[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

JEAN-ANTOINE GAUTIER

RÉFUTATION DU DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L’ACADÉMIE
DE DIJON EN L’ANNÉE 1750,
LUE DANS UNE SÉANCE DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DE NANCY,
PAR M. GAUTIER, CHANOINE RÉGULIER
& PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUE & D’HISTOIRE
.

[1751, mars; Publication, 1751, mars (Nancy); 1751, octobre (Mercure de France) == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 47-70.]

RÉFUTATION
DU DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX
DE L’ACADÉMIE
DE DIJON
EN L’ANNÉE 1750,
LUE DANS
UNE SÉANCE
DE LA SOCIÉTÉ ROYALE
DE NANCY,
PAR M. GAUTIER,
CHANOINE RÉGULIER
& PROFESSEUR
DE MATHÉMATIQUE
& D’HISTOIRE
.*

[*M. Rousseau répondit à cette réfutation par sa lettre à m. Grimm qui se trouvé à la page 65 du second volume des mélanges.] [v. Lettre de Jean-Jaques Rousseau, Sur La Réfutation de son Discours, Par M. Gautier] [par M. Gautier]

[47] L’ETABLISSEMENT que Sa Majesté a procuré pour faciliter le développement des talens & du génie, a été indirectement attaqué par un ouvrage, où son tâche de prouver que nos ames se sont corrompue à mesure que nos Sciences & nos Arts se sont perfectionnés, & que le même phénomene s’est observé dans tous les tems & dans tous les lieux. Ce Discours de M. Rousseau renferme plusieurs autres propositions, dont il est très-important de montrer la fausseté, puisque, selon de savans Journalistes, il paroît capable de faire une révolution dans les idées de notre siecle. Je conviens qu’il est écrit avec une chaleur peu commune, qu’il offre des tableaux d’une touche mâle & correcte: plus la maniere de cet ouvrage est grande & hardie, plus il est propre à en imposer, et accréditer des maximes pernicieuses. Il ne s’agit pas ici de ces paradoxes littéraires, qui permettent de soutenir le pour ou le contre; de ces vains sujets d’éloquence, où l’on fait parade de pensées futiles, ingénieusement contrastées. Je vais, Messieurs, plaider une cause qui intéresse votre [48] bonheur. J’ai prévu qu’en me bornant à montrer combien la plupart des raisonnemens* [*II y auroit de l’injustice à dire que tous les raisonnemens de M. Rousseau sont défectueux. Cette proposition doit être modifiée. Il mérite beaucoup d’éloges pour s’être élevé avec forcé contre les abus qui se glissent dans les Arts & dans la République des Lettres. (Note de l’Auteur de la réfutation.)] de M. Rousseau sont défectueux, je tomberois dans la sécheresse du genre polémique. Cet inconvénient ne m’a point arrêté, persuadé que la solidité d’une réfutation de cette nature fait son principal mérite.

Si, comme l’Auteur le prétend, les Sciences dépravent les moeurs, Stanislas le bienfaisant sera donc blâmé par la postérité d’avoir fait un établissement pour les rendre plus florissantes; & son Ministre, d’avoir encouragé les talens & fait éclater les siens: si les Sciences dépravent les moeurs, vous devez donc détester l’éducation qu’on vous a donnée, regretter amérement le tems que vous avez employé à acquérir des connoissances, & vous repentir des efforts que vous avez faits pour vous rendre utiles à la Patrie. L’Auteur que je combats est l’apologiste de l’ignorance: il paroît souhaiter qu’on brûle les bibliothéques; il avoue qu’il heurte de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, & qu’il ne peut s’attendre qu’à un blâme universel; mais il compte sur les suffrages des siecles à venir. Il pourra les remporter, n’en doutons point, quand l’Europe retombera dans la barbarie; quand sur les ruines des Beaux-Arts éplorés, triompheront insolemment l’ignorance & la rusticité.

Nous avons deux questions à discuter, l’une de fait, l’autre [49] de droit. Nous examinerons dans la premiere partie de ce Discours, si les Sciences & les Arts ont contribué à corrompre les moeurs; & dans la seconde, ce qui peut résulter du progrès des Sciences & des Arts considérés en eux-mêmes: tel est le plan de l’ouvrage que je critique.

PREMIERE PARTIE

Avant, dit M. Rousseau, que l’Art eût façonné nos manieres, & appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos moeurs étoient rustiques, mais naturelles, & la différence des procédés marquoit au premier coup-d’oeil celle des caracteres. La Nature humaine au fond n’étoit pas meilleure; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement; & cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, se cachent sans cessé sous ce voile uniforme & perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumieres de notre siecle. Nous avons les apparences. de toutes les vertus aucune.

