JEAN JACQUES ROUSSEAU

PIECES EN VERS

[1782; le Pléiade édition, t. II, en passant = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 201-216.]

[201]

PIECES EN VERS.

EPÎTRE À M. DE L’ETANG,
VICAIRE DE MARCOUSSY

[Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 12; Œuvres posthumes, Geneve, 1781; le Pléiade édition, t. II, pp. 1150-1153.]

En dépit du destin jaloux,

Cher Abbé, nous irons chez-vous.

Dans votre franche politesse,

Dans votre gâité sans rudesse,

Parmi vos bois & vos coteaux

Nous irons chercher le repos;

Nous irons chercher le remede,

Au triste ennui qui nous possede,

A ces affreux charivaris,

A tout ce fracas de Paris,

O ville ou regne l’arrogance!

Ou les plus grands fripons de France

Régentent les honnêtes gens,

Ou les vertueux indigens

Sont des objets de raillerie,

Ville ou la charlatanerie,

Le ton haut, les airs insolens,

Ecrasent les humbles talens,

Et tyrannisent la fortune;

Ville ou l’auteur de Rodogune

[202] A rampe devant Chapelain;

Ou d’un petit Magot vilain,

L’amour fit le héros des belles;

Ou tous les roquets des ruelles

Deviennent des hommes d’Etat;

Ou le jeune & beau Magistrat

Etale, avec les airs d’un fat,

Sa perruque pour tout mérite;

Ou le savant, bas parasite,

Chez Aspasie ou chez Phriné,

Vend de l’esprit pour un dîné.

Paris!malheureux qui t’habite,

Mais plus malheureux mille fois

Qui t’habite de son pur choix,

Et dans un climat plus tranquille,

Ne fait point se faire un asyle

Inabordable aux noirs soucis,

Tel qu’a mes yeux est Marcoussis!

Marcoussis qui fait tant nous plaire;

Marcoussis dont pourtant j’espere

Vous voir partir un beau matin,

Sans vous en pendre de chagrin.

Accordez donc, mon cher Vicaire,

Votre demeure hospitaliere,

A gens dont le soin le plus doux

Est d’aller passer près de vous,

Les momens dont il sont les maîtres:

Nous connoissons déjà les êtres

[203] Du pays & de la maison;

Nous en chérissons le Patron,

Et desirons, s’il est possible,

Qu’a tous autres inaccessible,

Il destine en notre faveur

Son loisir & sa bonne humeur.

De plus; priere des plus vives,

D’éloigner tous fâcheux convives,

Taciturnes, mauvais plaisans,

Ou beaux parleurs, ou médisans:

Point de ces gens, que Dieu confonde,

De ces sots dont Paris abonde,

Et qu’on y nomme beaux-esprits,

Vendeurs de fumée à tout prix;

Au riche faquin qui les gâte,

Vils flatteurs de qui les empâte,

Plus vils détracteurs du bon sens

De qui méprise leur encens.

Point de ces fades Petit-Maîtres,

Point de ces Houbereaux Champêtres

Tout fiers de quelques vains aïeux

Presque aussi méprisables qu’eux.

Point de grondeuses pigriéches,

Voix aigre, teint noir, & mains seches;

Toujours syndiquant les appas

Et les plaisirs qu’elles n’ont pas;

Dénigrant le prochain par zele,

Se donnant à tous pour modele;

[204] Médisantes par charité,

Et sages par nécessité.

Point de Crésus, point de canaille

Point sur-tout de cette racaille

Fripons sans probité, sans mœurs;

Se raillant du pauvre vulgaire

Dont la verte fait la chimère;

Mangeant fiérement notre bien;

Exigeant tout, n’accordant rien,

Et dent la fausse politesse

Rusant, patelinant sans cesse,

N’est qu’un piege adroit pour duper

Le sot qui s’y laisse attraper.

Point de ces fendans Militaires,

A l’air rogue, aux mines altieres

Fiers de commander des goujats,

Traitant chacun du haut en bas,

Donnant la loi, tranchant du maître;

Bretailleurs, fanfarons peut-être,

Toujours prêts à battre ou tuer,

Toujours parlant de leur métier,

Et cent fois plus pédans, me semble,

Que tous les ergoteurs ensemble.

