JEAN JACQUES ROUSSEAU

COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,

IN-4°, 1780-1789.

VOLUME 14

Supplément
à la collection
des œuvres
de
J. J. Rousseau, tome second

L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.

J.M. GALLANAR, ÉDITEUR


TABLE

Projet pour l’Éducation de M. de Ste Marie p. 1.

Oraison Funèbre de S. A: S. Monseigneur le Duc d’Orléans p, 25.

Les Prisonniers de Guerre, Comédie p. 49.

Lettres à M. Dutens p. 84.

Lettres à M. D... B... sur la réfutation du Livre de l’Esprit d’Helvétius...p. 95.

Lettre de J.J. Rousseau à son Libraire de Paris p. 116.

Sentiment des Citoyens p. 117.

Pièces relatives à la persécution suscitée à Motiers-Travers...p. 125.

Réfutation du Libelle précédent par M. le Professeur de Montmollin...p. 156.

Seconde Lettre relative à M.J.J. Rousseau, adressée à Mylord comte de Wemyss p. 215..

Remarques, &c. p. 242.

Troisième Lettre relative a M. J.J. Rousseau p. 174.

Exposé succinct de la Contestation ...entre M. Hume & M. Rousseau...p.279.

Déclaration adressée par M. d’Alembert aux Éditeurs p. 355.

Remarques p. 356.

Justification de J. J. Rousseau dans la contestation...M. Hume p. 362.

Observations sur l’Exposé succinct &c p. 372.

Plaidoyer pour & contre J.J. Rousseau & le Docteur David Hume p.417.

Le Docteur Pansophe, ou Lettres de M. de Voltaire p.553.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

PROJET POUR L’EDUCATION
DE MONSIEUR DE SAINTE-MARIE

[1740. == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto Édition; t. XIV, pp. 1-24 (1782); la Pléiade édition t. IV, pp. 33-51, 1853]

PROJET
POUR L’EDUCATION
DE MONSIEUR
DE SAINTE-MARIE.

[1] Vous m’avez fait l’honneur, Monsieur, de me confier l’instruction de Mrs. vos enfans. C’est à moi d’y répondre par tous mes soins & par toute l’étendue des lumieres que je puis avoir; & j’ai cru que pour cela, mon premier objet devoit être de bien connoître les sujets auxquels j’aurai affaire: c’est à quoi j’ai principalement employé le tans qu’il y a que j’ai l’honneur d’être dans votre maison, & je crois d’être suffisamment au fait à cet égard pour pouvoir régler là-dessus le plan de leur éducation. Il n’est pas nécessaire que je vous fasse compliment, Monsieur, sur ce que j’y ai remarqué d’avantageux, l’affection que j’ai conçue pour eux se déclarera par des marques plus solides que des louanges, & ce n’est pas un pere aussi tendre & aussi éclairé que vous. l’êtes, qu’il faut instruire des belles qualités de ses enfans.

Il me reste à présent, Monsieur, d’être éclairci par vous-même des vues particulieres que vous pouvez avoir sur chacun [2] d’eux, du degré d’autorité que vous êtes dans le dessein de m’accorder à leur égard, & des bornes que vous donnerez à mes droits pour les récompenses & les châtimens.

Il est probable, Monsieur, que m’ayant fait la faveur de m’agréer dans votre maison avec un appointement honorable & des distinctions flatteuses, vous avez attendu de moi des effets qui répondissent à des conditions si avantageuses, & l’on voit bien qu’il ne falloit pas tant de frais ni de façons pour donner à Messieurs vos enfans un précepteur ordinaire qui leur apprît le rudiment, l’orthographe & le catéchisme: je me promets bien aussi de justifier de tout mon pouvoir les espérances favorables que vous avez pu concevoir sur mort compte, & tout plein d’ailleurs de fautes & de foiblesses, vous ne me trouverez jamais à me démentir un instant sur le zele & l’attachement que je dois à mes éleves.

Mais, Monsieur, quelques soins & quelques peines que je puisse prendre, le succès est bien éloigné de dépendre de moi seul. C’est l’harmonie parfaite qui doit régner entre nous, la confiance que vous daignerez m’accorder, & l’autorité que vous me donnerez sur mes éleves qui décidera de l’effet de mon travail. Je crois, Monsieur, qu’il vous est tout manifeste qu’un homme qui n’a sur des enfans des droits de nulle espece, sois pour rendre ses instructions aimables, soit pour leur donner du poids, ne prendra jamais d’ascendant sur des esprits qui, dans le fond, quelque précoces qu’on les veuille supposer, réglent toujours à certain âge les trois quarts de leurs opérations sur les impressions des sens. Vous sentez aussi qu’un maître obligé de porter ses plaintes sur [3] toutes les fautes d’un enfant, se gardera bien, quand il le pourroit avec bienséance, de se rendre insupportable en renouvellant sans cesse de vaines lamentations; & d’ailleurs, mille petites occasions décisives de faire une correction, ou de flatter à propos, s’échappent dans l’absence d’un pere & d’une mere, ou dans des momens où il seroit messéant de les interrompre aussi désagréablement, & l’on n’est plus à tans d’y revenir dans un autre instant, où le changement des idées d’un enfant lui rendroit pernicieux ce qui auroit été salutaire: enfin un enfant qui ne tarde pas à s’appercevoir de l’impuissance d’un maître à son égard, en prend occasion de faire peu de cas de ses défenses & de ses préceptes, & de détruire sans retour l’ascendant que l’autre s’efforçoit de prendre. Vous ne devez pas croire, Monsieur, qu’en parlant sur ce ton-là, je souhaite de me procurer le droit de maltraiter Mrs. vos enfans par des coups; je me suis toujours déclaré contre cette méthode; rien ne me paroîtroit plus triste pour M. de Ste. Marie que s’il ne restoit que cette voie de le réduire, & j’ose me promettre d’obtenir désormais de lui tout ce qu’on aura lieu d’en exiger, par des voies moins dures & plus convenables, si vous goûtez le plan que j’ai l’honneur de vous proposer.

D’ailleurs, à parler franchement, si vous pensez, Monsieur, qu’il y eût de l’ignominie à Monsieur votre fils d’être frappé par des mains étrangeres, je trouve aussi de mon côté qu’un honnête homme ne sauroit gueres mettre les siennes à un usage plus honteux que de les employer à maltraiter un enfant: mais à l’égard de M. de Ste. Marie, il ne manque pas de voies de le châtier dans le besoin, par des mortification [4] qui lui seroient encore plus d’impression, & qui produiroient de meilleurs effets; car dans un esprit aussi vif que le lien, l’idée des coups s’effacera aussi-tôt que la douleur, tandis que celle d’un mépris marqué, ou d’une privation sensible, y restera beaucoup plus long-tans.

Un maître doit être craint; il faut pour cela que l’éleve soit bien convaincu qu’il est en droit de le punir: mais il doit sur-tout être aimé, & quel moyen à un gouverneur de se faire aimer d’un enfant à qui il n’a jamais à proposer que des occupations contraires à son goût, si d’ailleurs il n’a le pouvoir de lui accorder certaines petites douceurs de détail qui ne coûtent presque ni dépenses ni perte de tans, & qui ne laissent pas, étant ménagées à propos, d’être extrêmement sensibles à un enfant, & de l’attacher beaucoup à son maître. J’appuyerai peu sur cet article, parce qu’un pere peut sans inconvénient, se conserver le droit exclusif d’accorder des graces à son fils, pourvu qu’il y apporte les précautions suivantes, nécessaires sur-tout à M. de Ste. Marie dont la vivacité, & le penchant à la dissipation demandent plus de dépendance.1°. Avant que de lui faire quelque cadeau, savoir secrétement du gouverneur s’il a lieu d’être satisfait de la conduite de l’enfant. 2°. Déclarer au jeune homme que quand il a quelque grace à demander, il doit le faire par la bouche de son gouverneur, & que s’il lui arrive de la demander de son chef, cela seul suffira pour l’en exclure. 3°. Prendre de-là occasion de reprocher quelquefois au gouverneur qu’il est trop bon, que son trop de facilité nuira au progrès de son élevé & que c’est à sa prudence à lui de corriger ce qui [5] manque à la modération d’un enfant. 4°. Que si le maître croit avoir quelque raison de s’opposer à quelque cadeau qu’on voudroit faire à son élevé, refuser absolument de le lui accorder, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le moyen de fléchir son précepteur. Au reste, il ne sera point du tout nécessaire d’expliquer au jeune enfant dans l’occasion qu’on lui accorde quelque faveur précisément parce qu’il a bien fait son devoir; mais il vaut mieux qu’il conçoive que les plaisirs & les douceurs sont les suites naturelles de la sagesse & de la bonne conduite, que s’il les regardoit comme des récompenses arbitraires qui peuvent dépendre du caprice, & qui dans le fond ne doivent jamais être proposées pour l’objet, & le prix de l’étude & de la vertu.

Voilà tout au moins, Monsieur, les droits que vous devez m’accorder sur M. votre fils, si vous souhaitez de lui donner une heureuse éducation, & qui réponde aux belles qualités qu’il montre à bien des égards, mais qui actuellement sont offusquées par beaucoup de mauvais plis qui demandent d’être corrigés à bonne heure, & avant que le tans ait rendu la chose impossible. Cela est si vrai, qu’il s’en faudra beaucoup, par exemple, que tant de précautions ne soient nécessaires envers M. de Condillac, il a autant besoin d’être poussé que l’autre d’être retenu, & je saurai bien prendre de moi-même, tout l’ascendant dont j’aurai besoin sur lui: mais pour M. de Ste. Marie, c’est un coup de partie pour son éducation, que de lui donner une bride qu’il sente & qui soit capable de le retenir & dans l’état où sont les choses, les sentimens que vous souhaitez, Monsieur, qu’il ait sur mon compte, dépendent beaucoup plus de vous que de moi-même.

[6] Je suppose toujours, Monsieur, que vous n’auriez garde de confier l’éducation de Mrs. vos enfans à un homme que vous ne croiriez pas digne de votre estime, & ne pensez point, je vous prie, que par le parti que j’ai pris de m’attacher sans réserve à votre maison dans une occasion délicate, j’aye prétendu vous engager vous-même en aucune maniere; il y a bien de la différence entre nous: en faisant mon devoir autant que vous m’en laisserez la liberté, je ne suis responsable de rien, & dans le fond, comme vous êtes, Monsieur, le maître & le supérieur naturel de vos enfans, je ne suis pas en droit de vouloir à l’égard de leur éducation, forcer votre goût de se rapporter au mien; ainsi, après vous avoir fait les représentations qui m’ont paru nécessaires, s’il arrivoit que vous n’en jugeassiez pas de même, ma conscience serait quitte à cet égard, & il ne me resteroit qu’à me conformer à votre volonté. Mais pour vous, Monsieur, nulle considération humaine ne peut balancer ce que vous devez aux moeurs & à l’éducation de Mrs. vos enfans, & je ne trouverois nullement mauvais qu’après m’avoir découvert des défauts, que vous n’auriez peut-être pas d’abord apperçus, & qui seroient d’une certaine conséquence pour mes éleves, vous vous pourvussiez ailleurs d’un meilleur sujet.

J’ai donc lieu de penser que tant que vous me souffrez dans votre maison, vous n’avez pas trouvé en moi de quoi effacer l’estime dont vous m’aviez honoré. Il est vrai, Monsieur, que je pourrois me plaindre que dans les occasions où j’ai pu commettre quelque faute, vous ne m’ayez pas sait l’honneur de m’en avertir tout uniment, c’est une grace que je [7] vous ai demandée en entrant chez vous, & qui marquoit du moins ma bonne volonté: & si ce n’est en ma propre considération, ce seroit du moins pour celle de Mrs. vos enfans, de qui l’intérêt seroit que je devinsse un homme parfait, s’il étoit possible.

Dans ces suppositions, je crois, Monsieur, que vous ne devez pas faire difficulté de communiquer à M. votre fils les bons sentimens que vous pouvez avoir sur mon compte, & que comme il est impossible que mes fautes & mes foiblesses échappent à des yeux aussi clairvoyans que les vôtres, vous ne sauriez trop éviter de vous en entretenir en sa présence car ce sont des impressions qui portent coup, & comme dit M. de la Bruyere, le premier soin des enfans est de chercher les endroits foibles de leurs maîtres pour acquérir le droit de les mépriser: or, je demande quelle impression pourvoient faire les leçons d’un homme pour qui son écolier auroit du mépris?

Pour me flatter d’un heureux succès dans l’éducation de M. votre fils, je ne puis donc pas moins exiger que d’en être aimé, craint & estimé. Que si l’on me répondoit que tout cela devoit être mon ouvrage, & que c’est ma faute si je n’y ai pas réussi, j’aurois à me plaindre d’un jugement si injuste; vous n’avez jamais eu d’explication avec moi sur l’autorité que vous me permettiez de prendre à son égard, ce qui étoit d’autant plus nécessaire que je commence un métier que je n’ai jamais fait, que lui ayant trouvé d’abord une résistance parfaite à mes instructions & une négligence excessive pour moi, je n’ai su comment le réduire; & qu’au moindre mécontentement [8] il couroit chercher un asyle inviolable auprès de son papa, auquel peut-être il ne manquoit pas ensuite de conter les choses comme il lui plaisoit.

Heureusement le mal n’est pas grand; à l’âge ou il est, nous avons eu le loisir de nous tâtonner pour ainsi dire réciproquement, sans que ce retard ait pu porter encore un grand préjudice à ses progrès, que d’ailleurs la délicatesse de sa santé n’auroit pas permis de pousser beaucoup:* [*Il étoit fort languissant quand je suis entré dans la maison: aujourd’hui sa santé s’affermit visiblement.] mais comme les mauvaises habitudes, dangereuses à tout âge le sont infiniment plus à celui-là, il est tans d’y mettre ordre sérieusement: non pour le charger d’études & de devoirs, mais pour lui donner à bonne heure un pli d’obéissance & de docilité qui se trouve tout acquis quand il en sera tems.

Nous approchons de la fin de l’année: vous ne sauriez, Monsieur, prendre une occasion plus naturelle que le commencement de l’autre pour faire un petit discours à Monsieur votre fils à la portée de son âge, qui lui mettant devant les yeux les avantages d’une bonne éducation, & les inconvéniens d’une enfance négligée, le dispose à se prêter de bonne grace à ce que la connoissance de l’on intérêt bien entendu nous sera dans la suite exiger de lui. Après quoi, vous auriez la bonté de me déclarer en sa présence que vous me rendez le dépositaire de votre autorité sur lui, & que vous m’accordez sans réserve le droit de l’obliger à remplir son devoir par tous les moyens qui me paroîtront convenables, lui ordonnant, en conséquence, de m’obéir, comme à vous-même, sous peine de votre indignation. [9] Cette déclaration qui ne sera que pour faire sur lui une plus vive impression, n’aura d’ailleurs d’effet que conformément à ce que vous aurez pris la peine de me prescrire en particulier.

Voilà, Monsieur, les préliminaires qui nie paroissent indispensables pour s’assurer que les soins que je donnerai à Monsieur votre fils ne seront pas des soins perdus. Je vais maintenant tracer l’esquisse de son éducation, telle que j’en avois conçu le plan sur ce que j’ai connu jusqu’ici de son caractere & de vos vues. Je ne le propose point comme une regle à laquelle il faille s’attacher, mais comme un projet qui ayant besoin d’être refondu & corrigé par vos lumieres & par celles de M. l’abbé de... servira seulement à lui donner quelque idée du génie de l’enfant à qui nous avons à faire, & je m’estimerai trop heureux que M. votre frere veuille bien me guider dans les routes que je dois tenir: il peut être assuré que je me serai un principe inviolable de suivre entiérement, & selon toute la petite portée de mes lumieres & de mes talens, les routes qu’il aura pris la peine de me prescrire avec votre agrément.

Le but que l’on doit se proposer dans l’éducation d’un jeune homme, c’est de lui former le coeur, le jugement, & l’esprit; & cela dans l’ordre que je les nomme: la plupart des maîtres, les pédans sur-tout, regardent l’acquisition & l’entassement des sciences comme l’unique objet d’une belle éducation, sans penser que souvent comme dit Moliere:

Un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant. [10] D’un autre côté bien des peres méprisant assez tout ce qu’on appelle études, ne se soucient gueres que de former leurs enfans aux exercices du corps & à la connoissance du monde. Entre ces extrémités nous prendrons un juste milieu pour conduire M. votre fils; les sciences ne doivent pas être négligées, j’en parlerai tout-à-l’heure, mais aussi elles ne doivent pas précéder les moeurs sur-tout dans un esprit pétillant & plein de feu, peu capable d’attention jusqu’à un certain âge, & dont le caractere se trouvera décidé très à bonne heure. A quoi sert à un homme le savoir de Varron, si d’ailleurs il ne sait pas penser juste: que s’il a eu le malheur de laisser corrompre son coeur, les sciences sont dans sa tête comme autant d’armes entre les mains d’un furieux. De deux personnes également engagées dans le vice, le moins habile sera toujours le moins de mal, & les sciences, même les plus spéculatives & les plus, éloignées en apparence de la société, ne laissent pas d’exercer l’esprit, & de lui donner en l’exerçant, une force dont il est facile d’abuser dans le commerce de la vie quand on a le coeur mauvais.

Il y a plus à l’égard de M. de Ste. Marie. Il a conçu un dégoût si fort contre tout ce qui porte le nom d’étude & d’application, qu’il faudra beaucoup d’art & de tans pour le détruire, & il seroit fâcheux que ce tems-là fût perdu pour lui: car il y auroit trop d’inconvéniens à le contraindre, & il vaudroit encore mieux qu’il ignorât entièrement ce que c’est qu,’études & que sciences, que de ne les connoître que pour les dé tester.

A l’égard de la religion & de la morale; ce n’est point par [11] la multiplicité des préceptes qu’on pourra parvenir à lui en inspirer des principes solides qui servent de réglé à sa conduite pour le reste de sa vie. Excepté les élémens à la portée de son âge, on doit moins songer à fatiguer sa mémoire d’un détail de loix & de devoirs, qu’à disposer son esprit & son coeur à les connoître & à les goûter, à mesure que l’occasion se présentera de les lui développer; & c’est par-là même que ces préparatifs sont tout-à-fait à la portée de son âge & de son esprit, parce qu’ils ne renferment que des sujets curieux & intéressans sur le commerce civil, sur les arts & les métiers, & sur la maniere variée dont la Providence a rendu tous les hommes utiles & nécessaires les uns aux autres. Ces sujets qui sont plutôt des matieres de conversations & de promenades que d’études réglées, auront encore divers avantages dont l’effet me paroît infaillible.

Premiérement; n’affectant point désagréablement son esprit par des idées de contrainte & d’étude réglée, & n’exigeant pas de lui une attention pénible & continue, ils n’auront rien de nuisible à sa santé. En second lieu, ils accoutumeront à bonne heure son esprit à la réflexion & à considérer les choses par leurs suites & par leurs effets. 3°. Ils le rendront curieux & lui inspireront du goût pour les sciences naturelles.

Je devrois ici aller au-devant d’une impression qu’on pourroit recevoir de mon projet, en s’imaginant que je ne cherche qu’a m’égayer moi-même & à me débarrasser de ce que les leçons ont de sec & d’ennuyeux, pour me procurer une occupation plus agréable. Je ne crois pas, Monsieur, qu’il puisse vous tomber dans l’esprit de penser ainsi sur mon compte. [12]Peut-être jamais homme ne se fit une affaire plus importante que celle que je me fais de l’éducation de Mrs. vos enfans, pour peu que vous veuilliez seconder mon zele: vous n’avez pas eu lieu de vous appercevoir jusqu’à présent que je cherche à fuir le travail, mais je ne crois point que pour se donner un air de zele & d’occupation, un maître doive affecter de sur-charger ses éleves d’un travail rebutant & sérieux, de leur montrer toujours une contenance sévere & fâchée, & de se faire ainsi à leurs dépens la réputation d’homme exact & laborieux. Pour moi, Monsieur, je le déclare une sois pour toutes; jaloux jusqu’au scrupule de l’accomplissement de mon devoir, je suis incapable de m’en relâcher jamais: mon goût ni mes principes ne me portent ni à la paresse ni au relâchement: mais de deux voies pour m’assurer le même succès je préférerai toujours celle qui coûtera le moins de peine & de désagrément à mes éleves, & j’ose assurer, sans vouloir passer pour un homme très-occupé, que moins ils travailleront en apparence, & plus en effet je travaillerai pour eux.

S’il y a quelques occasions où la sévérité soit nécessaire à l’égard des enfans, c’est dans les cas où les moeurs sont attaquées, ou quand il s’agit de corriger de mauvaises habitudes. Souvent, plus un enfant a d’esprit & plus la connoissance de ses propres avantages le rend indocile sur ceux qui lui restent à acquérir. De-là, le mépris des inférieurs, la désobéissance aux supérieurs, & l’impolitesse avec les égaux: quand on se croit parfait, dans quels travers ne donne-t-on pas? M. de Ste. Marie a trop d’intelligence pour ne pas sentir ses belles qualités, mais si l’on n’y prend garde il y comptera trop, [13] & négligera d’en tirer tout le parti qu’il faudroit. Ces semences de vanité ont déjà produit en lui bien des petits penchans nécessaires à corriger. C’est à cet égard, Monsieur, que nous ne saurions agir avec trop de correspondance, & il est très-important que dans les occasions où l’on aura lieu d’être mécontent de lui, il ne trouve de toutes parts qu’une apparence de mépris & d’indifférence, qui le mortisiera d’autant plus que ces marques de froideur ne lui seront point ordinaires. C’est punir l’orgueil par ses propres armes & l’attaquer dans sa source même, & l’on peut s’assurer que M. de Ste. Marie est trop bien né pour n’être pas infiniment sensible à l’estime des personnes qui lui sont cheres.

La droiture du coeur, quand elle est affermie par le raisonnement, est la source de la justesse de l’esprit; un honnête homme pense presque toujours juste, & quand on est accoutumé dès l’enfance à ne pas s’étourdir sur la réflexion, & à ne se livrer au plaisir présent qu’après en avoir pesé les suites & balancé les avantages avec les inconvéniens, on a presque, avec un peu d’expérience, tout l’acquis nécessaire pour former le jugement. Il semble en effet, que le bon sens dépend encore plus des sentimens du coeur que des lumieres de l’esprit, & l’on éprouve que les gens les plus savans & les plus éclairés ne sont pas toujours ceux qui le conduisent le mieux dans les affaires de la vie: ainsi après avoir rempli M. de Ste. Marie de bons principes de morale, on pourroit le regarder en un sens comme assez avancé dans la science du raisonnement mais s’il est quelque point important dans son éducation c’est sans contredit celui-là, & l’on ne sauroit trop bien lui apprendre [14] à connoître les hommes, à savoir les prendre par leurs vertus & même par leurs foibles pour les amener à son but, & à choisir toujours le meilleur parti dans les occasions difficiles. Cela dépend en partie de la maniere dont on l’exercera à considérer les objets & à les retourner de toutes leurs faces, & en partie de l’usage du monde. Quant au premier point, vous y pouvez contribuer beaucoup, Monsieur, & avec un très-grand succès, en feignant quelquefois de le consulter sur la maniere dont vous devez vous conduire dans des incidens d’invention; cela flattera sa vanité, & il ne regardera point comme un travail le tems qu’on mettra à délibérer sur une affaire où sa voix sera comptée pour quelque chose. C’est dans de telles conversations qu’on peut lui donner le plus de lumieres sur la science du monde, & il apprendra plus dans deux heures de tems par ce moyen, qu’il ne seroit en un an par des instructions en regle; mais il faut observer de ne lui présenter que des matieres proportionnées à son âge, & surtout l’exercer long-tems sur des sujets où le meilleur parti se présente aisément; tant afin de l’amener facilement à le trouver comme de lui-même, que pour éviter de lui faire envisager les affaires de la vie, comme une suite de problêmes où les divers partis paroissant également probables, il seroit presque indifférent de se déterminer plutôt pour l’un que pour l’autre, ce qui le meneroit à l’indolence dans le raisonnement & à l’indifférence dans la conduite.

L’usage du monde est aussi d’une nécessité absolue & d’autant plus pour M. de Ste. Marie que, né timide, il a besoin de voir souvent compagnie pour apprendre à s’y trouver en [15] liberté, & à s’y conduire avec ces graces & cette aisance qui caractérisent l’homme du monde & l’homme aimable. Pour cela, Monsieur, vous auriez la bonté de m’indiquer deux ou trois maisons où je pourrois le mener quelquefois par forme de délassement & de récompense; il est vrai qu’ayant à corriger en moi-même les défauts que je cherche à prévenir en lui, je pourrois paroître peu propre à cet usage. C’est à vous Monsieur & à Madame sa mere à voir ce qui convient, & à vous donner la peine de le conduire quelquefois avec vous si vous jugez que cela lui fait plus avantageux. Il sera bon aussi que quand on aura du monde on le retienne dans la chambre, & qu’en l’interrogeant quelquefois & à propos sur les matieres de la conversation, on lui donne lieu de s’y mêler insensiblement. Mais il y a un point sur lequel je crains de ne me pas trouver tout-à-fait de votre sentiment. Quand M. de Ste. Marie se trouve en compagnie sous vos yeux, il badine & s’égaye autour de vous, & n’a des yeux que pour son papa; tendresse bien flatteuse & bien aimable, mais s’il est contraint d’aborder une autre personne ou de lui parler, aussi-tôt il est décontenancé, il ne peut marcher ni dire un seul mot, ou bien il prend l’extrême & lâche quelque indiscrétion. Voilà qui est pardonnable à son âge mais enfin on grandit, & ce qui convenoit hier ne convient plus aujourd’hui, & j’ose dire qu’il n’apprendra jamais à se présenter, tant qu’il gardera ce défaut. La raison en est, qu’il n’est point en compagnie quoiqu’il y ait du monde autour de lui; de peur d’être contraint de se gêner il affecte de ne voir personne, & le papa lui sert d’objet pour se distraire de tous les autres. Cette hardiesse forcée bien [16] loin de détruire sa timidité ne sera surement que l’enraciner davantage, tant qu’il n’osera point envisager une assemblée ni répondre à ceux qui lui adressent la parole. Pour prévenir cet inconvénient, je crois, Monsieur, qu’il seroit bien de le tenir quelquefois éloigné de vous, soit à table soit ailleurs, & de le livrer aux étrangers pour l’accoutumer de se familiariser avec eux.

On concluroit très-mal si de tout ce que je viens de dire, on concluroit que me voulant débarrasser de la peine d’enseigner, ou peut-être, par mauvais goût méprisant les sciences, je n’ai nul dessein d’y former M. votre fils, & qu’après lut avoir enseigné les élémens indispensables, je m’en tiendrai là, sans me mettre en peine de le pousser dans les études convenables. Ce n’est pas ceux qui me connoîtront qui raisonneroient ainsi; on sait mon goût déclaré pour les sciences, & je les ai assez cultivées pour avoir dû y faire des progrès pour peu que j’eusse en de disposition.

On a beau parler au désavantage des études & tâcher d’en anéantir la nécessité, & d’en grossir les mauvais effets, il sera toujours beau & utile de savoir; & quant au pédantisme, ce n’est pas l’étude même qui le donne, mais la mauvaise disposition du sujet. Les vrais savans sont polis & ils sont modestes, parce que la connoissance de ce qui leur manque, les empêche de tirer vanité de ce qu’ils ont, & il n’y a que les petits génies & les demi-savans qui croyant de savoir tout, méprisent orgueilleusement ce qu’ils ne connoissent point. D’ailleurs, le goût des lettres est d’une grande ressource dans la vie, même pour un homme d’épée. Il est bien gracieux de [17] n’avoir pas toujours besoin du concours des autres hommes pour se procurer des plaisirs, & il se commet tant d’injustices dans le monde, l’on y est sujet à tant de revers, qu’on a souvent occasion de s’estimer heureux de trouver des amis & des consolateurs dans son cabinet, au défaut de ceux que le monde nous ôte ou nous refuse.

Mais il s’agit d’en faire naître le goût à M. votre fils, qui témoigne actuellement une aversion horrible pour tout ce qui sent l’application. Déjà la violence n’y doit concourir en rien, j’en ai dit la raison ci-devant mais pour que cela revienne naturellement, il faut remonter jusqu’à la source de cette antipathie. Cette source est un goût excessif de dissipation qu’il a pris en badinant avec ses freres & sa soeur, qui fait qu’il ne peut souffrir qu’on l’en distraise un instant, & qu’il prend en aversion tout ce qui produit cet effet: car d’ailleurs, je me suis convaincu qu’il n’a nulle haine pour l’étude en elle-même, & qu’il y a même des dispositions dont on peut se promettre beaucoup. Pour remédier à cet inconvénient, il faudroit lui procurer d’autres amusemens qui le détachassent des niaiseries auxquelles il s’occupe, & pour cela, le tenir un peu séparé de ses freres & de sa soeur; c’est ce qui ne se peut gueres faire dans un appartement comme le mien, trop petit pour les mouvemens d’un enfant aussi vis & où même il seroit dangereux d’altérer sa santé, si l’on vouloit le contraindre d’y rester trop renfermé. Il seroit plus important, Monsieur, que vous ne pensez, d’avoir une chambre raisonnable pour y faire son étude & son séjour ordinaire; je tâcherois de la lui rendre aimable par ce [18] que je pourrois lui présenter de plus riant, & ce seroit déjà beaucoup de gagné que d’obtenir qu’il se plût dans l’endroit où il doit étudier. Alors pour le détacher insensiblement de ces badinages puériles, je me mettrois de moitié de tous ses amusemens, & je lui en procurerois des plus propres à lui plaire & à exciter sa curiosité, de petits jeux, des découpures, un peu de dessein, la musique, les instrumens, un prisme, un microscope, un verre ardent, & mille autres petites curiosités me fourniroient des sujets de le divertir & de l’attacher peu-à-peu à son appartement, au point de s’y plaire plus que par-tout ailleurs. D’un autre côté, on auroit soin de me l’envoyer dès qu’il seroit levé sans qu’aucun prétexte, pût l’en dispenser; l’on ne permettroit point qu’il allât dandinant par la maison, ni qu’il se réfugiât près de vous aux heures de son travail, & afin de lui faire regarder l’étude comme d’une importance que rien ne pourroit balancer, on éviteroit de prendre ce tems pour le peigner, le friser, ou lui donner quelque autre soin nécessaire. Voici, par rapport à moi, comment je m’y prendrois pour l’amener insensiblement à l’étude de son propre mouvement. Aux heures où je voudrois l’occuper, je lui retrancherois toute espece d’amusement, & je lui proposerois le travail de cette heure-là; s’il ne s’y livroit pas de bonne grâce, je ne ferois pas même semblant de m’en appercevoir, & je le laifferois seul & sans amusement se morfondre, jusqu’à ce que l’ennui d’être absolument sans rien faire l’eût ramené de lui-même à ce que j’exigeois de lui; alors j’affecterois de répandre un enjouement une gaîté sur son travail qui lui fît sentir la différence qu’il [19] y a, même pour le plaisir, de la fainéantise à une occupation honnête. Quand ce moyen ne réussiroit pas, je ne le maltraiterais point; mais je lui retrancherois toute récréation pour ce jour là, en lui disant froidement que je ne prétends point le faire étudier par force: mais que le divertissement n’étant légitime que quand il est le délassement du travail, ceux qui ne sont rien n’en ont aucun besoin: de plus, vous auriez la bonté de convenir avec moi d’un signe par lequel sans apparence d’intelligence, je pourrois vous témoigner de même qu’à Madame sa mere quand je serois mécontent de lui. Alors la froideur & l’indifférence qu’il trouveroit de toutes parts, sans cependant lui faire le moindre reproche, le surprendrait d’autant plus qu’il ne s’appercevroit point que je me fusse plaint de lui & il se porteroit à croire que comme la récompense naturelle du devoir est l’amitié & les caresses de ses supérieurs, de même la fainéantise & l’oisiveté portent avec elles un certain caractere méprisable qui se fait d’abord sentir, & qui refroidit tout le monde à son égard.

J’ai connu un pere tendre qui ne s’en fioit pas tellement à un mercenaire sur l’instruction de ses enfans, qu’il ne voulût lui-même y avoir l’oeil; le bon pere, pour ne rien négliger de tout ce qui pouvoit donner de l’émulation à ses enfans, avoit adopté les mêmes moyens que j’expose ici. Quand il revoyoit ses enfans il jettoit avant que de les aborder un coup-d’oeil sur leur gouverneur: lorsque celui-ci touchoit de la main droite le premier bouton de son habit, c’étoit une marque qu’il étoit content, & le pere caressoit son fils à son ordinaire; si le gouverneur touchoit le second, alors c’étoit [20] marque d’une parfaite satisfaction, & le pere ne donnoit point de bornes à la tendresse de ses caresses & y ajoutoit ordinairement quelque cadeau, mais sans affectation: quand le gouverneur ne faisoit aucun signe, cela vouloit dire qu’il étoit mal satisfait, & la froideur du pere répondoit au mécontentement du maître: mais, quand de la main gauche celui-ci touchoit sa premiere boutonniere, le pere faisoit sortir son fils de sa présence & alors le gouverneur lui expliquoit les fautes de l’enfant. J’ai vu ce jeune seigneur acquérir en peu de tems de si grandes perfections, que je crois qu’on ne peut trop bien augurer d’une méthode qui a produit de si bons effets: ce n’est aussi qu’une harmonie & une correspondance parfaite entre un pere & un précepteur qui peut assurer le succès d’une bonne éducation; & comme le meilleur pere se donneroit vainement des mouvemens pour bien élever son fils, si d’ailleurs il le laissoit entre les mains d’un précepteur inattentif, de même le plus intelligent & le plus zélé de tous les maîtres prendroit des peines inutiles, si le pere, au lieu de le seconder, détruisoit son ouvrage par des démarches à contre-tems.

Pour que M. votre fils prenne ses études à coeur, je crois, Monsieur, que vous devez témoigner y prendre vous-même beaucoup de part. Pour cela vous auriez la bonté de l’interroger quelquefois sur ses progrès, mais dans les tems seulement & sur les matieres où il aura le mieux fait, afin de n’avoir que du contentement & de la satisfaction à lui marquer, non pas cependant par de trop grands éloges, propres à lui inspirer de l’orgueil & à le faire trop compter sur lui-même. [21] Quelquefois aussi, mais plus rarement, votre examen rouleroit sur les matieres où il se sera négligé; alors vous vous informeriez de sa santé & des causes de son relâchement, avec des marques d’inquiétude qui lui en communiqueroient à lui-même.

Quand vous, Monsieur, ou Madame sa mere aurez quelque cadeau à lui faire, vous aurez la bonté de choisir les tems où il y aura le plus lieu d’être content de lui, ou du moins de m’en avertir d’avance, afin que j’évite dans ce tems-là de l’exposer à me donner sujet de m’en plaindre; car à cet âge-là les moindres irrégularités portent coup.

Quant à l’ordre même de ses études, il sera très-simple pendant les deux ou trois premieres années. Les élémens du latin, de l’histoire & de la géographie partageront son tems: à l’égard du latin, je n’ai point dessein de l’exercer par une étude trop méthodique, & moins encore par la composition des thêmes; les thèmes, suivant M. Rollin, sont la croix des enfans, & dans l’intention où je suis de lui rendre ses études aimables, je me garderai bien de le faire passer par cette croix, ni de lui mettre dans la tête les mauvais gallicismes de mon latin, au lieu de celui de Tite-Live, de César & de Cicéron. D’ailleurs un jeune homme, sur-tout s’il est destiné à l’épée, étudie le latin pour l’entendre & non pour l’écrire, chose dont il ne lui arrivera pas d’avoir besoin une fois en sa vie. Qu’il traduise donc les anciens auteurs & qu’il prenne dans leur lecture le goût de la bonne latinité & de la belle littérature, c’est tout ce que j’exigerai de lui à cet égard.

Pour l’histoire & la géographie, il faudra seulement lui en [22] donner d’abord une teinture aisée, d’où je bannirai tout ce qui lent trop la sécheresse & l’étude, réservant pour un âge plus avancé les difficultés les plus nécessaires de la chronologie & de la sphere. Au reste, m’écartant un peu du plan ordinaire des études, je m’attacherai beaucoup plus à l’histoire moderne qu’à l’ancienne, parce que je la crois beaucoup plus convenable à un officier, & que d’ailleurs je suis convaincu sur l’histoire moderne en général de ce que dit M. l’abbé de...de celle de France en particulier, qu’elle n’abonde pas moins en grands traits que l’histoire ancienne, & qu’il n’a manqué que de meilleurs historiens pour les mettre dans un aussi beau jour.

Je suis d’avis de supprimer à M. de Ste. Marie toutes ces especes d’études, où sans aucun usage solide on fait languir la jeunesse pendant nombre d’années: la rhétorique, la logique & la philosophie scolastique sont à mon sens toutes choses très-superflues pour lui, & que d’ailleurs je serois peu propre à lui enseigner; seulement quand il en sera tems, je lui serai lire la logique de Port-Royal &, tout au plus, l’art de parler du P. Lamai, mais sans l’amuser d’un côté au détail des tropes & des figures, ni de l’autre aux vaines subtilités de la dialectique; j’ai dessein seulement de l’exercer à la précision & à la pureté dans le style, à l’ordre & à la méthode dans ses raisonnemens, & à se faire un esprit de justesse qui lui serve à démêler le faux orné, de la vérité simple, toutes les fois que l’occasion s’en présentera.

L’histoire naturelle peut passer aujourd’hui, par la maniere dont elle est traitée, pour la plus intéressante de toutes les [23] sciences que les hommes cultivent, & celle qui nous rament le plus naturellement de l’admiration des ouvrages à l’amour, de l’ouvrier. Je ne négligerai pas de le rendre curieux sur les matieres qui y ont rapport, & je me propose de l’y introduire dans deux ou trois ans par la lecture du spectacle de la nature que je serai suivre de celle de Niuventyt.

On ne va pas loin en physique sans le secours des mathématiques, & je lui en ferai faire une année, ce qui servira encore à lui apprendre à raisonner conséquemment & à s’appliquer avec un peu d’attention, exercice dont il aura grand besoin. Cela le mettra aussi à portée de se faire mieux considérer parmi les officiers, dont une teinture de mathématiques & de fortifications fait une partie du métier.

Enfin, s’il arrive que mon éleve reste assez long-tems entre mes mains, je hasarderai de lui donner quelque connoissance de la morale & du droit naturel par la lecture de Puffendorf & de Grotius; parce qu’il est digne d’un honnête homme & d’un homme raisonnable de connoître les principes du bien & du mal, & les fondemens sur lesquels la société dont il fait partie est établie.

En faisant succéder ainsi les sciences les unes aux autres, je ne perdrai point l’histoire de vue, comme le principal objet de toutes ses études, & celui dont les branches s’étendent le plus loin sur toutes les autres sciences. Je le ramenerai au bout de quelques années à ses premiers principes avec plus de méthode & de détail; & je tâcherai de lui en faire tire alors tout le profit qu’on peut espérer de cette étude.

Je me propose aussi de lui faire une récréation amusante [24] de ce qu’on appelle proprement Belles-Lettres, comme la connoissance des livres & des auteurs, la critique, la poésie, le style, l’éloquence, le théâtre, & en un mot tout ce qui peut contribuer à lui former le goût & à lui présenter l’étude sous une face riante.

Je ne m’arrêterai pas davantage sur cet article; parce qu’après avoir donné une légere idée de la route que je m’étois à-peu-près, proposé de suivre dans les études de mon élève, j’espere que M. votre, frere voudra bien vous tenir la promesse qu’il vous a faite de nous dresser un projet qui puisse me servir de guide dans un chemin aussi nouveau pour moi. Je le supplie d’avance d’être assuré que je m’y tiendrai attaché avec une exactitude & un soin qui le convaincra du profond respect que j’ai pour ce qui vient de sa part, & j’ose vous répondre qu’il ne tiendra pas à mon zele & à mon attachement que Mrs. ses neveux ne deviennent des hommes parfaits.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

ORAISON FUNEBRE
DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS,
Premier Prince du Sang de France

[févier 1752, Bibliothéque de Genève ms. fr. 226 == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 25-45 (1782); la Pléiade édition t. II, pp. 1275-1289, 1944-1945.]

ORAISON FUNEBRE
DE S. A. S. MONSEIGNEUR
LE DUC D’ORLÉANS,

Premier Prince du Sang de France.

Modicum plora supra mortuum, quoniam requievit.

Pleurez modérément celui que vous avez perdu, car il est en paix.

Ecclesiastic C. 22. v. 11.

MESSIEURS,

[25] Les Ecrivains profanes nous disent qu’un puissant Roi, considérant avec orgueil la superbe & nombreuse armée qu’il commandoit, versa pourtant des pleurs, en songeant que dans peu d’années, de tant de milliers d’hommes, il n’en resteroit pas un seul en vie. Il avoit raison de s’affliger, sans doute: la mort pour un payen ne pouvoit être qu’un sujet de larmes.

Le spectacle funebre qui frappe mes yeux, & l’assemblée qui m’écoute, m’arrachent aujourd’hui la même réflexion; mais avec des motifs de consolation capables d’en tempérer l’amertume & de la rendre utile au Chrétien. Oui, Messieurs, si nos ames étoient assez pures pour subjuguer les affections [26] terrestres & pour s’élever par la contemplation jusqu’au séjour des Bienheureux, nous nous acquitterions sans douleur & sans larmes du triste devoir qui nous assemble, nous nous dirions à nous-mêmes dans une sainte joie: celui qui a tout fait pour le ciel est en possession de la récompense qui lui étoit due; & la mort du grand Prince que nous pleurons, ne seroit à nos yeux que le triomphe du juste.

Mais, foibles Chrétiens encore attachés à la terre que nous sommes loin de ce degré de perfection nécessaire pour juger sans passion des choses véritablement desirables! Et comment oserions-nous décider de ce qui peut être avantageux aux autres, nous qui ne savons pas seulement ce qui nous est bon à nous-mêmes? Comment pourrions-nous nous réjouir avec les Saints d’un bonheur dont nous sentons si peu je prix? Ne cherchons point à étouffer notre juste douleur. A Dieu ne plaise qu’une coupable insensibilité nous donne une confiance que nous ne devons tenir que de la religion. La France vient de perdre le premier Prince du Sang de ses Rois, les pauvres ont perdu leur pere, les savans leur protecteur, tous les Chrétiens leur modele: notre perte est assez grande pour nous avoir acquis le droit de pleurer, au moins sur nous-mêmes.. Mais pleurons avec modération, & comme il convient à des Chrétiens: ne songeons pas tellement à nos pertes que nous oublions le prix inestimable qu’elles ont acquis au grand Prince que nous regrettons. Bénissons le saint nom de Dieu & des dons qu’il nous a faits, & de peux qu’il nous a repris. Si le tableau que je dois exposer à vos yeux, vous offre de justes sujets de douleur dans la mort de Très-Haut, [27]Trés-Puissant, et Très-Excellent Prince, Louis Duc d’Orléans, Premier Prince du Sang de France, vous y trouverez aussi de grands motifs de consolation dans l’espérance légitime de son éternelle félicité. L’humanité, notre intérêt nous permettent de nous affliger de ne l’avoir plus; mais la sainteté de sa vie & la religion nous consolent pour lui; car il est en paix. Modicum plora supra mortuum, quoniam requievit.

PREMIERE PARTIE

Dans l’hommage que je viens rendre aujourd’hui à la mémoire de Monseigneur le Duc d’Orléans, il me sera plus aisé de trouver des louanges qui lui soient dues, que de retrancher de ce nombre toutes celles dont sa vertu n’a pas besoin pour paroître avec tout son éclat. Telles sont celles qui ont pour objet les droits de la naissance; droits dont ceux qu’on nomme Grands sont ordinairement si jaloux, & qui ne décelent que trop souvent leur petitesse par leur attention même à les faire valoir. Il naquit du plus illustre Sang du monde, à côté du premier trône de l’univers, & d’un Prince qui en a été l’appui. Ces avantages sont grands, sans doute; il les a comptés pour rien. Que la modestie de ce grand Prince regne jusques dans son éloge, & comme il ne s’est souvenu de son rang que pour en étudier les devoirs ne nous en souvenons nous-mêmes que pour voir comment il les a remplis.

[28] Il le faut avouer, Messieurs, si ces devoirs consistent dans l’affectation d’une vaine pompe, souvent plus propre à révolter les coeurs qu’à éblouir les yeux; dans l’éclat d’un luxe effréné qui substitue les marques de la richesse à celles de la grandeur dans l’exercice impérieux d’une autorité dont la rigueur montre communément plus d’orgueil que de justice: si ce sont là, dis-je, les devoirs des Princes; j’en conviens avec plaisir, il ne les a point remplis.

Mais si la véritable grandeur consiste dans l’exercice des vertus bienfaisantes, à l’exemple de celle de Dieu qui ne se manifeste que par les biens qu’il répand sur nous; si le premier devoir des Princes est de travailler au bonheur des hommes; s’ils ne sont élevés au-dessus d’eux que pour être attentifs à prévenir, leurs besoins; s’il ne leur est permis d’user, de l’autorité que le Ciel leur donne que pour les forcer d’être sages & heureux; si l’invincible penchant du peuple à admirer & imiter la conduite de ses maîtres n’est pour eux qu’un moyen, c’est-à-dire, un devoir de plus pour le porter à bien faire par leur exemple, toujours plus fort que leurs loix; enfin s’il est vrai que leur vertu doit être proportionnée à leur élévation: Grands de la terre, venez apprendre cette science, rare, sublime & si peu connue de vous, de bien user de votre pouvoir & de vos richesses, d’acquérir des grandeurs qui vous appartiennent, & que vous puissiez emporter avec vous en quittant toutes les autres.

Le premier devoir de l’homme est d’étudier ses devoirs; & cette connoissance est facile à acquérir dans les conditions privées. La voix de la raison & le cri de la conscience s’y [29] sont entendre sans obstacle, & si le tumulte des passions nous empêche quelquefois d’écouter ces conseillers importuns, la crainte des loix nous rend justes, notre impuissance nous rend modérés; en un mot, tout ce qui nous environne nous avertit de nos fautes, les prévient, nous en corrige, ou nous en punit.

Les Princes n’ont pas sur ce point les mêmes avantages. Leurs devoirs sont beaucoup plus grands, & les moyens de s’en instruire beaucoup plus difficiles. Malheureux dans leur élévation, tout semble concourir à écarter la lumiere de leurs yeux & la vertu de leurs coeurs. Le vil & dangereux cortege des flatteurs les assiége dès leur plus tendre jeunesse; leurs faux amis intéressés à nourrir leur ignorance, mettent tous leurs soins à les empêcher de rien voir par leurs yeux. Des passions que rien ne contraint, un orgueil que rien ne mortifie leur inspirent les plus monstrueux préjugés, & les jettent dans un aveuglement funeste que tout ce qui les approche ne fait qu’augmenter: car, pour être puissant sur eux, on n’épargne rien pour les rendre foibles & la vertu du maître sera toujours l’effroi des courtisans.

C’est ainsi que les fautes des Princes viennent de leur aveuglement plus souvent encore que de leur mauvaise volonté, ce qui ne rend pas ces fautes moins criminelles & ne les rend que plus irréparables. Pénétré dès son enfance de cette grande vérité, le Duc d’Orléans travailla de bonne heure à écarter le voile que son rang mettoit au devant de ses yeux. La premiere chose qu’on lui avoit apprise, c’est qu’il étoit un grand Prince; ses propres réflexions lui apprirent encore qu’il [30] étoit un homme, sujet à toutes les foiblesses de l’humanité; que dans le rang qu’il occupoit, il avoir de grands devoirs à remplir & de grandes erreurs à craindre. Il comprit que ces premieres connoissances lui imposoient l’obligation d’en acquérir beaucoup d’autres. Il se livra avec ardeur à l’étude, & il travailla à se faire dans les bons Auteurs, & sur-tout dans nos Livres sacrés des amis fideles & des conseillers sinceres qui, sans songer sans cesse à leur intérêt, lui parlassent quelquefois pour le sien. Le succès fut tel qu’on pouvoit l’attendre de ses dispositions. Il cultiva toutes les sciences il apprit toutes les langues, & l’Europe vit avec étonnement un Prince tout jeune encore fâchant par soi-même, & ayant des connoissances à lui.

Telles furent les premieres sources des vertus dont il orna & édifia le monde. A Peine fut-il livré à lui-même qu’il les mit toutes en pratique. Uni par les noeuds sacrés à une épouse chérie & digne de l’être, il fit voir par sa douceur, par ses égards & par sa tendresse pour elle que la véritable piété n’endurcit point les coeurs, n’ôte rien à l’agrément d’une honnête société, & ne fait qu’ajouter plus de charme & de fidélité à l’affection conjugale. La mort lui enleva cette vertueuse épouse à la fleur de son âge, & s’il témoigna par sa douleur combien elle lui avoir été chere, il montra par sa confiance que celui qui n’abuse point du bonheur ne se laisse point non plus abattre par l’adversité. Cette perte lui apprit à connoître l’instabilité des choses humaines, & l’avantage qu’on trouve à réunir toutes ses affections dans celui qui ne meurt point. C’est dans ces circonstances qu’il se choisit une pieuse [31] solitude pour s’y livrer avec plus de tranquillité à son juste regret & à ses méditations chrétiennes; & s’il ne quitta pas absolument la Cour & le monde où son devoir le retenoit encore, il fit, du moins, assez connoître que le seul commerce qui pouvoit désormais lui être agréable, étoit celui qu’il vouloit avoir avec Dieu.

L’éducation de son fils étoit le principal motif qui l’arrachoit à sa retraite: il n’épargna rien pour bien remplir ce devoir important. Le succès me dispense de m’étendre sur ce qu’il fit à cet égard, & il nous seroit d’autant moins permis de l’oublier que nous jouissons aujourd’hui du fruit de ses soins.

S’il fut bon pere & bon mari, il ne fut pas moins fidele sujet & zélé citoyen. Passionné pour la gloire du Roi, c’est-à-dire, pour la prospérité de l’Etat, on fait de quel zèle il étoit animé par-tout où il la croyoit intéressée: on sait qu’aucune considération ne put jamais lui faire dissimuler son sentiment dès qu’il étoit question du bien public; exemple rare & peut-être unique à la Cour, où ces mots de bien public & de service du Prince, ne signifient gueres dans la bouche de ceux qui les emploient qu’intérêt personnel, jalousie, & avidité.

Appellé dans les Conseils, je ne dirai point par son rang, mais plus honorablement encore par l’estime & la confiance d’un Roi qui n’en accorde qu’au mérite; c’est-là qu’il faisoit briller également & ses talens & ses vertus: c’est-là que la droiture de son ame, la sagesse de ses avis, & la force de son éloquence consacrées au service de la Patrie, ont ramène [32] plus d’une fois toutes les opinions à la sienne: c’est-là qu’il eut étonné par la solidité de ses raisons, ces esprits plus subtils que judicieux, qui ne peuvent comprendre que dans le gouvernement des Etats être juste soit la suprême politique: c’est-là, pour tout dire en un mot, que secondant les vues bienfaisantes du Monarque qui nous rend heureux, il concouroit à le rendre heureux lui-même en travaillant avec lui pour le bonheur de ses peuples.

Mais le respect m’arrête, & je sens qu’il ne m’est point permis de porter des regards indiscrets sur ces mysteres du cabinet, où les destins de l’Etat sont en secret balancés au poids de l’équité & de la raison; & pourquoi vouloir en apprendre plus qu’il n’est nécessaire? Je l’ai déjà dit; pour honorer la mémoire d’un si grand homme nous n’avons pas besoin de compter tous les devoirs qu’il a remplis, ni toutes les vertus qu’il a possédées. Hâtons-nous d’arriver à ces doux momens de sa vie, où tout-à-fait retiré dû monde, après avoir acquitté ce qu’il devoit à sa naissance & à son rang, il se livra tout entier dans sa solitude aux penchans de son coeur & aux vertus de son choix.

C’est alors qu’on le vit déployer cette ame bienfaisante dont l’amour de l’humanité fit le principal caractere, & qui ne chercha son bonheur que dans celui des autres. C’est alors que s’élevant à une gloire plus sublime, il commença de montrer aux hommes un spectacle plus rare & infiniment plus admirable que tous les chefs-d’oeuvre des politiques, & tous les triomphes des conquérans. Oui, Messieurs, pardonnez-moi dans ce jour de tristesse cette affligeante remarque. L’histoire [33] a consacré la mémoire d’une multitude de héros en tous genres, de grands Capitaines, de grands Ministres, & même de grands Rois; mais nous ne saurions nous dissimuler que tous ces hommes illustres n’ayent beaucoup plus travaillé pour leur gloire & pour leur avantage particulier, que pour le bonheur du genre-humain, & qu’ils n’ayent sacrifie cent sois la paix & le repos des peuples au desir d’étendre leur pouvoir ou d’immortaliser leurs noms. Ah! combien c’est un plus rare & lus précieux don du Ciel qu’un Prince véritablement bienfaisant dont le premier ou l’unique soin soit la félicité publique; dont la main secourable & l’exemple admiré fassent régner par-tout le bonheur & la vertu. Depuis tant de siecles un seul a mérité d’immortalité à ce titre; encore celui qui fut la gloire & l’amour du monde n’y a-t-il paru que comme une fleur qui brille au matin & périt avant le déclin du jour. Vous en regrettez un second, Messieurs, qui sans posséder un trône n’en fut pas moins digne; ou qui plutôt, affranchi des obstacles insurmontables que le poids du diadème oppose sans cesse aux meilleures intentions, fit encore plus de bien, plus d’heureux, peut-être, du fond de sa retraite, que n’en fit Titus gouvernant d’univers. Il n’est pas difficile de décider lequel des deux mérite la préférence. Titus chrétien; Titus vertueux & bienfaisant dès sa premiere jeunesse; Titus ne perdant pas un seul jour, eut été égal au Duc d’Orléans.

J’ai dit qu’il s’étoit retiré du monde, & il est vrai qu’il avoit quitté ce monde frivole, brillant & corrompu où la sagesse des Saints passe pour folie, où la vertu est inconnue & méprisée, [34] où son nom même n’est jamais prononcé, où l’orgueilleuse Philosophie dont on s’y pique consiste en quelques maximes stériles, débitées d’un ton de hauteur, & dont la pratique rendroit criminel ou ridicule quiconque oseroit la tenter: mais il commença à se familiariser avec ce monde si nouveau pour ses pareils, si ignoré, si dédaigné de l’autre, où les membres de Jésus-Christ souffrans attirent l’indignation céleste sur les heureux du siecle, où la religion, la probité, trop négligées, sans doute, sont du moins encore en honneur, & où il est encore permis d’être homme de bien sans craindre la raillerie & la haine de ses égaux.

Telle fut la nouvelle société qu’il rassembla autour de lui pour répandre sur elle comme une rosée bienfaisante les trésors de sa charité. Chaque jour il donnoit dans sa retraite une audience & des soulagemens à tous les malheureux indifféremment, réservant pour le Palais-Royal des audiences plus solemnelles où le rang & la naissance reprenoient leurs droits; où la noblesse retrouvoit un Protecteur & un grand Prince dans celui que les pauvres venoient d’appeller leur pere. Ce fut la tendresse même de ton ame qui le força d’accoutumer ses yeux à l’affligeant spectacle des miseres humaines. Il ne craignoit point de voir les maux qu’il pouvoir soulager, & n’avoit point cette répugnance criminelle qui ne vient que d’un mauvais coeur, ni cette pitié barbare dont plusieurs osent se vanter, qui n’est qu’une cruauté déguisée & un prétexte odieux pour s’éloigner de ceux qui souffrent; & comment se peut-il, mon Dieu! que ceux qui n’ont pas le courage d’envisager les plaies d’un pauvre, ayent celui de refuser l’aumône au malheureux qui en est couvert?

[35] Entrerai-je dans le détail immense de tous les biens qu’il a répandus, de tous les heureux qu’il a faits, de tous les malheureux qu’il a soulagés, & de ces aveuglés plus malheureux encore qu’il n’a pas dédaigné de rappeller de leurs égaremens par les mêmes motifs qui les y avoient plongés, afin qu’ayant une fois goûté le plaisir d’être honnêtes gens ils fissent désormais par amour pour la vertu ce qu’ils avoient commencé de faire par intérêt? Non, Messieurs, le respect me retient & m’empêche de lever le voile qu’il a mis lui-même au devant de tant d’actions héroïques, & ma voix n’est pas digne de les célébrer.

O vous, chastes Vierges de Jésus-Christ, vous ses épouses régénérées que la main secourable du Duc d’Orléans a retirées ou garanties des dangers de l’opprobre & de la séduction, & à qui il a procuré de saints & inviolables asyles: vous, pieuses meres de famille qu’il a unies d’un noeud sacré pour élever des enfans dans la crainte du Seigneur; vous, gens de Lettres indigens, qu’il a mis en état de consacre uniquement vos talens à la gloire de celui de qui vous les tenez; vous, guerriers blanchis sous les armes, à qui le soin de vos devoirs a fait oublier celui de votre fortune, que le poids des ans a forcés de recourir à lui, & dont les fronts cicatrisés n’ont point eu à rougir de la honte de ses refus: élevez tous vos voix; pleurez votre bienfaiteur & votre pere. J’espere que du haut du Ciel son ame pure sera sensible à votre reconnoissance; qu’elle soit immortelle comme sa mémoire: les bénédictions de vos coeurs sont le seul éloge digne de lui.

Ne nous le dissimulons point, Messieurs; nous avons fait [36] une perte irréparable. Sans parler ici des Monarques, trop occupés du bien général pour pouvoir descendre dans des détails qui le leur feraient négliger, je sais que l’Europe ne manque pas de grands Princes; je crois qu’il est encore des ames vraiment bienfaisantes; encore plus d’esprits éclairés qui sauroient dispenser sagement les bienfaits qu’ils devroient aimer à répandre. Toutes ces choses prises séparément peuvent se trouver: mais où les trouverons-nous réunies? Où chercherons nous un homme qui, pouvant voir nos besoins par ses yeux & les soulager par ses mains, rassemble en lui seul la puissance & la volonté de bien faire avec les lumieres nécessaires pour bien faire toujours à propos? Voilà les qualités réunies que nous admirions & que nous aimions sur-tout dans celui que nous venons de perdre, & voilà le trop juste motif des pleurs que nous devons verser sur son tombeau.

SECONDE PARTIE

Je le sers bien, Messieurs; ce n’est point avec le tableau que je viens de vous offrir que je dois me flatter de calmer une douleur trop légitime; & l’image des vertus du grand Prince dont nous honorons la mémoire, ne peut être propre qu’à redoubler nos regrets. C’est pourtant en vous le peignant orné de vertus beaucoup plus sublimes que j’entreprends de modérer votre juste affliction. A Dieu ne plaise qu’une insensée présomption de mes forces soit le principe de cet espoir! Il est établi sur des fondemens plus raisonnables & plus solides [37] c’est de la piété de vos coeurs, c’est des maximes consolantes du christianisme, c’est des détails édifians qui me restent à vous faire, que je tire ma confiance. Religion sainte! refuge toujours sûr & toujours ouvert aux coeurs affligés, venez pénétrer les nôtres de vos divines vérités; faites-nous sentir tout le néant des choses humaines; inspirez-nous le dédain que nous devons avoir pour cette vallée de larmes, pour cette courte vie qui n’est qu’un passage pour arriver à celle qui ne finit point, & remplissez nos ames de cette douce espérance, que le serviteur de Dieu qui a tant fait pour vous, jouit en paix dans le séjour des bienheureux du prix de ses vertus & de ses travaux.