Je réponds qu’en examinant la source de cette politesse qui fait tant d’honneur à notre siecle, & tant de peine à M. Rousseau, on découvre aisément combien elle est estimable. C’est le desir de plaire dans la société, qui en a fait prendre l’esprit. On a étudié les hommes, leurs humeurs, [50] leurs caracteres, leurs desirs, leurs besoins, leur amour-propre. L’expérience a marqué ce qui déplaît. On a analysé les agrémens, dévoilé leurs causes, apprécié le mérite, distingué ses divers degrés. D’une infinité de réflexions sur le beau, l’honnête & le décent, s’est formé un art précieux, l’art de vivre avec les hommes, de tourner nos besoins en plaisirs, de répandre des charmes dans la conversation, de gagner l’esprit par ses discours & les durs par ses procédés. Egards, attentions, complaisances, prévenances, respect, autant de liens qui nous attachent mutuellement. Plus la politesse s’est perfectionnée, plus la société a été utile aux hommes; on s’est plie aux bienséances, souvent plus puissantes que les devoirs; les inclinations sont devenues plus douces, les caracteres plus lians, les vertus sociales plus communes. Combien ne changent de dispositions, que parce qu’ils sont contraints de paroître en changer! Celui qui a des vices est obligé de les déguiser: c’est pour lui un avertissement continuel qu’il n’est pas ce qu’il doit être; ses moeurs prennent insensiblement la teinte des moeurs reçues. La nécessité de copier sans cessé la vertu, le rend enfin vertueux; ou du moins ses vices ne sont pas contagieux, comme ils le seroient, s’ils se présentoient de front avec cette rusticité que regrette mon adversaire.

Il dit que les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, & que cet avantage leur épargnoit bien des vices. Il n’a pas considéré que la Nature humaine n’étant pas meilleure alors, comme il l’avoue, la rusticité n’empêchoit pas le déguisement. On en a [51] sous les yeux une preuve sans réplique: on voit des nations dont les manieres ne sont pas façonnées, ni le langage apprêté, user de décours, de dissimulations & d’artifices, tromper adroitement, sans qu’on puisse en rendre comptables les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts. D’ailleurs, si l’art de se voiler s’est perfectionné, celui de pénétrer les voiles a fait les mêmes progrès. On ne jugé pas des hommes sur de simples apparences; on n’attend pas à les éprouver, qu’on soit dans l’obligation indispensable de recourir à leurs bienfaits. On est convaincu qu’en général il ne faut pas compter sur eux, à moins qu’on ne leur plaise, ou qu’on ne leur soit utile, qu’ils n’ayent quelque intérêt a nous rendre service. On fait évaluer les offres spécieuses de la politesse, & ramener ses expressions à leur signification reçue. Ce n’est pas qu’il n’y ait une infinité d’ames nobles, qui en obligeant ne cherchent que le plaisir même d’obliger. Leur politesse a un ton bien supérieur à tout ce qui n’est que cérémonial; leur candeur, un langage qui lui est propre; leur mérite est leur art de plaire.

Ajoutez que le seul commerce du monde suffit pour acquérir cette politesse dont se pique un galant homme; on n’est donc pas fondé à en faire honneur aux Sciences.

A quoi tendent donc les éloquentes déclamations de M. Rousseau? Qui ne seroit pas indigné de l’entendre assurer que nous avons les apparences de toutes les vertus, sans en avoir aucune? Et pourquoi n’a-t-on plus de vertu? C’est qu’on cultive les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts. Si l’on étoit impoli, rustique, ignorant, Goth, Hun ou Vandale, [52] on seroit digne des éloges de M. Rousseau. Ne se lassera-t-on jamais d’invectiver les hommes? Croira-t-on toujours les rendre plus vertueux, en leur: disant qu’ils n’ont point de vertu? Sous prétexte d’épurer les moeurs, est-il permis d’en renverser les appuis? O doux noeuds de la société, charmes des vrais Philosophes, aimables vertus! c’est par vos propres attraits que vous régnez dans les coeurs: vous ne devez votre empire ni à l’âpreté stoïque, ni à des moeurs barbares, ni aux conseils d’une orgueilleuse rusticité.

M. Rousseau attribue à notre siecle des défauts & des vices qu’il n’a point, ou qu’il a de commun avec les nations qui ne sont pas policées; & il en conclut que le sort des moeurs & de la probité a été régulièrement assujetti aux progrès des Sciences & des Arts. Laissons ces vagues imputations, & passons au fait.

Pour montrer que les Sciences ont corrompu les moeurs dans tous les tems, il dit que plusieurs peuples tomberent sous le joug, lorsqu’ils étoient les plus renommés par la culture des Sciences. On fait bien qu’elles ne rendent point invincibles; s’en suit-il qu’elles corrompent les moeurs? Par cette façon singuliere de raisonner, on pourroit conclure aussi que l’ignorance entraîne leur dépravation, puisqu’un grand nombre de nations barbares ont été subjuguées par des peuples amateurs des Beaux-Arts. Quand même on pourroit prouver par des faits, que la dissolution des moeurs a toujours régné avec les Sciences, il ne s’ensuivroit pas que le sort de la probité dépendit de leurs progrès. Lorsqu’une nation jouit d’une tranquille abondance, elle se porte ordinairement [53] aux plaisirs & aux Beaux-Arts. Les richesses procurent les moyens de satisfaire ses passions: ainsi ce seroient les richesses, & non pas les Belles-Lettres, qui pourroient faire naître la corruption dans les coeurs; sans parler de plusieurs autres causes qui n’influent pas moins que l’abondance sur cette dépravation; l’extrême pauvreté est la mere de bien des crimes, & elle peut être jointe avec une profonde ignorance. Tous les faits donc qu’allégue notre adversaire, ne prouvent point que les Sciences corrompent les moeurs.

