[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

CHARLES BORDE(S)

RÉPLIQUE DE M. BORDE
A la Réponse de M. Rousseau,
ou second Discours
sur les avantages des Sciences & des Arts

[Paris, 1753?==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 1-75.]

[1]

RÉPLIQUE
DE M. BORDE
A la Réponse
de M. Rousseau,
ou second
Discours
sur avantages
des Sciences
& des Arts.
*

[*Ce second Discours eût été mis immédiatement à la suite du premier, si l’on eût eu d’abord l’intention de l’imprimer. On n’y a été déterminé qu’après coup & en considérant que, quoique M. Rousseau n’y ait pas répondu sur le champ, il l’a cependant fait quelque tans après d’une maniere indirecte dans sa Préface de Narcisse.]

Je n’avois regardé le premier Discours de M. Rousseau, que comme un paradoxe ingénieux, & c’est sur ce ton que j’avois répondu. Sa derniere réponse nous a dévoilé un systême décidé, qui m’a engagé dans un examen plus réfléchi de cette grande question, de l’influence des sciences & des arts sur les mœurs. L’importance de la matiere, des détails plus approfondis, quelques vues nouvelles que je crois avoir découvertes, m’excuseront d’avoir traité un sujet déjà si rebattu: il s’agit ici tout à-la-sois de la vertu & du bonheur, les deux points principaux de notre être que ne doit-on pas entreprendre pour achever de dissiper les nuages qui obscurcissent encore la plus utile vérité?

Je commence par examiner les effets de l’ignorance dans tous les tans: je fais voir qu’elle n’a jamais produit, ni dû produire cette pureté de moeurs si exagérée & si vantée, & dont on fait un argument si puissant contre les sciences: je lui [2]oppose ensuite les vices & la barbarie des peuples ignorans qui existent de nos jours: de-là je passe à l’examen de ce que l’on doit entendre par ces mots, Vertu & Corruption; & je finis par considérer quels sont leurs rapports avec les arts & les sciences, que je justifie contre tous les nouveaux reproches qu’on a osé leur faire: j’attaque successivement toutes les preuves de mon adversaire à mesure qu’elles se rencontrent sur ma route, dans le plan que je me suis tracé, & je n’en laisse absolument aucune sans réponse.

Je parcours d’abord les traditions des premiers siecles du monde; ici je vois les hommes représentés comme d’heureux bergers gardant leurs troupeaux au sein d’une paix profonde, & chantant leurs amours dans des prairies émaillées de fleurs; là ce sont des manieres de monstres disputant les forêts & les cavernes aux animaux les plus sauvages; d’un côté je trouve les fictions des Poëtes, de l’autre les conjectures des Philosophes: qui croirai-je, de l’imagination ou de la raison?

Quelle pouvoit être la vertu chez des hommes qui n’en avoient pas même l’idée, & qui manquoient de termes pour se la communiquer? ou si leur innocence étoit un don de la nature, pourquoi nos enfans en sont-ils privés? Pourquoi leurs passions précedent-elles de si loin la raison, & leur enseignent-elles le vice si naturellement, tandis qu’il faut tant & de culture pour faire germer la vertu dans leurs ames?

Cet âge d’or,* [*Voyez la réponse de M. Rousseau.] dont on fait un point de foi, que l’on nous reproche si amérement de ne pas croire, étoit donc un [3] tans de prodiges; il ne manquoit plus que de couvrir la terre de moissons & de fruits, sans que les hommes s’en mêlassent, & de faire couler des ruisseaux de miel & de lait. Le miracle du bonheur des premiers hommes est aussi croyable que celui de leurs vertus.

Mais comment des traditions aussi absurdes avoient-elles pu acquérir quelque crédit? Elles flattoient la vanité, elles étoient propres à exciter l’émulation: les traditions les plus sacrées de l’ignorance étoient-elles plus raisonnables? Qu’on en juge par l’histoire de ses Dieux, l’objet du culte de tant de siecles & du mépris de tous les autres.

D’ailleurs, le préjugé de la dégradation perpétuelle de l’espece humaine devoit être alors dans toute sa force; rien n’étoit écrit, les connoissances n’étoient que traditionnelles, on manquoit d’objets de comparaison pour s’instruire, les livres n’enseignoient point à juger les hommes par les hommes, un peuple par un autre peuple, un siecle par un autre siecle: quelle devoit être alors la souveraineté d’une génération sur l’autre, de celle qui donnoit tout, sur celle qui recevoit tout? & dans quelle progression le culte de la postérité devoit-il s’augmenter à mesure de l’éloignement? On appella des Dieux ceux que dans d’autres siecles on eût à peine appelles des hommes: les tans héroïques ont été depuis plus justement nommés les tans fabuleux.

On demande quels pouvoient être les vices & les crimes des hommes avant que ces noms affreux de tien & de mien fussent inventés; je demanderois plutôt qu’elle pouvoit être la sureté de la vie & des biens avant l’existence de ces noms [4] sacre’s? Car j’appelle sacré ce qui est la base de la foi & de la paix de la société, le principe de l’industrie & de l’émulation: tous les droits étant égaux, les concurrences devoient être sans fin: lorsque la loi du plus fort étoit la seule, & avant qu’il y en eût d’autre pour fixer les propriétés acquises par le travail & l’industrie, & nécessaires à chacun pour sa subsistance, le droit de premier occupant & celui de bienséance devoient être dans une guerre perpétuelle: la force & la crainte décidoient tout un meilleur terrein, une exposition plus agréable, une femme armoient sans cesse de nouveaux prétendans: l’habitant de la montagne aride, le possesseur des vallées fertiles soient ennemis nés: le détail des sujets de divisions ne finiroit pas: les passions n’avoient qu’un petit nombre d’objets & n’en avoient que plus de vivacité: la pauvreté & le besoin desirent plus fortement que la cupidité & l’abondance jamais un boisseau d’or n’a pu exciter autant de desirs qu’un boisseau de glands en de certaines circonstances.

Quelle que fût l’autorité paternelle & celle de la vieillesse, ces liens d’une dépendance volontaire durent bientôt s’affoiblir en s’étendant & en se multipliant; il ne fallut qu’un seul homme plus robuste ou d’une imagination plus forte pour détruire cette félicité fragile; les premieres histoires parlent sans cesse de géants qui n’avoient pas d’autre profession que le brigandage; dans cette égalité & cette liberté sauvage où tous sont centre un & un seul contre tous, les contre-coups d’une premiere violence ont dû se multiplier à l’infini; plus vous supposez l’homme indépendant & isolé, plus vous livrez le foible au fort & le vertueux au méchant.

[5] L’expérience confirme ces conjectures: si ce premier état eût été celui de la vertu & du bonheur, comment eût-il changé? S’il n’y avoit ni fraudes ni violences d’où naquit l’idée des loix & des murailles? Si les hommes ont été libres & égaux, comment ont-ils cessé de l’être? La violence seule a pu changer leur condition, ou en les assujettissant, ou en les mettant dans la nécessité de se réunir sous des chefs pour lui résister: s’il y a eu un âge d’or, c’est un beau songe qui a duré bien peu d’instans, & qui ne devoir pas durer davantage: en quelque état que l’on suppose les hommes, jamais les moeurs n’ont pu leur tenir lieu de loix: c’est une folie de prétendre qu’elles puissent jamais être assez pures pour assoupir toutes les passions, ou assez puissantes pour les soumettre: j’ajouterai que mon opinion a pour elle l’autorité du monument historique le plus ancien & le plus respectable, quand même il ne seroit pas divin.* [*On m’accuse d’avoir avancé que les hommes sont méchans par leur nature, ce que je n’ai jamais pensé, & ce que je ne crois pas avoir dit; j’ai supposé seulement qu’ils étoient sujets à des passions, & que ces passions devoient produire de grands désordres, lorsqu’il n’y avoit point de loix pour leur imposer un frein: mon adversaire pense bien différemment; toute société, tout Gouvernement lui paroît une source de vices: la propriété des héritages est qualifiée d’affreuse; la distinction des maîtres & des esclaves ne produit, selon lui, que des hommes cruels & brutaux, fripons & menteurs; l’inégalité des biens forme des hommes abominables; une dépendance mutuelle nous force tous à devenir fourbes, jaloux & traîtres: mais s’il n’a jamais été de société, & s’il n’en peut jamais être, sans ces distinctions & cette dépendance? cause nécessaire de tant de crimes, il me reste à lui demander où est la vertu? Combattroit-il pour une Dame imaginaire? N’auroit-elle existé que dans cet âge d’or, qui lui inspire une foi si vive, ou parmi les peuples de la Nigritie pour lesquels il paroît ressentir la plus tendre prédilection?]

[6] Les hommes s’instruisirent par leurs malheurs. Des miseres de l’égalité & de l’indépendance naquirent la subordination politique & la puissance civile: ici l’histoire commence à mériter confiance; elle est fondée sur quelques faits; mais, je le répete encore, on ne peut trop se défier de nos préjugés éternels en faveur de l’antiquité: à peine avons-nous commencé à en secouer le joug dans ce siecle, le premier qui peu digne du nom de philosophe.

Je ne fais point usage des traditions vagues qui nous sont restées sur quelques peuples de l’antiquité. Il est aisé de donner de grandes idées d’une nation, lorsqu’on ne fait que citer quelques-unes de ses loix: c’est par ses actions seules qu’on peut la connoître: tous ces éloges de la vertu des anciens Crétois, de l’innocence des Scythes & des Perses sont sans preuves dès qu’ils sont sans faits; écrits à une longue distance de tans & de lieux, on y trouve les jugemens de l’ignorance ornés par l’imagination. Cette pureté sans mélange dans de grands peuples est faite pour être admirée, & non pour être crue; on n’y reconnoît point la nature humaine; ce sont des romans de vertu qui peuvent servir à l’édification des foibles, mais qui ne sauroient instruire les sages.

Les peuples les plus illustres parmi les anciens, ont été les Grecs & les Romains; ce sont eux aussi dont l’histoire nous a conservé les plus grands détails; on prétend qu’ils surent d’abord ignorans & vertueux, & c’est leur exemple qu’on oppose principalement à nos moeurs actuelles: cependant dès les premiers tans où l’histoire commence à se mêler avec la fable, lorsque la précieuse ignorance des Grecs étoit encore dans [7] toute sa pureté, nous ne trouvons que meurtres & violences: les héros étoient des chevaliers errans, qui n’étoient occupés qu’à massacrer des brigands publics, à châtier des peuples séditieux, à détrôner des tyrans: chemin faisant, ces demi-dieux eux-mêmes usurpoient les couronnes, tuoient tout ce qui osoit leur résister, sans autre droit que celui du plus fort, enlevoient les femmes & les filles, & remplissoient le monde d’une postérité sort équivoque. La force du corps faisoit alors tout le mérite des hommes, & la violence toutes leurs moeurs; les héros du siege de Troye vivoient durement, ne savoient pas un mot de philosophie, & n’en étoient pas meilleurs: les poëmes d’Homere sont trop connus pour que je doive entrer dans des détails; qu’on juge des moeurs de ces peuples par leur religion, quelles vertus auroit-on pu en attendre? Ils s’étoient fait des Dieux pour tous les vices: la religion, il est vrai, pouvoit beaucoup sur leurs esprits: les barbares qu’ils étoient, lui sacrifioient jusqu’à leurs enfans.

Les villes & les Républiques flotterent long-tans entre l’anarchie & la tyrannie, entre les crimes de tous & les crimes d’un seul: enfin Lycurgue & Dracon furent les réformateurs de Sparte & d’Athenes qui devinrent les plus célèbre villes du monde. La rigueur de leurs loix est une nouvelle preuve des malheurs qui les avoient précédées; jamais ces peuples ne s’y seraient soumis, si leurs miseres ne les y avoient préparés & forcés: l’ignorance alors diminua, & les vertus se perfectionnèrent; sans ces deux philosophes, qui sans doute n’étoient pas des ignorans, les moeurs de ces deux Républiques armoient vraisemblement empiré toujours de plus en plus; car la corruption [8] dans l’ignorance ne connaît ni limites ni remèdes; elle est de tous les maux le plus incurable.* [*J’avois dit que les moeurs & les loix étoient la seule source du véritable héroïsme: on répond; les sciences n’y ont donc que faire: mais toutes les loix de la Grecque, qui est le peuple dont il s’agit ici, lui furent données par des savants & des sages; la science qui produisit ces loix, ne peut-elle pas être appelle la source primitive, de l’héroïsme des Grecs?

On m’impute d’avoir dit que les premiers Grecs étoient éclairés & savants, puisque des philosophes formèrent leurs moeurs & leur donnèrent des loix; & on ne manque pas de m’imputer toutes les conséquences ridicules qu’il est possible de tirer de cette proposition; mais comme je ne l’ai point aperçue dans tout mon Discours, quoique je l’aille cherchée soigneusement, je me crois dispensé de répondre jusqu’à ce qu’on me l’ait montrée.

J’ai placé Aristide & Sourate à côté de Miltiade & de Thémistocle: on répond; à côté si l’on veut; car que m’importe? Cependant Miltiade, Aristide, Thémistocle, qui étoient des héros, vivoient dans un tans: Sourate & Platon qui étoient des philosophes, vivoient dans un autre.

J’avoue que j’Aurore pu dater les Olympiades où ces grands hommes ont commencé & fini d’exister, & prévenir par-là les petits scrupules chronologiques dont quelques lecteurs pourraient être tourmentés: mais n’étant question dans le passage dont il s’agit, que de faire un tableau général de la gloire d’Athenes, j’avois cru que cette mince érudition y aurore été déplacée; j’ai placé Sourate à côté d’Aristide, comme on aurore pu faire dans une galerie de portraits où l’on aurore rassemblé tous ceux des hommes illustres d’Athenes: il est très-vrai qu’en ce cas, les portraits d’Aristide & de Sourate se seraient trouvés à côté l’un de l’autre; tout au plus aurore-on placé entr’eux celui de Ciron.]

L’irruption de la Perse fit des Grecs un peuple nouveau les passions particulières se réunirent contre le danger commun: tout fut héros & citoyen; il n’y eut plus que des vertus, on n’eut pas le loisir d’avoir des vices: un succès inouï produisit une confiance qui ne j’étoit pas moins: c’étoit une ivresse héroïque; les Grecs se crurent invincibles, & ils le furent: ces vertus de passage nées du danger, s’évanouirent [9] avec lui: la prospérité, comme il arrive toujours, détendit ce puissant ressort qui avoit remué toutes les ames: on voulut se reposer dans la gloire: aussi-tôt chacun retourna à ses passions enflammées par le bonheur: l’orgueil d’Athenes, la dureté de Sparte, la jalousie & l’ambition de toutes deux, allumèrent une guerre sanglante, & également honteuse aux deux peuples.

Dans les plus beaux jours d’Athenes, on est bien éloigné de trouver cette pureté de mœurs que le préjugé veut lui prêter; ce peuple étoit dès-lors vain, présomptueux, léger, inconstant, divisé en autant de factions, qu’il y avoit de citoyens qui cherchaient à s’élever; la République portait déjà dans son sein les vices que la prospérité ne fit que développer dans la suite.

Il n’y avoit que la corruption du plus grand nombre des citoyens, qui eût pu faire supporter la tyrannie de Pisistrate & de ses fils: Thémistocle étoit ardent, jaloux, ennemi né de tout citoyen vertueux; son faste & son ambition pailloient & déchiroient la patrie sauvée par son courage: Aristide étant employé au maniement des deniers publics, n’étoit environné que de collégues infideles; Thémistocle lui-même enrichi à force de rapines poussa la scélératesse au point de l’accuser de malversation, & parvint & faire condamner, à force de brigues & de cabales, le plus honnête homme de la République. Le même Aristide fut banni ensuite par un peuple las de l’entendre appeller le juste: il méritoit en effet ce titre par ses vertus privées, quoiqu’il ne portât pas le même scrupule dans les affaires publiques, & qu’il ne craignit pas faire passer un décret, en disant: il n’est pas juste, mais il est [10] utile. Les héros de Marathon & de Platée redevenoient des hommes à Athenes: toutes les voies de la séduction étoient employées par ceux qui vouloient gouverner; il falloit plaire au peuple, & on ne lui plaisoit qu’en le corrompant. Quels vices ne doivent pas naître dans une multitude victorieuse, souveraine & toujours flattée? Tous les extrêmes se rapprochent dans la démocratie: un peuple roi peut, avoir des accès d’héroïsme; c’est par sa nature un terrible monstre.

