[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

GUILLAUME-THOMAS-FRANÇOIS RAYNAL

OBSERVATIONS
SUR LE DISCOURS QUI A REMPORTE
LE PRIX DE l’ACADÉMIE DE DIJON EN l’ANNÉE 1750,
SUR CETTE QUESTION PROPOSÉE PAR LA MÊME ACADÉMIE
Si le rétablissement des Sciences & des Arts
a contribué à épurer les moeurs.

[1751, juin. (Mercure de France, tome II) == Du Peyrou/Moultou 1780-89 (1782) quarto édition, t. XIII, pp. 1-3; (SUPPLEMENT t. I).]

OBSERVATIONS
Sur le Discours qui a remporté
le Prix
de l’Académie
de Dijon
en l’année 1700,
sur cette Question proposée par
la même Académie: Si le rétablissement
des Sciences
& des Arts
a contribué
à épurer
les moeurs.*

[*Ces observerons parurent dans un des volumes du Mercure de France de l’année 1751, & M. Rousseau y répondit par une Lettre à M. L’Abbé Raynal, qui étoit alors l’Auteur du Mercure qui parut dans le 2e. vol. de juin de cette année: cette Lettre de M. Rousseau se trouvé à la page 61 du second volume des Mélanges. [V. LETTRE A. M. L’ABBÉ DE RAYNAL, AUTEUR DU MERCURE DE FRANCE]]

[1] L’Auteur du Discours Académique qui a remporté le prix à l’Académie de Dijon, est invité par des personnes qui prennent intérêt au bon & au vrai qui y régnent, à publier ce Traité plus ample, qu’il avoit projetté & depuis supprimé.

On espere que le Lecteur y trouveroit des éclaircissemens & des modifications à plusieurs propositions générales, susceptibles d’exceptions & de restrictions. Tout cela ne pouvoit entrer dans un Discours Académique, limité à un court espace. Cette sorte de style non plus n’admet peut-être pas de pareils détails, & ce seroit d’ailleurs paroître se défier trop des lumieres & de l’équité de ses Juges.

C’est ce que des personnes bien intentionnées ont voulu faire entendre à certains Lecteurs hérissés de difficultés & peut être de mauvaise humeur de voir le luxe trop vivement attaqué. Ils se sont récriés sur ce que l’Auteur semble, disent-ils, préférer la situation où étoit l’Europe avant le renouvellement [2] des sciences, état pire que l’ignorance par le faux savoir ou le jargon scholastique qui étoit en regne.

Ils ajoutent que l’Auteur préfère la rusticité à la politesse, & qu’il fait main basse sur tous les Savans & les Artistes. Il auroit dû, disent-ils, encore marquer le point d’où il part pour désigner l’époque de la décadence, & en remontant à cette premiere époque, faire comparaison des moeurs de ce tems-là avec les nôtres. Sans cela nous ne voyons point jusqu’où il faudroit remonter, à moins que ce ne soit au tems, des Apôtres.

Ils disent de plus, par rapport au luxe, qu’en bonne politique on fait qu’il doit être interdit dans lis petits états, mais que le cas d’un Royaume tel que la France, par exemple, est tout différent. Les raisons en sont connues.

Enfin voici ce qu’on objecte. Quelle conclusion pratique peut on tirer de la These que l’Auteur soutient? Quand on lui accorderoit tout ce qu’il avance sur le préjudice du trop grand nombre de Savans, & principalement de Poetes, Peintres & Musiciens, comme au contraire sur le trop petit nombre de Laboureurs. C’est, dis-je, ce qu’on lui accordera sans peine. Mais quel usage en tirera-t-on? Comment remédier à ce désordre, tant du côté des Princes que de celui des particuliers? Ceux-là peuvent-ils gêner la liberté de leurs sujets par rapport aux professions auxquelles ils se destinent? Et quant au luxe, les loix somptuaires qu’ils peuvent faire n’y remédient jamais à fond; l’Auteur n’ignore pas tout ce qu’il y auroit à dire là-dessus.