Que ces idées sont consolantes! Qu’il est doux de penser qu’après avoir goûté dans cette vie le plaisir touchant de bien faire, nous en recevrons encore dans l’autre la récompense éternelle! Il faut plus, il est vrai, que de bonnes actions pour y prétendre; & c’est cela même qui doit animer notre confiance. Le Duc d’Orléans, avec les vertus dont j’ai parlé n’eût encore été qu’un grand homme, mais il reçut avec elles la foi qui les sanctifie, & rien ne lui manqua pour être un chrétien.

Cette foi puissante qui n’est pourtant rien sans les œuvres, mais sans laquelle les œuvres ne sont rien, germa dans son coeur dès les premieres années, &, comme ce grain de semence de l’Evangile,* [*Luc C. XIII. Verset 19.] elle y devint bientôt un grand arbre qui étendoir au loin ses rameaux bienfaisans. Ce n’étoit point [38] cette foi stérile & glacée d’un esprit convaincu par la raison, à laquelle le coeur n’a point de part, & destituée également d’espérance & d’amour. Ce n’étoit point la foi morte de ces mauvais chrétiens qui vainement disent chaque jour, Seigneur, Seigneur, & n’entreront point dans le royaume des cieux. C’étoit cette foi pure & vive qui faisoit marcher les apôtres sur les eaux, & dont le Seigneur même a dit qu’un seul grain suffiroit pour ne rien trouver d’impossible. Elle étoit si ardente en son ame & si présente à sa mémoire, qu’il en faisoit régulièrement un acte au commencement de toutes ses actions, ou plutôt sa vie entiere n’a été qu’un acte de foi continuel, puisqu’on tient d’un témoignage assuré qu’il n’a jamais eu un seul instant de doute sur les vérités & les mysteres de la religion catholique. Et comment donc avec tant de soi n’a-t-il point opéré de miracles? Chrétiens, Dieu vous doit-il compte de ses graces, & savez-vous jusqu’où peut aller l’humilité d’un juste? Pourquoi demander des miracles; n’en a-t-il pas fait un plus grand & plus édifiant que de transporter des montagnes? Quel est donc ce miracle, me direz-vous? La sainteté de sa vie dans un rang aussi sublime & dans un siecle aussi corrompu.

Le Duc d’Orléans croyoit; & c’est assez dire. On peut s’étonner qu’il se trouve des hommes capables d’offenser un Dieu qu’ils savent être mort pour eux: mais qui s’étonnera jamais qu’un chrétien ait été humble, juste, tempérant, humain, charitable, & qu’il ait accompli à la lettre les préceptes d’une religion si pure, si sainte, & dont il étoit si intimement persuadé. Ah! non, sans doute; on ne remarquoit point entre ses [39] maximes & sa conduite cette opposition monstrueuse qui déshonore nos moeurs ou notre raison, & l’on ne sauroit, peut-être, citer une seule de ses actions qui ne montre, avec la force de cette grande ame, faite pour soumettre ses passions à l’empire de sa volonté, la force plus puissante de la grace, faite pour soumettre en toutes choses sa volonté à celle de son Dieu.

Toutes ses vertus ont porté cette divine empreinte du christianisme; c’est dire assez combien elles ont effacé l’éclat des vertus humaines, toujours si empressées à s’attirer cette vaine admiration qui est leur unique récompense, & qu’elles perdent pourtant encore comparées à celles du vrai chrétien. Les plus grands hommes de l’antiquité se seroient honorés de voir son nom inscrit à côté des leurs, & ils n’auroient pas même eu besoin de croire comme lui, pour admirer & respecter ces vertus héroïques qu’il consacroit ou sacrisioit toutes au triomphe de sa foi.

Il étoit humble; non de cette fausse & trompeuse humilité qui n’est qu’orgueil ou bassesse d’ame; mais d’une humilité pieuse & discrète, également convenable à un chrétien pécheur & à un grand Prince qui, sans avilir son titre fait humilier sa personne. Vous l’avez vu, Messieurs, modeste dans son élévation & grand dans sa vie privée, simple comme l’un de nous, renoncer à la pompe consacrée à son rang sans renoncer à sa dignité: vous l’avez vu, dédaignant cette grandeur apparente dont personne n’est si jaloux que ceux qui n’en ont point de réelle, ne garder des honneurs dûs à sa naissance que ce qu’ils avoient pour lui de pénible, ou ce qu’il n’en pouvoit [40] négliger sans s’offenser soi-même. Prosterné chaque jour au pied de la croix, la touchante image d’un Dieu souffrant, plus présente encore à son coeur qu’à ses yeux, ne lui laissais point oublier que c’est en son seul amour que consistent les richesses, la gloire, & la justice;* [*Prov. C. VIII. Verset 18.] & il n’ignoroit pas, non plus, malgré tant de vains discours, que si celui qui fait sou tenir les grandeurs en est digne, celui qui fait les mépriser est au-dessus d’elles. Hommes vulgaires, qu’un éclat frivole éblouit, même quand vous affectez de le dédaigner, lisez une fois dans vos ames, & apprenez à admirer ce que nul de vous n’est capable de faire.

Il étoit: bienfaisant, je l’ai déjà dit, & qui pourroit l’ignorer? Qu’il me soit permis d’y revenir encore; je ne puis quitter un objet si doux. Un homme bienfaisant est l’honneur de l’humanité, la véritable image de Dieu, l’imitateur de la plus active de toutes ses vertus, & l’on ne peut douter qu’il ne reçoive un jour le prix du bien qu’il aura fait, & même de celui qu’il aura voulu faire, ni que le pere des humains ne rejette avec indignation ces ames dures qui sont insensibles la peine de leur frere, & qui dont aucun plaisir à la soulager. Hélas! cette vertu si digne de notre amour est peut-être bien plus rare encore qu’on ne pense. Je le dis avec douleur, si du nombre de ceux qui semblent y prétendre on écartoit tous ces esprits orgueilleux qui ne sont du bien que pour avoir la réputation d’en faire, tous ces esprits foibles qui n’accordent des graces que parce qu’ils n’ont pas la force de les refuser; qu’il en resteroit peu, de ces coeurs vraiment généreux dont [41] la plus douce récompense pour le bien qu’ils sont est le plaisir de l’avoir fait! Le Duc d’Orléans eût été à la tête de ce petit nombre. Il savoit répandre ses graves avec choix & proportion; son coeur tendre & compatissant, mais ferme & judicieux, eût même su les refuser à ceux qu’il n’en croyoit pas dignes, s’il ne se fut ressouvenu sans cesse que nous avons un trop grand besoin nous-mêmes de la miséricorde celeste, pour être en droit de refuser la nôtre à personne.

Il étoit bienfaisant, ai-je dit? Ah! il étoit plus que cela. Il étoit charitable. Et comment ne l’eût-il pas été? Comment avec une soi si vive n’eût-il pas aimé ce Dieu qui avoir tant fait pour-lui? Comment la sainte ardeur dont il brûloit pour ton Dieu, ne lui eût-elle pas inspiré de l’amour pour tous les hommes que Jésus-Christ a rachetés de son sang, & pour les pauvres qu’il adopte? La gloire du Seigneur étoit son premier desir, le salut des ames son premier soin, secourir les malheureux n’étoit de sa part qu’une occasion de leur faire de plus grands biens en travaillant à leur sanctification. Il rougissoit de la négligence avec laquelle les dogmes sacrés & la morale sainte du christianisme étoient appris & enseignés. Il ne pouvoit voir sans douleur plusieurs de ceux qui se chargent du respectable soin d’instruire & d’édifier les fideles se piquer de savoir toutes choses, excepté la seule qui leur soit nécessaire, & préférer l’étude d’une orgueilleuse philosophie à celle des saintes Lettres qu’ils ne peuvent négliger sans se rendre coupables de leur propre ignorance, & de la nôtre. Il n’a rien oublié pour procurer à l’église de plus grandes lumieres, & au peuple de meilleures instructions. Chacun fait avec quelle [42] ardeur il montroit l’exemple, même sur ce point. Semblable à un enfant préféré, qui, pénétré d’une tendre reconnoissance, feuillete avec un plaisir mêlé de larmes le testament de son pere, il méditoit sans cesse nos Livres sacrés; il y trouvoit sans celle de nouveaux motifs de bénir leur divin Auteur, & de s’attrister des liens terrestres qui le tenoient éloigné de lui. Il possédoit la sainte Ecriture mieux que personne au monde; il en savoit toutes les langues, & en connoissoit tous les textes. Les commentaires qu’il a faits sur Saint-Paul & sur la Genese ne sont pas un témoignage moins certain de la justesse de sa critique & de la profondeur de son érudition, que de son zele pour la gloire de l’Esprit Saint qui a dicté ces livres, & la chaire de Professeur en langue Hébraïque qu’il a fondée en Sorbonne, n’y sera pas moins un monument des lumieres qui lui en ont fait appercevoir le besoin, que de la munificence chrétienne qui l’a porté à y pourvoir.

Mais à quoi sert d’entrer ici dans tous ces détails? Ne nous suffit-il pas de savoir qu’il avait à ce haut degré une seule de ces vertus, pour être assurés qu’il les avoit toutes. Les vertus chrétiennes sont indivisibles comme le principe qui les produit. La foi, la charité, l’espérance, quand elles sont assez parfaites, s’excitent, se soutiennent mutuellement; tout devient facile aux grandes ames avec la volonté de tout faire pour plaire à Dieu, & les rigueurs mêmes de la pénitence n’ont presque plus rien de pénible pour ceux qui savent en sentir la nécessité & en considérer le prix. Entreprendrai-je, Messieurs, de vous décrire les austérités qu’il exerçoit sur soi-même? N’effrayons pas à ce point la mollesse de notre siecle. Ne [43] rebutons pas les ames pénitentes qui, avec beaucoup plus d’offenses à réparer sont incapables de supporter de si rudes travaux. Les siens étoient trop au-dessus des forces ordinaires pour oser les proposer pour modelés. Eh! peu s’en faut, mon Dieu, que je n’aye à justifier leur excès devant ce monde efféminé si peu fait pour juger de la douceur de votre joug! Combien de téméraires oseront lui reprocher d’avoir abrégé ses jours à force de mortifications & de jeûnes, qui ne rougissent point d’abréger les leurs dans les plus honteux excès. Laissons-les au sein de leurs égaremens prononcer avec orgueil les maximes de leur prétendue sagesse; & cependant le jour viendra où chacun recevra le salaire de ses oeuvres. Contentons-nous de dire ici que ce grand & vertueux Prince mortifia sa chair comme Saint Paul, sans avoir à pleurer comme lui l’aveuglement de sa jeunesse. Il pécha sans doute; & quel homme en est exempt? Aussi, quoique son coeur ne se fût point endurci, quoiqu’il pût dire comme cet homme de l’Evangile pour lequel Jésus conçut de l’affection. O mon maître, j’ai observé toutes ces choses dès mon enfance;* [*Marc C. X. Verset 20] il n’ignoroit pas qu’il avoit pourtant des fautes à expier ou à prévenir; il n’ignoroit pas que pour arriver au terme qu’il se proposoit, le chemin le plus sûr étoit le plus difficile, selon ce grand précepte du Seigneur. Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car je vous dis que plusieurs demanderont à entrer & ne l’obtiendront point;* [*Luc C. XIII. Verset 24.] il n’ignoroit pas, enfin, ces terribles paroles de l’Ecriture. En vain échapperions-nous à la [44] main des hommes, si nous ne faisans pénitence, nous tomberons dans celle de Dieu.* [*Ecclesiastic C. II. Verset 22.]

Nous l’avons vu dans ces dernier momens de sa vie où son corps exténué étoit prêt à laisser cette ame pure en liberté de se réunir à son Créateur, refuser encore de modérer ces saintes rigueurs qu’il exerçoit sur sa chair: nous l’avons vu jusqu’à la veille de son décès, & tout ce peuple en larmes l’a vu avec nous se lever avec effort &, se soutenant à peine, se traîner chaque jour à l’église en prononçant ces paroles dont il sentoit avec joie approcher l’accomplissement. Nous irons dans la maison, du Seigneur.* [*Psal. 121. Verset. 1.] Bien différent de cet Empereur payen qui voulut mourir debout pour le frivole plaisir de prononcer une sentence, il voulut mourir debout pour rendre à son Créateur jusqu’au dernier jour de sa vie, cet hommage public qu’il n’avoit jamais négligé de lui rendre; il voulut mourir comme il avoit vécu, en servant Dieu & édifiant les hommes.

Ne doutons point qu’une si sainte vie n’obtienne la récompense qui lui est due. Souffrons sans murmure que celui qui a tant aimé le bonheur des hommes voye enfin couronner le sien. Espérons que le desir de répandre sur nous des bienfaits qui a été sur la terre l’objet de toutes ses actions, deviendra dans le ciel celui de toutes ses prieres. Enfin, travaillons à nous sanctifier comme lui, & saisons en sorte que ne pouvant plus nous être utile par ses bonnes oeuvres, il le soit encore par son exemple.

[45] En attendant qu’il partage sur nos autels les honneurs de son saint & glorieux ancêtre Louis IX; en attendant que son nom soit inscrit dans les fastes sacrés de l’Eglise, comme il l’est déjà dans le livre de vie, invoquons pour lui la divine miséricorde: adressons aux Saints en sa faveur les prieres que nous lui adresserons un jour à lui-même: demandons au Seigneur qu’il lui fasse part de sa gloire pour laquelle il a tant eu de zele, qu’il répande ses bénédictions sur toute la maison. Royale, dont ce vertueux Prince soutint si dignement l’honneur, & que l’auguste nom de Bourbon soit grand à jamais, & dans les cieux & sur la terre.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES PRISONNIERS DE GUERRE,
COMÉDIE

[1743, mai, Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 101== Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition, t. XIV, pp. 47-83 (1782); la Pléiade édition, pp. 843-874,1842-1844, 1978.]

LES PRISONNIERS DE GUERRE, COMÉDIE.

[48]

ACTEURS

GOTERNITZ, Gentilhomme Hongrois.

MACKER, Hongrois.

DORANTE, Officier François prisonnier la guerre.

SOPHIE, fille de Goternitz.

FREDERICH, Officier Hongrois, fils de Goternitz.

JACQUARD, Suisse, valet de Dorante.

Le Scene est en Hongrie.

[49] LES PRISONNIERS DE GUERRE, COMÉDIE.

SCENE PREMIERE

DORANTE, JACQUARD.

JACQUARD. Par mon foy, Monsir, moi ly comprendre rien à sti pays l’ongri, le fin l’être pon, & les méchans: l’être pas naturel, cela.

DORANTE. Si tu ne t’y trouves pas bien, rien ne t’oblige d’y demeurer. Tu es mon domestique, & non pas prisonnier de guerre comme moi, tu peux t’en aller quand il te plaira.....

JACQUARD. Oh! moi point quitter sous, moi fouloir pas être plus libre que mon maître.

DORANTE. Mon pauvre Jacquard, je suis sensible à ton attachement; il me consoleroit dans ma captivité, si j’étois capable de consolation.

[50] JACQUARD. Moi point souffrir que sous l’affliche touchours, touchours, sous poire comme moi, sous consolir tout l’apord.

DORANTE. Quelle consolation! ô France, ô ma Patrie! que ce climat barbare me fait sentir ce que tu vaux! quand reverrai-je ton heureux séjour? quand finira cette honteuse inaction où je languis, tandis que mes glorieux compatriotes moissonnent des lauriers sur les traces de mon Roi.

JACQUARD. Oh! sous l’afre été pris combattant pravement. Les ennemis que sous afre tués, l’être encore pli malates que sous.

DORANTE. Apprends que dans le sang qui m’anime la gloire acquise ne sert que d’aiguillon pour en rechercher davantage. Apprends que quelque zele qu’on ait à remplir son devoir pour lui-même, l’ardeur s’en augmente encore par le noble desir de mériter l’estime de son maître en combattant sous ses yeux. Ah! quel n’est pas le bonheur de quiconque peut obtenir celle du mien, & qui sait mieux que ce grand Prince peut sur sa propre expérience juger du mérite & de la valeur?

JACQUARD. Pien, pien, sous l’être pientôt tiré te sti prisonnache, Monsir votre pere avre écrit qu’il traffaillir pour faire échange sous.

[51] DORANTE. Oui, mais le tans en est encore incertain & cependant le Roi fait chaque jour de nouvelles conquêtes.

JACQUARD. Pardi! moi l’être pien content t’aller tant seulement à celles qu’il sera encore; mais sous l’être plis amoureux pisque sous fouloir tant partir.

DORANTE. Amoureux! de qui?.. (à part.) auroit-il pénétré mes feux secrets!

JACQUARD. Là, te cette temoiselle Claire, te cette cholie fille de notre Bourgeois à qui sous faire tant de petits douceurs. (à part.) Oh! chons pien d’autres doutances, mais il saut faire semplant te rien.

DORANTE. Non Jacquard, l’amour que tu me supposes n’est point capable de ralentir mon empressement de retourner en France. Tous climats sont indifférens pour l’amour. Le monde est plein de belles dignes des services de mille amans, mais on n’a qu’une Patrie à servir.

JACQUARD. A propos te belles. Savre sous que l’être après timain que notre prital te Bourgeois épouse le fille de Monsir Goternitz.

[52] DORANTE. Comment! que dis-tu?

JACQUARD. Que la mariache de Monsir Macker avec Mamecelle Sophie qui étoit différé chisque à l’arrivée ti frère te la temoicelle, doit se terminer dans teux jours, parce qu’il avre été échangé plitôt qu’on n’avre cru & qu’il arriver aucherdi.

DORANTE. Jacquard, que me dis-tu là! Comment le sais-tu?

JACQUARD. Par mon foy je l’afre appris toute l’heure en pivant pouteille avec in falet te la maison.

DORANTE. (à part.) Cachons mon trouble,... (haut) je réfléchis que le messager doit être arrivé; va voir s’il n’y a point de nouvelles pour moi.

JACQUARD. (à part.) Diaple! l’y être in noufelle de trop à ce que che fois! (revenant.) Monsir, che safre point où l’être la poutique le sti noufelle.

DORANTE. Tu n’as qu’à parler à Mademoiselle Claire, qui, pour éviter que mes lettres ne soient ouvertes à la poste, a bien voulu se charger de les recevoir sous une adresse convenue, & de me les remettre secrétement.

[53]

SCENE II

DORANTE. Quel coup ma flamme! c’en est donc fait, trop aimable Sophie, il faut vous perdre pour jamais, & vous allez d’un riche, mais ridicule & grossier vieillard. Hélas! sans m’en avoir encore fait l’aveu tout commençoit à m’annoncer de votre part le plus tendre retour! non, quoique les injustes préjugés de son pere contre les François dussent être un obstacle invincible à mon bonheur, il ne falloit pas moins qu’un pareil événement pour assurer la sincérité des voeux que je fais pour retourner promptement en France: les ardens témoignages que j’en donne ne sont-ils point plutôt les efforts d’un esprit qui s’excite par la considération de son devoir, que les effets d’un zele assez sincere! mais que dis-je, ah! que la gloire n’en murmure point, de si beaux feux ne sont pas faits pour lui nuire: un cœur n’est jamais assez amoureux, il ne fait pas, du moins, assez de cas de l’estime de sa maîtresse, quand il balance à lui préférer son devoir, son pays, & son Roi.

[54]

SCENE III

MACKER, DORANTE, GOTERNITZ.

MACKER. Ah! voici ce prisonnier que j’ai en garde. Il faut que je le prévienne sur la façon dont il doit se conduire avec ma future. Car ces François qui, dit-on, se soucient si peu de leurs femmes, sont des plus accommodans avec celles d’autrui, mais je ne veux point chez moi de ce commerce là, & je prétends du moins que mes enfans soient de mon pays.

GOTERNITZ. Vous avez là-d’étranges opinions de ma fille.

MACKER. Mon Dieu, pas si étranges. Je pense que la mienne la vaut bien, & si... brisons là-dessus... Seigneur Dorante!

DORANTE. Monsieur?

MACKER. Savez-vous que je me marie?

DORANTE. Que m’importe?

MACKER. C’est qu’il m’importe à moi que vous appreniez que je ne suis pas d’avis que ma femme vive à la françoise.

[55] DORANTE. Tant pis pour elle.

MACKER. Eh oui, mais tant mieux pour moi.

DORANTE. Je n’en sais rien.

MACKER. Oh! nous ne demandons pas votre opinion là-dessus: je vous avertis seulement que je souhaite de ne vous trouver jamais avec elle, & que vous évitiez de me donner à cet égard des ombrages sur sa conduite.

DORANTE. Cela est trop juste, & vous serez satisfait.

MACKER. Ah! le voilà complaisant une fois; quel miracle!

DORANTE. Mais je compte que vous y contribuerez de votre côté autant qu’il sera nécessaire.

MACKER. Oh! sans doute, & j’aurai soin d’ordonner à ma femme de vous éviter en toute occasion.

DORANTE. M’éviter! gardez-vous en bien. Ce n’est pas ce que veux dire.

[56] MACKER. Comment?

DORANTE. C’est vous au contraire qui devez éviter de vous appercevoir du tans que je passerai auprès d’elle. Je ne lui rendrai des soins que le plus directement qu’il me sera possible, & vous, en mari prudent vous n’en verrez que ce qu’il vous plaira.

MACKER. Comment diable! vous vous moquez; & ce n’est pas là mon compte.

DORANTE. C’est pourtant tout ce que je puis vous promettre, & c’est même tout ce que vous m’avez demandé.

MACKER. Parbleu! celui-là me passe; il faut être bien endiablé après les femmes d’autrui pour tenir un tel langage à la barbe des maris.

GOTERNITZ. En vérité, seigneur Macker, vos discours me sont pitié & votre colere me fait rire. Quelle réponse vouliez-vous que fit Monsieur à une exhortation aussi ridicule que la vôtre? la preuve de la pureté de ses intentions est le langage même qu’il vous tient: s’il vouloit vous tromper, vous prendroit-il pour son confident?

[57] MACKER. Je me moque de cela, fou qui s’y fie. Je ne veux point qu’il fréquente ma femme, & j’y mettrai bon ordre.

DORANTE. A la bonne heure; mais comme je suis votre prisonnier, & non pas votre esclave, vous ne trouverez pas mauvais que je m’acquitte envers elle en toute occasion des devoirs de politesse que mon sexe doit au sien.

MACKER. Et! morbleu! tant de politesses pour la femme ne tendent qu’à faire affront au mari. Cela me met dans des impatiences.... vous verrons....vous verrons.... vous êtes méchant, Monsieur le François. Oh parbleu, je le serai plus que vous.

DORANTE. A la maison cela peut être; mais j’ai peine à croire que vous le soyez sort à la guerre.

GOTERNITZ. Tout doux, seigneur Dorante, il est d’une nation.....

DORANTE. Oui, quoique la vraie valeur soit inséparable de la générosité, je sais malgré la cruauté de la vôtre en estimer la bravoure. Mais cela le met-il en droit d’insulter un soldat qui n’a cédé qu’au nombre, & qui, je pense, a montré assez de courage pour devoir être respecté, même dans sa disgrace!

[58] GOTERNITZ. Vous avez raison. Les lauriers ne sont pas moins le prix du courage que de la victoire. Nous-mêmes depuis que nous cédons aux armes triomphantes de votre Roi, nous ne nous en tenons pas moins glorieux, puisque la même valeur qu’il emploie à nous attaquer, montre la nôtre à nous défendre. Mais voici Sophie.

SCENE IV

GOTERNITZ, MACKER, DORANTE, SOPHIE.

GOTERNITZ. Approcher, ma fille, venez saluer votre époux, ne l’acceptez-vous pas avez plaisir de ma main?

SOPHIE. Quand mon cœur en seroit le maître, il ne le choisiroit pas ailleurs qu’ici.

MACKER. Fort bien belle mignonne; mais.... (à Dorante.) quoi! vous ne vous en allez pas?

DORANTE. Ne devez-vous pas être flatté que mon admiration confirme la bonté de votre choix?

[59] MACKER. Comme je ne l’ai pas choisie pour vous, votre approbation me paroît ici peu nécessaire.

GOTERNITZ. Il me semble que ceci commence à durer trop pour un badinage. Vous voyez, Monsieur, que le seigneur Macker est inquiété de votre présence; c’est un effet qu’un cavalier de votre figure peut produire naturellement sur l’époux le plus raisonnable.

DORANTE. Eh bien! il faut donc le délivrer d’un spectateur incommode, aussi bien ne puis-je supporter le tableau d’une union aussi disproportionnée. Ah! Monsieur, comment pouvez-vous consentir vous-même, que tant de perfections soient possédées par un homme si peu fait pour les connoître?

SCENE V

MACKER, GOTERNITZ, SOPHIE.

MACKER. Parbleu! voilà une nation bien extraordinaire, des prisonniers bien incommodes. Le valet me boit mon vin, le maître caresse ma fille. (Sophie fait une mine.) Ils vivent chez moi comme s’ils étoient en pays de conquêtes!

[60] GOTERNITZ. C’est la vie la plus ordinaire aux François, ils y sont tout accoutumés.

MACKER. Bonne excuse, ma foi! ne faudra-t-il point encore en saveur de la coutume que j’approuve qu’il me fasse cocu?

SOPHIE. Ah ciel! quel homme!

GOTERNITZ. Je suis aussi scandalisé de votre langage que ma fille en est indignée. Apprenez qu’un mari qui ne montre à sa femme ni estime ni confiance, l’autorise autant qu’il est en lui, à ne les pas mériter. Mais le jour s’avance, je vais monter à cheval pour aller au-devant de mon fils qui doit arriver ce soin.

MACKER. Je ne vous quitte pas, j’irai avec vous s’il vous plaît.

GOTERNITZ. Soit; j’ai même bien des choses à vous dire dont nous nous entretiendrons en chemin.

MACKER. Adieu mignonne, il me tarde que nous soyons mariés pour vous mener voir mes champs & mes bêtes à cornes, j’en ai le plus beau parc de la Hongrie.

[61] SOPHIE. Monsieur, ces animaux là me font peur.

MACKER. Va, va, poulette, tu y seras bientôt aguerrie avec moi.

SCENE VI

SOPHIE. Quel époux! quelle différence de lui à Dorante, en qui les charmes de l’amour redoublent par les graces de ses manieres, & de ses expressions. Mais hélas! il n’est point fait pour moi. A peine mon coeur ose-t-il s’avouer qu’il l’aime, & je dois trop me féliciter de ne lui avoir point avoué à lui-même. Encore s’il m’étoit fidele, la bonté de mon pere me laisseroit, malgré sa prévention & ses engagemens, quelque lueur d’espérance. Mais la fille de Macker partage l’amour de Dorante; il lui dit sans doute les mêmes choses qu’à moi, peut-être est-elle la seule qu’il aime. Volages François! que les femmes sont heureuses que vos infidélités les tiennent en garde contre vos séductions! Si vous étiez aussi constans que vous êtes aimables, quels coeurs vous résisteroient! Le voici; je voudrois fuir, & je ne puis m’y résoudre: je voudrois lui paroître tranquille, & je sens que je l’aime jusqu’à ne pouvoir cacher mon dépit.

[62]

SCENE VII

DORANTE, SOPHIE.

DORANTE. Il est donc vrai, Madame, que ma ruine est conclue, & que je vais vous perdre sans retour. J’en mourrois, sans doute si la mort étoit la pire des douleurs. Je ne vivrai que pour vous porter dans mon coeur plus long-tans, & pour me tendre digne, par ma conduite & par ma confiance, de votre estime & de vos regrets.

SOPHIE. Se peut-il que la perfidie emprunte un langage aussi noble & aussi passionné?

DORANTE. Que dites-vous? quel accueil! est-ce là la juste pitié que méritent mes sentimens?

SOPHIE. Votre douleur est grande en effet, à en juger par le soin que vous avez pris de vous ménager des consolations.

DORANTE. Moi, des consolations! en est-il pour votre perte?

SOPHIE. C’est-à-dire en est-il besoin?

[63] DORANTE. Quoi! belle Sophie? pouvez-vous?....

SOPHIE. Réservez, je vous en prie, la familiarité de ces expressions pour la belle Claire, & sachez que Sophie telle qu’elle est; belle ou laide, se soucie d’autant moins de l’être à vos yeux, qu’elle vous croit aussi mauvais juge de la beauté que du mérite.

DORANTE. Le rang que vous tenez dans mon estime & dans mon coeur est une preuve du contraire. Quoi! vous m’avez cru amoureux de la fille de Macker?

SOPHIE. Non en vérité. Je ne vous fais pas l’honneur de vous croire un coeur fait pour aimer. Vous êtes comme tous les jeunes gens de votre pays, un homme fort convaincu de ses perfections, qui se croit destiné à tromper les femmes, & jouant l’amour auprès d’elles, mais qui n’est pas capable d’en ressentir.

DORANTE. Ah! se peut-il que vous me confondiez dans cet ordre d’amans, sans sentimens & sans délicatesse, pour quelques vains badinages qui prouvent eux-mêmes que mon coeur n’y a point de part, & qu’il étoit à vous tout entier.

SOPHIE. La preuve me paroît singuliere. Je serois curieuse d’apprendre [64] les légeres subtilités de cette Philosophie françoise.

DORANTE. Oui, j’en appelle en témoignage de la sincérité de mes feux, cette conduite même que vous me reprochez: j’ai dit à d’autres de petites douceurs, il est vrai: j’ai folâtré auprès d’elles. Mais ce badinage & cet enjouement, sont-ils le langage de l’amour? Est-ce sur ce ton que je me suis exprimé prés de vous? Cet abord timide, cette émotion, ce respect, ces tendres soupirs, ces douces larmes, ces transports que vous me faites éprouver, ont-ils quelque chose de commun avec cet air piquant & badin que la politesse & le ton du monde nous sont prendre auprès des femmes indifférentes? Non, Sophie, les ris & la gaîté ne sont point le langage du sentiment. Le véritable amour n’est ni téméraire ni évapore; la crainte le rend circonspect; il risque moins par la connoissance de ce qu’il peut perdre, & comme il en veut au coeur encore plus qu’à la personne, il ne hasarde gueres l’estime de la personne qu’il aime pour en acquérir la possession.

SOPHIE. C’est-à-dire, en un mot, que contens d’être tendres pour vos maîtresses, vous n’êtes que galans, badins & téméraires près des femmes que vous n’aimez point. Voilà une constance & des maximes d’un nouveau goût, fort commodes, pour les cavaliers; je ne sais si les belles de votre pays s’en contentent de même?

[65] DORANTE. Oui, Madame, cela est réciproque, & elles ont bien autant d’intérêt que nous, pour le moins, à les établir.

SOPHIE. Vous me faites trembler pour les femmes capables de donner leur coeur à des amans formés à une pareille école.

DORANTE. Eh! pourquoi ces craintes chimériques? n’est-il pas convenu que ce commerce galant & poli, qui jette tant d’agrément dans la société n’est point de l’amour; il n’est que le supplément. Le nombre des coeurs vraiment faits pour aimer est si petit, & parmi ceux-là, il y en a si peu qui se rencontrent, que tout languiroit bientôt si l’esprit & la volupté ne tenoient quelquefois la place du coeur & du sentiment. Les femmes ne sont point les dupes des aimables folies que les hommes sont autour d’elles. Nous en sommes de même par rapport à leur coquetterie, elles ne séduisent que nos sens. C’est un commerce fidelle, où l’on ne se donne réciproquement que pour ce qu’on est. Mais il faut avouer à la honte du coeur que ces heureux badinages sont souvent mieux récompensés, que les plus touchantes expressions d’une flamme ardente & sincere.

SOPHIE. Nous voici précisément où j’en voulois venir; vous m’aimez, dites-vous, uniquement & parfaitement; tout le reste n’est que jeu d’esprit; je le veux; je le crois. Mais alors il [66] me reste toujours à savoir quel genre de plaisir vous pouvez trouver à faire, dans un goût différent, la cour à d’autres femmes, & à rechercher pourtant auprès d’elles, le prix du véritable amour?

DORANTE. Ah! Madame! quel tans prenez-vous pour m’engager dans des dissertations? Je vais vous perdre, hélas! & vous voulez que mon esprit s’occupe d’autres choses que de sa douleur?

SOPHIE. La réflexion ne pouvoir venir plus mal à propos; il falloit la faire plutôt, ou ne la point faire du tout.

SCENE VIII

DORANTE, SOPHIE, JACQUARD.

JACQUARD. St. st. Monsir, Monsir.

DORANTE. Je crois qu’on m’appelle.

JACQUARD. Oh moi venir, puisque sous point aller.

DORANTE. Eh bien? qu’en-ce?

[67] JACQUARD. Monsir, afec la permission te montame l’être ain piti l’écriture.

DORANTE. Quoi! une lettre?

JACQUARD. Chistement.

DORANTE. Donne-la moi.

JACQUARD. Tiantre, non, Mamecelle Claire mafre chargé te ne la donne sous qu’en grand secrettement.

SOPHIE. Monsieur Jacquard est exact, il veut suivre ses ordres.

DORANTE. Donne toujours, butor, tu fais le mystérieux fort à propos.

SOPHIE. Cessez de vous inquiéter. Je ne suis point incommode, & je vais me retirer pour ne pas gêner votre empressement.

[68]

SCENE IX

SOPHIE, DORANTE.

DORANTE, à part. Cette lettre de mon pere lui donne de nouveaux soupçons, & vient tout à propos pour les dissiper.

(Haut.) Eh quoi, Madame, vous me fuyez?

SOPHIE, ironiquement. Seriez-vous disposé à me mettre de moitié dans vos confidences?

DORANTE. Mes secrets ne vous intéressent pas assez pour vouloir y prendre part.

SOPHIE. C’est, au contraire, qu’ils vous sont trop chers pour les prodiguer.

DORANTE. Il me siéroit mal d’en être plus avare que de mon propre coeur.

SOPHIE. Aussi logez-vous tout au même lieu.

DORANTE. Cela ne tient du moins qu’à votre complaisance.

[69] SOPHIE. Il y a dans ce sang-froid une méchanceté que je suis tentée de punir. Vous seriez bien embarrassé si, pour vous prendre au mot, je vous priois de me communiquer cette lettre.

DORANTE. J’en serois seulement fort surpris, vous vous plaisez trop à nourrir d’injustes sentimens sur mon compte, pour chercher à les détruire.

SOPHIE. Vous vous fiez fort à ma discrétion.... je vois qu’il faut lire la lettre pour confondre votre témérité.

DORANTE. Lisez la pour vous convaincre de votre injustice.

SOPHIE. Non, commencez par me la lire vous-même, j’en jouirai mieux de votre confusion.

DORANTE. Nous allons voir: (il lit.) Que de joie, mon cher Dorante!

SOPHIE. Mon cher Dorante, l’expression est galante vraiment.

DORANTE. Que j’ai de joie, mon cher Dorante, de pouvoir terminer vos peines.

[70] SOPHIE. Oh! je n’en doute pas, vous avez tant d’humanité!

DORANTE. Vous voilà délivré des fers où vous languissiez....

SOPHIE. Je ne languirai pas dans les vôtres.

DORANTE. Hâtez-vous de venir me rejoindre....

SOPHIE. Cela s’appelle être pressée!

DORANTE. Je brûle de vous embrayer....

SOPHIE. Rien n’est si commode que de déclarer franchement ses besoins.

DORANTE. Vous êtes échangé contre un jeune Officier qui s’en retourne actuellement où vous êtes.

SOPHIE. Mais je n’y comprends plus rien.

DORANTE. Blessé dangereusement, il sut fait prisonnier dans une affaire où je me trouvai....

[71] SOPHIE. Une affaire où se trouva Mlle. Claire!

DORANTE. Qui vous parle de Mlle. Claire?

SOPHIE. Quoi! cette lettre n’est pas d’elle?

DORANTE. Non vraiment; elle est de mon pere, & Mlle. Claire n’a servi que de moyen pour me la faire parvenir; voyez la date & le seing.

SOPHIE. Ah! je respire.

DORANTE. Ecoutez le reste; (il lit.) A force de secours & de soins j’ai eu le bonheur de lui sauver la vie; je lui ai trouvé tant de reconnoissance, que je ne puis trop me féliciter des services que je lui ai rendus. J’espere qu’en le voyant vous partagerez mon amitié pour lui, & que vous le lui témoignerez.

SOPHIE, à part.L’histoire de ce jeune officier a tant de rapport avec.... ah! si c’étoit lui....tous mes doutes seront éclaircis ce soir.

DORANTE. Belle Sophie, vous voyez votre erreur. Mais de quoi me sert que vous connoissiez l’injustice de vos soupçons, en serai-je mieux récompensé de ma fidélité?

[72] SOPHIE. Je voudrois inutilement vous déguiser encore le secret de mon coeur; il a trop éclaté avec mon dépit; vous voyez combien je vous aime, & vous. devez mesurer le prix de cet aveu sur les peines qu’il m’a coûté.

DORANTE. Aveu charmant! pourquoi faut-il que des momens si doux soient mêlés d’alarmes, & que le jour où vous partagez mes feux soit celui qui les rend le plus à plaindre?

SOPHIE. Ils peuvent encore l’être moins que vous ne pensez. L’amour perd-il si-tôt courage, & quand on aime assez pour tout entreprendre, manque-t-on de ressources pour être heureux?

DORANTE. Adorable Sophie! quels transports vous me causez! quoi, vos bontés!.... je pourrois....ah! cruelle! vous promettez plus que vous ne voulez tenir!

SOPHIE. Moi je ne promets rien. Quelle est la vivacité de votre imagination? J’ai peur que nous ne nous entendions pas.

DORANTE. Comment?

SOPHIE. Le triste hymen que je crains n’est point tellement conclu[73] que je ne puisse me flatter d’obtenir du moins un délai de mon pere; prolongez votre séjour ici jusqu’à ce que la paix, ou des circonstances plus favorables ayent dissipé les préjugés qui vous le rendent contraire.

DORANTE. Vous voyez l’empressement avec lequel on me rappelle: puis-je trop me hâter d’aller réparer l’oisiveté de mon esclavage? Ah! s’il faut que l’amour me fasse négliger le soin de ma réputation, doit-ce être sur des espérances aussi douteuses que celles dont vous me flattez? Que la certitude de mon bonheur serve du moins à rendre ma faute excusable. Consentez que des noeuds secrets.....

SOPHIE. Qu’osez-vous me proposer? Un cour bien amoureux ménage-t-il si peu la gloire de ce qu’il aime? vous m’offensez vivement.

DORANTE. J’ai prévu votre réponse, & vous avez dicté la mienne. Forcé d’être malheureux ou coupable, c’est l’excès de mon amour qui me fait sacrifier mon bonheur à mon devoir, puisque ce n’est qu’en vous perdant que je puis me rendre digne de vous posséder.

SOPHIE. Ah! qu’il est aisé d’étaler de belles maximes quand le coeur les combat foiblement! Parmi tant de devoirs à remplir, ceux de l’amour sont-ils donc comptés pour rien, & n’est-ce que [74]la vanité de me coûter des regrets qui vous a fait desirer tendresse?

DORANTE. J’attendois de la pitié & je reçois des reproches; vous n’avez, hélas! que trop de pouvoir sur ma vertu, il faut fuir pour ne pas succomber. Aimable Sophie, trop digne d’un plus beau climat, daignez recevoir les adieux d’un amant qui ne vivroit qu’à vos pieds, s’il pouvoit conserver votre estime en immolant la gloire à l’amour.

Il l’embrasse.

SOPHIE. Ah! que faites-vous?

SCENE X

MACKER, FREDERICH, GOTERNITZ, DORANTE, SOPHIE.

MACKER. Oh! oh! notre future, tubleu! comme vous y allez! c’est donc avec Monsieur que vous accordez pour la noce. Je lui suis obligé, ma foi; eh bien beau-pere, que dites-vous de votre progéniture? Oh! je voudrois parbleu que nous en eussions vu quatre fois davantage, seulement pour lui apprendre à n’être pas si confiant.

[75] GOTERNITZ. Sophie pourriez-vous m’expliquer ce que veulent dire ces étranges façons?

DORANTE. L’explication est toute simple, je viens de recevoir avis que je suis échangé, & là-dessus je prenois congé de Mlle. qui aussi bien que vous, Monsieur, a eu pendant mon séjour ici beaucoup de bontés pour moi.

MACKER. Oui des bontés, oh! cela s’entend.

GOTERNITZ. Ma foi, seigneur Macker, je ne vois pas qu’il y ait tant à se récrier pour une simple cérémonie de compliment.

MACKER. Je n’aime point tous ces complimens à la Françoise.

FREDERICH. Soit, mais comme ma soeur n’est point encore votre femme, il me semble que les vôtres ne sont gueres propres à lui donner envie de la devenir.

MACKER. Eh corbleu! Monsieur, si votre séjour de France vous a appris à applaudir à toutes les sottises des femmes, apprenez que les flatteries de Jean Matthias Macker ne nourriront jamais leur orgueil.

[76] FREDERICH. Pour cela je le crois.

DORANTE. Je vous avouerai, Monsieur, qu’également épris des charmes & du mérite de votre adorable fille, j’aurois fait ma félicité suprême d’unir mon sort au sien, si les cruels préjugés qui vous ont été inspirés contre ma nation, n’eussent mis un obstacle invincible au bonheur de ma vie.

FREDERICH. Mon pere, c’est-là sans doute un de vos prisonniers?

GOTERNITZ. C’est cet officier pour lequel vous avez été échangé.

FREDERICH. Quoi, Dorante!

GOTERNITZ. Lui-même.

FREDERICH. Ah! quelle joie pour moi de pouvoir embrasser le fils de mon bienfaiteur.

SOPHIE, joyeuse. C’étoit mon frere, & je l’ai deviné.

FREDERICH. Oui, Monsieur, redevable de la vie à Monsieur votre pere, qu’il me seroit doux de vous marquer ma reconnoissance & [77] mon attachement par quelque preuve digne des services que j’ai reçus de lui.

DORANTE. Si mon pere a été assez heureux pour s’acquitter envers un cavalier de votre mérite des devoirs de l’humanité, il doit plus s’en féliciter que vous-même; cependant, Monsieur, vous connoissez mes sentimens pour Mademoiselle votre soeur, si vous daignez protéger mes feux, vous acquitterez au-delà de vos obligations; rendre un honnête homme heureux c’est plus que de lui sauver la vie.

FREDERICH. Mon pere partage mes obligations, & j’espere bien que partageant aussi ma reconnoissance, il ne sera pas moins ardent que moi à vous la témoigner.

MACKER. Mais il me semble que je joue ici un assez joli personnage.

GOTERNITZ. J’avoue, mon fils, que j’avois cru voir en Monsieur quelqu’inclination pour votre soeur; mais pour prévenir la déclaration qu’il m’en auroit pu faire, j’ai si bien manifesté en toute occasion l’antipathie & l’éloignement qui séparoit notre nation de la sienne, qu’il s’étoit épargné jusqu’ici des démarches inutiles, de la part d’un ennemi avec qui, quelque obligation que je lui aye d’ailleurs, je ne puis ni ne dois établir aucune liaison.

MACKER. Sans doute, & c’est un crime de leze-majesté Mademoiselle [78] de vouloir aussi s’approprier ainsi les prisonniers de la Reine.

GOTERNITZ. Enfin je tiens que c’est une nation avec laquelle il est mieux de toute façon de n’avoir aucun commerce; trop orgueilleux amis, trop redoutables ennemis, heureux qui, n’a rien à démêler avec eux!

FREDERICH. Ah! quittez, mon pere, ces injustes préjugés. Que n’avez vous connu cet aimable peuple que vous haïssez, & qui n’auroit peut-être aucun défaut s’il avoit moins de vertus. Je l’ai vue de près cette heureuse &brillante nation, je l’ai vue paisible au milieu de la guerre, cultivant les Sciences & les Beaux Arts, & livrée à cette charmante douceur de caractere qui en tout tans lui fait recevoir également bien tous les peuples du monde, & rend la France en quelque manière la patrie commune du genre-humain. Tous les hommes sont les freres des François. La guerre anime leur valeur sans exciter leur colere. Une brutale fureur ne leur fait point haïr leurs ennemis, un sot orgueil ne les leur fait point mépriser. Ils les combattent noblement, sans calomnier leur conduite, sans outrager leur gloire, & tandis que nous leur saisons la guerre en furieux ils se contentent de nous la faire en héros.

GOTERNITZ. Pour cela on ne sauroit nier qu’ils ne se montrent plus humains & plus généreux que nous.

[79] FREDERICH. Eh! comment ne le seroient-ils pas sous un maître dont la bonté égale le courage. Si ses triomphes le sont craindre, ses vertus doivent-elles moins le faire admirer? Conquérant redoutable, il semble à la tête de ses armées un pere tendre au milieu de sa famille; & forcé de dompter l’orgueil de ses ennemis, il ne les soumet que pour augmenter le nombre de ses enfans.

GOTERNITZ. Oui, mais avec toute sa bravoure, non content de subjuguer les ennemis par la force, ce prince croit-il qu’il soit bien beau d’employer encore l’artifice & de séduire comme il fait, les coeurs des étrangers & de ses prisonniers de guerre?

MACKER. Fi! que cela est laid de débaucher ainsi les sujets d’autrui. Oh bien! puisqu’il s’y prend comme cela, je suis d’avis qu’on punisse sévérement tous ceux des nôtres qui s’avisent d’en dire du bien.

FREDERICH. Il faudra donc châtier tous vos guerriers qui tomberont dans ses fers; & je prévois que ce ne sera pas une petite tâche.

DORANTE. Oh! mon prince! qu’il m’est doux d’entendre les louanges que ta vertu arrache de la bouche de tes ennemis; voilà les seuls éloges dignes de toi.

GOTERNITZ. Non, le titre d’ennemis ne doit point nous empêcher de [80] rendre justice au mérite. J’avoue même que le commerce de nos prisonniers m’a bien fait changer d’opinion sur le compte de leur nation; mais considérez, mon fils, que ma parole est engagée, que je me serois une méchante affaire de consentir à une alliance contraire à nos usages & à nos préjugés, & que pour tout dire enfin, une femme n’est jamais assez en droit de compter sur le coeur d’un François, pour que nous puissions nous assurer du bonheur de votre soeur en l’unissant à Dorante.

DORANTE. Je crois, Monsieur, que vous voulez bien que je triomphe, puisque vous m’attaquez par le côté le plus fort. Ce n’est point en moi-même que j’ai besoin de chercher des motifs pour rassurer l’aimable Sophie sur mon inconstance, ce sont ses charmes & son mérite, qui seuls me les fournissent; qu’importe en quels climats elle vive, son regne sera toujours par-tout où l’on a des yeux & des coeurs.

FREDERICH. Entends-tu, ma soeur; cela veut dire que si jamais il devient infidele tu trouveras dans son pays tout ce qu’il faut pour t’en dédommager.

SOPHIE.Votre tans sera mieux employé à plaider sa cause auprès de mon pere, qu’à m’interpréter ses sentimens.

GOTERNITZ. Vous voyez, seigneur Macker, qu’ils sont tous réunis contre nous; nous aurons à faire à trop forte partie, ne ferions-nous pas mieux de céder de bonne grace?

[81] MACKER. Qu’est-ce que cela veut dire? manque-t-on ainsi de parole à un homme comme moi?

FREDERICH. Oui, cela se peut faire par préférence.

GOTERNITZ. Obtenez le consentement de ma fille, je ne rétracte point le mien; mais je ne vous ai pas, promis de la contraindre; d’ailleurs, à vous parler vrai, je ne vois plus pour vous, ni pour elle, les mêmes agrémens dans ce mariage. Vous avez conçu sur le compte de Dorante des ombrages qui pourroient devenir entr’elle & vous une source d’aigreurs réciproques. Il est trop difficile de vivre paisiblement avec une femme dont on soupçonne le coeur d’être engagé ailleurs.

MACKER. Ouais! vous le prenez sur ce ton? oh, tetebleu je vous ferai voir qu’on ne se moque pas ainsi des gens! je m’en vais tout-à-l’heure porter ma plainte contre qui & contre vous; nous apprendrons un peu à ces beaux Messieurs à venir nous enlever nos maîtresses dans notre propre pays; & si je ne puis me venger autrement, j’aurai du moins le plaisir de dire par-tout pis que pendre de vous & des François.

[82]

SCENE DERNIERE

GOTERNITZ, DORANTE, FREDERICH, SOPHIE.

GOTERNITZ. Laissons-le s’exhaler en vains murmures; en unissant Sophie à Dorante je satisfais en même tans, à la tendresse paternelle & à la reconnoissance; avec des sentimens si légitimes je ne crains la critique de personne.

DORANTE. Ah! Monsieur! quels transports!....

FREDERICH. Mon pere, il nous reste encore le plus fort à faire. Il s’agit d’obtenir le consentement de ma soeur, & je vois là de grandes difficultés; épouser Dorante, & aller en France! Sophie ne s’y résoudra jamais.

GOTERNITZ. Comment donc! Dorante ne seroit-il pas de son goût? en ce cas, je la soupçonnerois fort d’en avoir changé.

FREDERICH. Ne voyez-vous pas les menaces qu’elle me fait pour lui avoir enlevé le seigneur Jean Matthias Macker.

GOTERNITZ. Elle n’ignore pas combien les François sont aimables.

[83] FREDERICH. Non; mais elle fait que les Françoises le sont encore plus, & voilà ce qui l’épouvante.

SOPHIE. Point du tout. Car je tâcherai de le devenir avec elles, & tant que je plairai à Dorante je m’estimerai la plus glorieuse de toutes les femmes.

DORANTE. Ah! Vous le serez éternellement belle Sophie! Vous êtes pour moi le prix de ce qu’il y a de plus estimable parmi les hommes. C’est à la vertu de mon pere, au mérite de ma nation, à la gloire de mon Roi que je dois le bonheur dont je vais jouir avec vous; on ne peut être heureux sous de plus beaux auspices.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES
A M. DUTENS

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 84-94 (1782).]

LETTRES
A M. DUTENS.

[84]

LETTRE PREMIÈRE

A Wooton, le 5 Février 1767.

J’étois, Monsieur, vraiment peiné de ne pouvoir, faute de savoir votre adresse, vous faire les remerciements que je vous dois. Je vous en dois de nouveaux pour m’avoir tiré de cette peine, & sur-tout pour le livre de votre composition que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer: je suis fâché de ne pouvoir vous en parler avec connaissance, mais ayant renoncé pour ma vie à tous les livres, je n’ose sa exception pour le vôtre; car outre que je n’ai jamais été assez savant pour juger de pareille matière, je craindrai que le plaisir de vous lire ne me rendît le goût de la littérature, qu’il m’importe de ne jamais laisser ranimer. Seulement je n’ai pu m’empêcher de parcourir l’article de la botanique, à laquelle je me suis consacré pour tout amusement; & si votre sentiment est aussi bien établi sur le reste, vous aurez forcé les modernes à rendre l’hommage qu’ils doivent aux anciens. Vous avez très-sagement fait de ne pas appuyer sur les vers de Chaurien; l’autorité eût été d’autant plus faible que d trois arbres qu’il nomme après le Palmier, il n’y en a qu’un qui porte les deux sexes sur différence individus. Au reste, je [85] ne conviendrois pas tout-à-fait avec vous que Tournefort soit le plus grand botaniste du siècle; il a la gloire d’avoir fait le premier de la botanique une étude vraiment méthodique; mais cette étude encore après lui n’étoit qu’une étude d’apothicaire. Il étoit réservé à l’illustre Linnaeus d’en faire une science philosophique. Je sais avec quel mépris on affecte en France de traiter ce grand naturaliste, mais le reste de l’Europe l’en dédommage, & la postérité l’en vengera. Ce que je dis est assurément sans partialité, & par le seul amour de la vérité & de la justice; car je ne connois ni M. Linnaeus, ni aucun de ses disciples, ni aucun de ses amis.

Je n’écris point à M. Laliaud, parce que je me suis interdit toute correspondance, hors les cas de nécessité; mais je suis vivement touché & de son zele & de celui de l’estimable anonyme dont il m’a envoyé l’écrit,* [*Précis pour M. J.J. Rousseau en réponse à l’exposé succinct de M. Hume.] & qui prenant si généreusement ma défense, sans me connoître, me rend ce zele pur avec lequel j’ai souvent combattu pour la justice & la vérité, ou pour ce qui m’a paru l’être, sans partialité, sans crainte, & contre mon propre intérêt. Cependant je desire sincérement, qu’on laisse hurler tout leur soul ce troupeau de loups enragés, sans leur répondre. Tout cela ne fait qu’entretenir les souvenirs du public, & mon repos dépend désormais d’en être entiérement oublié. Votre estime, Monsieur, & celle des hommes de mérite qui vous ressemblent, est assez pour moi. Pour plaire aux méchans, il faudroit leur ressembler; je n’acheterai pas à ce prix leur bienveillance.

[86] Agréez, Monsieur, je vous supplie, mes salutations & mon respect.

Vous pouvez, Monsieur, remettre à M. Davenport ou m’expédier par la poste à son adresse, ce que vous pourrez prendre la peine de m’envoyer. L’une & l’autre voie est à votre choix & me paroît sure. Quand M. Davenport n’est pas à Londres, il n’y a plus alors que la poste pour les lettres, & le Waggon d’Ashbourn pour les gros paquets. On m’écrit qu’il se fait à Londres une collecte pour l’infortuné peuple de Geneve; si vous savez qui est chargé des deniers de cette collecte, vous m’obligerez d’en informer M. Davenport.

LETTRE AU MÊME

Wooton le 16 Février 1767.

Je suis bien reconnoissant, Monsieur, des soins obligeans que vous voulez bien prendre pour la vente de mes bouquins; mais sur votre lettre, & celles de M. Davenport, je vois à cela des embarras qui me dégoûteroient tout-à-fait de les vendre, si je savois où les mettre: car ils ne peuvent rester chez M. Davenport qui ne garde pas son appartement toute l’année. Je n’aime point une vente publique, même en permettant qu’elle se fasse sous votre nom; car outre que mien est à la tête de la plupart de mes livres, on se doutera bien qu’un fatras si mal choisi & si mal conditionné ne vient [87] pas de vous. Il n’y a dans ces quatre ou cinq caisses qu’une centaine au plus de volumes qui soient bons & bien conditionnés. Tout le reste n’est que du fumier, qui n’est pas même bon à brûler, parce que le papier en est pourri. Hors quelques livres que je prenois en payement des Libraires, je me pourvoyois magnifiquement sur les quais, & cela me fait rire de la duperie des acheteurs qui s’attendroient à trouver des livres choisis & de bonnes éditions. J’avois pensé que ce qui étoit de débit se réduisant à si peu de chose, M. Davenport & de deux ou trois de ses amis auroient pu s’en accommoder entr’eux sur l’estimation d’un Libraire, le reste eût servi à plier du poivre, & tout cela se seroit fait sans bruit. Mais assurément tout ce fatras qui m’a été envoyé bien malgré moi de Suisse, & qui n’en valoit ni le port ni la peine, vaut encore moins celle que vous voulez bien prendre pour son débit. Encore un coup, mon embarras est de savoir où le fourrer. S’il y avoir dans votre maison quelque garde-meuble ou grenier vide où l’on pût les mettre sans vous incommoder, je vous serois obligé de vouloir bien le permettre, & vous pourriez y voir à loisir s’il s’y trouveroit par hasard quelque chose qui pût vous convenir ou à vos amis. Autrement je ne sais en vérité que faire de toute cette friperie qui me peine cruellement, quand je songe à tous les embarras qu’elle donne à M.. Davenport. Plus il s’y prête volontiers, plus il est indiscret à moi d’abuser de sa complaisance. S’il faut encore abuser de la vôtre, j’ai comme avec lui, la nécessité pour excuse, & la persuasion consolante du plaisir que vous prenez l’un & l’autre à m’obliger. Je vous [88] en fais, Monsieur, mes remerciemens de tout mon coeur, & je vous prie d’agréer mes très-humbles salutations.

Si la vente publique pouvoit se faire sans qu’on vit mon nom sur les livres, & qu’on se doutât d’où ils viennent, à la bonne heure. Il m’importe fort peu que les acheteurs voyent ensuite qu’ils étoient à moi; mais je ne veux pas risquer qu’ils le sachent d’avance, & je m’en rapporte là-dessus à votre candeur.

LETTRE AU MÊME

A Wooton le 2 Mars 1767.

Tous mes livres, Monsieur, & tout mon avoir ne valent assurément pas les soins que vous voulez bien prendre, & les détails dans lesquels vous voulez bien entrer avec moi. J’apprends que M. Davenport a trouvé les caisses dans une confusion horrible, & sachant ce que c’est que la peine d’arranger des livres dépareillés, je voudrois pour tout au monde ne l’avoir pas exposé à cette peine, quoique je sache qu’il la prend de très-bon coeur. S’il se trouve dans tout cela quelque chose qui vous convienne, & dont vous vouliez vous accommoder de quelque maniere que ce soit, vous me serez plaisir, sans doute, pourvu que ce ne soit pas uniquement l’intention de me faire plaisir qui vous détermine. Si vous voulez en transformer le prix en une petite rente viagere, de [89] tout mon coeur, quoiqu’il ne me semble pas que l’Encyclopédie & quelques autres livres de choix ôtés le reste en vaille la peine, & d’autant moins que le produit de ces livres n’étant point nécessaire à ma subsistance, vois serez absolument maître de prendre votre tans pour les payer tout à loisir, en une ou plusieurs fois, à moi ou à mes héritiers, tout comme il vous conviendra le mieux. En un mot, je vous laisse absolument décider de toute chose, & m’en rapporte à vous sur tous les points, hors un seul, qui est celui des suretés dont vous me parlez; j’en ai une qui me suffit, & je ne veux entendre parler d’aucune autre: c’est la probité de M. Dutens.

Je me suis fait envoyer ici le ballot qui contenoit mes livres de botanique dont je ne veux pas me défaire, & quelques autres dont j’ai renvoyé à M. Davenport ce qui s’est trouvé sous ma main; c’est ce que contenoit le ballot qui est rayé sur le catalogue. Les livres dépareillés l’ont été dans les fréquens déménagemens que j’ai été forcé de faire; ainsi je n’ai pas de quoi les compléter. Ces livres sont de nulle valeur, & je n’en vois aucun autre usage à faire que de les jetter dans la riviere, ne pouvant les anéantir d’un acte de ma volonté.

Vos lettres, Monsieur, & tout ce que je vois de vous m’inspirent non-seulement la plus grande estime, mais une confiance qui m’attire, & me donne un vrai regret de ne pas vous connoître personnellement. Je sens que cette connoissance m’eût été très-agréable dans tous les tans, & trés-consolante dans mes malheurs. Je vous salue, Monsieur, très-humblement & de tout mon coeur.