Sparte, ce grand boulevard de nos adversaires, dont ils prétendent nous faire tant peur, a fait l’admiration de la politique, mais elle: n’a jamais eu l’approbation de la morale; Platon, Aristote & Polibe ont reproché à Lycurgue que ses loix étoient plus propres à rendre les hommes vaillans, qu’à les rendre justes. La politique des Lacédémoniens dans la guerre du Péloponnese, fut tour-à-tout lâche & cruelle; ils rechercherent bassement l’alliance de la Perse; vils courtisans des Satrapes d’Asie, ils massacroient sans pitié les prisonniers Grecs, & finirent par en égorger trois mille après la bataille d’AEgos-Potamos, au moment même où Athenes périssoit & n’avoit plus de défense contr’eux. Les Spartiates ont eu peu des vices; mais ils manquoient de beaucoup de vertus ils devoient être & ils étoient en effet les meilleurs soldats de la Grecque; mais ils n’étoient que des soldats. Pour éviter une extrémité; ils n’avoient trouvé de secret que de se précipiter dans l’autre: ils se garantissoient de la volupté par la malpropreté, du luxe par la misere, de l’intempérance par une austérite féroce.

Le crime de l’incontinence n’étoit pas connu à Sparte, mais [11] on avoit le droit d’enlever la fille que l’on aimoit; on empruntoit la femme dont on avoit envie, & les dames de Lacédémone employoient leurs esclaves pour faire des sujets à la République, lorsque leurs maris étoient trop long-tans à la guerre: on avoit prévenu les fureurs de la jalousie en permettant l’adultere; l’honnêteté & la pudeur ne pouvoient jamais être violées, puisqu’on les avoit bannies: l’habillement des femmes laissoit voir leurs cuisses découvertes; elles étoient obligées de danser & de lutter toutes nues, avec les jeunes gens aussi tout nus, dans les fêtes publiques. Avec de pareils spectacles, on conçoit sans peine que Sparte a dû mépriser ceux d’Euripide & de Sophocle; l’amitié même des jeunes gens entr’eux étoit si singuliérement favorisée par les loix, qu’on n’imagine point qu’elle pût se conserver innocente. Xénophon convient de la mauvaise idée qu’on en avoit, & n’ose en entreprendre la justification.

Les enfans d’une constitution foible & délicate, étoient précipités par des barbares qui ne voyoient dans l’homme que le corps, & qui plaçoient toute leur âme dans leurs bras: ce législateur qui partagea les biens avec une si scrupuleuse égalité, par un contraste monstrueux, établit entre les hommes même, la plus barbare inégalité qui fût jamais; son peuple fut divisé en maîtres & en esclaves; il imposa aux premiers, pour distinction, une oisiveté inviolable, & ne leur permit aucun autre art que celui de verser le sang de leurs ennemis; les autres dégradés de leur être furent livrés à tous les caprices d’inhumanité de ceux que la nature avoit faits leurs égaux, mais que la loi rendoit maîtres de leur vie.

[12]Enfin Lycurgue avoit eu tant d’attention à prévenir toute espece de cupidité, qu’ayant banni l’or & l’argent & tous les meubles de prix, il autorisa le vol des alimens, les seules choses volables qui restassent dans sa ville. Ce peuple conserva fidellement ses loix pendant une longue suite d’années; je demanderois volontiers: que pouvoit-il faire de mieux? Elles avoient calmé habilement toutes les passions; mais c’étoit en les satisfaisant, & détruit la plupart des vices, en leur donnant simplement le nom de vertus; ceux même auxquels notre misérable corruption, n’a pu atteindre, & dont elle a la foiblesse d’avoir horreur, étoient imposés comme des devoirs d’habitude: telles sont les moeurs qui excitent l’admiration & les regrets de nos adversaires; telles sont les armes avec lesquelles ils croient nous terrasser.* [*J’ai dit que si tous les Etats de la Grecque avoient suivi les mêmes loix que Sparte, le fruit des talens & des travaux de ses grands hommes, & l’exemple & l’émulation de leurs vertus, eussent été perdus pour la postérite, & qu’enfin le monde, sans le secours des arts & des sciences, seroit demeuré dans une enfance éternelle.

Un raisonnement si évident ne pouvoit être réfuté; on a voulu le rendre ridicule: on a supposé pour cela que dans mes principes, la vertu n’étoit bonne qu’à faire du bruit dans le monde, qu’il ne serviroit de rien d’être gens de bien si personne n’en parloit après que nous ne serons plus, & qu’enfin si l’on ne célébroit les grands hommes, il seroit inutile de l’être.

Oui, il seroit inutile à la postérité que de grandes vertus eussent existé, si le souvenir n’en eût été conservé jusqu’à elle; c’est ce que j’ai dit, & ce que je persiste à dire: niais que la vertu soit inutile à ceux même qui la pratiquent, si elle ne fait du bruit & si elle n’est célébré, c’est ce que je n’ai jamais ni pensé ni dit, & c’est pourtant ce qu’on me fait dire par la bouche d’un Lacédémonien mal instruit de l’état de la question.]

Si nous considérons Rome à sa fondation, elle ne fut d’abord [13] composée que de brigands qui n’étoient pourtant ni artistes ni philosophes; sept Rois de suite leur donnèrent des loix; pendant plus de deux siecles ce peuple n’eut rien de bien distingué; Romulus tua son frere & fut à son tour massacré par le Sénat; Tarquin l’ancien périt par les coups des fils d’Ancus, sur lesquels il avoit usurpé la Couronne; la fille de Servius Tullius, unie à Tarquin par un double assassinat, fit passer son char sur le corps de son pere égorgé par ses ordres; on connaît la tyrannie de Tarquin & le forfait de fils: de grands crimes sont ce qu’il y a de plus mémorable dans ces premiers siecles.

Où étoit donc alors cette pureté de moeurs si surement enfantée par l’ignorance? Rome irrité chassa Tarquin; il fallut combattre long-tans, & ce ne fut qu’à force de courage, qu’elle vint à bout de se délivrer d’un tyran qui l’eût punie par le fer & le feu, s’il eût été vainqueur. L’extrême valeur naquit de l’extrême danger. Les Romains, peuple jusqu’àlors assez commun, devinrent des héros, parce qu’il fallut périr ou l’être: Numance & Sagunte ont eu le malheur de succomber avec autant d’opiniâtreté & de courage: le succès justifia & éleva les Romains: de ces circonstances singulieres se forma en eux cet amour de la patrie, fanatisme héroïque qu’ils ont porté plus loin qu’aucun autre peuple du monde, & qui nous fait tant d’illusion sur leurs autres qualités.

Les commencemens de la République virent éclater de grandes vertus. Il en est de même dans la plupart des sociétés; foibles d’abord & exposées à toutes sortes de dangers domestiques ou extérieurs, elles ont besoin que les vertus [14]soient des passions: une ferveur d’héroïsme s’empare des esprits: les grands périls sont les grands hommes. Appius & Tarquin devoient trouver des Virginius & des Brutus: des crimes barbares sont punis par des vertus qui leur ressemblent.

Dans ce premier état, les hommes doivent être & sont ordinairement aimez vertueux; les loix sont nouvelles; l’art de les éluder n’est pas encore trouvé; leur nouveauté attache & échauffe les esprits, par la nature même de l’esprit de l’homme. Les Romains étoient braves; il falloit vaincre ou cesser d’être: ils aimoient la patrie;leur existence étoit attachée à la sienne, & elle ne cessoit point d’être en danger: ils étoient sobres; comment ne l’auroient-ils pas été? Ils n’avoient que leurs bestiaux, leurs grains & leurs légumes, encore souvent ravagés par l’ennemi; on doit aimer beaucoup ces choses-là, lorsqu’on n’a qu’elles, & que l’on craint sans cesse de les perdre: ils conservoient l’égalité des biens, c’est qu’ils étoient pauvres; les partages ne pouvoient souffrir la moindre inégalité, sans exposer quelqu’un à mourir de faim; chacun à peine avoit sa substance: un pere de famille mal à son aise ne fait point d’héritier.

Cependant, au milieu même de ces circonstances forcées, quels vices n’apperçoit-on pas dans les moeurs de ce peuple si singulier? Que dire des factions éternelles de la place publique? Comment justifier la jalousie envenimée du sénat & peuple, la tyrannie, l’orgueil & les vexations des Patriciens, la cruauté des créanciers, la dureté des maîtres pour leurs esclaves, la violence presque toujours nécessaire pour établir les loix les plus justes la séduction employée pour [15] obtenir les suffrages, l’abus enfin que les magistrats faisoient si souvent de l’autorité? Ce n’est pas un seul Sylla que l’on trouve dès ce tems-là; on en voit dix à la fois dans les Décemvirs: qu’elle corruption ne doit-il pas y avoir dans une ville où le choix tombe sur dix magistrats aussi détestables!

La politique des Romains ne voyoit rien de juste que qui étoit utile: quel art n’employoient-ils pas pour diviser, affoiblir, tromper ou effrayer tous les peuples & les détruire les uns par les autres? Quelles chicanes, quelles subtilités honteuses pour attaquer ou soumettre des nations qui ne leur avoient donné aucun sujet légitime de leur faire la guerre? Quel poison caché sous ces beaux noms de traités & d’alliance? Quelle insolence & quelle dureté dans la victoire? Brigands politiques, ils pillerent l’univers; les trésors des vaincus ornoient le spectacle de ces triomphes qui faisoient gémir l’humanité; invention funeste par qui toutes les passions étoient armées pour la destruction des hommes; ils ne se contentoient pas d’enchaîner les Rois & de les traîner à leurs chars; contre toute sorte d’humanité & de justice, ils osoient les condamner à la mort: les sciences n’existoient pas encore, Rome ignorante avoit déjà commis tous les crimes de la guerre, la politique, & de l’ambition.

Je sens à quel point j’offense le préjugé dans la censure qu’une juste défense m’a obligé de faire de ces peuples célèbre: la plupart des hommes ont la louable foiblesse de croire à la chimere de la perfection: il n’a pas tenu aux poëtes & aux déclamateurs de college que nous ne crussions l’avoir trouvée dans les ruines de ces vieux siecles embellis par leur imagination: [16] des ténebres de l’antiquité sortent quelques rayons lumineux; nous les suivons, nous les admirons: plus ils nous éblouissent, moins ils sont propres à nous éclairer sur l’obscurité des objets qui les environnent: les philosophes moraux, les politiques spéculatifs ont encore ajouté à l’illusion, les premiers en cherchant à augmenter l’émulation de la vertu par des exemples miraculeux; les autres en voulant à toute force trouver ou donner des causes certaines à tous les effets, pour parvenir à établir sur des principes fixes une science qu’ils croient destinée à détrôner la fortune. De ce que ces peuples ont fait de grandes choses, on a conclu qu’ils devoient nécessairement les faire; les merveilles de leurs succès ont fait croire celles de leur gouvernement & de leurs moeurs: ainsi est formée l’idée d’une vertu parfaite: cette prétendue pureté a été regardée comme la fille de l’ignorance, & est devenue le grand argument de nos adversaires; mais après que leur chimere est évanouie, que reste-t-il à l’ignorance? Si elle n’avoir pour elle que cette perfection des moeurs, comme ses partisans font forcés d’en convenir, & si cette perfection n’a jamais existé, quels motifs de préférence peut-elle encore attribuer?

Si de-là nous descendons aux premiers siecles des nations modernes, quel spectacle nous présente l’Europe ravagée par les Barbares descendus du nord? L’ignorance usurpa tous les trônes l’esprit humain reçut des fers; les noms de moeurs & de vertus disparurent avec ceux de sciences & d’arts; il n’y eut plus de gloire que celle de détruire les hommes, ou de les, rendre esclaves. A se renfermer dans notre nation, quelles [17] cruautés politiques ne commit pas Clovis le plus grand homme de sa race? Exemple qui ne fut que trop bien suivi par sa postérité; les freres n’eurent point de plus cruels ennemis que leurs freres; la guerre qu’ils se faisoient étoit le moindre de leurs crimes; leurs armes les plus ordinaires furent le poison & l’assassinat; Frédégonde & Brunehault furent les modeles les plus accomplis de la scélératesse; les Rois étoient dépouillés par des maires ambitieux; les peuples pillés & déchirés flottoient dans ces malheureuses révolutions achetées par leur sang & par leurs miseres: les trônes des Goths en Espagne & des Lombards en Italie ne furent pas teints de moins de sang.

Qui pourroit aujourd’hui nous proposer ces siecles funestes pour modelés? Qui pourroit les regretter? Le beau tems, le tems de la vertu de chaque, peuple n’est donc pas toujours celui de son ignorance, comme nos adversaires le prétendent; proposition absolument insoutenable à l’égard de tous les peuples modernes de l’Europe.

Je ne suivrai point notre, histoire dans tous ses détails; des guerres barbares & interminables, sans justice dans les motifs, sans utilité dans l’objet, tous les vices de l’aristocratie dans une constitution monarchique, un éternel esprit de révolte & d’ambition, source nécessaire de la mauvaise soi, de l’injustice & de la violence, le Corps entier de la nation esclave né des passions de mille tyrans, sont les traits répétés à chaque page de nos fastes: ajoutons une dissolution dans les moeurs hardie & violente; si elle n’éclate pas par-tout également, c’est faute de détails; mais le philosophe voit dans ce que dit l’histoire tout ce qu’elle n’a pas dit; les principes montrent les conséquences; [18] celles de nos époques qui sont éclairées d’une plus grande lumiere ne nous permettent pas d’en douter; je me contenterai de donner pour exemple le tems des Croisades.

L’ignorance fut remplacée par de fausses opinions; de mauvaises études prirent le nom de sciences, & le monde n’en fut pas mieux: les moeurs s’adoucirent pourtant par l’expérience du malheur; il me suffit de remarquer que les moeurs des regnes de Charles VI, Charles VII & Louis XI, n’étoient pas meilleures que celles du regne de François I, qui appella les Lettres en France; & qu’enfin les tems de Catherine de Médicis & de ses fils ne sont nullement comparables à ceux de Louis XIV & de Louis XV, les seuls dans notre histoire, où les sciences & les arts ayent pris un accroissement capable de leur donner une influence marquée sur les moeurs.

S’il pouvoir rester quelque doute à l’égard de mes conjectures sur les vices des premiers âges du monde, un coup-d’oeil jette sur tant de peuples ignorans qui existent encore, suffiroit pour donner le plus haut degré de certitude: que verrons-nous dans les trois quarts de l’Asie? Le despotisme & l’esclavage, les caprices d’un tyran invisible pour toutes loix, la terreur dans les peuples pour toutes moeurs, un sexe entier victime à la fois de la force & de la foiblesse de l’autre, des milliers d’hommes sacrifiés inhumainement à la jalousie d’un seul, & privés à jamais des plaisirs dont ils armoient dû jouir, pour un maître qui n’en jouit pas; par-tout le sang humain compté pour rien, & les droits les plus saints de la nature méconnus ou violés: les côtes d’Afrique, la patrie d’Annibal, de Térence & de St. Augustin ne nous offrent que les citadelles [19] du crime habitées par des scélérats, brigands & assassins par état, dignes compatriotes des ours & des lions de leurs forêts.

Plus loin, nous trouverons les contrées immenses des Négres, peuples lâches & orgueilleux chez qui la débauche & la paresse perpétuent la misere, privés des notions les plus simples de l’honnêteté & de la justice, sacrifiant leurs prisonniers de sang-froid ou les mangeant, parés de colliers faits des dents de leurs ennemis, ou faisant des parquets de leurs crânes. L’Amérique n’est pas moins peuplée de monstres humains.

Tous les peuples de l’antiquité qui ont eu des moeurs & des loix, les ont dues à des Savants qui ont été, leurs législateurs; tels ont été Zoroastre, Minos, Lycurgue, Dracon, Solon, Numa, &c. Il fallut que la science vînt réformer ce que l’ignorance avoir corrompu; les nations éclairées par sa lumiere ont paru tour-à-tour sur la scene du monde avec plus ou moins de vertus, d’éclat & de succès, tandis que la barbarie la plus honteuse regne encore après tant de siecles partout où l’ignorance s’est conservée.

De quelques hyperboles que l’on veuille exalter les vices des peuples policés, les Cannibales en savent plus que nous sur cet article, sans avoir rien appris de la philosophie ni des arts; ils ne s’amusent point à médire de leur prochain, mais ils le rôtissent & le mangent en chantant & en dansant: les Mumbos ont des marchés de chair humaine. Comment nos sciences corrompues n’ont-elles point trouvé de tournure pour nous procurer le droit & le plaisir d’un semblable établissement? [20] D’où naît l’horreur que nous en avons? est-ce foiblesse ou préjugé? Il est pourtant difficile de ne pas convenir que ces gens-là ont des moeurs plus dépravées que les nôtres.

