[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

PIERRE-ALEXANDRE DU PEYROU

TROISIEME LETTRE RELATIVE
A M. ROUSSEAU

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 274-277 (1782).]

TROISIEME
LETTRE RELATIVE
A M. ROUSSEAU

Du 19 Septembre, servent de Post-scriptum à celle du 31 Août 1765.

[274] Je n’avois pas tort, Mylord, de vous marquer en achevant ma derniere lettre, qu’il étoit difficile de prévoir comment finiroit cette affaire. Qui pouvoit croire en effet que les pieux défenseurs de la sainte orthodoxie deviendroient ouvertement des coupe-jarrets; que l’Auteur d’un livre pour n’avoir pas été excommunié, risqueroit d’être assassiné; & que ce seroit un tans de jeûne & de communion qu’on choisiroit pour une si bonne oeuvre?

La fermentation parmi le peuple s’étoit bornée à des murmures, à des visions, à des huées, ou à des attentats faits avec plus de méchanceté que de violence. Mais le dimanche premier septembre on en vint aux voies de fait; après s’être préparé par la communion du matin à sanctifier la journée, on la termina en lançant des pierres dans les fenêtres de M. Rousseau. Le lendemain & les jours suivans ce furent de nouveaux outrages; si M. Rousseau passoit dans la rue il étoit hué injurié, poursuivi par la populace; s’il se promenoit dans [275] la campagne on s’apprêtoit à lui tirer dessus, & toutes les nuits on insultoit sa maison. La tranquillité avec laquelle il continua de se promener tous les jours sans cortege, sans armes, parut pourtant en imposer à ces braves, & nul n’osa de jour attenter à sa personne. Mais enfin la nuit du six au sept septembre, il fut attaqué chez lui durant son sommeil sans ménagement. La maison où il loge portoit au dehors les marques des plus grandes violences. Une de ses portes fut ouverte & l’autre enfoncée, son mur fut criblé de pierres, on en lança particuliérement une fort grosse à travers la fenêtre de sa cuisine, qui porta le verre jusques dans sa chambre, & vint de volée frapper à deux pas de son lit; s’il le fut levé un moment plutôt pour venir au bruit il étoit assommé. M. le Châtelain qui fut éveillé par le tumulte étant accouru, vit avec effroi l’état des choses, & en fit le lendemain son rapport au Conseil d’Etat.

Le même jour la communauté assemblée par l’ordre du Magistat ayant appris ce qui s’étoit passé, témoigna froidement qu’elle en étoit fâchée, mais sans donner au surplus aucun ordre pour la sureté de M. Rousseau, ni lui faire dire aucun mot d’honnêteté sur le danger qu’il avoit couru la nuit derniere. Or vous saurez, Mylord, que cette même nuit, lendemain de foire, il y avoir eu des gardes extraordinaires tant du village de Motiers que de celui de Fleurier, que les gardes de Fleurier ayant voulu faire conjointement leur ronde, ceux de Motiers s’y étoient opposés, qu’ils avoient voulu la faire seuls, & cela précisément à l’heure où la maison qu’occupoit M. Rousseau fut attaquée.

Tandis que la communauté de Motiers étoit si tranquille sur [276] les attentats qui se commettoient dans son sein, celle de Couvet, grâces au mérite particulier de ses membres & aux vertus de son, respectable Pasteur, se conduisoit bien différemment. Vous savez, Mylord, que cette communauté qui dans toute occasion s’est si avantageusement distinguée, a fait à M. Rousseau l’honneur de l’élire unanimement pour un de ses membres; démarche dont le Gouvernement lui, a su gré, & donc Mylord Maréchal l’a fait remercier par des Magistrats. Assemblée, de grand matin au premier bruit du danger qu’avoit couru M. Rousseau, elle lui fit sur le champ une députation de trois de ses Officiers, pour le prier de venir occuper au milieu d’eux un logement tout meublé qu’on lui tenoit prêt, & où ils sauroient bien le défendre contre quiconque oseroit attenter à sa sureté; lui offrant en même tans les voitures pour transporter ses effets, & tous les soins nécessaires pour qu’il pût déloger au moment même. Je n’ai pas besoin de vous dire quel effet fit sur M. Rousseau cette offre si généreuse & si noblement faite, lui dont l’ame est si sensible à tous les procédés honnêtes, & qu’assurément on n’a pas gâté sur ce point.

Pénétré de cette offre, il ne l’a pourtant point encore acceptée. On craint que le voisinage des deux paroisses ne l’empêche de suivre à cet égard son penchant. En attendant vous serez charmé d’apprendre qu’il a pris enfin le parti de s’éloigner de Motiers. On peut rester, parmi des fanatiques en déplorant leur aveuglement, & parmi des foux en déplorant leur folie; mais il n’est pas permis à un homme raisonnable qui fait quelque cas du repos de ses amis, de rester volontairement parmi des furieux toujours prêts à le massacrer.

[277] Au moment de fermer ma lettre, j’apprends, Mylord, des particularités qui vous seront juger de l’excès du désordre qui regne à Motiers. Par ordre exprès de M. le Châtelain qui a cru cette précaution indispensable, deux gardes bien armés, & choisis dans la communauté de Couvet, ont constamment passé la nuit dans la maison qu’occupoit M. Rousseau, jusques au déménagement complet de ses effets. On ajoute que ce Magistrat, chargé par le Gouvernement de faire les enquêtes les plus exactes pour découvrir les coupables, & se trouvant à cause de cela, menacé dans une pasquinade, des mêmes violences exercées contre M. Rousseau, s’est vu obligé pour sa sureté, d’avoir aussi des gardes chez lui pendant la nuit, & qu’enfin il a pris le sage parti de quitter Motiers, pour aller établir son domicile à Couvet. Sans doute que Messieurs du Conseil-d’Etat trouveront bientôt des moyens de faire rétablir la sureté publique, & de faire respecter le Souverain & l’autorité qu’il leur a confiée; sans quoi rentrant dans l’état de nature, chacun de nous se verra forcé à pourvoir à sa défense, & à devenir son propre vengeur.

J’ai l’honneur d’être avec un parfait dévouement pour la vie,

MYLORD,

Votre très-humble & très obéissant serviteur,

DU PEYROU.

Neufchâtel le 19 Septembre 1765.

FIN.

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