JEAN JACQUES ROUSSEAU

REMARQUES

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV,
pp. 356-361 (1782).]

[356]

REMARQUES

La querelle qui divise aujourd’hui deux des grands hommes de notre siecle n’est, sans doute, rien moins que philosophique. Leur dispute ne roule point sur des sentimens particuliers; mais sur des accusations de la plus noire trahison d’une part, & de la plus basse ingratitude de l’autre. M. Rousseau prétend que M. Hume a été d’intelligence avec ses ennemis pour le perdre d’honneur & de réputation; & M [357] Hume à son tour, insinue clairement note 11, que M. Rousseau n’a forgé ce phantôme que pour se dispenser de la reconnoissance qu’il lui devoir.

Il seroit à souhaiter que tout ce différend où la philosophie joue un si pauvre rôle, fut resté concentré entre les personne, qu’il intéresse, &, à notre avis, celui-là est le plus coupable qui le premier l’a rendu public. Une brouillerie de cette nature devoit être éclaircie entr’eux, ou tout au plus, avec un petit nombre d’amis communs, qui par leurs bons offices auroient rétabli le concert & l’harmonie. Mais puisque malheureusement les pieces ont été imprimées à dessein de mettre le Lecteur en état d’en porter son jugement, on nous permettra de dire ce que nous en pensons.

Si nous nous en tenions à celui des Editeurs, le procès de M. Rousseau seroit fait. Ils nous le donnent (Avert. p. 5 & 6.) comme un homme proscrit de tous les lieux qu’il avoit habités, comme un homme dont M. Hume étoit obligé de justifier les singularités aux yeux des autres, & de défendre le caractere contre ceux qui n’en jugeoient pas aussi favorablement que lui. Si M. Hume n’est point lui-même auteur de cet Avertissement, il faut avouer que les Editeurs y ont bien montré leurs sentimens patriotiques.

Ce n’est point que nous voulions condamner absolument M. Hume, ni justifier pleinement son antagoniste. Nous croyons volontiers tout le bien qu’ils nous disent de celui-là, mais nous ne saurions ajouter foi à tout le mal qu’ils disent de ce-lui-ci. Nous sommes bien éloignés de penser que M. Hume ait conçu le noir projet de perdre M. Rousseau, qu’il ait pris [358] & concerté, par malice & de dessein prémédité, les moyen pour parvenir à cette fin; les services qu’il lui a rendus nous obligent d’éloigner avec horreur un soupçon aussi injurieux. Mais aussi nous ne pouvons nous persuader que M. Rousseau surchargé du poids des obligations qu’il avoir à son ami, ait, de gaîté de cœur, inventé & artificieusement concerté & le dialogue qu’il rapporte dans sa lettre du 10 juillet 1766, (pag. 326.) comme M. Hume l’en accuse, note 11, & les autres motifs qui le porterent à cette rupture. S’il est vrai qu’un homme se peint dans tes ouvrages, ceux de M. Rousseau nous obligent de croire qu’il est aussi peu capable de cet artifice, que des sentimens qu’on lui impute. A qui des deux attribuerons-nous donc la faute de cet éclat? Voici en peu de mots, selon nous, l’origine de tout ce mal-entendu.

M. Rousseau en bute depuis plusieurs années à des persécutions de tout genre, se sera enfin cru échappé aux dangers, se voyant prêt à passer en Angleterre avec un homme qui l’avoit prévenu par des témoignages de bienveillance & d’amitié. Arrivant à Paris il se sera jette entre les bras de M, Hume, avec toute la confiance d’un honnête homme qui ne craint pas de se montrer tel qu’il est, & avec toute la candeur d’un enfant; il n’aura point eu de réserve pour son nouvel ami, dans l’espérance que cela seroit réciproque de la part de M. Hume. Cependant cette malheureuse lettre que les Gazettes avoient donnée, avec une espece de moquerie insultante, sous le nom du roi de Prusse, étant venue à paroître en Angleterre, & M. Rousseau bien assuré qu’elle avoit été supposée par un homme qui logeoit à Paris avec M. Hume, aura aisément cru celui-ci [359]informé de la supposition; & surpris du mystere que son ami lui en a fait, il aura commencé à soupçonner sa cordialité. Rien que de naturel en cela, cependant ce premier pas fait, M. Rousseau toujours en garde, toujours défiant, aura interprété en mal des choses qu’en toutes autres occasions, il auroit peut-être vues d’un autre oeil.