[90]

LETTRE AU MÊME

A Wooton le 26 Mars 1767.

J’espere, Monsieur, que cette lettre, destinée à vous offrir mes souhaits de bon voyage, vous trouvera encore à Londres. Ils sont bien vifs & bien vrais pour votre heureuse route, agréable séjour, & retour en bonne santé. Témoignez, je vous prie, dans le pays où vous allez, à tous ceux qui m’aiment que mon coeur n’est pas en reste avec eux, puisqu’a voir de vrais amis & les aimer est le seul plaisir auquel il soit encore sensible. Je n’ai aucune nouvelle de l’élargissement du pauvre Guy. Je vous serai très-obligé si vous voulez bien m’en donner, avec celle de votre heureuse arrivée. Voici une correction omise à la fin de l’errata que je lui ai envoyé. Ayez la bonté de la lui remettre.

Je reçois, Monsieur, comme je le dois, la grace dont il plaît au Roi de m’honorer, & à laquelle j’avois si peu lieu de m’attendre.* [*Voyez sur cet article la lettre du 22 Mars 1767 adressée à M. D.] J’aime à y voir de la part de M. le général Conway des marques d’une bienveillance que je desirois bien plus que je n’osois l’espérer. L’effet des saveurs du Prince n’est gueres en Angleterre de capter à ceux qui les reçoivent, celles du public. Si celle-ci faisoit pourtant cet effet j’en serois d’autant plus comblé que c’est encore un bonheur auquel je dois peu m’attendre; car on pardonne quelquefois [91] les offenses qu’on a reçues, mais jamais celles qu’on a faites, & il n’y a point de haine plus irréconciliable que celle des gens qui ont tort avec nous.

Si vous payez trop cher mes livres, Monsieur, je mets le trop sur votre conscience, car pour moi je n’en peux mais. Il y en a encore ici quelques-uns qui reviennent à la masse, entr’autres l’excellente Historia fiorentina, de Machiavel, ses discours sur Tite-Live, & le traité de Legibus romanis de Sigonius. Je prierai M. Davenport de vous les faire passer. La rente* [*Celle de dix livres Sterling.]que vous me proposez, trop forte pour le capital, ne me paroît pas acceptable, même à mon âge. Cependant la condition d’être éteinte à la mort du premier mourant des deux la rend moins disproportionnée, & si vous le préférez ainsi, j’y consens, car tout est absolument égal pour moi.

Je songe, Monsieur, à me rapprocher de Londres, puisque la nécessité l’ordonne, car j’y ai une répugnance extrême que la nouvelle de la pension augmente encore. Mais quoique comblé des attentions généreuses de M. Davenport, je ne puis rester plus long-tems dans sa maison, où même mon séjour lui est très à charge, & je ne vois pas, qu’ignorant la langue, il me soit possible d’établir mon ménage à la campagne, & d’y vivre sur un autre pied que celui où je suis ici. Or, j’aimerois autant me mettre à la merci de tous les diables de l’enfer qu’à celle des domestiques Anglois. Ainsi mon parti est pris; si après quelques recherches que je veux faire encore dans ces provinces, je ne trouve pas ce qu’il me faut, j’irai à Londres ou aux environs me mettre en pension [92] comme j’étois ou bien prendre mon petit ménage à l’aide d’un petit domestique François ou Suisse, fille ou garçon, qui parle Anglois & qui puisse faire mes emplettes. L’augmentation de mes moyens me permet de former ce projet, le seul qui puisse m’assurer le repos & l’indépendance, sans lesquels il n’est point de bonheur pour moi.

Vous me parlez, Monsieur, de M. Fréderic Dutens votre ami & probablement votre parent. Avec mon étourderie ordinaire, sans songer à la diversité des noms de baptême, je vous ai pris tous deux pour la même personne, & puisque vous êtes amis je ne me suis pas beaucoup trompé. Si j’ai sont adresse, & qu’il ait pour moi la même bonté que vous, j’aurai pour lui la même confiance, & j’en userai dans l’occasion.

Derechef Monsieur, recevez mes voeux pour votre heureux voyage, & mes très-humbles salutations.

LETTRE AU MÊME

16 Octobre 1767.

Puisque Monsieur Dutens juge plus commode que la petite rente qu’il a proposée pour prix des livres de J. J. Rousseau, soit payée à Londres, même pour cette année où ce pendant l’un, & l’autre sont en ce pays, soit. Il y aura toutefois, [93] sur la formule de la lettre de change qu’il lui a envoyée, un petit retranchement à faire sur lequel il seroit à propos que M. Fréderic Dutens fût prévenu. C’est celui du lieu de la date; car quoique Rousseau sache très-bien que sa demeure est connue de tout le monde, il lui convient cependant de ne point autoriser de son fait cette connoissance. Si cette suppression pouvoir faire difficulté, Monsieur Dutens seroit prié de chercher le moyen de la lever, où de revenir au payement du capital, faute de pouvoir établir commodément celui de la rente.

J. J. Rousseau a laissé entre les mains de M. Davenport un supplément de livres à la disposition de M. Dutens, peur être réunis à la masse.

LETTRE AU MÊME

A Paris le 8 Novembre 1770.

(Post tenebras lux.)

Je suis aussi touché, Monsieur, de vos soins obligeans que surpris du singulier procédé de M. le colonel Roguin. Comme il m’avoit mis plusieurs sois sur le chapitre de la pension dont m’honora le roi d’Angleterre, je lui racontai historiquement les raisons qui m’avoient fait renoncer à cette pension. Il me parut disposé à agir pour faire cesser ces raisons; je m’y opposai; [94] il insista, je le refusai plus fortement, & je lui déclarai que, s’il faisoit là-dessus la moindre démarche, soit en mon nom, soit au sien, il pouvoit être sûr d’être désavoué, comme il sera toujours quiconque voudra se mêler d’une affaire sur laquelle j’ai depuis long-tans pris mon parti. Soyez persuadé Monsieur, qu’il a pris sous son bonnet la priere qu’il vous a faite d’engager le comte de Rochford à me faire réponse de même que celle de prendre des mesures pour le payement de la pension. Je me soucie sort peu, je vous assure, que le comte de Rochford me réponde ou non, & quant à la pension, j’y ai renoncé, je vous proteste, avec autant d’indifférence que je l’avois acceptée avec reconnoissance. Je trouve très-bizarre qu’on s’inquiéte si sort de ma situation dont je ne me plains point, & que je trouverois très-heureuse, si l’on ne se mêloit pas plus de mes affaires, que je ne me mêle de celles d’autrui. Je suis, Monsieur, très-sensible aux soins que vous voulez bien prendre en ma saveur, & à la bienveillance dont ils sont le gage, & je m’en prévaudrois avec confiance en toute autre occasion, mais dans celle-ci je ne puis les accepter; je vous prie de ne vous en donner aucuns pour cette affaire, & de faire en sorte que ce que vous avez déjà fait, soit comme non avenu. Agréez, je vous supplie, mes actions de graces, & soyez persuadé, Monsieur, de toute ma reconnoissance & de tout mon attachement.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

LOUIS DUTENS

LETTRES
A MONSIEUR D.... B.... [De Bure]
SUR LA RÉFUTATION DU LIVRE
DE L’ESPRIT D’HELVÉTIUS,

PAR J. J. ROUSSEAU.
Suivies de deux Lettres d’Helvétius sur le même sujet.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 85-110 (1782); Louis Dutens, Lettres à Monsieur D...B...sur la réfutation du livre De l’Esprit d’Helvétius, par J. J. Rousseau, avec quelques lettres de ces deux auteurs, Londres, 1779; Pierre-Maurice Masson, «Rousseau contre Helévetius», Revue d’histoire littéraire de la France, t. XVIII.]

[95]

LETTRES
A MONSIEUR D.... B....
SUR LA RÉFUTATION DU LIVRE DE L’ESPRIT D’HELVÉTIUS,

PAR J. J. ROUSSEAU.
Suivies de deux Lettres d’Helvétius sur le même sujet.

LETTRE PREMIERE

Vous desirez savoir, Monsieur, si je suis encore possesseur de exemplaire de l’Esprit d’Helvétius, qui avoit appartenu à J. J. Rousseau, & si les notes que ce dernier avoit faites sur cet ouvrage, à dessein de le réfuter, sont aussi importantes qu’on vous les a représentées? La mort de J. J. Rousseau me laissant libre de faire de ces notes l’usage que je jugerai à propos, je n’hésite point à satisfaire votre empressement à cet égard.

Il y a douze ans que j’achetai à Londres les livres de J. J. Rousseau, au nombre d’environ mille volumes. Un exemplaire du livre de l’Esprit, avec des remarques à la marge de la main de Rousseau, lequel se trouvoit parmi ces livres, me détermina principalement à en faire l’acquisition, & Rousseau [96] consentit à me les céder, à condition que pendant sa vie je ne publierois point les notes que je pourrois trouver sur les livres qu’il me vendoit, & que, lui vivant, l’exemplaire du livre de l’Esprit ne sortiroit point de mes mains. Il paroît qu’il avoit entrepris de réfuter cet ouvrage de M. Helvétius, mais qu’il avoit abandonné cette idée dès qu’il l’avoit vu persécuté. M. Helvétius ayant appris que j’étois en possession de cet exemplaire, me fit proposer par le célèbre M. Hume & quelques autres amis, de le lui envoyer; j’étois lié par ma promesse, je le représentai à M. Helvétius; il approuva ma délicatesse, & se réduisit à me prier de lui extraire quelques-unes des remarques qui portoient le plus coup contre ses principes, & de les lui communiquer; ce que je fis. Il fut tellement alarmé du danger que couroit un édifice qu’il avoit pris tant de plaisir à élever, qu’il me répondit sur le champ, afin d’effacer les impressions qu’il ne doutoit pas que ces notes n’eussent fait sur mon esprit. Il m’annonçoit une autre lettre par le courier suivant, mais la mort l’enleva huit ou dix jours après sa seconde lettre.

Les remarques dont il s’agit sont en petit nombre, mais suffisantes pour détruire les principes sur lesquels M. Helvétius établit un systême que j’ai toujours regardé comme pernicieux à la société. Elles décèlent cette pénétration profonde, ce coup-d’œil vif & lumineux, si propres à leur auteur. Vous en jugerez, Monsieur, par l’exposé que je vais vous en mettre sous les yeux,

Le grand but de M. Helvétius, dans son ouvrage, est de réduire toutes les facultés de l’homme à une existence purement [97] matérielle. Il débute par avancer «que nous avons en nous deux facultés, ou, s’il l’ose dire, deux puissances passives; la sensibilité physique & la mémoire; & il définit la mémoire une sensation continuée mais affoiblie.»* [*De l’Esprit, Paris 1758, 4to. p. 2.] A quoi Rousseau répond: II me semble qu’il faudrait distinguer impressions purement organiques & locales, des impressions qui affectent tout l’individu; les premières ne sont que de simples sensations; les autres sont des sentimens. Et un peu plus bas il ajoute: Non pas; «la mémoire est la faculté de se rappeller la sensation, mais la sensation, même affoiblie, ne dure pas continuellement.«La mémoire, continue Helvétius, ne peut être qu’un des organes de la sensibilité physique: le principe qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient; puisque se ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir.» Je ne sais pas encore, dit Rousseau, comme il va prouver cela, mais je sais bien que l’objet présent, & sentir l’objet absent sont deux opérations dont la différence mérite bien d’être examinée.

«Lorsque par une suite de mes idées, ajoute l’Auteur, ou par l’ébranlement que certains sons causent dans l’organe de mon oreille, je me rappelle l’image d’un chêne; alors mes organes intérieurs doivent nécessairement se trouver à-peu-près dans la même situation où ils étoient à la vue de ce chêne; or, cette situation des organes doit incontestablement produire une sensation: il est donc évident que se ressouvenir c’est sentir.»

[98] Oui, dit Rousseau, vos organes intérieurs se trouvent à la vérité dans la même situation où ils étoient à la vue du chêne, mais par l’effet d’une opération très-différente. Et quant à que vous dites que cette situation doit produire une sensation: qu’appelle vous sensation? dit-il; si une sensation est l’impression transmise par l’organe extérieur à l’organe intérieur, la situation de l’organe intérieur a beau être suposée la même, celle de l’organe extérieur manquant, ce défaut seul suffit pour distinguer le souvenir de la sensation. D’ailleurs, il n’est pas vrai que la situation de l’organe intérieur soit la même, dans la mémoire & dans la sensation; autrement il seroit impossible de distinguer le souvenir de la sensation d’avec la sensation. Aussi l’auteur se sauve-t-il par un A-PEU-PRÈS; mais une situation d’organes, qui n’est qu’à-peu-près la même, ne doit pas produire exactement le même effet.

II est donc évident, dit Helvétius, que «se ressouvenir soit sentir.» Il y a cette différence, répond Rousseau, que la mémoire produit une sensation semblable & non pas le sentiment, & cette autre différence encore, que la cause n’est pas la même.

L’auteur ayant posé son principe se croit en droit de conclure ainsi: «je dis encore que c’est dans la capacité que nous avons d’appercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu’ont entr’eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l’esprit. Or, cette capacité n’est que la sensibilité physique même: tout se réduit donc à sentir.» Voici qui est plaisant, s’écrie son adversaire! après avoir légèrement [99] affermé qu’appercevoir comparer sont la même chose, l’auteur conclut en grand appareil que juger c’est sentir. La conclusion me paraît claire; mais c’est de l’antécédent qu’il s’agit.

Je viens à l’objection la plus forte de toutes celles que renferment les notes du citoyen de Genève, & qui alarma le plus Helvétius, lorsque je la lui communiquai. L’auteur répete sa conclusion d’une autre manière* [*Page 9.] & dit: «La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que, si tous les mots des langues ne désignent jamais que des objets, ou les rapports de ces objets avec nous & entr’eux, tout l’esprit par conséquent consiste à comparer & nos sensations & nos idées; c’est-à-dire à voir les ressemblances & les différences, les convenances & les disconvenances qu’elles ont entr’elles. Or, comme le jugement n’est que cette appercevance elle-même, ou du moins que de cette appercevance, il s’ensuit que opérations de l’esprit se réduisent à juger.» Rousseau oppose à cette conclusion une distinction si lumineuse qu’elle suffit pour éclaircir entièrement cette question, & dissiper les ténèbres dont la fausse philosophie cherche à envelopper les jeunes esprits. APPERCEVOIR LES OBJETS, dit-il, C’EST SENTIR; APPERCEVOIR LES RAPPORTS, C’EST JUGER. Ce peu de mots n’a pas besoin de commentaire, ils serviront à jamais bouclier contre toutes les entreprises des matérialistes pour anéantir dans l’homme la substance spirituelle. Ils établissent clairement, non deux puissances passives, comme le dit M. Helvétius au commencement de son ouvrage; mais [100] une substance passive qui reçoit les impressions, & une puissance active qui examine ces impressions, voit leurs rapports, les combine, & juge. Appercevoir les objets, c’est sentir; appercevoir les rapports, c’est juger.

J’aurois à me reprocher un manque d’équité entre les deux antagonistes que je fais entrer en lice, si je ne publiois la réponse que M. Helvétius me fit lorsque je lui envoyai cette objection, accompagnée de deux ou trois autres; on verra* [*Voyez la lettre de M. Helvétius, No. 2. à la fin.] que non-seulement il ne bannit point de l’esprit les doutes que Rousseau y introduit, mais qu’il appréhende lui-même le peu d’effet de sa lettre, puisqu’il en annonce une autre sur le même sujet, qu’il eût écrite sans doute s’il eût vécu. Mais continuons à le suivre dans les preuves qu’il allègue pour justifier sa conclusion.

«La question renfermée dans ces bornes, continue l’auteur de l’Esprit, j’examinerai maintenant si juger n’est pas sentir. Quand je juge de la grandeur ou de la couleur des objets qu’on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets ont faites sur mes sens, n’est proprement qu’une sensation; que je puis dire également, je juge ou je sens que, de deux objets, l’un, que j’appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j’appelle pied; que la couleur que je nomme rouge, agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune; & j’en conclus qu’en pareil cas juger n’est jamais que sentir.» Il y a ici un sophisme très-subtil & très-important à bien remarquer, reprend Rousseau, autre chose est sentir une différence entre une toise & un pied, & [101] autre chose mesurer cette différence. Dans la première opération l’esprit est purement passif, mais dans l’autre il est actif. Celui qui a plus de justesse dans l’esprit, pour transporter par la pensée le pied sur la toise, & voir combien de fois il y est contenu, est celui qui en ce point a l’esprit la plus juste & juge le mieux. Et quant à la conclusion, «qu’en pareil cas juger n’est jamais, que sentir:» Rousseau soutient que c’est autre chose; parce que la comparaison du jaune & du rouge n’est pas la sensation du jaune ni celle du rouge.

L’auteur se fait ensuite cette objection: «mais, dira-t-on, supposons qu’on veuille savoir si la force est préférable à la grandeur du corps, peut-on assurer qu’alors juger soit sentir? oui, répondrai-je: car pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit me tracer successivement les situations différentes où je puis me trouver le plus communément dans le cours de ma vie.» Comment, réplique à cela Rousseau! la comparaison successive de mille idées est aussi un sentiment? Il ne faut pas disputer des mots; mais l’auteur se fait là un étrange dictionnaire.

Il se trouve quelques autres notes à ce chapitre premier de l’ouvrage de l’Esprit, dans lesquelles Rousseau accuse son auteur de raisonnemens sophistiques. Enfin Helvétius finit ainsi: «Mais, dira-t-on, comment jusqu’à ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir? l’on ne doit cette supposition, répondrai-je, l’impossibilité où l’on s’est cru jusqu’à présent d’exipliquer d’aucune autre manière certaines erreurs de l’esprit.»[102] Point du tout, reprend Rousseau. C’est qu’il est très-simple de supposer que deux opérations d’especes différentes se sont par deux différentes facultés.

Voici, Monsieur, l’exposé de la réfutation des principes d’Helvétius contenus dans le premier chapitre de son livre. Rousseau avoit fait de ces notes le canevas d’un ouvrage qu’il avoit dessein de mettre au jour; vous sentez qu’il n’étoit pas aisé de donner de la liaison à des notes jettées au hasard sur la marge d’un livre, j’ai cherché à vous les présenter de la manière la plus suivie, & je me flatte que vous imputerez au sujet ce qu’il peut y avoir de défectueux dans la méthode que j’ai adoptée, pour vous mettre au fait de ce que vous desiriez savoir.

Il y a beaucoup d’autres notes répandues dans le reste de l’ouvrage; mais comme elles attaquent le plus souvent des idées particulières de l’auteur, & ne sont pas relatives au systême favori qu’il a voulu établir au commencement de son ouvrage, je remets à vous en faire part dans une autre lettre, pour peu que vous le desiriez.

J’ai l’honneur d’être,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur,

L. DUTENS.

[103]

LETTRE II

Vous êtres bien bon, Monsieur, de mettre tant de prix au peu de tems que j’ai employé pour vous communiquer les notes de J. J. Rousseau contre le livre de l’Esprit. Vous avez raison de dire qu’elles contiennent des objections & des argumens irréplicables. M. Helevétius le sentoit bien lui-même & sa lettre en est une preuve. On ne peut en effet disconvenir que le citoyen de Geneve, si ingénieux à soutenir les paradoxes les plus inexplicables, ne fût aussi le champion le plus propre à renverser les autels du sophisme. C’est Diogene qui tout fou qu’il étoit, n’en fournissoit pas moins des armes à la vérité.

Vous témoignez tant d’empressement de connoître les autres notes qui se trouvent à la marge de l’exemplaire de l’Esprit, que je ne puis me refuser au plaisir de vous donner cette satisfaction; mais ne vous attendez plus à une marche régulière. L’ouvrage d’Helvétius n’étant composé que de chapitres sans liaison, d’idées décousues, de jolis petits contes & de bons mots; les notes que vous allez lire, à deux ou trois près, ne sont aussi que des sorties sur quelques sentimens particuliers; vous en allez juger.

A la fin du premier discours,* [*Ch. iv. p. 41.] M. Helvétius revenant à son grand principe, dit: «rien ne m’empêche maintenant d’avancer que juger, comme je l’ai déjà prouvé, n’est proprement que sentir.» Vous n’avez rien prouvé sur ce point, répond Rousseau; sinon que vous ajoute au sens du mot SENTIR, [104] le sens que nous donnons au mot JUGER; vous réunissez sous un mot commun deux facultés essentiellement différentes. Et sur ce que Helvétius dit encore; que «l’esprit peut être considéré comme la faculté productrice de nos pensées, & n’est en ce sens que sensibilité & mémoire:» Rousseau met en note: Sensibilité, Mémoire, JUGEMENT. Ces deux notes appartiennent encore au sujet de ma première lettre, celles qui suivent sont différentes.

Dans son second discours, M. Helvétius avance: «que nous ne concevons que des idées analogues aux nôtres, que nous n’avons d’estime sentie que pour cette espece d’idées, & de-là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé d’avoir de soi-même, & qu’il appelle la nécessité où nous sommes de nous estimer préférablement aux autres.* [*Discours deuxieme, chap. 2. p. 68.] Mais, ajoute-t-il,* [*Pag. 69.] on me dira que l’on voit quelques gens reconnoître dans les autres plus d’esprit qu’en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en faire l’aveu; & cet aveu est d’une belle ame: cependant ils n’ont pour celui qu’ils avouent leur supérieur qu’une estime sur parole; ils ne sont que donner à l’opinion publique la préférence sur la leur, & convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être intérieurement convaincus qu’elles soient plus estimables.» Cela, n’est pas vrai, reprend brusquement Rousseau, j’ai long-tems médité sur un sujet, & j’en ai tiré quelques vues avec toute l’attention que j’étois capable d’y mettre. Je communique ce même sujet à un autre homme & durant [105] notre entretien je vois sortir du cerveau de cet homme, des foules d’idées neuves & de grandes vues sur ce même sujet qui m’en avoit fourni si peu. Je ne suis pas assez stupide pour ne pas sentir l’avantage de ses vues & de ses idées sur les miennes; je suis donc forcé de sentir intérieurement que cet homme a plus d’esprit que moi, & de lui accorder dans mon cœur une estime sentie, supérieure à celle que j’ai pour moi. Tel fut le jugement que Philippe second porta de l’esprit d’Alonzo Perez, & qui fit que celui-ci s’estima perdu.

Helvétius veut appuyer son sentiment d’un exemple & dit:* [*Pag. 69 note] «En poésie Fontenelle seroit sans peine convenu de la supériorité du génie de Corneille sur le sien, mais il ne l’auroit pas sentie. Je suppose pour s’en convaincre, qu’on eût prié ce même Fontenelle de donner, en fait de poésie, l’idée qu’il s’étoit formée de la perfection; il est certain qu’il n’auroit en ce genre proposé d’autres règles fines que celles qu’il avoit lui-même aussi bien observées que Corneille.» Mais Rousseau objecte à cela: II ne s’agit pas de règles, il s’agit du génie qui trouve les grandes images & les grands sentimens. Fontenelle auroit pu se croire meilleur juge de tout cela que Corneille, mais non pas aussi bon inventeur; il étoit fait pour sentir le génie de Corneille & non pour l’égaler. Si l’auteur ne croit pas qu’un homme puisse sentir la supériorité d’un autre dans son propre genre, assurément il se trompe beaucoup; moi-même je sens la sienne, quoique je ne sois pas de son sentiment. Je sens qu’il se trompe en homme qui a plus d’esprit que moi. Il a plus de vues, & plus lumineuses, mais [106] les miennes sont plus saines. Fénelon l’emportoit sur moi tous égards, cela est certain. A ce sujet Helvétius ayant laissé échapper l’expression «du poids importun de l’estime:» Rousseau le relevé en s’écriant: le poids importun de l’estime! eh Dieu! rien n’est si doux que l’estime, même pour ceux qu’on croit supérieurs à soi.

«Ce n’est peut-être qu’en vivant loin des sociétés, dit Helvétius,* [*Pag. 70.] qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte & pure, sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique; sans avoir une connoissance profonde des véritables intérêts de ce public, & par conséquent de la morale & de la politique.» A ce compte, répond Rousseau, il n’y a de véritable probité que chez les philosophes. Ma foi, ils sont bien de s’en faire compliment les uns aux autres.

«Conséquemment au principe que venoit d’avancer l’auteur,* [*Pag. 70. note.] il dit que Fontenelle définissoit le mensonge; taire une vérité qu’on doit. Un homme sort du lit d’une femme, il en rencontre le mari: D’ou venez-vous; lui dit celui-ci. Que lui répondre? lui doit-on alors la vérité? non, dit Fontenelle, parce qu’alors la vérité n’est utile à personne.» Plaisant exemple! s’écrie Rousseau, comme si celui qui ne se sait pas un scrupule de coucher avec la femme d’autrui s’en faisoit un de dire un mensonge! Il je peut qu’un [107] adultere soit obligé de mentir; mais l’homme de bien ne veut être ni menteur, ni adultere.

Dans le chapitre* [*Ch. 12. Disc. 11. p. 104.] où l’auteur avance que dans ses jugemens le public ne prend conseil que de son intérêt, il apporte plusieurs exemples à l’appui de son sentiment, qui ne sont point admis par son censeur. Lorsqu’il dit«qu’un poète dramatique fasse une bonne tragédie sur un plan déjà connu, c’est, dit-on, un plagiaire méprisable; mais qu’un général se serve dans une campagne de l’ordre de bataille & des stratagêmes d’un autre général, ri n’en paroît souvent que plus estimable.» L’autre le relevé en disant: vraiment, je le crois bien! le premier se donne pour l’auteur d’une piece nouvelle, le second ne se donne pour rien, son objet est de battre l’ennemi. S’il faisoit un livre sur les batailles, on ne lui pardonneroit pas plus le plagiat qu’à l’auteur dramatique. Rousseau n’est plus indulgent envers M. Helvétius lorsque celui-ci altere les faits pour autoriser ses principes. Par exemple, lors-que voulant prouver que «dans tous les siecles & dans tous les pays la probité n’est que l’habitude des actions utiles à sa nation, il allégue l’exemple des Lacédémoniens qui per mettoient le vol, & conclut ensuite que le vol, nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devoit être honoré.»* [*Chap. 13. p. 136.] Rousseau remarque: que le vol n’étoit permis qu’enfans, & qu’il n’est dit nulle part que les hommes volassent, ce qui est vrai. Et sur le même sujet l’auteur dans ayant dit: «qu’un jeune Lacédémonien plutôt que [108] d’avouer son larcin se laissa sans crier dévorer le ventre par un jeune renard qu’il avoit volé & caché sous sa robe:» Son critique le reprend ainsi avec raison; il n’est dit nulle par que l’enfant fut questionné. Il ne s’agissoit que de ne pas déceler son vol, & non de le nier. Mais l’auteur est bien aise de mettre adroitement le mensonge au nombre des vertus Lacédémoniennes.

M. Helvétius, faisant l’apologie du luxe, porte l’esprit du paradoxe jusqu’à dire que les femmes galantes, dans un sens politique, sont plus utiles à l’Etat que les femmes sages. Mais Rousseau répond: l’une soulage des gens qui souffrent, l’autre favorise des gens qui veulent s’enrichir. En excitant l’industrie des artisans du luxe, elle en augmente le nombre; en faisant la fortune de deux ou trois elle en excite vingt à prendre un état ou ils resteront misérables. Elle multiplie les sujets dans les professions inutiles & les fait manquer dans les professions nécessaires.

Dans une autre occasion M. Helvétius remarquant que «l’envie permet à chacun d’être le panégyriste de sa probité, & non de son esprit;» Rousseau loin d’être de son avis dit: ce n’est point cela, mais c’est qu’en premier lieu la probité est indispensable & non l’esprit; & qu’en second lieu il dépend de nous d’être honnêtes gens, & non pas gens d’esprit.

Enfin dans le premier chapitre du 3me. discours l’auteur entre dans la question de l’éducation, & de l’égalité naturelle des esprits. Voici le sentiment de Rousseau là-dessus, exprimé dans une de ses notes. Le principe duquel l’auteur déduit dans [109] les chapitres suivans l’égalité naturelle des esprits, & qu’il a tâché d’établi au commencement de cet ouvrage, est que les jugemens humains sont purement passifs. Ce principe a été etabli & discuté avec beaucoup de philosophie & de profondeur dans l’Encyclopédie, article EVIDENCE. J’ignore quel est l’auteur de cet article; mais c’est certainement un très-grand métaphysicien. Je soupçonne l’abbé de Condillac ou M. de Buffon. Quoi qu’il en soit, j’ai tâché de combattre & d’établir l’activité de nos jugemens dans les notes que j’ai écrites au commencement de ce livre, & sur-tout dans la première partie de la profession de foi du Vicaire Savoyard. Si j’ai raison, & Helvétius & de l’auteur susdit soit faux, les raisonnemens des chapitres suivans qui n’en sont que des conséquences tombent, & il n’est pas vrai que l’inégalité des esprits soit l’effet de la seule éducation, quoiqu’elle y puisse influer beaucoup.

Voici, Monsieur, tout ce que j’ai cru digne de votre attention parmi les notes que j’ai trouvées à la marge du livre de l’Esprit; il y en a encore d’autres moins importantes que vous pourrez vous-même parcourir un jour; je vous le porterai la premiere fois que j’irai à Paris, & le laisserai même avec vous, en ayant à présent fait tout l’usage que je desirois en faire. Je vous envoie aussi une copie des lettres que M. Helvétius m’écrivit à ce sujet; il est juste de lui donner le champ libre pour repousser les attaques d’un aussi puissant antagoniste, mais verrez qu’il n’y réussit pas; & qu’en se battant même il a le sentiment de sa défaite.

Vous voulez aussi voir les lettres que je vous ai dites avoir [110] reçu quelquefois de Rousseau; comme elles ont rapport à l’acquisition que je fis de ses livres, & qu’elles contiennent certaines particularités ignorées de cet homme extraordinaire, je vous envoie la copie, avec d’autant moins de répugnance qu’elles ne dévoilent rien de secret. Elles peuvent même servir à ajouter quelques traits à son caractere, & pour vous mettre en état de les mieux comprendre, j’ai ajouté quelques notes qui éclaircissent ce qui auroit été obscur pour vous.

J’ai l’honneur d’être,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur.

L. DUTENS,

[111]

LETTRES
DE M. HELVETIUS

LETTRE PREMIERE

A Paris ce 22 Septembre 1771.

MONSIEUR,

VOTRE parole est une chose sacrée, & je ne vous demande plus rien, puisque vous avez promis de garder inviolablement l’exemplaire de M. Rousseau. J’aurois été bien aise de voir les notes qu’il a mises sur mon ouvrage, mais mes desirs à cet égard sont fort modérés. J’estime fort son éloquence & fort peu sa philosophie. C’est, dit mylord Bolinbroke, du ciel que Platon part pour descendre sur la terre, & c’est de la terre que Démocrite part pour s’élever au ciel; le vol du dernier est le plus sûr. M. Hume ne m’a communiqué aucune des notes dont vous lui aviez fait part; j’étois alors vraisemblablement à mes terres: présentez-lui, je vous prie, mes respects ainsi qu’à M. Elisson. Sil y avoir cependant dans les notes de N. Rousseau quelques-unes qui vous parussent très-fortes & que vous pussiez me les adresser, je vous enverrois la réponse, si elle n’exigeoit pas trop de discussion.

Je suis avec un très-profond respect,

MONSIEUR,

Votre très-humble, & très-obéissant serviteur.

HELVÉTIUS

[112]

LETTRE II

A Vore ce 26 Novembre 1771.

MONSIEUR,

Une indisposition de ma fille m’a retenu à la campagne quinze jours de plus qu’à l’ordinaire; c’est à mes terres que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire je serai dans huit jours à Paris; à mon arrivée je ferai tenir à M. Lutton la lettre que vous m’adressez pour lui. Je vous remercie bien des notes que vous m’avez envoyées. Vous avez le tact sûr; c’est dans la note quatrieme & la derniere, que se trouvent les plus fortes objections contre mes principes.

Le plan de l’ouvrage de l’Esprit ne me laissoit pas la liberté de tout dire sur ce sujet; je m’attendois, lorsque je le donnai au public, qu’on m’attaqueroit sur ces deux points, & j’avois déjà tracé l’esquisse d’un ouvrage dont le plan me permettoit de m’étendre sur ces deux questions; l’ouvrage est fait, mais je ne pourrois le faire imprimer sans m’exposer à de grandes persécutions. Notre parlement n’est plus composé que de prêtres, & l’inquisition est plus sévere ici qu’en Espagne. Cet ouvrage où je traite bien ou mal une infinité de questions piquantes, ne peut donc paroître qu’à ma mort.

Si vous veniez à Paris, je serois ravi de vous le communiquer, mais comment vous en donner un extrait dans une lettre? C’est sur une infinité d’observations fines que j’établis mes principes; la copie de ces observations seroit très-longue; [113] il est vrai qu’avec un homme d’autant d’esprit que vous, on peut enjamber sur bien des raisonnemens, & qu’il suffit de lui montrer de loin en loin quelques jallons, pour qu’il devine tous les points par où la route doit passer.

Examinez donc ce que l’ame est en nous, après en avoir abstrait l’organe physique de la mémoire qui se perd par un coup, une apoplexie, &c. L’ame alors le trouve réduite à la seule faculté de sentir; sans mémoire, il n’est point d’esprit dont toutes les opérations se réduisent à voir la ressemblance ou la différence, la convenance ou la disconvenance que les objets ont entr’eux & avec nous. Esprit suppose comparaison des objets & point de comparaison sans mémoire; aussi les muses, selon les Grecs, étoient les filles de Mnémosine; l’imbécille qu’on met sur le pas de sa porte, n’est qu’un homme privé plus ou moins de l’organe de la mémoire.

Assuré par ce raisonnement & une infinité d’autres que l’ame n’est pas l’esprit, puisqu’un imbécille a une ame, on s’apperçoit que l’ame n’est en nous que la faculté de sentir: je supprime les conséquences de ce principe, vous les devinez.

Pour éclaircir toutes les opérations de l’esprit, examinez d’abord ce que c’est que juger dans les objets physiques: vous verrez que tout jugement suppose comparaison entre plusieurs objets. Mais dans ce cas qu’est-ce que comparer? C’est voir alternativement. On met deux échantillons jaunes sous mes yeux; je les compare, c’est-à-dire, je les regarde alternativement, & quand je dis que l’un est plus foncé que l’autre, je dis, selon l’observation de Newton, que l’un réfléchit moins de rayons d’une certaine espece, c’est-à-dire, [114] que mon oeil reçoit une moindre sensation, c’est-à-dire, qu’il est plus foncé: or, le jugement n’est que le prononcé de la sensation éprouvée.

A l’égard des mots de nos langues qui exposent des idées, si je l’ose dire, intellectuelles, tels sont les mots force, grandeur, &c. qui ne sont représentatifs d’aucune substance physique, je prouve que ces mots, & généralement tous ceux qui ne sont représentatifs d’aucun de ces objets, ne vous donnent aucune idée réelle, & que nous ne pouvons porter aucun jugement sur ces mots, si nous ne les avons rendus physiques par leur application à telle ou telle substance. Que ces mots, sont dans nos langues ce que sont a & b en algebre, auxquels il est impossible d’attacher aucune idée réelle s’ils ne sont mis en équations; aussi avons-nous une idée différente du mot grandeur, selon que nous l’attachons à une mouche ou un éléphant. Quant à la faculté que nous avons de comparer les objets entr’eux, il est facile de prouver que cette faculté n’est autre chose que l’intérêt même que nous avons de les comparer, lequel intérêt mis en décomposition peut lui-même toujours se réduire à une sensation physique.

S’il étoit possible que nous fussions impassibles, nous ne comparerions pas faute d’intérêt pour comparer.

Si d’ailleurs toutes nos idées, comme le prouve Locke, nous viennent par les sens, c’est que nous n’avons que des sens; aussi peut-on pareillement réduire toutes les idées abstraites & collectives à de pures sensation.

Si le décousu de toutes ces idées ne vous en fait naître aucune, il faudroit que le hasard vous amenât à Paris, pour [115] que je pusse vous montrer tout le développement de mes idées, par-tout appuyées de faits.

Tout ce que je vous marque à ce sujet ne sont que des indications obscures, & pour m’entendre, peut-être faudroit-il que vous vissiez mon livre.

Si par hasard ces idées vous paroisssoient mériter la peine d’y rêver, je vous esquifferois dans une seconde les motifs qui me portent à poser; que tous les hommes, communément bien organisés, ont tous une égale aptitude à penser.

Je vous prie de ne communiquer cette lettre à personne,* [*L’ouvrage auquel ceci a rapport est le livre de l’Homme, publié peu après la mort de M. Helvetius, & cette Lettre n’a été communiquée qu’après la publication de cet ouvrage.] elle pourroit donner à quelqu’un le fil de mes idées; & puisque l’ouvrage est fait, il faut que le mérite de mes idées, si elles sont vraies, me reste.

J’ai l’honneur d’être avec respect,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur, HELVETIUS

Je vous prie d’assurer Messieurs Hume & Elisson de mes respects.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
DE J. J. ROUSSEAU
A SON LIBRAIRE DE PARIS

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto Édition; t. XIV, p. 115 (1782).]

LETTRE
DE J. J. ROUSSEAU A SON LIBRAIRE DE PARIS.

[116] Je vous envoie Monsieur, une piece imprimée & publiée à Geneve, & que je vous prie d’imprimer & publier à Paris pour mettre le public en état d’entendre les deux parties, en attendant les autres réponses plus foudroyantes qu’on prépare à Geneve contre moi. Celle-ci est de M. de V.... si toutefois je ne me trompe; il ne faut qu’attendre pour s’en éclaircir: car s’il en est l’auteur, il ne manquera pas de la reconnoître hautement, selon le devoir d’un homme d’honneur & d’un bon chrétien; s’il ne l’est pas, il la désavouera de même, & la public saura bientôt à quoi s’en tenir.

Je vous connois trop, Monsieur, pour croire que vous voulussiez imprimer une piece pareille, si elle vous venoit d’une autre main; mais puisque c’est moi qui vous en vous ne prie, devez vous en faire aucun scrupule. Je vous salue, &c.

ROUSSEAU.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

SENTIMENT
DES CITOYENS

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 117-123 (1782).]

SENTIMENT
DES CITOYENS.*

[*L’Auteur de cette piece avoit si bien imité le style de M. Vernes, que M. Rousseau parut croire qu’elle pouvoit être de lui. Ce ne fut qu’au bout de quelque tans qu’il apprit que son véritable auteur étoit M. de V.....]

[117] Après les lettres de la campagne, sont venues celles de la montagne. Voici les sentimens de la ville.

On a pitié d’un fou; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, seroit alors un vice.

Nous avons plaint J. J. Rousseau, ci-devant citoyen de notre ville, tant qu’il s’est borné, dans Paris, au malheureux métier d’un bouffon qui recevoit des nazardes à l’opéra, qu’on prostituoit marchant à quatre pattes sur le théâtre de la comédie. A la vérité, ces opprobres retomboient, en quelque façon, sur nous: il étoit triste, pour un Genevois arrivant à Paris, de se voir humilié par la honte d’un compatriote. Quelques-uns de nous l’avertirent, & ne le corrigerent pas. Nous avons pardonné à ses romans, dans lesquels & la pudeur sont aussi peu ménagées, que le bon sens. Notre ville n’étoit connue auparavant que par des mœurs pures, & par des ouvrages solides qui attiroient les étrangers à notre Académie: c’est pour la premiere fois qu’un de nos citoyens l’a fait connoître par des livres qui alarment les mœurs, que les honnêtes gens méprisent & que la piété condamne.

[118] Lorsqu’il mêla l’irréligion à ses romans, nos Magistrats furent indispensablement obligés d’imiter ceux de Paris & de Berne,* [*Je ne fus chassé du Canton de Berne qu’un mois après le décret de Genève] dont les uns le décrétèrent, & les autres le chasserent. Mais le Conseil de Genève, écoutant encore sa compassion dans sa justice, laissoit une porte ouverte au repentir d’un coupable égaré, qui pouvoit revenir dans sa patrie & y mériter sa grace.

Aujourd’hui la patience n’est-elle pas lassée, quand il ose publier un nouveau libelle, dans lequel il outrage avec fureur la religion chrétienne, la réformation qu’il professe, tous les Ministres du saint Evangile, & tous les Corps de l’Etat? La démence ne peut plus servir d’excuse, quand elle sait commettre des crimes.

Il auroit beau dire à présent: reconnoissez ma maladie du cerveau à mes inconséquences & à mes contradictions: il n’en demeurera pas moins vrai que cette folie l’a poussé jus qu’à insulter à Jésus-Christ, jusqu’à imprimer que l’Evangile est un livre scandaleux, (page 40 de la petite édition.) téméraire, impie, dont la morale est d’apprendre aux enfans à renier leurs meres, leurs freres, &c. Je ne répéterai pas les autres paroles: elles sont frémir. Il croit en déguiser l’horreur en les mettant dans la bouche d’un contradicteur; mais il ne répond point à ce contradicteur imaginaire. Il n’y en a jamais eu d’assez abandonné pour faire ces infâmes objections, & pour tordre si méchamment le sens naturel & divin des paraboles de notre Sauveur. Figurons-nous, ajoute-t-il,[119] une infernale, analysant ainsi l’Evangile. Eh! qui l’a jamais ainsi analysé? Où est cette ame infernale?* [*Il paroît que l’auteur de cette piece pourroit mieux répondre que personne & sa question. Je prie le lecture de ne pas manquer de consulter, dans l’endroit qu’il cite, ce qui précede & ce qui suit.] La Métrie, dans son homme machine, dit qu’il a connu un dangereux athée, dont il rapporte les raisonnemens sans les réfuter: on voit assez qui étoit cet athée; il n’est pas permis assurément d’étaler de tels poisons sans présenter l’antidote.

Il est vrai que Rousseau, dans cet endroit même, se compare à Jésus-Christ avec la même humilité qu’il a dit que nous devions lui dresser une statue. On sait que cette comparaison est un des accès de sa folie. Mais une folie qui blasphême à ce point, peut-elle avoir d’autre médecin que la même main qui a fait justice de ses autres scandales?

S’il a cru préparer, dans son style obscur, une excuse à ses blasphêmes, en les attribuant à un délateur imaginaire, il n’en peut avoir aucune pour la maniere dont il parle des miracles de notre Sauveur. Il dit nettement, sous son propre nom: (Page 98.) II y a des miracles, dans l’Evangile, qu’il n’est pas possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens; il tourne en ridicule tous les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion.

Nous avouons encore ici la démence qu’il a de se dire chrétien quand il sape le premier fondement du christianisme; mais cette folie ne le rend que plus criminel. Etre chrétien, & vouloir détruire le christianisme, n’est pas seulement d’un blasphémateur, mais d’un traître.

[120] Après avoir insulté Jésus-Christ, il n’est pas surprenant qu’il outrage les Ministres de son saint Evangile.

Il traite une de leurs professions de foi, d’Amphigouri, (page 53.) Terme bas & de jargon, qui signifie déraison. Il compare leur déclaration aux plaidoyers de Rabelais; ils ne savent, dit-il, ni ce qu’ils croyent, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils disent.

On ne sait, dit-il ailleurs, (page 54.) ni ce qu’ils croyent, ni ce qu’ils ne croyent pas, ni ce qu’ils sont semblant de croire.

Le voilà donc qui les accuse de la plus noire hypocrisie, sans la moindre preuve, sans le moindre prétexte. C’est ainsi qu’il traite ceux qui lui ont pardonné sa première apostasie, & qui n’ont pas eu la moindre part à la punition de la seconde, quand ses blasphêmes répandus dans un mauvais roman, ont été livrés au bourreau. Y a-t-il un seul citoyen parmi nous, qui, en pesant de sang-froid cette conduite, ne soit indigné contre le calomniateur?

Est-il permis à un homme né dans notre ville d’offenser à ce point nos Pasteurs, dont la plupart sont nos parens & nos amis, & qui sont quelquefois nos consolateurs? Considérons qui les traite ainsi; est-ce un savant qui dispute contre des savans? Non, c’est l’auteur d’un opéra, & des deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien, qui, trompé par un faux zele, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux? Nous avouons avec douleur, & en rougissant, que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches; & qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec [121] lui de village en village, & de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mere, & dont il a exposé les enfans à la porte d’un hôpital, en rejettant les soins qu’une personne charitable vouloit avoir d’eux, & en abjurant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille ceux de l’honneur & de la religion.* [*Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l’auteur, ni petite, ni grande, n’a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé, n’y a pas le moindre rapport: elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de Messieurs Malouin, Morand, Thierry, Daran, & du frère Côme. S’il s’y trouve la moindre marque de débauche, je les prie de me confondre, & de me faire honte de ma devise. La personne sage & généralement estimée, qui me soigne dans mes maux & me console dans mes afflictions, n’est malheureuse, que parce qu’elle partage le sort d’un homme sort malheureux; sa mere est actuellement pleine de vie & en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n’ai jamais exposé, ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital, ni ailleurs. Une personne qui auroit eu la charité dont on parle, auroit eu celle d’en garder le secret; & chacun sent que ce n’est pas de Genève, où je n’ai point vécu, & d’où tant d’animosité se répand contre moi, qu’on doit attendre des informations fidelles sur ma conduite. Je n’ajouterai rien sur ce passage, sinon qu’au meurtre près, j’aimerois mieux avoir fait ce dont son auteur m’accuse, que d’en avoir écrit un pareil]

C’est donc là celui qui ose donner des conseils à nos concitoyens! (Nous verrons bientôt quels conseils.) C’est donc là celui qui parle des devoirs de la société!

Certes il ne remplit pas ces devoirs, quand, dans le même libelle, trahissant la confiance d’un ami,* [*Je crois devoir avertir le public que le théologien qui a écrie la lettre dont j’ai donné un extrait, n’est, ni ne fut jamais mon ami; que je ne l’ai vu qu’une fois en ma vie, & qu’il n’a pas la moindre chose à démêler, ni en bien ni en mal avec les Ministres de Geneve. Cet avertissement m’a paru nécessaire pour prévenir les téméraires applications] il fait imprimer une de ses lettres pour brouiller ensemble trois Pasteurs. C’est ici qu’on peut dire, avec un des premiers hommes de [122] l’Europe, de ce même écrivain, auteur d’un roman d’éducation, que, pour élever un jeune homme, il faut commencer par avoir été bien élevé.* [*Tout le monde accordera, je pense, à l’auteur de cette pièce, que lui & moi n’avons pas plus eu la même éducation, que nous n’avons la même religion.]

Venons à ce qui nous regarde particulièrement, à notre ville qu’il voudroit bouleverser, parce qu’il a été repris de Justice. Dans quel esprit rappelle-t-il nos troubles assoupis? Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles? Veut-il qui nous nous égorgions,* [*On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j’ai faits pour ne pas troubler la paix de ma patrie, & dans mon ouvrage, avec quelle force j’exhorte les citoyens à ne la troubler jamais, à quelque extrémité qu’on les réduise.] parce qu’on a brûlé un mauvais livre à Paris & à Genève? Quand notre liberté & nos droits seront en danger, nous les défendrons bien sans lui. Il est ridicule qu’un homme de sa sorte, qui n’est plus notre concitoyen, nous dise:

Vous n’êtes, ni des Spartiates, (page 340) ni des Athéniens; vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois occupés de vos intérêts privés & de votre gain. Nous n’étions pas autre chose, quand nous résistâmes à Philippe II & au Duc de Savoye; nous avons acquis notre liberté par notre courage & au prix de notre sang, & nous la maintiendrons de même.

Qu’il cesse de nous appeller Esclaves (page 260), nous [123] ne le serons jamais. Il traite de tyrans les Magistrats de notre République, dont les premiers sont élus par nous-mêmes. On a toujours vu, dit-il, (page 259) dans le Conseil des Deux-Cents, peu de lumières & encore moins de courage. Il cherche, par des mensonges accumulés, à exciter les Deux-Cents contre le Petit-Conseil; les Pasteurs contre ces deux Corps; & enfin, tous contre tous, pour nous exposer au mépris & à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer en nous outrageant? Veut-il renverser notre constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession? Il suffit d’avertir que la ville qu’il veut troubler, le désavoue avec horreur. S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman d’Emile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules & de ses folies. Mais il faut lui apprendre que, si on châtie légérement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux.

POST SCRIPTUM d’un ouvrage des Citoyens de Genève, intitulé: Réponse aux Lettres écrites de la Campagne.

Il a paru, depuis quelques jours, une brochure de huit pages in-8? Sous le titre de Sentiment des Citoyens; personne ne s’y est trompé. Il seroit au-dessous des citoyens de se justifier d’une pareille production. Conformément à l’article 3 du titre XI de l’Edit, ils l’ont jettée au feu, comme un infâme libelle.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

PIECES RELATIVES
A LA PERSECUTION SUSCITEE A MOTIERS-TRAVERS
CONTRE M. J. J. ROUSSEAU

LETTRE
A M***

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 125-155 (1782).]

[127]

LETTRE
A M***.

Vous me demandez, Monsieur, des détails sur la nouvelle tracasserie que vient d’essuyer M. Rousseau, dans l’asyle qu’il s’étoit choisi. Cet écrivain, célebre par ses malheurs presqu’autant que par sa plume, intéresse vivement la sensibilité de votre coeur, & vous voulez que je n’omette rien, pas la plus petite circonstance. Ah! Monsieur, c’est trop exiger de moi. J’ignore la plupart des moyens mis en œuvre par les ennemis de M. Rousseau; j’ignore la plupart de leurs motifs, mais par ceux qui sont parvenus à ma connoissance, je ne me sens pas encouragé à la recherche des autres. J’affligerois votre coeur droit & bon, je flétrirois le mien, en cavant ces motifs & ces moyens. Laissons à la méchanceté le soin de ramasser ces horreurs, à la satire le plaisir cruel d’en offrir le tableau; moi, je veux me borner à lier par un narré exact, & éclaircir par quelques notes, les différens écrits qui ont paru, & qui peuvent servir de pieces à ce procès.

Il faut d’abord vous rappeller, Monsieur, que dans les derniers mois de l’année précédente, quelques particuliers de ce pays ayant proposé à M. Rousseau, sous des conditions acceptées par lui, d’entreprendre une édition générale de ses ouvrages tant manuscrits que déjà publiés, en avoient, sur leur premiere requête, obtenu la permission du Gouvernement. Cette entreprise très-lucrative, tenta la cupidité & fit des [128] mécontens de ceux qui ne purent y avoir part. Elle étoit d’ailleurs avantageuse à l’Auteur, à qui elle assuroit un état médiocre, mais suffisant à ses besoins & conforme ses desirs, & par là, sans doute, elle déplut à ses ennemis. C’est dans ces circonstances que parurent les Lettres écrites de la Montagne, ouvrage qui a servi de fondement ou de prétexte à la tracasserie dont je dois vous rendre compte. Vous savez, Monsieur, que ces Lettres reçues avec avidité, dévorées avec fureur, furent proscrites ou brûlées dans quelques Etats. Pour nous, nous demeurâmes tranquilles spectateurs de ces feux de joie, jusques à la fin de Février, que le zele de notre clergé, si long-tans assoupi, eut reçu tous les alimens nécessaires pour produire un embrasement. Alors la vénérable Classe (c’est le corps des Pasteurs de ce pays), dénonça au Gouvernement & au Magistrat municipal les Lettres Écrites de la Montagne, comme un ouvrage impie, abominable, &c. &c. en sollicita la proscription, ainsi que la suppression du consentement accordé pour l’édition projettée.

Cette démarche de la vénérable Classe contraste si singuliérement avec le silence qu’elle a gardé sur Emile* [*Et sur la lettre à l’Archevêque de Paris. II est vrai que cette lettre, non plus qu’Emile, n’attaquoit point le Clergé Protestant.] lorsqu’il parut, & que son Auteur fut admis à la communion, que l’on seroit tenté d’y soupçonner un intérêt personnel, si l’on ne savoit positivement que les membres de ce sacré College, les plus zélés à poursuivre la proscription des Lettres de la Montagne, étoient ceux précisément qui ne les avoient pas lues.

Le conseil d’Etat ne prit point feu sur ces especes de remontrances [129] mais le Magistrat municipal proscrivit l’ouvrage en question. Le héraut chargé de cette fonction publique s’en acquitta au mieux, en annonçant ces lettres prohibées comme attaquant tout ce qu’il y a de plus repréhensible dans notre sainte religion. Que dites-vous, Monsieur, de cette méprise? convenez qu’elle ne pouvoit être plus heureusement bête.

Cependant la vénérable Classe s’ajourna au 13 Mars pour juger l’Auteur, qui bien informé de la fermentation que ce corps pouvoit occasionner dans l’Etat, crut en bon citoyen devoir conjurer l’orage, & remit à M. le Professeur de M***. son Pasteur, l’Ecrit suivant, pour être communique à la vénérable Classe.

«Par déférence pour M. le Professeur de M***. mon Pasteur, & par respect pour la vénérable Classe, j’offre,* [*Cette offre connue de notre public, seulement depuis 15 jours, a fait revenir beaucoup d’honnêtes-gens de la prévention qu’on étoit parvenu à leur inspirer contre M. Rousseau. Et ce fait explique allez naturellement la raison du silence mystérieux gardé jusqu’àlors sur cette déclaration] si on l’agrée, de m’engager, par un Ecrit signé de ma main, à ne jamais publier aucun nouvel ouvrage sur aucune matiere de religion, même de n’en jamais traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrois publier sur tout autre sujet; & de plus, je continuerai à témoigner par mes sentimens & par ma conduite, tout le pris, mets au bonheur d’être uni à l’Eglise.»

«Je prie M. le Professeur de communiquer cette déclaration à la vénérable Claire. Fait à Motiers le 10 Mars 1765.»

Signé J. J. ROUSSEAU.

[130] Vous qui connoissez l’Étendue de la charité chrétienne, qui aimez la paix & la tranquillité, vous croyez que la vénérable Classe, sur la lecture de cet écrit, se hâta de l’accepter, publier, & consigner en lettres d’or dans ses registres. Détrompez-vous, Monsieur, & devinez, si vous le pouvez, les motifs qui déterminerent notre clergé à ne rien répondre à M. Rousseau sur cette offre, à ne point la faire transpirer dans le public, & à précipiter d’un jour, le jugement de cette affaire.

Devinez encore les raisons du silence inviolable promis & juré par tous les membres assistans, tant sur les questions à adresser à M. Rousseau, que sur tout ce qui s’étoit passé, ou se passeroit dans ce Synode inquisitorial? Silence bien important, puisque les membres du clergé qui n’avoient pas assisté* [*Nous saisissons cette occasion pour rendre gloire à la vérité, & hommage à ceux de nos Pasteurs qui dans cette affaire, & dans plusieurs autres, ont par leurs sentimens mérité l’honneur d’être suspects à leur Corps.] aux délibérations, n’en purent pénétrer le secret. Vaine précaution! Ce secret impénétrable étoit connu long-tans avant que la Classe en eût délibéré. Ceux qui ont la correspondance de la Cour, avoient eu le tans d’en informer le Roi, & cela sur des avis venus de Paris & de Geneve. Vous êtes étonné, Monsieur, & moi aussi. Le fait n’en est pas moins vrai.

«Le Roi trouve très-mauvais que vos compatriotes s’acharnent sur un homme qu’il protege, & il a déclaré qu’il se ressentiroit vivement contre ceux qui persisteroient à persécuter M. Rousseau. Je le tiens de la bouche même du Roi. Vous pouvez le dire à qui vous voudrez.»

C’est en ces termes que dans sa lettre du 10 Mars, adressée [131] à M. M * * *. Conseiller d’Etat & Procureur-Général, s’exprimoit Mylord Maréchal, cet illustre Breton, si bon juge du mérite, si vrai protecteur du mérite opprimé, si digne en un mot de la confiance & de l’amitié de celui des Rois qui se connaît le mieux en hommes. Confrontez la date de cette lettre avec la distance des lieux, & vous comprendrez qu’il falloit être bien avisé pour avoir de si loin informé la Cour de ce qui devoit se passer dans l’assemblée de notre clergé, fixée au 13 Mars.

Cependant il s’étoit répandu un bruit qui tous les jours recevoit de nouveaux accroissemens. Il existoit, disoit-on, un ouvrage de M. Rousseau, intitulé des Princes. Personne ne l’avoit vu; mais on assuroit pourtant que les Gouvernemens Aristocratiques, & en particulier celui de Berne, y étoient sort maltraités. On poussa les soins officieux jusqu’à écrire de Berne même à M. le Professeur de F* * *. directeur de l’Imprimerie à Yverdun, de demander ce livre à M. Rousseau pour l’imprimer & le répandre, vû que ce seroit une très-bonne affaire. M. Rousseau sentit le but de ces soins officieux, & envoya à M. le Professeur de F * * *. la lettre suivante, le priant de imprimer, & de la répandre.

A Motiers le 14 Mars 1765.

«Je n’ai point fait, Monsieur, l’ouvrage intitulé, des Princes, je ne l’ai point vu, je doute même qu’il existe. Je comprends aisément de quelle fabrique vient cette invention, si comme beaucoup d’autres, & je trouve que mes ennemis se rendent bien justice, en m’attaquant avec des armes si [132]dignes d’eux. Comme je n’ai jamais désavoué aucun ouvrage qui fût de moi, j’ai le droit d’en être cru sur ceux que je déclare n’en pas être. Je vous prie, Monsieur, de recevoir & de publier cette déclaration en faveur de la vérité, & d’un homme qui n’a qu’elle pour sa défense. Recevez mes très-humbles salutations.»

Signé J. J. ROUSSEAU.

Je vous ai dit, Monsieur, que la vénérable Classe précipita d’un jour, le jugement à prononcer sur M. Rousseau. En effet, dans son assemblée du 12 Mars, elle fulmina contre lui, en dépit de la constitution de ce pays, une sentence d’excommunication. Mais fort sagement pour elle, elle supprima cette sentence irréguliere, sur la lettre anonyme qui lui fut adressée, vraisemblablement par un de ses membres. La voici.