Il prétend montrer par ce qui est arrivé en Egypte, en Grece, à Rome, à Constantinople, à la Chine, que les Arts énervent les peuples qui les cultivent. Quoique cette assertion sur laquelle il insiste principalement paroisse étrangere à la question dont il s’agit, il est à propos d’en montrer la fausseté. L’Egypte, dit-il, devint la mere de la Philosophie & des Beaux-Arts, & bientôt après la conquête de Cambyse; mais bien des siecles avant cette époque, elle avoit été soumise par des bergers Arabes, sous le regne de Timaus. Leur domination dura plus de cinq cents ans. Pourquoi les Egyptiens n’eurent-ils pas même alors le courage de se défendre? Etoient-ils énervés par les Beaux-Arts qu’ils ignoroient? Sont-ce les Sciences qui ont efféminé les Asiatiques, & rendu lâches à l’excès tant de nations barbares de l’Afrique & de l’Amérique?

Les victoires que les Athéniens remporterent sur les Perses & sur les Lacédémoniens même, sont voir que les Arts peuvent s’associer avec la vertu militaire. Leur Gouvernement, devenu vénal sous Periclès, prend une nouvelle face: l’amour du plaisir étousse leur bravoure, les fonctions les plus honorables [54] sont avilies, l’impunité multiplie les mauvais citoyens, les fonds destinés à la guerre sont employés à nourrir la mollesse & l’oisiveté; toutes ces causes de corruption, quel rapport ont-elles aux Sciences?

De quelle gloire militaire les Romains ne se sont-ils pas couverts dans le tems que la littérature étoit est honneur à Rome? Etoient-ils énervés par les Arts, lorsque Cicéron disoit à César: vous avez dompté des Nations sauvages & féroces, innombrables par leur multitude, répandues au loin en divers lieux? Comme un seul de ces faits suffit pour détruire les raisonnemens de mon adversaire, il seroit inutile d’insister davantage sur cet article. On connoît les causes des révolutions qui arrivent dans les états. Les Sciences ne pourroient contribuer à leur décadence, qu’au cas que ceux qui sont destinés à les défendre, s’occuperoient des Sciences au point de négliger leurs fonctions militaires; dans cette supposition, toute occupation étrangers à la guerre auroit les même suites.

M. Rousseau, pour montrer que l’ignorance préserve les moeurs de la corruption, passe en revue les Scythes, les premiers Perses, les Germains & les Romains dans les premiers tems de leur République; & il dit que ces Peuples ont, par leur vertu, fait leur propre bonheur & l’exemple des autres Nations. On avoue que Justin a fait un éloge magnifique des Scythes; mais Hérodote, & des Auteurs cités par Strabon, les représentent comme une nation des plus féroces. Ils immoloient au Dieu Mars la cinquieme partie de leurs prisonniers, & crevoient les yeux aux autres. A l’anniversaire d’un [55] Roi, ils étrangloient cinquante de ses officiers. Ceux qui habitoient vers le Pont-Euxin se nourrissoient de la chair des étrangers qui arrivoient chez eux. L’histoire des diverses nations Scythes offre par-tout des traits, ou qui les déshonorent, ou qui sont horreur à la nature. Les femmes étoient communes entre les Massagetes; les personnes âgées étoient immolées par leurs parens, qui se régaloient de leurs chairs. Les Agatyrsiens ne vivoient que de pillage, avoient leurs femmes en commun. Les Antropophages, au rapport d’Hérodote, étoient injustes & inhumains. Tels surent les Peuples qu’on propose pour exemple aux autres Nations.

A l’égard des anciens Perses, tout le monde convient doute avec M. Rollin qu’on ne sauroit lire sans horreur jusqu’où ils avoient porté l’oubli & le mépris des loix les plus communes de la nature. Chez eux toutes sortes d’incestes étoient autorisés. Dans la Tribu Sacerdotale, on conféroit presque toujours les premieres dignités à ceux qui étoient nés du mariage d’un fils avec sa mere. Il falloit qu’ils fussent bien cruels pour faire mourir des enfans dans le feu qu’ils adoroient.

Les couleurs dont Pomponius Mela peint les Germains, ne seront pas naître non plus l’envie de leur ressembler: peuple naturellement féroce, sauvage jusqu’à manger de la chair crue, chez qui le vol n’est point une chose honteuse, & qui ne reconnoît d’autre droit que sa forcé.