Loin de nous tons ces ennuyeux:

Mais si, par un fort plus heureux,

Il se rencontre un honnête homme,

Qui d’aucun grand ne se renomme,

[205] Qui soit aimable comme vous;

Qui fache rire avec les foux,

Et raisonner avec le sage;

Qui n’affecte point de langage,

Qui ne dise point de bon mot,

Qui ne soit pas non plus un sot,

Qui soit gai sans chercher à l’être

,Qui soit instruit sans le paroître,

Qui ne rie que par gâité,

Et jamais par malignité;

De mœurs droites sans être austeres;

Qui soit simple dans ses manieres,

Qui veuille vivre pour autrui

Afin qu’on vive aussi pour lui;

Qui fache assaisonner la table

D’appétit, d’humeur agréable;

Ne voulant point être admire,

Ne voulant point être ignore,

Tenant son coin comme les autres,

Mêlant ses folies aux nôtres;

Raillant sans jamais insulter,

Raille sans jamais s’emporter;

Aimant le plaisir sans crapule,

Ennemi du petit scrupule

Buvant sans risquer sa raison;

Point philosophe hors de saison;

En un mot d’un tel caractere,

Qu’avec lui nous puissions nous plaire,

[206] Qu’avec nous il se plaise aussi

.S’il est un homme fait ainsi,

Donnez-le nous, je vous supplie,

Mettez-le en notre compagnie,

Je brûle déjà de le voir,

Et de l’aimer, c’est mon devoir;

Mais c’est le votre, il faut le dire,

Avant que de nous le produire,

De le connoître. C’est assez,

Montrez-le nous si vous osez.

FRAGMENT D’UNE EPITRE A M. B****** [Bordes]

[1741?, 1745; Œuvres posthumes de Rousseau, Geneve, 1781; le Pléiade édition, t. II, pp. 1144-1145.]

Après un carême ennuyeux,

Grace à Dieu voici la semaine

Des divertissemens pieux.

On va de neuvaine en neuvaine,

Dans chaque Eglise on se promene,

Chaque autel y charme les yeux;

Le luxe & la pompe mondaine

Y brillent à l’honneur des Cieux.

La, maint agile Energumene

Sert d’Arlequin dans ces saints lieux!

Le moine ignorant s’y demene,

Récitant à perte d’haleine,

Ses oremus mystérieux,

[207] Et criant d’un ton furieux

Fora, fora, par saint Eugene!

Rarement la semonce est vaine,

Diable & frà s’entendent bien mieux,

L’un à l’autre obéit sans peine.

Sur des objets plus gracieux

La diversité me ramene.

Dans ce temple délicieux,

Ou ma dévotion m’entraîne,

Quelle agitation soudaine

Me rend tous mes sens précieux?

Illumination brillante,

Peintures d’une main savante,

Parfums destinés pour les Dieux;

Mais dont la volupté divine

Délecte l’humaine narine

Avant de se porter aux cieux;

Et toi Musique ravissante!

Du Carcani chef-d’oeuvre harmonieux;

Que tu plais quand Catine chante!

Elle charme à la fois notre oreille & nos yeux.

Beaux sons que votre effet est tendre!

Heureux l’amant qui peut s’attendre

D’occuper en d’autres momens,

La bouche qui vous fait entendre,

A des soins encor plus charmans!

Mais ce qui plus ici m’enchante,

C’est mainte dévote piquante,

[208] Au teint frais, à l’œil tendre & doux;

Qui, pour éloigner tout scrupule,

Vient à la Vierge, à deux genoux,

Offrir, dans l’ardeur qui la brûle,

Tous les vœux qu’elle attend de nous.

Tels sont les familiers colloques,

Tels sont les ardens soliloques

Des gens dévots en ce saint lieu:

Ma foi je ne m’étonne gueres

Quand on fait ainsi ses prieres,

Qu’on ait du goût à prier Dieu.

IMITATION LIBRE

D’une Chanson Italienne de Métastase.

[1733; Mercure de France, 1750; Bibliothèque de Geneve, ms. fr. 204; Œuvres de Rousseau (Duchesne, 1764);le Pléiade édition, t. II, pp. 1153-1155.]

Grace à tant de tromperies,

Grace à tes coquetteries,

Nice, je respire enfin.

Mon cœur libre de sa chaîne,

Ne deguise plus sa peine;

Ce n’est plus un songe vain.

