quelques-unes de ces lettres vous seront surement regretter comme à moi, que des considérations d’honnêteté, ou de convenance, ne permettent pas la publication entière d’une collection si précieuse, si honorable à deux coeurs vertueux & sensibles tels que ceux de Lord Maréchal & de Jean-Jaques. Il n’y a pas une de ces lettres qui n’offre des traits intéressans de générosité, de délicatesse, de sensibilité, de bonté, de raison, & de vertu; pas une qui ne caractérise par les expressions, & par les choses, cette tendre & paternelle affection de Lord Maréchal pour son fils chéri. Plusieurs contiennent des anecdotes historiques qui, la plupart, prouvent combien étoient vifs & fondés, l’attachement, le respect, l’admiration de Lord Maréchal pour le Souverain qui l’honoroit de sa bienveillance, & de son amitié. Je ne puis me refuser la satisfaction de vous transcrire ici le morceau suivant extrait d’une lettre de Jean-Jaques, écrite au noble Lord le 7 Août 1764; vous jugerez du reste par ce léger échantillon. Ce que vous m’apprenez de l’affranchissement des Paysans de Poméranie, joint à tous les autres traits pareils que vous m’avez ci-devant rapportés, me montre par-tout deux choses également belles; savoir dans l’objet, le génie de FRÉDERIC, & dans le choix, le coeur de GEORGE. On seroit une histoire digne d’immortaliser le Roi, sans autre mémoires que vos lettres.»

[433] «Parmi ces anecdotes historiques, M. d’Alembert ne se doute pas peut-être, qu’il est quelquefois question de lui; & qu’avec une façon de penser aussi aisée que la sienne, on pourroit le chagriner un peu, en rendant le public confident de quelques discours échappés à la liberté philosophique dont il jouissoit à Potsdam. Mais l’impunité du méchant n’a qu’un tems, & l’exacte probité est compagne de la justice. Tant que les détracteurs de Jean-Jaques ne s’affichent, que comme de vils calomniateurs auprès des gens sensés, on ne leur doit que le mépris. Qu’ils produisent les preuves de leurs odieuses imputations, on leur en permet d’avance une réfutation victorieuse d’un côté, flétrissante de l’autre.....»

«Non, Madame, Jean-Jaques n’a pu donner d’autres chagrins à Lord Maréchal, que sa querelle avec M. Hume; & si à cette époque la correspondance du Lord s’est ralentie, elle n’a jamais cessé totalement. Je sais de Jean-Jaques lui-même qu’il recevoit quelquefois des nouvelles de ce respectable ami: je sais de Lord Maréchal qu’en ralentissant sa correspondance, par des raisons pleines de sagesse, & fondées sur son âge, il desiroit & demandoit des nouvelles de son Jean-Jaques. J’ai vu celui-ci à mon passage à Paris en Mai 1775, m’exprimer avec plénitude de coeur ses sentimens de tendresse & de vénération, pour l’homme qu’il aimoit & respectoit au-dessus de tous les hommes. Je l’ai vu s’attendrir au récit que je lui faisois des preuves multipliées [434] que j’avois eues à Valence en Espagne, du souvenir plein de tendresse & de respect que l’on y conservoit pour la personne, & les vertus de cet homme vraiment fait pour inspirer ces sentimens.»

«Malheureusement notre ami avant sa retraite à Ermenonville a brûlé la majeure partie des papiers qui lui restoient: il n’a pas dépendu de lui que ce qui étoit entre mes mains, n’ait subi le même fort: tant il attachoit peu d’importance aux titres les plus précieux qu’il eut à opposer à la rage de ses calomniateurs. Ses écrits subsisteront: c’est son coeur qui les a dictés: la postérité le jugera d’après ses écrits; & ses lâches ennemis qui assouvissent sur un cadavre une fureur trop long-tems contrainte, seront trop heureux d’échapper par l’oubli, à l’exécration qui les attend.»

«Je me suis peut-être trop abandonné aux mouvemens mon coeur. Je n’en désavoue pourtant aucun; & vous pouvez, Madame, faire de cette lettre, & des morceaux qui l’accompagnent, & la suivront, l’usage que vous jugerez à propos d’en faire. Vous pouvez me nommer sans scrupule; vous pouvez même assurer que, je suis prêt à communiquer à qui le voudra, les pieces originales, ou leurs copies authentiques; & défier les accusateurs de Jean-Jaques, d’en produire d équivalentes.»* [*Si vous désapprouviez, Monsieur, l’emploi des lettres italiques qui se trouvent dans cette lettre, & dans les extraits, ce seroit à moi qu’il faudroit vous en prendre; M. Du Peyrou n’en ayant indiqué aucun.]