Que de reproches auroit eu raison de faire aux Romains, dans le tems qu’ils n’étoient point encore familiarisés avec les Lettres, un Philosophe éclairé de toutes les lumieres de la raison? Illustres Barbares, auroit-il pu leur dire, toute [56] votre grandeur n’est qu’un grand crime. Quelle fureur vous anime & vous porte à ravager l’Univers? Tigres altérés du sang des hommes, comment osez-vous mettre votre gloire à être injures, à vivre de pillage, à exercer la plus odieuse tyrannie? Qui vous adonné le droit de disposer de nos biens & de nos vies, de nous rendre esclaves & malheureux, de répandre par-tout la terreur, la désolation & la mort?

Est-ce la grandeur d’ame dont vous vous piquez? O détestable grandeur, qui se repaît de miseres & de calamités! N’acquérez-vous de prétendues vertus, que pour punir la terre de ce qu’elles votes ont coûté? Est-ce la forcé? Les loix de l’humanité n’en ont donc plus? Sa voix ne se fait donc point entendre à vos coeurs? Vous méprisez la volonté des Dieux qui vous ont destinés, ainsi que nous, à passer tranquillement quelques instans sur la terre; mais la peine est toujours à côté du crime. Vous avez eu la honte de passer sous le joug, la douleur devoir vos armées taillées en pieces, & vous aurez bientôt celle de voir la République se déchirer par ses propres forces. Qui vous empêche de passer une vie agréable dans le sein de la paix, des arts, des sciences & de la vertu? Romains, cessez d’être injustes; cessez de porter en tous lieux les horreurs de la guerre & les crimes qu’elle entraîne.

Mais je veux qu’il y ait eu des Nations vertueuses dans le sein de l’ignorance; je demande si ce n’est pas à des loix sages, maintenues avec vigueur, avec prudence, & non pas à la privation des Arts, qu’elles ont été redevables de leur bonheur? En vain prétend-on que Socrate même & Caton ont décrié les Lettres; ils ne furent jamais les apologistes de l’ignorance. [57] Le plus savant des Athéniens avoir raison de dire que la présomption des hommes d’Etat, des Poetes & des Artistes d’Athenes, ternissoit leur savoir à ses yeux, & qu’ils avoient tort de se croire les plus sages des hommes; mais en blâmant leur orgueil & en décréditant les Sophistes, il ne faisoit point l’éloge de l’ignorance, qu’il regardoit comme le plus grand mal. Il aimoit à tirer des sons harmonieux de la lyre, avec la main dont il avoir fait les statues des Graves. La Rhétorique, la Physique, l’Astronomie furent l’objet de ses études; & selon Diogene Laerce, il travailla aux tragédies d’Euripide. Il est vrai qu’il s’appliqua principalement à faire une science de la morale, & qu’il ne s’imaginoit pas savoir ce qu’il ne savoit pas: est-ce là favoriser l’ignorance? Doit-elle se prévaloir du déchaînement de l’ancien Caton contre ces discoureurs artificieux, contre ces Grecs qui apprenoient aux Romains l’art funeste de rendre toutes les vérités douteuses. Un des chefs de la troisieme Académie, Carnéade, montrant en présence de Caton la nécessité d’une loi naturelle, & renversant le lendemain ce qu’il avoit établi le jour précédent, devoit naturellement prévenir l’esprit de ce censeur contre la littérature des Grecs. Cette prévention, à la vérité, s’étendit trop loin; il en sentit l’injustice, & la répara en apprenant la langue Grecque, quoiqu’avancé en âge; il forma son style sur celui de Thucydide & de Démosthene, & enrichit ses ouvrages des maximes & des maximes & des faits qu’il en tira. L’agriculture, la médecine, l’histoire & beaucoup d’autres matieres exercerent sa plume. Ces traits sont voir que, si Socrate & Caton eussent fait l’éloge de l’ignorance, ils se seraient censurés eux-mêmes; & M. Rousseau, [58] qui a si heureusement cultivé les Belles-Lettres, montre combien elles sont estimables, par la maniere dont il exprime le mépris qu’il paroît en faire: je dis, qu’il paroît; parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’il fasse peu de cas de ses connoissances. Dans tous les tems on a vu des Auteurs décrier leurs siecle & louer à l’excès des Nations anciennes. On met une sorte de gloire à se roidir contre les idées communes; de supériorité, à blâmer ce qui est loué; de grandeur, à dégrader ce que les hommes estiment le plus.

