[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

L’AUTEUR ANONYME

RÉFUTATION DES OBSERVATIONS
de M. J. J. ROUSSEAU de GENEVE,
SUR UNE RÉPONSE QUI A ÉTÉ FAITE A SON DISCOURS
DANS LE MERCURE de SEPTEMBRE 1751.

[1751 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 153-179.]

RÉFUTATION
Des Observations de
M. J. J. Rousseau
de Geneve
,

sur une Réponse qui a été faite à son Discours dans le Mercure de Septembre 1751.*

[*La Réponse en question est celle de Roi de Pologne que l’on trouvera ci-après.]

[153] Nous sommes d’accord avec l’illustre Auteur de la Réfutation insérée au Mercure, en ce que nous avons trouvé comme lui.... 1. Que M. Rousseau, savant, éloquent, & homme de bien tout à la fois, fait un contraste singulier avec le Citoyen de Geneve, l’orateur de l’ignorance, l’ennemi des Sciences & des Arts qu’il regarde comme une source constante de la corruption des moeurs.

2. Comme le respectable anonyme, nous avons pensé que le Discours couronné par l’Académie de Dijon est un tissu de contradictions qui décelent, malgré son Auteur, la vérité qu’il s’efforce en vain de trahir.

3. Comme le Prince philosophe, aussi puissant à protéger les Lettres qu’à défendre leur cause* [*Voici comme l’Auteur anonyme de la réponse au Discours du Citoyen de Geneve se trouvé désigné dans le Mercure de Septembre, p. 62. " Nous sommes fâchés qu’il ne nous soit pas permis de nommer l’Auteur de l’ouvrage suivant. Aussi capable d’éclairer que de gouverner les peuples, & aussi attentif à leur procurer l’abondance des biens nécessaires à la vie, que les lumieres & les connoissances qui forment à la vertu, il a voulu prendre en main la défense des Sciences, dont il connôit le prix. Les grands établissemens qu’il vient de faire en leur faveur étoient déjà comme une réponse sans réplique au Discours du Citoyen de Geneve, à qui il n’a pas tenu dégrader tous les Beaux-Arts. Puissent les Princes à venir, suivre un pareil exemple, &c."] nous avons dit que l’Orateur Genevois avoit prononcé un anathême trop général contre les Sciences & les Arts, & qu’il confondoit quelques [154] abus qu’on en fait, avec leurs effets naturels & leurs usages légitimes.

I

Au premier article, M. Rousseau répond; qu’il a étudié les Belles-Lettres, sans les connoître; que dès qu’il s’est apperçu du trouble qu’elles jettoient dans son ame, il les a abandonnées.

Comment cet Auteur ne sent-il point qu’on va lui répliquer que ce n’est point les avoir abandonnées, ou au moins l’avoir fait bien tard, que de les avoir portées au degré où il y est parvenu, que c’est même les cultiver plus que jamais que de se produire sur le théâtre des Académies pour y disputer, y remporter les prix qu’elles proposent. Le personnage que joue M. Rousseau dans sa réplique, n’est donc pas plus sérieux que celui qu’il affecte dans son Discours.

Je me sers, dit-il, des Belles-Lettres pour combattre leur culture, comme les Saints Peres se servoient des Sciences mondaines contre les Payens; si quelqu’un, ajoute-t-il, venoit pour me tuer, & que j’eusse le bonheur de me saisir de son amie, me seroit-il défendu, avant que de la jetter, de m’en servir pour le chasser de chez moi?

Les Peres de l’Eglise se sont servis utilement des Sciences mondaines pour combattre les Payens. Donc ces Sciences [155] sont bonnes, & ce n’est point elles que ces défenseurs de la Religion méprisoient, blâmoient; car ils n’auroient ni voulu s’en servir, ni pu le faire si utilement: mais c’est le mauvais usage qu’en faisoient ces Philosophes profanes qu’ils reprenoient avec raison

C’est une très-belle action que de désarmer son ennemi, & de le chasser avec ses propres armes: mais M. Rousseau n’est nullement dans ce cas-là; il n’a désarmé personne; les armes dont il se sert sont bien à lui: il les a acquises par ses travaux, par ses veilles; il semble par leur choix & leur éclat, qu’il les ait reçues de Minerve même, & par une ingratitude manifeste, il s’en sert pour outrager cette divinité bienfaictrice; il s’en sert pour anéantir, autant qu’il est en lui, ce qu’il y a de plus respectable, de plus utile, de plus aimable parmi les hommes qui pensent; la Philosophie, l’étude de la sagesse, l’amour & la culture des Sciences & des Arts; il n’y a donc point de justesse dans l’application des exemples que M. Rousseau cite en sa faveur, & il est toujours singulier que l’homme savant, éloquent, qui a conservé toute sa probité, toutes ses vertus, à la reconnoissance prés, en acquérant ces talens, les employe à s’efforcer de prouver qu’ils dépravent des moeurs des autres.

J’ajoute qu’il y a un contraste si nécessaire entre la cause soutenue par M. Rousseau, & les moyens qu’il employe pour la défendre, qu’en la gagnant même, par supposition, il la perdroit encore; car dans cette hypothese, & selon ses principes, son éloquence, son savoir, en nous subjuguant, nous conduiroient à la vertu, nous rendroient meilleurs, & par [156] conséquent démontreroient, contre son Auteur même, que tous ces talens sont de la plus grande utilité.