Mais ce qui touche de plus près la généralité des Lecteurs, [3] c’est de savoir quel parti ils en peuvent tirer eux-mêmes en qualité de simples & c’est en effet le point important, puisque si l’on pourvoit venir à bout de faire concourir volontairement chaque individu particulier à ce qu’exige le bien public, ce concours unanime seroit un total plus complet, & sans comparaison plus solide, que tous les réglemens imaginables que pourroient faire les Puissances.

Voilà une vaste carriere ouverte au talent de l’Auteur, & puisque la presse roule & roulera vraisemblablement (quoiqu’il en puisse dire) & toujours plus au service du frivole & de pis encore qu’à celui de la vérité, n’est-il pas juste que chacun qui a de meilleures vues & le talent requis, concoure de sa part à y mettre tout le contrepoids dont il est capable?

Il est d’ailleurs des cas où l’on est plus comptable au public d’un second écrit qu’on ne l’étoit du premier. Il n’y a pas beaucoup de Lecteurs à l’on puisse appliquer ce proverbe. A bon entendeur demi mot. On ne sauroit mettre dans un trop grand jour des vérités qui heurtent autant de front le goût général, & il importe à la chicane.

Il est aussi bien des Lecteurs qui les goûteront mieux dans un style tout uni, que sous cet habit de cérémonie qu’exigent des Discours Académiques, & l’Auteur, qui paroît dédaigner toute vaine parure, le préférera sans doute, libéré qu’il sera par-là d’une forme gênante.

P. S. On apprend qu’un Académicien d’une des bonnes villes de France, prépare un Discours en réfutation de celui de l’Auteur. Il y fera sans doute entrer un article contre la suppression totale l’Imprimerie, que bien des gens ont trouvé extrêmement outré.

FIN.

OBSERVATIONS DU M. MÊME M. GAUTIER, Sur la Lettre de M.M. Rousseau À M. Grimm, &c.

[1751, == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 4-18]

OBSERVATIONS DU M. MÊME M. GAUTIER, Sur la Lettre de M.M. Rousseau À M. Grimm, &c. [V. Discours des Sciences et des Arts.]

[4] M. Rousseau trouvé que j’ai tort & qu’il a raison. Sa décision est tout-à~fait naturelle. Me serois-je trompé, en croyant que c’est aux vrais Philosophes, & non à mon adversaire, que je dois m’en rapporter?