On croit faire illusion en avançant que l’ignorance est l’état naturel de l’homme: oui, à-peu-près comme il lui est naturel de marcher à quatre pieds, parce que les enfans ne peuvent d’abord se soutenir sur leurs jambes: l’ignorance est le premier état de l’homme, mais c’est pour en sortir par l’accroissement de ses connoissances, comme il doit s’affranchir des foiblesses de l’enfance, par les progrès de ses forces: l’ame nous est donnée aussi foible que le corps; c’est à nous à fortifier l’un & l’autre par les exercices qui leur sont propres. Un juste équilibre est difficile à observer entre ces deux êtres dont nous sommes composés; mais si les hommes qui ne veulent être que savants, ne parviennent pas toujours à être sages, ceux qui ne veulent être que robustes ne peuvent gueres avoir que des vertus bien foibles.

On m’opposera sans doute des actes & des notions d’humanité, de bonne foi & de justice chez les peuples les plus barbares, & j’en conviendrai sans peine; l’homme ne sauroit être tout méchant, parce que ce seroit tendre directement à sa destruction, & que le plus foible rayon de raison suffit pour l’en empêcher: les brigands mêmes ne sont point & ne peuvent être absolument sans foi & sans équité; au sein de la barbarie on trouve des peuples d’un caractere plus doux; les climats, les terreins, quelques circonstances singulieres jettent des variétés dans les tempéramens & dans les inclinations; il y a des vertus d’instinct, dont la semence ne peut être entièrement [21] étouffée: mais si le naturel d’un peuple ignorant peut être bon, ses passions sont toujours redoutables; la raison perfectionnée peut seule leur marquer de justes limites; chez les nations non civilisées, les haines sont cruelles & les vengeances atroces.

Enfin, si l’ignorance ne produit pas immédiatement tous les excès des nations barbares, on ne peut nier qu’elle ne soit la source de cette rusticité brutale & féroce qui les familiarise avec les violences & le sang, ainsi que de l’oisiveté éternelle qui ne leur permet pas d’autre industrie que le brigandage.

Les Hottentots,* [*Histoire des Voyages.] après la cérémonie qui les constitue à l’âge de dix-huit ans dans la qualité d’hommes, ont le droit de battre leur mere, & se hâtent ordinairement d’en user: les Souverains ne tirent que de légeres impositions; mais c’est pour eux un amusement royal de tuer des hommes: l’Empereur du Monomotapa dans certaines fêtes, fait donner la mort aux seigneurs de sa Cour qu’il aime le moins, le massacre des prisonniers de guerre est de droit; le Roi de Dahomay en sacrifia, selon le récit des voyageurs, jusqu’à quatre mille en un seul jour; & c’est pour le dire en passant, une excuse pour l’usage des Européens d’acheter des esclaves Negres, puisque ce sont tous des malfaiteurs ou des captifs destinés à la mort, que la vengeance aurore sacrifiés, & que l’avarice aime mieux vendre. Le Roi des Jaggas, nation errante, qui ne vit que de brigandage, fait lâcher un lion furieux au milieu de son peuple désarmé & rassemblé en cercle dans une vaste plaine; [22] le lion tue tout autant qu’il peut de ces malheureux, jusqu’à ce qu’il succombe lui-même sous les coups de la multitude; les survivans finissent par manger les morts avec des cris de joie: c’est ainsi qu’ils célebrent le jour de la naissance de leur Souverain, qui jouit de ce spectacle au haut d’un arbre, où il est à l’abri du dater avec ceux qui composent sa Cour. Ces mêmes Jaggas massacrent leurs enfans aussi-tôt qu’ils sont nés, & cette abominable nation ne se perpétue que par les jeunes prisonniers qu’e-e fait sur ses ennemis, & qu’elle éleve dans les principes de sa barbarie. D’autres peuples abandonnent aux bêtes féroces leurs peres & leurs meres, lorsqu’ils sont parvenus à un certain point de décrépitude, ou les égorgent eux-mêmes; ainsi le parricide est regardé par l’ignorance comme un service d’humanité. Un très-grand nombre de nations mangent leurs prisonniers; les Anzikos, peuple d’Afrique, mangent leurs propres esclaves, lorsqu’ils se trouvent assez gras, ou les vendent pour la boucherie publique.

Combien de sang verse encore l’ignorance par les mains des préjugés & des superstitions qu’elle enfante & qu’elle éternise! Dans le pays d’Adra une femme qui met au monde deux enfans à la fois, est punie de mort comme adultere: au Cap, si deux filles naissent ensemble, on tue la plus laide; si c’est une fille & un garçon, la fille est exposée sur une branche d’arbre ou ensevelie toute vivante: au royaume de Congo, s’il tombe trop ou trop peu de pluie, si les saisons sont mauvaises, c’est au Roi que le peuple s’en prend; on se révolte & il est massacré: à la mort du Roi de Juida, on laisse un interregne de quelques jours, pendant lesquels chacun pille, [23] tue, ou viole à sa fantaisie: l’usage de sacrifier les femmes sur le tombeau de leurs maris, & les esclaves sur celui de leurs maîtres, n’est point une singularité de quelques cantons sauvages: c’est une superstition sanglante qui souille une très-grande partie de la terre: à la Côte d’or, on immole jusqu’à cinq ou six cents personnes à mort des Rois: l’ignorance forge des Dieux qui lui ressemblent & leur prête ses fureurs: elle implore leurs faveurs par des cruautés, & croit les fléchir par le sang. La plupart des Sauvages ne reconnoissent que des Divinités malfaisantes; leurs Prêtres sont des sorciers, & leurs sacrifices des meurtres: Annasinga Reine d’Angola consultoit le diable par le sacrifice de la plus belle fille qu’elle pût trouver; elle buvoit un verre de son sang & en faisoit faire autant à ses chefs. Lorsque les Européens leur demandent raison de ces abominations, ne pouvant les justifier, ils répondent, c’est notre usage: ainsi l’ignorance égorge froidement les hommes de sa propre main, sans avoir besoin d’armer leur passions: elle tire ses droits de sa stupidité même, & parvient à consacrer ses crimes en les multipliant.

Si l’ignorance des premiers hommes a produit l’âge d’or, comme on le prétend dans quelques régions de l’Europe, comment n’a-t-elle pas eu les mêmes effets dans ces trois immenses parties de la terre? ou si ces peuples ont eu aussi un âge d’or à leur origine, comment en conservant si fidellement leur ignorance, leurs vertus primitives ont-elles fait place à tant d’horreurs?

On nie, & avec raison, que les hommes soient naturellement méchans; on croit même qu’ils sont naturellement [24] bons: mais quand je vois dans les trois quarts de l’Univers l’ignorance & les vices réunis, si ces vices ne sont point dans la nature de l’homme, qu’est-ce donc qui leur a donné la naissance? Si l’on ne veut pas convenir que l’ignorance les a enfantés, il est donc vrai du moins qu’elle n’a pu mettre obstacle à leur existence; il est donc vrai encore qu’elle a même été un obstacle au rétablissement de la vertu, puisque ces peuples sauvages persistent dans cette misérable barbarie depuis tant de siecles sans aucun amendement: conçoit-on en effet qu’on puisse parvenir à réformer leurs moeurs, sans commencer par les éclairer? Leur ignorance est donc si intimement unie avec leurs vices, elle en est donc tellement le rempart le plus sûr, qu’on ne peut entreprendre la ruine des uns sans commencer par la destruction de l’autre.

Les vices d’une multitude de peuples ignorans sont donc, quoiqu’on en dise, quelque chose à la question; ils prouvent donc très-bien, non-seulement que l’ignorance n’engendre pas la vertu nécessairement; ils servent encore à détruire la proposition avancée par nos adversaires, que l’ignorance n’est un obstacle ni au bien ni au mal; ils démontrent enfin invinciblement que l’ignorance est un état doué par sa nature d’une force d’inertie très-puissante contre toute réformation, privé de toute force active pour empêcher le mal ou pour le corriger, & l’inévitable source de la barbarie, par l’oisiveté, la férocité les préjugés & les superstitions qu’elle enfante immédiatement.

J’ai peine à comprendre d’où peut naître le ridicule qu’on affect de répandre avec tant de confiance, sur cette objection tirée des vices de l’ignorance: par quel privilège spécial auroit-on [25] le droit de se prévaloir de la corruption de quelques peuples savants, & ne pourrions-nous employer à notre défense celle de tant de nations barbares? J’y vois à la vérité quelques différences, & les voici; c’est que chez ces peuples savants & corrompus nous trouvons à ôté de la science, les richesses, la puissance, la prospérité, causes toutes naturelles de corruption & qui doivent assurément en avoir l’honneur par préférence; au lieu que chez les peuples que nous opposons, l’ignorance est absolument seule vis-à-vis de-la barbarie, sans aucune autre cause de corruption, en sorte qu’elle ne peut se justifier ou de l’avoir causée ou de n’avoir pu y mettre obstacle. Nous objectons la barbarie éternelle & incurable des trois quarts de la terre, qui déposent contre l’ignorance que cite-t-on en sa faveur? les vertus très-passageres & très-mêlées de vices, de trois petites villes de l’antiquité. N’est-ce pas là vouloir comparer le particulier à l’universel, l’exception à la règle, & le doute à l’évidence?* [*J’ai prouvé dans mon premier Discours que le progrès des lettres est toujours en proportion avec la fortune des Empires, & on est forcé de convenir que j’ai raison: mais on me répond que je parle toujours de fortune & de grandeur, tandis qu’il est question de mœurs & de vertus. M. Rousseau me permettra de le faire souvenir qu’ils n’a pas toujours parlé uniquement de moeurs; il a attaqué aussi les sciences sur ce qu’elles amollissoient le courage; il a attribué à la culture des lettres & des arts la chûte d’Athenes, celle de la République Romaine & les différentes conquêtes de l’Égypte; c’est à ces objections que j’ai répondu dans le passage dont-il s’agit: je crois donc pouvoir me flatter de n’être pas sorti de la question.

On m’avoit objecté les conquêtes. des Barbares; j’ai répondu qu’ils avoient fait de grandes conquêtes, parce qu’ils étoient très injustes: à toutes ces conquêtes j’ai opposé celle de l’Amérique, la plus vaste qui ait jamais été faite, & uniquement due à la supériorité de nos arts & de nos sciences.

Que répond-on? qu’elle étoit injuste. Qu’elle soit injuste: qu’importe? en est-elle moins la plus prodigieuse conquête que les hommes aient jamais faite? en est-elle moins le fruit des avantages que nous donnoient nos connoissances? On demande quel est le plus brave de l’odieux Cortez ou de l’infortuné Guatimosin? Mais je n’avois pas dit un mot de courage; je ne parlois que de sciences & d’arts: que l’on prouve tant qu’on voudra que les Américains étoient un peuple très-courageux, bien loin de détruire mon raisonnement, on ne fera que le fortifier; ils étoient très-braves, nous n’étions que savants, & nous les avons vaincus; ils étoient innombrables, nous n’étions qu’une poignée d’hommes, & nous les avons soumis: c’est-à-dire que la science peut triompher du nombre & du courage même.]

Mais ce qui doit décider la question sans retour: le plus haut [26] degré de toute corruption c’est la barbarie, & elle appartient sans contredit au plus haut degré de l’ignorance: au contraire, la plus parfaite science seroit vraisemblablement la plus parfaite vertu, puisqu’elle seroit le plus haut point des connoissances métaphysiques, morales & politiques: mais si l’on nous conteste cette conjecture, il est du moins bien prouvé que la plus grande perfection de la science ne sauroit jamais conduire à une barbarie telle que nous venons de la décrire, & ce point seul suffit pour prononcer la condamnation absolue de l’ignorance.

En effet, pour en bien juger, il étoit absolument nécessaire de la considérer dans toute sa pureté; c’est seulement parmi les peuples les plus sauvages qu’on pouvoit parvenir à bien connoître sa nature & ses effets; son influence devient équivoque & incertaine, si-tôt qu’elle est mêlée avec divers degrés de sciences & d’arts.

L’ignorance & la science ne sont plus alors que des noms relatifs: par exemple, nous traitons Athenes d’ignorante au [27] tems de la bataille de Marathon; il est pourtant vrai qu’elle étoit très-savante en comparaison de la plupart des villes de la Grecque, & de ce qu’elle avoit été elle-même dans les siecles précédens; ainsi sa vertu & sa gloire, dont on fait aujourd’hui un argument en faveur de l’ignorance, devoient au contraire paroître dans ce tems-là une forte preuve de l’utilité des sciences & des arts. Pisistrate & ses fils n’avoient rien négligé pour inspirer aux Athéniens le goût des sciences: ils leur avoient donné la connoissance des poëmes d’Homere, & avoient attiré dans leur ville Anacréon, Simonide & plusieurs philosophes; & il faut considérer qu’Hésiode, Archiloque, Alcée, Sapho avoient déjà existé, & que les sept Sages existoient encore dans ce même tems.

Lycurgue étoit savant & philosophe: Sparte dédaigna, il est vrai, de cultiver les sciences, mais elle les connoissoit; elle étoit trop liée avec les autres peuples de la Grecque, pour qu’on puisse la supposer dans une ignorance absolue. Rome même dans ses commencemens sentit que son ignorance ne suffisoit pas pour la gouverner: elle choisit pour second fondateur Numa recommandable uniquement par la philosophie; elle alla ensuite chercher des loix chez le peuple le plus savant qui fût alors: elle jouit & elle profita des conseils de la science. Enfin ces trois peuples avoient plus ou moins la plupart des connoissances qui ont rapport aux moeurs; à quel titre l’ignorance oseroit-elle revendiquer leurs vertus?

Il est vrai que tous les degrés des sciences n’ont pas des proportions de moeurs constantes & égales; c’est qu’elles n’ont pas toutes une égale influence sur nos actions: Solon, Aristide [28] & Sourate contribuoient plus, sans doute aux mœurs; qu’Hippocrate, Euclide & Sophocle.

Les peuples, après les épreuves cruelles qu’ils avoient faites de l’état où ils vivoient sans loix & sans puissance civile, ont dû commencer par l’étude de la morale & de la politique, & dans ce premier moment, ils ont dû être très-vertueux.

Ainsi les terris où ces premières sciences étoient seules cultivées, ont pu l’emporter par les moeurs sur ceux où elles ont été accompagnées de l’étude des autres; non que ces dernieres aient nui à la vertu, mais par d’autres causes étrangeres, telles que la prospérité, l’accroissement des, richesses ou l’affoiblissement des loix.

Athenes se corrompit lorsqu’elle augmenta ses connoissances, parce-que son génie & son gouvernement n’étoient pas faits pour supporter la prospérité; le caractere des Athéniens est le même depuis Solon jusqu’à Alcibiade: Périclès régna sur eux par les mêmes voies que Pisistrate; les entreprises de celui-ci avoient été portées bien plus loin sous les yeux de Solon & dans la premiere ferveur de ses loix; il mérita d’être appelle tyran, & il fut souffert: sans les violences extrêmes; d’Hippias son fils, Athenes étoit soumise pour jamais: rendue à sa liberté, elle en abusa: tous ses chefs éprouverent successivement sa légéreté & son ingratitude: l’orgueil & l’ambition du peuple: augmentoient par degrés avec sa puissance & ses conquêtes: plus il s’enivra de sa gloire, plus il voulut être flatté: on ne pouvoit écarter un rival qu’en proposant quelque nouveau moyen de séduction: c’est ainsi qu’on en vint à distribuer les terres conquises au peuple, à prodiguer [29] les deniers publics pour les jeux, les spectacles & les édifices, à attribuer des salaires aux citoyens pour les fonctions d’assister aux jeux & aux tribunaux, à détruire l’autorité du Sénat, à rendre la multitude toute-puissante, à entretenir enfin & à flatter tous ses caprices. Si je cherche quels furent les auteurs de cette corruption, l’Histoire me nomme Thémistocle, Ciron, Périclès; en accuser Phidias, Euripide & Sourate, seroit le comble du ridicule.