II

Que les contradictions soient très-fréquentes dans Discours du Citoyen de Geneve, on vient de s’en convaincre par la lecture de mes remarques. M. Rousseau prétend que ces contradictions ne sont qu’apparentes; que s’il loue les Sciences en plusieurs endroits, il le fait sincérement de bon coeur, parce qu’alors il les considere en elles-même, il les regarde comme une espece de participation à la suprême intelligence, & par conséquent comme excellentes; tandis que dans tout le reste de son Discours il traité des Sciences, relativement au génie, à la capacité de l’homme; celui-ci étant trop borné pour y faire de grands progrès, trop passionné pour n’en pas faire un mauvais usage; il doit, pour son bien & celui des autres, s’en abstenir; elles ne sont point proportionnées à sa nature, elles ne sont point faites pour lui,* [*Les chiffres ainsi apostillés désignent les pages des Observations de M. Rousseau en réplique à la réponse insérée au Mercure de Septembre. Les chiffres simples sont les citations notre édition.] il doit les éviter toutes comme autant de poisons.

Comment! les Sciences & les Arts ne seroient point faits pour l’homme? M. Rousseau y a-t-il bien pensé? Auroit-il déjà oublié les prodiges qu’il leur a fait opérer sur l’homme même? Selon lui, & selon le vrai, le rétablissement des sciences & des Arts a fait sortir l’homme, en quelque maniere, du néant; il a dissipé les ténebres dans lesquelles la nature [157] l’avoit enveloppé... il l’a élevé au-dessus de lui-même; il a porté par l’esprit jusques dans les régions célestes; & ce qui est plus grand & plus difficile, il l’a fait rentrer en soi-même, pour y étudier l’homme, & connoître sa nature, ses devoirs, & sa fin. L’Europe, continue notre Orateur, étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd’hui si éclairée, vivoient, il y a quelques siecles, dans un état pire que l’ignorance.... Il falloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun. Le Citoyen de Geneve exhorte les Rois à appeller les savans à leurs conseils; il regarde comme compagnes les lumieres & la sagesse, & les savans comme propres à enseigner la derniere aux peuples. Les lumieres, les Sciences, ces étincelles de la Divinité, sont donc faites pour l’homme; & le fruit qu’ils en retirent, est la vertu.

Eh! pourquoi cette émanation de la sagesse suprême ne conviendroit-elle pas à l’homme? Pourquoi lui deviendroit-elle nuisible? Avons-nous un modele à suivre plus grand, plus sublime que la Divinité? Pouvons-nous nous égarer sous un tel guide, tant que nous nous renfermerons dans la science de la religion & des moeurs, dans celle de la nature, & dans l’art d’appliquer celle-ci aux besoins & aux commodités de la vie? Trois especes de connoissances destinées à l’homme par son Auteur même. Comment donc oser dire qu’elles ne sont pas faites pour lui, quand l’Auteur de toutes choses a décidé le contraire? Il a l’esprit trop borné pour y faire de grands progrès; ce qu’il y en sera, sera toujours autant d’effacé de ses imperfections, autant d’avancé dans le chemin glorieux [158] que lui trace son Créateur. II a trop de passions dans le coeur pour n’en pas faire un mauvais usage. Plus l’homme a des passions, plus la science de la Morale & de la Philosophie lui est nécessaire pour les dompter; plus il doit aussi s’amuser, s’en distraire par l’étude & l’exercice des Sciences & des Arts. Plus l’homme a de passions, plus il a de ce feu qui le rend propre à faire les découvertes les plus grandes, les plus utiles; plus il a de ce feu, principe du grand homme, du héros, qui le rend propre aux vastes entreprises, aux actions les plus sublimes. Donc plus les hommes de passions, plus il est nécessaire, avantageux pour les autres, & pour eux-mêmes qu’ils cultivent les Sciences & les Arts.

Mais plus il a de passions, plus il est exposé à abuser de ses talens, répliquera l’adversaire.

Plus il aura de savoir, moins il en abusera. Les grandes lumieres montrent trop clairement les erreurs, les abus, leurs principes, la honte attachée à tous les travers, pour que le savant qui les voit si distinctement ose s’y livrer. M. Rousseau dans les Observations convient que les vrais savans n’abusent point des Sciences; puisque, de son aveu, elles sont sans danger quand on les posséde vraiment, & qu’il n’y a que ceux qui ne les possédent pas bien, qui en abusent, oui ne sauroit donc les cultiver avec trop d’ardeur; & ce n’est pas la culture des Sciences qui est à craindre, selon M. Rousseau même, mais au contraire le défaut de cette culture, la culture imparfaite, l’abus de cette culture. Voilà où se réduit la défense de cet Auteur lorsqu’on l’analyse, & l’on [159] voit que la distinction imaginée pour sauver les contradictions de son Discours, est frivole, & que ni cette Piece, ni les Observations qui viennent à l’appui, ne donnent point la moindre atteinte à l’utilité si généralement reconnue des Sciences & des Arts, tant pour nous procurer nos besoins, nos commodités, que pour nous rendre plus gens de bien.

III

Le Citoyen de Geneve exclut de la société toutes les Sciences, tous les Arts, sans exception; il regarde l’ignorance la plus complete comme le plus grand bien de l’homme, comme le seul asyle de la probité & de la vertu; & en conséquence il oppose à notre siecle poli par les Sciences & les Arts, les moeurs des Sauvages de l’Amérique, les moeurs des peuples livrés à la seule nature, au seul instinct. M. Rousseau dans ses Observations déclare qu’il n’a garde de tomber dans ce défaut; qu’il admet la théologie, la morale, la science du salut enfin; mais il n’admet que celles-là, porrô unum est necessarium, & il regarde toutes les autres Sciences, tous les autres Arts, comme inutiles, comme pernicieux au genre-humain, non pas en eux-mêmes, mais par l’abus qu’on en fait, & parce qu’on en abuse toujours. Il paroît dans son discours, qu’il met le luxe au nombre de ces abus: ici, c’est au contraire le luxe qui enfante les Arts, & la premiere source du mal est l’inégalité des conditions, la distinction de pauvre & de riche.