Il dit qu’il pense en tout si différemment de moi, que s’il, lui falloit relever tous les endroits où nous ne sommes pas de même avis, il seroit oblige de me combattre, même dans les chose que j’aurois dites comme lui. J’avoue, que j’ai, le malheur de pensercomme, toutes les Académies de l’Europe. M. Rousseau devroitbien avoir un peu d’indulgence pour moi; il ne m’est pas aisé deme défaire tout d’un coup de l’estime que j’ai pour les Auteurs quisont honneur à la République des Lettres, & de me persuader qu’ilsraisonnent tous de travers. Il est difficile d’oublier les Logiquesqu’on a lues, de se faire une nouvelle maniere de juger, & decroire que M. Rousseau est plus éclairé, pense mieux que les Universités & les Académies.Si je disois, par exemple, d’après cet Orateur, que s’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des Sciences& des Arts, ce n’est qu’à ceux qui se sentiront la forcé demarcher seuls sur les traces des Vérulams, des Descartes & des.Newtons, & de les devancer; on me feroit [5] bien des questions auxquelles je ne pourrois répondre sensément, si je n’avois pas encore acquis cette justesse d’esprit qu’on admire dans ses répliques. Il n’y aura donc plus, me diroit-on, de Théologiens, d’Avocats, d’Architectes, de Médecins, &c.? Non, répondrois-je, les Sauvages sont des hommes & ils s’en passent bien. Eh quoi! Voulez-vous donc nous réduire à lacondition des Sauvages, à vivre comme les Hottentots, lesIroquois, les Patagons, les Marocotas? Pourquoi non? Y a-t-ilquelqu’un de ces noms là qui donne l’exclusion à la vertu? Je pourrois faire plusieurs réponses semblables que me fourniroit M. Rousseau; mais si l’on me faisoit des objections qu’il n’auroit pas prévues, je serois fort embarrassé. Je tâcherois, il est vrai, de me tirer d’affaire comme lui. Je me contredirois souvent, afin deme ménage des moyens de défense. Ceux qui aimeroientassez le bien public pour oser m’attaquer, je leur répondroisavec une politesse semblable à celle des Hurons ou des Illinois. Je changerois tellement le sens de leurs réponses, qu’il deviendroitridicule, ou je leur ferois dire tout le contraire de ce qu’ilsauroient dit. J’en imposerois par ce moyen à tous ceux qui seroient assez sots pour être les dupes de mon éloquence, assez paresseux pour rien ne examiner par eux-mêmes. Mais il m’en coûteroit trop poursuivre les traces de M. Rousseau; nos sentiments sont tropopposés. Je ne pourrois jamais me résoudre à dire aux Princes: aimez les talens, protégez ceux qui les cultivent, à cause que lesSciences, les Lettres & les Arts étendent des guirlandes defleurs sur les chaînes de fer dont les Peuples sont chargés, étouffent en eux le sentiment [6] de cette liberté originelle pour laquelle ils sembloient être nés; & leur sont aimer leur esclavage. Je croirois déshonorer les Princes, les Peuples & mon jugement. Je dois donc me consoler dumalheur que j’ai de ne pas penser comme M. Rousseau.

Je remarque cependant qu’il se rapproche peu à peu du sentimentdes gens de Lettres. Il y a lieu d’espérer que s’il compose encorecinq ou six brochures pour prouver qu’on ne l’attaque point, &qu’il continue de répondre en disant qu’il ne répond pas, il seraparfaitement d’accord avec eux. Cela est d’autant plusvraisemblable, qu’il emploie tour l’art possible pour contenter laplupart de ses Lecteurs. Quel que soit votre sentiment, voustrouverez qu’il l’adopté. Si vous dites que c’est participer enquelque sorte à la suprême intelligence que d’acquérir desconnoissances & d’étendre ses lumieres, vous pensez comme M.Rousseau. Prétendez-vous qu’acquérir des connoissances, c’estperdre son tems? Monsieur Rousseau pense tout comme vous. Selonlui, la science est un remede excellent pour les maladies de l’ame;& selon lui, c’est un poison qui corrompt les moeurs. Il convientdes divers genres d’utilité que l’homme peut retirer des Arts &des Sciences, & il assure aussi qu’ils sont vains dans l’objet qu’ils seproposent. Si un homme modéré dit qu’il eût été à desirer qu’on se fut livré aux Sciences avec moins d’ardeur, & qu’il ne faut pas lesapprendre indistinctement à tour le monde. M. Rousseau est deson sentiment. Si vous croyez qu’il ne faut permettre en Europequ’à trois ou quatre génies du premier ordre, de se livrer àl’étude, vous êtes de l’avis [7] de M. Rousseau. Assurez-vous qu’il faut retrancher les Sciences, parce qu’elles sont plus de mal aux moeurs que de bien à la société; c’est-là du Rousseau tout pur. Moi, je dis qu’il nefaut pas brûler les Bibliothèques & détruire les Universités & les Académies, & ce sont-là les propres termes de M. Rousseau. On ne finiroit point si l’ors rapportoit tous les endroits qui marquent les précautions qu’il prend pour plaire à tout le monde.