L’orgueil naturel des Athéniens dégénéra en insolence & en indocilité; leur vivacité devint: ivresse, & leur légèreté folie: ils s’épuiserent en, magnificences, & en guerres inutiles: ils eurent tous les vices du bonheur, & ils en firent toute les fautes: Athenes abusoit de tout, il falloit bien qu’elle abusât des arts comme elle avoir fait de sa puissance & de sa gloire, & qu’elle mît dans ses plaisirs les mêmes vices que dans ses affaires: elle avoit le bonheur de posséder Sourate, Platon, Xénophon, & elle écoutoit par préférence des sophistes & des déclamateurs qui la flattoient: elles ne se contentoit pas d’honorer, les Dieux & de couronner Euripide & Sophocle, elle se ruinoit follement pour ses temples & ses théâtres, & la poésie & la religion n’en étoient pas plus coupables l’une que l’autre: la licence d’une démocratie effrénée monta sur la scene: la comédie dès sa naissance fut obscene, impie & satirique, elle joua les noms & les visages, elle couvrit indifféremment de ridicules Hiperbolus & Sourate, elle ne tenoit pas ses vices de sa nature, puisqu’elle n’en a jamais eu de pareils chez aucun peuple; elle ne fit que reporter dans les mœurs publiques la corruption qu’elle en avoit [30] reçue; la prospérité étoit tellement la source de cette corruption, qu’elles cesserent ensemble; Athenes vaincue & malheureuse réforma son théâtre.

Rome, avec des moeurs dures, un génie sévere, des guerres continuelles, & des succès lents, devoit différer long-tems à se corrompre; mais enfin le tems arriva où ses loix se turent devant sa gloire; les causes de sa corruption ont été trop bien développées & sont trop connues pour que je perde du tems à en parler: les sciences & les arts n’avoient encore fait que de foibles progrès, lorsque ses moeurs étoient déjà perdues: elle eut aussi la fureur des spectacles; elle s’en servit pour fléchir ou pour remercier ses Dieux, & ils firent une partie importante de son culte. Un peuple souverain veut être amusé: des sauteurs, des combats d’animaux & d’hommes faisoient d’abord ses plaisirs: on fit ensuite venir des baladins de Toscane; leurs pieces n’étoient que des misérables rapsodies, pleines de grossiéretés: elles portoient le nom de Satires, terme qui avoit alors le même sens que notre mot, Farce, & qui fut en conséquence détourné à une signification nouvelle qu’il a toujours conservée depuis: les bonnes pieces dramatiques que le goût des lettres produisit dans la suite, bien loin de contribuer à la corruption publique, furent une vraie réformation qui alla toujours en augmentant: Plaute, obligé de se conformer au goût de son siecle, fut d’abord très-libre; Térence devint plus châtié; mais le peuple ne les goûta jamais parfaitement; il préféra toujours l’arène au théâtre.

Il ne cherchoit dans ses représentations que le spectacle de sa grandeur & de sa magnificence: les édifices se surpassoient [31] a l’envi en somptuosité pour plaire à un peuple qui pouvoit tout: les Censeurs crierent long-tems & se lasserent enfin de déplaire sans fruit: le fameux théâtre de Scaurus contenoit quatre-vingt mille personnes; il étoit porté sur trois cent soixante colonnes: il avoit trois étages, dont le premier étoit de marbre; ses colonnes avoient trente-huit pieds de hauteur, & étoient entremêlées de trois mille statues d’airain: ce prodigieux édifice étoit construit pour trois mois seulement, & fut détruit en effet au bout de ce tems: on élevoit des eaux de senteur au-dessus des portiques, & on les faisoit retomber en pluie par des tuyaux cachés. Dans une tragédie d’Andronicus appelle le Cheval de Troye, on voyoit passer sur le théâtre trois mille vases & toutes sortes d’armes d’infanterie & de cavalerie: Pompée, à la dédicace de son théâtre, fit combattre & périr cinq cents lions, six cents pantheres, & vingt éléphans: qu’est-ce que les sciences pouvoient avoir de commun avec cet appareil fastueux des dépouilles du monde!

Lorsque la corruption fut extrême, elle osa violer la majesté naturelle de la tragédie, & contre toute vraisemblance y porter l’obscénité; enfin on s’entêta des pantomimes, Acteurs muets dont le talent consistoit à imiter les actions les plus infâmes: Pilade & Bathylle partagerent la ville & causerent des séditions: on finit par abandonner entièrement le goût des Lettres & des arts, qui n’avoient pu se prêter à l’excès de la licence.

Rome, à force de pauvreté & de vertu, conquit des richesses & des vices; & sa science ne put la guérir; Carthage [32] fut très-corrompue & ne fut jamais savante: on en peut dire autant des anciens Perses & de la plupart des grands Empires de l’Asie ancienne & moderne Sparte elle-même, quoique toujours fidelle à son inimitié pour les sciences & les arts, perdit ses vertus aussi-tôt qu’elle fut maîtresse de la Grecque: partout la prospérité séduit & corrompt, elle détruit ce qui l’a fait naître, & finit par être sa propre ennemie.

Je trouve dans l’histoire que tous les peuples ignorans, sans en excepter un seul, on été corrompus dans leur puissance & dans leurs richesses: deux peuples savants l’ont été dans les mêmes circonstances: à des effets tout semblables dois-je chercher des causes différentes? & comment oserois-je imputer aux sciences, dans deux cas particuliers, les mêmes, vices que je vois par-tout ailleurs où elles n’existoient point?

La proposition que tous les peuples savants ont été corrompus, ne peut donc former aucun préjugé contre les sciences, puisqu’ils ne l’ont été que dans les mêmes circonstances qui ont corrompu toutes les nations ignorantes.

Pour achever d’éclaircir cette question, il est à propos d’examiner ce que c’est que vertu & corruption, deux mots très-anciens très-imposans, souvent prononcés, rarement entendus.

La vertu dans son acception la plus élevée, seroit une force de l’ame qui dirigeroit toutes nos actions au plus grand bien genre-humain. Les différens degrés du bonheur total des hommes dépendent des différens degrés de leur union: leur union dépend uniquement de leurs vertus; ils ne sont séparés & armés que par leurs vices: la plus parfaite combinaison de [33] l’amour-propre & de l’amour social seroit à la fois le plus haut degré de la vertu & du bonheur: c’est à ce point que des lignes infinies de siecles tendront sans cesse, sans l’atteindre jamais: si les hommes avoient pu y arriver, ils ne formeroient tous ensemble qu’une famille.

La société générale se décompose en société politique & civile, & en individus; la vertu de chaque individu ne sauroit mériter ce nom, qu’autant qu’elle travaille à sa conservation & à son bonheur, relativement à la conservation & au bonheur des différens ordres de sociétés dont il est membre; toutes les vertus domestiques & civiles doivent être rapportées à ce principe & mesurées à cette regle; elles s’ennoblissent & s’élevent à mesure qu’elles contribuent au bonheur d’un plus grand nombre d’hommes: ainsi la tempérance & le courage les deux vertus gardiennes de notre être, sont en même-tems la base de toutes les vertus d’un ordre supérieur.

La nature nous a environnés de biens & de maux: attirés par les uns, effrayés par les autres, l’excès des desirs & des craintes produit toutes les pallions qui nous rendent méchans & malheureux: la tempérance de l’ame & le courage sont la double force qui les modere: plus les desirs & les craintes sont modérés, plus le nombre & la vivacité des concurrences en tout sens diminuent: de-là coulent dans l’ordre civil l’humanité, la foi, la justice, le désintéressement, la générosité: dans l’ordre politique, la soumission aux loix, la fermeté contre les désordres intérieurs & les dangers du dehors: enfin cette modération seule peut adoucir les concurrences inévitables entre les sociétés politiques, calmer leurs défiances mutuelles [34] & établir dans la société générale cette bienveillance, cette bonté universelle qui forme le plus sublime caractere de la vertu, & sans laquelle le bonheur de chaque société n’est jamais qu’un bien fragile.

L’excès des privations, rarement utile au bonheur public, plus rarement encore au bonheur particulier, a pu être quelquefois une vertu d’obligation en de certaines circonstance; c’est ainsi que dans l’enfance du monde & à la naissance des sociétés, cet excès a pu convenir à la timidité & à l’inexpérience des premiers hommes: dans tous les autres cas, lorsqu’il est produit par des motifs purement humains, c’est tout au plus une vertu de choix qui n’est propre qu’aux ames froides ou pusillanimes: desirer & jouir avec modération, forme le caractere d’une raison éclairée & d’une vertu active, digne appanage de l’âge viril où le genre-humain est parvenu & qui peut seul le conduire à sa véritable destination, c’est-à-dire, au plus grand bonheur possible.

Si tous les hommes étoient vertueux, la vertu ne seroit que l’exercice le plus doux & le plus agréable de la raison: plus elle est entourée de vices & exposée aux dangers, aux crimes & aux malheurs qui en naissent, plus elle devient pénible & dure, plus elle a de grands sacrifices à faire: sans les crimes des Tarquins, l’héroïsme cruel de Scévola & de Brutus n’eût jamais existé: sans la barbarie des Carthaginois, Régulus n’eût pas eu besoin de tant de grandeur d’ame; si César eût vécu en citoyen, Caton ne fût point mort en héros:*[*J’ai dit que Caton déclama toute sa vie, combattit, & mourut enfin sans avoir fait rien d’utile pour sa patrie: on répond qu’on ne sait s’il n’a rien fait d’utile pour se patrie: (c’est tout ce que je prétendois); mais qu’il a beaucoup fait pour le genre-humain, en lui donnant le spectacle & le modele de la vertu la plus pure qui ait jamais existé: j’en conviens, & j’ajoute que ce fut précisément parce que sa vertu fut extrême; qu’elle fut inutile à son pays; elle ne fut ni se prêter, ni fléchir, ni attirer, ni comprendre enfin que les moeurs d’une ville petite, foible & pauvre, ne pouvoient être celles de la capitale du Monde, & que la vertu pouvoit exister sans ces moeurs pauvres & dures, Il a été loué par des philosophes, parce qu’il fut un philosophe; avec moins de dureté & d’infléxibilité il aurore pu sauver sa patrie; il ne fut que mourir: mais qu’il fallût ou être ce qu’il a été, ou suivre les principes de Tibere & de Catherine de Médicis, & devenir un Cartouchien, un scélérat & un brigand, & qu il n’y eût point de milieu entre ces extrémités comme notre adversaire le suppose dans la rapidité de ses conséquences, c’est une prétention qui doit paroître tout au moins exagérée.

C’est ainsi que lorsqu’en parlant des Brutus, des Décius, des Lucrece, des Virginius, des Scévola, j’ai fait l’éloge d’un Etat où les citoyens ne sont point condamnés à des vertus si cruel-les: on m’a répondu qu’on entendoit très-bien qu’il’étoit plus commode de vivre dans une constitution de choses où chacun fût dispensé d’être homme de bien, comme si la vertu étoit essentiellement sanglante & barbare, & que hors de ces malheureuses circonstances, l’honneur & la probité même ne pussent exister.] ces [35] efforts cruels de vertu sont la marque d’un mauvais siecle: il ne peut y avoir de Brutus où il n’y a pas de Tarquins; se plaindre que nous n’ayons pas de Régulus, c’est regretter qu’i n’y ait pas de peuple qui livre aux supplices les plus barbare un ennemi prisonnier: l’adoucissement des moeurs, en bannissant les grands crimes, a banni en même tems ces vertu effrayantes, toujours rares, parce qu’il faut une longue suite de crimes, pour donner occasion à un seul acte de ces vertus; gémir de ce qu’elles n’existent plus, c’est faire le plus grand éloge du systême de notre société: moins la vertu a besoin d’efforts & de sacrifices, plus elle suppose les mœurs perfectionnées.

[36] Les miseres & l’ignorance des premiers siecles ne leur permettoient pas de connoître ces principes: les peuples anciens furent extrêmes dans le matériel des vertus, & n’en posséderent jamais le véritable esprit: le bonheur particulier de chaque société fut leur unique objet; ils ne s’élevèrent point jusqu’à l’amour du genre-humain, ce point de réunion de toutes les vertus, ce dogme fondamental du bonheur, que l’ignorance ne soupçonnoit pas, que la politique détestoit, & que la philosophie seule pouvoit leur révéler; ils crurent que la tempérance ne pouvoir être qu’une privation absolue, & ils supposerent que le courage devoit combattre sans cesse; toute la vertu humaine se réduisit à l’art de rendre les hommes terribles à d’autres hommes: la rusticité, la férocité pouvoient contribuer à ce funeste effet; elles furent consacrées comme les moeurs de la vertu; on en vint à les prendre pour la vertu même: la pauvreté, la frugalité n’étoient point estimées, comme l’effet de la modération, mais comme des armes de plus à la guerre; on ne connoissoit que la tempérance du corps, & elle n’étoit que l’instrument de l’ambition de l’ame: pour animer la valeur on avoit des spectacles sanglans, on se faisoit un devoir d’être cruel jusques dans les plaisirs: dans ces circonstances, tout ce qui n’étoit pas précisément pauvreté & courage, épouvantoit le préjugé & émit impitoyablement appellé corruption; on persistoit à rester malheureux pour être redoutable.

On voit par-là combien l’imputation de corruption si odieuse si répétée a été injuste dès son origine: ces nations de soldats, fideles à leur animosité éternelle, redoutoient comme [37] une source de foiblesse tout ce qui pouvoit les rapprocher & les adoucir: on connoissoit les avantages du courage, on ignoroit encore ceux du commerce & des arts: on vit que l’on alloit perdre des soldats, on ne voyoit pas que l’on gagnoit des citoyens; on croyoit qu’il étoit honteux de devoir à l’industrie, des biens qu’on aurore pu se procurer par la force; & il faut remarquer que dans ces tems la guerre enrichissoit les particuliers & les peuples: les loix des différens Etats n’avoient songé qu’à les séparer, on crut leur constitution perdue lorsqu’il fut question de les réunir: des hommes qui par amour pour leur patrie detruisoient celle de cent peuples, étoient bien éloignés d’imaginer la terre comme une patrie commune à tous ses habitans; on ne concevoit pas qu’il pût s’établir entr’eux des intérêts communs: des besoins & des secours mutuels ressembloient à une dépendance: des guerriers qui se faisoient négocians & ouvriers croyoient se dégrader; c’étoit toutes les passions particulières qui sous le nom de vertus & de moeurs anciennes s’étoient liguées contre le bien général nouveau & inconnu.

Les vieux préjugés céderent enfin en grondant; les nouvelles connoissances s’établirent: chaque état de l’homme a ses vices qui lui sont propres: le commerce & les arts en introduisirent de nouveaux; on ne vit qu’eux; on oublia ceux de la pauvreté qu’ils avoient chassés; on murmura, on cria, comme on fait encore aujourd’hui; on employa sans cesse ce terme commode & vague de corruption, qui accuse sans preuve & jugé sans objet fixe, & qui, au gré de la satire, de l’humeur & de la misanthropie, flétrit indifféremment de [38] la même qualification, la plus haute insolence du vice & le plus petit relâchement de la vertu.

La corruption se mesure par la qualité des vices nouveaux qu’elle introduit dans les moeurs, & les vices eux-mêmes tirent leurs qualités de celles des biens dont ils nous privent; les premiers biens sont, la vie, la liberté, les possessions, la bonne constitution de la société où nous vivons, enfin la paix & l’union avec les sociétés voisines; ainsi les vices les plus graves sont, l’inhumanité, l’injustice, la mauvaise soi, la lâcheté, l’esprit de révolte, la violence & l’ambition; tous les autres vices qui n’attaquent point les vertus de premiere nécessité & les biens naturels, forment un genre de corruption moins criminel & qu’on ne doit nullement confondre avec le premier: ainsi plus ou moins d’usage des richesses & des plaisirs, n’est jamais qu’un abus tolérable en comparaison des vices dont je viens de parler, sur-tout lorsque la constitution de l’Etat est telle qu’elle n’en est pas directement violée.

Par ces principes nous devons juger que le plus haut degré de corruption se trouve, ainsi que je l’ai dit plus haut, parmi ces nations sauvages qui n’ont ni moeurs, ni loix, ni gouvernement, ni union avec leurs voisins, ni droit des gens pour assurer leurs vies, leur liberté & leurs biens, & dont les misérables destinées sont l’éternel jouet de quelques préjugés & de toutes les passions,

Par-là nous trouverons encore une très-grande corruption dans ces siecles fameux de l’antiquité, où les peuples n’avoient point d’autre industrie ni d’autre institution que la guerre, ce crime & ce malheur qui les renferme tous; leurs vertus [39] mêmes, par un égarement monstrueux se rapportoient uniquement à cet objet; & que pouvoit produire en effet une frugalité oisive, une pauvreté qui avoit tout à acquérir & rien à perdre, une dureté de moeurs qui ne vouloit être adoucie par rien? Que restoit-il, sinon de se haïr & de se combattre sans cesse, ne fût-ce que par désoeuvrement, si ce n’étoit par férocité & par ambition? C’est ainsi que Rome toujours armée & toujours sanglante a été pendant plus de six cents ans l’ennemie du monde, avant d’en être la maîtresse. Détournons les yeux un moment de cette ville superbe; portons-les sur les ruines de cent villes dépouillées, dépeuplées, ravagées par le fer & le feu; considérons ce qu’il en a coûté au genre-humain pour la gloire d’un seul peuple, & admirons encore, si nous l’osons, le barbare systême des vertus anciennes qui, renfermées dans les murs de chaque ville, ne voyoient dans le reste du monde que des ennemis, & ne s’exerçoient que pour le meurtre & la destruction.