§. I. Je me garderai bien d’établir sérieusement la nécessité de cette inégalité des conditions, qui est le lien le plus fort, le plus essentiel de la société. Cette vérité triviale faute aux [160] yeux du Lecteur le moins intelligent. Je suis seulement fâché de voir ici comme dans le discours du Citoyen de Geneve, qu’un Orateur de la volée de M. Rousseau, ose porter au sanctuaire des Académies, des paradoxes que Moliere & Delisle ont eu la prudence de ne produire que par la bouche du Misanthrope & d’Arlequin sauvage; & comme des travers ou des singularités propres à nous faire rire. Revenons au serieux que mérite le sujet qui nous occupe.

L’exception que fait ici Monsieur Rousseau en saveur de la théologie, de la morale, &c. est déjà une demi-rétraction de sa part; car la science de la théologie, celle de la morale & du salut, sont des plus sublimes, des plus étendues; elles sont inconnues aux Sauvages, & l’on ne s’avisera jamais de regarder comme un ignorant celui qui en sera parfaitement instruit. Les Athanases, les Chrysostômes, les Augustins sont encore l’admiration de notre siecle par ce seul endroit. Nous venons de voir, il n’y a qu’un moment, que M. Rousseau attribue au renouvellement des Sciences & des Arts la science de la morale; car celle-ci est l’art de rentrer en soi-même pour y étudier l’homme & connoître sa nature, ses devoirs &, sa fin; merveilles qui, de son aveu, se sont renouvellées avec les Sciences. Or, cette partie des Arts étant essentielle à tous les hommes, il en résulte que notre Orateur sera forcé d’avouer que le rétablissement des Sciences a procuré à toute la race humaine, cette utilité si importante qu’il s’efforce ici de rendre indépendante, & très-séparée de ces Sciences, incompatible même avec elles.

Quant à la science du salut prise dans ton sens le plus étende [161] dans ceux qui sont destinés à l’enseigner aux autres, à la défendre, & telle que la possédoient les grands hommes que je viens de citer, dignes modelés pour ceux de notre siecle; tout le monde fait qu’elle suppose la connoissance des langues savantes, celle de la Philosophie, celle de l’Eloquence, celle enfin de toutes les sciences humaines, puisque ce sont des hommes qu’il est question de sauver, & que l’art de leur inculquer les vérités nécessaires à ce sublime projet, doit employer tous les moyens connus d’affecter leurs sens & de convaincre leur raison.

Sont-ce des savans, dit M. Rousseau, que Jesus-Christ a choisis pour répandre sa doctrine dans l’univers? Ne sont-ce pas des pêcheurs, des artisans, des ignorans?

Les Apôtres étoient réellement des ignorans, quand Dieu les a choisis pour millionnaires de sa Loi, & il les a choisis tels exprès pour faire éclater davantage sa puissance; mais quand ils ont annoncé, prêché cette doctrine du salut, peut-on dire qu’ils étoient des ignorons? Ne sont-ils pas au contraire un exemple authentique, par lequel Dieu déclare à l’univers que la science du salut suppose les connoissances, même les connoissances humaines les plus universelles, les plus profondes? L’Etre suprême veut faire d’un artisan, d’un pêcheur, un chrétien, un sectateur, & un prédicateur de l’Evangile; voilà que l’Esprit Saint anime cet artisan, & le transforme en un homme extraordinaire, qui parle d’abord les langues connues,& qui par la forcé de son éloquence, convertit dans un seul sermon trois mille ames. On fait ce que suppose une éloquence si persuasive, si victorieuse, au milieu d’un peuple endurci au point d’être encore aujourd’hui dans les ténebres à [162] cet égard; l’éloquence de nos jours ne mérite vraiment ce nom qu’autant qu’elle rassemblé l’ordre & la solidité du Géometre, avec la justesse &la liaison exacte des arguments du Logicien, & qu’elle les couvre de fleurs; qu’autant qu"elle remplit cet excellent canevas de matériaux bien assortis, pris dans l’histoire des hommes, dans celle des Sciences, dans celle des Arts, dont les détails les plus circonstanciés deviennent nécessaires à un Orateur. Qui a jamais douté que l’art oratoire fût celui de tous qui suppose, qui exige les plus vastes connoisances? Et qui croira que l’éloquence sortie des mains de Dieu, & donnée aux Apôtres pour la plus grande, la plus nécessaire de toutes les expéditions, ait été inférieure à celle de nos Rhéteurs; la grace, & les prodiges, dira-t-on, ont suppléé à l’éloquence. La grace & les prodiges ont, sans doute la principale part à un ouvrage que jamais la seule éloquence humaine n’eût été capable d’exécuter; mais il n’est pas moins constant, par l’Ecriture, que les saints Missionnaires de l’Evangile animés de l’esprit de Dieu possédoient cette éloquence divine, supérieure à toute faculté humaine, digne enfin de l’esprit qui est la source de toutes les lumieres. Toutes les nations étoient frappées d’étonnement* [*Stupebant autem omnes & mirabantur] de voir & d’entendre de simples artisans Israelites, non-seulement parler toutes les langues, mais encore posséder tout-à-coup la science de l’Ecriture sainte, l’expliquer & l’appliquer d’une façon frappante au sujet de leur mission, discourir enfin avec le savoir, le feu & l’enthousiasme des Prophetes* [*Effundam de spiritu meo super omnem carnem, & prophetabunt filii restri, &c. Act. Apost. cap. 2.]