La meilleure maniere de décider la question de fait dont il s’agit, est d’examiner l’état actuel des moeurs de toutes les Nations. Or il résulte de cet examen fait impartialement, que les peuples policés & distingués par la culture des Lettres & des Sciences, ont en général moins de vices que ceux qui ne le sont pas. Dans la Barbarie & dans la plupart des pays Orientaux régnent des vices qu’il ne conviendroit pas même de nommer. Si vous parcourez les divers états d’Afrique, vous êtes étonné de voir tant de peuples fainéans, lâches, fourbes, traîtres, avares, cruels, voleurs & débauchés. Là, sont établis des usages inhumains; ici, l’impudicité est autorisée par les loix. Là, le brigandage & le meurtre sont érigés en professions; ici, on est tellement barbare, qu’on se nourrit de chair humaine. Dans plusieurs Royaumes les maris vendent leurs femmes & leurs enfans; en d’autres on sacrifie des hommes au Démon: on tue quelques personnes pour faire honneur au Roi, lorsqu’il paroît en public, ou qu’il vient à mourir. L’Asie & l’Amérique offrent des tableaux semblables.* [*Les bornes étroites que je me suis prescrites, m’obligent à renvoyer à l’Histoire des voyages, & à l’Histoire Générale par M. l’Abbé Lambert (Idem.)]

[59] L’ignorance & les moeurs corrompues des Nations qui habitent ces vastes contrées, sont voir combien porte à faux cette réflexion de mon adversaire: Peuples, sachez une sois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mere arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous trouvez à vous instruire, n’est pas le moindre de ses bienfaits. J’aimerois autant qu’il eût dit: Peuples, sachez une fois que la nature ne veut pas que vous vous nourrissiez des productions de la terre; la peine qu’elle a attachée à sa culture, est un avertissement pour vous de la laisser en friche. Il finit la premiere partie de son Discours par cette réflexion: que la probité est fille de l’ignorance, & que la Science & la vertu sont incompatibles. Voilà un sentiment bien contraire à celui de l’Eglise; elle regarda comme la plus dangereuse des persécutions la défense que l’Empereur Julien fit aux Chrétiens d’enseigner à leurs enfin & la Rhétorique, la Poétique & la Philosophie.

SECONDE PARTIE

M. Rousseau entreprend de prouver de son Discours, que l’origine des Sciences est vicieuse, leurs objets vains, & leurs effets pernicieux. C’étoit, dit-il, une ancienne tradition passée de l’Egypte en Grece, qu’un Dieu ennemi du repos des hommes étoit l’inventeur des Sciences: d’où il infere que les Egyptiens, chez qui elles étoient nées, [60] n’en avoient pas une opinion favorable. Comment accorder sa conclusion avec ces paroles: Remedes pour les maladies de l’ame: inscription qu’au rapport de Diodore de Sicile, on lisoit sur les frontispice de la plus ancienne des bibliothéques, de celle d’Osymandias Roi d’Égypte.

Il assure que l’Astronomie est née de la superstition; l’éloquence de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la Géométrie, de l’avarice; la Physique, d’une vaine curiosité; toutes, & la Morale même, de l’orgueil humain. Il suffit de rapporter ces belles découvertes pour en faire connoître toute l’importance. Jusqu’ici on avoit cru que les Sciences & les Arts devoient leur naissance à nos besoins; on l’avoit même fait voir dans plusieurs ouvrages.

Vous dites que le défaut de l’origine des Sciences & des Arts ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Vous demandez ce que nous serions des Arts sans le luxe qui les nourrit: tout le monde vous répondra que les Arts instructifs & ministériels, indépendamment du luxe, servent aux agrémens, ou aux commodités, ou aux besoins de la vie.

Vous demandez à quoi serviroit la Jurisprudence sans les injustices des hommes: on peut vous répondre qu’aucun Corps politique ne pourroit subsister sans loix, ne fût-il composé que d’hommes jutes. Vous voulez savoir ce que deviendroit l’Histoire s’il n’y avoit ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs vous n’ignorez cependant pas que l’Histoire Universelle contient la description des pays, la religion, le gouvernement, les moeurs, le commerce & les coutumes des peuples, les dignités, les magistratures, les vies des Princes pacifiques, des [61] Philosophes & des Artistes célébrés. Tous ces sujets, qu’ont-il de commun avec les tyrans, les guerres, & les conspirateurs?

Sommes-nous donc faits, dites-vous, pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée? Cette seule vérité devroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit sérieusement à s’instruire par l’étude de la Philosophie. Vous savez que les Sciences dont on occupe les jeunes Philosophes dans les Universités, sont la Logique, la Métaphysique, la Morale, la Physique, les Mathématiques élémentaires. Ce sont donc là selon vous de stériles spéculations. Les Universités vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité de ces Sciences s’est retirée au fond d’un puits! Les grands Philosophes qui les possedent dans un degré éminent, sont sans doute bien surpris d’apprendre qu’ils ne savent rien. Ils ignoreroient aussi, sans vous, les grands dangers que l’on rencontre dans l’investigation des Sciences. Vous dites que le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons, & que la vérité n’a qu’une maniere d’être: mais n’y a-t-il pas différentes routes, différentes méthodes pour arriver a la vérité? Qui est-ce d’ailleurs, ajoutez-vous, qui la cherche bien sincérement? A quelle marque est-on sur de la reconnoître? Les Philosophes vous répondront qu’ils n’ont appris les Sciences, que pour les savoir & en faire usage; & que l’évidence, c’est-à-dire, la perception du rapport des idées est le caractere distinctif de la vérité, & qu’on s’en tient à ce qui paroît le plus probable dans des matieres qui ne sont pas susceptibles de démonstration. Voudriez-vous voir renaître les Sectes de Pyrrhon, d’Arcésilas ou de Lacyde?

