[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

[389]

REPONSE DE M. FRÉRON

MADAME,

Si étois admis dans la confidence du messager des Dieux de Encyclopédie, il me seroit facile de résoudre le problème que vous me faites l’honneur de me proposer. Mais j’ignore absolument ce qui se passe dans le palais de Mercure, & ce qui se fabrique dans ses sorges. Le cyclope qui a martelé l’avis dont vous vous plaignez, avec tant de raison, a pris soin lui-même de se dérober à votre vengeance, en se couvrant du manteau de l’anonyme. Comment donc vous livrer le coupable? Mes incertitudes sont égales aux vôtres. Mais ce qui me paroît prouvé d’après votre lettre, c’est qu’on auroit le plus grand tort d’attribuer un pareil avis à M. le Marquis de Gérardin. Vous raisonnemens sont faits pour dissiper tous les soupçons à cet égard.

N’en doutez nullement, Madame, l’avis en question est l’ouvrage d’un ennemi de Rousseau, ou d’une plume vendue à ses ennemis, d’autant plus cruels, qu’en le couvrant de blessures, ils feignent de caresser son ombre. Si c’étoit un ami de Rousseau qui eut publié cet avis, lui auroit-il fait les reproches que vous relevez avec tant de force dans cette lettre? Auroit-il choisi pour cela le moment où son ami est à peine descendu dans le tombeau? Auroit-il livré cet avis à l’impression, sans le communiquer à des gens de lettres liés [390] comme lui avec l’illustre Genevois, qui en eussent fait disparoître les traits offensans pour ce grand homme, & qui eussent soufflé sur la bouffissure du style dont il est écrit?

Je ne conçois pas qu’on ait pu soupçonner un seul instant M. de Gérardin, d’avoir mis au jour un avis de cette nature; lui qui a donné tant de preuves de son attachement à votre illustre ami? Est-il vraisemblable qu’il ait avancé que l’unique ressource de Madame Rousseau, consiste en un recueil de petits airs composés par son mari? N’auroit-il pas, s’il s’étoit exprimé ainsi, joint la mal-adresse à la cruauté? c’eût été désavouer en quelque sorte les services & les ressources que Madame Rousseau trouve dans son amitié, dans la sensibilité de son coeur. Je pense donc comme vous, Madame. On ne me persuadera jamais qu’il soit l’Auteur d’un avis aussi méchant & aussi ridicule, & il doit se trouver fort offensé qu’on en ait eu même l’idée.

Quel qu’il soit, cet Auteur ténébreux, il doit rougir de son ouvrage; qu’il continue d’ensevelir son nom dans l’obscurité pour laquelle il est fait. Cette précaution qu’il a prise, prouve qu’il a senti lui-même combien étoit indécent le rôle qu’il jouoit, & révoltant le ton qu’il osoit prendre en parlant d’un homme tel que Rousseau.

Je ne finirai point cette lettre, sans vous remercier, Madame, des choses obligeantes, que votre indulgence vous a dictées pour moi; votre maniere de penser & d’écrire donne un nouveau poids à votre suffrage, & m’en sont sentir tout le prix; puissé-je un jour m’en rendre digne!

Je suis, &c.

FIN.

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