Appliquons enfin ces principes à cette horrible corruption de notre siecle, qui nous a valu tantôt les noms de lions & de tigres, tantôt l’épithete de fourbes & de fripons, capables de tous les vices qui n’exigent pas du courage, & tant d’autres invectives répétées à chaque page par notre adversaire. Je dédaigne les avantages que je pourrois tirer d’une déclamation aussi outrée, pour me renfermer uniquement dans mon sujet: je ne nierai pas qu’il n’y ait parmi nous des richesses mal acquises & dont on abuse pour le faste & la mollesse, pour la séduction de la vertu & le salaire du vice; j’avoue que l’ostentation monstrueuse de quelques fortunes forme un contraste [40] odieux avec la pauvreté d’un grand nombre d’hommes, & qu’elle répand de proche en proche une émulation de luxe ruineuse, & dont les moeurs ont beaucoup à souffrir par le prix qu’elle attache aux choses superflues, & par le vis aiguillon dont elle presse la cupidité; je ne puis dissimuler enfin que la recherche de certains agrémens prétendus, l’excès de la dissipation, de la frivolité & de l’amour du plaisir, ne nuisent infiniment aux talens & arc vertus.

Après ces aveux, j’observerai que cette corruption est du genre le plus excusable, puisqu’elle n’attaque ni la paix, ni le gouvernement, ni la liberté, ni la possession de tous les biens naturels, & qu’elle permet à chacun d’acquérir, de jouir, & d’être vertueux, sans être troublé par la violence & l’injustice.

Telle qu’elle est cependant, si elle avoir infecté la masse entiere de la nation, peut-être les hyperboles de nos adversaires commenceroient à avoir quelque fondement; mais si ce ne sont là que les moeurs de quelques quartiers de la capitale, mépriserons-nous tout le reste de l’Etat qui n’y participe point? Ne daignerons-nous voir dans la société actuelle qu’un composé de Cuisiniers, de Poëtes, d’Imprimeurs, d’Orfévres, de Peintres & de Musiciens? Et oublierons-nous, comme on affecte de le faire, le travail assidu du laboureur & de l’artisan, l’industrie & la bonne foi du commerce, la modération du citoyen dans sa médiocrité, l’intégrité & l’application du corps de la Magistrature, les vertus enfin & le zele de tant de ministres ecclésiastiques, auxquels l’antiquité n’a rien de semblable à opposer? N’est-ce donc plus dans ces états divers que l’on doit chercher les moeurs d’un peuple? Quelques gens de [41] cour & leurs flatteurs, quelques millionnaires & leurs parasites, quelques fous, jeunes & oisifs, auroient-ils seuls le droit de représenter la nation?

Les passions naturelles sont de tous les tems: par-tout où il y aura des coeurs humains, on trouvera l’amour des richesses, des honneurs & des plaisirs; les femmes voudront plaire, & les hommes voudront séduire: les Paladins de Charlemagne les Croisés, & les Ligueurs avoient plus ou moins le fond de notre corruption: nous n’en différons que par le vernis & les nuances, & tout au plus par quelques passions d’opinion: les vices secrets sont menacés par la religion, les vices publics doivent être réprimés par le Gouvernement; ainsi s’il y avoit quelque profession où les fortunes fussent rapides, infaillibles & énormes, où elles se fissent sans risque & sans peine, sans talent & sans utilité pour la patrie; si des fortunes odieuses étoient ensuite réhabilitées par de grandes places & par des alliances illustres; s’il y avoir des excès de luxe qui formassent des disparates choquans; si le vice payé par la richesse triomphoit avec insolence; si des hommes osoient afficher leur perversité, & des femmes leur honte, ce seroit la faute des loix.

Les Gouvernemens modernes, si vigilans contre le crime, ne savent point flétrir le vice; ils sont encore dans l’enfance à cet égard: occupés jusqu’ici à se fortifier, ils n’ont considéré les moeurs que du côté par lequel elles intéressent la politique; le bon ordre purement moral n’a point été l’objet de leurs soins.

Que les loix ferment le plus qu’elles pourront les mauvaises voies à la fortune, qu’elles châtient l’abus des richesses; en [42] retranchant les objets excessifs de la cupidité, elles réduiront a cupidité même dans de justes limites; qu’elles veillent attentivement sur les plaisirs publics, afin que la décence & les moeurs n’y soient pas violées, du moins habituellement; qu’elles forcent au travail & au mariage l’oisiveté & le célibat trop soufferts parmi nous; cette corruption tant reprochée disparoîtra aussi-tôt; & combien cette réforme est-elle plus facile, qu’il ne l’a été d’établir l’autorité & l’obéissance, & de délivrer les peuples de l’oppression des Grands? Il suffiroit de le vouloir pour réussir: le cri général est le cri de la vertu.

Mais pour cela faut-il nous ramener à l’égalité rustique des premiers tems? les moeurs sont-elles donc incompatibles avec les richesses? Si nous recherchons l’origine de ce systême d’égalité tant vanté chez les anciens, nous trouverons qu’il portait sur un faux principe qui suppose tous les hommes égaux dans l’ordre de la nature: je conviens qu’ils sont tous égaux dans leur orgueil & dans leurs prétentions, mais l’homme & la femme, la vieillesse, l’âge viril & l’enfance, le malade & celui qui est en santé, sont-ils égaux en effet? Le courageux & le timide, l’imbécille & le spirituel, le paresseux & l’industrieux, le robuste & le faible le sont-ils davantage?

Le caractere de la nature est la variété, & elle ne l’a peut-être imprimé dans aucun de ses ouvrages plus fortement que dans l’homme: deux hommes ne sont point égaux en force, en adresse, en courage, en esprit; les traits de leurs visages ne ont pas plus différens que leurs tempéramens, leurs qualités, leurs talens, & leurs goûts: dès les premiers ans de l’enfance, des yeux attentifs voient éclater les traits distinctifs du caractere; [43] c’est que la nature nous ayant destinés à vivre en société, il falloit que nos qualités fussent inégales relativement à l’inégalité des places que nous devions occuper: les uns devoient naître pour les fonctions les plus basses de la société, afin que celles qui sont les plus relevées & les plus importantes pussent être remplies sans distraction: car si chacun eût cultivé son champ lui-même, quel tems seroit-il resté pour inventer les arts & les sciences, faire des loix & les maintenir en vigueur? L’inégalité naturelle est la base de l’inégalité politique & civile nécessaire dans toute société.

Plus les sociétés sont foibles, plus il y a d’égalité entre ceux qui les composent; ainsi l’inégalité est moindre entre des enfans qu’entre des hommes faits. Il est certain, que lorsqu’il n’y avoir point d’autre nature de biens que des fonds de terre, il convenoit qu’ils fussent partagés également; ce n’étoit pas un rafinement de politique ni de philosophie, qui avoir fait imaginer ce partage aux premiers législateurs; c’étoit tout simplement la nécessité qui les y avoir conduits.

Cette égalité n’étoit autre chose que le défaut de talens, d’arts, d’industrie, & de commerce; elle sur détruite par des vices, elle l’aurore été tout de même par des vertus; elle devoit être la premiere victime sacrifiée à la perfection du genre-humain; l’égalité parfaite ne produisoit que des laboureurs & des soldats, & comme les hommes sont nécessairement avides de distinctions, ne pouvant en espérer d’ailleurs, ils en cherchaient à la guerre; ainsi ces premieres sociétés se combattirent avec acharnement: c’étoit un état de guerre perpétuel. de tous centre tous, c’est-à-dire, un état de calamités sans fin: [44] un ou plusieurs Etats s’agrandirent enfin par la destruction de plusieurs autres; l’inégalité s’introduisit entr’eux, & par une suite nécessaire entre les membres qui les composoient; dès-lors les hommes commencerent à être moins malheureux; il n’y eut plus qu’une portion de ces grandes sociétés qui fut obligée de porter les armes; il n’y eut plus que des frontieres qui souffrirent les horreurs de la guerre; l’intérieur des Etats jouit d’une paix éternelle; l’industrie & l’émulation naquirent de l’oisiveté, puisqu’il plaît à nos adversaires d’appeller de ce nom l’état des hommes, lorsque la patrie cessa de les occuper tous à la guerre; les citoyens se diviserent en fonctions & en classes nouvelles; les talens se connurent; on vit éclore le commerce, les arts, les sciences; le monde prit une face animée, brillante & heureuse; l’inégalité seule enseigna aux hommes la légitime destination de leurs facultés naturelles; elle leur apprit à se rendre heureux les uns par les autres; elle devint enfin la source féconde de tous les biens dont nous jouissons.

Parmi tant de biens elle enfanta les richesses, cet éternel objet de la satire. A leur égard j’observerai d’abord qu’aucune constitution politique n’est exempte de tout inconvénient, & que la grande inégalité des biens étant l’inconvénient propre aux grands Etats, on doit la supporter en considération des avantages politiques, auxquels elle est essentiellement liée.

Le commerce du nouveau Monde & la détouverte de ses trésors ont été une source naturelle de la multiplication des richesse, & ont changé nécessairement le systême des moeurs à cet égard, sans qu’elles ayent pu le prévoir ni l’empêcher, & sans qu’elles ayent eu sujet de s’en offenser.

[45] A ces observations j’ajouterai que chez un peuple bien gouverné, les richesses excitent dans ceux qui les desirent, l’industrie, le travail & le talent, par l’envie de les acquérir; & dans ceux qui en jouissent, l’amour de l’ordre, des loix & de la paix, par la crainte de les perdre; elles animent en même tems la cupidité; mais cette passion n’est pas toujours un vice dans un Etat puissant, puisqu’elle peut très-légitimement se proposer les plus grands objets, & qu’elle est même un ressort nécessaire pour un grand nombre d’opérations du Gouvernement.

Les richesses sont la source d’une infinité de biens moraux; elles donnent l’éducation, elles cultivent les talens & les connoissances, elles mettent à portée des places où l’on peut être utile à la patrie; la vertu peut donc & doit même les desirer; enfin une plus grande multiplication de richesses laisse entre les hommes les mêmes proportions qu’une moindre, à l’exception qu’elle rend la condition d’un petit nombre plus heureuse, sans empirer celles des autres.

Que dis-je? les richesses en embellissant la scene du monde, ne contribuent pas moins au bonheur du pauvre qui en a le spectacle tranquille, qu’à celui du riche qui en a la possession inquiete: croira-ton que pour bien goûter la magnificence des palais, des temples, des jardins, des cérémonies, & des fêtes, il soit nécessaire d’en avoir fait les frais? Faut-il être Roi de France pour jouir de Versailles & des Tuileries? Quelle plus délicieuse jouissance que celle de l’artiste même? Celui-là seul a la plus parfaite propriété des productions des arts, qui a le plus de goût & de sentiment.

Ajoutons que dans un Etat riche, tant de voies imprévue [46] sont ouvertes de toutes parts à la fortune, que personne n’éprouve le désespoir de la pauvreté; tandis que la crainte trouble le repos des riches dans leurs lits de pourpre. La divinité des malheureux, l’Espérance berce le pauvre, & lui peint avec d’agréables couleurs la perspective de l’avenir.

Il est à propos de faire remarquer ici une contradiction singuliere de nos adversaires; d’un côté ils sont valoir la pauvreté antique comme un état qui faisoit le bonheur des hommes; de l’autre ils emploient les plus trilles couleurs pour peindre la pauvreté moderne, & ne négligent rien pour nous attendrir sur son sort: d’où peut naître cette prodigieuse différence que l’on suppose gratuitement? La terre, les travaux nécessaires pour la cultiver, les besoins naturels ont-ils donc changé? S’il y a quelque différence, c’est que nos, laboureurs vendent leur travail & leurs denrées à des gens plus riches; c’est qu’ils sont plus assurés d’être récompensés de leurs peines dédommagés de leurs pertes.

Nous nourrissons, dit-on, notre oisiveté de la sueur, du sang & des travaux d’un million de malheureux; j’Auroit cru ces reproches mieux fondés contre ces peuples anciens qui sont les favoris de notre adversaire; quels étoient en effet les talents & les occupations de ses chers Spartiates, dont l’oisiveté étoit consacrée par les loix, & chez qui toute espece de travail étoit exercée par une classe d’hommes privés, en naissant, de leur liberté, & condamnés sans retour à travailler, à acquérir, & à produire même des enfans au profit d’un maître barbare, à qui la loi donnoit droit de vie & de mort sur eux? Tels surent les usages de toute l’antiquité; tels étoient [47] ces peuples dont on vante le bonheur, tandis que l’on peint comme malheureux parmi nous des hommes dont le travail & l’industrie sont exercés librement & à leur profit; qui, nés pauvres à la vérité, ne sont pas du moins privés de l’espoir des richesses & sont maintenus par les loix dans la possession de leur liberté, le plus cher de tous les biens, & d’une sorte d’égalité même avec les riches & les puissans.

Les noms de riche & de pauvre sont relatifs, dit-on; c’est-à-dire que là où il y a des riches, il y a beaucoup de pauvres par comparaison; mais il est absolument faux qu’il y ait plus de pauvreté réelle; elle est toujours soulagée par l’espérance, la participation ou les bienfaits de la richesse: il est certain que les fléaux de la famine étoient bien plus fréquens, & bien plus funestes dans les siecles pauvres.

Qu’on nous assure après cela, que s’il n’y avoit point de luxe il n’y aurore point de pauvres: il n’y a qu’un changement à faire à cette proposition, pour qu’elle devienne vraie; c’est de la rendre précisément contradictoire à elle-même, & de dire qu’il n’y aurore point de pauvres s’il n’y avoir point de luxe. Qu’étoit en effet tout le peuple Romain lorsqu’il se retira en corps de sa patrie, extrémité la plus étrange dont il soit parlé dans aucune histoire? Qu’étoient tant de nations qui ne pouvant subsister dans leur pays, alloient dans des climats plus heureux conquérir par les armes des terres qui pussent les nourrir?

Nous avons dit que le luxe occupoit les citoyens oisifs. On nous demande pourquoi il y a des citoyens oisifs? je réponds que c’est parce qu’ils ne peuvent manquer de l’être par-tout [48] où il n’y a ni arts, ni industrie, ni commerce. Quand l’agriculture étoit en honneur, continue-t-on, il n’y avoir ni misere ni oisiveté: que l’on daigne donc nous apprendre les causes de ces émigrations si fréquentes dans les tems anciens, & dont on ne voit plus d’exemples de nos jours. D’ailleurs, si l’agriculture peut suffire à la subsistance des habitans dans certains pays, elle ne le peut pas de même par-tout: de-là vient que beaucoup de peuples privés de la ressource du commerce & des arts sont obligés de vivre de pillage: la Hollande, ce pays si puissant & si heureux, que seroit-il sans elle? la retraite d’un peuple de brigands, ou peut-être l’asyle de quelques pêcheurs.

On ajoute que le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, mais qu’il en fait périr cent mille dans nos campagnes. Le luxe est si peu la cause de la misere de la campagne, que le paysan n’est nulle part plus riche qu’au voisinage des grandes villes, de même que sa pauvreté n’est jamais plus grande que là où il en est le plus éloigné. Que le luxe augmente ou diminue, que lui importe? l’usage de la dentelle & de la soie dispense-t-il de manger du pain & de le payer? les productions de la terre en sont-elles moins nos premiers & nos plus indispensables alimens? peuvent-elles jamais perdre leur valeur proportionnelle avec le prix de l’or & de l’argent, & celui des productions des arts?* [*Il est donc absolument faux que l’argent qui circule entre les mains des riches & des artistes, soit perdu, comme on le prétend, pour la subsistance du laboureur; & que celui-ci n’ait point d’habit, précisément parce, qu’il faut du galon aux autres.]

[49] Plusieurs conditions nouvelles se sont élevées par le commerce & l’industrie, mais l’agriculture n’y a rien perdu, & n’y pouvoit rien perdre: on regrette sans cesse le tems où elle étoit en honneur; mais quel étoit ce tems? Dans la Grecque, à Sparte même, elle n’a jamais été exercée que par des esclaves; à Rome on ne tarda pas à suivre cet exemple. Que nous oppose-t-on donc? apparemment les siecles fabuleux du commencement du mondé: parmi nous, au contraire, si on la considere d’un oeil philosophique, elle est peut-être l’état le plus libre & le plus indépendant de la nation, & le seul à l’abri des vicissitudes de la fortune; si elle a quelque chose à craindre, c’est uniquement de l’excès des impositions.* [*On s’écrie: il faut des jus dans nos cuisines, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon; il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l eau; il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.