Toute ma flamme est éteinte:

Sous une colere feinte

L’Amour ne se cache plus.

Qu’on te nomme en ton absence,

Qu’on t’adore en ma présence,

Mes sens n’en sont point émus.

[209] En paix, sans toi je sommeille;

Tu n’es plus quand je m’éveille

Le premier de mes desirs.

Rien de ta part ne m’agite;

Je t’aborde & je te quitte,

Sans regrets & sans plaisirs.

Le souvenir de tes charmes,

Le souvenir de mes larmes

Ne fait nul effet sur moi.

Juge enfin comme je t’aime:

Avec mon rival lui-même

Je pourrois parler de toi.

Sois fiere, sois inhumaine,

Ta fierté n’est pas moins vaine

Que le seroit ta douceur,

Sans être ému, je t’écoute,

Et tes yeux n’ont plus de route

Pour pénétrer dans mon cœur.

D’un mépris, d’une caresse,

Mes plaisirs ou ma tristesse

Ne reçoivent plus la loi.

Sans toi j’aime les bocages;

L’horreur des antres sauvages

Peut me déplaire avec toi.

Tu me parois encor belle;

Mais, Nice, tu n’es plus celle

Dont mes sens sont enchantes.

Je vois, devenu plus sage,

[210] Des défauts sur ton visage,

Qui me sembloient des beautés.

Lorsque je brisai ma chaîne,

Dieux, que j’éprouvai de peine!

Hélas! je crus en mourir:

Mais quand on a du courage,

Pour se tirer d’esclavage

Que ne peut-on point souffrir?

Ainsi du piege perfide,

Un oiseau simple & timide

Avec effort échappe,

Au prix des plumes qu’il laisse,

Prend des leçons de sagesse,

Pour n’être plus attrape.

Tu crois que mon cœur t’adore,

Voyant que je parle encore

Des soupirs que j’ai pousses;

Mais tel au port qu’il désire

Le Nocher aime à redire

Les périls qu’il a passés.

Le guerrier couvert de gloire,

Se plaît, après la victoire

,A raconter ses exploits;

Et l’esclave, exempt de peine,

Montre avec plaisir la chaîne

Qu’il a traînée autrefois.

Je m’exprime sans contrainte;

Je ne parle point par feinte,

[211] Pour que tu m’ajoutes foi;

Et quoi que tu puisses dire,

Je ne daigne pas m’instruire

Comment tu parles de moi.

Tes appas, beauté trop vaine,

Ne te rendront pas sans peine

Un aussi fidelle amant.

Ma perte est moins dangereuse;

Je sais qu’une autre trompeuse

Se trouve plus aisément.

L’ALLÉE DE SILVIE

[1747; Mercure de France, septembre 1750; Bibliothèque Publique et Universitaire de Geneve, ms. fr. 204;le Pléiade édition, t. II, pp. 1146-1149.]

Qu’a m’égarer dans ces bocages

Mon cœur goûte de voluptés!

Que je me plais sous ces ombrages!

Que j’aime ces flots argentés!

Douce & charmante rêverie,

Solitude aimable & chérie,

Puissiez-vous toujours me charmer!

De ma triste & lente carriere

Rien n’adouciroit la misere,

Si je cessois de vous aimer.

Fuyez de cet heureux asyle,

[212] Fuyez, de mon ame tranquille,

Vains & tumultueux projets;

Vous pouvez promettre sans cesse

Et le bonheur & la sagesse,

Mais vous ne les donnez jamais.

Quoi! l’homme ne pourra-t-il vivre,

A moins que son cœur ne se livre

Aux soins d’un douteux avenir?

Et si le tems coule si vite,

Au lieu de retarder sa fuite,

Faut-il encor la prévenir?

Oh! qu’avec moins de prévoyance

,La vertu, la simple innocence,

Font des heureux à peu de frais!

Si peu de bien suffit au sage,

Qu’avec le plus léger partage,

Tous ses de desirs sont satisfaits.

Tant de soins, tant de prévoyance,

Sont moins des fruits de la prudence

Que des fruits de l’ambition.

L’homme, content du nécessaire,

Craint peu la fortune contraire,

Quand son cœur est sans passion.