[163] En supposant donc qu’il fût exactement vrai que la science du salut fût l’unique qui dût nous occuper, on voit que cette science renferme, exige toutes les autres connoissances humaines. Les savans Peres de l’Eglise nous en ont donne l’exemple, & saint Augustin nous dit expressément, qu’il seroit honteux & de dangereuse conséquence, qu’un Chrétien, se croyant fondé sur l’autorité des saintes Ecritures, raisonnât si pitoyablement sur les choses naturelles, qu’il en fût exposé à la dérision & au mépris des infidelles.*[*Turpe est autem & nimis perniciosum, ac maximè cavendum, ut Christianum de his rebus (Physicis) quasi secundum christianas litteras loquetem, ita delirare quilibet infidelis audiat, ut (quemadmodum dicitur,) toto coelo errare conspiciens risum tenere vix possit. De Genes. ad litt. L. I. C. 19.]

Mais quoique la science du salut soit la premiere, la plus essentielle de toutes, les plus rigoureux casuistes conviendront qu’elle n’est pas l’unique nécessaire. Et que deviendroit la société? que deviendroit même chaque homme en particulier, si tout le monde se faisoit chartreux, hermite? Que deviendroit le petit nombre qu’il y a aujourd’hui de ces solitaires uniquement occupés de leur salut, si d’autres hommes ne travailloient à les loger, à les meubler, à les nourrir, à les guérir de leurs maladies? C’est donc pour eux, comme pour nous, que travaillent les laboureurs, les architectes, les menuisiers, serruriers, &c. C’est donc pour eux, comme pour nous, que les manufactures d’étoffes, de verres, de fayance, s’élevent & produisent leurs ouvrages; que les mines de fer, de cuivre, d’étain, d’or & d’argent, sont souillées & exploitées. C’est donc pour eux, comme pour nous, que le pêcheur jette ses filets; que [164] le cuisinier s’instruit de l’art d’apprêter les alimens; que le navigateur va dans les différentes parties de la terre chercher le poivre, le clou de gerofle, la casse, la manne, la rhubarbe, le quinquina. Nous manquerions donc tous des choses les plus nécessaires à la vie, & à sa conservation, si nous n’étions uniquement occupés que de l’affaire de notre salut, & nous retomberions dans un état pire que celui des premiers hommes, des Sauvages; dans un état pire que cette barbarie le Citoyen de Geneve trouvé déjà pire que l’ignorance.

Le peuple heureux est celui qui ressemble à la république des fourmis, dont tous les sujets laborieux s’empressent également a faire le bien commun de la société. Le travail est ami de la vertu, & le peuple le plus laborieux doit être le moins vicieux. Le plus vaste, le plus noble, le plus utile des travaux, plus digne d’un grand Etat, est le commerce de mer qui nous débarrasse de notre superflu, & nous l’échange pour du nécessaire; qui nous met à même de ce que tous les peuples du monde ont de beau, de bon, d’excellent; qui nous instruit de leurs vices & de leurs ridicules pour les éviter, de leurs vertus & de leurs sages coutumes pour les adopter: les Sciences mêmes & les Arts doivent les plus grandes découvertes à la navigation, qui leur rend avec usure ce qu’elle en emprunte. Dans la guerre, comme dans la paix, la marine est un des plus grands ressorts de la puissance d’un peuple. Ses dépenses sont immenses, mais elles ne sortent point de l’Etat, elles y rentrent dans la circulation générale; elles n’apportent donc aucune diminution réelle dans ses finances. Que nos voisins sentent bien toutes ces vérités, & qu’ils savent en faire un [165] bon usage! France, si avantageusement située pour communiquer avec toutes les mers, avec toutes les parties du monde, cet objet est digne de tes regards. Fais des conquêtes sur Neptune, par ton habileté à dompter ses caprices; elles te resteront, ainsi que les sommes immenses dont tes armées nombreuses enrichissent souvent les peuples étrangers, quelquefois tes propres ennemis.

Je sais bien, dit M. Rousseau, que la politique d’un Etat, que les commodités, (il n’a osé ajouter) & les besoins de la vie, demandent la culture des Sciences & des Arts, mais je soutiens qu’en même tems ils nous rendent malhonnêtes gens.

Nous avons amplement prouvé le contraire dans le cours de cette Réfutation: nous ajouterons ici que loin que la probité, l’affaire du salut aient de l’incompatibilité avec la culture des Sciences, des Arts, du commerce, avec une ardeur pour le travail répandue sur tous les sujets d’un Etat; je pense au contraire, que l’honnête homme, le chrétien est obligé de se livrer à tous ces talens.

Peut-on faire son salut sans remplir tous ses devoirs? Et les devoirs de l’homme en société se bornent-ils à la méditation, à la lecture des livres saints, & à quelques exercices de piété? Un boulanger qui passeroit la journée en prieres, & me laisseroit manquer de pain, seroit-il bien son salut? Un chirurgien qui iroit entendre un sermon, plutôt que de me remettre une jambe cassée, seroit-il une action bien méritoire devant Dieu? Les devoirs de notre état sont donc partie de ceux qui sont essentiels à l’affaire de notre salut, & la nécessite de tous ces états est démontrée par les besoins pour lesquels ils ont été inventés.

[166] Je conviendrai de la nécessité & de l’excellence de tous ces Arts utiles, dira M. Rousseau, mais à quoi bon les Belles-Lettres? à quoi bon la Philosophie, qu’à flatter, qu’à fomenter l’orgueil des hommes?

Dés que vous admettez la nécessité des manufactures de toutes especes, pour nos vêtemens, nos logemens, nos ameublemens; dès que vous recevez les Arts qui travaillent les métaux, les minéraux, les végétaux nécessaires à mille & mille besoins; ceux qui s’occupent du soin de conserver, de réparer notre santé, vous ne sauriez plus vous passer de la Mécanique, de la Chimie, de la Physique qui renferment les principes de tous ces Arts, qui les enfantent, les dirigent & les enrichissent chaque jour; dès que vous convenez de la nécessité de la navigation, il vous faut des Géographes, des Géometres, des Astronomes. Eh! comment pourrez-vous disconvenir de la nécessité de tous ces Arts, de toutes ces Sciences, de leur liaison naturelle, & de la forcé réciproque qu’ils se prêtent? Dès que vous voulez bien que les hommes vivent en société, & qu’ils suivent des loix, il vous faut des Orateurs qui leur annoncent & leur persuadent cette loi; des Poetes moraux même, qui ajoutent à la persuasion de l’éloquence les charmes de l’harmonie plus puissante encore.