«Vous êtes ajournés solemnellement pour juger de J. J. Rousseau ou de ses Lettres de la Montagne. Je n’ai pas entrée au sanctuaire; toutefois souffrez d’ouïr le suffrage d’un de ses meilleurs amis, je veux dire du sanctuaire. Cet avis seroit, que l’Ecrivain dont il est question, en qualité de chrétien qu’il se produit dans le premier volume, n’a gueres besoin que d’être timpanisé, au lieu d’être persécuté chez des Eglises Protestantes; & que comme citoyen dans le second volume, il mériteroit presque d’être canonisé par des Etats républicains, bien loin d’en être décrété. La raison en est, que la tyrannie & le despotisme sont plus a sa portée que l’Evangile & la réformation. Il poursuit l’esprit [133] tyrannique, la manie despotique dans leurs derniers retranchemens, & démêle leurs artifices les plus retors, sans que la beauté enchanteresse de son langage nuise, tant s’en faut, à a vigueur mâle de son raisonnement. Mais pour l’Evangile la réformation, il semble outre-passer certaines choses essentielles qu’il devoit avoir apperçu dans l’un, & ignorer bien des choses utiles, qu’il pouvoit avoir appris dans l’autre. D’ailleurs, c’est un malheur ou un bonheur pour lui, que plus son style est attrayant, moins il est déduisant pour l’endoctrinement de ses difficultés & de ses doutes, parce que plus il se fait lire de sois, plus on sent que c’est une kyrielle de traits évaporés d’une plume fantastique, qui ne touchant que l’imagination, encore faut-il qu’elle soit déjà blessée.»* [*Ce jugement, & tout ce qui le précéde, décele l’État de l’anonyme, & prouve, quoiqu’il en dise, qu’il a de droit & de fait entrée au Sanctuaire.]

«Quant à ce qui regarde la communion, ou l’alternative de la permission ou de la défense de s’approcher de la Table sacrée; qu’il plaira au Souverain de le protéger, ce seroit s’embarquer en l’air pour donner du nez à terre, & hasarder des conflits périlleux, que de vouloir en soustraire le jugement aux consistoires. Leur indépendance a été trop souvent tantôt prétendue, tantôt reconnue par la vénérable Classe elle même: il ne faut pas se contredire;* [*O bon avis, venu si à propos, tu méritois à ton Auteur un beau cierge, & un ex Voto, de la part de la vénérable Classe!] le cas sera peut-être intrigué: il importe également à la religion & À l’Etat qu’elle ne se compromettre pas.* [*Lisez, ne les compromette pas.] Ce qui seul est [134] de sa compétence, c’est l’examen des ouvrages de l’Écrivain, à la propagation desquels il est de son devoir de s’opposer, & par de sages admonitions à lui adressées en personne par le ministere de son Pasteur, pour qu’il ne donne plus rien au public; & par de fortes remontrances au Gouvernement pour que l’octroi de l’Imprimerie projettée, à dessein de les répandre, ou même de les accroître, soit retiré. C’est à quoi il est de sa prudence de se rabattre, & ce sera beaucoup faire que de l’obtenir.* [*Point du tout, rien au contraire de si aisé. Quant au premier chef, il n’y avoit qu’à accepter l’offre ci-dessus. Et quant au second, un mot, un seul mot, à M. Rousseau, eût encore suffi. En voici la preuve.

«Je vous avoue que je ne vois qu’avec effroi l’engagement que je vois prendre avec la Compagnie en question, si l’affaire se consomme;ainsi quand elle manqueroit, je serois très-peu puni. &c. Extrait d’une lettre de M. Rousseau à M***.» Vous ne devez point, s’il vous plaît, passer outre que les associés n’aient le consentement formel du Conseil d’Etat que je doute sort qu’ils obtiennent. Quant à la permission qu’ils ont demandée à la Cour, je doute encore plus qu’elle leur soit accordée. Mylord Maréchal connaît là-dessus mes intentions; il fait que non-seulement je ne demande rien, mais que je suis très-déterminé à ne jamais me prévaloir de son crédit à la Cour pour y obtenir quoique ce puisse être, relativement au pays où je vis, qui n’ait pas l’agrément du Gouvernement particulier du pays même. Je n’entends me mêler en aucune façon de ces choses là, ni traiter qu’elles ne soient décidées.» Extrait d’une autre lettre au même. Cette façon d’envisager l’entreprise projettée, les conditions que M. Rousseau mettoit à son exécution, tout cela étoit connu des six associés entrepreneurs, & ne pouvoit gueres être un secret pour notre public, encore moins pour quelques-uns des membres de la vénérable Classe.] Il est vrai qu’il est d’une dangereuse conséquence d’étendre les droits de la tolérance à des étrangers; ce seroit en quelque façon inviter tous les [135] auteurs ou éditeurs de mauvais livres à chercher leur asyle dans ce pays, & risquer d’en faire une cloaque de toutes sortes de barbouilleurs de ces derniers tans, dont la démangeaison porte principalement contre l’Evangile ou contre les moeurs. Mais ils ne sont pas tous si propres à captiver nos têtes francillones, & nos fréluquets de financiers, ou de miliciens. Et à nouveaux faits, nouveaux plaids. Le renouvellement de l’abus remédieroit sans doute à l’excès du désordre. Au surplus, il y a grand sujet d’être sur ses gardes dans l’assemblée convoquée pour cette affaire, dont on dit que le secret mobile réside dans une capitale voisine, en la personne d’un quidam* [*M. E. B. P. a B] de la gent réfugiée à robe noire, qui voudroit faire montre de son crédit aux D * * *. Aux V***. émules, ou ennemis de notre fameux Rousseau. Ne seroit-il pas honteux à une compagnie de Ministres & de Pasteurs aussi distinguée* [*La robe noire perce encore ici.] dans l’Europe réformée, de se laisser mener dans une matiere religieuse & importante, à l’intrigue d’un ecclésiastique livré à la grandeur mondaine, & guidé par des vues personnelles? Comment l’écouter quand il s’agit de voies à réprimer, ou à ramener un pauvre mécréant, honnête-homme, & de bonne soi, lui qui est en relation étroite avec des gens connus pour forgeurs de contes gras, d’historiettes diffamatoires, ou même pour rénovateurs de systêmes d’impiété ou de matérialisme, & qui pour surcroît de mérite, se trouve créature favorite des ambassadeurs en Suisse d’une Couronne, qui tous les jours [136] fait emprisonner, pendre ses confreres & compatriotes, prédicans du pur Evangile, & se rend par cela même complice des cruautés antichrétiennes du papisme?* [*Lecteur, qui que vous puissiez être, ne vous scandalisez pas de ces expressions. Elles sont consacrées parmi les Prédicans du pur Evangile.] Quel contraste! De quel poids pourront être les suggestions de sa cabale? &c. &c.»

Cette lettre occasionna le 13 Mars une nouvelle délibération, & sur la réquisition de M. de M * * *. pasteur à Motiers, il lui fut donné par écrit, une direction pour faire comparoître en consistoire J. J. Rousseau, & lui adresser les questions suivantes, arrivées peut-être par le même courier qui en portoit la copie à quelques particuliers d’ici: savoir.

1°. Si lui Jean-Jaques ne croyoit pas en Jésus-Christ mort pour nos offenses, & ressuscité pour notre justification.

2°. S’il ne croyoit pas à la révélation, & ne regardoit pas la sainte Ecriture comme divine.

Qu’à défaut de réponses satisfaisantes sur ces questions, lui son pasteur devoit le faire excommunier, sans doute, à quelque prix que ce fût. On est du moins en droit de le juger ainsi, par les menées qui furent employées dans l’Église de Motiers, pour parvenir à cette conclusion, le tout pour la plus grande gloire de Dieu. On intimida la conscience des anciens de cette église, membres du consistoire admonitif; on leur répéta que J. J, Rousseau étoit l’Antechrist, que le salut de la patrie dépendoit de son excommunication, quel les différens corps de l’Etat s’y intéressoient vivement, que les [137] Cantons alliés, en particulier celui de Berne, vouloient renoncer à leur ancienne alliance avec ce pays, si J. J. Rousseau n’Étoit pas excommunié. On fit même semer parmi les femmes du village & des environs, que ce Jean.-Jaques avoit dit dans son dernier ouvrage que les femmes n’avoient point d’ames, & n’étoient au plus que des brutes, & mille autres propos dans ce genre, tous propres à renouveller parmi nous le spectacle du sort de Servet, ou de celui d’Orphée.* [*Ceci n’est ni hasardé, ni exagéré. On connaît ici plus d’un zélé qui pour l’amour de Dieu & de son Paradis, eût volontiers fourni des torches pour un Auto-dàfé. Et les amis de M. Rousseau bénissent encore l’inclémence de la saison qui le retenant chez lui, le soustrait aux fourches dont veulent s’armer nos Bacchantes modernes, pour lui prouver qu’elles ont une ame.]

C’est alors que le prétendu Antechrist, adressa la lettre suivante à M. le Procureur-Général.

A Motiers le 23 Mars 1765.

«Je ne sais, Monsieur, si je ne dois bénir mes miseres, tant elles sont accompagnées de consolations. Votre lettre m’en a donné de bien douces, & j’en ai trouvé de plus douces encore, dans le paquet qu’elle contenoit. J’avois exposé à Mylord Maréchal les raisons qui me faisoient desirer de quitter ce pays pour chercher la tranquillité &pour l’y laisser. Il approuver ces raisons, & il est comme moi d’avis que j’en sorte: ainsi, Monsieur, c’est un parti pris, avec regret, je vous le jure; mais irrévocablement. Assurément tous ceux qui ont des bontés pour moi ne [138] peuvent désapprouver que dans le triste état où je suis, j’aille chercher une terre de paix pour y déposer mes os. Avec plus de vigueur & de santé, je consentirois à faire face à mes persécuteurs pour le bien public: mais accablé d’infirmités, & de malheurs sans exemple, je suis peu propre à jouer un rôle, & il y auroit de la cruauté à me l’imposer. Las de combats & de querelles; je n’en peux plus supporter. Qu’on me laisse aller mourir en paix ailleurs, car ici cela n’est pas possible, moins par la mauvaise humeur des habitans, que par le trop grand voisinage de Geneve; inconvénient qu’avec la meilleure volonté du monde, il ne dépend pas d’eux de lever.»

«Ce parti, Monsieur, étant celui auquel on vouloit me réduire, doit naturellement faire tomber toute démarche ultérieure pour m’y forcer. Je ne suis point encore en état de me transporter, & il me faut quelque tans pour mettre ordre à mes affaires, durant lequel je puis raisonnablement espérer qu’on ne me traitera pas plus mal qu’un Turc, un Juif, un Payen, un Athée; & qu’on voudra bien me laisser jouir pour quelques semaines de l’hospitalité qu’on ne refuse à aucun étranger. Ce n’est pas, Monsieur, que je veuille désormais me regarder comme tel, au contraire l’honneur d’être inscrit parmi les citoyens du pays, me sera toujours précieux par lui-même, encore plus par la main dont il me vient, & je mettrai toujours au rang de mes premiers devoirs le zele & la fidélité que je dois au Roi, comme notre Prince & comme mon protecteur. J’ajoute que J’y laisse un bien très-regrettable, mais dont n’entends [139] point du tout me désaisir. Ce sont les amis que j’y ai trouvés dans mes disgraces, & que j’espere y conserver malgré mon éloignement.»

«Quant à Messieurs les Ministres, s’ils trouvent à propos d’aller toujours en avant avec leur consistoire, je me traînerai de mon mieux pour y comparoître, en quelqu’état que je sois, puisqu’ils le veulent ainsi, & je crois qu’ils trouveront, pour ce que j’ai à leur dire, qu’ils auroient pu se passer de tant d’appareil. Du reste; ils sont fort les maîtres de m’excommunier, si cela les amuse: être excommunié de la façon de M, de V *** m’amusera fort aussi.»* [*On sera surpris sans doute de trouver ce no, célebre à côté de celui de notre vénérable Classe. Ce qui peut avoir donné lieu à cette espece d’amphigouri, est une lettre que M. De V ***. Doit avoir écrite à Paris, & dans laquelle on assure qu’il se faisoit fort de parvenir à chasser le pauvre Rousseau de sa nouvelle Patrie, en dépit de la protection du Souverain.]

«Permettez, Monsieur, que cette lettre soit commune aux deux Messieurs qui ont eu la bonté de m’écrire avec un intérêt si généreux. Vous sentez que dans les embarras où je me trouve, je n’ai pas plus le tans que les termes pour exprimer combien je suis touché de vos soins & des leurs. Mille salutations & respects.»

Signé, J. J. ROUSSEAU.

Douze jours s’étoient écoulés depuis la délibération de la vénérable Classe, lorsqu’enfin le dimanche 23 Mars, le pasteur de Motiers, après avoir, par l’Élection de deux anciens, completté [140] leur nombre requis, & par-là étayé son plan de deux suffrages qu’il pouvoit croire à sa disposition, assembla le consistoire admonitif, & là, après un long préambule, il dépocha ses ordres qu’il accompagna de très-amples réflexions, & conclut enfin comme on devoit s’y attendre. Cet intervalle de douze jours avoit été rigoureusement employé, & si bien mis à profit, que M. de M * * **écrivant à Geneve, s’étoit, dit-on, porté garant que l’excommunication seroit prononcée contre M. Rousseau. Aussi y l’officier du Prince qui assiste dans les assemblées du consistoire, eut beau réclamer les constituions de l’Etat, élever sa voix contre l’espece d’inquisition que la Classe vouloit introduire au mépris de ces mêmes constitutions, & en foulant aux pieds les droits & les libertés des citoyens, cette voix ne fut pas entendue, & la pluralité décida que M. Rousseau seroit cité le 18 à comparoître en consistoire le 29. Ce qui fut signifié & accepté très-poliment de part & autre. Mais au lui de s’y porter en personne, M. Rousseau, suivant l’avis de ses amis, & par de très-bonnes raisons, prit le sage parti de constater par écrit ce qu’il avoit à dire, en adressant au consistoire la lettre suivante accompagnée de sa déclaration à M., de M * * *. lorsqu’en 1761, celui-ci l’avoit admis à la sainte Cene.

Motiers, le 29 Mars 1765.

MESSIEURS,

«Sur votre citation, j’avois hier résolu malgré mon état, de comparoître aujourd’hui par devant vous; mais sentant qu’il [141] me seroit impossible, malgré toute ma bonne volonté, de soutenir une longue séance, &, sur la matiere de soi qui fait l’unique objet de la citation, réfléchissant que je pouvois également m’expliquer par écrit, je n’ai point douté, Messieurs, que la douceur de la charité ne s’alliât en vous au zele de la foi, & que vous n’agréassiez dans cette lettre la même réponse que j’aurois pu faire de bouche aux questions de M. de M * **. quelles qu’elles soient.»

«Il me paroît donc qu’à moins que la rigueur dont la vénérable Classe juge à propos d’user contre moi, ne soit fondée sur une loi positive, qu’on m’assure ne pas exister dans cet Etat;* [*Et qui n’y existera jamais, qu’au plus grand malheur de ses habitans.] rien n’est plus nouveau, plus irrégulier, plus attentatoire à la liberté civile, & sur-tout plus contraire & l’esprit de la religion qu’une pareille procédure en pure matiere de foi.»* [*M. Rousseau pouvoit ajouter que rien ne contraste plus avec la conduite même de notre Clergé, qui vers la fin du siecle parte refusa d’adopter le Consensus, soit la profession de foi reçue par les autres Eglises Protestantes de la Suisse; & cela, pour ne point se gêner la conscience, qui jusqu’à présent à persisté dans ce refus, mais qui pourtant voudroit aujourd’hui imposer sur les particuliers, un joug qu’il a trouvé trop pesant pour le porter lui-même. Que nos Ministres commencent du moins par bien établir leur profession de foi uniforme & orthodoxe: en attendant, nous nous souviendrons de ce fait si récent, que dans la derniere édition d’un petit ouvrage reçu dans cet Etat à l’usage des écoles publiques, édition faite sous la seule direction de nos Pasteurs, & sans la participation requise du Magistrat, plusieurs passages de l’Ecriture sainte, se trouvent supprimés, sans doute par de bonnes raisons, entr’autres ceux-ci.

«Il y en a trois qui rendent témoignage dans le Ciel; le Pere, la Parole & le Saint Esprit; & ces trois-là sont un. I. Epître de S. Jean chap. 5. v. 7.»

«Que toutes choses se fassent avec bienséance & avec ordre. I. Epître aux Corinth. chap. 14. v. 40.»

«Ces trois choses demeurent, la foi, l’espérance & la charité, mais la plus grande est la charité. Idem, chap. 13.v. 13.»

Voyez encore la premiere Epître à Timothée chap. 1. v. 5. L’Evangile selon S. Jean, chap. 5 v. 39. & v. 58. L’Epître aux Romains, chap. 10. v. 9. & 13. L’Epître à Tite, chap. 3. v. 8. La premiere Epître de S. Pierre, chap. 3. V. 13. L’Epître de S. Jude, v. 20. & 21. &c. &c. &c.

A la bonne heure que notre Clergé cherche à innover dans la doctrine reçue! mais vouloir à l’instruction unir l’inquisition, c’est trop prétendre dans un pays dont chaque citoyen suce avec le lait de sa nourrice, l’amour de la liberté & de ses droits. Que nos Pasteurs se rappellent les flots de sang dont une semblable prétention inonda les Pays-Bas, & surement l’esprit de corps cédera avec attendrissement ou avec effroi, à l’esprit de patriotisme.]

[142] «Car Messieurs, je vous supplie de considérer que, vivant depuis long-tans dans le sein de l’église, & n’étant ni Pasteur, ni Professeur, ni chargé d’aucune partie de l’instruction publique, je ne dois être soumis, moi particulier, moi simple fidèle, à aucune interrogation, ni inquisition sur la soi: de telles inquisitions, inouïes dans ce pays, sapant tous les fondemens de la réformation, & blessant à la fois la liberté évangélique, la charité chrétienne, l’autorité du Prince & les droits des sujets, soit comme membres de l’église, soit comme citoyens de l’Etat. Je dois toujours compte de mes actions & de ma conduite aux loix & aux hommes; mais puisqu’on n’admet point parmi nous d’église infaillible qui ait droit de prescrire à ses membres ce qu’ils doivent croire, donc, une fois reçu dans l’église, je ne dois plus qu’à Dieu seul compte de ma foi.»

«J’ajoute à cela que lorsqu’après la publication de l’Emile, [143] je sus admis à la communion dans cette paroisse, il y a près de trois ans, par M. de M* * *. je lui fis par écrit une déclaration dont il sut si pleinement satisfait, que non-seulement il n’exigea nulle autre explication sur le dogme, mais qu’il me promit même de n’en point exiger. Je me tiens exactement à sa promesse, & sur-tout à ma déclaration: quelle inconséquence, quelle absurdité, quel scandale ne seroit-ce point de s’en être contenté, après la publication d’un livre où le christianisme sembloit si violemment attaqué, & de ne s’en pas contenter maintenant, après la publication d’un autre livre, où l’Auteur peut errer, sans doute, puisqu’il est homme, mais où du moins il erre en chrétien,* [*Ajoutez, & avec un des arc-boutans de la Réformation, le célebre Théodore de Beze, que l’on ne fit pourtant pas marcher en consistoire pour avoir dit dans une note sur les versets 23. & 24. du chap. 2. de l’Evangile selon S. Jean, non satis tuta fides eorum qui miraculis nituntur. Il est vrai que de son tans réformation n’étoit pas un mot vide de sens.] puisqu’il ne cesse de s’appuyer pas à pas sur l’autorité de l’Evangile? C’étoit alors qu’on pouvoit m’ôter la communion, mais c’est à présent qu’on devroit me la rendre. Si vous faites le contraire, Messieurs, pensez à vos consciences; pour moi, quoiqu’il arrive, la mienne est en paix.»

«Je vous dois, Messieurs, & je veux vous rendre toutes sortes de déférences, & je souhaite de tout mon coeur qu’on n’oublie pas assez la protection dont le Roi m’honore, pour me forcer d’implorer celle du Gouvernement.»

«Recevez, Messieurs, je vous supplie, les assurances de tout mon respect.»

[144] «Je joins ici la copie de la déclaration sur laquelle je fus admis à la communion en 1761, & que je confirme aujourd’hui.»

Signé, J. J. ROUSSEAU.

Quoique la déclaration dont il est fait mention, ait paru depuis long-tems, j’ai cru ne pas devoir la supprimer ici

La voici donc:

MONSIEUR,

«Le respect que je vous porte, & mon devoir comme votre paroissien, m’obligent, avant que d’approcher de sainte Table, de vous faire de mes sentimens en matiere de foi, une déclaration devenue nécessaire par l’étrange préjugé pris contre un de mes écrits.»

«II est fâcheux que les Ministres de l’Evangile se fassent en cette occasion les vengeurs de l’Eglise Romaine, faute d’avoir voulu m’entendre, ou saute même de m’avoir lu.»

«Comme vous n’êtes pas, Monsieur, dans ce cas-là j’attends de vous un jugement plus équitable: quoi qu’il en soit, l’ouvrage porte en soi tous ses éclaircissemens, & comme je ne pourrois l’expliquer que par lui-même, je l’abandonne tel qu’il est au blâme ou à l’approbation des sages, sans vouloir ni le défendre, ni le désavouer.»

«Me bornant donc à ce qui regarde ma personne, je vous déclare, Monsieur avec respect, que depuis ma réunion à l’Église dans laquelle je suis né, j’ai toujours fait de la religion chrétienne réformée une profession d’autant moins [145] suspecte, que l’on n’exigeoit de moi, dans le pays où j’ai vécu, que de garder le silence, & laisser quelque doute à cet égard, pour jouir des avantages civils dont j’étois exclu par ma religion; je suis attaché de bonne foi à cette religion véritable & sainte, & je le serai jusqu’à mon dernier soupir, je desire d’être toujours uni extérieurement à l’église, comme je le suis dans le fond de mon coeur; & quelque consolant qu’il soit pour moi de participer à la communion des fideles, je le desire je vous proteste, autant pour leur édification que pour mon propre avantage, car il n’est pas bon que l’on pense qu’un homme de bonne foi qui raisonne, ne peut être un membre de Jésus-Christ.»* [*Il ne tiendra pourtant pas au Clergé Chrétien que l’on pense comme cela.]

«J’irai, Monsieur, recevoir de vous une réponse verbale, & vous consulter sur la maniere dont je dois me conduire en cette occasion, pour ne donner ni surprise au Pasteur que j’honore, ni scandale au troupeau que je voudrois édifier.»

Après bien des difficultés de la part du Pasteur pour la réception de ces deux écrits, l’officier du Prince l’emporta, & obtint que lecture en fût faite. M. de M * * *. contre l’ordre naturel des choses, débuta par la déclaration; lecture qu’il accompagna de fréquens mouvemens d’épaule, ou qu’il coupa par différens commentaires, tous fort expressifs, fort édifians, mais très-singuliers dans un Pasteur qui, depuis deux ans demi, trouvoit cette même déclaration suffisante pour en admettre l’auteur à sa communion.

[146] Ce n’est pas la seule indécence dont l’assemblée fut témoin: l’homme de Dieu tenta d’interrompre l’homme du Prince, pendant que celui-ci opinoit; & voyant la tournure que prenoit la délibération, il osa proposer de la renvoyer à un autre jour, sous le prétexte frivole & inoui de l’absence d’un des anciens, sur le suffrage duquel il croyoit sans doute pouvoir compter. Ses efforts inutiles de ce côté, il les tourna d’un autre, & sans pudeur, prétendit deux voix en chapitre, lui qui par délicatesse auroit, dans ce cas particulier dû s’abstenir de voter, par cela même qu’il étoit censé partie dans cette affaire, comme représentant de la vénérable Classe, en vertu de la direction qu’il en avoit exhibée, & à laquelle il demandoit que l’on se conformât dans la délibération; mais il vouloit l’emporter per fas & nefas.

A l’issue du consistoire, son mécontentement éclata contre ceux des anciens qui n’avoient pas opiné du bonnet avec lui. II leur reprocha avec aigreur de n’avoir pas écouté la voix de leur conducteur spirituel: il est plus sûr pour nous d’écouter celle de la conscience, lui répondirent-ils.

Ils avoient en effet eu le tans de faire leurs réflexions, & de comprendre par la conduite même de ce guide spirituel, combien on les avoit abusés, à quelles fausses démarche on vouloit les entraîner; & craignant les suites qu’elles pouvoient avoir, quatre d’entr’eux adresserent au Conseil d’Etat, juge d’ordre, la requête que vous trouverez ci-après.

Mais arrêtons-nous un moment. Je vois d’ici votre surprise, & je vous entends, Monsieur, me répétant d’après Boileau:

Tant de fiel entre-t-il dans l’ame des dévots!

[147] me demander, ce fiel d’où peut-il provenir? Quelle est la raison suffisante de cette furieuse animosité? Un Pasteur donc M. Rousseau a parlé deux fois avec éloges,* [*Voyez la lettre à M. l’Archevêque de Paris. Voyez encore le volume des écrites de la Montagne, pag. 16). À la note.

A propos de ces éloges, une dame d’ici qui connoit bien son monde, dit plaisamment qu’elle avoit été, comme bien d’autres, scandalisée des Ouvrages de M. Rousseau, de ses assertions, il est vrai, plus que de ses doutes, alléguant en preuve les deux citations ci-dessus. Chacun fut de son sentiment, & lorsque cette plaisanterie parvint à M. Rousseau, il répondit dans l’amertume de son coeur: Oui, je dois avoir compris qu’il ne faut louer aucun homme d’Eglise de son vivant] doit avoir eu de grands motifs pour démentir lui-même ces éloges! Sans doute, Monsieur: aussi se dit-on à l’oreille, ce mot du guet sacré, Auri sacra fames.

Voilà tout ce que dirai; devinez le reste, & passons à la requête des anciens.

A Monsieur le Président & à Messieurs du Conseil d’Etat.

MESSIEURS,

«Les anciens soussignés membres du Consistoire admonitif de Motiers & Boveresse, prennent la liberté d’exposer à Vos Seigneuries, disant, qu’infiniment alarmés d’être requis à délibérer sur un cas qui surpasse nos foibles connoissances, nous venons supplier Vos Seigneuries de vouloir nous donner une direction pour notre conduite sur les trois chefs suivans.»

«1°. Si nous sommes obligés de sévir & scruter sur les croyances & sur la foi?»

[148] «A ce premier article, nous avouons ingénument notre peu de suffisance pour la Théologie, estimant que l’on ne peut raisonnablement en exiger de nous, ayant toujours cru que le devoir de notre charge étoit borné à simplement délater & réprimer les déréglemens scandaleux, & l’irrégularité des moeurs, sans vouloir empiéter sur l’Autorité Souveraine de qui nous dépendons.»* [*O bonnes gens, vrais Helvétiens! vous n’avez donc pas encore appris à faire céder en toute sureté de conscience vos devoirs de sujets à un peu de complaisance pour vos conducteurs spirituels?]

«2°. Si un Pasteur peut & doit avoir deux voix délibératives dans son consistoire?»

«Sur ce second chef, le consistoire de Motiers & Boveresse est composé de six anciens, ayant M. son Pasteur pour président; & cette maxime une fois introduite, les anciens ne serviroient dans les délibérations que d’ombres,* [*Et c’est précisément ce que l’on veut que vous soyez, tant que vous vous mêlerez d’avoir un sentiment à vous.] à moins de l’unanimité entr’eux.»

«Et enfin si M. le Diacre du Val-de-Travers a droit de séance & de voix délibérative dans le consistoire de Motiers & Boveresse?»

«A ce dernier article, il nous paroît que si Monsieur le Diacre veut se prêter à la correction, il doit aussi s’employer à l’instruction & à l’édification, & que Messieurs les Pasteurs ne doivent point lui empêcher de faire les catéchismes qu’il doit légitimement à la chapelle de Boveresse.»* [*Pour entendre ceci, il faut savoir que sur la demande des Pasteurs, les communautés du Val-de-Travers qui avoient une fondation pour un Régent d’École, consentirent à supprimer cette place, & en transmettre la pension à celle d’un Diacre chargé de soulager le Clergé dans ses fonctions. Ceux de Boveresse réserverent que le Diacre viendroit tous les quinze jours faire un catéchisme dans leur Chapelle, afin que leurs enfans ne restassent point privés de toute instruction. Ce qui fut convenu & accordé. Hélas! depuis dix ans, les pauvres gens plaident pour leur catéchisme & pour leur Chapelle délaissée. On les laisse crier, & bien différens des Pasteurs de la primitive Eglise, qui bravant les croix & les bûchers, couroient gratis solliciter les peuples à recevoir leurs instructions, les nôtres, mieux avisés, trouvent plus doux & plus commode de borner leur sollicitude pastorale à être exacts à l’échéance de la Prébende. On doit pourtant cet aveu à la vérité, c’est que la Prébende en question est un objet très-minime, & ne sauroit payer à sa valeur une chose aussi précieuse que l’instruction dont elle est le salaire.]

[149] «Oui, Messeigneurs, le premier article de nos très-humbles représentations nous alarme, puisqu’il surpasse & notre pouvoir & nos foibles connoissances, & les deux seconds nous intéressent d’autant, qu’attachés à notre devoir, & jaloux de le remplir, nous pourrions être repris, pendant que nous serions parfaitement innocens. Nous nous flattons donc, dès-là, que Vos Seigneuries voudront bien nous diriger par leur arrêt, & ce nous sera un nouveau motif d’adresser à Dieu les voeux les plus sinceres pour la conservation de Messieurs du Conseil d’Etat.»* [*Les quatre dignes anciens qui ont composé & signé cette requête méritent d’être connus par leurs noms que voici: A. H. Bezencenet, A. Favre, L. Barrelet, A. Jeanrenaud.]

Sur cette requête présentée le premier de ce mois, le Gouvernement jugea convenable d’expédier sur le champ ces ordres préliminaires.

[150]

Du premier Avril.

«Vu en Conseil les relations de M. Martinet, Conseiller d’Etat, Capitaine & Châtelain du Val-de-Travers; en date des 25 & 30 Mars dernier, au sujet de ce qui s’est passé en consistoire admonitif dimanche 24 & vendredi 29 dudit mois, par rapport au Sieur Rousseau; ensemble les représentations des quatre anciens d’Eglise, Favre, Bezencenet, Barrelet & Jeanrenaud, & délibéré, il a été dit qu’on approuve en entier la conduite de mondit Sieur le Châtelain, & qu’en attendant que les ordres sur le fond de cette affaire lui parviennent, il doit apprendre au Sieur Rousseau que le Conseil le sera jouir de toute la protection que le Roi lui accorde, de la bienveillance dont Mylord Maréchal l’honore, & de celle qui lui est due, comme sujet de cet Etat; & qu’en conséquence on le dispense de comparoître sur toutes & telles citations qui pourroient lui être adressées de la part dudit consistoire, toutes ses opérations étant sursises à son égard, en attendant qu’il soit donné dans peu un ordre définitif qui mette cette affaire en regle.»

Le lendemain intervint l’arrêt suivant.

Du 2 Avril.

«Sur la requête des anciens du consistoire de Motiers & Boveresse, &c. Il a été dit, qu’on loue & approuve la délicatesse, & les sages intentions des quatre anciens qui ont présente la présente requête, & pour répondre aux [151] trois articles qu’elle renferme, le Conseil prononce sur le premier.»

«Que comme le consistoire admonitif n’a pour objet que les désunions & les mauvaises moeurs, & les scandales, il n’est point de sa compétence de s’ingérer dans d’autres affaires; & qu’il n’a sur-tout aucune autorité pour se faire rendre compte de la croyance & de la foi d’une personne, qu’il en a bien moins encore pour sévir en pareille cause, puisqu’il dépend d’un supérieur à qui il doit rapporter ce qu’il découvre important en ce genre, & à qui seul il appartient d’en faire la recherche, suivant sa prudence, & la punition si le cas l’exige, suivant la forme judicielle & la loi; conséquemment que lesdits quatre anciens seront fondés à refuser d’en connoître, & juger, même en étant requis par le Pasteur, ne devant se prêter en aucune maniere aux entreprises contraires aux constitutions de l’Etat, dans lesquelles on pourroit chercher à les faire entrer.»* [*Ministres d’un Dieu de paix, qui veut que l’on soit soumis aux Puissances, notez ceci!]

Quant au second article.

«Qu’il n’a jamais été d’usage que le Pasteur président au consistoire admonitif ait plus d’une simple voix, & que tel qui en prétendroit une double, seroit réprimé comme il conviendroit, & contenu en ses vrais fonctions; qu’il ne lui est même pas permis de porter en consistoire h résultat, soit les conclusions de la compagnie des Pasteurs, dont le consistoire ne peut, & ne doit être affecté; cette compagnie n’ayant aucune autorité sur lui; qu’un Pasteur peut [152] bien à la vérité la consulter pour sa direction particuliere, & même suivre cette direction, si cela lui convient, mais qu’elle ne doit gêner en rien l’entiere liberté des suffrages des autres membres dudit consistoire, quels qu’ils soient; ce que tout officier qui y assiste doit faire exactement observer.»

Et quant au troisieme article de la requête ci-dessus.

«II est ordonné à M. Martinet Conseiller d’Etat, Capitaine & Châtelain du Val-de-Travers, de rechercher, non-seulement ce qui s’est pratiqué depuis un tans, mais de plus, ce qui peut avoir été statué de fondation ou dans la suite, touchant le prétendu droit de séance du Diacre du Val-de-Travers dans le consistoire admonitif de Motiers & Boveresse; & sur son rapport, il en sera ordonné comme il conviendra.»* [*Cet arrêt émané du Juge d’ordre, en servant de piece justificative aux faits allégués ci-dessus, fait encore l’éloge de notre Gouvernement, & devient pour tout bon citoyen de cet Etat, un titre aussi précieux, que la grande Chartre peut l’être aux Anglois.]

Voilà, Monsieur, à quoi en sont les chose s. II faut espérer que la vénérable Classe aura en cette occasion assez de bon sens pour s’appliquer cette maxime, noli movere camarinam, & assez de patriotisme pour se tranquilliser,* [*On assure que c’est en effet le parti que veut prendre notre Clergé, & que M. de W***. se tranquillise aussi dans le doux espoir que sous autre regne, les choses iront mieux pour lui & pour la vénérable Classe. Ce trait manquoit encore à l’éloge du Souverain sous le regne duquel nous avons le bonheur de vivre.] sur-tout après la lettre que M. Rousseau vient d’adresser à M. le Procureur Général, & que je vais vous transcrire pour faire la clôture de la mienne.

[153]

A Motiers le 9 Avril 1765.

«Permettez, Monsieur, qu’avant votre départ, je vous supplie de joindre à tant de soins obligeans pour moi, celui de faire agréer à Messieurs du Conseil d’Etat mon profond respect, & ma vive reconnoissance. Il m’est extrêmement consolant de jouir, sous l’agrément du Gouvernement de cet Etat, de la protection dont le Roi m’honore & des bontés de Mylord Maréchal; de si précieux actes de bienveillance m’imposent de nouveaux devoirs que mon coeur remplira toujours avec zele, non-seulement en fidele sujet de l’Etat, mais en homme particuliérement obligé à l’illustre Corps qui le gouverne. Je me flatte qu’on a vu jusqu’ici dans ma conduite une simplicité sincere, & autant d’aversion pour la dispute que d’amour pour la paix. J’ose dire que jamais homme ne chercha moins à répandre ses opinions, & ne fut moins auteur dans la vie privée & sociale; si dans la chaîne de mes disgraces, les sollicitations,* [*Sollicitations venues de Geneve même, multipliées, & réitérées pendant plusieurs mois, & auxquelles il n’est pas étonnant que l’amitié, le devoir & l’honneur aient fait céder M. Rousseau. Ce qui est étonnant, c’est qu’on ait voulu voir dans ces Lettres écrites de la Montagne ce qui ne s’y trouve pas. Pour moi, j’avoue de bonne foi, au risque du Haro, que la conduite sage, réservée & patriotique* [*Quoi qu’en dise l’Auteur des Dialogues entre un citoyen de Geneve & un Etranger, qui fait parler son citoyen comme un enfant: & son étranger comme un étranger.] tenue par la Bourgeoisie de Geneve, depuis la publication de cet ouvrage, m’a paru cadrer exactement avec les maximes & les conseils que respirent ces lettres. Je comprends pourtant qu’avec moins d’amour que moi pour la Liberté, & moins d’aversion pour le Despotisme, l’on peut ne pas approuver la publicité de cet ouvrage, & travailler à faire mériter à son Auteur le titre de Confesseur de la vérité la liberté.] le devoir, l’honneur même m’ont forcé de prendre la plume pour ma défense, & pour celle d’autrui, [154] je n’ai rempli qu’à regret un devoir si triste, & j’ai regardé cette cruelle nécessité, comme un nouveau malheur pour moi. Maintenant, Monsieur, que graces au ciel, j’en suis quitte, je m’impose la loi de me taire; & pour mon repos & pour celui de l’Etat où j’ai le bonheur de vivre, je m’engage librement, tant que j’aurai le même avantage, à ne plus traiter aucune matiere qui puisse y déplaire, ni dans aucun des Etats voisins. Je ferai plus, je rentre avec plaisir dans l’obscurité, où j’aurois dû toujours vivre, & j’espere sur aucun sujet ne plus occuper le public de moi. Je voudrois de tout mon coeur offrir à ma nouvelle patrie un tribut plus digne d’elle; je lui sacrifie un bien très-peu regrettable, & je préfére infiniment au vain bruit du monde, l’amitié de ses membres, & la saveur de ses chefs.»

«Recevez, Monsieur, je vous supplie, mes très-humbles salutations.»

Signé J. J. ROUSSEAU.

J’ai l’honneur, &c. &c.

Neufchâtel 14 Avril 1765.

[155] P.S. En revoyant ma lettre, je m’apperçois, Monsieur, que j’ai mal tenu mes engagemens, & que j’ai perdu de vue le projet de ne point m’appesantir sur les détails. Que voulez-vous? C’est la marche du coeur. Insensiblement il s’échausse, sur-tout en si beau sujet de parler. Je ne me flatte pourtant pas de vous avoir tout dit, & c’est précisément ce qui me tranquillise.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

FREDERIC-GUILLAUME MONTMOLLIN

RÉFUTATION
DU LIBELLE PRÉCÉDENT,

Par M. le Professeur de MONTMOLLIN,
Pasteur des Eglises de Motiers-Travers & Boveresse.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 156-211 (1782).]

[156]

RÉFUTATION
DU LIBELLE PRÉCÉDENT,

Par M. le Professeur de MONTMOLLIN,
Pasteur des Eglises de Motiers-Travers & Boveresse.

LETTRE PREMIERE

Je suis pénétré, Monsieur, de la plus vive reconnoissance, de l’intérêt que vous prenez à ce qui regarde notre compagnie des Pasteurs, & à ce qui me concerne personnellement; vos lumieres, votre piété, votre zele & votre attachement pour la religion me sont de sûrs garans de l’accueil favorable que le public sera à la petite brochure que je mets au jour, a vos pressantes requisitions.

Si je n’avois consulté que mon repos & ma tranquillité, j’aurois gardé le silence sur le libelle que l’anonyme vient de publier, comme digne de tout mon mépris, & de celui de tous les honnêtes gens, parce que ce n’est qu’un tissu de faits déguisés, tronqués & controuvés; un tissu d’injures & de calomnies, qui portent avec elles le caractere de réprobation.

Tout Auteur qui n’ose pas se nommer, quand il est question de faits & de personnalités, a été de tout tans envisagé avec opprobre; autrement dans quels désordres affreux la [157] société ne seroit-elle pas plongée? II n’y a personne qui ne fût exposé aux traits les plus envenimés des calomniateurs, autant vaudroit-il aller égorger un homme dans ton lit.

Un sage a dit, avec bien de la raison, que tout homme, qui en pareilles occasions se tient derriere le rideau & garde l’anonyme, ne doit point être cru. J’ai oui répéter cela, après ce sage, plus d’une fois à M. Rousseau, à qui du reste je n’impute rien, quant à ce libelle; ce seroit lui faire outrage, & je suis persuadé, si j’ai bien cru connoître M. Rousseau en ceci, pendant que je l’ai fréquenté, qu’il ne sait pas gré à l’anonyme de la façon peu ménagée dont il a plaidé sa cause.

Je ne dois pas me mettre beaucoup en peine de connoître l’auteur de ce libelle; je ne le desire pas même, & je ne dirai point avec un célebre Auteur moderne: c’est un tel, je l’ai reconnu d’abord à son style pastoral. J’abandonne au public le soin de porter ton jugement.

Vous me demandez des éclaircissemens. Vous estimez, avec raison, que l’honneur de la religion, celui de notre compagnie, & le mien propre l’exigent absolument. Je mettrai donc la main a la plume.

Je ne crains point de me nommer, ni de nommer les personnes qui peuvent être intéressées dans cette affaire, parce que je n’exposerai rien qui ne soit exactement vrai, & que d’ailleurs je me serai une regle d’écrire avec la plus grande modération, si conforme au glorieux caractere que je porte, & à mon caractere personnel. Et quoique l’anonyme cherche à me noircir, à me représenter comme un intolérant, un persécuteur, & à faire de moi le portrait le plus odieux, [158] j’imiterai le divin maître que je sers, qui ne rendoit point outrage pour outrage, qui n’usoit point de menace, mais se remettoit à celui qui juge justement.* [*I. Ep. de St. Pierre II. 23.]

Cette premiere lettre sera comme un préliminaire de mes subséquentes. Vous recevrez au plutôt une seconde épître; mes occupations sont si grandes, que je ne puis écrire qu’a différentes reprises. Agréez les assurances du tendre attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être.

A Motiers-Travers ce 10 Juin 1765.

LETTRE II

Je vous remercie, Monsieur, de ce que vous me dites d’obligeant, & de la peine que vous ressentez de la témérité avec laquelle l’écrivain anonyme s’est acharné à vouloir me flétrir dans l’esprit du public. Je vous proteste que j’en suis plus chagrin, pour la vérité & pour mes amis, que pour moi-même; car celui qui agit en bonne conscience, & qui ai fait son devoir ne doit rien craindre.

Je vais entrer en matiere. Ce sera une histoire détaillée & circonstanciée, mais vraie. Si l’on n’y trouve pas le brillant du style, l’on y trouvera la simplicité & la candeur. Je l’accompagnerai de courtes réflexions & de notes, pour mettre en état le lecture d’asseoir son jugement, & quoique dans cet [159] ouvrage je ne dusse parler que de moi, je serai cependant obligé de faire de tans en tans mention de la conduite de la compagnie des Pasteurs, par la connexité qu’elle a avec la mienne.

Rien ne pourra mieux vous mettre au sait de celle que j’ai tenue & l’égard de M. Rousseau, qu’une lettre qu’il m’écrivit en 1762, lorsqu’il fut question de son admission a la communion, & une que j’écrivis moi-même à Geneve & dans d’autres lieux protestans à des personnes respectables par leurs rangs, & leurs emplois dans le civil & dans l’église. Je les transcrirai ici fidellement l’une & l’autre.

LETTRE DE M. ROUSSEAU Au PROFESSEUR DE MONTMOLLIN

Motiers le 24 Août 1762.

MONSIEUR,

«Le respect que je vous porte, & mon devoir comme votre paroissien m’oblige, avant d’approcher de la Ste. Table, de vous faire de mes sentimens, en matiere de foi, une déclaration devenue nécessaire par l’étrange préjugé pris contre un de mes écrits, sur un requisitoire calomnieux, dont on n’apperçoit pas les principes détestables.»

[160] «Il est fâcheux que les Ministres de l’Evangile se fassent en cette occasion les vengeurs de l’Eglise Romaine, dont les dogmes intolérans & sanguinaires sont seuls attaqués, & détruits dans mon livre; suivant ainsi sans examen une autorité suspecte, faute d’avoir voulu m’entendre, ou faute même de m’avoir lu. Comme vous n’êtes pas, Monsieur, dans ce cas-là, j’attends de vous un jugement plus équitable. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage porte en soi tous ses éclaircissemens, & comme je ne pourrois l’expliquer que par lui-même, je l’abandonne tel qu’il est au blâme, ou à l’approbation des sages, sans vouloir le défendre, ni le désavouer.»

«Me bornant donc à ce qui regarde ma personne, je vous déclare, Monsieur, avec respect, que depuis ma réunion à l’église dans laquelle je suis né, j’ai toujours fait de la religion chrétienne réformée, une profession d’autant moins suspecte, qu’on n’exigeoit de moi dans le pays où j’ai vécu, que de garder le silence, & laisser quelques doutes à cet égard, pour jouir des avantages civils dont j’étois exclu par ma religion. Je suis attaché de bonne foi à cette religion véritable & sainte, & je le serai jusqu’à mon dernier soupir. Je desire être toujours uni extérieurement à l’église, comme je le suis dans le fond de mon cœur, & quelque consolant qu’il soit pour moi de participer à la communion des fideles; je le desire, je vous proteste, autant pour leur édification, & pour l’honneur du culte, que pour mon propre avantagé: car il n’est pas bon qu’on pense qu’un homme de bonne foi qui raisonne, ne peut être un membre de Jésus-Christ.»

«J’irai, Monsieur, recevoir de vous une réponse verbale, & [161] vous consulter sur la manière dont je dois me conduire en cette occasion, pour ne donner ni surprise au Pasteur que j’honore, ni scandale au troupeau que je voudrois édifier.»

«Agréez, Monsieur, je vous supplie, les assurances de tout mon respect.»

J. J. ROUSSEAU.

LETTRE DU PROFESSEUR DE MONTMOLLIN, A M. N. N. A GENEVE

Motiers-Travers, Comté de Neufchâtel, ce 25 Septembre 1762.

MONSIEUR ET TRÈS-HONORÉ FRERE,

Je* [*Je fus obligé dans ce tems-là, d’envoyer la copie de la même lettre en divers lieux pour ma justification, parce que bien des gens, tant politiques qu’ecclésiastiques, trouvoient que j’avois trop étendu ma tolérance. Avant d’envoyer cette lettre, j’eus la précaution de la communiquer à M. Rousseau, afin qu’elle fût l’interprete fidele de ses sentimens. Par un coup de la Providence, j’ai conservé l’original avec les corrections, retranchemens & additions qu’y fit M. Rousseau de sa propre main, ce qui vaut sa signature. J’offre de communiquer l’original à quiconque sera curieux de le voir. Je dois ajouter que quelque tans après, des amis de Geneve de M. Rousseau m’en demanderent des copies. Je m’en fis d’abord quelque peine, dans la crainte que cela ne pût occasionner quelques tracasseries dans la ville. Enfin je me déterminai à les leur envoyer, particulièrement sur un billet de M. Rousseau conçu en ces termes: Rousseau assure Monsieur le Professeur de son respect & lui communique une lettre qu’il vient de recevoir de Geneve. Il n’exige rien de sa bonté & de sa complaisance pour lui, quoiqu’il sente combien la circonstance présente est critique. Il le prie seulement de lui faire dire s’il enverra ou nom la copie qu’on lui demande, afin que de son côté il se conduise en conséquence du parti que prendra Monsieur le Professeur. Ce Lundi matin.] ne suis pas à ignorer les sentimens d’amitié & de bienveillance que vous avez pour moi, dont vous m’avez donné des preuves non équivoques en diverses occasions, & dont je viens de recevoir une nouvelle marque d’autant plus flatteuse pour moi, qu’elle me persuade plus que jamais du vis & tendre intérêt que vous prenez à ce qui me regarde, par l’avis que [162] vous me donnez de ce qui se débite dans votre ville, au sujet de la conduite que je dois avoir tenue à l’égard de M. Rousseau, & des éclaircissemens que vous me demandez là-dessus. Bien loin de me faire de la peine de vous les donner, je m’y crois obligé après ce que vous m’avez fait l’honneur de me marquer.

J’estime, Monsieur & très-honoré frère, qu’il convient que je reprenne les choses depuis leur origine.

Il y a environ trois mois que M. Rousseau se rendit à Motiers dans une maison où il loge actuellement, où il fait son ménage, & qui lui avoit été offerte par le propriétaire. Des amis & des parens me le recommanderent comme une personne de mérite & de mœurs, qui cherchoit une retraite pour y finir tranquillement ses jours,* [*Les additions & changemens faits par M., Rousseau & écrits de sa propre main, seront en caractere italique dans le corps de cette lettre. La mienne portoit, & pour ne plus s’embarrasser d’écrire.] sans vouloir écrire [163] davantage: c’est ce qui me fut confirmé de bouche par M. Rousseau, dont la santé est foible & chancelante, & qui dépérit journellement. Il écrivit d’ici à Mylord, notre Gouverneur, pour lui demander la permission d’habiter dans ce pays, ce que Mylord lui accorda. Il en informa le Roi, qui appointa la demande de M. Rousseau,* [*J’avois mis: dans l’attente.] supposant qu’il se comporteroit d’une manière convenable. Depuis-lors jusqu’à ce jour, M. Rousseau, que j’ai eu occasion de voir souvent, s’est montré sur un pied qui lui a été favorable, avec prudence & avec discrétion; se refusant avec politesse à satisfaire des curieux importuns, qui venoient pour lui faire des questions imprudentes & déplacées.

M. Rousseau a fréquenté très-assidument nos saintes assemblées avec respect, & avec une dévotion extérieure, qui a sait que le peuple en a jugé favorablement. J’ai eu plusieurs conversations avec lui, & je lui ai fait plusieurs objections sur nombre de propositions contenues dans ses ouvrages; mais il m’a toujours répondu avec modération, se plaignant amérement qu’il étoit envisagé, non-seulement comme un incrédule & un ennemi de la religion, mais comme un athée; me protestant qu’il étoit sincérement chrétien, & chrétien réformé. Le 24 août dernier, il m’écrivit la lettre dont vous me faites mention, & le lendemain il se rendit auprès de moi pour le même sujet. J’eus occasion alors d’être en conversation avec lui parler plus particulièrement de ses ouvrages, & sur-tout de son EMILE, en lui faisant observer, qu’il me paroissoit, [164] qu’il y avoit de la contradiction dans les principes qu’il a posés dans son livre, avec le desir ardent qu’il témoignoit de pouvoir participer à la Ste. Table avec les fideles; sur quoi il me pria de l’entendre. Il me protesta de nouveau, qu’il étoit dans le fond de son âme chrétien réformé; qu’il souhaitoit d’en faire tous les actes; qu’il regardoit comme tout ce qui pourroit lui arriver de plus consolant, que de participer à la Ste. Table, & qu’il attendoit de ma charité pastorale, que je ne lui refuserois pas cette douce consolation. A quoi il ajouta cette raison, pour prouver la sincérité de son desir & de sa demande, c’est que c’étoit évidemment le motif de sa conscience, qui l’engageoit à me faire cette réquisition, puisqu’étant sous la protection du Roi, il pourroit vivre dans ce pays sans qu’il fût astreint à faire des actes extérieurs de la religion; qu’il desiroit de tout son cœur de trouver Jésus pour son sauveur, lorsqu’il seroit appellé à paroître devant le souverain Juge. Et quant à son EMILE, il me protesta encore, qu’il n’avoit point eu en vue la religion chrétienne réformée, mais qu’il a eu uniquement dans son plan ces trois objets principaux.

Premiérement de combattre l’Eglise Romaine, & sur-tout ce principe qu’elle admet, qu’on ne peut être sauvé hors de l’église, puisqu’un payen, homme de bien, comme un Socrate, qui n’ayant jamais ouï parler de Jésus-Christ ni de l’Evangile, pourroit être sauvé, quoique hors de l’église, & qu’à cette occasion il a exalté la religion naturelle, comme étant le fondement de la révélée, & qu’il a pu dire des choses que l’on a appliquées à la religion chrétienne reformée, mais que ce n’a jamais été son intention.

[165] Secondement de s’élever, non pas précisément directement, contre l’ouvrage infernal de l’Esprit, qui, suivant le principe détestable de son Auteur, prétend que sentir & juger sont une seule & même chose,* [*Addition faite & écrite par M. Rousseau] ce qui est évidemment établir le matérialisme.

Troisémement de foudroyer plusieurs de nos nouveaux philosophes, qui vains & présomptueux sapent par les fondemens, & la religion naturelle, & la religion révélée.

Vous comprenez, Monsieur & très-honoré frère, qu’il y avoit matière à répondre amplement à M. Rousseau; ce que je fis aussi en lui disant franchement, que ses lecteurs n’avoient point compris son but; qu’il paroissoit même visiblement, qu’il rendent tout douteux, & qu’il jettoit du ridicule sur la religion, tant par la maniere de s’énoncer, que par la méthode qu’il avoit employée. A quoi il me répondit, qu’il admettoit & croyoit tout ce qu’il y a d’essentiel dans la religion, & que tout ministre doit regarder comme essentiel.* [*Idem.] Que loin de jetter du ridicule sur la religion, il n’en avoit parlé qu’avec le plus profond respect, quoiqu’il eût mis aux prises deux adversaires, dont en imitant leur ton qu’il blâme, il en faisoit parler un avec moins de respect. Qu’il m’avouoit ingénument qu’il avoit certains doutes, qui étoient plus forts que lui, & dont il n’étoit pas le mâitre; cependant il penchoit toujours du côté le plus sûr, & reconnu comme le plus sûr; qu’il ne demanderoit pas mieux que d’être éclairci sur ses doutes. Il me déclara encore, que si l’on croyoit qu’il étoit pour l’indifférence des [166] religions, c’étoit une imputation* [*Expression ajoutée par M. Rousseau.] fausse, regardant la religion chrétienne comme véritable & sainte, & celle qui peut conduire au salut. Je lui répondis, que je ferois part & de sa lettre, & de son entretien au consistoire, & que je lui rendrois une réponse. Le consistoire unanimement statua, que M. Rousseau pouvoit communier, dans la supposition qu’il parloit sincérement, & que je le sonderois encore là-dessus. Je fis part à M. Rousseau de la délibération du consistoire; cependant après avoir pris des précautions pour savoir ce que dans notre église l’on penseroit de M. Rousseau, & si son admission à la communion ne causeroit aucun scandale, je m’en informai de mon côté; je n’appris rien qu’à son avantage, & les anciens me firent un pareil rapport; de sorte qu’après toutes les précautions je parlai à M. Rousseau & lui dis, de la part du consistoire, que j’avois été chargé de lui représenter, que tout homme qui venoit à la communion faisoit une profession publique de croire en Jésus-Christ, & que conséquemment les membres de l’église le regardoient comme membre de Christ; que s’il ne faisoit cet acte qu’extérieurement, je me croyois obligé de lui dire, qu’il seroit le plus insigne & le plus perfide de tous les hypocrites; que lui seul en rendroit compte à Dieu; mais que s’il agissoit sincérement, comme la charité & le christianisme m’ordonnoient de le croire, sur-tout connoissant ses lumieres & ses mœurs, je bénissois Dieu de cette heureuse circonstance, &que je l’en félicitois de tout mon cœur; que j’admirois là l’effet de la grace, & que s’il vouloit la seconder de son côté, il éprouveroit [167] par une douce expérience, que certains doutes qu’il avoit se dissiperoient insensiblement; qu’ayant l’esprit éclairé, & le coeur bon, l’ouvrage seroit bientôt couronné. Je lui parlai encore de son EMILE, & de la profession publique qu’il alloit faire du christianisme. Il me répondit qu’avec le tans on reviendroit des préjugés que l’on avoit pris contre lui. M. Rousseau communia le dimanche suivant avec une humilité & une dévotion qui édifia toute l’église, humilité profonde qui portoit avec elle le caractere de sincérité. Quoique l’incrédulité & la corruption soient presque parvenues à leur comble dans ce siecle, il y a cependant dans mon église des personnes éclairées & pieuses, qui se réjouirent & qui bénirent Dieu de cet acte religieux de M. Rousseau, qui s’est fait aimer & estimer dans ces cantons par sa douceur, son affabilité, sa modération, son silence, & ses aumônes, qu’il fait sans ostentation; car quoiqu’il ne soit pas riche, ni près de là, à ce que je crois, il se rend recommandable par ce dernier endroit, & s’élargit beaucoup sans éclat, le jour qu’il communia.

Qu’auriez-vous fait, Monsieur & très-honoré Frere, à ma place? Pour moi je vous proteste en bonne conscience, que j’aurois cru manquer à l’humanité, à la charité, au christianisme, & à devoir pastoral, si je me fusse refusé à l’instante demande de M. Rousseau. J’ai agi de bonne foi, parce que je crois que M. Rousseau a agi de bonne soi, & que comme la persuasion va par degrés, elle pourra atteindre à sa perfection. Il n’y a du reste que le Scrutateur des cœurs & des reins, qui puisse savoir si M. Rousseau est sincere. Je dois le penser par tous les signes extérieurs qu’il m’en a donnés, & [168] je me regarderois comme téméraire & même injuste, si je pensois autrement.

Cela n’empêche pas, Monsieur & très-honoré Frère, qui je ne gémisse avec vous dans le fond de mon ame des progrès que fait l’incrédulité, du mépris que l’on fait ouvertement de la religion, du culte & des ministres. Chacun aujourd’hui veut faire l’esprit fort, & avoir des doutes; il n’y a pas jusques aux femmes qui ne s’en mêlent; depuis que la nouvelle fausse philosophie est venue à la mode, chacun veux dire sa raison & déraisonne.

J’ai eu occasion de dire bien des choses là-dessus à mon troupeau le jour du jeûne, ayant pris pour texte le V. 51 du Chap. VII du livre des Actes. Quoique je ne sois pas assez présomptueux que de priser mes ouvrages, cependant si vous êtes curieux de lire ce sermon, qui m’a paru avoir été goûté, je vous en envoyerai une copie, en le soumettant d’avance à votre censure, & en vous priant de me faire part de vos remarques, dont je serai mon profit.

J’avois oublié de vous dire, que sur la relation que j’ai faite à notre compagnie de ma conduite avec M. Rousseau, elle n’ai pas été désapprouvée: cela n’a pas empêché qu’elle n’ait fait des démarches auprès du Gouvernement, pour que son EMILE ne se répandît pas dans ce pays.

Je ne sais comment la lettre que m’a écrite M. Rousseau est tombée à Genève, ignorant du reste si elle est fidelle, car je n’en ai laissé prendre aucune copie, M. Rousseau m’a assura qu’il n’en avoit point envoyé dans votre ville, & ne l’avoit communiquée à qui que ce soit.

[169] Je consens très-agréablement que vous fassiez voir ma lettre, même j’ose vous en prier, si vous jugez que cela soit convenable à l’édification. Je suis ministre de l’Evangile, je le prêche, & je ne me proposerai jamais autre chose que Jésus-Christ, & Jésus-Christ crucifié. Je suis zélé pour la saine doctrine, qui est uniquement celle de l’Evangile, & pour la doctrine reçue. La compagnie des Pasteurs, dont j’ai l’honneur d’être membre, & tous les habitans de ce pays me sont témoins, comme je me suis montré zélé, ferme, en même tans modéré à l’occasion de nos troubles fâcheux de la Chaux-de-fonds, qui comme vous le savez, sont heureusement finis.

Continuez à m’aimer, & à m’accorder votre précieuse bienveillance; j’ose dire mériter ces sentimens de votre part, par ceux de la considération respectueuse avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

MONSIEUR, ET TRÈS-HONORÉ FRERE,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur,

le Professeur de MONTMOLLIN.

Eh bien, Monsieur, suis-je un intolérant & un persécuteur? La charité est patiente, elle est pleine de bonté, la charité n’est point envieuse, la charité n’est point insolente, elle ne s’enfle point d’orgueil, elle n’est point malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s’aigrit point, elle soupçonne point le mal, elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité. Elle excuse tout, [170] elle croit tout, elle espere tout, elle supporte tout. I. Cor. XIII. 4-7. Cependant je fus dans la nécessité de me justifier, & dans le public & dans l’étranger, singuliérement auprès de notre compagnie, dont quelques membres trouvoient que je m’étois un peu précipité.