Il dit que je ne l’entends pas; on voit cependant que j’ai prisson Discours dans le même sens que l’Académie de Dijon, les Journalistes & les Auteurs qui l’ont attaqué. Il seroit sort plaisant qu’il n’eût envoyé à cette Académie qu’un recueil d’énigmes dont personne n’a la clef, & qu’il eût oublié dans son porte-feuille les véritables preuves de la proposition qu’il vouloit établir. Il ajoute que je n’ai point saisi l’état de la question: voilà un bon moyen pour donner le change aux Lecteurs. Montrer que ses raisonnemens sont des sophismes, c’est seule questiondont il s’agit dans la réfutation. J’ai dit dans l’Exorde que je me bornois àmontrer combien la plupart des raisonnemens de M. Rousseau sont défectueux.

Si j’avois voulu prouver que le rétablissement des Sciences acontribué à épurer les moeurs; j’aurois établi le proposition par desfaits, & développé la maniere dont elles influent sur leur pureté. J’aipensé que cette belle matiere ne pouvoit être traitée avec toute ladignité & l’éloquence dont elle est susceptible, que par les meilleuresplumes de l’Europe.

On diroit qu’Omar est le génie qui dirige celle de M. Rousseau.On ne peut voir, sans peine, le vrai qu’on trouvé dans [8] quelques endroits de son Discours, défiguré par les excès oùl’emporte son zele, pour ne pas dire sa fureur de se distinguer.C’est George Fox qui prêche, que c’est un très-grand péché deporter des boutons & des manchettes.

Voyons comment l’Auteur prouve que je n’ai point saisi sonsentiment.Par exemple, M. Gautier prend la peine de m’apprendre qu’il y a des Peuples vicieux qui ne sont pas savans. Je crois que cette observation porte contre le sentimentde M. Rousseau; car en supposant même que les Peuples ignorons ne sont pas plus corrompus que s’ils étoient éclairés, ilest évident que les vices qui régnent parmi nous, pouvant avoirles mêmes causes que ceux des Nations ignorantes, il n’y aaucune nécessité de les rejetter sur la culture des Sciences & desLettres. Lorsqu’un effet peut avoir plusieurs causes, on ne peut, avec raison, l’attribuer à l’une déterminément, qu’on n’ait prouvéqu’il ne provient pas des autres. C’est ce que M. Rousseau n’apoint fait, & n’auroit pu faire plans la supposition que lesSciences pourvoient être une des causes de la dépravation desmoeurs. Ce raisonnement est fondé sur les regles de la Logique; mais cette science est trop fertile en mauvaises choses, selon lui, pour qu’il daigne faire attention à ses préceptes.

J’avois dit, en rapportant son sentiment «Eh! pourquoi n’a-t-on plus de vertu? C’est qu’on cultive les Belles-Lettres, les Sciences les Arts.» Il répond, pour cela précisément. Il donne donc l’exclusion aux causes connues. Donc si l’on n’avoit point cultivé les Lettres en France, on n’auroit point eu de vices; quoiqu’il soit certain par l’histoire, [9] qu’on en avoit pour le moins autant dans les siecles d’ignorance, que dans celui où nous sommes.

M. Rousseau auroit bien dû nous dire, pourquoi il admet diversescauses de corruption dans les autres parties du monde, & qu’il nous accorde le privilege de n’être corrompus que par les Lettres, les Sciences & les Arts. Voilà un phénomene que personne n’avoit remarqué avant lui.

Il est peut-être aussi le seul qui ait la gloire d’avoir dit: La Science, toute belle, toute sublime qu’elle est, n’est point faite pour l’homme, il a l’esprit trop borné pour y faire de, grands progrès, & trop de passions dans le coeur pour n’en pas faire un mauvais usage.... on en abusebeaucoup, on en abuse toujours.

Voilà des Oracles plus clairs & aussi respectables que ceux de Delphes, de Dodone & de Trophonius. En vérité, je suis tenté de croire que M. Rousseau a raison. Les Mémoires de Messieurs de l’Académie des Sciences, ceux de, la Société Royale de Londres, une infinité d’ouvrages particuliers sur les Sciences, sont voir bien clairement qu’elles ne sont point faites pour l’homme, qu’il a l’esprit trop borné pour y faire de grands progrès, & qu’il en abuse toujours. Les meilleurs livres ce Morale, d’Histoire, de Philosophie, &c. ne sont bons qu’à nous rendre malhonnêtes gens.