II. Nous avons défendu la nécessité, l’utilité de toutes les Sciences frondées par le Citoyen de Geneve, réprouvées avec quelques exceptions par les observations de M. Rousseau. Examinons maintenant l’abus qu’il prétend qu’on en fait.

Nous convenons qu’on abuse quelquefois des Sciences. M. Rousseau ajoute qu’on en abuse beaucoup, & même qu’on en abuse toujours.

[167] Il suffiroit de s’appercevoir que M. Rousseau est réduit, dans sa justification, à soutenir que les Sciences sont toujours du mal, qu’on en abuse toujours, pour sentir combien sa cause est désespérée. Vis-à-vis de tout autre, la seule citation de cette proposition en feroit la réfutation; mais les talens de M. Rousseau donnent de la vraisemblance & du crédit à ce qui en est le moins susceptible, & il mérite qu’on lui marque ses égards, en étayant de preuves les vérités mêmes qui n’en ont pas besoin.

Un abus constant & général des Sciences doit se démontrer; 1º. par le fait; 2º. par la nature même des Sciences considérées en elles-mêmes, ou prises relativement à notre génie, à nos talens, à nos moeurs. Or, l’Auteur convient que les Sciences sont excellentes en elles-mêmes, & nous avons prouvé, art. II, que relativement à nous-mêmes, elles n’ont rien d’incompatible avec les bonnes moeurs, qu’elles tendent au contraire à nous rendre meilleurs: il ne nous reste donc qu’à examiner la question de fait.

Pour démontrer que les Sciences & les Arts dépravent les moeurs, ce n’est pas assez que de nous citer des moeurs dépravées dans un siecle savant; ce ne seroit même pas assez que de nous citer des savans sans probité; il faut prouver que c’est de la Science même que vient la dépravation, & j’ose avancer qu’on ne le sera jamais.

1º. Parce que la plupart des exemples de dissolution des moeurs qu’on peut citer, n’ont aucune liaison avec les Sciences & les Arts, quelque familiers qu’ils aient été dans les siecles, ou aux personnes, objets de ces citations.

2 º. Parce que ceux [168] mêmes qui ont abusé de choses aussi excellentes, n’ont eu ce malheur que par la dépravation qu’ils avoient dans le coeur, bien avant qu’ils fissent servir leurs talens acquis à la manifester au dehors.

Quoi de plus méchant & de plus éclairé tout à la fois que Néron? Quel siecle plus poli que le sien? Ce doit être ici ou jamais, le triomphe de l’induction du Citoyen de Geneve. Mais quoi! osera-t-il dire que c’est aux lumières, aux talens de Néron, ou de son siecle, que sont dues toutes les horreurs dont ce monstre a épouvanté les Romains? Qu’il nous fasse donc remarquer quelques traits de ces rares talens, dans l’art de faire égorger ses amis son précepteur, sa mers; qu’il nous fasse donc appercevoir quelque liaison entre cette barbarie qui éteignit en lui tous les sentimens de la nature, de l’humanité, de la reconnoissance, & ces lumieres sublimes & précieuses qu’il tenoit des leçons du Philosophe le plus spirituel, & le plus homme de bien de son siecle. Il est trop évident que Néron, dans ses beaux jours, est un jeune tigre que l’éducation, les Sciences & les Beaux-Arts tiennent enchaîné, & apprivoisent en quelque sorte; mais que sa férocité trop naturelle n’étant qu’à demi éteinte par tant de secours, se rallume avec l’age, les passions & le pouvoir absolu; le tigre rompt sa chaîne, & libre alors comme dans les forêts, il se livré au carnage pour lequel la nature sa formé. Néron tyran & cruel est donc le seul ouvrage d’une nature barbare & indomptable, & non celui des Sciences & des Arts, qui n`ont fait que retarder, & peut-être même diminuer les funestes ravages de sa férocité. Ce que je dis ici de Néron est général. [169] Pour être méchant, il n’y a qu’à laisser agir la nature, suivre ses instincts: pour être bon, bienfaisant, vertueux, il faut se replier sur soi-même; il faut penser, réfléchir; & c’est ce que nous sont faire les Sciences & les Beaux-Arts.

Que ceux qui ont abusé réellement des Sciences & des Arts ne l’aient fait que par une dépravation qu’ils tenoient déjà de la nature, & qui ne vient point du tout de cette culture; c’est ce qui est évident à quiconque fait attention au but des Sciences & des Arts qu’on nous permettra de rappeller ici. Le premier de tous, objet de la science, de la religion & des moeurs, est de régler les mouvemens du coeur à l’égard de Dieu & du prochain: le second, qui est l’objet de la science de la nature, est de donner à l’esprit la justesse & la sagacité nécessaires dans les recherches & les raisonnemens qu’exige cette science, qui en elle-même est l’étude des ouvrages du Créateur, & nous représente sans cessé sa grandeur, sa puissance, sa sagesse; en même tems qu’elle nous offre les fonds où nous puisons de quoi pourvoir à nos nécessités. Enfin, le troisieme but, objet particulier des Arts, est de réduire en pratique la théorie précédente, & de travailler nous procurer les besoins & les commodités de la vie.