Il seroit à souhaiter, pour ma tranquillité, que ma tolérance, fondée sur l’humanité & sur la charité, eût été alors un peu plus resserrée; je ne me verrois pas aujourd’hui traduit si indignement dans le public, & je ne serois pas la dupe de mon bon coeur.* [*Mais, me dira l’anonyme, pourquoi avez-vous donc changé de conduite dans la suite? Je le renvoie pour le présent à mes remarques subséquentes.]

Quel est le Pasteur qui ne se fût réjoui de voir M. Rousseau, dont la célébrité faisoit tant de bruit, se présenter sous une face aussi desirable pour la vérité & pour la religion? Je vous avoue, Monsieur, qu’indépendamment du plaisir que j’en ressentois pour le salut de M. Rousseau, & l’éditfication de la chrétienté, mon amour-propre étoit flatté de cet événement, que je regardois comme un des plus glorieux de ma vie. La suite m’a sait comprendre que je dois ici rappeller la note de ce que l’anonyme fait dire à une dame à mon sujet, page 147. A propos de ces éloges, un dame d’ici, qui connoit bien son monde, dit fort plaisamment, qu’elle avoir été comme bien d’autres scandalisée des ouvrages de M. Rousseau, de se assertions, il est vrai, plus que de ses doutes, alléguant en preuve les deux citations ci-dessus. Chacun fut de son sentiment, & lorsque cette plaisante parvint à M. Rousseau, il répondit, dans l’amertume de son [171] coeur: oui, je dois avoir compris qu’il ne faut louer aucun homme d’église de son vivant. Oui, mon ami, je me suis dit aussi a moi-même, c’est dans l’amertume de mon coeur que je dois avoir compris, qu’il ne faut louer aucun auteur de son vivant, sur tout quand il se repose trop sur la célébrité.

Promettre de ne plus écrire, & écrire toujours & plus que jamais sur la religion, sont des inconséquence, sont des problêmes, dont j’avoue ingénument ne pouvoir trouver la solution. L’anonyme, plus ingénieux, plus habile, & plus heureux que moi, pourra peut-être un jour nous la donner. J’ai l’honneur d’être plus que personne.

A Motiers-Travers, ce 13 Juin 1765.

LETTRE III

Je continue ma narration, Monsieur, car ce détail ne doit être qu’historique, & ce seroit abuser de votre patience, & de celle du public, si je voulois trop faire le raisonneur; ce sont des faits, & des faits qui parlent d’eux-mêmes.

Vous vous rappellerez, Monsieur, que dans ma derniere j’ai laissé M. Rousseau bien tranquille, parce que lui-même se procuroit cette tranquillité. Dans le tans que je m’endormois dans cette douce pensée, que j’étois persuadé que M. Rousseau ne songeoit qu’à vivre en repos, & à ne plus écrire [172] sur la religion, jugez quelle fut ma surprise, à la lecture que je fis des Lettres de la Montagne, qui parurent sur la fin de l’année. Il m’en envoya un exemplaire avec une lettre que j’insere ici.* [*Que le lecteur se mette à ma place, & qu’il juge ce que je devois penser moi qui suis Pasteur, lorsque je vis jusques à quel point M. Rousseau outrageoit un Clergé si distingué & si respectable! J’avoue que je fus peu reconnoissant de l’exception que M. Rousseau a bien voulu faire de moi dans la note des Lettres de la Montagne, édition d’Amsterdam pag 78, puisqu’il me sembloit que ce blâme odieux qu’il a affecté de jetter sur le Clergé Geneve, réjaillissoit en quelque façon sur moi & généralement sur tous les Ministres de la religion. Celui qui manquer indécemment à un Magistrat respectable, peut bien oser injurier des Ministres de la religion, qui n’ont pour toutes armes que la charité & la patience.] Je vis par ces écrits qu’il se dévoiloit & que ce n’étoit plus le Curé Savoyard qui parloit, M. Rousseau lui-même.

[173]

LETTRE DE M. ROUSSEAU AU PROFESSEUR DE MONTMOLLIN,

A Motiers, le 23 Décembre 1764.

«Plaignez-moi, Monsieur, d’aimer tant la paix, & d’avoir toujours la guerre. Je n’ai pu refuser à mes anciens compatriotes de prendre leur défense, comme ils avoient pris la mienne. C’est ce que je ne pouvois faire sans repousser les outrages, dont par la plus noire ingratitude, les Ministres de Geneve ont eu la bassesse de m’accabler dans mes malheurs, & qu’ils ont osé porter jusques dans la Chaire sacrée, où ils sont indignes de monter. Puisqu’ils qu’ils aiment si fort la guerre, ils l’auront, & après mille agressions de leur part, voici mon premier acte d’hostilité, dans lequel toutefois je défends une de leurs plus grandes prérogatives, qu’ils se laissent lâchement enlever; car pour insulter à leur aise au malheureux, ils rampent volontiers sous la tyrannie. La querelle au reste est tout-à-fait personnelle entr’eux & moi, ou si j’y fais entrer la religion protestante pour quelque chose, c’est comme son défenseur contre ceux qui veulent la renverser. Voyez mes raisons, Monsieur, & soyez persuadé que plus on me mettra dans la nécessité d’expliquer mes sentimens, plus il en résultera [174] d’honneur pour votre conduite envers moi, & pour la justice que vous m’avez rendue.»

«Recevez, Monsieur, je vous prie, mes salutations & mon respect.»* [*A propos de cette lettre & de l’envoi de ce livre, une Dame très-sensée me dit un jour sort naturellement. En vérité, Monsieur, de deux choses l’une, ou il faut que M. Rousseau ait perdu la tête, ou qu’il croye que vous l’avez perdue.

Je tombai malade quelque tans après, & j’eus alors occasion de voir chez moi des notables de ma paroisse, qui me parlerent avec affliction & avec amertume de ces Lettres de la Montagne, & des suites fâcheuses qu’elles entraîneroient après elles, disant que l’on s’appercevoit déjà que les méchans & les incrédules s’enhardissoient, & les gens de bien en étoient navrés & troublés. Ils ajouterent même ingénument, que la paroisse étoit attentive à la conduite que je tiendrois à l’occasion de cet ouvrage & de son Auteur. A quoi je répondit briévement que je savois mon devoir.]

J. J. ROUSSEAU.

La compagnie des Pasteurs informée de la maniere dont on avoit envisagé les Lettres de la Montagne dans toute la chrétienté, notamment dans les églises de ce pays, crut ne pouvoir se dispenser de prendre en objet ce livre là de même que la réimpression des ouvrages de M. Rousseau, tant manuscrits que déjà publiés.

Que cherche l’anonyme pour ce crime qu’il fait à la vénérable Classe, d’avoir gardé le silence une couple de mois? Falloit-il moins de tans à un Corps dispersé dans tout le pays, pour examiner le livre en question, pour en juger avec connoissance, & pour être assuré des effets qu’il produiroit? [175] Ce sont là les seuls alimens qui ont donné activité à son zele.* [*Je n’étois point dans cette assemblée, continuant à être malade, sans aucune connoissance ni directe ni indirecte de ce qui y seroit traité, moins encore que les livres de M. Rousseau seroient l’objet d’une délibération que j’ai trouvée au reste digne du zele du Clergé. Ce ne fut qu’au retour d’un Pasteur de mon voisinage, que j’appris que notre Compagnie avoit fait des remontrances là-dessus, au Gouvernement & au Magistrat municipal, & qu’elle étoit convoquée par le devoir pour les 12 & 13 Mars 1765, afin d’aviser au parti que l’on devoit prendre par rapport à M. Rousseau.]

Dira-t-on que le clergé n’avoit pas qualité de prendre ces deux objets en considération? Son état ne l’y appelle-t-il pas nécessairement? Ou il faut cesser d’être ministre de l’Evangile, ou si on l’est de bonne foi, il faut soutenir les intérêts de son divin Maître. Tous les clergés, de quelque communion qu’ils fussent, en auroient fait autant. Je ne crains point d’avancer, que nos églises & les églises voisines, même d’une différente communion, ont été édifiées de cette conduite & de cette résolution, qui cadre si bien à une compagnie de défenseurs de la vérité, qui doivent se montrer pour la cause du Seigneur Jésus.

L’anonyme n’est pas bien instruit, car la vénérable Claire fit en 1762 au sujet d’Emile, des remontrances au Gouvernement pour qu’il empêchât que ce livre ne se répandit dans ce pays, sans cependant faire mention de son Auteur. Sans doute que l’anonyme a eu des raisons de supprimer cette anecdote, qui fait honneur à la modération de la vénérable Classe, par laquelle elle s’est distinguée en tout tans, quoi qu’en puisse dire l’Auteur du libelle.

[176] Je pourrois mettre par forme de note ce que j’ai à ajouter; mais j’aime mieux l’inférer dans le corps de ma lettre. C’est de prier l’anonyme de recourir aux régistres du Conseil d’Etat, où il trouvera la vérité du fait que j’avance.

Tandis que M. Rousseau n’a point troublé l’église, la compagnie s’est tue. Je n’ai rien dit aussi de mon côté. Il y a plus, c’est que je voyois avec un vrai plaisir M. Rousseau, par l’attrait de sa conversation.

Au reste l’anonyme s’oublie étrangement, en cherchant à jetter du ridicule & sur la conduite de l’on Magistrat, & sur la méprise du Héraut,* [*pag. 129] qui annonçoit la proscription des Lettres de la Montagne. Convenez, Monsieur, qu’il y a de l’imprudence dans cette réflexion; je parle pour l’honneur de son Magistrat & du mien: convenez que cette pensée, dont il s’applaudit, est encore plus heureusement bête que la méprise de l’huissier.

L’anonyme s’oublie encore étrangement en maltraitant une compagnie respectable de Pasteurs. Je ne parle pas des injures dont il est fort prodigue à mon égard; je le pardonne sincérement.

Je finis ici, & je passerai dans ma suivante aux faits les plus intéressans, dans le récit desquels l’anonyme manifeste une mauvaise foi, & une infidélité des plus marquées.

Pour vous, Monsieur, vous êtes vrai, vous aimez ausssi la vérité: je vous la rapporterai dans toute son exactitude. Croyez moi véritablement pour la vie.

A Motiers-Travers le 15 Juin 1765.

LETTRE IV

[177] Me voici, Monsieur, arrivé à l’époque où l’anonyme continue à s’évaporer, & à s’oublier contre le clergé, & conte moi.

Prenant le ton important, il s’imagine qu’il en imposera à des gens raisonnables, & qui savent peser les choses dans une juste balance.

Pénétrons les prétendus mysteres de cet Auteur, qui croit y être initié, quoiqu’il n’y connoisse pas même la marche. L’on diroit à l’entendre, qu’il a été dans les secrets du sanctuaire. Il n’y a point de secrets dans le sanctuaire, que ceux auxquels le serment oblige. Quand il est question de l’Evangile, & de l’édification de l’église, ce sanctuaire manifeste publiquement ses résolutions, comme il l’a fait dans l’occasion de M. Rousseau, & comme il le sera toujours en tans convenable. Le regne de Jésus-Christ n’est point un regne caché. Mais il y a des circonstances où la prudence veut que l’on garde le silence pour un tans.

La vénérable Classe séjourna les 12 & 13 mars pour aviser aux moyens d’obvier aux scandales que le dernier ouvrage de M. Rousseau occasionnoit.

N’en déplaise à l’Auteur, le clergé selon les constitutions ecclésiastiques de ce pays, a inspection sur la soi comme sur les moeurs quand il en résulte du scandale: c’est le texte, c’est l’esprit de notre discipline, & on pourroit en citer des exemples. Inquisition dit l’Auteur; fades plaisanteries, & absurdité, [178] puisqu’il s’agissoit d’un fait public & que l’Inquisition, selon la signification même du mot, n’a pour objet que des faits cachés.

Avant l’époque de l’assemblée du Clergé des 12 & 13 mars, je crus, quoi qu’à peine convalescent, & malgré le tans rigoureux, que ma sollicitude pastorale m’appelloit à voir M. Rousseau, que je n’avois point vu pendant ma maladie. Je me transportai donc chez lui le vendredi 8 mars après midi; pour l’engager à prendre un parti qui pût s’accorder avec mes sentimens pour lui, & avec mon devoir. J’exposai à M. Rousseau les alarmes où j’étois sur son compte, les suites que je prevoyois du résultat de la vénérable Classe. Je lui ouvris moi coeur, je lui parlai en citoyen, en chrétien, en pasteur, & en ami. C’étoit peut-être un trop fait de ma part, mais mon cœur me droit cette démarche.* [*Un trop fait, parce que le Corps dont je suis membre, m’avoit insinué en quelques occasions, que j’étendois bien loin ma tolérance pour M. Rousseau.]

Je vous le confesse, Monsieur, j’avois envie d’éviter du chagrin à M. Rousseau, parce que je croyois alors en bonne conscience qu’il erroit de bonne soi.

Je lui proposai divers expédiens, entr’autres qu’il voulût bien me promettre qu’il ne communieroit pas aux fêtes de Pâques, tant pour son bien, que pour l’édification, & qui dans cet intervalle, la grande fermentation qui agitoit les esprits se calmeroit peut-être. Etoit-ce la conduite d’un persécuteur?

M. Rousseau hésita quelques momens sur sa réponse. Enfin [179] il me dit, que si je le garantissois pour les fêtes suivantes, il pourroit bien se rendre à mes raisons. Je lui représentai, que cela ne dépendoit pas de moi, que j’étois membre d’un que Corps, & que je n’avons que mon suffrage. Il s’obstina à me dire que son sort étoit entre mes mains, & qu’il vouloit tout ou rien. Je ne laissai pas de l’assurer, que je lui serois tout le bien possible, autant que cela pourroit s’accorder avec mon devoir. M. Rousseau me repartit qu’il prenoit engagement avec moi de ne plus écrire sur aucune matiere de religion, & qu’ainsi il espéroit qu’on le laisseroit tranquille, & tout de suite il ajouta: Eh bien, Monsieur, mon sort dépend de vous; si vous revenez avec de bonnes nouvelles, à quelque heure que ce soit, je vous embrasserai de tout mon coeur, sinon nous nous tournerons le dos. Affligé de sa prévention, je lui répondis, tout ce qu’il vous plaira, & je revins chez moi le coeur pénétré & ulcéré. Quoi! me dis-je, à moi-même, tu cherches à faire tout pour le bien, & l’on ne veut pas en faire usage?* [*J’appelle au témoignage de M. Rousseau sur la vérité de ces faits, & je prends le public pour juge si l’on peut me taxer avec justice d’avoir tourné brusquement le dos à M. Rousseau.]

Comme je ne devois partir que le lundi je crus que M. Rousseau auroit quelque réavis, & me donneroit de ses nouvelles, mais je n’en reçus aucune; d’où je conclus qu’il persistoit dans sa façon de penser; lorsque le dimanche, sur la soirée M. Guyener, Lieutenant du Val-de-Travers, qui est dans les bonnes graces de M. Rousseau, se rendit chez moi, [180] pour me dire que M. Rousseau l’avoir fait chercher, & qu’il s’étoit plaint à lui que la déclaration qu’il m’avoir faite de bouche, avoit été écoutée de ma part assez froidement, & que si je la lui avois demandée par écrit, il me l’auroit surement donnée. Il n’avoit qu’à me la remettre, répondis-je si c’étoit réellement son intention; je suis prêt à la recevoir & à la produire à la vénérable Classe; mais, ajoutai-je vous conjure par l’intérêt que vous prenez à M. Rousseau & par celui que vous savez que j’y prends aussi, que son écrit soit clair & positif. M. Guyenet me repliqua que je serois mieux que lui, si je voulois me transporter chez M. Rousseau. Je ne puis pas, lui dis-je, ma santé ne me permet pas de m’exposer par le grand froid, outre que je n’ai rien de nouveau à lui dire. M. le Lieutenant m’apporta un écrit de M. Rousseau, que je lui témoignai n’être pas suffisant. Sur cela il me demanda quelles seroient donc mes idées? Je les lui exposai de bouche: il me dit qu’il m’apporteroit une réponse; ce qu’il fit le lundi matin. La voici:

«Par déférence pour M. de Montmollin mon Pasteur, & par respect pour la vénérable Classe, j’offre, si on l’agrée, de m’engager par un écrit signé de ma main à ne publier de ma vie aucun nouvel ouvrage sur aucune matiere de religion, même de n’en traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrois publier sur tout autre sujet;& au surplus, je continuerai de montrer par mes sentimens & par ma conduite, tout le prix que je mets au bonheur d’être uni à l’église. Je supplie Monsieur le Professeur de [181] vouloir bien communiquer cette déclaration à la vénérable Classe.»* [*L’anonyme veut bien errer dans sa note, pag. 129, lorsqu’il dit que cette déclaration n’a été connue que depuis quinze jours; elle fut répandue même dès le commencement de cette affaire, & dans ce pays & à Geneve, M. le Lieutenant du Val-d-Travers m’ayant dit qu’il avoir ordre de la rendre publique, comme je l’ai fait moi-même à qui a voulu la voir.]

Fait à Motiers le 10 mars 1765.

J. J. ROUSSEAU.

Je représentai à l’agent de M. Rousseau, que cette derniere déclaration, bien loin de tranquilliser notre clergé, ne feroit que l’indisposer davantage, & qu’au lieu du mot, je continuerai, il falloit substituer celui-ci, je tâcherai, parce que je comprenois que cette premiere expression, je continuerai, révolteroit tous les esprits.* [*Et combien plus la premiere déclaration, qui me fut remise, n’ auroit-elle pas révolté? où il y avoit entr’autres ces expressions: j’offre, si on veut me laisser en repos. En vérité, dis-je à celui-ci, c’est se moquer, & on ne donne pas ainsi la loi à ses supérieurs.] M. le Lieutenant me dit qu’il ne pouvoit pas se résoudre à retourner chez M. Rousseau, & m’allégua pour s’en dispenser, diverses raisons que je ne toucherai point ici.

Je ne vous demande rien, Monsieur, lui dis-je, faites ce que vous voudrez; quant à moi, il faut que je parte pour Neufchâtel, afin de ne pas me mettre à la nuit. J’y retourne, me dit-il brusquement, quoique je m’attende à n’être pas bien reçu. Je retarde mon voyage, Monsieur, repartis-je, cependant revenez au plutôt. M. le Lieutenant à son retour [182] me dit, qu’il n’avoit pu persuader M. Rousseau, & que celui-ci avoit protesté, qu’il ne changeroit pas un mot à sa déclaration, & qu’il ne substitueroit point le mot de tâcher à celui de continuer. Tant pis, dis-je à M. le Lieutenant, cet entêtement m’afflige. Je pars; dites à M. Rousseau qu’il est lui-même l’artisan des chagrins qu’il s’attirera, mais ce sont de ses affaires, puisqu’il ne veut pas écouter les conseils de ses amis. Je partis pour me rendre où mon devoir m’appelloit.

Je vous quitte, Monsieur, pour un moment. Vous connoissez mes sentimens. Agréez que je vous en renouvelle les assurances.

A Motiers-Travers ce 17 Juin 1765.

LETTRE V

J’arrive à Neufchâtel, où je trouve une fermentation pareille à celle qui étoit dans ma paroisse & dans les voisines. Les Lettres de la Montagne, la réimpression des ouvrages connus & inconnus de M. Rousseau, les remontrances de notre compagnie, la proscription de ces ouvrages par le Magistrat municipal agitent tous les esprits. Vous le savez mieux que moi, Monsieur, vous qui n’avez jamais été accusé de fanatisme, mais qui aimez l’ordre & la religion. Chacun a les yeux ouverts, me disiez-vous, sur la conduite que tiendra [183] votre compagnie dans cette circonstance. Que seront nos Ministres disoit-on, non point à l’oreille, mais publiquement? Défendront-ils l’Evangile attaqué si ouvertement, ou le laisseront-ils déchirer par ses ennemis? Que serez-vous, vous même? me disiez-vous, Monsieur. Ce dernier ouvrage ne met-il pas obstacle à la continuation de votre tolérance? M. Rousseau est votre paroissien, ne ferez-vous rien pour la religion, pour l’édification, & pour vous-même? Si un citoyen de ce pays, ajoutiez-vous, avoit osé dire, ou écrire quelque chose d’approchant à ce qu’avance M. Rousseau, ne séviroit-on pas contre lui? M. Rousseau, nouveau citoyen, a-t-il donc plus de privileges que tous les anciens citoyens? N’est-il pas soumis comme citoyen aux loix de l’Etat & aux usages qui y sont de tans immémorial?

Je me rendis à notre assemblée où le christianisme de M. Rousseau fut examiné les 12 & 13 mars. D’entrée je produisis la déclaration que M. le Lieutenant Guyenet m’avoir remise de sa part le dimanche précédent. Elle fut prise en objet, mais l’on trouva qu’elle n’étoit point suffisante pour réparer le mal que les Lettres de la Montagne avoient déjà fait, & qu’il auroit fallu quelque chose de plus de la part de M. Rousseau pour l’honneur de la religion; en sorte que bien loin que la compagnie crût devoir consigner en lettres d’or* [*Page 130.] dans ses régistres cette déclaration de M. Rousseau, elle estima que cet écrit portoit en lui-même sa condamnation, & que si ce livre n’avoir rien qui blessât la religion, M. Rousseau n’étoit pas tenu de prendre des engagermens à ne plus écrire.

[184] Suivant la pratique de notre Corps, je fus requis de donner mon information, qui, j’en atteste la compagnie, fut énoncée dans cet esprit de tolérance & de charité, dont j’ai toujours usé à l’égard de M. Rousseau. Ensuite je fis place, suivant nos mêmes usages.

La compagnie me donna une direction pour ma conduite dans cette affaire, me déclarant que c’étoit pour me mettre à couvert de tout ce que l’on pourroit m’imputer malignement. Malgré ce que dit l’anonyme, il n’y a point eu de précipitation* [*Page 132.] dans la délibération de la compagnie. Il est bon que l’on sache, que quand elle est assemblée par le devoir, pour une matiere dont tous les membres sont avisés, qu’ils y soient tous, ou qu’il en manque quelques-uns, l’on passe outre, autrement un corps ne mettroit jamais fin à rien, sur-tout quand il ne s’assemble pas souvent.

Je ne sais où l’Auteur a puisé ce qu’il ose avancer page 136, que la vénérable Classe fulmina contre M. Rousseau, en dépit des constitutions de ce pays, une sentence d’excommunication. Elle connaît les bornes de sa jurisdiction spirituelle; mais elle fait qu’elle peut donner des directions à ses membres pour s’en servir auprès des consistoires, quand le cas y échoit, sans prétendre par-là gêner les suffrages. Que signifieroit une direction à un pasteur, s’il la mettoit dans sa poche ou sous la clef? Le bon sens ne dit-il pas, que c’est pour en faire l’usage que sa prudence lui suggérera?* [*Combien de fois la vénérable Classe n’a-t-elle pas été requise par les Consistoires & même par la bouche de leurs chefs, même par des requêtes, de leur donner des directions? Combien de fois n’a-t-elle pas envoyé des députés aux Consistoires pour les éclairer, & d’ordinaire avec des remerciemens de leur part?]

[185] Il est faux, & absolument faux que la vénérable Classe prit en objet la lettre anonyme que l’Auteur rapporte dans son libelle page 132 & suivantes, & qui fut adressée à quelques membres, desquels j’étois. Quoiqu’à divers égards cette lettre fasse honneur à son Auteur, qui vraisemblablement craignoit, par l’attachement qu’il montre pour la compagnie, que le public ne lui imputât de vouloir gêner le consistoire de Motiers, la vénérable Classe, suivant la sagesse d’un Corps prudent & respectable, ne voulut point prendre cette lettre en considération, parce qu’elle étoit anonyme: elle n’y fut pas même lue; quelques membres seulement, des mains desquels elle passoit dans d’autres, la lurent dans leur particulier.

Je joins ici, Monsieur, la copie de la direction qui me fut donnée par la compagnie, à laquelle elle travailla pendant que j’avois donné place, toujours suivant nos usages.* [*Pour comprendre quels sont ces usages, il est bon de savoir que quand il s’agit d’une affaire qui intéresse un Pasteur, soit pour le temporel, soit pour le spirituel, soit son Eglise en général, soit un ou plusieurs de ses paroissiens, ce Pasteur est obligé de donner place, & n’assiste point à la délibération. Conséquemment je me retirai, s’agissant de M. Rousseau mon paroissien.]

«Monsieur le Doyen a exposé, que la compagnie étant aujourd’hui assemblée, pour délibérer sur la conduite qu’elle devroit tenir à l’égard de M. Rousseau, dont les sentimens antichrétiens, manifestés dans ses écrits, & notamment dans ses Lettres de la Montagne publiées depuis peu, donnent le plus grand scandale à toute l’église chrétienne, & [186] particuliérement à celles de notre pays, il étoit à propos d’entendre auparavant M. de Montmollin pasteur de Motiers, duquel M. Rousseau est actuellement paroissien: ce qui ayant été approuvé, M. le Pasteur de Motiers, après une longue information, a déclaré à la compagnie, que M. Rousseau, déjà avisé de l’objet de cette délibération, lui avoit remis pour édifier la compagnie, un écrit signé de sa main, portant ce qui suit.»

«Par déférence pour M. de Montmollin mon Pasteur, & par respect pour la vénérable Classe, j’offre, si on l’agrée, de m’engager par un écrit signé de ma main, à ne publier de ma vie aucun nouvel ouvrage sur aucune matiere de religion, même de n’en traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrois publier sur tout autre sujet, au surplus, je continuerai de montrer par mes sentimens, & par ma conduite, tout le prix que je mets au bonheur d’être uni à l’église. Je supplie Monsieur le Professeur de vouloir bien communiquer cette déclaration à la vénérable Classe. Fait à Motiers, le 10. Mars 1765.»

J. J. ROUSSEAU.

«La compagnie ayant entendu la lecture de l’écrit ci-dessus rapporté mot à mot, a déclaré, après mûre délibération, qu’elle ne pouvoit point se contenter d’une pareille déclaration, nullement suffisante pour son édification, non plus que pour la réparation du scandale général que M. Rousseau avoit donné à toute la chrétienté, par la publication [187] de ses ouvrages dangereux & impies. C’est pourquoi elle s’est crue indispensablement obligée de déclarer à M. de Montmollin, qu’après la publication des Lettres de la Montagne, elle ne pouvoit plus (malgré tout le support & toute la charité dont elle étoit animée envers M. Rousseau), le regarder comme chrétien & comme membre de notre église. Après quoi M. de Montmollin ayant demandé une direction, la compagnie estime qu’il doit faire paroître en consistoire M. Rousseau, pour lui adresser les admonitions convenables, & lui faire entendre, qu’elle ne peut le reconnoître digne de la communion des fideles, tant qu’il ne manifesteroit pas à tous égards les sentimens d’un vrai, chrétien, en déclarant solemnellement en consistoire, qu’il croit en Jésus-Christ, mort pour nos offenses, & ressuscité pour notre justification; en témoignant de plus le regret qu’il a de tout ce qu’il peut avoir écrit contre une telle foi, & en général contre la révélation; en consentant même que cette déclaration soit rendue publique pour l’édification de l’église, & pour la réparation du scandale qu’il lui a donné à Neufchâtel ce 13 mars 1765.»

A. DE LUZE,

Pasteur à Cornaux, &

secrétaire de la vénérable Classe.

Je quittai Neufchâtel le 14 pour revenir chez moi, où je m’occupai de mes affaires. Comment donc le téméraire Auteur du libelle ose-t-il avancer, qu’il y a eu des menées employées dans l’église de Motiers? Page 136. Qu’il apprenne[188] à être vrai. Il n’y a point eu de menées, ni de ma part, ni de celle des amis de la religion & de la paix. J’en appelle au témoignage de tous mes paroissiens, & à celui des anciens même, qui n’ont pas voté comme moi dans l’affaire de M. Rousseau. Quoique le public manifestât une curiosité impatiente de connoître la résolution prise par la compagnie, on garda cependant le silence auquel le ferment astreint dans tous les Corps; silence dans lequel l’anonyme affecte de chercher, l’on ne sait pourquoi, tant de mysteres. Je suis encore à ignorer, si l’on a fait un secret aux Pasteurs absens de la résolution que les Pasteurs présens en grand nombre prirent dans leur assemblée. Quant à moi je sais bien que je n’en ai point fait de mystere à mes freres absens, lorsque j’ai eu occasion de les voir. Et pourquoi leur en faire un? puisque tous les Pasteurs ont blâmé les Lettres de la Montagne, & en ont craint les suites pour leurs troupeaux?

Je vous offre mes respects & j’ai l’honneur d’être parfaitement.

A Motiers-Travers ce 20 Juin 1763.

LETTRE VI

[189] Je reprends le fil de ma narration. Le dimanche 24 mars; qui précédoit les fêtes, le consistoire, suivant la pratique de toutes les églises de ce pays, s’assembla pour les accusations.* [*Les accusations consistent dans les demandes que le Pasteur fait à chaque ancien, si aucun scandale n’est parvenu à sa connoissance, & ce qu’il y auroit de mieux à faire pour l’édification? Le Pasteur dit aussi ce qu’il sait, & l’on prend les mesures que l’on croit être les plus efficaces.]

Ce jour-là avoit été pris pour présenter à l’église deux nouvaux anciens qui avoient été choisis & nommés, & qui auroient déjà dû l’être depuis un tans, sans diverses circonstances. Les fêtes de Pâques approchant, les anciens insisterent sur ce qu’on leur donnât des collégues, parce qu’ils étoient en trop petit nombre pour soutenir le poids de l’église. Quelle malignité de la part de l’anonyme page 139 d’assurer que je pris ce tans pour compléter le consistoire, afin d’avoir plus de membres à ma dévotion. L’officier du Prince ne vota-t-il pas aussi pour cette élection?

Le même dimanche 24 mars, jour de la présentation des nouveaux anciens, le consistoire se rendit chez moi, suivant la coutume avant le sermon du matin, avec les deux nouveaux élus, & c’est seulement alors que je les prévins de l’affaire de M. Rousseau qui devoit être proposée dans l’assemblée du consistoire après le sermon. Dans cette assemblée je leur représentai, que ce n’étoit qu’avec douleur que je leur [190] proposois le cas de M. Rousseau avec lequel ils savoient que j’avois des liaisons; mais que l’honneur de la religion, l’édification des églises en général, & de celle de Motiers en particulier, me faisoient passer sur cette considération, d’autant plus que tout le monde, depuis la publication des Lettre de la Montagne, étoit attentif à la conduite que nous tiendrions à l’égard de M. Rousseau, particulièrement la vénérable Classe, ainsi que toutes les églises voisines de ce pays. J’estimai donc, qu’il seroit à propos pour notre décharge, que l’on entendit M. Rousseau en consistoire, & que si le consistoire le vouloit, je me bornerois à faire à M. Rousseau ces deux seules questions générales: s’il croyoit la divinité de la révélation? & s’il croyoit aussi que Jésus-Christ est mort pour nos offenses, & ressuscité pour notre justification? Deux questions bien simples, & dont la réponse affirmative fait la livrée du chrétien.* [*Sanctifiez le Seigneur Dieu dans vos coeurs, & soyez toujours prêts à répondre avec douceur à tous ceux qui vous demandent raison de l’espérance qui est en vous. I. Pierre III. 15.]

Pour étayer mon opinion, je fis usage de la direction que la vénérable Classe m’avoit donnée, & dont les anciens me demanderent la lecture. C’est ce que je fis en leur déclarant bien expressément, que je ne prétendois point par-là gêner leurs suffrages, leur demandant sous les yeux de l’officier du Prince, si jamais je les avois gênés dans leurs opinions? Tous répondirent unanimement que je les avois toujours laissé libres, & qu’ils se félicitoient d’avoir un Pasteur qui en usât si bien avec eux.

[191] L’on vota, & la pluralité fut que M. Rousseau seroit cité à comparoître en consistoire dans la maison de cure pour le 29 à l’issue de la prédication, suivant l’usage. L’on chargea M. le diacre de Motiers & le doyen des anciens, de cette commission, dont ils s’acquitterent convenablement. M. Rousseau leur donna pour réponse qu’il paroîtroit.

Puis-je passer sous silence les discours que l’anonyme me prête gratuitement & faussement, d’avoir dit en consistoire, que M. Rousseau étoit l’Antechrist.* [*Pag. 136 de ce volume.] Je n’ai jamais pensé, bien moins dit, une pareille absurdité. Je ne sais ce que c’est qu’injurier, mais je sais défendre la vérité avec fermeté, quand mon devoir m’y appelle: or, mon devoir m’appelloit à faire sentir au consistoire tout ce à quoi nous étions tenus pour l’édification de toute la chrétienté.

Toutes ces expressions de bêtises* [*Pag. 137.] du libelle, tous ces propos extravagans que l’anonyme met dans ma bouche, sont trop méprisables, pour que je prenne la peine de les relever.

Quelle misere que ce qu’ajoute immédiatement après l’anonyme! Cette phrase de son libelle page 137 que je vais transcrire, cadre merveilleusement avec celle de l’Antechrist. l’Auteur réussit très-bien à faire rire, & à se déshonorer: On fit même semer, dit-il, parmi les femmes du village & des environs, que ce Jean-Jaques avoit dit dans son dernier ouvrage, que les femmes n’avoient point d’ames, & n’étoient au plus que des brutes, & mille autres propos dans ce genre, [192] tous propres à renouveller parmi nous le spectacle du sort de Servet, & de celui d’Orphée. Je me hâte de finir, & de vous protester bien sincérement que je vous suis tout acquis.

A Motiers-Travers ce 22 Juin 1765.

LETTRE VII

Je continue, Monsieur, & je reprends la page 137 du libelle, où l’anonyme s’exprime ainsi: C’est alors que le prétendu Antechrist adressa la lettre suivante à Monsieur le Procureur Général, & dans le corps de laquelle M. Rousseau s’exprime ainsi être excommunié de la façon de M. de V * * *. m’amusera fort aussi. Ceci n’est pas moins avanturé que l’imputation d’un libelle odieux, que l’on a attribué à M. le Pasteur Vernes. Du reste je me tais sur le contenu de la lettre, & me borne à une remarque sur la note de l’anonyme p. 139* [*J’ose répondre que cette note de l’anonyme est une énigme pour tous les membres de la vénérable Classe. C’est à M. de V *** à savoir ce qu’il’a fait & ce qu’il a écrit.] avec cette addition, que M. Rousseau est tellement habitué à dire qu’il veut quitter Motiers, qu’il a formé & abandonné plus d’une fois cette résolution, pour les mécontentemens les plus légers.

Quelle témérité de la part de l’anonyme, d’oser avancer pag. 140 que dans l’intervalle de doute jours j’avois si bien mis ce tems-là à profit, que j’écrivis à Geneve, que je me portois garant que l’excommunication seroit prononcée contre M. Rousseau. [193] Où sont-elles ces lettres? Je le somme de les produire, ou d’en donner seulement les indices. S’il ne le fait pas, quelle conséquence en doit-on tirer? C’est au lecteur à prononcer.

Permettez, Monsieur, que je revienne encore à la tenue du consistoire du 24 mars pour vous mettre bien au fait de ce qui se passa à celui du 29 du même mois. L’anonyme fait grand bruit des constitutions de l’État, des droits, & des libertés des citoyens. Dieu me, garde d’y porter jamais atteinte, elles me sont trop précieuses; mais n’y a-t-il pas aussi des constitutions ecclésiastiques, que mon état m’oblige à soutenir, puisque les constitutions ecclésiastiques tendent de concert au bien de la société, & au maintien de la religion?

L’Auteur affecte encore de faire grand bruit de la prétendue inquisition du clergé, & de celle qu’il insinue que l’on vouloit introduire dans le consistoire de Motiers. Je n’ai pas besoin de citer les pages de son libelle; elles sont farcies de telles insinuations. Le seul mot d’inquisition me fait frémir, mais que l’Auteur ne s’y trompe pas, qu’il ne confonde pas le faux zele avec le vrai zèle, l’amour de l’ordre & de la vérité, avec l’inquisition de Goa. Je connois la discipline de nos églises, quelle est son étendue, & quelles sont ses bornes: je sais malgré tout ce que l’on peut dire, qu’elle a pour objet, de tems immémorial, la foi & les moeurs: la foi, dans ce qui fait son essence, & dans ce qui est reconnu par l’église comme fondamental dans la religion, & comme doctrine reçue. Trouver des contradictions dans la révélation; jetter du ridicule sur la personne de Jésus-Christ, sur ses actions, & sur ses miracles; faire envisager les œuvres de ce divin Sauveur comme des choses naturelles; [194] le clergé se taira! Le pasteur ne dira mot! Le consistoire mollira! Eh bon Dieu, quelle église! Il ne faut plus de pasteurs, plus de consistoires, plus de culte.

Il n’est pourtant question dans les consistoires, ni de feu, ni de bûcher, ni d’Auto-dà-fé, mais de ramener les mécroyans à une véritable soi, & les méchans à redresser leurs voies; ce que ne voulant pas faire, on leur interdit l’accès à la communion, selon les ordres exprès de la parole de Dieu.

Je vous le demande, Monsieur, cette conduite est-elle celle du St. Office? Etoit-ce une inquisition contre M. Rousseau? Lui qui a soutenu si vivement dans ses Lettres écrites de la Montagne, qu’on avoir improcédé à Geneve, de ce qu’on ne l’avoit pas fait paroître en consistoire, & de ce qu’on l’avoit jugé & condamné sans l’avoir entendu; a-t-il donc raison de se plaindre de ce qu’on a voulu suivre à ton égard, la marche que lui même trouvoit en place dans un autre tems? J’ai l’honneur d’être avec le dévouement le plus entier.

A Motiers-Travers le 24 Juin 1765.

LETTRE VIII

Je mets de côté, Monsieur, tout préambule pour venir d’abord au fait.

Le consistoire s’assembla le 29 mars 1765 sur la citation qui avoit été faite à M. Rousseau, & lorsqu’on s’attendoit à le voir paroître, il fit parvenir au consistoire par M. le Lieutenant [195] Guyenet, une lettre qui fut remise à M. le diacre, le consistoire siégeant. J’avoue que je me trouvai sort embarrassé, parce qu’il n’est pas d’usage dans nos consistoires, de rien recevoir, ni par écrit, ni par procureur, & qu’il ne s’y instruit aucune procédure. L’on seroit repris par le Gouvernement si l’on faisoit autrement. Et pourquoi l’ignorant anonyme s’avise-t-il de me faire un crime d’avoir fait observer que cela n’étoit point conforme à nos usages? Je demandai au consistoire son avis; il fut arrêté qu’on ouvriroit la lettre, & qu’on la liroit, ce qu’on avoir cependant toujours refusé en d’autres occasions.

Alia tempora, alii mores.

Autres tems, autres moeurs.

Que de petitesses dans le détail minucieux que fait l’anonyme sur mes mouvemens, gestes & propos! p. 145. L’anonyme y étoit-il? lui en a-t-on fait rapport? Je ne puis me le persuader, car il déguise absolument les faits. Je parlai, je raisonnai suivant l’importance du sujet.

Qui a dit à l’homme du siecle, que si la déclaration de l’Auteur d’Emile en 1762 me parut suffisante pour l’admettre à la communion, je devois, quoi que fît M. Rousseau, quoi qu’il écrivît, continuer à l’admettre après la publication des Lettres de la Montagne? Ces Lettres là, ne sont-elles pas de nouveaux faits, de nouveaux écrits? Or un écrit public, répandu dans tout l’univers, n’est-il pas une action? Toute action répréhensible, sur-tout dans les matières les plus saintes & les plus graves de la religion, n’est-elle pas un objet d’instruction, & de répréhension?

[196] L’anonyme ose tout dire, & je reprends ses propres expressions, pag. 146 & suiv. L’homme de Dieu, dit--il, ose proposer de renvoyer la délibération à un autre jour, sous le prétexte frivole & inoui de l’absence d’un des anciens, sur le suffrage duquel il croyoit sans doute pouvoir compter. Ses efforts inutiles de ce côté-là, il les tourna d’un autre, &sans pudeur, prétendit deux voix en Chapitre, lui qui par délicatesse auroit, en ce cas particulier dû s’abstenir de voter, par cela même qu’il étoit censé être partie dans cette affaire, &c. &c. Il faut, Monsieur, vous mettre au fait. Il y a vingt & quelques années que je suis pasteur à Motiers. A. l’entrée de mes fonctions, je demandai au consistoire quels étoient ses usages? Il me fut répondu, que le pasteur votoit le premier sur les cas qui avoient été exposés, & sur ceux qu’il exposoit lui-même, & que cela servoit à éclairer le consistoire. J’ai toujours agi de la sorte.

Dans le consistoire du 29 mars, il ne fut rien statué par rapport à M. Rousseau, à cause du partage des suffrages. Là-dessus je demandai, s’il ne convenoit pas de renvoyer à un autre jour la décision de cette affaire, jusqu’à ce que le consistoire fut revêtu, parce qu’un ancien manquoit; ma requisition étoit fondée sur ce qui s’étoit fait en pareilles occasions, dans d’autres tems.

L’on m’objecta, que l’assemblée avoir été convoquée ad hoc, & quelques anciens dirent, qu’ils ne pourroient pas s’y rencontrer un autre jour. Je compris la défaite; je repris la parole & j’ajoutai, que j’avois toujours ouï dire à divers Pasteurs, qu’en cas d’égalité de suffrages, & pour mettre fin à [197] une affaire, la voix du pasteur étoit prépondérante;* [*Ce qui fut confirmé par le plus vieux des Anciens, qui attesta que cela & avoit eu lieu plus d’une fois sous mon prédécesseur. Lui seul pouvoir dire ce qui en étoit, puisque tous les autres, excepté l’absent, ont été faits successivement Anciens depuis que je suis Pasteur ici. L’anonyme ne connoit pas la logique, ni la façon de procéder. Il entend mieux le métier de faire des libelles, que l’art de raisonner. Un président quel qu’il soit, à la tête d’un corps, peut-il donc être envisagé faisant partie à ceux qui sont cités à paroître devant le corps? Tous les délinquans seroient donc fondés à décliner de leurs juges, sous prétexte qu’ils sont leurs parties, & par ce moyen, il seroit aisé à chacun d’éluder une comparution & un jugement. L’anonyme, soit ignorance, ou malice de sa part, ne connaît pas nos constitutions. J’agissois comme Pasteur de l’église qui est commise à mes soins, comme chef du consistoire, & non comme représentant de la vénérable Classe, & sans doute que membre de ce corps, il m’étoit bien permis de prendre pour boussole sa direction, sans que l’on puisse inférer de-là que je voulusse contraindre en aucune maniere les Anciens à la suivre, bien moins de vouloir l’emporter per fas & nefas; termes odieux, dont l’anonyme ose se servir à mon égard.] ce qui et bien loin de signifier double voix, comme l’anonyme le prétend malicieusement; bref, ce sont les usages des consistoires de ce pays, & nous sommes dans un pays d’usages.

Le déclamateur anonyme parle contre la vérité en avançant, pag. 146, que je reprochai avec aigreur aux anciens, qui n’avoient pas été de mon avis, de n’avoir pas écouté la voix de leur conducteur spirituel. Observez, Monsieur, que je les laissai tous opiner tranquillement, & sans les interrompre:* [*Il est vrai que l’homme de Dieu interrompit l’homme du Prince, à l’occasion d’un propos que tenoit ce dernier, sur un ouï-dire; propos qui blessoit l’honneur du premier. En pareil cas, l’homme de Dieu, l’homme du Prince ne doivent pas se taire. L’homme du Prince avoir fait peu de tems auparavant le devoir de sa charge, sans acception de personne, dans une affaire connue de tout Motiers & des environs, & qui intéressoit M. Rousseau & sa gouvernante. Et pourquoi voudroit on mettre obstacle à ce que remplisse à mon tour le devoir de ma charge, dans une affaire bien autrement importante?] seulement, leur dis-je, sans fiel, après la levée de l’assemblée, j’aurois cru que m’ayant témoigné jusques’ici de la confiance, vous auriez écouté la voix de votre conducteur spirituel; à quoi il ne me sut pas répondu un seul mot.

[198] Je reviens à la lettre qu’écrivit M. Rousseau au consistoire le 29 mars 1765. Je la commenterai peu; vous êtes pénétrant, vous comprendrez d’abord, qu’il faut la comparer avec celle que j’écrivis à Geneve en 1762. Il vous sera fort aisé de juger.

Copie de la lettre de M. Rousseau au Consistoire de Motiers.

A Motiers le 29 mars 1765.

MESSIEURS,

«Sur votre citation, j’avois hier résolu, malgré mon état de comparoître aujourd’hui par-devant vous; mais sentant qu’il me seroit impossible, malgré toute ma bonne volonté, de soutenir une longue séance, & sur la matiere de soi qui ait l’unique objet de la citation, réfléchissant que je pouvois également m’expliquer par écrit, je n’ai point douté, Messieurs, que la douceur de la charité ne s’alliât en vous au zele de la foi, & que vous n’agréassiez dans cette lettre la même réponse, que j’aurois pu faire de bouche aux questions de M. de Montmollin, quelles qu’elles soient.»* [*Comment répondre dans un lettre à des questions que l’on ignore?] «Il me paroît donc, qu’à moins que la rigueur dont la vén. Classe juge à propos d’user contre moi, ne soit fondée sur une loi positive qu’on m’assure ne point exister dans cet [199] Etat,* [*L’anonyme me dit dans sa note, pag. 141, & qui n’y existera jamais qu’au plus grand malheur de ses habitans. J’ajoute, bien plus grand seroit le malheur d’un pays, où il seroit permis à chacun de mettre au jour des livres qui ébranlent la soi!] rien n’est plus nouveau, plus irrégulier, plus attentatoire à la liberté civile, & sur-tout plus contraire à l’esprit de la religion, qu’une pareille procédure en pure matiere de foi.»* [*L’anonyme, qui assurément est bien inférieur à M. Rousseau, lui donne une leçon dans sa note, pag. 141 au sujet de la formule du Consensus, sur laquelle notre compagnie déclara vouloir garder un profond silence, pour n’exciter aucun trouble dans nos Eglises; mais autre est la formule du Consensus, & autres sont les Lettres de la Montagne. Le disciple est moins modeste que le maître, qui dit humblement qu’il n’est ni Pasteur, ni Professeur. Pourquoi donc vouloir faire le docteur & donner des instructions d’autant plus dangereuses, qu’elles sont plus répandues? S’il fût resté dans la classe de particulier, de simple fidele, comme il se qualifie lui-même dans cette lettre au consistoire de Motiers, il n’auroit pas écrit & fait imprimer; il n’auroit pas attaqué les Gouvernemens, les Princes, les Magistrats, la Religion & Jésus-Christ même, dont il avoit fait un si bel éloge: Pour moi, je ne voudrois pas acquérir de la célébrité à ce prix-là: c’est ce qu’a dit plus d’une fois à Motiers un Magistrat qui paroissoit indigné des Lettres de la Montagne.] «Car, Messieurs, je vous supplie de considérer, que vivant depuis long-tems dans le sein de l’église, & n’étant ni pasteur, ni professeur, ni chargé d’aucune partie de l’instruction publique, je ne dois être soumis, moi particulier, moi simple fidele, à aucune interrogation, ni inquisition sur la foi; de telles inquisitions inouïes dans ce pays, sappant tous les fondemens de la réformation, & blessant à la fois la liberté évangélique, la charité chrétienne, l’autorité du Prince, & les droits des sujets, soit comme membres de l’église, soit comme citoyens de l’Etat. Je dois toujours compte de mes actions & de ma conduite aux loix, & aux hommes; mais [200] puisqu’on n’admet point parmi nous d’église infaillible, qui ait droit de prescrire à ses membres ce qu’ils doivent croire donc une fois reçu dans l’église, je ne dois plus qu’à,* [*Une foi dont on ne doit compte qu’à Dieu seul, ne se publie pas dans toute l’Europe.] Dieu seul compte de ma soi. J’ajoute à cela, que lors qu’après la publication de l’Emile, je fus admis à la communion, dans cette paroisse, il y a près de trois ans par M. de Montmollin, je lui fis par écrit une déclaration, dont il fut si pleinement satisfait, que non-seulement il n’exigea nulle autre explication sur le dogme, mais qu’il me promit même de n’en point exiger. Je me tiens exactement à sa promesse & sur-tout à ma déclaration. Et quelle inconséquence, quelle absurdité, quel scandale ne seroit-ce point de s’en être contenté après la publication d’un livre, où le christianisme sembloit si violemment attaqué, & de ne s’en pas contenter maintenant, après la publication d’un autre livre, où l’Auteur peut errer sans doute puisqu’il est homme, mais où du moins il erre, en chrétien,* [*Celui qui erre en chrétien redresse volontiers ses erreurs.] puisqu’il ne cesse de s’appuyer pas à pas* [*Est-ce s’appuyer sur autorité de l’Evangile, que de rendre douteux les miracles, & d’y jetter du ridicule? Quant à la note de Théodore de Beze, p. 143, il n’a voulu dire autre chose sinon que la foi du chrétien n’est pas appuyée uniquement sur la seule preuve des miracles.] sur l’autorité de l’Evangile? C’étoit alors qu’on pouvoit m’ôter la communion, mais* [*Ne croiroit-on pas entendre M. Rousseau dire dans sa lettre à l’Archevêque de Paris, qu’on devroit lui dresser des statues pour son Emile?] c’est à présent qu’on devroit me la rendre, Si vous faites le contraire, [201] Messieurs, pensez à vos consciences; pour moi, quoi qu’il arrive, la mienne est en paix.»

«Je vous dois, Messieurs, & je veux vous rendre toute sorte de déférence, & je souhaite de tout mon coeur qu’on n’oublie pas assez la protection dont le Roi m’honore, pour me forcer d’implorer celle du Gouvernement.»

«Recevez, Messieurs, je vous supplie, les assurances de tout mon respect.»

J. J. ROUSSEAU.

«Je joins ici la copie de la déclaration sur laquelle je fus admis à la communion en 1762, & que je confirme aujourd’hui.»

Il y auroit bien d’autres remarques à faire sur cette lettre, mais je m’arrête ici & me hâte de relever une odieuse & noire imputation de l’anonyme dont je rapporte les propres termes, p. 147 & 148. Quelle est la raison suffisante de cette furieuse animosité? Un pasteur dont M. Rousseau a parlé deux fois avec éloges, doit avoir eu de grands motifs pour démentir lui-même ces éloges: sans doute, Monsieur, aussi se dit-on à l’oreille ce mot du guet sacré, auri sacra fames: voilà tout ce que je vous dirai, devinez le reste.

Quelle audace contre un Pasteur dont la réputation à cet égard, a été jusques ici intacte. Que veut dire l’anonyme, avec son auri sacra fames? Qu’il leve le masque. Je n’ai aucune relation directe ou indirecte avec ceux que l’anonyme appelle les ennemis de M. Rousseau & sur lesquels il imprime les plus sinistres soupçons.

[202] Un ange pourroit-il tenir contre de telles impostures? Je sens que ma tête s’échauffe; aussi je vais quitter cet homme de ténebres, pour me tourner du côté de l’homme de lumiere à qui je suis, & je serai toute ma vie avec l’attachement le plus sincere.

A Motiers-Travers ce 27 Juin 1765.

LETTRE IX

Je commence mon épître par la requête des anciens, que j’extrais de la lettre de l’anonyme, pag. 147.

«Les anciens soussignés, membres du consistoire admonitif de Motiers & Boveresse, prennent la liberté d’exposer à vos Seigneuries, disant: qu’infiniment alarmés d’être requis à délibérer sur un cas qui surpasse nos foibles connoissances, nous venons supplier vos Seigneuries de vouloir nous donner une direction pour notre conduite, sur les trois chefs suivans, 1º. Si nous sommes obligés de sévir, & scruter sur les croyances, & sur la foi? A ce premier article, nous avouons ingénument notre peu de suffisance pour la théologie, estimant que l’on ne peut raisonnablement en exiger de nous, ayant toujours cru, que le devoir de notre charge étoit borné à simplement délater & réprimer les déréglemens scandaleux, & l’irrégularité des moeurs, sans vouloir empiéter sur l’autorité souveraine, de qui nous dépendons.»

[203] «2°. Si un pasteur peut & doit avoir deux voix délibératives dans son consistoire.»

«Sur ce second chef, le consistoire de Motiers & Boveresse est composé de six anciens, ayant Monsieur son Pasteur pour président; & cette maxime, une fois introduite, les anciens ne serviroient dans les délibérations que d’ombre, à moins de l’unanimité entr’eux.»

«3°. Et enfin si M. le diacre du Val-de-Travers a droit de séance, & de voix délibérative dans le consistoire de Motiers & Boveresse?»

«A ce dernier article, il nous paroît, que si M. le diacre veut se prêter à la correction, il doit aussi s’employer à l’instruction & à l’édification, & que Messieurs les Pasteurs ne doivent point lui empêcher de faire les catéchismes qu’il doit légitimement à la chappelle de Boveresse.»

«Oui, Messeigneurs, le premier article de nos très-humbles représentations nous alarme, puisqu’il surpasse notre pouvoir & nos foibles connoissances, & les deux seconds nous intéressent d’autant qu’attachés à notre devoir, & jaloux de le remplir, nous pourrions être repris pendant que nous serions parfaitement innocens.»

«Nous nous flattons donc dès-là, que vos Seigneuries voudront bien nous diriger par leur arrêt, & ce nous sera un nouveau motif d’adresser à Dieu les voeux les plus sinceres pour la conservation de Messieurs du Conseil d’Etat.»

Je joins encore ici la copie de l’arrêt du Conseil d’Etat, responsif à la requête des quatre anciens, que j’extrais encore de la lettre de l’anonyme, page 150.

[204] Sur la requête de quatre anciens du consistoire de Motiers & Boveresse, il a été dit, qu’on loue, & approuve la délicatesse & les sages intentions des quatre anciens, qui ont présenté la présente requête; & pour répondre aux trois articles qu’elle renferme, le Conseil prononce sur le premier, que comme le consistoire admonitif n’a pour objet que les désunions, les mauvaises moeurs, & les scandales, il n’est point de sa compétence de s’ingérer dans d’autres affaires, & qui n’a sur-tout aucune autorité pour se faire rendre compte de la croyance, & de la foi d’une personne; qu’il en a bien moins encore pour sévir en pareille cause, puisqu’il depend d’un supérieur à qui il doit rapporter ce qu’il découvre d’important en ce genre, & à qui seul il appartient d’en faire la recherche, suivant sa prudence, & la punition, si le cas l’exige, suivant la forme judicielle & la loi: conséquemment que lesdits quatre anciens seront fondés à refuser d’en connoître & juger, même en étant requis par le Pasteur; ne devant prêter en aucune maniere aux entreprises contraires aux constitutions de l’Etat, dans lesquelles on pourroit chercher à les faire entrer.

Quant au second article, qu’il n’a jamais été d’usage que le Pasteur, président au consistoire admonitif, ait plus d’une simple voix, & que tel qui en prétendroit une double seroit réprimé comme il conviendroit, & contenu en ses vraies fonctions; qu’il ne lui est même pas permis de porter en consistoire le résultat, soit les conclusions de la compagnie des Pasteurs, dont le consistoire ne peut & ne doit être affecté, cette compagnie n’ayant aucune autorité sur lui: qu’un Pasteur [205] peut bien, à la vérité, la consulter pour sa direction particuliere, & même suivre cette direction si cela lui convient, mais qu’elle ne doit gêner en rien l’entiere liberté des suffrages des autres membres dudit consistoire, quel qu’il soit, ce que tout officier qui assiste doit faire exactement observer.

Et quant au troisieme article de la requête ci-dessus:

Il est ordonné à Monsieur Martinet, Conseiller d’Etat, Capitaine & Châtelain du Val-de-Travers, de rechercher non-seulement ce qui s’est pratiqué depuis un tems, mais de plus ce qui peut avoir été statué de fondation, ou dans la suite, touchant le prétendu droit de séance du diacre du Val-de-Travers dans le consistoire admonitif de Motiers & Boveresse, & sur son rapport, il en sera ordonné comme il conviendra.

Vous avez vu, Monsieur, quelle a été ma conduite dans le consistoire, & dès-là il vous est aisé de remarquer, si la direction que les quatre anciens ont demandée au Conseil d’Etat étoit fondée; si les articles que leur requête renferme sont exactement conformes à la vérité, & si des anciens d’église, qui avouent ingénument, que deux questions simples que l’on fait à des catéchumenes, surpassent leurs connoissances, qu’ils qualifient encore de foibles connoissances.

O bonnes gens! (c’est aux quatre anciens à qui je m’adresse): travaillez à vous instruire pour n’être ni trop complaisans envers votre Pasteur, ni trop obstinés à vous rendre à ses sages & douces instructions. On n’exige, & jamais on n’exigera de vous, que de voter selon les lumieres de votre conscience.

[206] Quand vous demanderez des directions, je vous prie d’ex poser les faits fidellement, parce qu’une direction ne peu être donnée que sur l’exposition des faits. Je crois que vous ne trouverez pas mauvais que je vous donne ce petit avertissement comme votre pasteur & votre chef; auquel avertissement j’en joins un autre très-utile, qui consiste à ne pas vous énorgueillir des éloges pompeux que vous donne l’anonyme dans son délire. Vous n’ignorez pas combien le peuple en a ri, en particulier vos compatriotes; mais il vaut mieux tirer le rideau sur cette scene, qui assurément ne vous honore pas.* [*Il est bon d’observer qu’un des anciens qui a ligné dans la requête, assista au consistoire du 24 mars 1765. Mais il ne parut point au consistoire subséquent du 29, sans doute il en avoit ses raisons; mais comment pouvoit-il ligner le contenu d’une requête, renfermant des objets qu’il ne pouvoir attester? Je vous laisse le soin de qualifier une telle conduite.

Si je n’étois retenu par des raisons de prudence, j’aurois bien des choses dire sur les menées de Motiers & Boveresse, dont l’anonyme auroit dû parler, s’il avoit eu de la bonne foi. Je sais bien des choses là dessus que je veux supprimer; le tems viendra peut-être où toutes ces manœuvres se dévoileront, car la vérité ne perd jamais ses droits.]

Je n’ai pu voir qu’avec une peine infinie, qu’il y ait eu de l’humeur contre M. Imer diacre du Val-de-Travers, en sa qualité de diacre, à qui je me fais gloire de rendre la justice que c’est non-seulement un honnête homme, un homme de bien, & de plus un digne & fidele Ministre du St. Evangile, qui remplit avec assiduité, avec zele, & avec exactitude toutes les fonctions auxquelles il est tenu.* [*Sur la note de l’Auteur pag. 148 & 149, il voudra bien que je le redresse. Je ne sais s’il existoit en 1724, où il fut question de régler les fonctions du Diacre, sous l’autorité du baron de Strunkendé, Plénipotentiaire du Roi. Boveresse ne parut point par ses députés; il n’y eut que Motiers, & il n’étoit point question des autres communautés du Val-de-Travers. Boveresse prétendit, il y a quelques années, que le Diacre leur devoir un catéchisme toutes les quinzaines; mais la chose a été décidée par le Conseil d’Etat, il n’y a pas longtems, à la satisfaction de la vénérable Classe. Il n’est pas difficile de pénétrer les vues de l’anonyme qui réveille cette affaire terminée & bouclée: c’est une suite de son acharnement contre le Clergé. Ce Monsieur là se trompe, lorsqu’il assure avec confiance que les Pasteurs trouvent plus doux & plus commode de borner leur sollicitude pastorale à être exacts à l’échéance de leurs Prébendes, qu’à remplir leurs fonctions. Je ne vois pas qu’il y ait rien de fort attrayant pour eux à recevoir des prébendes, qui consistent pour l’ordinaire en assez mauvaises denrées, contre l’intention du Prince, bien connue des anciens & nouveaux Pasteurs.]