L’Orateur prononce quelquefois des Oracles qui ne sont pas si clairs;& j’avoue que si entendre un Auteur, signifie appercevoir le rapport de toutes les choses qu’il dit, je n’entends pas toujours les écrits de M. Rousseau. Si les Sciences sont vaines dans leur objet, si ce sont des occupations oiseuses, [10] comme il l’assure, pourquoi, dit-il, qu’elles conviennent à quelques grands génies. Pour bien user de la Science, il faut avoir de grands talens, de grandes vertus; or c’est ce qu’on peut à peine espérer de quelques ames privilégiées. Une ame privilégiée se livrera-t-elle des occupations frivoles? Il faut plusieurs siecles pour trouver des Auteurs qui puissent devancer les Descartes & les Newtons; je consens même que chaque siecle en produise une douzaine, à quoi serviront les efforts de ces grands génies, puisque les Nations, à qui l’on n’aura pas permis de cultiver les Sciences, n’entendront point leurs ouvrages? D’ailleurs, comment saura-t-on si un homme a la forcé de marcher seul sur les traces des Descartes & des Newtons, & comment le saura-t-il lui-même, si l’on n’a point cultivé son esprit? Je pourrois rapporter beaucoup d’autres endroits que je n’entends pas mieux; ainsi ce n’est pas tout-à-fait sans fondement que M. Rousseau m’accuse de ne le pas entendre.

Il dit que je lui prescris les Auteurs qu’il peut citer, & que je récuse ceux qui déposent pour lui. Il vouloit prouver que des Peuples ignorans ont par leurs vertus fait l’exemple des autres Nations. Il donne ce fait comme certain, sur le témoignage de quelques Auteurs: j’en cite d’autres aussi croyables, qui peignent ces mêmes Peuples avec des couleurs fort différentes. Je donne leur autorité comme certaine pour imiter M. Rousseau, & lui faire sentir que des faits tout au moins problématiques, ne sauroient lui servir de preuves. Il y a plus; la certitude même de ces faits ne l’autoriseroit pas à conclure que la culture des Sciences déprave les moeurs: j’en ai [11] dit la raison dans la Critique. Si l’Orateur n’est pas heureux dans les conséquences qu’il tire des faits posés pour principes, c’est, sans doute, la faute des faits & non pas la sienne; pourquoi ne renferment-ils pas les conclusions qu’il en veut déduire?

Il me reproche de m’être contenté dans la seconde partie de mon Discours, de dire non, par-tout où il a dit oui. J’avoue que j’ai eu tort de n’avoir pas mérité le reproche qu’il me fait. Jettons un coup-d’oeil sur ce qu’il appelle ses preuves. Après avoir assigné une fausse origine aux Sciences & aux Arts, il conclut qu’ils la doivent à nos vices. C’est avec la même forcé de raisonnement qu’il prouve que les Sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent. Pour montrer qu’elles sont dangereuses par les effets qu’elles produisent, il dit que la perte irréparable du tems est le premier préjudice qu’elles causent nécessairement à la Société. C’est supposer que les Sciences lui sont inutiles. Selon lui, tandis qu’elles se perfectionnent le courage s’énerve; & il loue la bravoure des François. Il souhaiteroit que nos Troupes eussent plus de forcé & de vigueur, je le souhaite comme lui. On peut les accoutumer aux travaux pénibles, à supporter la rigueur des saisons, sans que les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts en souffrent aucunement. Si la culture des Sciences est nuisible aux qualités guerrieres, elle l’est encore plus aux qualités morales: en voici la preuve: c’est dès nos premieres années qu’une éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Voilà le précis des preuves de M. Rousseau. On voit donc que j’aurois été fondé à dire simplement non, [12] par-tout où il a dit oui; en sorte que lorsqu’il me reproche d’avoit répondu non, c’est comme s’il disoit: je trouvé fort mauvais, Monsieur, que vous ayez fait à mon Discours, les réponses les plus simples & les seules qu’il mérite.