Passions, sources de délices,

Passions, sources de supplices;

Cruels tyrans, doux séducteurs,

Sans vos fureurs impétueuses,

Sans vos amorces dangereuses,

[213] La paix seroit dans tous les cœurs.

Malheur au mortel méprisable,

Qui dans son ame insatiable,

Nourrit l’ardente soif de l’or;

Que du vil penchant qui l’entraîne,

Chaque instant il trouve la peine

Au fond même de son trésor.

Malheur à l’ame ambitieuse,

De qui l’insolence odieuse

Veut asservir tous les humains!

Qu’a ses rivaux toujours en bute,

L’abîme apprête pour sa chute

Soit creuse de ses propres mains!

Malheur à tout homme farouche,

A tout mortel que rien ne touche

Que sa propre félicité!

Qu’il éprouve dans sa misere,

De la part de son propre frere,

La même insensibilité!

Sans doute un cœur ne pour le crime,

Est fait pour être la victime

De ces affreuses passions;

Mais jamais du Ciel condamnée,

On ne vit une ame bien née

Céder à leurs séductions.

Il en est de plus dangereuses,

De qui les amorces, flatteuses

Déguisent bien mieux le poison,

[214] Et qui toujours, dans un cœur tendre,

Commencent à se faire entendre

En faisant taire la raison

;Mais du moins leurs leçons charmantes

N’imposent que d’aimables loix:

La haine & ses fureurs sanglantes

S’endorment à leur douce voix.

Des sentimens si légitimes

Seront-ils toujours combattus?

Nous les mettons au rang des crimes,

Ils devroient être des vertus.

Pourquoi de ces penchans aimables

Le Ciel nous fait-il un tourment?

Il en est tant de plus coupables,

Qu’il traite mains séverement.

O discours trop remplis de charmes!

Est-ce à moi de vous écouter?

Je fais avec mes propres armes

Les maux que je veux éviter.

Une langueur enchanteresse

Me poursuit jusqu’en ce séjour;

J’y veux moraliser sans cesse,

Et toujours j’y songe à l’amour.

Je sens qu’une ame plus tranquille

,Plus exempte de tendres soins,

Plus libre en ce charmant asyle,

Philosopheroit beaucoup moins.

Ainsi du feu qui me dévore

[215] Tout sert à fomenter l’ardeur:

Hélas! n’est-il pas tems encore

Que la paix regne dans mon cœur?

Déjà de mon septieme lustre

Je vois le terme s’avancer;

Déjà la jeunesse & son lustre

Chez moi commence à s’effacer.

La triste & sévere sagesse

Fera bientôt fuir les amours,

Bientôt la pesante vieillesse

Va succéder à mes beaux jours.

Alors les ennuis de la vie

Chassant l’aimable volupté,

On verra la philosophie

Naître de la nécessité;

On me verra, par jalousie,

Prêcher mes caduques vertus,

Et souvent blâmer par envie

Les plaisirs que je n’aurai plus.

Mais malgré les glaces de l’âge

,Raison, malgré ton vain effort,

Le sage a souvent fait naufrage

Quand il croyoit toucher au port.

O sagesse! aimable chimère!

Douce illusion de nos cœurs!

C’est sous ton divin caractere

Que nous encensons nos erreurs.

Chaque homme t’habille à sa mode,

[216] Sous le masque le plus commode

A leur propre félicité;

Ils déguisent tous leur foiblesse,

Et donnent le nom de sagesse

Au penchant qu’ils ont adopte.

Tel, chez la Jeunesse étourdie,

Le Vice instruit par la folie,

Et d’un faux titre revêtu,

Sous le nom de philosophie,

Tend des pièges à la vertu.

Tel, dans une route contraire,

On voit le fanatique austère,

En guerre avec tous ses desirs

,Peignant Dieu toujours en colore

,Et ne s’attachant, pour lui plaire,

Qu’a fuir la joie & les plaisirs.

Ah! s’il existoit un vrai sage,

Que, différent en son langage,

Et plus différent en ses mœurs,

Ennemi des vils séducteurs,

D’une sagesse plus aimable,

D’une vertu plus sociable,

Il joindroit le juste milieu

A cet hommage pur & tendre,

Que tous les cœurs auroient du rendre

Aux grandeurs, aux bienfaits de Dieu!

Fin de la premiere Partie. [Tome VIII]

FIN.

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