[435]

Extrait d’une Lettre
de Lord Maréchal d’Ecosse
à M. J. J. Rousseau

Edimbourg 6 Mars 1764.

«J’ai acheté pour la somme de trente mille guinées une de mes terres. J’ai eu le plaisir de voir le bon coeur de mes compatriotes; personne ne s’est présenté à l’encan pour acheter; & la salle, & la rue retentissoient de battemens de mains quand la terre me fut adjugée. Ceci cependant me jette dans des affaires que je n’entends pas, & que je déteste. L’unique profit qui me revient est de pouvoir, par le profit que je pourrois retirer de mon achat, faire quelque bien à des gens que j’estime & que j’aime. Mon bon & respectable ami, vous pourriez me faire un grand plaisir en me permettant de donner, soit à présent, ou par testament, cent louis à Mlle. le Vasseur, cela lui seroit une petite se rente viagere pour l’aider à vivre. Je n’ai pas de parens proches; personne plus de ma famille; je ne puis emporter dans l’autre monde, mon argent; mes enfans Emetulla, Ibrahim, Stepan, Motcho, sont déjà pourvus suffisamment. J’ai encore un fils chéri, c’est mon bon sauvage; s’il étoit r un peu traitable, il rendroit un grand service à son ami & serviteur

Réponse de J. J. Rousseau
du 31 Mars 1764

«Sur l’acquisition, Mylord, que vous avez faite, & sur l’avis que vous m’en avez donné, la meilleure réponse que j’aye à vous faire, est de vous transcrire ici, ce que j’écris [436] sur ce sujet, à la personne que je prie de donner cours à cette lettre, en lui parlant des acclamations de vos compatriotes.»

«Tous les plaisirs ont beau être pour les méchans; en voilà pourtant un, que je leur défie de goûter. Mylord n’a rien de plus pressé que de me donner avis du changement de sa fortune; vous devinez aisément pourquoi. Félicites-moi de tous mes malheurs, Madame, ils m’ont donné pour ami mylord Maréchal.»

«Sur vos offres qui regardent Mlle. le Vasseur, & moi, je commencerai, Mylord, par vous dire que, loin de mettre de l’amour-propre à me refuser à vos dons, j’en mettrois un très-noble à les recevoir. Ainsi là-dessus point de disputes; les preuves que vous vous intéressez à moi, de quelque nature qu’elles puissent être sont plus propres à m’énorgueillir qu’à m’humilier; & je ne m’y refuserai jamais, soit dit une fois pour toutes.»

«Mais j’ai du pain quant à présent, & au moyen des arrangemens que je médire j’en aurai pour le reste de mes jours; que me serviroit le surplus? Rien ne me manque de ce que je désire, & qu’on peut avoir avec de l’argent. Mylord, il faut préférer ceux qui ont besoin, à ceux qui n’ont pas besoin; & je suis dans ce dernier cas. D’ailleurs je n’aime point qu’on me parle de testament. Je ne voudrois pas être moi le sachant, dans celui d’un indifférent; jugez si je voudrois me savoir dans le vôtre?»

«Vous savez, Mylord, que Mlle. le Vasseur a une petite pension de mon Libraire, avec laquelle elle peut vivre quand [437] elle ne m’aura plus. Cependant, j’avoue que le bien que vous voulez lui faire m’est plus précieux que s’il me regardoit directement; & je suis extrêmement touché de ce moyen trouvé par votre coeur de contenter la bienveillance dont vous m’honorez. Mais s’il se pouvoit que vous lui appliquassiez plutôt la rente de la somme, que la somme même, cela m’éviteroit l’embarras de la placer, sorte d’affaire où je n’entends rien.»

Dans une lettre adressé à M. Rousseau, datée de Keithhall le 13 Avril 1764. Mylord après avoir rendu compte de son plan de vie, & d’arrangemens lorsqu’il sera de retour à Berlin, ajoute: «je n’aurai que deux choses à regretter, le soleil de la Bendita Valencia, & mon fils le sauvage: dans ma derniere, je lui fais une proposition très-raisonnable, je ne sais ce qu’il me répondra, rien qui vaille, j’ai peur. Bonjour, je vous embrasse de la plus tendre amitié.»