[207] Quoique l’anonyme, qui n’est pas ecclésiastique, je pense, ait voulu canoniser les quatre anciens qui ont signé la requête, je serai plus modeste que lui, & me bornerai à dire, que suivant ma conscience & notre discipline, ceux des anciens qui n’ont ni composé, ni signé la requête, & qui même n’en ont eu aucune connoissance, ont sait leur devoir.* [*Ces dignes anciens sont M. le Diacre, les sieurs Jean Henry Clerc, & Daniel François Jeanrenaud.]

J’ignorois absolument cette requête des quatre anciens, qui décemment auroit dû m’être communiquée, ainsi qu’aux autres anciens; mais l’on n’eut garde de le faire; il falloit le secret. A propos du secret, que direz-vous, Monsieur, d’une chose, à laquelle je ne puis penser sans m’affliger? C’est qu’immédiatement à l’issue des deux consistoires, l’on fut tout ce qui s’y étoit passé & non passé, & quelques malins esprits y donnerent une tournure maligne; source dans laquelle l’anonyme a sans doute puisé ses observations.

A cette occasion, vous serez peut-être bien aise, Monsieur [208] d’avoir connoissance de la formule du serment que prêtent les anciens d’église.

ARTICLE PREMIER.

«Vous jurez à Dieu, votre créateur, d’avancer son honneur & sa gloire selon son St. Evangile, & de contribuer de tout votre pouvoir, au maintien des ordonnances corrections chrétiennes, observées en cette souveraineté, le plus fidellement qu’il vous sera possible.»

II.

«De fréquenter diligemment autant qu’il vous sera possible, les saintes prédications, & de prendre garde si les autres membres de l’église s’acquittent soigneusement de ce devoir.»

III.

«De vous rencontrer, s’il est possible, dans les assemblées du consistoire, toutes les fois que vous serez appellés.»

IV.

«De rapporter fidellement en consistoire tous les scandales qui vous viendront à notice, & tout ce que vous saurez

être fait contre les ordonnances & la discipline eccésiastique, observée en cette souveraineté sans haine, ni support.»

V.

«De tenir secretes toutes les choses qui se passent en consistoire, lesquelles devront être secretes.»

[209] VI.

«D’exercer la charge d’anciens, pendant toute votre vie, à moins que vous n’en fussiez dispensés par le consistoire.»

VII.

«De vous acquitter de cette charge d’une maniere qui serve à l’avancement de la gloire de Dieu, & à l’avantage

& édification de l’église.»

VIII.

«Enfin, si quelqu’un faisoit quelque attentat ou machination contre la personne de S. M. le Roi notre Souverain, ou contre ses Etats, de le révéler promptement à l’officier.» Je n’ai rien’à ajouter à* [*L’on m’objectera, pourquoi donc révélez-vous ce qui s’est passé en consistoire, & ce qui devroit être secret? à quoi je réponds, que si l’on dit des faussetés, l’on me force par-là même de révéler des vérités.] ce que dessus, & je l’abandonne à vos réflexions continuant à vous assurer de la considération très-distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être.

A Motiers-Travers, ce 29 Juin 1765.

[210]

LETTRE X

Je fus avisé, Monsieur, par un tiers, de la requête des quatre anciens, & de l’arrêt du Conseil d’Etat, qui fut rendu fur cette requête. Figurez-vous ma surprise en apprenant une démarche aussi irréguliere de la part des quatre anciens. Je n’hésitai pas de supplier le Conseil de me donner copie de la requête, & de l’arrêt. Voici ma requête dans cet objet.

«Le soussigné, Pasteur de l’église de Motiers-Travers & Boveresse, a l’honneur d’exposer à vos Seigneuries qu’ayant eu indirectement connoissance d’une requête, présentée au Conseil par les Srs. A. Favre, A. H. Bezencenet, L. Barrelet, & A. Jeanrenaud, tous quatre anciens d’église de Motiers & Boveresse, & d’un arrêt émané de votre part sur la dite requête: (si tant est qu’elle soit telle) où il est fait mention, si ce n’est pas directement, au moins indirectement de lui, & de M. le diacre du Val-de-Travers, d’une maniere qui semble porter atteinte à leur honneur & à leur probité; il supplie vos Seigneuries de lui donner communication de la dite requête, & de l’arrêt rendu par le Conseil à ce sujet, afin que le soussigné, si le cas y échoit, avise aux moyens qu’il croira les plus propres à pourvoir à sa réputation, jusques ici inaltérable, soit dans ce pays, soit dans l’étranger, & sans aucun reproche dans l’exercice de son ministere. De sorte qu’il eut pleinement persuadé, que vos Seigneuries appointeront sa demande [211] fondée sur l’équité, & sur la justice, sur les constitutions, & sur les loix de cet Etat.»

«Dans cette flatteuse attente, il se répand en voeux pour la prospérité du Gouvernement.»

A Motiers-Travers, le 20 avril 1763.

Fréderich Guillaume DE MONTMOLLIN.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

ARRÊT
DU CONSEIL D’ETAT
SUR CETTE REQUÊTE

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 211-214 (1782).]

ARRÊT
Du CONSEIL D’ETAT
SUR CETTE REQUÊTE.

[211] Sur la Requête ci-dessus, après avoir délibéré, il a été dit: que les quatre anciens du consistoire de Motiers n’ayant présenté leur Requête au Conseil, que pour avoir une direction, on trouve que le suppliant n’a aucune qualité pour en demander communication; en sorte qu’elle ne peut lui être accordée, puisqu’elle ne contient rien qui intéresse sa personne. Donné en Conseil tenu sous notre Présidence au Château de Neuchâtel le 29 avril 1765.

(Signé) SANDOZ DE ROSIERES.

Je me tus par respect pour le Gouvernement, supposant que le Conseil avoit eu les raisons de ne pas m’accorder ma demande, sachant d’ailleurs, après St. Paul, que toute personne doit être soumise aux Puissances supérieures, Rom. VIII. 1. Non que j’estime que la voix de représentation puisse, dans un pays libre, être fermée à aucun citoyen.

[212] Permettez-moi, Monsieur, une apostrophe à l’Auteur anonyme, noli movere Camarinam: la vénérable Classe sait se conduire, elle n’a nullement besoin de vos conseils pour sa tranquillité.

Que dites-vous, Monsieur, de la note de l’Auteur page 152, dans laquelle il couronne ses calomnies en developpant toute la méchanceté de son ame? On assure, dit l’anonyme, que M. de M. se tranquillise aussi dans le doux espoir, que sous un autre regne, les choses iront mieux pour lui & pour la vénérable Classe. Ce trait, continue l’Auteur, manquoit à l’éloge du Souverain, sous lequel nous avons le bonheur de vivre. Ah! Monsieur, m’écrié-je là-dessus, qui pourroit croire que dans un siecle, où les hommes se piquent d’être vrais, il s’en trouve un qui ait l’ame aussi noire! Qu’il sied bien à cet homme là, de parler de violence & de persécution, tandis qu’il outrage & persécute injustement & calomnieusement un homme de bien, attaché à Dieu, à la religion, à sa patrie, & à son Prince. Suis-je capable de dégénérer de mes peres, qui travailleront avec tant de zele & de succès, à procurer à la Maison de Brandedourg la juste domination sur cette souveraineté? C’est un fait connu de tous les habitans de ce pays, connu même de la Cour, & qui passera jusqu’à la postérité. Le sang qui coule dans mes veines est pur; il est au service de mon Prince, comme l’a été celui de mes peres, & mes enfans ne dégénéreront pas.,Que vent dire l’anonyme par ses malignes insinuations, dignes du feu de Goa, pour ne rien dire de plus? Encore une fois, qu’il leve le masque; qu’il se montre & qu’il se nomme. Mais il [213] se tiendra derriere le rideau, les calomniateurs sont lâches, celui qui est capable d’inventer une calomnie est capable de faire ce qu’il prête gratuitement aux autres.

Je n’ai rien de personnel contre M. Rousseau: je le plains autant & plus encore dans ses erreurs, que dans ses infirmités. Si on lui a mis dans l’esprit que je lui voulois du mal, l’on me fait bien tort: je n’en veux à personne, pas même à l’anonyme, qui a cherché à me maltraiter & à me flétrir. Si j’ai tancé un peu vivement cet anonyme, c’est une correction que j’ai cru lui être nécessaire.

Quel malheur, Monsieur, que M. Rousseau se soit obstiné à écrire sur des matieres de religion, contre ses promesses! Si ce beau & rare génie avoit travaillé sur d’autres sujets, que de riches présens n’auroit-il pas fait à la Société!

J’ose le dire, Monsieur, M. Rousseau n’a point eu d’ennemis dans toute cette affaire, que ceux qui se sont déclarés ses amis. S’il eût agi par lui-même, & non pas selon leurs conseils, je ne doute pas qu’il n’eût paru en consistoire, & vraisemblablement qu’il n’eût satisfait à ce qu’on requéroit de lui: ce qui auroit été pour moi le sujet d’une parfaite joie, & alors tout étoit fini sans inquiétudes, sans tracasseries, & sans cette chaîne de disgraces, page 153, si M. Rousseau peut appeller ainsi des maux qu’il se procure si volontairement, & qui malheureusement donnent lieu à la calomnie, & rejaillissent sur des innocens.

Que M. Rousseau se persuade qu’en me conformant aux ordres de mes supérieurs, j’ai suivi en même tans les mouvemens de ma conscience, mon devoir, & l’état de ma vocation.

[214] Lui qui dit respecter si sort sa conscience, qu’il respecte aussi la mienne, & qu’il n’attribue pas à passion, ce que j’ai cru devoir faire pour suivre les mouvemens de cette même conscience.

S’il le croit, j’en suis bien aise; s’il ne veut pas y ajouter foi, j’en suis fâché: le grand juge sera intermédiaire un jour entre lui & moi.

Quoique toutes ces affaires m’ayent causé bien des sollicitudes & des chagrins, j’ai cependant la consolation d’avoir été loué, & approuvé dans ma conduite par mon troupeau, qui m’a toujours été attaché, & qui me donne plus que jamais des témoignages de son affection, de sa confiance, & de son respect.

Je conclurai par cette réflexion, c’est que l’anonyme, en mettant dans la nécessité de rendre publique mon apologie, a contribué par-là à faire connoître à tout le monde la régularité de ma conduite tout-à-la-fois charitable & vigilante.

Je suivrai, Monsieur, votre conseil: je serai imprimer mes lettres, qui suivant l’usage des Ministres de ce pays, ont été lues dans une assemblée de la vénérable Classe. J’ai votre suffrage; suffrage d’un homme éclairé, d’un homme de bien; j’aurai par conséquent celui de tous les honnêtes gens. Conserve moi votre précieuse bienveillance,

& croyez que je vous suis pour la vie, & sans réserve.

MONSIEUR, &c.

P. S. Je suis décidé à me tenir à cet écrit, estimant que mon apologie est suffisamment établie.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

SECONDE LETTRE RELATIVE
A M. J. J. ROUSSEAU ADRESSÉE
A MYLORD COMTE DE WEMYSS

Baron d’Elcho, Pair d’Ecosse, &c. &c. &c.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 215-241 (1782).]

[215]

SECONDE LETTRE RELATIVE
A M. J.J. ROUSSEAU

ADRESSÉE A MYLORD COMTE DE WEMYSS, Baron d’Elcho, Pair d’Ecosse, &c. &c. &c.

Abîme tout plutôt: c’est l’esprit de l’Eglise.

Lutrin; Chant I. V. 186.

[216]

AU LECTEUR ÉTRANGE

C’est pour vous, Lecteur, que je prends la plume, & non pour mes Compatriotes qui tous connoissent M. le Pasteur de Motiers. Si son Ecrit n’eût point passé les limites de ce pays, je proteste, en homme d’honneur, que je ne me serois pas donné la peine d’y répondre.

[217] LETTRE A MYLORD COMTE DE WEMYSS.

Vous le voulez, Mylord, & l’honneur l’exige; il faut obéir. Il faut malgré moi reprendre la plume & vous achever la relation commencée dans ma lettre du 14 avril. Entraîné par mon attachement pour notre commune Patrie d’adoption, & ne craignant point d’être l’organe de la vérité, j’avois consenti sans peine à la publicité de cette lettre. Persuadé que la constitution de cet Etat si heureuse pour ses habitans, ne sauroit souffrir la moindre altération sans porter coup au bonheur des particuliers, & regardant l’arrêt du Conseil du 2 avril comme un titre important à cette constitution & à tous les sujets de cet Etat, j’ai cru bien mériter de la Patrie, en le rendant public par la voie de l’impression.

A ce motif si fort sur mon coeur, s’en joignoit un autre qui ne l’étoit gueres moins, l’honneur de défendre un ami, un homme de bien,* [*Je ne puis me refuser la satisfaction de vous transcrire ici, partie d’une lettre de M. S. B. Cet artiste citoyen de cet Etat, & distingué par ses talens, ses connoissances & son mérite personnel, s’exprime ainsi: «Je vais souvent, me dit-il, visiter l’ancienne demeure de M. Rousseau, appellée l’Hermitage; c’est à deux pas d’une petite maison de campagne à moi. La mémoire de notre estimable philosophe y est dans la plus grande vénération. Je suis toujours dans l’enchantement lorsque je puis en parler avec les habitans de ce Canton, qui le regardoient comme leur pere, & l’arbitre de leurs différends. C’étoit Rousseau qui aidoit à les soulager, & qui rétablissoit la paix dans les familles. C’est pourtant là l’homme que l’un a persécuté.»] presque devenu la victime de la trame la plus odieuse. Ajoutez, Mylord, que pour remplir ce double [218] but, j’avois obtenu tous les encouragemens imaginables suffrage de personnes en place, & sur-tout la communication des pieces dont j’avois besoin; en particulier, celle des relations que M. Martinet Conseiller d’Etat, & Châtelain du Val-de-Travers avoit adressées au Gouvernement, & d’après quelles sont intervenus les arrêts du 1 & 2 avril.

Je puis dire en quelque façon n’avoir eu que la peine de vous transcrire ces pieces, & ceci répond à la question que vous m’avez faite, comment j’étois parvenu à être si bien informé de tout ce qui s’étoit passé dans les assemblées du consistoire admonitif de Motiers & Boveresse. Voilà, Mylord, les motifs qui m’avoient mis la plume à la main. Je croyois ma tâche remplie, & envisageant la tracasserie suscitée à M. Rousseau comme une méchante affaire qu’il convenoit de laisser s’assoupir, soit esprit de charité, Toit paresse, j’avois résolu de garder le silence sur ses suites depuis le mois d’avril.

Forcé maintenant de reprendre la plume, je suivrai dans cette seconde lettre la même méthode que j’ai suivie dans la premiere celle d’appuyer ma narration par des documens publics, des pieces authentiques, de n’avancer que des faits avérés, & quant à ceux qui ne porteront que sur des bruits publics, j’aurai soin comme dans ma précédente lettre, de ne les citer qu’avec ce correctif: on dit, on assure. Cette observation [219] est de poids, & vous aurez, Mylord, la bonté d’y faire attention.

Je vous invite aussi à recourir aux pieces justificatives que vous trouverez cotées & rassemblées. Leur importance ne m’ayant pas permis de les donner seulement par extrait, cette raison doit vous rendre indulgent sur leur nombre & sur leur étendue.

Pour suivre la liaison des faits, il faut, Mylord, vous rappeller ceux qui donnerent lieu aux deux Arrêts du Conseil d’Etat du 1 & 2 avril, & recourir à ces deux morceaux.* [*Voyez la premiere lettre, p. 150 & 151.] Vous y trouverez clairement énoncé le but de notre Gouvernement, dans le premier, celui de mettre M. Rousseau à l’abri de toutes nouvelles entreprises du consistoire de Motiers, & dans le second, de réprimer les singulieres prétentions du Pasteur de ce lieu. Ceux qui aiment la paix & qui respectent l’autorité souveraine croyoient avec moi voir renaître la tranquillité, puisqu’il ne paroissoit rester à M. de M***. que le parti de l’obéissance & du silence. Mais en jugeant M. le Pasteur de Motiers comme un homme ordinaire, on le jugeoit mal. Il fut faire valoir son ministere, il mit à profit les tans consacrés à la dévotion & à la instruction de sa paroisse; au grand scandale des ames véritablement pieuses, il fit de la chaire de vérité entendre le langage de ses passions, & tonnant contre les sept péchés mortels, il eut soin d’en faire une application d’autant plus odieuse que si l’on pouvoit se méprendre à la chose, on ne pouvoir se méprendre à l’intention. [220] Aussi parvint-il à exciter parmi ses paroissiens une fermentation dont M. Rousseau ressentit plus d’une fois les effets; ainsi que les quatre anciens qui avoient osé recourir au Conseil d’Etat pour obtenir de leur Pasteur qu’il se contînt dans se vraies fonctions.* [*M. le Professeur & Pasteur à Motiers, dans sa réfutation d’un libelle,* [*Pag. 210] nous apprend qu’à cette occasion il prit le parti de présenter une requête au Conseil d’Etat, &c. &c. Mais M. le Professeur qui se pique d’être si vrai, si exact, si modéré, auroit bien dû nous donner aussi une copie da sa requête, piece qu’on trouva si indécente, si scandaleuse que par charité pour lui, M. de Rosiéres, alors Président du Conseil d’Etat, ne voulut pas la présenter, & la remit aux parens de M. le Professeur qui la supprimerent, ce qui engagea celui-ci en faire une autre qu’il nous a produite.]

Les choses furent poussées si loin que le Gouvernement jugea nécessaire de pourvoir à ce désordre en employant des moyens efficaces pour contenir enfin M. le Pasteur de Motiers. Mais des parens respectables étant intervenus en sa faveur, & s’étant chargés de l’admonester, le Conseil d’Etat voulut bien acquiescer aux desirs d’une famille qui dans tous les tans s’est distinguée au service du Souverain & de la Patrie, & dont tous les membres se sont toujours montrés bons sujets, bons magistrats, & bons citoyens. M. de M * * *. fut donc admonesté, & promit, ainsi que Messieurs ses parens en firent rapport au Conseil, qu’il se contiendroit dans la suite, & que ni en public ni en particulier il ne diroit plus rien qui pût animer le peuple.

Cette promesse ne portant que sur l’avenir, & ne remédiant [221] point au désordre actuel, le Gouvernement ordonna à M. le Châtelain du Val-de-Travers de faire connoître au public de la façon la plus solemnelle, les ordres qui lui étoient donnés de rechercher & punir tous ceux de quel état & condition qu’ils pussent être, qui de fait ou de paroles attaqueroient M. Rousseau, auquel le Roi avoit accordé sa protection immédiate.

M. le Châtelain appellé par sa place à siéger aux Etats alors assemblés, jugea le mal assez pressant pour remettre ces mêmes ordres à M. Guyenet son Lieutenant, qui se trouvoit aussi en ville pour affaires. Obligé de tout quitter, M. Guyenet se rendit à Motiers, & l’assemblée de la justice ayant été convoquée en la personne de tous les justiciers, il leur adressa ce discours.

«Messieurs, les divers moyens indécens qui sont mis en usage pour exciter les esprits contre M. Rousseau & lui attirer des désagrémens dans son séjour au Val-de-Travers, ont surpris & irrité le Gouvernement. En conséquence j’ai reçu l’ordre exprès de me transporter incessamment ici pour manifester en l’absence de M. le Châtelain, les intentions de la Seigneurie. Le public apprendra par là qu’un citoyen tel que M. Rousseau qui jouit avec éclat de la protection royale de sa Majesté, de la bienveillance intime de Mylord notre Gouverneur, & qui est protégé particulièrement par le Gouvernement, mérite de justes égards de la part de tous les habitans de ce pays, quels qu’ils soient. Cependant le Conseil d’Etat est informé que de certaines personnes tiennent contre M. Rousseau des discours insultans & séditieux, qui outragent à la fois & le Souverain qui protége, & le citoyen qui est protégé. C’est pour remédier efficacement à un pareil [222] désordre que la Seigneurie juge à propos de donner les ordres qui vont être lus, qui attireront un châtiment grave à quiconque osera y contrevenir.»

«Je viens d’apprendre que M. Rousseau n’est pas le seul ici qu’on attaque, & que Messieurs les anciens Favre, Bezencenet, Barrelet, & Jeanrenaud l’aîné sont exposés à de fréquens mauvais propos, à des menaces même. On ne doit cependant pas ignorer que leur sage conduite leur a mérité l’approbation distinguée du Gouvernement, & les éloges de tous les honnêtes gens.* [*Voyez ce que dit à ce sujet M. le Professeur dans sa réfutation, page 207, où par représailles il accorde aussi son approbation aux deux anciens Jean Henri Clerc, & Daniel François Jeanrenaud, qui à ce prix se passeront sans doute de celle du Gouvernement & de l’estime des honnêtes gens.] On ne fait pas attention sans doute, qu’en blâmant ce qu’ils ont fait, on outrage le Gouvernement dont ils sont approuvés.* [*Voyez l’Arrêt du 2 avril.] Cela m’engage à rendre publique la commission particuliere qui m’a été donnée de leur témoigner de nouveau la satisfaction du Conseil d’Etat, & à déclarer que si au mépris de ce que je viens de dire, on continue à s’oublier à leur égard, il sera pris des mesures qui les mettront à couvert de toute insulte.»

Ensuite après avoir fait lire les ordres du Gouvernement, M. Guyenet ajouta:

«Vous voyez, Messieurs, à quel point la Seigneurie prend intérêt à cette affaire, & je dois ajouter que Sa Majesté par un rescript arrivé derniérement, ordonne au Conseil d’Etat de pourvoir au repos & à la sureté de M. Rousseau. Je m’assure que dans cette Jurisdiction on est trop zélé sujet de notre [223] Auguste Souverain pour rien entreprendre qui puisse lui déplaire, & que chacun se conformera avec empressement aux ordres du Gouvernement, vous enjoignant Messieurs de cette justice, d’y veiller soigneusement.»

Deux heures après les mêmes ordres furent lus dans l’assemblée de la communauté de Motiers, & expédiés aux autres communautés du Val-de-Travers.

Vous avez vu ci-dessus, Mylord, que le Roi avoir accordé sa protection à M. Rousseau. Il étoit en effet arrivé un rescript de la Cour, par lequel approuvant l’attention du Conseil d’Etat à prévenir tout désordre, & toute dissention dans ce pays, au sujet de la réimpression des Lettres écrites de la Montagne, le Roi défend de sévir contre cet ouvrage, & sur-tout d’en inquiéter l’Auteur à ce sujet.

Ce rescript motivé sur les raisons les plus sages fut intimé à la Classe, & en conséquence plusieurs Pasteurs à leur assemblée générale du mois de mai opinerent à laisser tomber l’affaire de M. Rousseau. Celui de Motiers, à ce qu’on assure, conclut bien différemment, sans doute pour faire preuve de sa modération & de sa soumission, ou peut-être aussi dans l’espoir de recueillir le fruit de ses sermons édifians. Mais sans adopter ses conclusions la Classe remit l’affaire à sa prudence, sous la réserve expresse qu’elle ne seroit compromise en rien.

Nous verrons dans un moment, comment il engrena de nouveau l’affaire dans l’assemblée du consistoire de Motiers du 19 mai. Il faut auparavant vous rendre compte d’un Arrêt du Conseil d’État du 15, qui prononçant sur le droit prétendu par le diacre du Val-de-Travers, d’assister en consistoire admonitif, [224] & d’y avoir voix délibérative, ordonne à l’Officier du lieu de s’opposer à cet abus.* [*M. le Professeur prétend* [*Réfutation, pag. 206.] qu’il y a eu de l’humeur contre la personne du Diacre. Il faut donc lui prouver que le Conseil d’Etat a raison d’avoir de l’humeur, ou plutôt que ce qu’il ose qualifier d’humeur est fondé sur de très-bonnes raisons. On les trouvera déduites dans un arrêt du Conseil produit parmi les pieces justificatives, N?. IV. On verra que parmi les abus reprimés par cet arrêt, il est entr’autres défendu au Diacre du Val-de-Travers d’assister en consistoire seigneurial.]

Cet Arrêt suit d’ordre de M. le Châtelain communiqué le 18 à M. le Pasteur & à M. la Diacre, par M. le Gressier du Val-de-Travers, afin, comme il leur dit, qu’ils en fussent rendus sachans, & qu’ils n’en prétendissent cause d’ignorance.

Le lendemain 19 le consistoire de Motiers s’étant assemblé, M. le Pasteur du lieu rendit compte de l’Arrêt du 15, ajoutant que M. le Diacre quoique duement informé par M. le Châtelain, avoit été dans la résolution d’assister à cette assemblée, en attendant que la vénérable Classe eût fait ses remontrances,* [*Cette raison n’est vraiment pas mal trouvée, & offre toutes sortes de facilités pour le dispenser de l’obéissance due aux ordres du Gouvernement.

C’est apparemment sur le même principe que M. le Professeur informé le 5 avril dernier, par M. le Châtelain Val-de Travers des ordres qu’il avoit reçus du Conseil d’Etat relatifs à M. Rousseau, & au consistoire admonitif de Motiers, avoit répondu, que sa réponse seroit briéve, qu’il étoit membre d’un Corps, qu’obligé de lui obéir de même qu’à sa conscience, il feroit toujours ce qui seroit conforme à son devoir. Sans faire beaucoup de commentaires sur cette réponse, il est évident que M. le Professeur ou s’est moqué de nous quand il nous cite* [*Page 211 de sa réfutation] le passage de saint Paul. Que toute personne doit être soumise aux Puissances supérieures, ou bien qu’il ne connaît point de puissance supérieure à celle du Corps dont il est membre. Laissons-le opter entre ces deux partis.] mais qu’il avoit pourtant déféré aux représentations que [225] lui son Pasteur lui avoit faites. Justement blessé d’un pareil discours. M. le Châtelain repartit, que le diacre avoit très-prudemment fait d’obéir aux ordres du Gouvernement, que s’il eut osé se présenter en consistoire, il lui auroit adressé d’abord des conseils, ensuite des exhortations, enfin des ordres de sortir, & trouvé le secret de se faire obéir.

Après cette espece de préambule, M. de M * * *. suivant demanda s’il n’y avoit aucun scandale dans l’Eglise. A demande, l’ancien Clerc* [*Voyez ci-après la note u (pag. 232 «Qui ne riroît....»)] se leva comme un ressort, & au mépris des Arrêts du Conseil d’Etat, & malgré rescripts du Roi, il remit sur le tapis l’affaire de M. Rousseau, le dénonçant au consistoire avec tant de zele qu’il ne fut plus question que d’aller aux voix. Vous jugez bien, Mylord, que parmi six anciens d’Eglise, c’étoit déjà trop qu’un seul eût eu l’audace de contrevenir si formellement aux ordres positifs du Roi & du Gouvernement. Aussi tous les autres rejetterent avec indignation la proposition de sévir contre M. Rousseau.

C’est apparemment à ce mauvais succès que faisoit allusion M. de M * * *. lorsqu’à la générale du mois de juin, rendant compte à la Classe de ce qui s’étoit passé à Motiers, il se lamentoit de trouver toujours en son chemin ce vigilant Châtelain, qui rompant toutes ses mesures, étoit pour lui une écharde pire que celle dont se plaignoit

Saint Paul. A quoi il ajouta qu’il ne falloit plus se flatter de rien obtenir à Motiers contre M. Rousseau, mais que puisque celui-ci avoir [226] dessein de changer d’habitation, & que l’Arrêt du premier avril ne lioit les mains à son égard qu’au seul consistoire de Motiers, on pouvoit prendre à l’avance des mesures pour procéder contre lui, aussi-tôt qu’il seroit dans une autre Paroisse. Cet avis que dictoit sans doute l’esprit de modération de tolérance qui caractérise toute la conduite de ce Pasteur, ne fut cependant pas goûté. Malheureusement pour l’orateur, il existoit un nouveau rescript très-énergique par lequel le Roi témoignoit son mécontentement de la conduite inconsidérée de ces esprits remuans qui, échauffés du zele amer d’une piété intolérante, & non contens des mesures prises pour empêcher la publication des ouvrages qui les scandalisoient, vouloient encore sévir contre leur Auteur, & le menaçoient même des peines ecclésiastiques, Sa Majesté déclarant que sa volonté sérieuse étoit que le Conseil assurât d’une maniere complete & bien décidée, les effets de sa protection Royale accordée à M. Rousseau.

Par égard pour la Classe, le Gouvernement vu la teneur de ce rescript, ne le lui avoit pas intimé, mais on en donne connoissance à un des membres de cette compagnie avec une copie qu’il en demanda, sous la condition de ne communiquer cette piece que dans le seul cas où l’affaire de M. Rousseau seroit encore traitée. Or, on sait que le rescript fut lu en Classe, que M. de M * * *. demanda à en tirer copie, ce qui lui sut refusé, & que la compagnie décida qu’il ne seroit plus question de cette affaire de M. Rousseau.

Le narré que je viens de vous faire, Mylord, je le tiens d’un galant homme qui ne craindra point d’être nommé quand [227] il le faudra, lequel m’étant venu voir dans les premiers jours de juin, & ayant trouvé chez moi quelques amis, nous raconta ce que vous venez de lire, & ce qui m’a depuis lors été confirmé.

Je pourrois terminer ma lettre ici, mais dans ma précédente* [*Pag. 132 & les suivantes] vous ayant rendu compte d’un écrit anonyme adressé à la compagnie des Pasteurs au sujet de M. Rousseau, je dois aussi vous dire que j’ai vu depuis peu plusieurs lettres,* [*Lettres écrites dans le courant de Février, Mars & Avril derniers.] & sur-tout une déclaration de M. E. B. si violemment attaqué dans cet écrit, pieces par lesquelles il est évident que loin d’avoir contribué, comme on l’accuse, aux démarches de notre Clergé dans l’affaire de M. Rousseau, il les a trouvées pleines de contradictions; M. B. désavouant au surplus avec force & d’un ton qui paroît celui de la vérité, toutes les imputations de l’écrit anonyme dont l’Auteur doit bien rougir, si un désaveu si positif ne l’engage pas à se nommer.

Je vous ai parlé encore de l’abandon où depuis plus de dix ans étoit restée la chapelle de Boveresse; il est donc naturel de vous apprendre ce qui s’est depuis lors passé au sujet de cette chapelle.* [*M. le Professeur de Motiers ayant prétendu me redresser dans une note, pag. 206 de sa réfutation, me force, pour ma justification, à reprendre cette matiere & à produire ici des pieces qui décideront le différend entre lui & moi. Je ne serai pourtant pas usage de toutes celles que j’ai en main, malgré l’acharnement dont il me taxe dans la même note. Une requête de la communauté de Boveresse du 28 Juin 1762, & une autre du 28 Juin dernier avec les arrêts du Conseil d’Etat me suffiront ici. On les trouvera donc parmi les pieces justificatives. Quant à la fin de cette note, j’avoue que j’en suis stupéfait; & pour toute réponse, je veux bien me borne; à renvoyer l’Auteur à un arrêt du Conseil du 23 Février 1750, signé de Natalis, piece intéressante, à l’honneur & à la tranquillité de M. le Receveur Guyenet,]

La communauté de Boveresse sans se rebuter de l’inutilité des démarches qu’elle avoir faites auprès de la compagnie des [228] Pasteurs, ou de l’inexécution des Arrêts qu’elle avoir obtenus en Conseil d’Etat, avoit souvent répété ces mêmes démarches, & entr’autres présenté, le 28 juin 1762, une requête très-expressive, sur laquelle elle avoit obtenu un Arrêt favorable. Elle en avoit encore obtenu un autre à la date 13 juin 1765, mais toujours infructueusement pour le service de sa chapelle. Enfin le 18 juin dernier elle réitera sa plainte dans une requête au Conseil d’Etat, par laquelle elle supplie le Gouvernement de la maintenir dans ses droits, & d’ordonner la restitution de quelques-uns des titres qu’elle avoit produits en Chancellerie, d’où ils avoient été retirés Messieurs les Pasteurs avec les leurs propres. Sur ces de chefs le Conseil d’Etat par un Arrêt du même jour, prononça qu’à l’avenir le diacre du Val-de-Travers eût à faire de quinzaine en quinzaine les catéchismes dûs à la chapelle de Boveresse,* [*Savez vous la réponse du diacre, lorsque, cet arrêt en original lui fut signifié par la communauté de Boveresse? Elle vaut la peine d’être transcrite. Je respecte infiniment les ordres du Conseil d’Etat, mais je dois obéir à la Classe. Je me tais. Ce n’est à un particulier à relever une pareille réponse.] & que les papiers de cette communauté lui fussent rendus. Après une pareille décision, on devroit espérer que c’est aujourd’hui une affaire finie.* [*A en croire pourtant M. le Professeur dans sa note, pag. 207, c’étoit déjà une affaire terminée & bouclée. Il fait même entendre que la prétention de ceux de Boveresse n’étoit fondée, puisque la chose, dit-il, avoit été décidée par lé Conseil d’Etat, il’n’y avoit pas long-tans, à la satisfaction de la vénérable Classe. Lorsque M. le Professeur écrivoit cela le 29 Juin 1765, ignoroit-il l’arrêt du Conseil du 18 du même mois, ou bien avoit-il si-tôt oublié la simplicité la candeur qu’il avoit promises dans son début page 158, ou bien enfin, sa véracité, sa simplicité, sa candeur s’accommodent elles de pareils traits & si souvent répétés dans sa réfutation?] Mais comme [229] par la teneur même de cet Arrêt, on voit qu’il n’est pas le premier qui ait été rendu sur cette singuliere contestation on peut sans témérité prévoir qu’ill ne sera pas le dernier, à moins que la communauté de Boveresse en perdant tout-à-fait courage dans la poursuite de ses droits, ne perde aussi tout goût pour les catéchismes.

A bon compte, cet Arrêt qui donnoit gain de causé à cette communauté, devint un des griefs sur lesquels dans les premiers jours du mois de juillet, la Classe jugea à propos, d’adresser au Conseil d’Etat des remontrances qui rouloient sur les trois chefs suivans.

1. Sur l’exclusion du consistoire seigneurial prononcée contre le diacre du Val-de-Travers, il y a bien des années, savoir par l’Arrêt du 18 Nov. 1758.

2. Sur l’exclusion du consistoire admonitif de Motiers & Boveresse prononcée contre le même par l’Arrêt. du. 15 mai passé.

Et 3. Sur le contenu de l’Arrêt du 18 juin précédent.

Sans m’arrêter sur ces remontrances, il me suffira de vous dire qu’elles furent mal reçues, & unanimement rejettées.

Mais il est nécessaire de vous apprendre que dans la générale, où ces remontrances avoient été arrêtées par la compagnie des Pasteurs un des membres de cette assemblée y [230] avoit fait lecture d’une réponse à ma précédente lettre tournée en façon de réfutation.

La vénérable Classe ne voulut avouer ni l’ouvrage ni l’auteur, le laissant d’ailleurs le maître comme simple particulier, de plaider sa propre cause. Il ne fut point découragé, & sollicita auprès de notre Magistrat la permission de le faire imprime ici. Elle ne lui fut point accordée. Après ces deux rebuts, on crut que cet

Auteur ne s’exposeroit pas à un troisieme & qu’il se rendroit aux bons avis de quelques-uns de ses parens ou collégues, qui n’approuvoient du tout point cette production. On m’apprit pourtant dans le courant du mois d juillet que cet ouvrage deux fois rejetté, s’imprimoit dans une ville voisine aux frais des Editeurs du Journal Helvétique. Je compris dès-lors ce qu’il en falloit penser. Ensuite dans la gazette de Berne du 31 juillet parut cet avis.

«Il vient de paroître une réfutation très-solide & des plus curieuses, de la lettre de M***. relative à M. Rousseau, datée de Goa* [*Non, elle est datée de Neufchâtel, & imprimée sous le titre de Goa; au lieu que suivant M. le Professeur qui sans doute a ses raisons pour cela, cette lettre se trouve datée de Goa, & imprimée à Neufchâtel.] & conçue dans des termes d’indisconvenance tout-à-fait déplacés à l’égard de la vénérable Classe de Neufchâtel, ainsi que par rapport à M. de Montmollin Pasteur à Motiers. Dans cette réfutation dont on est redevable à la plume de ce Pasteur, se manifeste par des faits détaillés tout ce que la lettre contient de peu véridique. Tant la réfutation que la lettre qui en est l’objet, se trouveront [231] sur la fin de cette semaine, chez les principaux Libraires des villes de la Suisse.»

Cette modeste & sage annonce, acheva de décider mon jugement, & je compris que la grande ressource de l’auteur étoit de prévenir le public en saveur de son ouvrage. Il a paru enfin cet ouvrage très-solide; & j’ai vu que j’en avois bien jugé.

Ayez la bonté, Mylord, de voir par vous-même cette réfutation trop longue pour vous la transcrire ici, & trop curieuse pour en rien retrancher. Vous trouverez ci-après* [*Par ménagement pour l’Auteur, je n’en produirai pas d’autres quant à présent.] quelques-unes des remarques qui m’ont été fournies, & par lesquelles vous pourrez juger du caractere de l’ouvrage, de ce que l’on pense ici sur celui de l’auteur.

Pour moi j’avois d’abord peine à me persuader que cet auteur fût en effet M. le Professeur de Motiers, mais on me fit observer:

1. Que malgré sa modération, & la modestie de son caractere, & tout en se prodiguant les louanges les plus douces, cet auteur m’accable d’injures, me taxe d’ignorance, d’infidélité, de mauvaise soi, de calomnies, &c. &c..* [*Par exemple.... Mais plutôt voyez la réfutation d’un bout à l’autre.]

2. Qu’il a grand soin d’ometre dans ses récits des circonstances essentielles.* [*Par exemple dans la relation qu’il nous donne pag. 190 à 191, l’Auteur a oublié une circonstance de poids, c’est que cette assemblée si grave par son objet, l’endoctrinement des anciens, se tenoit autour d’une table & d’un buffet abondamment garnis, & cette circonstance jette un grand jour sur la nature du compliment fait pas les anciens, qu’ils se félicitoient d’avoir un Pasteur qui en usât si bien avec eux.]

[232] 3. Qu’il nie les faits les mieux constatés, & veut modestement que l’on en croye son seul témoignage dans sa propre cause, quoique ce témoignage soit en opposition avec une requête signée par quatre anciens de son Eglise,* [*Voyez entr’autres les pag. 205 & 206 de la réfutation, & remarquez qu’en accusant les anciens d’infidélités dans l’exposition des faits, l’auteur ne spécifie aucune de ces infidélités. Pour moi je n’en suis pas surpris, ici comme en plusieurs autres endroits j’admire sa prudence, ou plutôt son adresse.] avec les relations que Monsieur Martinet premier officier du lieu avoit d’office adressées au Gouvernement.* [*En voici la preuve. Lisez les pages 196 à 197 dans lesquelles l’Auteur assure que je suis un ignorant, & que je déguise les faits. Je lui répété donc que ma relation de tout ce qui s’est passé en Consistoire à Motiers jusques à ses mouvemens, gestes & propos, est tirée exactement des relations données au Gouvernement par M. le Châtelain du Val-de-Travers; que c’est d’après ces mêmes relations que j’ai dit tout ce que M. le Professeur nie avec une hardiesse qui étonne ceux même qui le connoissent le mieux. Que l’on juge de la valeur de ses négations par ce seul trait. Il nie* [*Page 197 de la réfutation.] la réponse des anciens aux reproches qu’il leur adressoit à l’issue de l’assemblée du Consistoire du 29 Mars, & cette même réponse se trouve dans là relation faite le lendemain par M. le Châtelain. Je dis plus, j’affirme à M. le Professeur que cette réponse lui fut faite par M. l’ancien Bezencenet, & entendue par les assistans.

La même relation porte encore expressément que M. le Professeur demandoit que dans la délibération l’on se conformât à la direction de la Classe qu’il avoit exhibée. C’est lui faire tort sans doute, car il affirme le contraire dans sa note, pag. 206.] Et enfin avec les Arrêts de ce même Gouvernement.* [*Qui ne riroît, par exemple, de voir l’Auteur* [*Pag. 196 à 197.] à la torture pour distinguer entre voix prépondérante & double voix, & vouloir donner le change au public en assurant que c’est moi qui prétends malicieusement que voix prépondérante signifie double voix? Eh! Faut-il donc toujours citer mon garant, cet arrêt accablant du 2 Avril.

Ce même arrêt répond amplement à la note page 197. Je ne connois ni la logique, ni nos constitutions, je ne sais faire que des libelles. Cela est bientôt prononcé, & digne sur-tout de la modération de M. le Professeur & de la modestie de son caractere. Mais à cela voici ma réponse. Je n’ai parlé que d’après les relations envoyées au Gouvernement par l’officier du Prince. Il est heureux pour moi d’avoir un pareil guide, & j’abandonne sans regret à M. le Professeur, le plus vieux de ses Anciens, qui paroît lui servir de garant & de témoin dans les occasions délicates, comme il nous le fait entendre lui-même.* [*Réfutation, pag. 197 à la note.] C’est encore sur le témoignage d’un pareil garant que M. le Professeur ne rougit point de donner un démenti à l’Arrêt du 2 avril qui dit expressément, qu’il n’a jamais été d’usage que le Pasteur président au Consistoire admonitif ait plus d’une simple voix, &c. Et M. le Professeur* [*Ibidem.] dit en autant de mots, que ce sont les usages des Consistoires de ce pays. Après cela je dois me trouver très honoré d’être traité comme le Conseil d’Etat. Mais quand l’Auteur ajoute immédiatement après, & nous sommes dans un pays d’usages, est-ce pour mieux nous faire sentir le danger de tolérer le moindre abus, & l’obligation que ce danger impose à tout citoyen d’élever sa voix contre toute prétention nouvelle? En ce cas remercions-le de nous donner ainsi la clef de la conduite irréguliere tenue dans l’affaire de M. Rousseau, le tout sans doute pour établir par l’usage, cette inspection sur la foi que réprouvent nos constitutions, mais que M. le Professeur voudroit pourtant s’arroger à lui & à sa Compagnie.]

[233] 4. Qu’il affecte de jetter des doutes sur les pieces que j’ai produites,* [*Pourquoi cette affectation de dire & de répéter,* [*Réfutation, pag. 202.] que c’est de ma lettre qu’il extrait la requête des quatre anciens de son Eglise, ainsi que l’arrêt du Conseil du 2 avril? Voudroit-il aussi jetter des doutes sur l’authenticité, ou la fidélité de ces deux pièces? Pour moi, je l’avoue, je suis étonné qu’il ne se soit point inscrit en faux contr’elles. C’étoit le seul moyen de donner à sa réfutation un air de vraisemblance, du moins dans l’étranger.] & sur-tout qu’il a grand soin d’attribuer toujours à moi seul des choses que je n’avance pourtant que d’après ces mêmes pieces.* [*N’en déplaise, dit-il, par exemple,* [*Réfutation, pag. 177.] n’en déplaise à l’Auteur, le Clergé selon les Constitutions ecclésiastiques de ce pays, a inspection sur la foi comme sur les moeurs, &c.

Pourquoi ne pas dire tout uniment, n’en déplaise au Conseil d’Etat. C’est lui qui a prononcé sur cette inspection par son arrêt du 2 avril, & n’en déplaise à M. le Professeur, une pareille autorité vaut mieux que la sienne, exceptons pourtant, lorsqu’il’définit l’inquisition. Page 178.

Mais les constitutions ecclésiastiques! L’Auteur devoit bien nous indiquer celles qui attribuent au Clergé le droit d’inspection sur la foi des fideles. Nous ne les connoissons point. Il est vrai que nous nous bornons à connoître & respecter celles qui émanent du Gouvernement, lequel seul a le droit de les établir, augmenter, diminuer suivant le besoin, ainsi que s’exprime l’arrêt du 25 juillet 1553. Et ce droit est si réel qu’actuellement il existe une commission chargée de travailler à la réforme de ces constitutions ecclésiastiques. Notez que cette commission n’est composée que de trois Conseillers d’Etat.]

[234] 5. Que lorsqu’il cite quelques morceaux de l’ouvrage qu’il refute, il a grand soin de supprimer, ou d’ajouter quelques expressions, ou même de me prêter tout-à-fait les siennes quoique pour mieux en imposer aux lecteurs, les citations soient en lettres italiques.* [*Confrontez les citations, pages 189, 190, 191 & 192, & vous verrez que l’Auteur a fort adroitement supprimé à la pag. 191 cette phrase, on dit. Que plus adroitement encore il a ajouté celle-ci, en Consistoire, pag. 192 & 193. Et enfin qu’à la citation de pag. 189, excepté le mot completté, il n’y en a pas une qui m’appartienne.

Encore un exemple de sa bonne foi. Qui a dit à l’homme du siecle que si la déclaration de l’Auteur d’Emile en 1762 me parut suffisante pour l’admettre à la communion, je devois, quoique fît M. Rousseau; quoi qu’il écrivît, continuer à l’admettre &c.?* [*Réfutation, pag. 195.] Et qui a à M. le Professeur que l’homme du siecle eût dit une pareille absurdité? Qu’il me lise, ou ne me lise pas, cela doit être fort égal, mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’il me fasse parler d’après lui]

6. Qu’au moyen de ce petit manége si nécessaire quand on défend une mauvaise cause, il se fait des monstres pour les combattre & en triompher,* [*Voyez, par exemple, pag. 184 où après avoir dit: Je ne sais où l’Auteur a puisé ce qu’il ose avancer, que la vénérable Classe fulmina contre M. Rousseau, en dépit des constitutions de ce pays, une sentence d’excommunication; avec quelle adresse quelle rapidité il passe à un autre sujet, savoir le droit qu’a la Classe de donner directions à ses membres, droit que personne ne lui a contesté, mais bien celui d’étendre cette direction jusques aux laïques. C’est dans ces sortes d’occasions que l’Auteur triomphe.

Quant au fait de l’excommunication, qu’importe où j’ai puisé ce fait? Est-il vrai, ou non? Voilà la question. Mais pour la singularité, je voudrois que M. le Professeur l’eût nié. Car remarquez qu’il paroît seulement le nier. Et en vérité l’occasion étoit heureuse pour faire valoir sa négation.] ou ce qui est bien pis, il [235] me donne une façon de penser qui doit sans doute lui être plus naturelle qu’à moi.* [*Entr’autres, lorsqu’il prétend* [*Réfutation, page 178.] si charitablement que la méprise d’un crieur public devient un ridicule pour le Magistrat qui l’emploie. C’est comme s’il jettoit celui du mot indisconvenance employé dans la gazette, sur le compte du Magistrat qui en est le censeur.]

L’on crut voir à ces traits que l’ouvrage ne pouvoit être en effet que de M. le Professeur de Motiers.

Faisons-lui donc, Mylord, comme auteur d’une production si sublime, l’honneur de nous en occuper encore quelques instans.

J’observe d’abord que l’auteur me fait un crime de ne m’être pas nommé. Mais n’est-il pas plaisant qu’en reprochant l’anonyme à un homme qui ne dit que des choses avérées ou publiques, il le garde sur l’étrange correspondant qu’il se donne, & qui plein de lumieres & de piété, s’affectionne pourtant si fort à M. de M * * *. & à sa conduite?* [*Jusques-là que ce digne correspondant estime* [*Réfutation, pag. 157.] que l’honneur de la religion est intéressé dans la cause de M. le Professeur. La religion n’est-elle donc faite que pour servir de sauve-garde aux écarts des gens d’Eglise? Une preuve, au contraire, qu’elle est très-solidement fondée, est de voir que leur conduite ne peut l’ébranler. On peut rappeller ici le conte d’un Auteur célebre & qui les connoissoit bien. Il dit qu’un Juif très-honnête homme fit un voyage à Rome, & se convertit a seul aspect des débordemens du sacré College, jugeant qu’il falloit bien que le Christianisme fût une religion divine pour se maintenir sur la terre malgré les vices de ceux qui la prêchoient.] Un pareil homme de lumieres valoit assurément la peine d’être connu. Après tout, mon nom ne faisoit rien à la vérité des faits. En ne [236] me nommant pas, je n’ai dit que des choses notoires au public ou appuyées de documens incontestables, au lieu que M. le Professeur en se nommant, avance beaucoup de choses qui ne sont connues que de lui tout-au-plus.

Il a pourtant une fois raison. C’est à la page 183, quand il dit que la vénérable Classe fit en 1762 des remontrances au sujet d’Emile.

Il y en eut en effet, mais avec si peu d’appareil, que le public tout occupé de l’admission de l’auteur à la communion, en fut à peine informé. Quoi qu’il en soit, j’étois mal instruit. Cet aveu de mon erreur me coûte si peu que pour l’amour de M. le Professeur, je voudrois en avoir beaucoup de pareils à lui faire. Me voici donc mieux instruit, graces à l’avis qu’il me donne de recourir aux régistres du Conseil d’Etat. Il est vrai, que cet avis m’a valu bien des lumieres que je n’avois pas. Je n’en ferai pourtant point usage ici, je dois me flatter que M. le Professeur, vu la cause qu’il de défend, sentira le prix de mon silence.

Pour vous, M. vous êtes vrai, vous aimez aussi la vérité. Je vous la rapporterai dans toute son exactitude. Croyez-moi véritablement pour la vie, &c. C’est toujours au correspondant [237] anonyme que cela s’adresse, à la fin de la troisieme lettre page 176. Convenez que voilà un amateur de la vérité bien servi suivant son goût! Daignez revoir là-dessus les précédentes notes, & lire les remarques ci-après.

Voulez-vous un exemple d’un raisonnement profond? C’est à la fin de la page 187. Je quittai Neufchâtel le 14 pour revenir chez moi, où je m’occupai de mes affaires. Comment donc le téméraire Auteur du libelle ose-t-il avancer qu’il y a eu des menées employées dans l’église de Motiers?

Remarquez seulement que lorsque M. le Professeur est à Motiers, il est chez lui, & que quand il travaille à l’excommunication de Rousseau, il s’occupe de ses affaires.

Qu’il apprenne à être vrai, ajoute-t-il immédiatement après.

Le précepte est bon, d’où qu’il vienne, même de le Professeur de Motiers.

Voulez-vous à présent un trait de prudence? Voyez sa note page 206, où il nous apprend que c’est par prudence qu’il se tait sur les menées de Motiers & Boveresse. Pour cette fois nous l’en croirons sur sa parole.

Toutes ces expressions de bêtises du libelle, tous ces propos extravagans que l’anonyme met dans ma bouche sont trop méprisables pour que je prenne la peine de les réfuter.* [*Réfutation, pag. 191.]

Je conviens avec M. le Professeur, que ces propos sont extravagans & méprisables, & c’est précisément pour cela que je les ai cités. C’étoit pourtant par de pareils motifs que la conscience des anciens avoit été ébranlée comme eux-mêmes [238] l’ont avoué. Que M. le Professeur, assure aujourd’hui n’avoir jamais ni pensé, ni dit de pareilles absurdités, cela n’est pas étonnant, & dès qu’il les nie, nous devons l’en croire comme sur tout le reste. Oseroit-il en imposer à son correspondant anonyme, si grand ami de la vérité?

Encore un mot & j’ai fini. Au ton décisif que prend M. le Professeur dans sa note page 181, ne seriez-vous pas tenté de croire que la déclaration de M. Rousseau du 10 mars fut publique aussi-tôt qu’à lui présentée? Mais accordez cette assertion avec l’effet que produisit la lecture de cette même déclaration faite le 30 mars par M. le Chambrier officier aux gardes, en présence de plusieurs membres d’une société très-nombreuse & très-répandue, qui tous témoignerent par leur empressement à l’entendre, & leur surprise après l’avoir entendue, combien cette déclaration étoit nouvelle pour eux. Je ne vois qu’un moyen, de nous accorder M. le Professeur & moi, c’est de supposer que nous ne connoissons pas le même public.

Enfin l’auteur en appelle au témoignage de M. Rousseau sur la vérité des faits qu’il avance.* [*Réfutation, pag. 179 à la note.] Il faut donc laisser parler M. Rousseau lui-même; vous trouverez son témoignage dans une lettre qu’il m’a écrite en réponse aux questions que je lui avois faites en lui envoyant l’ouvrage de M. le Professeur. Si ce témoignage contredit celui qui le reclame, un des deux nous en impose; ce n’est point à moi, Mylord, de vous proscrire auquel vous devez ajouter foi; mais je dois [239] vous avertir que la conversation de M. le Professeur avec M. le Lieutenant Guyenet, rapportée par ce premier,* [*Réfutation, pag. 179 à 182.] n’est pas, tant s’en faut dans l’exacte vérité, s’il nous en faut croire ce dernier.* [*M. Guyenet le dit à qui veut l’entendre; il me l’a dit à moi, & M. Le Professeur voudra bien se souvenir que je me signe.]

Pardon, Mylord, de vous avoir si long-tans arrêté sur cette Réfutation de mon libelle. Je suis fâché pour M. le Professeur que la narration publique de ses faits publics soit un libelle. C’est sa faute, & non pas la mienne. Le titre de calomniateur est dur à digérer pour un anonyme aussi peu anonyme que je l’étois. Sans cette qualification, je gardois le silence, ou tout au plus, pour vous donner une légere idée de la conduite modérée & tolérante de M. le Professeur de Motiers, je me serois borné à vous rappeller celle d’un Quacre de votre pays. Son cheval marcha sur un chien qui lui mordit la jambe & faillit à démonter le Quacre. Celui-ci lui dit froidement: Je ne porte point d’armes, je ne tue pas, mais je te donnerai mauvaise renommée. Là-dessus ayant apperçu des gens qui travailloient près de-la dans les champs, il se mit à crier: Au chien enragé! Au chien enragé! Dans l’instant le chien fut assommé.

Voilà, Mylord à quoi cette affaire en est restée; il est difficile de prévoir comment elle finira. Il ne s’agit plus de classe, de consistoire ni dé voie légitime. Barré de toutes parts en s’est entiérement tourné du côté du peuple, & c’est par lui seul qu’on veut maintenant forcer M. Rousseau d’abandonner [240] la partie. Aux fureurs du fanatisme se joignent les plus stupides extravagances. Déjà l’on voit des gens à qui Dieu parle, & qui ont eu des visions. Qui croiroit que dans un siecle aussi plein de lumieres & d’humanité, l’on trouvât core un peuple assez imbécille pour se laisser mener par de pareils foux, & assez brutal pour outrager un homme doux & paisible, uniquement pour complaire à un prêtre furie? Quel spectacle de voir le plus ardent défenseur du peuple, insulté par le peuple; l’apologiste des protestans, persécuté chez les protestans; l’ami de la tolérance, n’en trouver aucune, & le censeur des grands de la terre, protégé par eux! La vie de cet homme infortuné sera monument dans l’histoire philosophique de ce siecle, & si les relations que j’ai l’honneur de vous adresser, n’en sont pas les plus curieux mémoire elles en feront du moins les plus surs.

Recevez, Mylord, les assurances du tendre & sincere attachement avec lequel je serai toute ma vie.

Votre très-humble & très obéissant serviteur,

DU PEYROU.

Neufchâtel ce 31 août 1765.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

AVIS / REMARQUES QUI M’ONT ÉTÉ FOURNIES

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 241-273 (1782).]

AVIS

[241] Les Pieces justificatives auxquelles renvoie M. Du Peyrou, ont été publiées dans le tans à la suite de sa lettre. Leur authenticité n’ayant point été contestée alors par les personnes intéressées à le faire, il résulte de leur silence la plus forte preuve de la fidélité & de l’exactitude des citations qui se rapportent à ces titres. On a cru inutile d’en charger ce Supplément. La grande lettre de M. Rousseau écrite à l’occasion de cette tracasserie de Motiers-Travers, le 8 août 1765, a déjà été imprimée dans le Recueil de ses Ecrits. Le lecteur peut recourir au Tome XII. de la Collection, pag. 482 de l’Edition in-4º.

REMARQUES QUI M’ONT ÉTÉ FOURNIES

[242] Mon ami Du Peyrou, faiseur de libelle! lui trompette de calomnies, de faits faux & controuvés! Un menteur, un téméraire qui a la lâcheté, l’ame assez noire pour outrager & persécuter injustement & calomnieusement un homme de bien, attaché à Dieu, à la religion! De grace, qu’avez-vous fait? de quoi s’agit-il? Le libelle est la lettre de Goa, & l’accusateur est M. le Pasteur de Motiers: ah! je respire, le mal n’est pas si grand que je l’avois craint. Je viens de relire avec attention la lettre de Goa, dans laquelle je n’ai trouvé qu’un exposé simple de faits attestés par des titre repectables sans injures, sans qualifications. M. le Pasteur a pris, peut-être, pour une épigramme le beau titre d’homme de Dieu: félicitons-le de cette humilité; s’il commence a s’apprécier il n’y a plus à désespérer de lui. Comment n’a-t-il pas senti combien vous l’avez ménagé en gardant l’anonyme? Nommez-vous, puisqu’il le souhaite. Le tableau intéressera par un singulier contraste. On verra un étranger né en Amérique, homme du mond, doux, modéré, jouissant de l’estime publique, nouveau citoyen, mais indépendant de tout état & libre de toute prévention d’enfance ou de famille, qui s’étayant à chaque pas de preuves irréprochables & des ordres du Gouvernement, prend généreusement la plume en faveur de tous les citoyens, donc les droits étoient violemment attaqués [243] par les vexations exercées contre Rousseau. On verra, dis-je, en opposition un Ministre du Dieu de charité & de paix, répandant les injures les plus grosseries & qui prétend réfuter un ouvrage tout appuyé sur des titres publics, sans en présenter lui-même d’autre que sa propre déclaration. Vous allez lui répondre, sans doute: le public décidera bientôt qui de vous deux est le faiseur de libelle, l’homme faux, le menteur: dès long-tans vos réputations sont faites. En lisant cette prétendue réfutation, j’ai été tenté de faire quelques remarques dont vous userez à vôtre gré: les voici.