Comment prouvera-t-on que des talens faits pour former le coeur au bien, à la vertu, diriger l’esprit à la vérité, & exercer les forces du corps à des travaux nécessaires & utiles, fassent tout le contraire de leur destination? Sans une nature dépravée à l’excès, comment abuser de moyens si précieux & faits exprès pour nous conduire à des fins si louables? Et n’est-il pas visible que c’est cette dépravation antécédente, [170] & non ces moyens, qui sont les causes de ces abus quand ils arrivent? Qu’enfin, ce ne sont pas les Sciences & les Arts qui ont dépravé les moeurs de ces malheureux, mais au contraire leurs moeurs naturellement perverses, qui ont corrompu leur savoir, leurs gens, ou leurs usages légitimes.

M. Rousseau convient de l’utilité de la science de la religion & des moeurs: c’est donc contre celle de la nature, & des Arts, qui en sont l’application, que portent ces déclamations.

En vain oppose-t-on à M. Rousseau que la nature développée nous offre de toutes parts les merveilles opérées le Créateur, nous éleve vers ce principe de toutes choses, & en particulier de la religion & des bonnes moeurs. En vain les doctes compilations des Niuwentyt, des Derham, des Pluche, &c. ont réuni ce tableau sous un seul coup-d’oeil, & nous ont fait voir que la nature est le plus grand livré morale, le plus pathétique comme le plus sublime dont nous puissions nous occuper. M. Rousseau est surpris qu’il faille étudier l’univers pour en admirer les beautés: proposition de la part d’un homme aussi instruit, presqu’aussi surprenante, que l’univers même bien étudié; il ne veut pas voir que l’Ecriture qui célébre le Créateur par les merveilles de ses ouvrages, qui nous dit d’adorer sa puissance, sa grandeur & bonté dans ses oeuvres, nous fait par-là un précepte d’étudier ces merveilles. Il prétend qu’un laboureur qui voit la pluie & le soleil tour à tour fertiliser son champ, en fait assez pour admirer, louer & bénir la main dont il reçoit ces graces. Mais si ces pluies noyent ses grains, si le soleil les consume [171] & les anéantit, en saura-t-il assez pour se garantir des murmures & de la superstition? Y pense-t-on, quand on borne les merveilles de la nature à ce qu’elles ont de plus commun, de moins touchant, pour qui les voit tous les jours, à ce qu’elles ont de plus équivoque à la gloire de son Auteur? Qu’on transporte ce laboureur ignorant dans les spheres célestes dont Copernic, Kepler, Descartes & Newton, nous ont exposé l’immensité & l’harmonie admirable; qu’on l’introduise ensuite dans cet autre univers en miniature, dans l’économie animale, & qu’on lui développe cet artifice au-dessus de toute expression, avec lequel sont construits & combinés tous les organes des sens & du mouvement: c’est-là où il se trouvera saisi de l’enthousiasme de St. Paul élevé au troisieme Ciel; c’est-là qu’il s’écriera avec lui, ô richesses infinies de l’Etre suprême! ô profondeur de sa sagesse ineffable, que vous rendez visible l’existence & la puissance de votre Auteur! que vous me pénétrez des vérités qu’il m’a révélées, de la reconnoissance, de l’adoration & de la fidélité que je lui dois!

J’avoue, dit M. Rousseau, que l’étude de l’univers devroit élever l’homme à son Créateur; mais elle n’élève que la vanité humaine.... Elle fomente son incrédulité, son impiété. Jamais le mot impie d’Alphonse X ne tombera dans l’esprit de l’homme vulgaire; c’est à une bouche savante que ce blasphême étoit réservé.

Le mot d’Alphonse X surnommé le Sage, n’a du blasphême que l’apparence; c’est une plaisanterie très-déplacée, à la vérité, par la tournure de l’expression: mais le fond de [172] la pensée, qui est la seule chose que Dieu examine, & qu’il faut seule examiner quand il est question de Dieu, n’est uniquement qu’une censure énergique du systême absurde de Ptolomée, & par conséquent l’éloge du vrai plan de l’univers & de son Auteur, dont Alphonse le Sage étoit trop sincere adorateur pour concevoir le dessein extravagant de l’outrager. Les vastes lumieres découvrent les absurdités que l’imagination des hommes prête à la nature; mais cette découverte est toute à la honte des hommes qui se sont trompés, elle ne peut pas réjaillir sur les œuvres du Tout-puissant; sa sagesse suprême est le garant de leur perfection, elle est à l’épreuve de tous les examens. Que les Sciences s’épuisent à les mettre au creuset; les vaines opinions des hommes s’y dissiperont en fumée comme les Marcassites; les vérités divines y deviendront de plus en plus brillantes comme l’or le plus pur, parce que les Sciences sont autant de rayons de la Divinité. Malheur donc aux religions qui n’en peuvent supporter les épreuves, & auxquelles elles sont contraires! La vraie en reçoit une splendeur nouvelle, & n’en différé que parce qu’elle les surpasse, comme le soleil même est supérieur à un petit nombre de rayons qui en émanent entre les nuages qui nous environnent. Nous ne disconviendrons pas néanmoins qu’on ne puisse en abuser; les hérésies, les schismes sans nombre le prouvent assez; ces preuves n’ont point échappé à M. Rousseau, elles s’offrent d’elles-mêmes à un Citoyen de Geneve, & un homme aussi versé dans les Belles-Lettres n’est pas moins instruit des désordres qui suivent une littérature licencieuse.

[173] Mais M. Rousseau ne veut pas s’appercevoir qu’il retombe toujours sur l’abus des Sciences, sur ce qu’elles sont quelquefois entre les mains des méchans, & non pas sur ce qu’elles doivent faire, & sur ce qu’elles sont en effet, quand leur but est suivi, quand il n’y a qu’elles qui ont part à l’action, quand elles ne sont pas surmontées par une nature dépravée, sur le compte de laquelle l’équité demande qu’on mette ces abus.