[62] Convenez que vous auriez pu vous dispenser de parler de l’origine des Sciences, & que vous n’avez point prouvé que leurs objets sont vains. Comment l’auriez-vous pu faire, puisque tout ce qui nous environne nous parle en faveur des Sciences & des Arts? Habillemens, meubles, bâtimens, bibliothéques, productions des pays étrangers dues à la Navigation dirigée par l’Astronomie. Là, les Arts méchaniques mettent nos biens en valeur; les progrès de l’Anatomie assurent ceux de la Chirurgie; la Chymie, la Botanique nous préparent des remedes; les Arts libéraux, des plaisirs instructifs: ils s’occupent à transmettre à la postérité le souvenir des belles actions, & immortalisent les grands hommes & notre reconnoissance pour les services qu’ils nous ont rendus. Ici, la Géométrie, appuyée de l’Algebre, préside à la plupart des Sciences; elle donne des leçons à l’Astronomie, à la Navigation, à l’Artillerie, à la Physique. Quoi! tous ces objets sont vains? Oui, & selon M. Rousseau, tous ceux qui s’en occupent sont des citoyens inutiles; & il conclut que tout citoyen inutile peut être regardé comme pernicieux. Que dis-je? selon lui, nous ne sommes pas même des citoyens. Voici ses propres paroles: nous avons des Physiciens, des Géométrie, des Chymistes, des Astronomes, des Poetes, des Musiciens, des Peintres, nous n’avons plus de citoyens; ou s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils périssent indigens & méprisés. Ainsi, Messieurs, cessez donc de vous regarder comme des citoyens. Quoique vous consacriez vos jours au service de la société, quoique vous remplissiez dignement les emplois où vos talens vous ont appellés, [63] vous n’êtes pas dignes d’être nommés citoyens. Cette qualité est le partage des paysans, & il faudra que vous cultiviez tous la terre pour la mériter. Comment ose-t-on insulter ainsi une nation qui produit tant d’excellens citoyens dans tous les états?

O Louis le Grand! quel seroit votre étonnement, si rendu aux voeux de la France & à ceux du Monarque qui la gouverne en marchant sur vos traces glorieuses, vous appreniez qu’une de nos Académies a couronné un ouvrage, où l’on soutient que les Sciences sont vaines dans leur objet, pernicieuses dans leurs effets; que ceux qui les cultivent ne sont pas citoyens! Quoi! pourriez-vous dire, j’aurois imprimé une tache à ma gloire pour avoir donne un asyle aux Muses, établi des Académies, rendu la vie aux Beaux-Arts; pour avoir envoyé des Astronomes dans les pays les plus éloignés, récompensé les talens & les découvertes, attiré les Savans près dur Trône! Quoi! J’aurois terni ma gloire pour avoir fait naître des Praxiteles & des Sysippes, des Appelles & des Aristides, des Amphions & des Orphées! Que tardez-vous de briser ces instrumens des Arts & des Sciences, de brûler ces précieuses dépouilles des Grecs & des Romains, toutes les archives de l’esprit & du génie? Replongez-vous dans les ténebres épaisses de la barbarie, dans les préjugés qu’elle consacre sous les funestes auspices de l’ignorance & de la superstition. Renoncez aux lumieres de votre siecle; que des abus anciens usurpent les droits de l’équité; rétablissez des loix civiles contraires à la loi naturelle; que l’innocent qu’accuse l’injustice, soit obligé, pour se justifier, à s’exposer à périr par l’eau ou par le feu; [64] que des peuples aillent encore massacrer d’autres peuples sous le manteau de la religion; qu’on fasse les plus grands maux avec la même tranquillité de conscience, qu’on éprouve à faire les plus grands biens: telles & plus déplorables encore seront les suites de cette ignorance où vous voulez rentrer.

Non, grand Roi, l’Académie de Dijon n’est point censée adopter tous les sentimens de l’Auteur qu’elle a couronné. Elle ne pense point, comme lui, que les travaux des plus éclairés de nos Savans & de nos meilleurs citoyens ne sont presque d’aucune utilité. Elle ne confond point comme lui les découvertes véritablement utiles au genre-humain, avec celles dont on n’a pu encore tirer des services, faute de connoître tous leurs rapports & l’ensemble des parties de la nature; mais elle pense, ainsi que toutes les Académies de l’Europe, qu’il est important d’étendre de toutes parts les branches notre savoir, d’en creuser les analogies, d’en suivre toutes les ramifications. Elle sait que telle connoissance qui paroît stérile pendant un tems, peut cesser de l’être par des applications dues au génie, à des recherches laborieuses, peut-être même au hasard. Elle sait que pour élever un édifice, on rassemblé des matériaux de toute especes: ces pieces brutes, amas informe, ont leur destination; l’art les dégrossit & les arrange: il en forme des chefs-d’oeuvre d’Architecture & de bon goût.