Pourquoi la nature nous a-t-elle imposé des travaux nécessaires, si ce n’est pour nous détourner des occupations oiseuses? Fausse supposition. On fait que les Sciences & les Arts ne sont pas inutiles. Il n’y a pas jusqu’au Discours de M. Rousseau qui n’ait son degré d’utilité, puisqu’il fait sentir combien il est important d’enseigner l’Art de penser. Peut-être même croira-t-on que ç’a été le dessein de l’Auteur, & qu’il a voulu nous donner des instructions dans le goût de celles que les Lacédémoniens donnoient à leurs enfans sur la tempérance.

M. Gautier de voit bien nous dire quel étoit le Pays & le métier de Carnéade. Quelle nécessité y avoir-il de dire de quel Pays étoit ce Philosophe? Ne devois-je pas aussi rapporter ce qu’en disent Cicéron, Pline, Diogene de Laerce, Aulu-Gelle, Valere-Maxime, Elien, Plutarque? &c.

J’ai appelle Carnéade, un des chefs de la troisieme Académie, & on me demande de quel métier il étoit.

M. Gautier, qui me traité par-tout avec la plus grande politesse, n’épargne aucune occasion de me susciter des ennemis.Quel jugement doit-on porter du Discours de M. Rousseau, si montrer qu’il se trompé, c’est lui susciter des ennemis? Tout le mal que je lui souhaite, c’est qu’il pense comme nos Académies.

J’avois dit «les victoires que les Athéniens remporterent [13] sur les Perses & sur les Lacédémoniens mêmes, sont voir que les Arts peuvent s’associer avec la vertu militaire.»Je demande, dit M. Rousseau, si ce n’est pas là une adresse pour rappeller ce que j’ai dit de la défaite de Xerxés, & pour me faire songer ou dénouement de la guerre du Péloponnese. Je demande à mon tour, si l’on peut, sans s’inscrire en faux contre l’Histoire, penser que les Athéniens ayent eu moins de valeur & remporté moins de victoires éclatantes que les Lacédémoniens. Pourroit-on savoir comment cet Auteur a acquis le droit de rejetter les faits historiques les mieux constates, lorsqu’ils sont contraires à son opinion? Seroit-ce en prenant la résolution de n’avoir pas tort? Pour moi, j’ai pris celle de ne dire aucune chose où il trouvé que j’aye raison.

J’ai dit, en parlant des Athéniens: «leur Gouvernement devenu vénal sous Periclès, prend une nouvelle face; l’amour du plaisir étouffe leur bravoure, les fonctions les plus honorables sont avilies, l’impunité multiplie les mauvais Citoyens, les fonds destinés a la guerre sont employés à nourrir la mollesse & l’oisiveté, toutes ces causes de corruption, quel rapport ont-elles aux Sciences?» M. Rousseau veut que ces causes ne soient que des effets de la corruption. J’avoue que différentes causes particulieres peuvent avoir une cause premiere & générale, & que sous cet aspect on peut les appeller effets; mais il n’y a nulle raison de croire que la culture des Sciences est cette premiere cause; puisque toutes celles que je viens de rapporter subsistent dans plusieurs Pays où les Sciences ne furent jamais cultivées. D’ailleurs [14] cette première cause est connue. Periclès fit des changemens qui introduisirent le relâchement & le désordre. M. Rousseau connoit sans doute ce fait, & il ne laissé pas de dire: M. Gautier, feint d’ignorer ce qu’on ne peut pas supposer qu’il ignore en effet, & ce que tous les Historiens disent unanimement, que la dépravation des moeurs & du Gouvernement des Athéniens fut l’ouvrage des Orateurs. M. Rousseau me permettra de ne pas convenir de l’unanimité des Historiens sur le sujet dont il est question. J’avouerai qu’il y avoit des Orateurs qui flattoient le Peuple; mais, comme Plutarque l’a remarqué, les Athéniens qui pendant la paix trouvoient du plaisir. à écouter leurs flatteries, ne suivoient dans les affaires sérieuses que les avis de ceux qui faisoient profession de dire la vérité sans aucun respect humain.