Pour l’honneur de l’humanité, efforçons-nous encore de diminuer, s’il est possible, le nombre de ces méchans, de ces malheureux, qui abusent de talens aussi précieux. Disons que la plupart de ceux mêmes qui ont abusé de leur plume, ont plus donne dans le libertinage de l’esprit que dans celui du coeur, ou qu’au moins ce dernier déréglement n’a pas été jusqu’à détruire leur probité. Epicure étoit le philosophe le plus sobre & le plus sage de son siecle; Ovide & Tibulle n’en étoient pas moins honnêtes gens pour être amoureux. On n’a jamais taxé de moeurs infâmes les Spinosa, les Bayle, quoique leur religion fût ou monstrueuse ou suspecte. Le Citoyen de Geneve conviendra sans doute, qu’il est une probité commune à toutes les religions, à toutes les sectes, & il a bien compris que c’est de celle-là qu’il est question dans le sujet proposé par notre Académie; sans quoi il n’auroit pas été décent d’introduire sur la scene les Romains & les Grecs, les Scythes, les Perses & les Chinois, &c. Dira-t-on que ces écrits licencieux produiront plus de désordres dans ceux qui les lisent que dans leurs propres auteurs? Ce paradoxe n’est pas vraisemblable. La corruption n’est jamais pire qu’à [174] sa source, & ne peut que s’affoiblir en s’en éloignant. Or si les ouvrages cités ne doivent pas leur naissance à une dépravation capable de détruire la probité, vraisemblablement ils ne la porteront pas ailleurs à de plus grands excès, ou bien ils y trouveront déjà dans la nature le fond de ces désordres.

Mais nous revenons volontiers à une rigueur plus sage, plus judicieuse, plus conforme à la doctrine la plus saine: nous convenons qu’il vaudroit beaucoup mieux que tous ces auteurs ne sussent jamais nés; que la vraie probité est inséparable de la vraie religion, & de la morale la plus pure; & qu’enfin leurs ouvrages sont des semences à étouffer par de sages précautions, & par la multitude des livres excellens qui sont les antidotes de ces poisons, enfantés par une nature dépravée, & préparés par des talens pervertis. Heureusement les antidotes ne nous manquent point, & sont en nombre beaucoup supérieurs aux poisons. Ne perdons point de notre preuve de fait contre l’abus que M. Rousseau prétend qu’on fait toujours des Sciences.

Personne ne reconnoît le savant au portrait odieux qu’en fait M. Rousseau. Ce caractere d’orgueil & de vanité qu’il lui prête me rappelle ces pieux spéculatifs qui se regardant comme les élus du Très-haut, jettent sur tout le reste de la terre, criminelle à leurs yeux, des regards de mépris & d’indignation; mais je ne reconnois point là le savant.

Peut-être cette peinture iroit-elle encore assez bien à ces prétendus philosophes de l’ancienne école, dont toute la science consistoit en mots, la plupart vides de sens, & qui passant [175] leur vie dans les disputes les plus frivoles, mettoient leur gloire & leur orgueil à terrasser un adversaire, ou à éluder les argumens par des distinctions scholastiques aussi vaines que ceux qui les imaginoient. Mais peut-on appliquer à notre siecle tous les désordres, toutes les extravagances de ces anciennes sectes? Peut-on accuser d’orgueil, de vanité, nos Physiciens, nos Géometres uniquement occupés à pénétrer dans le sanctuaire de la nature? La candeur & l’ingénuité des moeurs, est une vertu qui leur est comme annexée. Notre Physique ramenée à ses vrais principes par Descartes, étayée de la Géométrie par le même Physicien, par Newton, Hughens, Leibnitz, de Mairan, & par une foule de grands hommes qui les ont suivis, est devenue une science sage & solide. Pourquoi nous opposer ici le dénombrement des sectes ridicules des anciens Philosophes? Pourquoi nous citer les orgueilleux raisonneurs de ces siecles reculés, puisqu’il s’agit ici du renouvellement des Lettres, puisqu’il s’agit de notre siecle, de nous enfin? Qu’on ouvre cette Physique, ce trésor littéraire aussi immense qu’irréprochable; ces annales de l’Académie des Sciences & des Belles-Lettres de Paris, de celle de Londres; c’est-là qu’il faut nous montrer qu’on abuse toujours des Sciences, proposition réservée à M. Rousseau & à notre siecle curieux de se singulariser. Qu’on examine la conduite des hommes savans qui ont composé & qui composent ces Corps célebres; les Newton, les Mariotte, les de l’Hôpital, les Duhamel, les Regis, les Cassini, les Morin, les Mallebranche, les Parent, les Varignon, les Fontenelle, les Réaumur, les Despreaux, les Corneille, les Racine, les Bossuet, les [176] Fénelon, les Pelisson, les La Bruyere, &c. Que seroit-ce, si nous joignions à ces hommes illustres les membres & les ouvrages distingués de ces Sociétés respectables qui ont produit les Riccioli, les Kircher, les Petau, les Porée, les Mabillon, les Dacheris, les Lami, les Regnault? &c. Si nous y ajoutions les grands hommes qui, sans être d’aucune société, n’en étoient ni moins illustres par leur savoir, ni moins respectables par leur probité, tels que les Kepler, les Grotius, les Gassendi, les Alexandre, les Dupins, les Pascal, les Nicole, les Arnaud, &c. Qu’on nous montre dans la foule de ces savans, & en particulier dans celle des Académiciens qui se sont succédés l’espace de près d’un siecle, les moeurs déréglées, l’orgueil & tous les désordres, que M. Rousseau prétend qui suivent la culture des Sciences, & qui la suivent toujours. Si sa proposition est vraie, les volumes & les hommes que je viens de citer, fourniront à cet Orateur une ample moisson de preuves & de lauriers; mais si ces livres sont les productions les plus précieuses, les plus utiles qu’ayent enfanté tous les siecles précédens; mais si tous ces savans sont de tout le siecle où ils ont vécu, les moins orgueilleux, les plus vertueux, les plus gens de bien; il faut avouer que la cause de notre adversaire est la plus absurde qu’on ait jamais osé soutenir.