Lord Maréchal en réponse à la lettre de M. Rousseau du 31 Mars

Londres 6 Juin 1764.

«Je ne puis vous exprimer le plaisir que votre indulgence en ma faveur m’a donné, j’en mens vivement la valeur. Je n’ai que le tems de vous assurer combien je suis votre serviteur & fidele ami. Je suis comme dans une tempête sur mer, les cours à faire, les visites, les dîners, &c. Je me sauve, on fait mon coffre, je pars demain pour Brunswich, & puis pour Berlin, d’où je vous écrirai avec plus de loisir; en attendant je vous embrasse de tout mon coeur.»

[438]

Extraits de Lettres de Lord Maréchal à M. J.J. Rousseau

Potsdam le 8 Février 1765.

Après avoir discuté sur la cherté des vivres en Angleterre où il étoit déjà question pour Rousseau de se retirer, Mylord ajoute. «Mon bon ami, si vous n’étiez plus sauvage que les Sauvages du Canada il y auroit remede. Parmi eux si j’avois tué plus de gibier que je ne pourrois en manger, ni emporter, je dirois au premier passant, tiens voilà du gibier; il l’emporteroit; mais Jean-Jaques le laisseroit: ainsi j’ai raison de dire qu’il est trop sauvage, &c.»

Potsdam le 22 mai 1765.

«Ce qui me fâche est la crainte que l’impression de vos ouvrages à Neufchâtel ne se faisant pas, il ne vous manque un secours nécessaire: car item il faut manger, & on ne vit plus de gland dans notre siecle de fer. Vous pourriez me rendre bien plus à l’aise que je ne le suis, & il me semble que vous le devriez. Vous m’appeliez votre pere, vous êtes homme vrai; ne puis-je exiger par l’autorité que ce titre me donne, que vous permettiez que je donne à mon fils 50 liv. sterling de rente viagere? Emetulla est riche Ibrahim a une rente assurée, Stepan de même, Motcho aussi. Si mon fils chéri avoit quelque chose assurée pour la vie, je n’aurois plus rien à desirer dans ce monde, ni aucune inquiétude à le quitter; il ne tient qu’à vous d’ajouter infiniment à mon bonheur. Seriez-vous à l’aise si vous [439] étiez en doute que j’eusse du pain dans mes vieux jours? Mettez-vous à ma place; faites aux autres comme vous voudriez qu’on vous fît. Ne croyez-vous pas que la liaison d’amitié est plus forte que celle d’une parenté éloignée, & souvent chimérique? moi je le sens bien.»

«Je n’ai plus personne de ma famille, une terre que j’ai de près de 30000 liv, de rente, avec une bonne maison toute meublée, va à un parent fort éloigné qui a déjà à lui une terre de près de 40000 liv. de rente. J’ai encore une petite terre à moi, & de l’argent comptant considérablement. Je voudrois sur ma terre vous assurer 50 liv. sterling, rien n’est sûr que sur les terres. Soyez bon, indulgent, généreux, rendez votre ami heureux. Adieu.»

Je croirois, Monsieur, faire injure à votre intelligence si j’entreprenois le rapprochement de ces extraits, & des passages de l’Eloge qu’ils démentent. Il suffit de vous mettre à portée de juger par vous-même, quel est le degré de confiance qui est dû à M. d’Alembert sur l’article de la rente. En mérite-t-il davantage sur celui des injures? C’est sur quoi les extraits suivans vont vous décider.

Extraits de Lettres adressées à M. Du Peyrou par Mylord Maréchal

Potsdam fin de Juillet 1766.

«Notre ami Jean-Jaques est résolu de se retirer encore plus du commerce des hommes; il se plaint de David Hume, & David de lui. J’ai peur que l’un & l’autre n’ait quelque [440] tort; David d’avoir écouté avec trop de complaisance les ennemis de notre ami; et lui peut-être a pris cette indolence de David à ne pas prendre assez vivement son parti, comme une association contre lui avec ses ennemis. J’en suis affligé, car David est si bon homme, & notre ami a tant d’ennemis déjà, que bien des gens seront portés lui donner tort. Mais comme il est dans la plus grande retraite, & qu’il se borne à une correspondance de deux ou trois personnes, le mieux est de ne plus parler de cette nouvelle tracasserie, &c.»

Du 9 Septembre 1766.