Demandez, je vous prie, à M. le Pasteur de Motiers, pourquoi l’édition qu’il vient de faire faire de la lettre de Goa est sous le titre de Neufchâtel?* [*L’Auteur de ces remarques ignore apparemment ce que j’ignorois aussi, mais que je viens de vérifier dans le moment, c’est que les exemplaires débités à Neufchâtel ne portent pas le titre de Neufchâtel, titre réservé, sans doute, à ceux destinés pour l’étranger. Je dois en juger ainsi par mon exemplaire qui m’ayant été fourni de l’Etranger porte le titre de Neufchâtel.] veut-il dire par-là que Neufchâtel & Goa sont synonymes? cela lui plairoit fort, sans doute: ou bien a-t-il voulu par cette petite ruse & à la faveur de ce faux titre, faire croire au public que son écrit aussi a été imprimé à Neufchâtel, & avec permission? Mais tout le monde sait qu’il l’a vainement sollicitée, & qu’il a fallu s’adresser ailleurs.

Demandez-lui encore si, lorsqu’il parle dans sa derniere lettre de la lecture qu’il a faite en Classe de sa brochure, il a dessein d’insinuer que cette compagnie l’approuva? Mais personne n’ignore que la Classe refusa d’y prendre la moindre part & le laissa se faire imprimer pour son compte particulier.

[244]Bien des gens croient que M. le Pasteur de Motiers n’est pas l’auteur de cet écrit dans lequel ils ne voient qu’une satire cruelle contre lui: d’autres bien instruits du petit tripot de Motiers, assurent que l’ouvrage est de lui mais limé, corrigé, augmenté par certain Bateleur, petit personnage assez mal famé. Je suis fort tenté de le croire & je gagerois que le petit homme est l’illustre auquel les dix lettres s’adressent. Il ne sera pas difficile de faire la séparation des métaux: soyez que toutes les vanteries, les éloges de soi-même, les expressions sougueuses, les gros mots sont l’ouvrage du Pasteur, que les fades plaisanteries sont du petit homme. Voilà le partage de l’ouvrage entier.

Cependant si nous en croyons M. le Pasteur,* [*Réfutation, page 157.] il est obligé pour l’honneur de la religion, pour celui de la classe & pour le sien propre de prendre la plume: heureusement voilà son honneur en bonde compagnie: je me serai, dit-il plus bas, une regle d’écrire avec la plus grande modération, si conforme au glorieux caractere que je porte, & à mon caractere personnel: il vous a tenu parole avec toute la modestie de son double caractere: plus bas il ajoute, j’imiterai le divin Maître que je sers qui ne rendoit point outrage pour outrage; ah! mon ami, quelle copie!

C’est-là cependant, l’apôtre de la modération & de la vérité: vous savez que depuis ses tracasseries contre Rousseau, il n’a cessé de porter ses passions en chaire: le scandale en est général parmi les gens sensés: il cherche & réussit, dans la [245] foule ignorante, à exciter les esprits contre Rousseau & contre les quatre estimables anciens qui ont eu: la sagesse de lui résister; il les désigne assez clairement dans ses prônes: averti par ses confreres, repris fortement par ses proches, sa fougue va croissant chaque jour: en voici un trait assez plaisant: M. le Pasteur prêchoit avec chaleur le dimanche 21 juillet, dirigeant comme de coutume sa déclamation contre les objets de son ressentiment; & voulant placer un trait heureux, on reconnoît, dit-il, le méchant à son front; mais auparavant, portant avec véhémence la main sur sa tête, il avoit eu soin de bien enfoncer son chapeau.

Sur l’intéressant chapitre de la vérité qu’il aime tant, qu’il connaît si bien, vous pourrez lui faire plus d’une question: mais avant toutes choses demandez-lui où & en quoi il est professeur? C’est en véracité, apparemment; voici quelques theses qu’il a soutenues à cette occasion. Il assura un jour avec affirmation à M. Petitpierre l’aîné, Pasteur à Neufchâtel, que Rousseau lui avoir remis un certain nombre de passages de l’’Evangile, qui servoient’à justifier l’Emile. M. Petitpierre souhaita passionnément de les voir: ils lui furent promis par le premier courier. & n’arriverent point: à la générale suivante, M. le Pasteur de Motiers s’excusa de son mieux sur ces retards: les couriers négligeans avoient porté le paquet à Besançon, & long-tans égaré il venoit de lui être rendu, mais en quittant Motiers il l’avoit oublié dans son bureau: là-dessus nouvelles sollicitations & nouvelles promesses: au bout de quelques mois, ces passages tant demandés & tant promis ne paroissant point, M. Petitpierre [246] les demanda directement à Rousseau, par une lettre qui existe: celui-ci répondit, qu’il ne savoit ce que c’étoit que ces passages: cette réponse existe aussi.

Priez-le de vous expliquer si c’est par erreur dans son baptistaire ou par la précocité de son esprit, qu’il a été reçu proposant à treize ans, ainsi qu’il l’a dit & répété, il y a quelques semaines, à M. Schol pasteur à Bienne, homme très-respectable & par conséquent homme vrai. Celui-ci surpris du prodige en témoigna son étonnement à plusieurs reprises, mais M. le Pasteur de Motiers lui certifia si bien le fait, que M. Schol l’a cru, le croit & le croira toujours.

Invitez-le à vous faire, par le menu, l’histoire dont régala un matin chez lui, trois militaires, il y a un an: il s’agissoit de jésuites envoyés en Suisse pour d’importantes affaires avec ordre de s’adresser à lui, soit à M * * *. Pasteur a Lausanne comme aux deux coriphées de la réformation. Il vous dira comment l’un de ces jésuites, ou peut-être quelqu’autre, a demeuré à Motiers chez le Pasteur un certain tans: comment & pourquoi il s’en alla: comment Jean, cocher de M. le Pasteur, étant à Paris peu de tans après, vit ce jésuite sur une place en conversation avec un Prince ou tout au moins un Cordon bleu: comment le jésuite appercevant Jean l’appella: comment l’heureux Jean sut accueilli dans Paris par un révérend pere jésuite aux côtés d’un Cordon bleu; les choses intéressantes qu’ils se dirent.... M. le Professeur vous contera tout cela.

Une piece curieuse & qu’il ne vous refusera pas, c’est sa réponse au Roi de Prusse qui l’avoit consulté sur la guerre, [247] ainsi qu’il en fit la confidence à feu Monsieur de Travers; celui-ci qui étoit un homme vrai l’a attesté à des personnes de considération très-vivantes aujourd’hui. Il pourroit encore vous montrer les lettres qu’il a reçues fréquemment des Princes & Princesses de la Maison royale de Prusse, entr’autres de la Princesse Amélie & du fameux Prince Henri, sur lesquelles il a fait des détails intéressans en plus d’une occasion, & à gens qui s’en souviennent très-bien. Rappeliez-lui encore ses modestes confidences à notre ami d’Escherny, quand celui-ci passa l’hiver à Motiers il y a deux ans: comment il lui conta que le Prince Royal de Danemarck & le Duc de Modene passant autrefois par Neufchâtel n’y voulurent voir que lui, & s’y arrêterent deux fois vingt-quatre heures pour jouir de son agréable entretien; comment il lui fit entendre assez clairement, que lui Professeur entroit pour la bonne moitié dans la curiosité de cette foule d’étrangers qui viennent de toutes parts témoigner leur estime à Rousseau: comment il lui assura que Rousseau en le nommant son exécuteur testamentaire, lui avoit confié l’histoire de sa vie en le priant d’y ajouter un supplément, & de ne la publier qu’après sa mort; & comment par égard pour Rousseau, il attendoit à ce tems-là de faire paroître une réfutation de l’Emile & du Contrat Social en dix volumes in-8?. &c. Demandez-lui qu’il ajoute à tout cela la liste des grands de la terre avec lesquels il est en correspondance, & vous verrez qu’un tel homme méritoit bien d’être proposant à treize ans.

Que dites-vous de sa lettre à son très-honoré frère de Geneve,* [*Page 161.] qui commence si plaisamment par ces mots: Je ne suis [248] pas à ignorer les sentimens d’amitié & de bienveillance que vous avec pour moi. Ce contre-sens a bien l’air d’une correction du petit homme, ou peut-être de l’huissier qui publia la proscription des Lettres de la Montagne. Si Rousseau vouloit jaser sur cette lettre, il auroit d’excellentes, choses à vous dire. N’en doutez pas, la lettre est du Pasteur; vous y voyez qu’il n’est pas assez présomptueux que de priser ses ouvrages, notamment son sermon du jeûne, qui cependant lui a paru avoir été goûté, & dont il offre modestement une copie à son cher frere, qui paroît ne pas s’en soucier beaucoup, essayez de lui en demander une & je garantis votre paix faite. Enchanté de sa belle lettre, il crie au bout de la carriere: eh bien! suis-je un intolérant & un persécuteur? & là-dessus il étale toute sa charité, c’est-à-dire, celle que Saint Paul prêchoit aux Corinthiens. Il est très-surprenant, en effet, que M. le Pasteur Motiers n’ait pas persécuté Rousseau précisément dans le tems qu’il en parloit par-tout lui-même comme du meilleur chrétien de sa paroisse: vingt personnes & de mise attesteront ce propos du Pasteur, s’il le souhaite.

Sans contredit, c’est le petit homme qui a fourré* [*Page 174.] la fade réverbération de votre jolie note sur le très-bon propos d’une Dame; mais il n’y a que M. le Pasteur qui puisse attester une promesse de ne plus écrire que certainement Rousseau ne lui fit jamais: c’est apparemment sur cette promesse qu’il l’admit à la communion; cependant oubliant bientôt l’un & l’autre, cet engagement formel, Rousseau ne tarda pas à [249] écrire sa lettre à l’Archevêque de Paris, & M. le Pasteur de Motiers fit à tout le monde l’éloge de ce nouvel écrit.

Avez-vous fait attention à. la note (pag. 172)? J’avoue, dit le véridique Pasteur, que je fus peu reconnaissait de l’exception que M. Rousseau a bien voulu faire de moi, &c. voilà sa réponse au propos de votre Dame; vous voyez que cette réponse vaut mieux que celle du petit homme. A cette occasion demandez à M. le Pasteur si les Lettres de la Montagne le scandaliserent d’abord, comme de raison? s’il le témoigna d’abord à Rousseau? s’il le reprit, le censura, comme juste, lui qui étoit son Pasteur? comment il vécut avec lui dès la publication de ce livre & long-tems après? demandez aussi tout cela à Rousseau & vous apprendrez des détails qui vous amuseront.

Je ne puis m’empêcher de placer ici une circonstance dont le simple récit seroit à mon gré, la meilleure réponse à faire à tout l’écrit de M. le Pasteur de Motiers. Vous n’ignorez pas que celui-ci souhaita & proposa sans succès d’avoir part à l’édition générale de tous les ouvrages de Rousseau, projettée dans ce pays, & dans laquelle les Lettres de la Montagne étoient comprises. N’est-il pas plaisant que le Pasteur qui a conduit avec tant de zele la barque qui devoit noyer Rousseau, comme auteur de livres contraires à notre sainte Religion, & qui vient de faire imprimer de si belles choses pour la défense de la vérité, soit précisément le même qui peu de mois auparavant souhaita, vu que l’affaire étoit bonne, d’être un des éditeurs d’une nouvelle, nombreuse & belle édition de ces mêmes Livres contraires à notre sainte Religion! Imaginez pour un [250] moment ce Pasteur agréé par les Associés, la réimpression se faisant avec succès, & l’homme de Dieu voyant mille bons louis de profit net pour sa part, bataillant avec le même zele en faveur de Rousseau contre les Lamas de ce pays, de Geneve & des environs.

Dites bien à M. le Pasteur, que cette Dame très-sensée qui lui parla naturellement* [*Pag. 174 à la note.] avoit sort raison, & que c’étoit certainement Rousseau qui avoit perdu la tête en le jugeant digne de l’envoi flatteur dont il l’honoroit: depuis long-tems il ne devoit plus s’y tromper.

II est bon de vous prévenir que lorsque M. le Pasteur de Motiers parle dans ses lettres des notables de sa paroisse, des bonnes ames de son église, en un mot de ses partisans, il s’agit d’un petit nombre de caillettes mâles & femelles, compris le petit homme, lesquels ont de fréquentes conférences sous la présidence de M. le Pasteur: vous jugez bien que Rousseau & les quatre anciens sont traités avec toute la charité apostolique dans ces conférences-là.

Une Compagnie de défenseurs de la vérité (parmi lesquels se trouve nécessairement M. le Pasteur de Motiers, car que seroit la vérité sans lui?) qui doivent se montrer pour la cause du Seigneur Jésus,* [*Pag. 175.] peut faire de très-humbles remontrances au Gouvernement sur des livres contraires à la vérité & à la religion, mais cette compagnie ne peut rien faire de plus, c’est là toute sa jurisdiction; dites bien cela à votre respondant; mais demandez-lui en même tems comment après [251] les remontrances de la Classe au sujet de l’Emile & la proscription de ce livre à Neufchâtel, comment lui défenseur de la vérité & de la cause du Seigneur Jésus, il admit à la communion du Seigneur Jésus, l’Auteur de ce livre déclaré impie, abominable, destructeur de la religion du Seigneur Jésus; comment il se déclara au contraire le défenseur du livre & de l’Auteur, en Classe, dans son Consistoire & en public; comment tout à coup la chance a tourné & quels ont été les ressorts incompréhensibles de ce changement? Cependant M. le Pasteur de Motiers vous dit de très-bonne soi,* [*Pag. 176.] tandis que M. Rousseau n’a point troublé l’église, la Compagnie s’est tue; je n’ai rien dit aux de mon côté. Cet étrange propos est certainement du petit homme, puisque nous venons de voir des remontrances faites par la Classe en 1762 au sujet de l’Emile, & ce livre proscrit par le Magistrat de Neufchâtel. Ce seroit ici la place de dire à M. le Pasteur de Motiers que le trouble de son église, s’il y en a, vient de lui, de lui seul: il devoit pour les Lettres de la Montagne, agir comme il le fit pour l’Emile, puisque le premier de ces livres n’est que l’explication adoucie justificative du second; ou bien il devoit penser lors de l’Emile comme il l’a fait à l’égard des Lettres de la Montagne: que lui donc & ses confreres qui pensent comme lui soient bien convaincus, que les troubles qui n’ont cessé de désoler l’église chrétienne sont l’effet nécessaire d’un prétendu zele qui change selon les circonstances, & plus encore des passions fatales attachées à leur état; que l’église verra ces troubles se [252] perpétuer aussi long-tems qu’il y aura sur la terre des théologiens qui ne seront pas les maîtres de tout.

Remarquez-vous comment à chaque pas M. le Pasteur de Motiers tâche de greffer ses intérêts sur ceux de la Classe? Il aimeroit à faire croire qu’il y a une alliance offensive & défensive entr’elle & lui: assurez-le très-positivement, qu’il combat gratuitement pour la Classe; qu’elle n’a point avoué son écrit qu’elle ne l’avouera jamais lui pour son défenseur, & qu’elle est trop sage pour prendre la moindre part à sa mauvaise querelle.

On vous renvoie à l’examen des régistres du Conseil d’Etat, pour en tirer un certificat de la modération de la vénérable Classe, par laquelle elle s’est distinguée en tout tems.* [*Pag. 175.] Je suis tenté de vous inviter à travailler au diplôme de cette modération, & de feuilleter pour cela les régistres du Gouvernement aux années 1724, 1726, & 1748, 1749, 1755, 1758, 1760.

C’est vraisemblablement le petit homme qui vous renvoie si joliment la bale, à propos de la plaisante méprise de l’Huissier:* [*Pag. 176.] il faut avouer que l’honneur du Magistrat de Neufchâtel que vous n’attaquâtes jamais, est défendu par main de maître: car pour M. le Pasteur, il n’est pas probable qu’il cherche à faire sa cour à un Magistrat qui n’a pas seulement voulu lire son manuscrit.

Au moment que vous devez le moins vous y attendre, le débonnaire Pasteur a l’ame si bonne qu’il vous pardonne sincérement;* [*Pag. 176.] [253] vous ne pouvez pas en douter après avoir lu les lettres; mais il a oublié d’ajouter que c’est pour l’amour du Seigneur Jésus son divin maître, qu’il imite en ne rendant point outrage pour outrage, comme il l’assuroit dans sa premiere lettre.

Avez-vous compris le jargon du petit homme* [*Pag. 177.] sur les mysteres ou les secrets du sanctuaire, &c.? Il n’y en a point, dit-il, quand il est question de l’Évangile & de l’édification de l’église, & cependant depuis la résolution, de la Classe, M. le Pasteur de Motiers, ami & défenseur de Rousseau, cesse tout-à-coup de le voir, il ne lui fait pas même savoir tout simplement par un oui, ou un non, quel étoit le sort de son offre à la Classe, dont il devoir tout au moins lui rendre le papier, puisqu’il s’étoit chargée de le présenter en sorte que sans la cuisiniere de M. le Pasteur, Rousseau auroit ignoré jusqu’au moment de la citation, ce que l’homme saint lui destinoit. Mais à propos de mystere & pour être bien persuadé qu’il n’y en a point dans le sanctuaire, demandez, je vous prie, à M. le Pasteur de Motiers en lui promettant le secret, une copie fidelle d’un manuscrit fameux qui garde soigneusement l’incognito depuis sa naissance, & qui contient la discipline ou les constitutions du sanctuaire: il est bon de vous dire que dans plus d’une occasion la Classe a tenté de faire usage de cette discipline ténébreuse contre des citoyens & que ces tentatives ont toujours été repoussées par le Gouvernement, qui plus d’une fois a sommé les ministres de montrer, de publier même ce [254] titre, muni, sans doute, de l’approbation essentiellement nécessaire du Souverain; ils répondirent qu’ils le produiroient, & cependant il n’a jamais paru; ils le produiront moins que jamais, aujourd’hui que le sort des constitutions des Jésuites doit les rendre plus circonspects à montrer les leurs. Notez, s’il vous plaît, que les constitutions des Jésuites ne lient que les membres de leur société, & que celles de nos ministres s’étendent sur les citoyens d’un Etat, où le Souverain lui-même ne peut imposer de loix que de concert avec eux; croiriez-vous que ces Messieurs ont osé prétendre qu’un citoyen excommunié par eux étoit dès-là censé mort civilement; qu’un citoyen qui refusoit d’être ancien d’église, devoit être proclamé au prône comme indigne d’occuper aucun emploi civil, &c.? le tout ex cathedrâ. Vous trouverez à la Chancellerie les détails de ces faits & leur date.

Le prétendu droit d’inspection sur la foi si cher à M. le Pasteur de Motiers, si justement contesté & dont le nom seul révolte, lui porte si violemment à la tête, que par quiproquo il s’en prend à vous, tandis que c’est le Gouvernement qui par un arrêt ad hoc a déclaré ce droit nul, de toute nullité. Priez le au nom de tous les citoyens, de vous indiquer les constitutions ecclésiastiques qui donnent au Clergé le droit d’inspection sur la foi, c’est-à-dire, sur les sentimens de chaque citoyen. Les constitutions ecclésiastiques de cet Etat sont entre les mains de tout le monde; c’est un grand nom donné à un petit objet; elles ont été dans tous les tems l’ouvrage des seuls gens du Prince, sans que les gens d’église y ayent jamais eu la moindre part; il y a même aujourd’hui une commission nommée [255] par le Gouvernement, & composée uniquement de Conseillers d’Etat pour travailler à la réforme de ces constitutions & comme dans celles-ci on ne trouve rien qui ait trait au droit d’inspection sur la foi des citoyens que M. le Pasteur de Motiers voudroit attribuer à la Classe,* [*Page 177.] demandez-lui si par constitutions ecclésiastiques il n’entend point, peut-être, quelques statuts ténébreux compilés sourdement par la compagnie des Pasteurs, ou par le colloque du Val-de-Travers, & assurez-le que de tels statuts ne seront pas plus loi dans ce pays, que les constitutions des Jésuites ne la sont dans le Royaume de France. La plupart de nos ministres sont trop sages pour s’imaginer qu’on les laissera tranquillement disposer entr’eux des franchises des citoyens. Chaque fois qu’ils l’oseront tenter on saura s’en tenir aux statuts du Maître, & c’est avec lui que M. le Pasteur de Motiers courra le risque d’avoir à faire quand il voudra s’arroger une autorité qui constitue précisément l’affreuse Inquisition: c’est apparemment le petit homme qui a voulu la définir;* [*Page 178.] car on ne sait ce qu’il veut dire; l’Inquisition ne se borne point aux faits cachés; au contraire, plus ils sont publics & plus elle s’en mêle.

Sur l’histoire que l’auteur fait (pag. 178 à 179.) il est juste, comme il le souhaite lui-même, d’en appeller au témoignage de Rousseau; vous ne seriez pas mal de demander aussi celui de M. Guyenet Lieutenant du Val-de-Travers.

C’est apparemment le petit homme qui a fourré ridiculement en note (page 181.) on ne donne pas ainsi la loi à [256] ses supérieurs, en parlant de la Classe; il imagine que les ministres: ont ici l’autorité qu’il avoit, lui, sur les histrions de la H * * *; il se trompe, & l’on ne nous méne pas comme des baladins. La Classe connaît trop bien l’heureuse constitution de l’Etat, pour prétendre être la supérieure du moindre des citoyens; elle n’a pas la plus légere autorité, hormis sur ses propres membres, qui portent quelquefois la peine de son pouvoir. La compagnie des Pasteurs est si justement subordonnée dans ce pays, & comme cela, convient à de modestes ministres dont l’unique métier doit être de prêcher, par leur exemple, sur-tout, le renoncement au monde, le désintéressement, l’obéissance & l’humilité, qu’elle n’étoit pas même un Corps de l’Etat: si elle en est un aujourd’hui, c’est par une intrusion très-moderne: tout le monde sait qu’au premier traité d’association des Corps de l’Etat, à la fin du siecle passé, la Classe pria très-humblement qu’on l’admit à la signature de l’acte d’union; que ses députés signerent modestement à la queue de tous les autres; voilà son unique titre: mais à la premiere occasion les ministres s’emparerent, selon l’usage, des premieres places & signerent à la tête de tous les Corps. Les consistoires sont les seuls supérieurs spirituels; leur autorité a les bornes prescrites dans l’arrêt du Gouvernement que vous avez rapporté & cette autorité est toute subordonnée à celle de la Seigneurie.

Avez-vous apperçu de la fermentation à Neufchâtel au sujet des Lettres de la Montagne? M. le Pasteur de Motiers y en trouva beaucoup; il le dit, on ne peut pas en douter: cependant nous attesterons vous & moi avec tous nos amis, qu’il n’y en eut pas même l’apparence, parmi la bonne compagnie; [257] nous avons vu ce livre recherché, dévoré & faisant le sujet des entretiens ordinaires: on remarqua même, à cette occasion, que si quelques personnes s’échaufferent contre ce livre, ce furent précisément celles qui ne l’avoient pas lu: la même chose arriva lors de l’Emile.

Le langage que M. le Pasteur de Motiers prête à son correspondant anonyme, (pag. 183.) n’est-il pas traduit mot à mot du moine Bernard, prêchant la croisade. Comptez que l’anonyme est le petit homme, car quand il est en prison chez des moines, il leur fait aussi des sermons à douze sous piece, le tout pour se désennuyer.

Remarquez, je vous prie, que M. le Pasteur* [*Page 184.] ne nie pas que la Classe fulmina contre Rousseau une sentence d’excommunication, il se contente seulement de dire, je ne sais où l’Auteur a puisé ce qu’il ose avancer: cette maniere de paroître nier une chose que l’on sait être véritable, sans cependant oser la nier expressément, se trouve dans les élémens de Loyola & dans des décisions d’Auteurs graves; mais j’ignorois qu’elle convînt à un Pasteur, à un défenseur de la vérité. Il ajoute un moment après, que la Classe connaît les bornes de sa jurisdiction spirituelle. La jurisdiction spirituelle de la Classe! Dieu nous soit en aide! Il n’y a que le petit homme qui ait pu fabriquer une pareille jurisdiction, car M. le Pasteur de Motiers sait très-bien que la Classe n’a pas la plus petite jurisdiction, ni spirituelle, ni temporelle sur les citoyens. Qu’elle dispose de ses membres, qu’elle les dirige à son gré, peu nous importe; ce [258] mal n’est que pour elle & pour eux; & dites à M. le Pasteur que si des consistoires ont demandé des dire&ions à la Classe, ce n’est que par égarement, puisqu’ils ne doivent en recevoir que du Gouvernement duquel ils dépendent uniquement, comme l’arrêt du 2 avril le leur apprend si bien.

Il est faux, absolument faux que la Classe prit en objet la lettre anonyme, s’écrie vigoureusement M. le Pasteur: pour le coup la négative est formelle & bien nourrie, il ne lui manque qu’un peu d’authenticité. Demandez à l’Auteur ce qu’il entend par prendre en objet? Vous n’avez pas dit que la Classe prit en objet, mais simplement que la Classe fort sagement pour elle, supprima cette sentence irréguliere sur la lettre anonyme qui lui fut adressée, vraisemblablement par un de ses membres;* [*Page 132.] ce qui veut dire que cette lettre produisit l’heureux effet d’empêcher un faux pas, & rien n’est plus vrai. On ne délibéra pas sur son contenu, sans doute, mais fut-elle présentée à l’assemblée? Etoit-elle connue des ministres opinans? Fut-elle lue soit tout haut, soit tout bas? Voilà de quoi il s’agit: vous voyez sur quoi roule la grosse négative de M. le Pasteur. Vous pourriez ajouter que c’est une fatalité que la Classe ait été détournée de sa premiere résolution par cette lettre, sans laquelle le désordre auroit été si grand & les loix fondamentales tellement blessées, que le Souverain aux cris des Corps & de tous les citoyens auroit apporté à ce mal extrême un prompt remede, & qu’on auroit sans doute, saisi cette occasion de rétablir les choses dans leur [259] premier état; chacun auroit été remis à sa place, & certainement la Classe n’auroit pas gagné à cet arrangement.

Si M. le Pasteur de Motiers n’avoit pas espéré d’acquérir deux voix en consistoire, auroit-il choit l’instant de cette tracasserie pour l’élection de deux nouveaux anciens, sur l’obéissance aveugle & toute neuve desquels il avoir droit de compter: il aura pour agréable qu’on lui fasse remarquer combien sa charité si étendue en toutes occasions, fut courte en celle-ci à l’égard de ses deux élus, auxquels il imposoit ainsi pour leur coup d’essai, la tâche de juger du christianisme de Rousseau & de le condamner sur la parole de leur conducteur spirituel. Il auroit pu nous conter lui-même certains détails qui auroient jetté un grand jour sur les menées dont il parle, & desquelles il seroit plus prudent à lui de ne pas parler du tout. Personne mieux que lui par exemple, ne pouvoir nous apprendre qu’il invita pressamment tous les anciens à se rendre de très-bonne heure chez lui, le dimanche 24 mai avant le sermon du matin, à cause des choses importantes qu’il avoir à leur communiquer; que là il les endoctrina sans mesure pour les indisposer contre Rousseau; que l’heure du sermon fut retardée par la longueur d’un enseignement d’autant moins sec qu’il fut amplement arrosé; que pour prémunir les anciens contre la vigueur avec laquelle il savoit que M. le Châtelain défendroit Rousseau contre l’oppression, il leur dit que ce Magistrat étoit cruellement embarrassé par une lettre qu’il avoir reçue de Mylord en faveur de Rousseau, voulant leur insinuer par-là, que M. le Châtelain n’agiroit que par déférence pour Mylord & contre ses propres sentimens; à quoi il ajouta [260] pour achever de les encourager à jouer des poings, que pour lui rien ne pouvoit le détourner de son dessein, dût-il perdre sa place & se voir séparer de son cher troupeau, &c. Les débris indiscrets des bouteilles & des verres étoient encore sur la table, lorsqu’au sortir du sermon M. le Châtelain avec tout le consistoire, s’assembla dans la maison du Pasteur: celui-ci fit des merveilles contre Rousseau dans cette assemblée; il perora avec une chaleur qu’il venoit d’entretenir. Il est bon de vous faire remarquer ici que lorsque M. le Pasteur se pavane d’avoir demandé aux anciens, sous les yeux de l’officier du Prince, si jamais il les avoit gênés dans leurs opinions,* [*Page 190.] qu’en effet son fidelle ancien Clerc, lui répondit mille douceurs; mais il est plus vrai encore que M. le Justicier Bezencenet l’un des anciens, lui repliqua, qu’après en avoir bien usé jusqu’à présent avec eux, il seroit fâcheux qu’en cette occasion il changeât de maxime. On comprend que ce dernier compliment devoit naturellement échapper la mémoire de M. le Pasteur.

Encore un écart du petit homme dans la page suivante: selon lui vous acculez faussement M. le Pasteur d’avoir d en consistoire que Rousseau est l’Antechrist: ce petit homme-là ne sait pas lire apparemment, car pourquoi mentiroit-il lui même avec si peu d’adresse pour se donner le plaisir de vous accuser de mensonge? En parlant des anciens vous dites simplement, on leur répéta que J. J. Rousseau étoit l’Antechrist,* [*Page 191.] mais vous ne dites pas un mot du consistoire, [261] vous ne parlez point de M. le Pasteur, vous ne dites pas même qui fut celui qui tint ce discours: il est cependant très-vrai qu’on leur a dit cela, tout comme on leur annonça les démarches prochaines des corps de l’Etat & la perte assurée de nos alliances Helvétiques, si on ne condamnoit pas Rousseau. Vous pourriez dans le besoin lui soutenir en face, que c’est lui-même qui a tenu ce joli propos le dimanche 24 mai 1765, entre huit & neuf heures du matin, en présence du diacre & des six anciens; & pour enrichir vos preuves par une circonstance de poids, vous pourriez ajouter qu’il tenoit dans cet instant une razade de vin d’absynthe, & que saisi d’une sainte horreur en prononçant le mot d’Antechrist, il en répandit une partie sur son sacré pourpoint. Mais enfin comme tous ces propos sont extravagans & mensongers, il n’y a qu’à les mettre sur le compte du petit homme.

Seroit-ce M. le Pasteur lui-même, qui dit* [*Page 191.] l’Auteur réussit très-bien à faire rire & à se déshonorer? Quand vous rapportez le bruit semé au Val-de-Travers, que Rousseau dans son dernier ouvrage disoit que les femmes n’ont point d’ame; répétez lui que dans les villages de Travers, Couvet, Motiers, Boveresse, Fleurier on ne parloit que de cela; cent personnes dans le quartier l’attesteront. Vous avez donc dit la vérité, & c’est-la ce que M. le Pasteur appelle se déshonorer? aussi personne ne soigne son honneur mieux que lui.

Au premier coup-d’oeil la septieme lettre paroît toute du petit homme; c’est une déclamation qui sent furieusement le [262] tréteau: cependant plusieurs traits décélent M. le Pasteur dites-lui, que si Rousseau a pensé à quitter Motiers dans le tems de ses liaisons avec lui, il n’y pense plus aujourd’hui que ces liaisons sont rompues.* [*Voyez là-dessus la lettre en post-scriptum ci-après.] Il jette les hauts cris sur votre témérité à l’accuser d’avoir annoncé l’excommunication future de Rousseau; remarquez qu’il ne nie pas, & qu’au de ses expressions favorites calomnie, fait faux, il se borne à vous taxer de témérité; je crains que quand il s’agira de relever ses discours plus qu’indiscrets, il ne trouve désormais bien des téméraires: il revient encore aux constitutions ecclésiastiques dont il s’approprie la manutention: ne cessez pas de lui répéter que les ministres ne sont que les humbles serviteurs de ces constitutions: que c’est au Prince & à son Conseil d’Etat à veiller à leur conservation, & à châtier les Pasteurs qui oseront y manquer en voulant s’arroger en véritables inquisiteurs, le droit d’inspection sur la foi & par-là même sur la liberté des citoyens. S’il étoit permis de taxer de témérité un révérend Pasteur, à son exemple, on appelleroit celui de Motiers téméraire au premier chef, d’oser soutenir hardiment & en séditieux ce prétendu droit; au mépris des ordres sacrés d’un Souverain Auguste & respectable à tant de titres; au mépris de la part intéressante que prend à cette affaire Mylord Maréchal notre illustre Gouverneur; au mépris enfin, d’une déclaration toute fraîche du Gouvernement qui réduit en poudre cette affreuse prétention, au nom seul de laquelle l’ame de tout citoyen se souleve avec frémissement; [263] mais on ne perd pas ainsi le respect à un ambassadeur du Seigneur Jésus, & il faut se contenter de le renvoyer aux instructions de son divin Maître, qui lui ordonne assez expressément d’être soumis aux Puissances supérieures.

Vous avez vu* [*Page 193.] un trait qu’on lit & qu’on relit encore avec la même surprise: en parlant des constitutions de l’Etat, l’Auteur dit: Dieu me garde d’y porter jamais atteinte, elles me sont trop précieuses mais n’y a-t-il pas aussi des constitutions ecclésiastiques que mon état m’oblige à soutenir? Ce mais n’y a-t-il pas aussi est en effet le langage d’un vrai patriote, c’est-à-dire, que lorsque vous réclamez les constitutions de l’Etat en faveur des citoyens, M. le Pasteur de Motiers réclame les constitutions ecclésiastique pour lui & ses pairs; voilà une opposition assez formelle & cependant il ajoute avec sa logique ordinaire, que les constitutions civiles & les constitutions ecclésiastiques tendent de concert au bien de la société & au maintien de la religion. Demandez-lui encore ici, ce qu’il entend par constitutions ecclésiastiques que son état l’oblige à soutenir, distinctes des constitutions de l’Etat, & qu’il place à l’opposite en façon d’équilibre par son mais n’y a-t-il pas. Il ne peut pas être question des constitutions ecclésiastiques connues de chacun, & que M. le Pasteur de Motiers n’est pas plus appelle à soutenir que le dernier des citoyens, vu que ce soin est donné aux seuls Châtelains & Maires ou à leurs Lieutenans, par les termes mêmes de ces constitutions; comptez qu’il s’agit donc ici de constitutions [264] secretes que nous ignorons, & je soupçonne que ce n’est autre chose que la discipline olographe & le serment à la Classe; ce sont des pieces qu’il faut avoir dans votre sac & qui rendront l’énigme claire. Ce soupçon est fortifié par la réponse catégorique que fit dernièrement M. le diacre losqu’on lui signifia l’arrêt du Conseil d’Etat, par lequel il lui est ordonné de catéchiser tous les quinze jours dans la chapelle Boveresse, sa réponse fut qu’il respectoit infiniment les ordres du Gouvernement, mais qu’il étoit obligé d’obéir à la Classe; ce diacre là mérite d’être bientôt Pasteur. Voilà donc l’autorité Souveraine qui a pour rivale celle de la Classe, & l’institut d’Ignace qui prend racine parmi nous. Vous voyez que le général des Jésuites étoit bien instruit du caractere personnel de M. le Pasteur de Motiers, lorsqu’il lui adressa il y a quelque tems, les Missionnaires dont je vous ai parlé; & qu’il est très-probable, comme on l’allure, que M. le Pasteur déjà membre honoraire étranger de la société, qui a obtenu la même faveur pour M. le diacre, ne tardera pas à être fait provincial de nos contrées. Si désormais il leur arrive encore de faire face au Souverain on les excuser sans doute, puisqu’ils doivent obéir à l’institut de la compagnie des Pasteurs, & à celui de la compagnie de Jésus plutôt qu’à Dieu & au Prince.

A la fin de sa capucinade* [*Page 194.] il dit: il ne faut plus de Pasteurs, plus de consistoire, plus de culte; répondez-lui qu’il faut vraiment de tout cela, mais qu’il faut sur-tout des [265] Pasteurs véridiques, justes, doux, modérés, humains, sobres, continens & prêchans la vertu par leurs mœurs. Il ajoute, il n’est pourtant question dans les consistoires, ni de feu, ni de bûchers; ni d’Auto-dà-fé: demandez-lui s’il a oublié les scandaleux Auto-dà-fé que nos peres ont eu la patience de souffrir quatre sois l’an dans le consistoire seigneurial du Val-de-Travers, & que le Gouvernement excité enfin par les abus crians, abolit sagement & pour jamais par un arrêt vigoureux du 18 novembre 1758, auquel concoururent deux conseillers d’État du nom de Montmollin, mais qui n’ont point dégénéré, eux, de leurs aïeux dont les noms respectables occupent les premieres places dans nos fastes. C’étoit à la renaissance de tels Auto-dà-fé que M. le Pasteur de Motiers travailloit avec tant de zele dans sort consistoire, & dont Rousseau devoit-être la premiere victime. Il paroît que M. le Pasteur n’entend pas l’Espagnol; dites-lui qu’Auto-dà-fé & inspection sur la foi ont plus de rapport qu’il ne le pense.

Sur le récit qu’il sait à sa façon, pages 196 & 197, opposez hardiment le vôtre tiré mot à mot de la relation de M. le Châtelain au Gouvernement, & si les faits sont déguisés, c’est avec l’homme du Prince que l’homme de Dieu peut démêler cette fusée; mais conseillez-lui de se pourvoir alors de titres plus probans que sa propre déclaration.

Pour toute réponse à la page 195, vous devriez l’inviter à la relire lui-même avec attention; si cela ne suffit pas, demandez-lui si l’Emile n’étoit pas un écrit public répandu dans tout l’univers, s’il n’étoit pas une action, &c.? Et [266] si après avoir admis avec transport Rousseau la communion après cette action, il pouvoit, sans se mettre en spectacle, s’acharner ainsi à l’excommunier après l’action des l’action des Lettres de la Montagne.

Rien ne m’a plus surpris dans cette brochure, que d’y voir M. le Pasteur de Motiers assez courageux pour entreprendre de justifier son étrange prétention d’une double voix en consistoire pour opérer la perte d’un homme, & de quel homme! soyez sûr que le petit homme a travaillé seul tout cet article. Quel galimathias, pour prouver qu’une voix prépondérante n’est pas double; qu’une premiere voix & une seconde voix ne sont pas deux voix! En vérité ce petit homme mériteroit le fouet par le régent de la paroisse, pour avoir fait imprimer de pareilles sornettes à l’ombre du glorieux caractere de M. le Pasteur du lieu, en s’appuyant de la déclaration du maréchal-ferrant de Motiers le plus vieux des anciens, tandis que quatre autres anciens avec M. le Châtelain, soutenus d’un arrêt du Gouvernement déclarent contraire. Il est bon de remarquer ici que le Pasteur comme président au consistoire, peut opiner tout à son aise, mais que sa voix ne doit être comptée que dans le seul cas d’égalité dans les suffrages des autres assistans; son avis compté pour rien jusqu’àlors, devient une voix qui fait pencher la balance & qu’on appelle prépondérante; tout autre usage est contraire à l’ordre & à nos loix: or, dans ce cas-ci voyons comment M. le Pasteur de Motiers a procédé. Les suffrages du diacre, du vieux ancien Clerc & du jeune ancien Jeanrenaud, au nombre de trois excommunient Rousseau; M. le Châtelain [267] avec les trois anciens, Bezencenet, Barrelet & Jeanrenaud l’ainé, au nombre de quatre l’absolvent; il est clair que celui-ci eut quatre suffrages contre trois; il est clair encore que le Pasteur n’étoit pas appelle à donner son suffrage, moins encore à prétendre qu’il fût compté, puisqu’il n’y avoir pas égalité dans le partage des voix; mais il est plus clair encore que quand le Pasteur joignant son suffrage à trois autres, a prétendu l’emporter sur quatre, il vouloir s’attribuer deux voix, vu que trois plus deux sont cinq, & qu’il n’y avoir que cinq qui pût l’emporter sur quatre.

Si vous deviez répondre ici à M. le Pasteur, vous lui demanderiez si les loix de la plus commune délicatesse lui permettoient d’user du droit de voix prépondérante

(supposé qu’il existât), pour écraser un homme vertueux, qu’il avoir recherché, prôné, admis après un ouvrage moins indifférent que celui pour lequel on l’attaque? Si cette délicatesse approuvoit son véhément & très-long discours en consistoire contre Rousseau, & la maniere décidée dont il voulut s’emparer de la prépondérance pour parvenir à le condamner. Voyez la bigarrure de son récit avec celui de M. le Châtelain.

Qui de vous ou de lui mérite le plus de créance sur son reproche aux quatre anciens, de n’avoir pas écouté la voix de leur conducteur spirituel, & sur la très-bonne réponse des premiers?* [*Page 197.] Vous offrez pour garant M. le Châtelain du Val-de-Travers & quatre anciens: M. le Pasteur ne présente, selon sa coutume, que sa propre déclaration; il prétendra, [268] peut-être, qu’elle est prépondérante: répondez-lui que lors même qu’elle seroit soutenue de celle de son diacre, à peine la compteroit-on pour une.

Levez le masque homme de ténèbres, audacieux imposteur, c’est M. le Pasteur de Motiers, c’est un conducteur spirituel qui l’ordonne: un ange ne tiendroit pas contre vos noirceurs,* [*Page 201.] preuve de cela, c’est qu’il ne peut y tenir lui-même; il sent que sa tête s’échauffe; il ne s’est donc pas apperçu qu’elle étoit déjà brûlante au début de sa premiere Lettre? Quoi qu’il en soit, il faut obéir, mon cher Du Peyrou, à une telle sommation & vous direz en tout respect à ce bon. Pasteur, que les trois mots dont il se plaint tant, auri sacra fames, lui vont être expliqués de reste par ces trois-ci, Prébende, Mylord, Rousseau: s’il souhaite un plus grand détail, promettez-lui de le faire inséra dans la gazette pour faire paroli à l’annonce modeste & bien dite du 31 juillet, où tout jusqu’au mot d’indisconvenance, décelé le petit homme ou les éditeurs du journal helvétique.

Les quatre anciens méritent compliment de partager ave vous les terribles effets du courroux pastoral; ils ne pouvoient s’honorer mieux & plus surement; s’ils ont perdu les bonnes graces de leur conducteur spirituel en n’écoutant pas sa voix, ils ont acquis en échange le suffrage des honnêtes-gens: ces deux biens ne sont pas faits pour aller ensemble: leur sage conduite a mérité les éloges & l’approbation publique du Gouvernement, qui leur en a donné des marques flatteuses dans ses [269] ordres à M. le Châtelain du Val-de-Travers. On comprend qu’il y a en effet là de quoi rire,* [*Page 206.] & que M., le Pasteur en a ri lui-même d’autant plus volontiers, que dans toute cette affaire les rieurs ont toujours été de son côté; mais il vaut mieux, dit-il, tirer le rideau sur cette scene: il auroit fait mieux encore de le tirer sur toute la piece. S’il n’étoit retenu par des raisons de prudence, il auroit bien des choses à dire sur les menées de Motiers & Boveresse.* [*Ibidèm à la note.] Cet acte de prudence est assurément fort naturel de sa part. Imitez-le pour lui complaire, & bornez-vous à lui dire que des amis de Rousseau s’étant heureusement rencontrés à Motiers lors de sa citation au consistoire, s’entretinrent avec quelques anciens étrangement prévenus, mais dont les ames droites qui ne cherchoient que la lumiere, saisirent bientôt la vérité qu’on leur avoir si cruellement déguisée. Si M. le Pasteur souhaite un peu de détail sur ces menées, déclarez-lui qu’on est en état de le contenter.

Que M. le Pasteur de Motiers se loue dévotement & sans cesse; qu’il loue le maréchal-ferrant de la Paroisse & son collegue, ses deux fideles & tant dévoués anciens; mais qu’à de tels éloges il unisse celui de M. le diacre qui est un digne & fidele ministre de l’Évangile;* [*Page 206.] puisqu’il désobéit au Souverain pour obéir à la Classe, & qui remplit avec assiduité, avec zele & avec exactitude toutes les fonctions auxquelles il est tenu,* [*Ibidem.] vu qu’il: ne fait pas les catéchismes qu’il doit à la [270] chapelle de Boveresse & pour lesquels il est payé, du reste un honnête homme, un homme de bien; le trait n’est pas supportable & c’est mal payer sort excessive complaisance: si quelque chose peut consoler ce pauvre diacre, c’est d’avoir vu son éloge précédé par celui du Magistrat & du Clergé de Geneve. Mais je ne sais si ces Messieurs en seront fort flattés.

On croiroit d’après la note (page 206.) que le Gouvernement a donné ci-devant gain de cause à la Classe sur les prétentions de la communauté de Boveresse pour les catéchismes; faites-vous montrer les Arrêts du Conseil d’Etat du 28 juin 176é, du 13 juin 1763, & du 10 juin 1765, & vous prendrez une juste idée des assertions de M. le Pasteur de Motiers.

Je ne sais si la Classe lui saura gré de la mettre si souvent en jeu pour étayer sa brochure; il vous oblige à traiter diverses questions qu’il lui eût été plus profitable de laisser dormir. Dans cette même note voudroit-il faire croire que les prébendes sont indifférentes aux Pasteurs de ce pays? Il ne persuadera personne: on sait assez que la privation de ces prébendes est la verge unique & toujours sure dont le Gouvernement se sert pour mettre à la raison les Pasteurs qui s’en écartent. Il y toute apparence qu’il ne tardera pas à être convaincu de l’efficacité du remede pour peu qu’il continue. Les mauvaises denrées dont il se plaint, sont sans doute les émines de moissons de paroissiens étrangers, & dans ce cas l’apostrophe regarde un portion de son cher troupeau; mais dont il exceptera Rousseau, vu le sac de beau froment qu’il en a reçu sans façon; car s’il s’agissoit des grains attachés à sa prébende sur la recette du Val-de-Travers, on auroit de très-bonnes choses à lui dire. [271] On lui rappelleroit l’Arrêt du Conseil d’Etat en date du 23 février 1750, en faveur de M. le Receveur Guyenet, à l’occasion d’une pareille plainte; Arrêt sur lequel M. le Pasteur, qui certainement entend le latin, n’eut pas mal fait de prendre pour lui le sage conseil que vous donnez dans cette langue à la Classe.* [*Page 152.]

M. le Pasteur de Motiers ne doit pas avoir oublié cette affaire, non plus que son plus vieux & plus cher ancien qui lui servit de légat, & qui dans sa mission eut ordre de sa part de menacer des cinq nobles Corps de l’Etat M. le Receveur Guyenet: il ne doit pas avoir oublié, sur-tout, combien Mylord Maréchal fut édifié de tout cela.

Il faut convenir qu’un sermon, de la façon de M. le Pasteur sur la tempérance, même sur celle de la langue, seroit une piece intéressante. Avant de se plaindre que le secret du consistoire fut mal gardé, il devroit se rappeller que plus d’une personne en étoit instruite dans sa propre maison; il ne couche pas en joue, sans doute, M. le Châtelain qui en informa d’abord le Gouvernement auquel il en devoit compte; ni les quatre anciens qui se hâterent de demander une direction au Conseil d’Etat de qui seul ils dévoient la recevoir. Il est tout aussi singulier que M. le Pasteur ne se soit pas apperçu qu’à l’article cinquieme de leur serment, les anciens ne promettent le secret que pour les çhoses qui devront être secretes. Il est clair que la matiere traitée dans ce consistoire auroit dû rester secrete pour l’honneur du Pasteur; mais pour celui de l’Etat & de l’humanité, [272] pour la sureté des citoyens, elle devoit bien vite devenir publique, afin que le Maître y pourvût comme il l’a fait.

Il a tort de se fâcher du propos que vous lui prêtez, dit-il gratuitement à l’égard du présent Regne:* [*Page 212.] prudent & sage comme il l’est incontestablement il devroit un peu plus se défier de sa mémoire: tout ce qu’on peut faire pour lui, c’est de rejetter cet étrange propos sur l’heure & le moment où on prétend qu’il lui échappa, à la fin d’un soupé. En tout cas il ne reculera pas, sans doute, le témoignage d’un de ses confreres, en présence duquel il tint ce propos.

Monsieur le Pasteur auroit mieux fait de laisser à d’autres le juste soin de louer sa famille, ses éloges sont sujets à porter malheur; mais le mérite distingué de la famille de Montmollin est au-dessus de cette fatale influence. Oui sans doute, on se souvient avec plaisir, avec reconnoissance même de plusieurs chanceliers de ce nom, de divers magistrats & d’un grand nombre de conseillers d’Etat qui tous ont bien mérité de la patrie; de plusieurs militaires enfin, qui se sont distingués à la tête de leur régiment, & dont l’un périt glorieusement à la journée d’Hochstet avec la plus grande partie du Corps qu’il commandoit. Oui sans doute, on se souvient avec admiration du chancelier George de Montmollin; on se rappelle avec attendrissement le chancelier Emer de Montmollin pere de M. le Pasteur de Motiers, qui fut l’un des Plénipotentiaires de Prusse à Utrecht, & qui joignit à une ame vertueuse de belles connoissances & de rares talens. Quelqu’un a dit que [273] des aïeux illustres étoient une lumiere qui toujours suspendue sur la tête de leurs descendans, éclairoit leurs vertus ou leurs vices. Je suis surpris que M. le Pasteur de Motiers ne soit pas tenté quelquefois de souffler cette bougie.

Il paroît cependant très-content de sa conscience & je l’en félicite, le grand juge, dit-il,* [*Page 214.] sera intermédiaire un jour entre lui & moi. Entre nous je crois qu’au fond M. le Pasteur craint peu cette confrontation. Selon toute apparence, Rousseau & lui si peu faits pour frayer ensemble dans ce monde, se rencontreront difficilement dans l’autre.

FIN.


[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

PIERRE-ALEXANDRE DU PEYROU

TROISIEME LETTRE RELATIVE
A M. ROUSSEAU

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 274-277 (1782).]

TROISIEME
LETTRE RELATIVE
A M. ROUSSEAU

Du 19 Septembre, servent de Post-scriptum à celle du 31 Août 1765.

[274] Je n’avois pas tort, Mylord, de vous marquer en achevant ma derniere lettre, qu’il étoit difficile de prévoir comment finiroit cette affaire. Qui pouvoit croire en effet que les pieux défenseurs de la sainte orthodoxie deviendroient ouvertement des coupe-jarrets; que l’Auteur d’un livre pour n’avoir pas été excommunié, risqueroit d’être assassiné; & que ce seroit un tans de jeûne & de communion qu’on choisiroit pour une si bonne oeuvre?

La fermentation parmi le peuple s’étoit bornée à des murmures, à des visions, à des huées, ou à des attentats faits avec plus de méchanceté que de violence. Mais le dimanche premier septembre on en vint aux voies de fait; après s’être préparé par la communion du matin à sanctifier la journée, on la termina en lançant des pierres dans les fenêtres de M. Rousseau. Le lendemain & les jours suivans ce furent de nouveaux outrages; si M. Rousseau passoit dans la rue il étoit hué injurié, poursuivi par la populace; s’il se promenoit dans [275] la campagne on s’apprêtoit à lui tirer dessus, & toutes les nuits on insultoit sa maison. La tranquillité avec laquelle il continua de se promener tous les jours sans cortege, sans armes, parut pourtant en imposer à ces braves, & nul n’osa de jour attenter à sa personne. Mais enfin la nuit du six au sept septembre, il fut attaqué chez lui durant son sommeil sans ménagement. La maison où il loge portoit au dehors les marques des plus grandes violences. Une de ses portes fut ouverte & l’autre enfoncée, son mur fut criblé de pierres, on en lança particuliérement une fort grosse à travers la fenêtre de sa cuisine, qui porta le verre jusques dans sa chambre, & vint de volée frapper à deux pas de son lit; s’il le fut levé un moment plutôt pour venir au bruit il étoit assommé. M. le Châtelain qui fut éveillé par le tumulte étant accouru, vit avec effroi l’état des choses, & en fit le lendemain son rapport au Conseil d’Etat.

Le même jour la communauté assemblée par l’ordre du Magistat ayant appris ce qui s’étoit passé, témoigna froidement qu’elle en étoit fâchée, mais sans donner au surplus aucun ordre pour la sureté de M. Rousseau, ni lui faire dire aucun mot d’honnêteté sur le danger qu’il avoit couru la nuit derniere. Or vous saurez, Mylord, que cette même nuit, lendemain de foire, il y avoir eu des gardes extraordinaires tant du village de Motiers que de celui de Fleurier, que les gardes de Fleurier ayant voulu faire conjointement leur ronde, ceux de Motiers s’y étoient opposés, qu’ils avoient voulu la faire seuls, & cela précisément à l’heure où la maison qu’occupoit M. Rousseau fut attaquée.

Tandis que la communauté de Motiers étoit si tranquille sur [276] les attentats qui se commettoient dans son sein, celle de Couvet, grâces au mérite particulier de ses membres & aux vertus de son, respectable Pasteur, se conduisoit bien différemment. Vous savez, Mylord, que cette communauté qui dans toute occasion s’est si avantageusement distinguée, a fait à M. Rousseau l’honneur de l’élire unanimement pour un de ses membres; démarche dont le Gouvernement lui, a su gré, & donc Mylord Maréchal l’a fait remercier par des Magistrats. Assemblée, de grand matin au premier bruit du danger qu’avoit couru M. Rousseau, elle lui fit sur le champ une députation de trois de ses Officiers, pour le prier de venir occuper au milieu d’eux un logement tout meublé qu’on lui tenoit prêt, & où ils sauroient bien le défendre contre quiconque oseroit attenter à sa sureté; lui offrant en même tans les voitures pour transporter ses effets, & tous les soins nécessaires pour qu’il pût déloger au moment même. Je n’ai pas besoin de vous dire quel effet fit sur M. Rousseau cette offre si généreuse & si noblement faite, lui dont l’ame est si sensible à tous les procédés honnêtes, & qu’assurément on n’a pas gâté sur ce point.

Pénétré de cette offre, il ne l’a pourtant point encore acceptée. On craint que le voisinage des deux paroisses ne l’empêche de suivre à cet égard son penchant. En attendant vous serez charmé d’apprendre qu’il a pris enfin le parti de s’éloigner de Motiers. On peut rester, parmi des fanatiques en déplorant leur aveuglement, & parmi des foux en déplorant leur folie; mais il n’est pas permis à un homme raisonnable qui fait quelque cas du repos de ses amis, de rester volontairement parmi des furieux toujours prêts à le massacrer.

[277] Au moment de fermer ma lettre, j’apprends, Mylord, des particularités qui vous seront juger de l’excès du désordre qui regne à Motiers. Par ordre exprès de M. le Châtelain qui a cru cette précaution indispensable, deux gardes bien armés, & choisis dans la communauté de Couvet, ont constamment passé la nuit dans la maison qu’occupoit M. Rousseau, jusques au déménagement complet de ses effets. On ajoute que ce Magistrat, chargé par le Gouvernement de faire les enquêtes les plus exactes pour découvrir les coupables, & se trouvant à cause de cela, menacé dans une pasquinade, des mêmes violences exercées contre M. Rousseau, s’est vu obligé pour sa sureté, d’avoir aussi des gardes chez lui pendant la nuit, & qu’enfin il a pris le sage parti de quitter Motiers, pour aller établir son domicile à Couvet. Sans doute que Messieurs du Conseil-d’Etat trouveront bientôt des moyens de faire rétablir la sureté publique, & de faire respecter le Souverain & l’autorité qu’il leur a confiée; sans quoi rentrant dans l’état de nature, chacun de nous se verra forcé à pourvoir à sa défense, & à devenir son propre vengeur.

J’ai l’honneur d’être avec un parfait dévouement pour la vie,

MYLORD,

Votre très-humble & très obéissant serviteur,

DU PEYROU.

Neufchâtel le 19 Septembre 1765.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

EXPOSE SUCCINCT
DE LA CONTESTATION

Qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau.
AVEC LES PIECES JUSTIFICATIVES.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 279-354 (1782).]

[279]

EXPOSE SUCCINCT
DE LA
CONTESTATION

Qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau.
AVEC LES PIECES JUSTIFICATIVES.

[281]

AVERTISSEMENT
DES EDITEURS

Le nom & les ouvrages de M. Hume sont connus depuis long-tems de toute l’Europe: ceux qui connoissent sa personne, ont vu en lui des mœurs douces & simples, beaucoup de droiture, de candeur & de bonté; & la modération de son caractere se peint dans ses Ecrits.

Il a employé a les grands talens qu’il a reçus de la nature & les lumieres qu’il a acquises par l’étude, à chercher la vérité & à inspirer l’amour des hommes: jamais il n’a prodigué son tems & compromis son repos dans aucune querelle, ni littéraire ni personnelle. Il a vu cent fois ses Ecrits censurés avec amertume par le fanatisme, l’ignorance & l’esprit de parti, sans avoir jamais répondu à un seul de ses adversaires.

Ceux même qui ont attaqué ses ouvrages avec le plus de violence ont toujours respecté son caractere. Son amour pour la paix est si connu, qu’on lui a plus d’une fois apporté des critiques faites contre lui-même, pour le prier de les revoir & de les corriger. On lui remit un jour une critique de ce genre, où il étoit traité, d’une maniere fort dure, & même injurieuse: il le fit remarquer [282] à l’Auteur, qui effaça les injures en rougissant &en admirant la force de l’esprit polémique qui l’avoit aemporté, sans qu’il s’en apperçût, au-delà des bornes de l’honnêteté.

Avec des dispositions si pacifiques, ce n’est qu’avec uneextrême répugnance que M. Hume a pu consente à laisser paroître l’écrit qu’on va lire. Il fait que les querelles des gens de Lettres sont le scandale de la philosophie,& personne n’étoit moins fait que lui pour donner un pareilscandale, si consolant pour les sots; mais les constances l’ont entraîné malgré lui à cet éclat fâcheux.

Tout le monde fait que M. Rousseau, proscrit de tous les lieux qu’il avoit habités, s’étoit enfin déterminé à se réfugier en Angleterre, & que M. Hume, touche de sa situation & de ses malheurs, s’étoit chargé de l’y conduire, &étoit parvenu à lui procurer un asyle sur, commode & tranquille. Mais peu de gens savent combien de chaleur, d’activité, de délicatesse même M. Hume a mis dans cet acte de bienfaisance; quel tendre attachement il avoit pris pour ce nouvel ami, que l’humanité lui avoit donné; avec quelle adresse il cherchoit à prévenir ses besoins, sans blesser son amour-propre; avec quel zele enfin il s’occupoit à justifier aux yeux des autres les singularités de M. Rousseau, & à défendre son [283] caractere contre ceux qui n’en jugeoient pas aussi favorablement que lui.

Dans le tems même que M. Hume travailloit à rendre à M. Rousseau le service le plus essentiel, il reçut de lui la lettre la plus outrageante. Plus le coup étoit inattendu, plus il devoit être sensible. M. Hume écrivit cette aventure à quelques-uns de ses amis à Paris; & il s’exprima dans ses lettres avec toute l’indignation que lui inspiroit un si étrange procédé. Il se crut dispensé d’avoir aucun ménagement pour un homme, qui après avoir reçu de lui les marques d’amitié les plus constantes & les moins équivoques, l’appelloit, sans motifs, faux, traître & le plus méchant des hommes.