M. Hume répond à cela (note 9.) Me voilà donc accusé de trahison parce que je suis l’ami de M. Walpole, qui a fait une plaisanterie sur M. Rousseau; parce que le fils d’un homme que M. Rousseau n’aime pas, se trouve par hasard logé dans la même maison que moi! Hé! non, Monsieur il ne vous accuse pas encore de trahison; mais il commence vous croire instruit d’une plaisanterie qu’il regarde comme capable de le conduire à la lapidation, (page 331.) & il est, surpris de votre silence. C’est à vous, Monsieur, qui êtes son ami, qui connoîssez ses malheurs, qui êtes informé des tracasseries sans nombre, qu’on lui a fait essuyer, à dissiper les nuages qui s’élevent dans son l’esprit & à calmer ses inquiétudes par des moyens moins violens que ceux que vous avez pris, si vous voulez nous persuader que c’est de bonne foi que vous l’avez aimé. Je dis par des moyens moins violens que ceux que vous avez pris; car non content de lui ôter votre amitié, vous voudriez encore lui enlever la commisération du Public que ses malheurs lui ont si bien méritée, en persuadant à ce Public que cette affectation de misere, (page 292.) dont il se plaint dans sa lettre à M. Clairaut, n’est qu’une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie avec succès, &c.

[360]M. Hume nous permettra de relever encore cet article par la raison qu’il nous est parfaitement connu.

Il est très-certain que M. Rousseau ne possédoit rien au monde en fait de bien, que n’ayant jamais rien voulu accepter de personne il s’est trouvé dans le cas de manquer quelquefois du plus nécessaire faute de moyens pour l’acquérir, qu’il n’est pas surprenant si, dans le cas dont il s’agit, il se trouvoit dans cette malheureuse position; je trouve quelque chose de grand dans M. Rousseau, & qui fait honneur à M. Clairaut, de lui exposer son besoin.

Je pense que depuis son départ de la Principauté de Neufchâtel, il a été obligé de prendre des arrangemens pour avoir du pain; mais il n’en est pas moins vrai qu’au tans que la lettre a été écrite le 3 mars 1765, M. Rousseau se trouvoit surement dans cette position.

M. Hume juge d’après les arrangemens qu’il a pris: mais moyennant cet éclaircissement, cette accusation tombe d’elle-même.

M. Hume s’inscrit en faux contre les autres accusations de M. Rousseau, ou se contente de les tourner en ridicule; mais il aura bien de la peine de persuader à ses lecteurs, que l’auteur de l’Héloise soit devenu un infâme imposteur & un monstre d’ingratitude. Ceux qui ont hanté M. Rousseau depuis des années, savent qu’il a le coeur trop droit & les moeurs trop pures pour donner dans de pareils travers, qui décelent toujours un caractere noir & une ame méchante.

Nous voulons bien croire qu’ayant une fois conçu des soupçons, les objets auront grossi à ses yeux; mais nous ne [361] pensons pas qu’il ait créé ces chimeres uniquement pour se donner le plaisir de les combattre & de se brouiller avec son Patron. Il est trop franc, pour n’y avoir pas été de bonne soi. Cela supposé, il nous paroît que M. Hume, n’eût-ce été que par compassion pour un malheureux, auroit beaucoup mieux fait de donner à M. Rousseau les explications qu’il lui demandoit avec tant d’instances; ou, s’il avoit absolument résolu de se venger il devoit se contenter de lui ôter son amitié, sans chercher à prévenir tout le monde contre lui M. Hume dira que M. Rousseau l’y a forcé en le défiant de rendre publiques les lettres qu’il lui avoit écrites. Mais nous sommes persuadés que le refus des explications aura été la cause de ce défi. Au reste, le parti de la modération auroit toujours fait plus d’honneur à la philosophie de M. Hume, que la voie de la vengeance qu’il a pris, ne pourra jamais lui en faire dans l’esprit des lecteurs qui sont quelque cas de l’humanité.

Nous ne sommes pas les seuls qui pensons ainsi. Voici le jugement d’une personne désintéressée, qui ne connaît ces deux grands hommes que de réputation.

«Je suis très-fâché de la brouillerie de M. Rousseau, avec M. Hume. J’en tiens l’histoire de la premiere main, & je les condamne tous deux; M. Rousseau, pour avoir conçu mal-à-propos des soupçons sur les sentimens de M.

Hume à son égard; & celui-ci pour n’avoir pas eu pitié d’un homme, que les persécutions de toute espece qu’il a eu à soutenir jusqu’à présent, ont rendu soupçonneux & ombrageux jusqu’à la petitesse.»

FIN.

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