«La malheureuse querelle de notre ami, contre M. Hume me donne tous les jours plus de peine; tout le monde en parle: je ne puis justifier son procédé; tout ce que je puis faire est de justifier son coeur, & de le séparer d’une erreur de son jugement, qui a mal interprété les intentions de David. J’ai vu une lettre de d’Alembert là-dessus, qui se plaint aussi; il dit qu’il avoit parlé très-favorablement de M. Rousseau, ici à la table du Roi, ce qui est vrai; mais je n’assurerois pas qu’il n’avoit pas changé d’avis, même avant cette derniere affaire, &c.»

Du 28 Novembre 1766.

«J’ai une lettre de M, Rousseau, des plaintes contre moi avec bien de la douceur, d’avoir mal interprété son refus de la pension. L’autre, est sur ce que je vous ai écrit: comme j’écris de mémoire, & que la mienne me manque [441] beaucoup, je ne sais pas du tout ce que je vous ait dit, dans cette lettre dont il est question; bien sais-je que je ne vous ai écrit que dans l’intention, & dans l’espérance que vous pourriez lui ôter ses soupçons contre M. Hume, qui, je voyois, seroient trouvés injustes de tout le monde; j’avois tâché de les lui ôter long-tems avant que la querelle n’éclatât; & vous pouvez vous-même juger si ce que je disois étoit d’un ami ou ennemi. Je le regarde toujours comme un homme vertueux, mais aigri par ses malheurs, emporté par sa passion, & qui n’écoute pas assez ses amis. Je ne puis lui donner raison, jusqu’à ce qu’il me paroisse l’avoir. Si dans la suite il fait voir des preuves que M. Hume est un noir scélérat, certainement je ne lui donnerai pas raison, mais jusqu’à cette heure je ne vois pas apparence de preuves solides.»

«Il est bien affligeant pour, moi sur-tout, qui aime la tranquillité, & point les tracasseries, d’être forcé d’entrer dans une querelle entre deux amis que j’estime. Je crois que je prendrai le parti nécessaire à mon repos, de ne plus parler, ni écouter rien sur cette malheureuse affaire. Adieu, je vous embrase de tout mon coeur.»

«Comme je ne me souviens pas de ce que je vous ai écrit, que je n’ai pas copie de mes lettres, examinez-les; M. Rousseau ne me dit ni vos paroles ni celles de ma lettre à vous, que pour bien juger je devois savoir. Voici comme il finit: Mais si je n’ai pas eu le tort que vous m’imputez, souvenez-vous de grace, que le seul ami sur lequel [442] je compte après vous, me regarde sur la foi de votre lettre, comme un extravagant au moins.»

«Je vous envoie copie de ce que je lui écris par courier. Bon soir.»

Lord Maréchal à M. Rousseau

Après avoir discuté quelques articles relatifs à des écrits précédens le Lord ajoute:

«Je suis vieux, infirme, trop peu de mémoire, je ne sais plus ce que j’ai écrit à M. Du Peyrou, mais je sais très-positivement que je desirois vous servir en assoupissant une querelle sur des soupçons qui me paroissoient mal fondés, & non pas vous ôter un ami. Peut-être ai-je fait quelques sottises; pour les éviter à l’avenir, ne trouvez pas mauvais que j’abrege la correspondance, comme j’ai déjà fait avec tout le monde, même avec mes plus proches parens & amis, pour finir mes jours dans la tranquillité. Bon soir.»

«Je dis abréger, car je desirerai toujours savoir de tems en tems des nouvelles de votre santé & qu’elle soit bonne.»