Pour que ces objections eussent la force qu’on veut leur donner, il faudroit prouver que les jus, les liqueurs & la poudre causent une disette réelle des choses dont elles sont composées; mais si au contraire la consommation qu’elles occasionnent, n’a aucune proportion avec l’effet qu’on lui attribue; si le vin, le bled & le bétail ne manquent point, on doit avouer que ces prétendues causes sont absolument imaginaires.]

Il y a de la pauvreté dans notre constitution actuelle; mais il y en avoit plus encore, comme je l’ai prouvé, dans les sociétés anciennes; on en-peut dire autant de toutes celles qui n’ont point nos arts ni notre luxe: d’ailleurs, il est nécessaire qu’il y ait des pauvres dans toute espece de société, parce que le travail en est l’ame, & que le besoin seul peut y forcer la multitude: le travail, il est vrai, doit fournir à [50] la subsistance de l’homme, mais s’il n’y, suffit pas, à qui doit-on s’en prendre? est-ce à la richesse? quoi de plus absurde, qui peut donner & qui donne en effet de meilleurs salaires qu’elle? Plus il y a de luxe, c’est-à-dire, plus le superflu est acheté chérement, plus il est impossible que le nécessaire soit au-dessous de son prix.

Dans l’ancienne égalité au contraire, la pauvreté étoit sans ressource; ceux qui avoient été forcés de contracter des dettes. étoient dans une impuissance absolue de les acquitter n’y ayant alors ni commerce ni arts qui pussent rétablir leur fortune; & les riches ne l’étant pas assez pour remettre généreusement ce qui leur étoit dû il s’ensuivoit des violences atroces contre les débiteurs: employés par leurs créanciers aux travaux les plus durs, on leur mettoit les fers aux pieds, on les attachoit au carcan, on leur déchiroit le corps à coups de verges; une loi des douze Tables les condamnoit à être vendus comme esclaves, ou à perdre la tête; on peut lire dans Denys d’Halicarnasse le discours de Sicinnius à ce sujet; la retraite du peuple Romain sur le Mont-Sacré n’eut pas d’autres motifs que ces affreuses duretés.

Si l’on considere la totalité d’une nation, les richesses excessives & leurs abus sont très-rares; il est donc aisé d’y remédier; des vices qui n’appartiennent qu’à un petit nombre ne peuvent alarmer, sur-tout si ce petit nombre est envié &, si tout le reste conspire avec empressement à lui imposer un frein. Il n’en étoit pas de même de la pauvreté des anciens, elle étoit universelle: elle produisit un vice général & le plus grand de tous, la passion de la guerre. Le premier bien que [51] les richesses ayent fait aux hommes a été de leur inspirer l’amour de la paix; les nations les plus commerçantes sont les plus pacifiques: le courage qui se défend est la plus grande des vertus; le courage qui attaque, le plus grand des crimes: faute d’avoir connu cette différence, les anciens les couronnoient l’un & l’autre du même laurier; n’ayant que du sang à perdre, & placés entre la misere & la gloire, il n’est surprenant qu’ils se passionnassent pour celle-ci, & que cette passion les portât à tout; mais depuis que les nations modernes ont connu le bonheur, elles ne respirent que la paix qui en est l’unique soutien, & ne se combattent qu’en gémissant: le fanatisme de la gloire n’existe plus que chez quelques Rois; tous les peuples en sont guéris.

Ne nous étonnons point au reste des préjugés de toute l’antiquité contre les richesses; elles étoient essentiellement condamnables, puisqu’elles étoient contraires à la constitution & aux loix des petits Etats anciens, & plus encore parce qu’il n’y avoit alors aucune voie légitime pour en acquérir: le pillage des vaincus, les vexations des allies & des sujets étoient la seule source des richesses chez les Romains; ceux qui avoient rendu les plus grands services n’exerçant aucun commerce & ne recevant de l’Etat ni pension ni gratifications, il étoit presque impossible que de grandes fortunes fussent innocentes.

Mais nous qu’un meilleur destin a placés dans des tems plus heureux, adopterons-nous de pareils préjugés? croirons-nous qu’il soit impossible d’être vertueux sans être misérable? la vertu est-elle donc de sa nature un effort violent & cruel? doit-elle s’effrayer du bonheur, & le repousser sans cesse?

[52] Si la vertu consiste en effet dans une privation absolue, si tout est précisément source de mal au-delà du nécessaire physique, comme on veut nous l’assurer, pourquoi cette profusion immense de bien que la sagesse divine présente si libéralement à nos besoins, & même à nos plaisirs? Quoi! ces innombrables bienfaits seraient autant de sollicitations au vice & au crime! La nature entière ne seroit qu’un piégé!

Non: l’univers n’est point un vain spectacle pour nous; il est formé pour notre conservation & notre bonheur, pour nous servir & nous plaire: nous jouissons sans effort de la beauté de la nature, de l’éclat du jour, & du calme de la nuit, de la fraîcheur des bois & des eaux, de la douceur des fruits & du parfum des fleurs, tant nos plaisirs ont été chers à l’Etre suprême! tandis que nos besoins sont obligés d’ouvrir la terre pour en tirer un aliment indispensable, & de chercher jusques dans ses entrailles le fer nécessaire pour la cultiver, chaque contrée a des productions qui lui sont propres une infinité de choses très-utiles sont dispersées dans les diverses régions, pour les réunir par la nécessité des échanges; c’est que l’industrie, le commerce, la navigation, tous ces arts si coupables aux yeux de l’ignorance ou de l’humeur, sont entrés dans les vues de la création: les besoins des hommes sont leurs liens; la nature les a multipliés exprès comme autant de motifs d’union: les noeuds les plus sacrés n’ont pas d’autre source; ceux de pere & de fils sont fondés principalement sur les besoins de l’enfance & de la vieillesse: vouloir détruire nos besoins par une privation absolue, c’est outrager l’Etre suprême, & rendre les hommes à la fois misérables & barbares.

[53] Sans doute les richesses ont fait naître de nouveaux vices, mais combien en ont-elles proscrit d’anciens? Combien ont-elles produit de vertus inconnues à la pauvreté antique? Qu’on lise dans l’histoire Romaine la comparaison de Tuberon & de Scipion Emilien; l’un fidellement attaché à la pauvreté qu’il avoit héritée de ses pères, se distinguoit par sa frugalité & sa tempérance inviolable; l’autre n’étoit pas moins recommandable par le noble usage qu’il faisoit de ses immenses richesses; le premier toujours admiré, le second adoré & chéri, tous deux avec une vertu égale: Tuberon inflexible & sévere avoit la gloire de mépriser le bonheur; Scipion généreux & compatissant goûtoit la volupté de faire des heureux.

La philosophie a un ordre de vertus qui lui sont propres, & qui ne sauroient être celles de la multitude: les vertus dures supposent une inspiration particuliere; il est bon qu’elles se trouvent pour la montre & l’exemple dans quelques ames privilégiées; mais elles ne sont pas faites pour la totalité des hommes; elles se communiquent difficilement, & ne peuvent se conserver qu’à force d’ignorance, état dont il faut absolument sortir tôt ou tard; toutes choses d’ailleurs égales, la vertu qui se fait aimer, doit avoir l’avantage; il faudroit, s’il étoit possible, qu’elle en vînt jusqu’à séduire.

Je termine enfin cette longue digression sur la corruption & la vertu; je passe à la justification des sciences & des arts contre les nouvelles accusations qu’on leur a intentées; je considere la science en elle-même; son objet est de connoître la vérité, son occupation de la chercher, son caractere de l’aimer, ses moyens enfin sont de ses moyens enfin sont de se défaire de ses passions, de [54] fuir la dissipation & l’oisiveté. Parmi les objets qu’elle se propose, les uns sont nécessaires & les autres utiles: la Métaphysique, la Morale, la Jurisprudence, la Politique sont de premiere nécessité: sans elles l’homme n’est que le plus misérable & le plus dangereux de tous les animaux; c’est à elles uniquement qu’il doit la connoissance de son être & de ses rapports, la justesse de ses idées, la rectitude de ses sentimens, tous les principes, & toutes les douceurs de la société: l’Histoire nous offre le recueil des expériences sur lesquelles ces premieres sciences sont fondées; tous les arts qui servent à la faire connoître, participent de son utilité: la Physique vient ensuite la connoissance des élémens & des propriétés de tous les corps, qui ont ou peuvent avoir quelque rapport avec nous l’Anatomie, l’Astronome, la Botanique, la Chymie nous fournissent mille découvertes d’une utilité infinie; on en peut dire autant, de toutes les parties des Mathématiques; la méthode de la Géométrie est le flambeau même de la vérité, elle répand sa lumiere sur toute la Physique & sur tous les arts; la Grammaire, la Logique, & la Rhétorique enfin qui sont les instrumens nécessaires de toutes nos connoissances & de leur communication, ont éclairci & fixé les notions vagues qui flottoient dans les esprits, affermi & guidé nos jugemens, & par la chaîne combinée des idées ont porté la certitude & l’évidence dans des questions qui échappoient même à nos conjectures.

Quelle satire oseroit verser son venin sur ce digne emploi de nos facultés? où trouve-t-on dans tous ces objets la source de cette corruption tant reprochée? comment ose-t-on dire [55] que la vanité & l’oisiveté qui ont engendré le luxe, ont aussi engendré nos sciences, & que ces choses se tiennent assez fiddle compagnie, parce qu’elles sont l’ouvrage des même vices? Quoi! tous les Philosophes moraux, tous les Législateurs, ces Spéculateurs si profonds, si appliqués & si sublime n’étoient que des hommes vains & oisifs! leurs préceptes, leurs loix & leurs exemples n’étoient que l’ouvrage de leurs vices? Qu’appellera-t-on du nom de vertu? Ainsi tout gens de travail sera né de l’oisiveté, parce qu’il a fallu se réserver le tems de s’y appliquer; & accusé de vanité, par-là même qu’il est digne de louange.

Loin de ces chimeres, je trouve au contraire que toutes les sciences sont autant de remèdes contre les vices politiques, moraux & physiques qui assiégent notre existence: on avoit besoin de pain, & on cultiva la terre; on eut de même besoin de moeurs & de loix, on inventa la Politique & la Morale de nos besoins corporels, de nos maladies & de nos infirmités, naquit l’étude de la Physique; il falloit démontrer, persuader la vérité & détruire les sophismes de l’erreur, on perfectionna l’art de la parole & celui du raisonnement: l’origine, des sciences n’a donc rien que de pur & d’utile; vouloir leur en supposer une autre, c’est fermer les yeux à la vérité la lumiere.

Que l’on nous montre donc enfin quels genres de corruption naissent des sciences; est-ce la férocité & la violence des Nations sauvages? mais leur effet le plus nécessaire est l’adoucissement des moeurs. Est-ce cet esprit de guerre & d’ambition qui a fait des peuples illustres de l’antiquité, les fléaux de [56] l’Univers? elles ne respirent que l’union & la paix. Dira-t-on qu’elles sont la source de la cupidité? mais la route qu’elles tiennent est diamétralement opposée à celle de la fortune & de la grandeur. Inspirent-elles l’amour du plaisir? elles sont presque inassociables avec lui.

Mais, nous dit-on, les vices des hommes vulgaires empoisonnent les plus sublimes connoissances & les rendent pernicieuses aux Nations. Sans doute, les passions corrompent les choses les plus pures; elles abusent de la Religion, faut-il pour cela la détruire? faut-il lui imputer leurs crimes? & moi, je dis; si les plus sublimes connoissances ne sont pas à l’abri de leurs coups, comment l’ignorance pourra-t-elle s’en préserver? si le vice perce à travers le bouclier de la Philosophie, quel sera son triomphe sur l’ignorant désarmé s’il abuse de la vérité, quel abus monstrueux sera-t-il des erreurs & des préjugés? nous en avons vu les terribles exemples chez les Nations sauvages.* [*On convient cependant qu’il est bon qu’il y ait des philosophes, pourvu que le peuple ne se mêle pas de l’être: mais à qui en veut-on? Où est-ce que le peuple se mêle de philosophie? Dans l’inégalité actuelle des sociétés, il lui est plus impossible que jamais d’avoir ce defaut, si c’en est un.]

Il est vrai qu’il y a des sciences & des arts qui naissent ou ne se perfectionnent que par la puissance, les richesses & la prospérité; ces arts peuvent être contemporains des vices, mais ils n’en sont point la source; les moeurs corrompent quelquefois les sciences & les lettres, qui ne se sauvent pas toujours de la corruption, mais qui en sont souvent le remede.

Plus on examine la nature de la science, ses objets & ses [57] moyens, plus on voit que de toutes les choses humaines, elle est absolument celle qui a le moins d’affinité avec les vices: l’amour de la vérité, quand il est extrême, est le destructeur des passions; lorsqu’il est modéré, il en est du moins une diversion: Syracuse retentit des gémissemens des vaincus, & des cris barbares des vainqueurs: Archimede seul est tranquille; il n’entend que la voix de la vérité; son corps est frappé du coup mortel, son ame étoit déjà dans les Cieux.

Les premiers Savants furent des Dieux, dans la suite on les appella des Sages; plus on étoit voisin de l’ignorance, plus on en avoit connu les vices, plus on sentoit le prix des bienfaits de la science; à mesure que les communications littéraires sont devenues plus étendues & plus faciles, on a pu acquérir de la science sans en avoir l’amour; par conséquent elle n’a pas toujours été un remede assuré contre les passions: mais en multipliant à l’infini ses sectateurs, elle s’est toujours réservé un nombre de favoris dignes d’elle; elle a donné toutes les vertus à ses élus, & en a du moins répandu sur le reste de ses disciples quelques rayons qu’ils n’armoient point connus sans elle.

On ajoute que c’est une folie de prétendre que les chimeres de la philosophie, les erreurs & les mensonges des Philosophes puissent jamais être bons à rien; on demande si nous serons toujours dupes des mots, & si nous ne comprendrons jamais qu’études, connoissances, savoir, & philosophie ne sont que de vains simulacres élevés par l’orgueil humain & très-indignes des noms pompeux qu’il leur donne.

Dois-je encore répondre à une accusation aussi injuste? la [58] plus légère attention ne suffit-elle pas, pour voir que parmi tout ce qu’on appelle sciences, il n’y en a aucune qui n’ait fait plus ou moins de découvertes, détruit plus ou moins d’erreurs, & apporté de très-grandes utilités? vouloir le nier, n’est-ce pas attaquer l’évidence même?

Les Philosophes, il est vrai, sont tombés dans des erreurs mais avant eux qu’y avoit-il autre chose que des erreurs dans le monde? l’ignorance n’avoit-elle pas les sienne’s plus ridicules cent fois? Avant que les Philosophes eussent écrit sur les astres, les cieux, les cometes, la nature des ames, & leur état après cette vie, quelles absurdités n’avoit-on pas imaginées? des Nations entieres avoient-elles attendu le systême mal interprété d’Epicure, pour chercher, le bonheur dans la volupté des sens? Les idées les plus monstrueuses sur la nature divine n’avoient-elles pas précédé de bien loin tous les systêmes?

Si l’ignorance pouvoir s’abstenir de juger, elle seroit sans doute moins méprisable & moins dangereuse: malheureusement l’esprit humain ne peut être sans action; il faut qu’il ait des opinions bonnes ou mauvaises; il faut qu’il ait des préjugés s’il n’a pas des connoissances, & des superstitions au défaut de religion; j’en appelle à tous les peuples barbares qui existent de nos jours.