On peut dire qu’il en est, en quelque sorte, de certaines vérités détachées du corps de celles dont l’utilité est reconnue, comme de ces glaçons errans au gré du hasard sur la surface des fleuves; ils se réunissent, ils se fortifient mutuellement & servent a les traverser.

[65] Si l’Auteur a avancé sans fondement que cultiver les Sciences est abuser du tems, il n’a pas eu moins de tort d’attribuer le luxe aux Lettres & aux Arts. Le luxe est une somptuosité que sont naître les biens partagés inégalement. La vanité, à l’aide de l’abondance, cherche à se distinguer & procure à quelques Arts les moyens de lui fournir le superflu; mais ce qui est superflu par rapport à certains états est nécessaire à d’autres, pour entretenir les distinctions qui caractérisent les rangs divers de la société. La religion même ne condamne point les dépenses qu’exige la décence de chaque condition. Ce qui est luxe pour l’artisan, peut ne pas l’être pour l’homme de robe ou l’homme d’épée. Dira-t-on que des meubles ou des habillemens d’un grand prix dégradent l’honnête homme & lui transmettent les sentimens de l’homme vicieux? Caton le grand, solliciteur des loix somptuaires, suivant le remarque d’un politique, nous est dépeint avare & intempérant, même usurier & ivrogne; au lieu que le somptueux Lucullus, encore plus grand capitaine & aussi juste que lui, fut toujours libéral & bienfaisant. Condamnons la somptuosité de Lucullus & de ses imitateurs; mais ne concluons pas qu’il faille chasser de nos murs les Savans & les Articles. Les passions peuvent abuser des Arts; ce sont elles qu’il faut réprimer. Les Arts sont le soutien des états; ils réparent continuellement l’inégalité des fortunes, & procurent le nécessaire physique à la plupart des citoyens. Les terres, la guerre ne peuvent occuper qu’une partie de la nation: comment pourront subsister les autres sujets, si les riches craignent de dépenser, si la circulation des especes est suspendue par une [66] économie fatale à ceux qui ne peuvent vivre que du travail de leurs mains?

Tandis, ajoute l’Auteur, que les commodités de la vie se multiplient, que les Arts se perfectionnent & que le luxe s’étend, le vrai courage s’énerve, les vertus militaires s’évanouissent, & c’est encore l’ouvrage des Sciences & de tous ces Arts qui s’exercent dans l’ombre du cabinet. Ne diroit-on pas, Messieurs, que tous nos soldats sont occupés à cultiver les Sciences & que tous leurs officiers sont des Maupertuis & des Réaumur? S’est-on apperçu sous les regnes de Louis XIV & de Louis XV que les vertus militaires se soient évanouies? Si on veut parler des Sciences qui n’ont aucun rapport à la guerre, on ne voit pas ce que les Académies ont de commun avec les troupes; & s’il s’agit des sciences militaires, peut-on les porter à une trop grande perfection? A l’égard de l’abondance, on ne l’a jamais vu régner davantage dans les armées Françoises, que durant le cours de leurs victoires. Comment peut-on s’imaginer que des soldats deviendront plus vaillans, parce qu’ils seront mal vêtus & mal nourris?

M. Rousseau est-il mieux fondé à soutenir que la culture des Sciences est nuisible aux qualités morales? C’est, dit-il, dès nos premieres années, qu’une, éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissemens immenses, où l’on élevé à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs.

Peut-on attaquer de la sorte tant de Corps respectables; [67] uniquement dévoués à l’instruction des jeunes gens, à qui ils inculquent sans cessé les principes de l’honneur, de la probité & du Christianisme? La science, les moeurs, la religion, voilà les objets que s’est toujours proposé l’Université de Paris, conformément aux réglemens qui lui ont été donnés par les Rois de France. Dans tous les établissemens faits pour l’éducation des jeunes gens, on emploie tous les moyens possibles pour leur inspirer l’amour de la vertu & l’horreur du vice, pour en former d’excellens citoyens; on met continuellement sous leurs yeux les maximes & les exemples des grands hommes de l’antiquité. L’histoire sacrée & profane leur donne des leçons soutenues par les faits & l’expérience, & forme dans leur esprit une impression qu’on attendroit en vain de l’aridité des préceptes. Comment les Sciences pourroient-elles nuire aux qualités morales? Un de leurs premiers effets est de retirer de l’oisiveté, & par conséquent du jeu & de la débauche qui en sont les suites. Séneque, que M. Rousseau cite pour appuyer son sentiment, convient que les Belles-Lettres préparent à la vertu. (Senec. Epist. 88.)