Eh bien! Monsieur, le ton de Mylord en parlant de Jean-Jaques, & à Jean-Jaques, est-il celui que prend un bienfaiteur, vis-à-vis d’un ingrat à qui il a des injures à par-donner? Estime-t-on un ingrat? Le regarde-t-on comme un homme vertueux? S’y intéresse-t-on assez pour desirer toujours de savoir de tems en tems de ses nouvelles? Ou plutôt n’y a-t-il pas une noirceur abominable dans les louanges que M d’Alembert donne au libéral Ecossois, quand il s’agit du désintéressé Genevois, sur l’indulgence qui ne lui permit jamais [443] la médisance, ni même la plainte? Hélas! ce fut le protecteur qui en eut besoin d’indulgence; & le protégé s’acquitta envers lui, en lui pardonnant, en faveur de la justice qu’il n’avoit cessé de rendre à son coeur, l’injustice qu’il lui faisoit, en accusant son jugement d’erreur, & son esprit de prévention. Oui Monsieur, je l’avouerai sans détour* [*J’ai plus fait, j’en ai fourni la preuve, en produisant les trois derniers extraits.] (les amis de Jean-Jaques ne combattront jamais une vérité quelque affligeante qu’elle puisse être), la gravité des torts de M. Hume en sauva la punition; le digne Lord le crut innocent: aveuglé par la longue habitude de l’estimer; il ne s’apperçut point que les circonstances ne permettoient pas que les torts fussent du côté de Jean-Jaques.* [*C’est ce qu’il rend palpable dans une lettre datée de Wootton le 2 août 1766, dont j’ai vu l’original. Voici ce qu’il dit. «Je me bornerai à vous présenter une seule réflexion. Il s’agit de deux hommes, dont l’un a été amené par l’autre en Angleterre presque malgré lui. L’étranger ignorant la langue du pays, ne pouvant ni parler, ni entendre, seul, sans amis, sans appui, sans connoissances, sans savoir même à qui confier une lettre en sureté, livré sans réserve à l’autre & aux siens, malade, retiré, ne voyant personne, écrivant peu, est allé s’enfermer dans le fond d’une retraite, où il herborise pour toute occupation. Le Breton, homme actif, liant, intriguant, au milieu de son pays, de ses amis, de ses parens, de ses patrons, de ses patriotes, en grand crédit à la Cour, à la ville, répandu dans le plus grand monde, à la tête des gens de lettres, disposant des papiers publics, en grande relation chez l’étranger, sur-tout avec les plus mortels ennemis du premier. Dans cette position, il se trouve que l’un des deux a tendu des piéges à l’autre. Le Breton crie que c’est cette vile canaille, ce scélérat d’étranger qui lui en tend. L’étranger, seul, malade, abandonné, gémit & ne répond rien. Là-dessus, le voilà jugé. Il demeure clair qu’il s’est laissé mener dans le pays de l’autre, qu’il s’est mis à sa merci, tout exprès pour lui faire piece, & pour conspirer contre lui. Que pensez-vous de ce jugement? Si j’avois été capable de former un projet aussi monstrueusement extravagant, où est l’homme, ayant quelque sens, quelque humanité qui ne devroit pas dire, vous faites tort à ce pauvre misérable, il est trop fou, pour pouvoir être un scélérat. Plaignez-le, saignez-le, mais ne l’injuriez pas.»] Si George Keith avoir eu autant de sagacité, que de bonté & de franchise, la seule publication de l’Exposé succinct lui auroit dessillé les yeux.....Mais on doit l’excuser sur la foiblesse attachée à son grand âge; sur l’intérêt personnel, qui le portoit à éloigner la cruelle idée d’avoir consommé le malheur de son fils chéri, en le liant [444] avec son compatriote; enfin, sur ce qu’il en devoit moins coûter à son coeur, de plaindre l’erreur du sensible Rousseau que de détester la perfidie de l’adroit Hume. D’ailleurs si Mylord n’a pas eu assez de lumieres, & d’énergie, pour sacrifier David, à Jean-Jaques, il n’a pas eu assez d’aveuglement & de mollesse pour sacrifier Jean-Jaques à David; comme on pourroit le croire d’après les insidieuses assertions de M. d’Alembert: c’est ce dont les extraits rapportés n’ont pu manquer, Monsieur, de vous convaincre. Ils constatent tous ce que j’avois le plus à coeur d’établir, c’est-à-dire, que Jean-Jaques n’a jamais mérité de reproches de la part de Mylord: & que Mylord, en ne lui en adressant point, en ne se plaignant point de lui, n’a jamais cru lui faire grace. Mais, s’il vous falloit une preuve de plus, des tendres égards, de l’estime respectueuse, de l’affectueuse reconnoissance que Jean-Jaques a toujours conservés pour l’homme vertueux qu’il appelloit son pere, j’oserai le dire, Monsieur, vous la trouveriez [445] dans la vénération dont nous sommes pénétrés M. Du Peyrou, & moi, pour la mémoire de George Keith; nous qui avons nourri pour J. J. Rousseau, un attachement unique, comme son objet; un attachement que sa mort n’a pu affoiblir, & qui prolongera nos regrets, jusqu’au moment de la nôtre.

Le 20 Mai 1779.

FIN.

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