Les erreurs grossieres de l’ignorance furent d’abord remplacées par celles de la philosophie, qui l’étoient moins; une nuit profonde couvroit la route de la vérité, il fallut marcher dans ces ténèbres épaisses pendant tant de siecles; le flambeau de la raison s’éteignoit à chaque pas, il fallut s’égarer longtems, [59] & ce n’étoit en effet qu’à force de s’égarer qu’on pouvoit trouver le vrai chemin: sans doute un grand nombre d’opinions anciennes sont abandonnées, c’est la preuve même de nos progrès; mais l’histoire des naufrages seroit-elle inutile à la navigation? Ne méprisons pas l’histoire de nos erreurs, marquons tous les écueils où ont échoué nos peres pour apprendre à les éviter; leurs méprises mêmes nous enseignent le prix de la science, qui veut être achetée par tant de travaux: gardons-nous sur-tout de juger ce que nous ne savons pas par le peu que nous savons; ce qui ne semble que curieux, peut devenir utile; ce qui ne paroît qu’une terre grossiere au premier coup d’oeil, cache quelquefois l’or le plus pur. N’allons pas nous infatuer de notre siecle, comme l’ont fait sottement tant de générations, & juger d’avance sur nos petits succès les siecles innombrables qui germent dans le sein de la Nature; en conséquence de. l’inutilité de la philosophie Péripatéticienne pendant une si longue suite d’années, n’auroit-on pas pu se croire fondé à condamner l’étude de la Physique? Il est pourtant vrai qu’on se seroit trompé; l’erreur est la compagne inséparable de l’ignorance, & elle n’est chez les Philosophes que par hasard & pour un tems; la philosophie trouve dans ses principes de quoi s’en guérir, tandis que l’ignorance est par sa nature même éternellement incurable.* [*Que l’on s’écrie que les sciences entre les mains des hommes sont des armes données à des furieux; qu’il vaut mieux rassembler à une brebis qu’il un mauvais Ange; qu’on aime mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes: ces antithèses, ces comparaisons éloquentes, prouveront tout au plus la persuasion de l’Auteur, & nullement la question même: passer rapidement d’un extrême à l’autre, sans daigner appercevoir les milieux qui les séparent, c’est ne voir que des vices & des erreurs, c’est anéantir à la fois la vérité & la vertu.

J’ai avancé que les bons Livres étoient la seule défense des esprits foibles, c’est-à-dire, des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple: que répond-on? 1?. Que les savants ne seront jamais autant de bons Livres qu’ils donnent de mauvais exemples: c’est ainsi que l’on déchire d’un trait non-seulement tous les gens de Lettres qui forment nos Académies, non moins attentives aux moeurs qu’à la science; mais encore tant de Ministres de la Religion, tant d’hommes consacrés à la vie la plus austere, qui composent assurément la plus grande partie de nos savants: heureusement notre adversaire ne cherche qu’à étonner par la vigueur de ses assertions; s’il eût voulu démontrer celle-ci, il eût été certainement dans un grand embarras.

Il ajoute en second lieu, qu’il y aura toujours plus de mauvais Livres que de bons. S’il entend par mauvais Livres, des Livres contraires aux moeurs, sa proposition est évidemment insoutenable; s’il prétend parler des Livres inutiles, elle ne devient pas plus vraie; s’il qualifie ainsi les Livres mal faits, je lui répondrai que ces Livres, dès qu’ils enseignent quelque chose, sont bons, jusqu’à ce qu’il y en ait de meilleurs sur la même matiere; l’usage seulement autorise ensuite à les appeller mauvais par comparaison, sans qu’ils soient pour cela précisément mauvais en eux-mêmes: d’ailleurs, il faut faire attention qu’il ne s’agit ici que des Livres faits par des savants, & qu’ainsi il n’y est nullement question des ouvrages purement frivoles.

Enfin on m’oppose que les meilleurs guides que les honnêtes gens puissant avoir, sont la raison & la conscience; quant à ceux qui ont l’esprit louche ou la conscience endurcie, la lecture, dit-on, ne peut jamais leur être bonne à rien.

On remarquera que dans toute cette réponse il n’y a pas un mot des esprits foibles dont j’avois parlé; ainsi avec les plus belles divisions du monde, on ne touche seulement pas à la question: on suppose que tous les individus qui composent le genre-humain ont naturellement de la probité, ou de l’endurcissement, ou même l’esprit de travers, sans que rien puisse perfectionner leurs vertus ou rectifier leurs mauvais penchans; supposition qui se réfute si bien d’elle-même, que je me crois parfaitement dispensé de l’attaquer.

Par une suite de ces mêmes principes on nous assure que la philosophie de l’ame, qui conduit à la véritable gloire, ne s’apprend point dans les Livres, & qu’enfin il n’y a de Livres nécessaires que ceux de la religion.

Ce systême pourroit peut-être éblouir s’il étoit neuf; mais comme c’est précisément celui du Calife qui brûla la Bibliotheque d’Alexandrie, & qu’il est demeuré depuis sans Sectateurs, il y a lieu de douter qu’il ait aujourd’hui une meilleure fortune: que notre adversaire me permette seulement de lui demander comment s’apprend donc cette philosophie dont il parle: seroit-ce par instinct ou bien par une inspiration surnaturelle? il le faut bien, selon lui: car si on pou voit l’acquérir par la voie de l’exemple, de l’instruction, de la réflexion ou de la comparaison, je ne vois pas pourquoi la communication de toutes ces choses ne pourroit pas se faire par les Livres, & pourquoi les connoissances & les principes qu’un homme transmet à un autre en présence & de vive voix, ne pourraient pas être confiés à l’écriture.

On dit ailleurs que la plupart de nos travaux sont aussi ridicules que ceux d’un homme qui bien sur de suivre la ligne d’à-plomb voudroit mener un puits jusqu’au centre de la terre; que répondre à cela? Irai-je combiner les divers degrés de possibilité ou d’impossibilité des deux termes de cette comparaison? mais quand je l’aurai fait, on me répondra par une comparaison nouvelle; & ce sera toujours à recommencer; car en fait de raisonnement on peut voir la fin d’une question; mais la source des comparaisons est intarissable, & même plus elles sont absurdes, plus il est difficile d’y répondre: c’est ainsi que cet homme que l’on avoit appellé Porte d’enfer, étoit très-embarrassé à se justifier; car comment prouver qu’on n’est pas porte d’enfer?

J’ai appellé l’ignorance un état de crainte & de besoin, & j’ai prétendu que dans cet état il n’y avoit point de disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connoître: on n’a point fait d’attention au mot besoin qui étoit sans doute le meilleur appui de mon raisonnement, & on a cherché à se procurer quelque avantage en attaquant celui de crainte tout seul: on m’a opposé les inquiétudes des Médecins & des Anatomistes sur santé; mais premiérement, quand elles seraient aussi continuelles qu’on le prétend, en est-il moins vrai qu’ils se sont guéris par la science, d’un très-grand nombre de terreurs imaginaires? il leur en seroit resté de fondées & d’utiles; c’est l’état de l’homme apparemment; il faut croire que l’Auteur de la Nature l’a voulu ainsi. En second lieu, quand même les craintes des Anatomistes seraient augmentées par la science, ils n’en deviendroient que plus utiles au genre-humain, par les connoissances que ces craintes mêmes les forceroient d’acquérir; un petit mal deviendroit la source d’un grand bien, & y a-t-il des biens purs pour l’homme? On ajoute que la génisse n’a pas besoin d’étudier la botanique pour trier son foin, & que le loup dévore sa proie sans songer à l’indigestion: tant mieux pour la génisse, si elle a la faculté de distinguer tout naturellement par le goût même, les alimens qui lui sont propres; à l’égard des loups, nous avons trop peu de commerce avec eux pour savoir si leur intempérance ne nuit jamais à leur santé, & si elle doit nous être proposée pour modele. On demande si pour me défendre, je prendrai le parti de l’instinct contre la raison? Je ne serois pas embarrassé à prendre un parti s’il le falloit nécessairement; mais auparavant ne puis-je point demander à mon tour, si nous devons négliger de cultiver la raison que nous avons, pour nous abandonner à l’instinct que nous n’avons pas?

J’ennuierois le lecteur si je voulois débrouiller toutes les chicanes que l’on m’oppose dans les pages suivantes; je répondrai simplement que je n’ai jamais prétendu dire que Dieu nous eût fait philosophes, mais qu’il nous a fait tels, que la destruction des erreurs & la connoissance de la vérité sont uniquement le prix de l’application & du travail: les premiers philosophes se sont trompés; leur exemple doit servit à nous corriger, non point en cessant de philosopher, comme on le prétend, puisque ce seroit nous replonger pour jamais dans les ténèbres de l’ignorance, mais en évitant avec soin les fausses routes qui les ont égarés; & je ne crains point d’avancer, malgré l’air de plaisanterie que l’on prend, & qui n’est point une preuve, que nous avons trouvé des méthodes très-utiles pour la découverte de la vérité, dans la logique & la métaphysique, & surtout en physique & en géométrie.

La page suivante suppose éternellement ce qui est en question, c’est-à-dire que toutes les sciences ne sont qu’abus, & que tous les savants sont autant de sophistes; j’y ai cherché inutilement quelque sorte de preuve; mais puisqu’on a tant de vénération pour Sourate, & qu’on l’appelle l’honneur de l’humanité parce qu’il fut savant & vertueux, pourquoi est-il impossible que d’autres, hommes réunissent ces deux qualités? Qu’on en fasse donc un Dieu, si l’on prétend que nous ne puissions pas l’imiter. S’il fut un homme, pourquoi des hommes ne pourraient-ils pas atteindre à sa vertu? Pourquoi seroient-ils coupables ou sous en y aspirant? Sourate censuroit l’orgueil de ceux-qui prétendoient tout savoir; c’est-à-dire, ajoute-t-on, l’orgueil de tous les savans: mais dans quel siecle la défiance, le doute, l’esprit d’examen & de discussion, en un mot les principes mêmes de Sourate ont-ils été plus en regne que de nos jours? qui pourroit nier la chose ta plus évidente?

Mais, Sourate disoit lui-même qu’il ne savoit rien; donc il n’y a ni sciences ni savans: il n’y a plus que de l’ignorance & de l’orgueil. Tout cela n’est qu’une pure chimere: on a avoué ailleurs que Sourate étoit savant, & il croyoit sans doute savoir quelque chose, puisqu’il enseignoit toute la jeunesse d’Athenes; la modestie qu’il affectoit sur sa science n’étoit qu’une ironie contre les Sophistes qui annonçoient qu’ils savoient tout, & on sait que l’ironie étoit sa figure favorite. Si Sourate a été savant & vertueux, je puis donc le répéter, les sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices, elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil, & c’est ce qu’il t’agissoit de prouver.]

[60] Il y a, dit-on une sorte d’ignorance raisonnable, qui consiste à borner sa curiosité à l’étendus des facultés qu’on a reçues; une ignorance modeste qui naît d’un vis amour pour la vertu & n’inspire qu’indifférence pour toutes les choses qui [61] ne sont point dignes de remplir le cour de l’homme & qui ne contribuent pas à le rendre meilleur; une douce & précieuse ignorance, trésor d’une ame pure & contente de soi qui met toute sa félicité à se replier sur elle-même, à se rendre témoignage [62] de son innocence, & n’a pas besoin de chercher un faux & vain bonheur, dans l’opinion que les autres pourraient avoir de ses lumieres; voilà l’ignorance, dit-on, qu’on a louée, &c.

[63] Nous la louerons sans doute aussi, puisqu’on lui a donné les traits de la vertu: je conviens qu’avec un jugement droit & des inclinations pures, on peut être très-vertueux, sans être savant; mais ce portrait orné de tant de jolis mots est celui d’un homme & ne peut être celui de tous; cette rectitude de bon sens, cette perfection de naturel sont les dons les plus rares de la nature, & ne sauroient jamais appartenir à la multitude.

Au reste, ce magnifique portrait porte sur trois suppositions [64] fausses; la premiere, que les facultés que nous avons reçues de la nature nous interdisent l’espoir de la science; la seconde, que l’amour de la vertu est incompatible avec l’amour de l’étude; la troisieme enfin, que les sciences ne contribuent point à rendre l’homme meilleur, & que l’objet principal des Philosophes est d’inspirer une grande opinion de leurs lumieres.

Mais s’il est vrai, au contraire, que nous ayons des facultés propres à connoître la vérité, si les sciences contribuent à fortifier les vertus & à les aimer, s’il est faux que la vanité soit leur principal objet, que devient cette éloquente description? & ne serois-je pas fondé à mon tour à faire le portrait d’un homme vertueux en y joignant la science? avec cette différence que dans la premiere supposition on a peint une vertu simple & innocente, obscurcie par des préjugés nuisibles & honteux,& que dans la seconde je peindrois une vertu éclairée, forte & sublime, que la science même aurore instruite: qu’on décide à présent de quel côté seroit l’avantage.

Comme il a été impossible de prouver que les sciences contribuoient à notre corruption, on les accuse du moins de nous détourner de l’exercice de la vertu. Ce reproche aurore pu avoir quelque fondement dans ces misérables sociétés où chacun travailloit son jardin & son champ; en effet le peu de tems qui restoit après les travaux de l’agriculture n’étoit pas de trop, sans doute, pour les devoirs du sang & de l’humanité & pour l’éducation des enfans; mais depuis qu’à la faveur de l’agrandissement des Etats, les citoyens ont pu se partager toutes les fonctions utiles à la patrie & à la société; depuis que les malades sont soignés & guéris, les malheureux soulages & prévenus, [65] les enfans instruits par des gens qui en ont acquis par état les talens ou le droit, & qui s’en acquittent mieux que le reste des citoyens ne pourroit le faire, il faut convenir que le nombre de ces occupations journalieres de la vertu est infiniment diminué, & qu’on peut sans crime se réserver du loisir pour l’étude.* [*J’ai prétendu que l’éducation des Perses, que l’on vouloit nous faire regretter, étoit fondée sur des principes barbares: on a fait sur cet article une réponse très-judicieuse, mais dans laquelle on a habilement oublié cette ridicule multiplicité de Gouverneurs, l’un pour la tempérance, l’autre pour le courage, un autre pour apprendre à ne point mentir, sur laquelle ma critique étoit principalement appuyée; ainsi il se trouve qu’en faisant une longue réponse, on n’a pourtant pas répondu.] C’est la mauvaise constitution des Etats anciens qui rendoit la pratique de la vertu pénible & assujettissante; aujourd’hui la charité, l’humanité, les moeurs ont leurs ministres & leurs établissemens; les Grands y contribuent par leur pouvoir, les riches par leurs libéralités, les pauvres par leurs soins; ce que la vertu a de rebutant a été le partage volontaire & a fait la gloire de certaines ames choisies: le reste de ses devoirs divisé en plusieurs parties a été rempli sans peine, & par cette sage distribution un plus grand effet a été produit avec beaucoup moins de forces; nos moeurs sont d’autant plus parfaites, que les vertus s’y placent & y agissent librement & sans effort, & que confondues dans l’ordre commun elles n’ont pas même l’espoir d’être admirées.

L’antiquité a célébré comme un prodige, les égards de Scipion pour une jeune Princesse que la victoire avoit fait tomber entre ses mains & parce qu’il ne fut pas un monstre de [66] brutalité, ou nous le propose encore comme un modele héroïque; pour moi je ne saurois admirer Scipion, à moins que je ne méprise son siecle: une action dont le contraire seroit: un crime n’a pu paroître merveilleuse que parmi des moeurs: barbares; c’étoit un héroïsme alors, aujourd’hui nous, n’y voyons qu’un procédé.

Parce que nous avons des milliers de personnes de l’un & de l’autre sexe qui se consacrent volontairement à une chasteté surnaturelle, & qui se sont ôté jusqu’aux moyens de manquer à leur ferment, on en conclut que la chasteté est devenue parmi nous une vertu basse, monacale & ridicule; mais ceux qui s’y dévouent ne sont-ils plus partie de notre nation? La religion qui conseille ces sacrifices, les loix qui les autorisent, ne sont-elles pas partie de nos moeurs? Cette dissolution audacieuse qu’on: nous reproche, & que je suis bien éloigné de défendre, a-t-elle donc gagné tous les ordres de l’Etat? N’est-il pas évident, au contraire, qu’elle n’existe que dans une petite portion de la société? Doit-on flétrir la nation entiere pour la corruption de quelques-uns de ses membres? Il y a plus; si je considere la totalité du genre-humain, je vois des peuples chez qui les femmes sont communes; une foule d’autres qui en rassemblent pour leurs plaisirs autant qu’ils peuvent en nourrir; le divorce permis dans toute l’antiquité parmi ces nations qu’on admire tant: l’union indissoluble de deux: personnes est le plus haut point de la perfection naturelle, nous l’avons adoptée nous faisons partie du très-petit nombre de peuples qui ont mis cette haute perfection dans leurs loix; elle n’est pas sans doute au même degré dans nos mœurs; [67] c’est que la foiblesse humaine ne le permet pas; plus la loi est parfaite, plus elle est sujette à être violée.

C’est par une suite de cette même injustice qu’on ose nous faire un crime de l’attention même que nous avons à purger le théâtre d’expressions grossieres: c’est, dit-on, parce que nous avons l’imagination salie, que tout devient pour nous un sujet de scandale: faudra-t-il en conclure aussi, que ceux qui se plaisoient aux obscénités de Scarron & de Mont-Fleury avoient l’imagination pure? Ces conséquences ferment à-peu-près aussi probables l’une que l’autre.