Que veulent dire ces traits satyriques lancés contre notre siècle? Que l’effet le plus évident de toues nos études est l’avilissement des vertus; qu’on ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talens; que la vertu reste sans honneur; qu’il y a mille prix pour les beaux discours, aucuns pour les belles actions. Comment peut-on ignorer qu’un homme qui passe pour manquer de probité est méprisé universellement? La punition du vice n’est-elle pas déjà la premiere récompense de la vertu? L’estime, l’amitié de ses concitoyens, [68] des distinctions honorables, voilà des prix bien supérieurs à des lauriers Académiques. D’ailleurs celui qui sert ses amis, qui soulage de pauvres familles, ira-t-il publier ses bienfaits? ce seroit cri anéantir le mérite. Rien de plus beau que les actions vertueuses, si ce n’est le soin même de les cacher.

M. Rousseau parle de nos Philosophes avec mépris; il cite les dangereuses rêveries des Hobbes & des Spinosa, & les met sur une même ligne avec toutes les productions de la Philosophie. Pourquoi confondra ainsi avec les ouvrages de nos vrais Philosophes, des systêmes que nous abhorrons? Doit-on rejetter sur l’étude des Belles-Lettres les opinions insensées de quelques Ecrivains, tandis qu’un grand nombre de peuples sont infatués de systêmes absurdes, fruit de leur ignorance & de leur crédulité? L’esprit humain n’a pas besoin d’être cultivé pour enfanter des opinions monstrueuses. C’est en s’élevant avec tout l’essor dont elle est capable, que la raison, se met au-dessus des chimeres. La vraie Philosophie nous apprend à déchirer le voile des préjugés & de la superstition. Parce que quelques Auteurs ont abusé de leurs lumieres, faudra-t-il proscrire la culture de la raison? Eh! de quoi ne peut-on pas abuser? Pouvoir, loix, religion, tout ce qu’il y a de plus utile, ne peut-il pas être détourné à des usages nuisibles? Tel est celui qu’a fait M. Rousseau de sa puissante éloquence pour inspirer le mépris des Sciences, des Lettres & des Philosophes. Au tableau qu’il présente de ces hommes savans, opposons celui du vrai Philosophe. Je vais le tracer, Messieurs, d’après les modeles que j’ai l’honneur de connoître parmi vous. Qu’est-ce-qu’un vrai, Philosophe? C’est un homme très-raisonnable & [69] très-éclairé. Sous quelque point de vue qu’on le considere, on ne peut s’empêcher de lui accorder toute son estime, & l’on n’est content de soi-même que lorsqu’on mérite la sienne. Il ne connoît ni les souplesses rampantes de la flatterie, ni les intrigues artificieuses de la jalousie, ni la bassesse d’une haine produite par la vanité, ni le malheureux talent d’obscurcir celui des autres; car l’envie qui ne pardonne ni les succès, ni ses propres injustices, est toujours le partage de l’infériorité. On ne le voit jamais avilir ses maximes en les contredisant par ses actions, jamais accessible à la licence que condamnent la religion qu’elle attaque, les loix qu’elle élude, la vertu qu’elle foule aux pieds. On doute si son caractere a plus de noblesse que de forcé, plus d’élévation que de vérité. Son esprit est toujours l’organe de son coeur & son expression l’image de ses sentimens. La franchise, qui est un défaut quand elle n’est pas un mérite, donne à ses discours cet air aimable de sincérité, qui ne vaut beaucoup, que lorsqu’il ne coûte rien. Quand il oblige, vous diriez qu’il se charge de la reconnoissance, & qu’il reçoit le bienfait qu’il accorde; & il paroît toujours qu’il oblige, parce qu’il desire toujours d’obliger. Il met sa gloire à servir sa Patrie qu’il honore, à travailler au bonheur des hommes qu’il éclaire. Jamais il ne porta dans la société cette raison farouche, qui ne sait pas se relâcher de sa supériorité; cette inflexibilité de sentiment, qui sous le none de fermeté brusque les égards & les condescendances; cet esprit de contradiction, qui secouant le joug des bienséances se fait un jeu de heurter les opinions qu’il n’a pas adoptées, également haïssable soit qu’il défende les droits de la vérité, ou les prétentions [70] de son orgueil. Le vrai Philosophe s’enveloppe dans sa modestie, & pour faire valoir les qualités des autres, il n’hésite pas à cacher l’éclat des siennes. D’un commerce aussi sur qu’utile, il ne cherche dans les fautes que le moyen de les excuser, & dans la conversation que celui d’associer les autres à son propre mérite. Il sait qu’un des plus solides appuis de la justice que nous nous flattons d’obtenir, est celle que nous rendons au mérite d’autrui; & quand il l’ignoreroit, il ne monteroit pas sa conduite sur des principes différens de ceux que nous venons d’exposer: persuadé que le coeur fait l’homme; l’indulgence, les vrais amis; la modestie, des citoyens aimables. Je sais bien, que par ces traits je ne rends pas tout le mérite du Philosophe & sur-tout du Philosophe Chrétien; mon dessein a été seulement d’en donner une légere esquisse.

FIN.

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