Si nous n’appréhendions pas que M. Rousseau n’imputât les citations historiques à étalage d’érudition, & ne se réservât cette espece de preuve, comme un privilege qui lui est propre, nous fouillerions à notre tour, dans ce dixieme siecle, & les suivans, où le flambeau des Science, cessa[177] d’éclairer la terre, où le Clergé lui-même demeura plongé dans l’ignorance; nous y verrions la dissolution des moeurs gagner jusqu’à ce Clergé, qui doit être la lumiere & l’exemple du monde chrétien, de l’univers vertueux; nous y verrions le libertinage égaler l’ignorance; nous verrions aussi que le changement heureux qu’opéra le renouvellement des Lettres sur les esprits, porta également sur les coeurs, & que la réforme des moeurs suivit celle des façons de penser & d’écrire; d’où nous serions en droit de conclure que les lumieres & les bonnes moeurs vont naturellement de compagnie, & que tout peuple ignorant & corrompu qui reçoit cette lumiere salutaire, revient en même tems à la vertu, malgré l’arrêt prononcé par M. Rousseau.

Cet Auteur, qui, il y a deux mois, ne comptoit qu’un savant qui fût à son gré, & qui en admet aujourd’hui trois ou quatre; qui n’exceptoit aucun Art, aucune Science de l’anathême qu’il leur avoit lancé; qui défendoit tout son terrain avec tant d’assurance,* [*On reprochoit avec raison à M. Rousseau dans le Mercure de Juin p. 65. de faire main-basse sur tous les savans & les artistes. Soit, répond-il, p. 99. puisqu’on le veut ainsi, je consens de supprimer toutes les distinctions que j’y avois mises. Et p. 102. il menace de ne pas mettre dans ses réponses les modifications qu’on espere y trouver. Ce ton haut bien soutenu est celui d’un brave; mais quand on le prend pour une mauvaise cause, il est encore plus grand plus difficile, dès qu’on s’en apperçoit, de rentrer en soi-même, & de se radoucir; comme le fait M. Rousseau dans quelques endroits de ses Observations, où, sur le chapitre des modifications, il a passé nos espérances.] & qui aujourd’hui s’est retranché derriere le boulevard de la théologie, de la morale, de la science du salut; cet Orateur se trouveroit-il encore [178] assez pressé pour étendre les faveurs de ses exceptions jusques sur les Sciences qui sont l’objet des travaux de nos Académies, & sur les Arts utiles, qui sont sous leur protection; pour se faire enfin un dernier mur des Arts & des Sciences qu’il appellera frivoles, afin de n’imputer qu’aux savans & aux artistes de cette espece, tous les abus, tous les désordres qu’il dit accompagner toujours la culture des Sciences & des Arts?

Dans ce cas-là nous lui demanderons le dénombrement précis de ces Sciences, de ces Arts, objet de ces imputations. Nous espérons qu’il ne mettra point dans sa liste la musique, que les censeurs des Arts regardent comme une science des plus futiles. Nous avons fait voir qu’elle faisoit un délassement aussi charmant qu’honnête; qu’elle célébroit les grands hommes, les vertus, l’Auteur de toutes les vertus; M. Rousseau connoît mieux qu’un autre ses utilités, ses avantages, puisqu’il en fait son étude, puisqu’il s’est chargé de remplir cette brillante partie des travaux Encyclopédiques; il n’y a, pas d’apparence qu’il ajoute cette nouvelle contradiction entre sa conduite & ses discours. La musique sera donc un de ces Arts exceptés, un de ces Arts qui ne dépravera point, les moeurs...

Et tous ces lieux communs de morale lubrique,

Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.

Boileau. Satir. x.

Seront simplement des abus d’une chose bonne en elle-même, mais d’une chose dont on n’abuse pas beaucoup, dont on [179] n’abuse pas toujours; car autrement je suis sur que M. Rousseau ne voudroit pas être l’apôtre d’une pareille doctrine.

Notre Auteur s’humanisera, à ce que j’espere, à l’égard des autres Arts, en faveur de l’harmonie qu’il cultive, & qui est si propre à adoucir les humeurs les plus sauvages. L’affaire est déjà plus d’à moitié faite. Nous croyons avoir bien prouvé que les Sciences & les Arts ont une infinité d’utilités, qu’ils fournissent à mille & mille besoins. Nous avons ajouté à ces avantages essentiels, qu’ils rendent les hommes plus humains, plus sociables, moins féroces, moins méchans, qu’ils les sauvent de l’oisiveté, mere de tous les vices. M. Rousseau convient de tous ces chefs; il blâme l’ignorance féroce, brutale, qui rend l’homme semblable aux bêtes; & il est constant que telle est l’ignorance de l’homme abandonné à la simple nature. Il avoue que les Sciences, les Arts, adoucissent la férocité des hommes; qu’ils sont une diversion à leurs passions; que les lumieres du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité; qu’elles le rendent au moins plus circonspect sur le mal qu’il pourroit faire, par la connoissance de celui qu’il en recevroit lui-même. Donc nous sommes meilleurs dans ce siecle éclairé, que dans les siecles d’ignorance & de barbarie. Telle est la doctrine que j’ai soutenue dans toutes les notes précédentes. M. Rousseau en convient enfin. Habemus confitentem reum. Et le procès me paroît absolument terminé; au moins j’espere qu’il sera regardé comme tel par le public équitable & connoisseur.

FIN.

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