L’Auteur couronne sa satire par ce trait: tous les peuples barbares, ceux même qui sont sans vertu, honorent cependant toujours la vertu: au lieu qu’à force de progrès, les peuples savants & philosophes parviennent enfin à la tourner en ridicule & à la mépriser; c’est quand une nation en est une fois à ce point; qu’on peut dire que la corruption est au comble, & qu’il ne faut plus espérer de remede.

Si l’on juge de la seconde partie de cette proposition par la premiere, la réfutation n’en sera pas difficile: persuadera-t-on en effet que l’humanité & le pardon des injures soient fort en honneur chez ces peuples qui se sont un devoir & un mérite de manger leurs ennemis; que la chasteté, la pudeur & la modestie soient bien honorées dans un serrail, où le luxe de la volupté renferme autant de femmes qu’on en peut nourrir, ou parmi ces hommes qui sont tout nuds & chez qui les femmes sont communes? La soumission aux loix sera-t-elle révérée par des peuples, qui n’en ont point? La justice, la foi, la générosité inspireront-elles quelque respect à ces nations errantes [68] qui ne vivent que de brigandage? D’un autre côté, comment ose-t-on imputer à une nation d’être parvenue à tourner la vertu en ridicule & à la mépriser, tandis que sa religion, son gouvernement, ses loix, ses établissemens, ses usages, le cri public, enfin, tout dépose, tout veille en faveur de la vertu? Combien comptera-t-on d’hommes parmi nous coupables d’un si criminel excès? est-il permis au zele même d’exagérer avec si peu de vraisemblance!

Enfin, ou il faut soutenir que la vertu est précisément dans l’instinct, qu’elle est fondée sur l’erreur & les préjugés, qu’elle doit marcher en aveugle & au hasard; ou il faut avouer que tout ce qui étend l’esprit & éclaire la raison, que les sciences en un mot sont ses guides, ses soutiens, ses flambeaux: nos sentimens sont conduits par nos idées; si nous voyons mal, si nous ne voyons pas tout, des notions fausses produiront à la fois des préjugés & des passions: il n’y a qu’une vérité unique dans les idées elle est la science, dans les moeurs c’est la vertus; la plus haute science mise en action, seroit la vertu la plus parfaite.

Que l’on objecte les vices de quelques savants, qu’est-ce que cela fait à la question? prouvera-t-on jamais que les sciences en soient la cause ou l’effet? Le plus grand nombre des gens de Lettres a toujours été respectable par ses moeurs, même parmi ceux qui habitent les Cours: malheureusement tous les mauvais procédés qu’ils peuvent avoir sont publics, au lieu que les noirceurs des autres classes demeurent ensevelies dans l’obscurité.* [*Je suis sûr, dit M. Rousseau, qu’il n’y a pas actuellement un savant qui n’estime beaucoup plus l’éloquence de Cicéron que son zele, & qui n’ai mât infiniment mieux avoir composé les Catilinaires que d’avoir sauvé son pays.

C’est assurément un très-bon usage pour n’être pas contredit dans une dispute, que celui de donner ses persuasions pour des preuves: quand je citerois tous nos savants illustres, quand j’en appellerois à leurs ouvrages & à leurs moeurs, quand même ils certifieroient de leur propre main le contraire de ce qu’on leur impute, on seroit toujours en droit de me dire qu’on est sûr: la question est terminée par ce seul mot.] Au reste, que des connoissances imparfaites [69] produisent des vertus qui le sont aussi; il n’y a rien là que de conforme à mes principes: nos sciences sont au berceau, nous tenons à la barbarie par mille côtés: n’avons-nous pas encore des haines de nations, des guerres, des combats singuliers? Tant d’ignorance qui nous de vices.

A l’égard des arts, j’avouerai qu’ils ne sont pas à beaucoup près aussi irréprochables que les sciences; ils tiennent au plaisir, & le plaisir est aisément suspect. Leurs abus sont-ils nécessaires? c’est ce que l’on n’a point prouvé & que l’on ne prouvera jamais. Que l’on en ait abusé souvent, qu’on en eût même abusé toujours, il resteroit encore à démontrer qu’il est impossible de n’en pas abuser; c’est à quoi l’on ne parviendra point: rien de plus aisé à réprimer, par exemple, que les abus des spectacles; les gouvernemens peuvent tout en cette partie, & ils pourront tout quand ils le voudront, sur ceux de l’Imprimerie. Pour abréger, je cite ces deux exemples comme les plus importans: on ne détruira jamais tous les vices, parce qu’il faudroit détruire les hommes; mais on en affoiblira le nombre & la qualité; ils cesseront d’être publics & tolérés; on les obligera à se cacher & à rougir, & la corruption n’existera plus.

Que les arts au reste parent notre existence & nos besoins, [70] qu’ils nous ôtent cette vieille dureté de moeurs qui a pu se faire respecter, mais qui se faisoit haïr; que le monde reçoive d’eux des couleurs riantes & agréables, je ne vois là que des sujets de reconnoissance; pour quelques qualités admirables que nous aurons peut-être perdues, nous en gagnerons cent aimables; qu’importe? les hommes ont besoin de s’aimer & non de s’admirer.

C’est ainsi qu’à mesure que les sciences & les arts ont fait plus de progrès, l’autorité est devenue plus puissante à la fois & plus modérée, & l’obéissance plus fidelle: les subordinations de toute espece ont été adoucies; l’humanité n’a plus borné ses devoirs dans le sein d’une ville ou d’une nation, elle est devenue universelle; les miseres & les crimes de la guerre ont été infiniment diminués; le droit des gens a étendu ses limites, & affermi ses principes: la politique a été purgée de crimes d’Etat si fréquens autrefois, & que l’ignorance regardoit somme nécessaires; l’émulation enfin a établi entre tous les peuples un échange & un commerce nouveau de leurs talens, & de leurs connoissances.

Les vertus civiles n’ont pas fait moins de progrès: elles ont acquis de l’élévation & de la délicatesse; une habitude de bienveillance générale a embelli tous les devoirs & les a rendus faciles; la bonté a appris à avoir des égards: la pitié s’est offerte avec respect; la société civile s’est étendue, elle est devenue le plus précieux des biens, elle a multiplié les liens de l’honneur & du respect humain en multipliant les rapports; toutes les passions ont été affoiblies; la bienséance a eu des chaînes, & la décence des graces; les vertus ont daigné plaire.

[71] Tels sont les biens que l’ignorance n’a pas connus & dont nous jouissons: mais je dirai plus; quand toutes les hyperboles de nos adversaires seraient vraies, dès qu’une fois les sciences existent, dès qu’il est prouvé, comme il l’est en effet, qu’elles ne peuvent pas ne pas exister, par le progrès nécessaire des choses politiques, par nos besoins naturels, & par la nature même de l’esprit humain, nous devrions abjurer une satire inutile, injurieuse à l’Auteur de notre être, uniquement propre à nous avilir, & plus funeste mille fois aux moeurs que les vices qu’on nous suppose, par le découragement où elle jetteroit toutes les ames: il y aurore de la cruauté à nous reprocher la grandeur de nos maux, en traitant de fou quiconque entreprendroit de les guérir; l’humanité doit indiquer les remèdes en même tems que le mal.

J’ai fait voir combien ces remèdes étoient possibles & faciles. Encourager les connoissances utiles, veiller sur les abus des autres, voilà notre devoir la société la plus parfaite sera celle où les sciences & les arts seront le plus cultivés sans nuire: aux moeurs, à l’obéissance, au courage, à tout ce qui sert à la constitution de la Patrie, & à son bien être.* [*Ce Discours étoit fini, lorsque la Préface que M. Rousseau a mise à la tête de sa comédie intitulée l’Amant de lui-même, est tombée entre mes mains: l’Auteur y releve très-bien quelques abus de la philosophie & des lettres, & je suis le premier à souscrire à bien des égards à sa censure; mais comme la plupart de ces abus sont très-rares, que tous sont exagérés, & qu’il n’y en a aucuns qui soient universels ou nécessaires, il s’ensuit seulement que, pour être philosophe ou savant, on n’est pas par-là même nécessairement exempt de tout vice & de toute passion; proposition que personne n’a contestée & ne contestera jamais: toutes ces objections ont d’ailleurs été refutées & prevenues dans le Discours qu’on vient de lire.

Quelques endroits de cette Préface me paroissent cependant mériter des observations.

On nous dit par exemple, que dans un Etat bien constitué tous les citoyens sont si bien égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus avant, ni même comme le plus habile, mais tout au plus comme le meilleur; encore cette derniere distinction est-elle souvent dangereuse; car elle fait des fourbes & des hypocrites.

Eh! quoi! pas la moindre distinction entre le Magistrat & le simple citoyen, le Général & le soldat, le Législateur & l’artisan! Quoi! toute vertu sera suspecte de fourberie ou d’hypocrisie, & doit par conséquent rester sans préférence! Quoi! tout ce qu’il y a d’estimable au monde est pour jamais anéanti d’un trait de plume! Le genre-humain n’est plus qu’un vil troupeau sans distinction d’esprit, de raison, de talens & de vertus même! A la bonne-heure; mais qu’il me soit permis du moins de demander dans quels climats, dans quels siecles exista jamais cet Etat bien constitué, & sur quels fondemens on appuie son existence, après qu’on en a détruit tous les ressorts?

Le goût des lettres, de la philosophie, & des beaux-arts anéantit l’amour de nos premiers devoirs, & de la véritable gloire: quand une fois les talens ont envahi les honneurs dûs à la vertu, chacun veut être agréable, & nul ne se soucie d’être un homme de bien: de-là naît encore cette autre inconséquence, qu’on ne récompense dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d’eux; car nos talens naissent avec nous; nos vertus seules nous appartiennent.

Voilà un endroit qui sera parfait, quand on aura prouvé seulement trois choses: 1°. Que l’amour de nos premiers devoirs & celui de la philosophie sont en contradiction; 2°. qu’il est impossible d’être agréable & d’être homme de bien; 3°. que par-tout où il y aura des récompenses pour les talens, il ne peut plus y en avoir pour les vertus.

On ajoute: le goût des lettres, de la philosophie & des beaux-arts amollit les corps & les ames; le travail du cabinet rend les hommes délicats, affoiblit leur tempérament, & l’ame garde difficilement sa vigueur quand le corps a perdu la sienne.

On avoit toujours cru que l’extrême vigueur du corps nuisoit à celle de l’esprit; nais apparemment on suppose ici le travail de l’étude poussé jusqu’à la défaillance. Au reste, on ne peut pas mieux s’y prendre pour prouver qu’il n’y a point d’ames plus foibles que celles des philosophes: que pourroit-on opposer à cela? tout au plus l’expérience.

L’étude use la machine, épuise les esprits, détruit la force, énerve le courage, & cela seul montre assez qu’elle n’est pas faite pour nous; c’est ainsi qu’on devient lâche & pusillanime, incapable de résister également à la peine & aux passions.

C’est donc l’application à l’étude qui nous rend incapables de vaincre les passions; c’est la force du corps qui nous met en état de leur résister: assurément ces paradoxes ont au moins le mérite la nouveauté.

On n’ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de bravoure; or rien n’est plus justement suspect que l’honneur d’un poltron.

Il est vrai qu’on ne s’est point encore avisé de choisir des grenadiers parmi des Académiciens; mais il est à remarquer qu’on en use de même à l’égard des Magistrats & des Ministres de la religion: en conclura-t-on que tous ces gens-là sont sans honneur? N’y auroit-il donc plus de vertu dans le sein paisible des villes, & ne se trouveroit-elle que dans les camps, les armes à la main, pour se baigner dans le sang des hommes?

Plus loin je trouve ces mots: c’est donc une chose bien merveilleuse que d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entr’eux sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se trahir, se détruire mutuellement: il faut désormais se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes; car pour deux hommes dont les intérêts s’accordent, cent mille peut-être leur sont opposés; & il n’y a d’autre moyen, pour réussir, que de tromper ou perdre tous ces gens-là.

Voilà encore une proposition forte, bien capable d’en imposer à des lecteurs foibles & inattentifs! Il s’agit de la rendre vraie, & je dis: pour deux hommes dont les intérêts sont opposés, cent mille peut-être sont d’accord: en effet quelle multitude d’intérêts communs n’avons-nous pas, comme amis, comme parens, comme citoyens, comme hommes? Sur la totalité du genre-humain, de ma nation, ou de ma ville, combien rencontrerai je d’intérêts opposés? J’en vois, il est vrai, dans la concurrence de la même profession, qui est la source la plus ordinaire des prétentions aux mêmes choses; là, je conviens qu’on peut se laisser corrompre par la rivalité; mais les trahisons, les violences, les noirceurs arrivent-elles tout aussi-tôt? les loix, le respect humain, l’honneur, la religion, l’intérêt personnel attaché au soin de la réputation, sont ce toujours des contrepoids impuissans contre les tentations de la cupidité? Quand on veut apprécier ces hyperboles énormes, on est tout étonné de voir à quoi elles te réduisent.

Il en est de même de celles-ci: il est impossible ci celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose; l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misere, les fripons sont les plus honorés & il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir un honnête homme.

Que suppose-t-on? Que parmi nous il n’y a absolument aucune voie honnête pour acquérir des richesses ou de la considération; ce qui est si manifestement contraire à l’évidence, qu’il seroit ridicule d’entreprendre seulement de le réfuter.

Je n’auroit pas même relevé des propositions si insoutenables, si l’amour de mon siecle & de ma nation ne m’eût fait un devoir de repousser les calomnies dont on veut les flétrir aux yeux de la postérité ou des autres Peuples, près de qui notre silence eût pu passer pour un aveu tacite des crimes qu’on nous impute.

Le beau portrait du Sauvage que l’on trace ensuite avec tant de complaisance, prouve très-bien qu’il n’a pas les vices de la société, parce qu’en effet il ne peut pas les avoir, puisqu’il n’y vit pas; mais par la même conséquence, il est évident aussi qu’il n’en a ni les vertus ni le bonheur; il n’y a point de vertus, qui comme nous l’avons dit, ne supposent ou ne produisent l’union des hommes; la vie sociale est donc la source ou l’effet nécessaire de toute vertu: la vie sauvage qui suppose la haine, le mépris, ou la défiance réciproque, est un état qui dans un seul vice les comprend tous.

On décide encore, que l’homme est ne pour agir & penser, & non pour réfléchir; la réflexion ne sert qu’à le rendre malheureux, sans le rendre meilleur, &c.

Répondrai-je sérieusement à des conclusions qui marquent si visiblement l’extrémité où l’on est réduit? Prétendre que l’homme doit penser & ne doit pas réfléchir, c’est dire à-peu-près en termes équivalons qu’il doit penser & ne point penser. D’ailleurs, qu’Auroit, je à répondre? On ne croit pas pouvoir faire le procès aux sciences sans proscrire en même-tems toute réflexion, c’est-à-dire toute raison & toute vertu, & sans détruire l’essence même de l’ame; assurément, c’est m’accorder beaucoup plus que je n’Auroit osé souhaiter.

Enfin on conclut qu’on doit laisser subsister & même entretenir avec soin les Académies, les colleges, les universités, les bibliothéques, les spectacles & tous les autres amusemens qui peuvent faire diversion à la méchanceté des hommes, & les empêcher d’occuper leur oisiveté à des choses plus dangereuses &c.

On sont assez les avantages que je pourrois tirer de cette conséquence où on est forcé, ainsi que des motifs qui y ont déterminé; mais ce discours n’est déjà que trop long. Enfin nous sommes d’accord: il faut conserver & cultiver les lettres, c’est ce que j’avois dit, c’est ce qu’on est contraint d’avouer: quelques traits de satire de plus ou de moins sont désormais toute la différence de nos sentimens à l’égard des sciences: ce n’est pas la peine d’en parler davantage.

Au reste, ce n’est qu’à regret que je suis entré dans ces détails, que j,’Auroit sans doute omis, si je n’avois craint de trahir la justice de la cause que je défends: je prie mon adversaire de se souvenir que lui-même m’en a donné l’exemple le premier: la force & la vivacité de les épigrammes, son éloquence énergique qui sait répandre la persuasion sur tout ce qu’il traite, ne m’ont permis de négliger aucuns des moyens que j’avois de me défendre, & de prévenir les lecteurs contre les traits chargés d’une satire ingénieuse, utile si l’on sait la renfermer dans de justes bornes, mais dangereuse pour qui voudroit en adopter tous les excès.]

FIN.

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