Platon, qui connoissoit parfaitement le Gouvernement & les moeurs des Athéniens, reconnoît que l’excès de leur liberté anéantit leur vertu, que cette liberté excessive avoit sa source dans la sureté où ils croyoient être depuis la victoire de Salamine. Il dit que la crainte étoit un frein nécessaire à leurs esprits.

Justin confirme la vérité de cette réflexion, en disant que leur courage ne survécut pas à Epaminondas. «Délivrés d’un rival qui tenoit leur émulation éveillée, ils tombèrent dans une indolence léthargique. Le fonds des armemens de terre se consume aussi-tôt en jeux & fête. La paye du Soldat & du Matelot se distribue au Citoyen oisif. La vie douce & délicieuse amollit les coeurs, &c.» En tout cela il n’est question d’Orateurs, On sait bien [15] que plusieurs causes concoururent aux mêmes effets. Le sentiment de la Société des gens de Lettres qui travaillent l’Histoire Universelle, est, que la corruption fut amenée chez les Athéniens par l’opulence que leur procurerent leurs victoires. Voyez si Messieurs de Tourreil, Bossuet, Rollin, Lenglet, Mably & autres qui ont parlé des causes de la dépravation des moeurs & du Gouvernement des Athéniens, disent que ce fut l’ouvrage des Orateurs.* [*M. Rousseau doit trouver bien pitoyable cette réflexion de l’illustre Bossuet «Ce que fit la Philosophie pour conserver l’état de la Grece n’est pas croyable. Plus ces Peuples étoient libres, plus il étoit nécessaire d’y établir par de bonnes raisons les réglés des moeurs & celles de la Société. Pythagore, Thalès, Anaxagore, Socrate, Archytas, Platon, Xénophon, Aristote & une infinité d’autres, remplirent la Grece de ces beaux préceptes. Les Postes mêmes, qui étoient dans les mains de tout le Peuple, les instruisoient plus encore qu’ils ne les divertissoient.» (Note de l’Auteur des Observations)]

Les défauts, les vices que les gens de Lettres peuvent avoir de commun avec les ignorans, M. Rousseau les impute aux Sciences. Oh qu’il pense différemment du maître à danser de M. Jourdain! Selon l’un tous les maux viennent de ce qu’on ne cultive pas l’art de la Danse; & selon l’autre, de ce qu’on cultive tous les Arts.

Il m’apprend qu’il y a dans la Gazette d’Utrecht, une pompeuse exposition de la Réfutation de son Discours, &c. Je n’ai aucune part à ce qu’on en a dit dans la Gazette, ou dans d’autres ouvrages. M. Rousseau doit-il trouver mauvais qu’on rende compte au public d’une dispute littéraire, qui est intéressante? Doit-il s’en prendre à moi de ce qu’on trouvé mon Discours plus solide que le sien? Si le voyois dans la Gazette [16] un éloge de son ouvrage, je ne l’accuserois pas de l’y avoir fait inférer; je me contenterois de penser que ceux qui loueroient la justesse de ses raisonnemens ont l’esprit faux.

Il n’est pas vrai, selon M. Gautier, que ce soit des vices des hommes que l’Histoire tire son principal intérêt. Je n’ai pas parlé du principal intérêt de l’Histoire. C’est avec l’Auteur de la Gazette que M. Rousseau doit entrer en lice. J’admire l’adresse qu’il à de déterrer dans une Gazette une réponse qui n’est pas de moi, au lieu de répliquer au miennes. Il demandoit ce que deviendroit l’Histoire, s’il n’y avoit ni Tyrans, ni Guerres, ni Conspirateurs. Ma réponse, qu’il a eu la prudence de ne pas relever, a été mise dans un beau jour par deux

Auteurs* [*L’un a composé un très-beau Discours, qu’on trouvé dans le Mercure de Décembre; l’autre est M. Fréron, qui se fait tant d’honneur par ses Ouvrages.] qui ont pris parti contre lui.

Il avoit dit: à quoi serviroit la Jurisprudence sans les injustices des Hommes? J’avois répondu, qu’aucun Corps politique me pourroit subsister sans Loix, ne fût-il composé que d’Homme justes. M. Rousseau reconnoit cette vérité; or dès que les Loix sont nécessaires, il faut qu’on en ait la connoissance; la Jurisprudence est donc nécessaire. On demande pourtant si je la confonds avec les Loix. Supposons qu’il n’y ait que des loix de toutes especes, relatives à la variété des affaires, au commerce’à la navigation, aux manufactures, aux impôts, aux différens droits des particuliers, aux divers ordres de la Nation? &c. Ces loix nécessairement nombreuses pour un grand Peuple, seront, outre cela, susceptibles de [17] plusieurs interprétations, suivant la diversité des circonstances: l’étude de ces loix suffira donc pour occuper quelques Citoyens, dont les lumieres aideront leurs compatriotes.

Les Lacédémoniens n’avoient ni Jurisconsultes, ni Avocats. Ils avoient des Magistrats & des procédures juridiques. On range sous l’onzieme table des Loix de Lycurgue celles qui concernent les Cours de Justice; & puisqu’il étoit défendu aux jeunes gens d’assister aux plaidoyers, apparemment qu’on plaidoit. Mais supposons les choses telles que les rapporte M. Rousseau: des institutions qui conviennent à une petite société de Soldats, peuvent-elles avoir lieu dans un grand Etat? Je m’en rapporte là-dessus si politique. Mais j’ai de très-bonnes raisons pour ne m’en rapporter qu’aux lecteurs sur ce que je dis dans la Réfutation.On n’y trouvera aucun des raisonnemens faux ou ridicules que M. Rousseau a la bonté de me prêter, pour rappeller sans doute la simplicité de ces premiers tems qui doivent faire honte à notre siecle, à ce siecle malheureux qui est assez corrompu par les Sciences, pour exiger de la bonne foi jusques dans la dispute.

Cependant je reconnoîtrai volontiers qu’il rapporte fidellement quelques réflexions générales, ou qui préparent mes transitions, ou qui sont des suites de quelques raisonnemens. Par exemple, j’avois dit: sous prétexte d’épurer les moeurs, est-il permis d’en renverser les appuis? Il répond: sous prétexte d’éclairer les esprits, faudra-t-il pervertir les ames? Ces réflexions & d’autres semblables, sont peut-être également fondées; & il est surprenant que M. Rousseau qui est résolu, comme il l’assure plusieurs fois, à ne point répliquer, réponde [18] à des bagatelles, préférablement à ce qui renversé ses preuves prétendues. Il est plus surprenant encore que dans la crainte où il est de voir les brochures se transformer en volumes, il en fasse une de trente-une pages, pour dire qu’il ne dira rien.

S’il se défend mal lorsqu’on l’attaque, en revanche il se défend très-bien quand on ne l’attaque pas. Je me borne à un seul exemple: il dit que je lui reproche d’avoir employé la pompe oratoire dans un Discours Académique, & j’ai loué son éloquence en trois ou quatre endroits. Il est vrai que j’ai demandé à quoi tendoient ses éloquentes déclamations; mais il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’être perverti par les Belles-Lettres, pour voir que ce mot, déclamations, tombe sur le défaut de justesse dans ses raisonnemens, & non sur la forcé de son style. Aussi M. Fréron, qui applaudit à l’éloquence de son Discours, dit, avec, raison, qu’il est obligé de ne le regarder que comme une déclamation vague, appuyée sur une Métaphysique fausse, & sur des applications de faits historiques, qui se détruisent par mille faits contraires.

FIN.

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