Cependant le démêlé de ces deux hommes célèbres ne tarda pas à éclater. Les plaintes de M. Hume parvinrent bientôt à la connoissance du public, qui eut d’abord de la peine à croire que M. Rousseau fût coupable de l’excès d’ingratitude dont on l’accusoit. Les amis même de M. Hume craignirent que dans un premier moment de sensibilité, il ne se fût laissé emporter trop loin, & qu’il n’eût pris pour les défauts du coeur les délires de l’imagination, ou les travers de l’esprit. Il crut devoir éclaircir cette affaire en écrivant un précis de tout ce qui s’étoit passé entre lui & M. Rousseau, depuis leur liaison jusqu’à leur rupture. Il envoya cet écrit à ses amis: quelques-uns [284] lui conseillerent: de le faire imprimer, en lui disant que ses accusations contre M. Rousseau étant devenues publiques, les preuves, devoient l’être aussi. Hume ne se rendit pas à ces raisons, & aima in courir le risque d’unjugement injuste, que de se résoudre à un éclat si contraire à son caractere; mais un nouvel incident a vaincu sa résistance.

M. Rousseau a adressé à un Libraire de Paris une lettre, ou il accuse sans détour M. Hume de s’être ligué avec ses ennemis pour le trahir & le diffamer, & où il le défie hautement defaire imprimer les pieces qu’il a entre les mains. Cette lettrea été communiquée,à Paris, à un très-grand nombre de personnes; elle a été traduite en Anglois, & la traduction est imprimée dans les papiers de Londres. Une accusation & un défi si publics ne pouvoient rester sans réponse; & un long silence de lapart de M. Hume auroit été interprété d’une maniere peu favorable pour lui.

D’ailleurs, la nouvelle de ce démêlé s’est répandue dans toutel’Europe, l’on en a porté des jugemens fort divers. Il seroit plus heureux sans doute que toute cette affaire eût été ensevelie dans un profond secret; mais puisqu’on n’a pu empêcher le public de s’en occuper, il faut du moins qu’il fâche à quoi s’entenir. Les amis de M. Hume se sont réunis pour lui représenter toutes [285] ces raisons. Il a senti la nécessité d’en venir enfin à une, extrémité qu’il redoutoit si fort, & a consenti à laisser imprimer son mémoire. C’est l’ouvrage que nous donnons ici. Le récit & les notes sont traduits de l’Anglois. Les lettres de M. Rousseau, qui servent de pieces justificatives aux faits, sont des copies exactes des originaux.

Cette brochure offrira des traits de bizarrerie assez étranges à ceux qui prendront la peine de la lire; mais ceux qui ne s’en soucieront pas seront encore mieux; tant ce qu’elle renferme importe peu à ceux qui n’y sont pas intéressés.

Au reste, M. Hume en livrant au public les pieces de son procès, nous a autorisés à déclarer qu’il ne reprendra jamais la plume sur ce sujet. M. Rousseau peut revenir à la charge; il peut produire des suppositions, des interprétations, des inductions, des déclamations nouvelles; il peut créer & réaliser de nouveaux phantômes envelopper tout cela des nuages de sa rhétorique, il ne sera plus contredit. Tous les faits sont actuellement sous les yeux du public. M. Hume abandonne sa cause au jugement des esprits droits & des coeurs honnêtes.

[287]

EXPOSE SUCCINCT DE LA CONTESTATION

Qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau.

Ma liaison avec M. Rousseau commença en 1761, lorsqu’il fut décrété de prise de corps, à l’occasion de son Emile, par un Arrêt du Parlement de Paris. J’étois alors à Edimbourg. Une personne de mérite m’écrivit de Paris que M. Rousseau avoit le dessein de passer en Angleterre pour y chercher un asyle, & me demanda mes bons offices pour lui. Comme je supposai que M. Rousseau avoit exécuté cette résolution, j’écrivis à plusieurs de mes amis à Londres, pour leur recommander ce célebre Exilé, & je lui écrivis à lui-même pour l’assurer de mon zele & de mon empressement à le servir. Je l’invitois en même tems à venir à Edimbourg, si ce séjour pouvoit lui convenir, & je lui offrois une retraite dans ma maison, tout le tems qu’il daigneroit la partager avec moi. Je n’avois pas besoin d’autre motif pour être excité à cet acte d’humanité, que l’idée que m’avoit donnée du caractere de M. Rousseau la personne qui me l’avoir recommandé, & la célébrité de son génie, de ses talens, & sur-tout de ses malheurs dont la cause même étoit une raison de plus pour s’intéresser à lui. Voici la réponse que je reçus.

[288]

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Motiers-Travers le 19 Février 1763.

«Je n’ai reçu qu’ici, Monsieur, & depuis peu, la lettre dont vous m’honoriez à Londres, le 2 juillet dernier, supposant que j’étois dans cette capitale. C’étoit sans doute dans votre nation, & le plus près de vous qu’il m’eût été possible, que j’aurois cherché ma retraite, si j’avois prévus l’accueil qui m’attendoit dans ma patrie. Il n’y avoit qu’elle que je pusse préférer à l’Angleterre, & cette prévention, dont j’ai été trop puni, m’étoit alors bien pardonnable; mais, à mon grand étonnement, & même à celui du public, je n’ai trouvé que des affronts & des outrages où j’espérois, sinon de la reconnoissance, au moins des consolations. Que de choses m’ont fait regretter l’asyle & l’hospitalité philosophique qui m’attendoient près de vous! Toutefois mes malheurs m’en ont toujours rapproché en quelque maniere. La protection & les bontés de Mylord Maréchal, votre illustre & digne compatriote, m’ont fait trouver, pour ainsi dire, l’Ecosse au milieu de la Suisse; il vous a rendu présent à nos entretiens; il m’a fait faire avec vos vertus la connoissance que je n’avois faite encore qu’avec vos talens; il m’a inspiré la plus tendre amitié-pour vous & le plus ardent desir d’obtenir la vôtre, avant que je susse que vous étiez disposé à me l’accorder. Jugez, quand je trouve ce penchant réciproque, combien j’aurois de plaisir à m’y livrer! Non, Monsieur, je ne vous rendois que la [289] moitié de ce qui vous étoit dû quand je n’avois pour vous que de l’admiration. Vos grandes vues, votre étonnante impartialité, votre génie, vous éleveroient trop au-dessus des hommes si votre bon coeur ne vous en rapprochoit. Mylord Maréchal, en m’apprenant à vous voir encore plus aimable que sublime, me rend tous les jours votre commerce plus desirable & nourrit en moi l’empressement qu’il m’a fait naître de finir mes jours près de vous. Monsieur, qu’une meilleure santé, qu’une situation plus commode ne me met-elle à portée de faire ce voyage comme je le desirerois! Que ne puis-je espérer de nous voir un jour rassemblés avec Mylord dans votre commune patrie, qui deviendroit la mienne! Je bénirois dans une société si douce les malheurs par lesquels j’y fus conduit, & je croirois n’avoir commencé de vivre que du jour qu’elle auroit commencé. Puissé-je voir cet heureux jour plus desiré qu’espéré! Avec quel transport je m’écrierois, en touchant l’heureuse terre où sont nés David Hume & le Maréchal d’Ecosse:

Salve, fatis mihi debita tellus!Hœc domus, hoec patria est.»

J. J. R.

Ce n’est point par vanité que je publie cette lettre; car je vais bientôt mettre au jour une rétractation de tous ces éloges; c’est seulement pour compléter la suite de notre correspondance, & pour faire voir qu’il y a long-tems que j’ai été disposé à rendre service à M. Rousseau.

[290] Notre commerce avoir entiérement cesse jusqu’au milieude l’été dernier (1765), lorsque la circonstance suivante le renouvella. Une personne qui s’intéresse à M. Rousseau, étant allée faire un voyage dans une des provinces de France qui avoisinent la Suisse, profita de cette occasion pour rendre visite au Philosophe solitaire, dans sa retraite à Motiers-Travers. Il dit à cette personne que le séjour de Neufchâtel lui devenoit très-désagréable, tant par la superstition du peuple que par la rage dont les prêtres étoient animés contre lui; qu’il craignoit d’être bientôt dans la nécessité d’aller chercher un asyle ailleurs, & que dans ce cas l’Angleterre lui paroissoit, par la nature de ses, loix & de son Gouvernement, le seul endroit où il pût trouver une retraite assurée: il ajouta que Mylord Maréchal, son ancien protecteur, lui avoir conseillé de se mettre sous ma protection (c’est le terme dont il voulut bien se servir); & qu’en conséquence il étoit disposé à s’adresser à moi, s’il croyoit que cela ne me donneroit pas trop d’embarras.

J’étois alors chargé des affaires d’Angleterre à la Cour de France;mais comme j’avois la perspective de retourner bientôt à Londres, je ne rejettai, point une proposition qui m’étoit faite dans de semblables circonstances, par un homme; que son génie & ses malheurs avoient rendu célebre. Dès quel je fus informé de la situation & des intentions de M. Rousseau, je lui écrivis pour lui offrir mes services, & il me fit la réponse suivante.

[291]

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Strasbourg, le 4 Décembre 1765.

«Vos bontés, Monsieur, me pénètrent autant qu’elles m’honorent. La plus digne réponse que je puisse faire à vos offres, est de les accepter, & je les accepte. Je partirai dans cinq ou six jours pour aller me jetter entre vos bras. C’est le conseil de Mylord Maréchal, mon protecteur, mon ami, mon pere; c’et celui de Madame de * * *,* [*La personne que M. Rousseau nomme ici a exigé qu’on supprimât son nom. Note des Editeurs.] dont la bienveillance éclairée me guide autant qu’elle me console; enfin, j’ose dire que c’est celui de mon coeur qui se plaît à devoir beaucoup au plus illustre de mes contemporains, dont la bonté surpasse la gloire. Je soupire après une retraite solitaire & libre où je puisse finir mes jours en paix. Si vos soins bienfaisans me la procurent, je jouirai tout ensemble & du seul bien que mon coeur desire, & du plaisir de le tenir de vous. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.»

J. J. ROUSSEAU.

Je n’avois pas attendu ce moment pour m’occuper des moyens d’être utile à M. Rousseau. M. Clairaut, quelques semaines avant sa mort, m’avoit communiqué la lettre suivante.

[292]

M. ROUSSEAU A M. CLAIRAUT

De Motiers-Travers, le 3 Mars 1765.

«Le souvenir, Monsieur, de vos anciennes bontés pour moi, vous cause une nouvelle importunité de ma part. Ils’agiroit de vouloir bien être, pour la seconde fois, censeur d’un de mes ouvrages. C’est une très-mauvaise rapsodie que j’ai compilée il y a plusieurs années, sous le nom de Dictionnaire de Musique, & que je suis forcé de donner aujourd’hui pour avoir du pain. Dans le torrent des malheurs qui m’entraîne, je suis hors d’état de revoir ce recueil. Je sais qu’il est plein d’erreurs & de bévues. Si quelqu’intérêt pour le sort du plus malheureux des hommes vous portoit à voir son ouvrage avec un peu plus d’attention que celui d’un autre, je vous serois sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger chemin faisant. Le indiquer sans les corriger ne seroit, rien faire car je suis absolument hors d’état d’y donner la moindre attention & si vous daignez en user comme de votre bien, pour changer, ajouter, ou retrancher, vous exercerez une charité très-utile & dont je serai très-reconnoissant. Recevez Monsieur, mes très-humbles excuses & mes salutations.»

J. J. R.

Je le dis avec regret, mais je suis forcé de le dire: je sais aujourd’hui avec certitude que cette affectation de misere & de pauvreté extrême, n’est qu’une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie avec succès pour se rendre plus intéressant[293] & exciter la commisération du public; mais j’étois bien loin de soupçonner alors un semblable artifice. Je sentis s’élever dans mon coeur un mouvement de pitié, mêlé’d’indignation, en imaginant qu’un homme de Lettres, d’un mérite si éminent, étoit réduit, malgré la simplicité de sa maniere de vivre, aux dernieres extrémités de l’indigence, & que cet état malheureux étoit encore aggravé par la maladie, par l’approche de la vieillesse & par la rage implacable des dévots persécuteurs.

Je savois que plusieurs personnes attribuoient l’état fâcheux où se trouvoit M. Rousseau, à son orgueil extrême qui lui avoit fait refuser les secours de ses amis; mais je crus que ce défaut, si c’en étoit un, étoit un défaut respectable. Trop de gens de Lettres ont avili leur caractere en s’abaissant à solliciter les secours d’hommes riches ou puissans, indignes de les protéger; & je croyois qu’un noble orgueil, quoique porté à l’excès, méritoit de l’indulgence dans un homme de génie qui, soutenu, par le sentiment de sa propre supériorité & par l’amour de l’indépendance, bravoit les outrages de la fortune & l’insolence des hommes. Je me proposai donc de servir M. Rousseau à sa maniere. Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, & je la fis voir à plusieurs des amis & des protecteurs que M. Rousseau avoit à Paris. Je leur proposai un arrangement, par lequel on pouvoit procurer des secours à M. Rousseau sans qu’il s’en doutât. C’étoit d’engager le Libraire qui se chargeroit de son Dictionnaire de Musique, à lui en donner une somme plus considérable que celle qu’il en auroit offerte lui-même, & de rembourser cet excédent au Libraire. [294] Mais ce projet, pour l’exécution duquel les soins de M. Clairaut étoient nécessaires, échoua par la mort inopinée de ce profond & estimable savant.

Comme je conservois toujours la même idée de l’extrême pauvreté de M. Rousseau, je conservai aussi la même disposition à l’obliger, &, dès que je fus assuré de l’intention où il étoit de passer en Angleterre sous ma conduite, je formai le plan d’un artifice à-peu-près semblable à celui que je n’avois pu exécuter a Paris. J’écrivis sur le champ à mon ami, M. Jean Stewart, de Buckingham-Stréet, que j’avois une affaire à lui communiquer, d’une nature si secrete & si délicate que je n’osois même la confier au papier, mais qu’il en apprendroit les détails de M. Elliot (aujourd’hui le chevalier Gilbert Elliot), qui devoir bientôt retourner de Paris à Londres.

Voici ce plan, que M. Elliot communiqua en effet quelque tems après à M. Stewart, en lui recommandant le plus grand secret. M. Stewart devoit chercher dans le voisinage de sa maison de campagne quelque fermier honnête & discret, qui voulut se charger de loger & nourrir M. Rousseau & sa gouvernante, & leur fournir abondamment toutes les commodités dont ils auroient besoin, moyennant une pension, que M. Stewart pouvoit porter jusqu’à cinquante ou soixante livres* [*La livre sterling vaut environ 22 liv. 10 sols de notre monnoie.] sterlings par an; mais le fermier devoit s’engager à garder exactement le secret, & à ne recevoir de M. Rousseau que vingt ou vingt-cinq livres sterlings par an, & je lui aurois tenu compte du surplus.

[295] M. Stewart m’écrivit bientôt après qu’il avoir trouvé une habitation qu’il croyoit convenable; je le priois de faire meubler l’appartement, à mes frais, d’une maniere propre & commode. Ce plan, dans lequel il n’entroit assurément aucun, motif, de vanité, puisque le secret en faisoit une condition nécessaire, n’eut pas lieu, parce qu’il se présenta d’autres arrangemens plus commodes & plus agréables. Tout ce fait est bien connu de M. Stewart & du chevalier Gilbert Elliot.

Il ne sera peut-être pas hors de propos de parler ici d’un autre arrangement que j’avois concerté dans les mêmes intentions. J’avois accompagné M. Rousseau à une campagne, très-agréable, dans le Comté de Surrey, où nous pas sâmes deux jours chez le colonel Webb. M. Rousseau me parut épris des beautés naturelles & solitaires de cet endroit. Aussi-tôt, par l’entre mise de M. Stewart, j’entrai en marché avec le colonel Webb, pour acheter sa maison avec un petit bien qui y appartenoit, afin d’en faire un établissement pour M. Rousseau. Si, après ce qui s’est passé, il y avoit de la sureté à citer le témoignage de M. Rousseau sur quelque fait, j’en appellerois à lui-même pour la vérité de ceux que j’avance. Quoi qu’il en soit, ils sont connus de M. Stewart, du général Clarke & en partie du colonel Webb.

Je vais reprendre mon récit où je l’ai interrompu. M.. Rousseau vintà Paris, muni d’un passe-port que ses amis avoient obtenu. Je le conduisis en Angleterre. Pendant plus de deux mois, j’employai tous mes soins & ceux de mes amis pour trouver quelqu’arrangement qui pût lui convenir. On se prêtoit à tous ses caprices; on excusoit toutes ses singularités;[296] on satisfaisoit toutes ses fantaisies; on n’épargna enfin ni tems ni complaisance pour lui procurer ce qu’il desiroit; &, quoique plusieurs des projets que j’avois formés pour son établissement eussent été rejettes, je me trouvois assez récompensé de mes peines par la reconnoissance & la tendresse même dont il paroissoit recevoir mon zele & mes bons offices.

Enfin on lui proposa l’arrangement auquel il est aujourd’hui fixé. M. Davenport, gentilhomme: distingué par sa naissance, sa fortune & son mérite, lui a offert une maison, appellée Wootton, qu’il a dans le Comté de Derby, & qu’il habite rarement; & M. Rousseau lui paye pour lui & pour sa gouvernante une modique pension.

Dès que M. Rousseau fut arrivé à Wootton, il m’écrivit la lettre, suivante.

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Wootton; le 22 mars 1766.

«Vous voyez déjà, mon cher Patron, par la date de ma lettre, que je suis arrivé au lieu de ma destination. Mais vous ne pouvez voir tous les charmes que j’y trouve; il faudroit connoître le lieu & lire dans mon coeur. Vous y devez lire au moins les sentimens qui vous regardent & que vous avez si bien mérités. Si je vis dans cet agréable asyle aussi heureux que, je l’espere, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un homme heureux c’est mériter de l’être. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi! Seul, [297] j’aurois pu trouver de l’hospitalité, peut-être; mais jene l’aurois jamais aussi bien goûtée qu’en la tenant de votre amitié.Conservez-la moi toujours, mon cher Patron, aimez-moi pour moi qui vous dois tant; pour vous-même; aimez-moi pour le bien que vous m’avez fait. Je sens tout le prix de votre sincere amitié, je la desire ardemment; j’y veux répondre par toute la mienne; & je sens dans mon coeur de quoi vous convaincre un jour qu’elle n’est pas non plus sans quelque prix. Comme, pour des raisons dont nous avons a parlé, je ne veux rien recevoir par la porte, je vous prie, lorsque vous serez la bonne œuvre de m’écrire, de remettre votre lettre à M. Davenport. L’affaire de ma voiture n’est se pas arrangée, parce que je sais qu’on m’en a imposé; c’est une petite faute qui peut n’être que l’ouvrage d’une vanité obligeante, quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trempé, je vous conseille de quitter une fois pour toutes ces petites ruses, qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en pieges contre la simplicité. Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur que j’espere & desire trouver en vous.»

J. J. R.

Peu de jours après, je reçus de lui une autre lettre dont voici la copie.

[298]

M. ROUSSEAU A M. HUME

Wootton, le 29 mars 1766.

«Vous avez vu, mon cher Patron, par la lettre que M. Davenport a dû vous remettre, combien je me trouve ici placé selon mon goût. J’y serois peur-être plus à mon aise, si l’on y avoit pour moi moins d’attentions, mais les soins d’un si galant homme sont trop obligeans pour s’en fâcher; &, comme tout est mêlé d’inconvéniens dans la vie, celui d’être trop bien est un de ceux qui se tolérent le plus aisément. J’en trouve un plus grand à ne pouvoir me faire bien entendre des domestiques, ni sur-tout entendre un mot de ce qu’ils me dirent. Heureusement Mademoiselle le Vasseur me sert d’interprete, & les doigts parlent mieux que ma langue. Je trouve même à mon ignorance un avantage qui pourra faire compensation, c’est d’écarter, les oisifs en les ennuyant. J’ai eu hier la visite de M. le Ministre qui, voyant que je ne lui parlois que François, n’a pas voulu me parler Anglois; de sorte que l’entrevue s’est passée à-peu-près sans mot dire. J’ai pris goût à l’expédient; je m’en servirai avec tous mes voisins, si j’en ai, & dussé-je apprendre l’Anglois, je ne leur parlerai que François, sur-tout si j’ai le bonheur qu’ils n’en sachent pas un mot. C’est à-peu-près la ruse des singes qui, disent les Negres, ne veulent pas parler quoiqu’ils le puissent, de peur qu’on ne les faire travailler.»

«Il n’est point vrai du tout que je sois convenu avec M. Gosset de recevoir un modele en présent. Au contraire, je lui en demandai le prix, qu’il me, dit être d’une guinée & [299] demie, ajoutant qu’il m’en vouloir faire la galanterie, ce que je n’ai point accepté. Je vous prie donc de vouloir bien lui payer le modele en question, dont M. Davenport aura la bonté de vous rembourser. S’il n’y consent pas il faut le lui rendre & le faire acheter par une autre main. Il est destiné pour M. Du Peyrou qui depuis long-tems desire avoir mon portrait, & en a fait faire un en miniature qui n’est point du tout ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que lui, mais je suis fâché que vous m’ayez ôté par une diligence aussi flatteuse, le plaisir de remplir le même devoir envers vous. Ayez la bonté, mon cher Patron, de faire remettre ce modele à MM. Guinand & Hankey, Little-St. Hellen’s Bishopsgate-Stréet, pour l’envoyer à M. Du Peyrou par la premiere occasion sure. Il gêle ici depuis que j’y suis: il a neigé tous les jours; le vent coupe le visage; malgré cela, j’aimerois mieux habiter le trou d’un des lapins de cette garenne, que le plus bel appartement de Londres. Bonjour, mon cher Patron, je vous embrasse de tout mon coeur.»

J. J. R.

Comme nous étions convenus, M. Rousseau & moi, de ne point nous gêner l’un & l’autre par un commerce de lettres suivi, nous n’avions plus d’autre objet de correspondance épistolaire que celui d’une pension qu’il s’agissoit de lui obtenir du roi d’Angleterre. Voici le récit fidele & succinct de cette affaire.

Un soir que nous causions ensemble à Calais, où nous [300] étions retenus par les vents contraires, je demandai à M. Rousseaus’il n’accepteroit pas une pension du roi d’Angleterre, au cas que Sa Majesté voulût bien la lui accorder. Il me répondit que cela n’étoit pas sans difficulté, mais qu’il s’en rapporteroit entiérement à l’avis de Mylord Maréchal. Encouragé par cette réponse, je ne fus pas plutôt arrivé à Londres que je m’adressai pour cet objet aux Ministres du Roi, & particuliérement au général Conway, secrétaire d’État, & au général Groeme, secrétaire & chambellan de la reine. Ils firent la demande de la pension à leurs Majestés qui y consentirent avec bonté, à condition seulement que la chose resteroit secrete. Nous écrivîmes, M. Rousseau & moi, à Mylord Maréchal, & M. Rousseau marqua dans sa lettre que le secret qu’on demandoit étoit pour lui une circonstance très-agréable. Le consentement de Mylord Maréchal arriva, comme on se l’imagine bien; M. Rousseau partit peu de jours après pour Wootton & cette affaire resta quelque tems suspendue, par un dérangement qui survint dans la santé du général Conway.

Cependant, le tems que j’avois passé avec M. Rousseau m’avoit mis à portée de démêler son caractere; je commençois à craindre que l’inquiétude d’esprit qui lui est naturelle ne l’empêchât de jouir du repos, auquel l’hospitalité & la sureté qu’il trouvoit en Angleterre l’invitoient à se livrer: je voyois, avec une peine infinie, qu’il étoit né pour le tumulte & les orages, que le dégoût qui suit la jouissance paisible de la solitude & de la tranquillité, le rendroit bientôt à charge à lui-même & à tout ce gui l’environnoit; mais, éloigné du lieu qu’il habitoit de cent cinquante milles, & sans cesse occupé des [301] moyens de lui rendre service, je ne m’attendois gueres à être moi-même la victime de cette malheureuse disposition de caractere.

Il est nécessaire que je rappelle ici une lettre qui avoit été écrite à Paris, l’hiver dernier, sous le nom supposé du roi de Prusse. En voici la copie.

MON CHER JEAN-JAQUES,

«Vous avez renoncé à Geneve, votre Patrie. Vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos Ecrits; la France vous a décrété; venez donc chez moi. J’admire vos talens; je m’amuse de vos rêveries qui (soit dit en passant), vous occupent trop & trop long-tems. Il faut à la fin être sage & heureux; vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme: démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun: cela les fâchera sans vous faire tort. Mes Etats vous offrent une retraite paisible: je vous veux du bien & je vous en serai, si vous le trouvez bon. Mais si vous vous obstinez à rejetter mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez; je suis Roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits; &, ce qui surement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter, quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être.»

«Votre bon ami FRÉDERIC.»

[302] Cette lettre avoir été composée par M. Horace Walpole, environ trois semaines avant mon départ de Paris; mais quoique je logeasse dans le même hôtel que M. Walpole, & que nous nous vissions très-souvent, cependant, par attention pour moi, il avoit soigneusement caché cette plaisanterie jusqu’àprès mon départ. Alors il la montra à quelques amis; on en prit des copies, qui bientôt se multiplierent. Cette petite piece si répandit rapidement dans toute l’Europe, & elle étoit dans les mains de tout le monde lorsque je la vis à Londres pour la premiere fois.

Tous ceux qui connoissent la liberté dont on jouit en Angleterre conviendront, je pense, que toute l’autorité du Roi, des Lords, & des Communes, & toute la puissance ecclésiastique, civile & militaire du royaume ne pourroient empêcher qu’on n’y imprimât une plaisanterie de ce genre. Aussi ne fus-je pas étonné de la voir paroître dans le St. James’s Chronicle; mais je le fus beaucoup de trouver quelques jours après, dans le même papier, la piece suivante.

M. ROUSSEAU A L’AUTEUR DU ST. JAMES’S CHRONICLE

De Wootton, le 7 Avril 1766.

«Vous avez manqué, Monsieur, au respect que tout particulier doit aux têtes couronnées, en attribuant publiquement au Roi de Prusse une lettre pleine d’extravagance & de méchanceté, dont par cela seul vous deviez savoir qu’il ne pouvoir être l’Auteur. Vous avez même osé transcrire[303] sa signature, comme si vous l’aviez vue écrite de sa main. Je vous apprends, Monsieur, que cette lettre a été fabriquée à Paris, & ce qui navre & déchire mon coeur, que l’imposteur a des complices en Angleterre.»

«Vous devez au Roi de Prusse, à la vérité, à moi d’imprimer la lettre que je vous écris & que je signe, en répartition d’une fauteque vous vous reprocheriez sans doute, si vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez l’instrument. Je vous fais, Monsieur, mes sinceres salutations.»

J. J. R.

Je fus affligé de voir M. Rousseau montrer cet excès de sensibilité pour un incident aussi simple & aussi inévitable que la publication de la prétendue lettre du Roi de Prusse; mais je me serois cru coupable moi-même de noirceur & de méchanceté, si j’avois imaginé que M. Rousseau me soupçonnoit d’être l’Editeur de cette plaisanterie, & que c’étoit contre moi qu’il se disposoit à tourner toute sa fureur. C’est cependant ce qu’il m’a appris depuis. Il est bon de remarquer que huit jours auparavant il m’avoir écrit la lettre la plus affectueuse:* [*Page 999.] c’est celle du 29 mars. J’étois assurément le dernier homme du monde qui, dans les regles du sens commun, devoit être soupçonné; cependant, sans la plus légere preuve, sans la moindre probabilité, c’est moi que non-seulement M. Rousseau soupçonne, mais qu’il accuse sans hésiter, d’avoir fait imprimer la satire dont il se plaint; &, [304] sans faire aucune recherche, sans entrer dans aucune explication, c’est moi qu’il insulte avec dessein, dans un papier public; du plus cher de ses amis, me voilà sur le champ converti en ennemi perfide & méchant, & par-là tous mes services passés & présens sont d’un seul trait adroitement effacés.

S’il n’étoit pas ridicule d’employer le raisonnement sur un semblable sujet & contre un tel homme, je demanderois à M. Rousseau pourquoi il me suppose le dessein de lui nuire? Les faits lui ont, en cent occasions, prouvé le contraire, ce n’est pas l’usage que les services que nous avons rendus, fassent naître en nous de la mauvaise volonté contre celui qui le sa reçus. Mais, en supposant que j’eusse dans le coeur une secrete animosité contre M. Rousseau, me serois-je exposé au risque d’être découvert, en envoyant moi-même aux auteurs des papiers publics une satire qui faisoit du bruit, & quiétant aussi généralement répandue, ne pouvoit manquer de tomber bientôt entre leurs mains?

Comme je n’avois garde de me croire l’objet d’un soupçon si atroce & si ridicule, je continuai à servir M. Rousseau de la manière la plus constante & la moins équivoque. Je renouvellaimes sollicitations auprès du général Conway, dés que l’état de sa santé put lui permettre de s’occuper de quelque chose. Le Général s’adressa de nouveau au Roi pour la pension que nous demandions, & Sa Majesté y donna une seconde fois son consentement. On s’adressa aussi au marquis de Rockingham, premier Lord de la trésorerie, pour arranger cette affaire; enfin, je la vois heureusement terminée, & plein [305] de la joie la plus vive, j’en mande la nouvelle à mon ami. Je n’en reçue point de réponse; mais voici la lettre qu’il écrivit au général Conway.

M. ROUSSEAU AU GÉNÉRAL CONWAY

Le 22 Mai 1766.

«MONSIEUR,»

«Vivement touché des graces dont il plaît à Sa Majesté de m’honorer, & de vos bontés qui me les ont attirées, j’y trouve, dès-à-présent, ce bien précieux à mon cœur, d’intéresser à mon sort le meilleur des Rois & l’homme le plus digne d’être aimé de lui. Voilà, Monsieur, un avantage dont je suis jaloux & que je ne mériterai jamais de perdre. Mais il faut vous parler avec la franchise que vous aimez. Après tant de malheurs, je me croyois préparé à tous les événemens possibles; il m’en arrive pourtant que je n’avois pas prévus, & qu’il n’est pas permis à un honnête homme de prévoir. Ils m’en affectent d’autant plus cruellement, & le trouble où ils me jettent m’ôtant la liberté d’esprit nécessaire pour me bien conduire, tout ce que me dit la raison dans un état aussi triste est de suspendre mes résolutions sur toute affaire importante, telle qu’est pour moi celle dont il s’agit. Loin de me refuser aux bienfaits du Roi, par l’orgueil qu’on m’impute, je le mettrois à m’en glorifier, & tout ce que j’y vois de pénible est de ne pouvoir m’en honorer aux yeux du public [306] comme aux miens. Mais lorsque je les recevrai, je veux pouvoir me livrer toutentier aux sentimens qu’ils m’inspirent, & n’avoir le coeur plein que des bontés de Sa Majesté & des vôtres. Je ne crains pas que cette façon de penser les puisse altérer. Daignez donc, Monsieur, me les conserver pour des tems plus heureux: vous connoîtrez alors que je ne differe de m’en prévaloir que pour tâcher de m’en rendre plus digne. Agréez je vous supplie, mes très-humbles salutations & mon respect.»

J. J. R.

Cette lettre parut au général Conway, comme à moi, un refus net d’accepter la pension tant qu’on en seroit un secret; mais comme M.. Rousseau avoit été dès le commencement instruit de cette condition & que toute sa conduite, ses discours, ses lettres, m’avoient persuadé qu’elle lui convenoit, je jugeai qu’il avoit honte de se rétracter là-dessus en mécrivant, & je crus voir dans cette mauvaise honte, la raison d’un silence dont j’étois surpris.

J’obtins du général Conway qu’il ne prendroit aucune résolution relativement à cette affaire, & j’écrivis à M. Rousseau, une lettre pleine d’amitié, dans laquelle je l’exhortai à reprendre sa première, façon de penser & à accepter la pension.

Quant à l’accablement profond dont M. Rousseau se plaint dans sa lettre au général Conway, & qui lui ôtoit, disoit-il jusqu’à la liberté de son esprit, je fus rassuré à cet égard par une lettre de M. Davenport, qui me marquoit que précisément dans ce tems-là son hôte étoit très-content, très-gai [307] & même très-sociable. Je reconnus là cette foiblesse ordinaire de mon ami, qui veut toujours être un objet d’intérêt en passant pour un homme opprimé par l’infortune, la maladie, les persécutions, lors même qu’il est le plus tranquille & le plus heureux. Son affectation de sensibilité extrême étoit un artifice trop souvent répété pour en imposer à un homme qui le connoissoit aussi bien que moi. D’ailleurs, en le supposant même aussi vivement affecté qu’il le disoit, je n’aurois pu attribuer cette disposition qu’à la prétendue lettre de Roi de Prusse, dont il avoit témoigné tant de chagrin dans les papiers publics.

J’attendis trois semaines sans avoir de réponse. Ce procédé me parut un peu étrange, & je l’écrivis à M. Davenport; cependant a comme j’avois affaire à un homme très-étrange aussi, & que j’attribuois toujours son silence à la petite honte qu’il pouvoit avoir de m’écrire, je ne voulus pas me décourager, & perdre, pour un vain cérémonial, l’occasion de lui rendre un service essentiel. Je renouvellai donc mes sollicitations auprès des Ministres, & je fus assez heureux dans mes soins pour être autorisé à écrire la lettre suivante à M. Rousseau: c’est la premiere dont j’aye conservé une copie.

M. HUME A M. ROUSSEAU

Londres, le 19 Juin 1766.

«Comme je n’ai reçu, Monsieur, aucune réponse de vous, j’en conclus que vous persévérez dans la résolution de refuser les bienfaits de Sa Majesté, tant qu’on en sera un [308] secret. Je me suis en conséquence adressé au général Conway pour faire supprimer cette condition, & j’ai été assez heureux pour obtenir de lui la promesse d’en parler au Roi. Il faut seulement, m’a-t-il dit, que nous sachions préalablement de M. Rousseau s’il est disposé à accepter une pension qui lui seroit accordée publiquement, afin que Sa Majesté ne soit pas exposée à un second refus. Il m’a autorisé à vous écrire là-dessus, & je vous prie de me faire savoir votre résolution le plutôt que vous pourrez. Si vous m’envoyez votre consentement, ce que je vous prie instamment de faire, je fais que je peux compter sur les bons offices du duc de Richmond pour appuyer la demande du général Conway, ainsi je ne doute nullement du succès. Je suis, mon cher Monsieur, très-sincérement tout à vous.»

D. H.

Je reçus au bout de cinq jours la réponse suivante.

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Wooton, le 23 Juin 1766.

«Je croyois, Monsieur, que mon silence interprété par votre conscience en disoit allez; mais puisqu’il entre dans vos vues de ne pas l’entendre, je parlerai. Vous vous êtes mal caché, je vous connois & vous ne l’ignorez pas. Sans liaisons antérieures, sans querelles, sans démêlés, sans nous [309] connoître autrement que par la réputation littéraire, vous vous empressez à m’offrir vos amis & vos soins; touché de votre générosité, je me jette entre vos bras; vous m’amenez en Angleterre, en apparence pour m’y procurer un asyle; & en effet pour m’y déshonorer. Vous vous à appliquez à cette noble œuvre avec un zele digne de votre coeur & avec un succès digne de vos talens. Il n’en falloit pas tant pour réussir: vous vivez dans le monde, & moi dans la retraite; le public aime à être trompé, & vous êtes fait pour le tromper. Je connois pourtant un homme que vous ne tromperez pas: c’est vous-même. Vous savez avec quelle horreur mon coeur repoussa le premier soupçon de vos desseins. Je vous dis, en vous embrassant, les yeux en larmes, que, si vous n’étiez pas le meilleur des hommes, il falloit que vous en fussiez le plus noir. En pensant à votre conduite secrete, vous vous direz quelquefois que vous n’êtes pas le meilleur des hommes, & je doute qu’avec cette idée vous en soyez jamais le plus heureux.»

«Je laisse un libre cours aux manœuvres de vos amis, aux vôtres, & je vous abandonne avec peu de regret ma réputation pendant ma vie, bien sûr qu’un jour on nous se rendra justice à tous deux. Quant aux bons offices en matiere d’intérêt avec lesquels vous vous masquez je vous se en remercie & vous en dispense. Je me dois de n’avoir se plus de commerce avec vous, & de n’accepter pas même à mon avantage, aucune affaire dont vous soyez le médiateur. Adieu, Monsieur, je vous souhaite le plus vrai bonheur; mais, comme nous ne devons plus rien avoir [310] à nous dire, voici la derniere lettre que vous recevrez de moi.»

J. J. R.

Je lui fis sur le champ la réponse suivante.

M. HUME A M. ROUSSEAU

Ce 26 Juin 1766.

«Comme la conscience me dit que j’en ai toujours agi avec vous de la maniere la plus amicale & que je vous ai donné, en toute occasion les preuves: les plus tendres & les plus actives d’une sincere affection, vous pouvez juger de l’extrême surprise que m’a causée la lecture de votre lettre. Il est aussi impossible de répondre à des accusations si violentes & bornées à de simples généralités, qu’il est impossible de les concevoir. Mais cette affaire ne peut, ne doit pas en rester là. Je suppose charitablement que quelqu’infâme calomniateur m’a noirci auprès de vous; mais en ce cas, le devoir vous oblige, & je suis persuadé que votre propre inclination vous porte à me donner les moyens de connoître mon accusateur & de me justifier; ce que vous ne pouvez faire qu’en n’instruisant de ce dont on m’accuse. Vous dites que je sais moi-même que je vous ai trahi; mais, je le dis hautement & je le dirai à tout l’Univers: je sais le contraire; je sais que mon amitié pour vous a été sans bornes & sans relâche; &, quoique je vous en aye donné des preuves qui sont universellement [311] connues en France & en Angleterre, le public n’en connoît encore que la plus petite partie. Je demande que vous me nommiez l’homme qui ose affirmer le contraire, & sur-tout je demande qu’il cite une circonstance dans laquelle je vous aye manqué. Vous le devez à moi; vous le devez à vous-même; vous le devez à la vérité, à l’honneur à la justice, à tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. C’est comme innocent car, je ne dirai pas comme votre ami, je ne dirai pas comme votre bienfaiteur; c’est, je le répete, comme innocent, que je réclame le droit de prouver mon innocence & de confondre les scandaleuses faussetés qu’on peut avoir forgées contre moi. J’espere que M. Davenport, à qui j’ai envoyé une copie de votre lettre & qui lira celle-ci avant de vous la remettre, appuyera ma demande & vous dira qu’elle est juste. J’ai heureusement conservé la lettre que vous m’avez écrite après votre arrivée à Wootton, & où vous me marquez dans les termes les plus, forts, & même dans des tems trop forts, combien vous êtes sensible aux foibles efforts que j’ai faits pour vous être utile. Le petit commerce de lettres que nous avons eu ensuite n’a eu pour objet, de ma part, que des vues dictées par l’amitiés. Dites-moi donc ce qui, depuis ce tems-là a pu vous offenser; dites-moi de quoi l’on m’accuse; dites-moi quel est mon accusateur; & quand vous aurez rempli ces conditions à ma satisfaction & à celle de M. Davenport, vous aurez encore beaucoup de peine à vous justifier d’employer des expressions si outrageantes contre un homme avec qui vous avez été étroitement [312] lié, & qui méritoit, à plusieurs titres, d’être traité par vous avec plus d’égards & de décence.»

«M. Davenport sait tout ce qui s’est passé relativement à vôtre pension, parce qu’il m’a paru nécessaire que la personne qui s’est chargée de vous procurer un établissement, connoisse exactement l’état de votre fortune, afin qu’elle ne soit pas tentée d’exercer à votre égard des actes de générosité, qui, en parvenant par hasard à votre connoissance, pourroient vous donner quelque sujet de mécontentement.»

«Je suis, Monsieur, &c. D. H.»

Le crédit de M. Davenport me procura, au bout de trois semaines, l’énorme lettre qu’on va lire, & qui a du moins cet avantage pour moi qu’elle confirme toutes les circonstances importantes de mon récit, J’y joindrai quelques notes qui ne tomberont que sur des faits que M. Rousseau a présentés peu fidellement, & je laisserai à mes lecteurs à juger lequel de nous, deux mérite le plus de confiance.

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Wootton, le 10 Juillet 1766.* [*Les notes de M. Hume sont distinguées par deschiffres & imprimes en caracteres romains; celles de M. Rousseau sont distinguées par étoile & imprimées en caracteres italiques. Note des Editeurs.]

«Je suis malade, Monsieur, & peu en état d’écrire; mais vous voulez une explication, il faut vous la donner. [313] Il n’a tenu qu’à vous de l’avoir depuis long-tems:* [*M. Rousseau ne m’a assurément jamais donné lieu de lui demander une explication. Si, pendant que nous avons vécu ensemble, il a eu quelques-uns des indignes soupçons dont cette lettre est remplie, il les a tenus bien secrets.] vous n’en voulûtes point alors, je me tus; vous la voulez aujourd’hui, je vous l’envoie. Elle sera longue, j’en suis fâché; mais j’ai beaucoup à dire, & je n’y veux pas revenir à deux fois.»

«Je ne vis point dans le monde; j’ignore ce qui s’y passe; je n’ai point de parti, point d’associé, point d’intrigue; on ne me dit rien, je ne sais que ce que je sens; mais comme onme le fait bien sentir, je le sais bien. Le premier soin de ceux qui trament des noirceurs, est de se mettre à couvert des preuves juridiques; il ne feroit pas bon leur intenter procès. La conviction intérieure admet un autre genre de preuves qui reglent les sentimens d’un honnête homme. Vous saurez sur quoi sont fondés les miens.»

«Vous demandez avec beaucoup de confiance qu’on vous nomme votre accusateur. Cet accusateur, Monsieur, est le seul homme au monde qui, déposant contre vous, pouvoitse faire écouter de moi; c’est vous-même. Je vais me livrer sans réserve & sans crainte à mon caractere ouvert; ennemi detout artifice, je vous parlerai avec la même franchise quesi vous étiez un autre en qui j’eusse toute la confiance que je n’aiplus en vous. Je vous ferai l’histoire des mouvemens demon ame & de ce qui les a produits, & nommant A. Hume en tierce personne, je vous serai juge vous-même de[314] ce que je dois penser de lui. Malgré la longueur de ma lettre, je n’y suivrai point d’autre ordre que celui de mes idées, commençant par les indices & finissant par la démonstration.»

«Je quittois la Suisse, fatigué de traitemens barbares, mais qui du moins ne mettoient en péril que ma personne & laissaient mon honneur en sureté. Je suivois les mouvemens de mon coeur pour aller joindre Mylord Maréchal; quand jereçus à Strasbourg de M. Hume l’invitation la plus tendrede passer avec lui en Angleterre, où il me promettoit l’accueil le plus agréable, & plus de tranquillité que je n’y en ai trouvé. Je balançai entre l’ancien ami & le nouveau, j’eus tort; jepréférai ce dernier, j’eus plus grand tort: mais le plaisir de connoître par moi-même une nation célebre dont on me disoit tant de mal & tant de bien, l’emporta. Sûr de ne pas perdre George Keith, j’étois flatté d’acquérir David Hume. Son mérite, les rares talens, l’honnêteté bien établie de son caractere me faisoient desirer de joindre son amitié à celle dont m’honoroit son illustre compatriote; & je me faisois une sorte de gloire de montrer un bel exemple aux gens de Lettres, dans l’union sincere de deux hommes dont les principes étoient si différens.»

«Avant l’invitation du Roi de Prusse & de Mylord Maréchal, incertain sur le lieu, de ma retraite, j’avois demandé & obtenu parmes amis un passe-port de la Cour de France, dont je me servis pour aller à Paris joindre M. Hume. Il vit, & vit trop peut-être, l’accueil que je reçus d’un grand Prince, & j’ose dire, du public. Je prêtai par devoir, [315] mais avec répugnance à cet éclat, jugeant combien l’envie de mes ennemis en seroit irritée. Ce fut un spectacle bien doux pour moi que l’augmentation sensible de bienveillance pour M. Hume, que la bonne œuvre qu’il alloit faire produisit dans tout Paris. Il devoit en être touché comme moi; je ne fais s’ille fut de la même maniere.»

«Nous partons avec un de mes amis qui, presqu’uniquement pour moi faisoit le voyage d’Angleterre. En débarquant à Douvres, transporté de toucher enfin cette terre de liberté & d’y être amené par cet homme illustre, je lui faute au cou, je l’embrasse étroitement sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers & de larmes qui parloient assez. Ce n’est pas la seule fois ni la plus remarquable où il ait pu voir en moi les saisissemens d’un coeur pénétré. Je ne sais ce qu’il fait de ces souvenirs, s’ils lui viennent; j’ai dans l’esprit qu’il en doit quelquefois être importuné.»

«Nous sommes fêtés arrivant à Londres. On s’empresse dans tous les états à me marquer de la bienveillance & de l’estime. M. Hume me présente de bonne grace à tout le monde; il étoit naturel de lui attribuer, comme je faisois, la meilleure partie de ce bon accueil: mon coeur étoit plein de lui, j’en parlois à tout le monde, j’en écrivois à tous mes amis; mon attachement pour lui prenoit chaque jour de nouvelles forces; le sien paroissoit pour moi des plus tendres, il m’en a quelquefois donné des marques dont je me suis senti très-touché. Celle de faire faire mon portrait en grand ne fut pourtant pas de ce nombre. Cette fantaisie me parut trop affichée, & j’y trouvai je ne sais quel air [316] d’ostentation qui ne me plut pas. C’est tout ce que j’aurois pu passer à M. Hume s’il eût été homme à jetter son argent par les fenêtres, & qu’il eût eu dans une galerie tous les portraits de ses amis. Au reste, j’avouerai sans peine qu’en cela je puis avoir tort.»* [*Voici le fait. M. Ramsay mon ami, peintre distingué & homme de mérite, me proposa de faire le portrait, de M. Rousseau; & lorsqu’il l’eût commencé, il me dit que son intention étoit de m’en faire présent. Ainsi ce n’est point à moi que l’idée, en vint, & ce portrait ne me coûta rien. M. Rousseau s’est également mépris, & lorsqu’il me fait un compliment sur cette prétendue galanterie de ma part dans sa lettre du 29 mars, & lorsqu’il s’en moque dans celle-ci.]

«Mais ce qui me parut un acte d’amitié & de générosité des plus vrais & des plus estimables, des plus dignes en un mot de M. Hume, ce fut le soin qu’il prit de solliciter pour moi de lui-même une pension du Roi, à laquelle je n’avois assurément aucun droit d’aspirer. Témoin du zele qu’il mit à cette affaire, j’en sus vivement pénétré: rien, ne pouvoit plus me flatter qu’un service de cette espece; non pour l’intérêt assurément; car trop attaché peut-être à ce que je posséde, je ne sais point desirer ce que je n’ai pas, & ayant par mes amis & par mon travail du pain suffisamment pour vivre, je n’ambitionne rien de plus; mais l’honneur de recevoir des témoignages de bonté, je ne dirai pas d’un si grand Monarque, mais d’un si bon mari, d’un si bon maître, d’un si bon, ami, & sur-tout d’un si honnête homme, m’affectoit sensiblement; & quand je considérois encore dans cette grace, que le Ministre qui l’avoit obtenue étoit la probité vivante, cette probité si utile aux peuples, & si [317] rare dans son état, je ne pouvois que me glorifier d’avoir pour bienfaiteurs trois des hommes du monde que j’aurois le plus desirés pour amis. Aussi, loin de me refuser à la pension offerte, je ne mis pour l’accepter qu’une condition nécessaire, savoir, un consentement dont, sans manquer àmon devoir, je ne pouvois me passer.»

«Honoré des empressemens de tout le monde, je tâchois d’y répondre convenablement. Cependant ma mauvaise fauté & l’habitude de vivre à la campagne me firent trouver le séjour de la ville incommode. Aussi-tôt les maisons de campagne se présentent en foule; on m’en offre à choisir dans toutes les provinces. M. Hume se charge des propositions, il me les fait, il me conduit même à deux ou trois campagnes voisines; j’hésite long-tems sur le choix; il augmentoit cette incertitude. Je me détermine enfin pour cette province & d’abord M. Hume arrange tout; les embarras s’applanissent; je pars, j’arrive dans cette habitation solitaire, commode, agréable; le maître de la maison prévoit tout, pourvoit à tout; rien ne manque. Je suis tranquille, indépendant;, voilà le moment si desiré où tous mes maux doivent finir. Non, c’est-là qu’ils commencent, plus cruels que je ne les avois encore éprouvés.»

«J’ai parlé jusqu’ici d’abondance de coeur, & rendant avec le plus grand plaisir justice aux bons offices de M. Hume. Que ce qui me reste à dire, n’est-il de même nature! Rien ne me coûtera jamais de ce qui pourra l’honorer. Il n’est permis de marchander sur le prix des bienfaits que quandon nous accuse d’ingratitude, & M. Hume m’en accuse [318] aujourd’hui. J’oserai donc faire une observation qu’il rend nécessaire. En appréciant ses soins par la peine & le tems qu’ils lui coûtoient, ils étoient d’un prix inestimable, encore plus par sa bonne volonté: pour le bien réel qu’ils m’ont fait ils ont plus d’apparence que de poids. Je ne venois point comme un mendiant quêter du pain en Angleterre, j’y apportois le mien j’y venois absolument chercher un asyle & il est ouvert à tout étranger. D’ailleurs je n’y étois point tellement inconnu qu’arrivant seul, j’eusse manqué d’assistance & de services. Si quelques personnes m’ont recherché pour M. Hume, d’autres aussi m’ont reçherché pour moi;&, par exemple, quand M. Davenport voulut bien m’offrir l’asyle que j’habite, ce ne fut pas pour lui qu’il ne connoissoit point, & qu’il vit seulement pour le prier de faire d’appuyer son obligeante proposition. Ainsi quand M. Hume tâche aujourd’hui d’aliéner de moi cet honnête homme, il cherche à m’ôter ce qu’il ne m’a pas donné.* [*Rousseau me juge mal & devroît meconnoître mieux. Depuis notre rupture, j’ai écrit à M. Davenport pour l’engager à conserver les mêmes bontés à malheureux hôte.] Tout ce qui s’est fait de bien, se seroit fait sans lui à-peu-près demême, & peut-être mieux; mais le mal ne se fut point fait; car pourquoi ai-je des ennemis en Angleterre? Pourquoi ces ennemis sont-ils précisément les amis de M. Hume? Qui est-ce qui a pu m’attirer leur inimitié? Ce n’est pas moi qui ne les vis de ma vie & qui ne les connois pas; je n’en aurois aucun, si j’y étois venu seul.»* [*Etranges effets d’une imagination blessée! M. Rousseau ignore, dit-il ce qui se passe dans le monde, & il parle cependant des ennemis qu’il a en Angleterre. D’où le sait-il? Où les voit-il? Il n’y a reçu que des marques de bienfaisance & d’hospitalité. M. Walpole seul avoit fait une plaisanterie sur lui, mais n’étoit point pour cela son ennemi. Si M. Rousseau voyoit les choses comme elles sont, il verroit qu’il n’a eu en Angleterre d’autre ami que moi & d’autre ennemi que lui-même.]

[319] «J’ai parlé jusqu’ici de faits publics & notoires, qui par leur nature & par ma reconnoissance ont eu le plus grand éclat. Ceux qui me restent à dire sont, non-seulement particuliers, mais secrets, du moins dans leur cause, & l’on a pris toutes les mesures possibles pour qu’ils restassent cachés au public; mais, bien connus de la personne intéressée, ils n’en opèrent pas moins sa propre conviction.»

«Peu de tems après notre arrivée à Londres, j’y remarquai dans les esprits, à mon égard, un changement sourd qui bientôt devint très-sensible. Avant que je vinsse en Angleterre, elle étoit un des pays de l’Europe où j’avois le plus de réputation, j’oserois presque dire de considération. Les papiers publics étoient pleins & mes éloges, & il n’y avoit qu’un cri contre mes persécuteurs. Ce ton se soutint à mon arrivée; les papiers l’annoncerent en triomphe; l’Angleterre s’honoroit d’être mon refuge; elle en glorifioit avec justice ses loix & son Gouvernement. Tout-à-coup, & sans aucune cause assignable, ce ton change, mais si fort & si vite que dans tous les caprices du public, on n’en voit gueres de plus étonnant. Le signal fut donné dans un certain magasin, aussi plein d’inepties que de mensonges, où l’Auteur bien instruit ou feignant de l’être, me donnoit pour fils de musicien. Dès ce moment les imprimés ne parlerent [320] plus de moi que d’une maniere équivoque ou malhonnête. Tout ce qui avoit trait à mes malheurs étoit déguisé, altéré présenté sous un faux jour, & toujours le moins à mon avantage qu’il étoit possible. Loin de parler de l’accueil quej’avois reçu à Paris, & qui n’avoit fait que trop de bruit, on ne supposoit pas même que j’eusse osé paroître dans cette ville, & un des amis de M. Hume fut très-surpris quand je lui dis quej’y avois passé.»

«Trop accoutumé à l’inconstance du public pour m’en affecter, encore je ne laissois pas d’être étonné de ce changement si brusque, de ce concert si singuliérerment unanime, que pas un de ceux qui m’avoient tant loué absent, ne parut, moi présent, se souvenir de mon existence. Je trouvois bizarre que précisément après le retour de M. Hume qui a tant de crédit à Londres, tant d’influence sur les gens de Lettres & les Libraires, & de si grandes liaisons avec eux, sa présence eût produit un effet si contraire à celui qu’on en pouvoit attendre; que, parmi tant d’écrivains de toute espece, pas un de ses amis ne se montrât le mien; & l’on voyoit bien que ceux qui parloient de moi n’étoient pas ses ennemis, puisqu’en faisant sonner son caractere public, ils disoient que j’avois traversé la France sous sa protection, à la faveur d’un passe-port qu’il m’avoit obtenu de la Cour, & peu s’en falloit qu’ils ne fissent entendre que j’avois fait le voyage à sa suite & à ses frais.»

«Ceci ne signifioit rien encore & n’étoit que singulier; mais ce qui l’étoit davantage fut que le ton de ses amis ne changea pas moins avec moi que celui du public. Toujours,[321] je me fais un plaisir de le dire, leurs soins, leurs bons offices ont été les mêmes, & très-grands en ma faveur; mais loin de me marquer la même estime, celui sur-tout dont je veux parler & chez qui nous étions descendus à notre arrivée, accompagnoit tout cela de propos si durs & quelquefois si choquans, qu’on eût dit qu’il ne cherchoit à m’obliger que pour avoir droit de me marquer du mépris.* [*Il s’agit ici de M. Jean Stewart, mon ami, qui a reçu M. Rousseau chez lui & lui a rendu tous les bons offices qu’il a pu lui rendre. En se plaignant de ses procédés, M.Rousseau a oublié qu’il lui a écrit de Wootton même, une lettre pleine de témoignages de reconnoissance les plus expressifs & les plus justes. Ce que M. Rousseau ajoute sur le frere Stewart, n’est ni vrai ni honnête.] Son frere, d’abord très-accueillant, très-honnête, changea bientôt avec si peu de mesure, qu’il ne daignoit pas même dans leur propre maison me dire un seul mot, ni me rendre le salut, ni aucun des devoirs que l’on rend chez soi aux étrangers. Rien cependant n’étoit survenu de nouveau que l’arrivée de J. J. Rousseau & de David Hume; & certainement la cause de ces changemens ne vint pas de moi; à moins que trop de simplicité, de discrétion, de modestie ne soit un moyen de mécontenter les Anglois.»

«Pour M. Hume, loin de prendre avec moi un ton révoltant, il donnoit dans l’autre extrême. Les flagorneries m’ont toujours été suspectes. Il m’en a fait de toutes les façons,* [*J’ en dirai seulement une qui m’a fait rire; c’étoit de faire en sorte, quand je venois le voir, que je trouvasse toujourssur la table un Tome de l’Héloïse; comme si je ne connoissois pas assez le goût de M.Hume, pour être assuré que de tous les livres qui existent, l’Héloïse doit être pour lui le plus ennuyeux.] au point de me forcer, n’y pouvant tenir davantage,* [*On peut juger par les deux premieres lettres de M. Rousseau, que j’ai publiées à dessein, de quel côté les flagorneries ont commencé. Au reste, j’aimois & j’estimois M. Rousseau, & j’avois du plaisir à le lui marquer. Peut-être en effet l’ai je trop loué, mais je peux assurer qu’il ne s’en est jamais plaint.] [322] à lui en dire mon sentiment. Sa conduite le dispensoitfort de s’étendre en paroles; cependant, puisqu’il envouloit dire, j’aurois voulu qu’à toutes ces louanges fades il eût substitué quelquefois la voix d’un ami; mais je n’ai jamais trouvé dans son langage rien qui sentit la vraie amitié, pas même dans la façon dont il parloit de moi à d’autres en ma présence. On eût dit qu’en voulant me faire des patrons il cherchoit à m’ôter leur bienveillance, qu’il vouloit plutôt que j’en fusse assisté qu’aimé; & j’ai quelquefois été surpris du tour révoltant qu’il donnoit à ma conduite près des gens qui pouvoient s’en offenser. Un exemple éclaircira ceci. M. Penneck du Musaeum, ami de Mylord Maréchal & pasteur d’une paroisse où l’on vouloit m’établir, vint nous voir. M. Hume, moi présent, lui fait mes excuses de ne l’avoir pas prévenu; le docteur Maty, lui dit-il, nous avoit invités pour jeudi au Musaeum où M. Rousseau devoit vous voir; mais il préféra d’aller avec Madame Garrick à la comédie; on ne peut pas faire tant de choses en un jour.* [*Je ne me rappelle pas un mot de toute cette histoire; mais ce qui me dispense d’y ajouter foi, c’est que je me souviens très-bien que nous avions pris deux jours différens pour visiter le Musaeum & pour aller à la comédie.] Vous m’avouerez, Monsieur, que c’étoit-là une étrange façon de me capter la bienveillance de M. Penneck.»

«Je ne sais ce qu’avoit pu dire en secret M. Hume à ses [323] connoissances; mais rien n’étoit plus bizarre que leur façon si d’enuser avec moi de son aveu, souvent même par son assistance. Quoique ma bourse ne fût pas vide, que je n’eusse si besoin de celle de personne, & qu’il le fût très-bien, l’on eût dit que je n’étois-là que pour vivre aux dépens du public, & qu’il n’étoit question que de me faire l’aumône, de maniere à m’en sauver un peu l’embarras;* [*J’imagine que M. Rousseau veut parler ici de deux ou trois diners qui lui furent envoyés de la maison de M. Stewart lorsqu’il voulut manger chez lui; & ce n’étoit pas pour lui épargner la dépense d’un repas, mais seulement parce qu’il n’y avoit pas de traiteur dans le voisinage. Je demande pardon aux Lecteurs de les entretenir de semblables détails.] je puis dire que cette affectation continuelle & choquante est une des choses qui m’ont fait prendre le plus en aversion le séjour deLondres. Ce n’est surement pas sur ce pied qu’il faut présenter en Angleterre un homme à qui l’on veut attirer un peu de considération: mais cette charité peut être bénignement interprétée, & je consens qu’elle le soit. Avançons.»

«On répand à Paris une fausse lettre du roi de Prusse, à moi adressée & pleine de la plus cruelle malignité. J’apprends avec surprise que c’est un M. Walpole, ami de M. Hume, qui répand cette lettre; je lui demande si cela est vrai; mais pour toute réponse il me demande de qui je le tiens. Un moment auparavant, il m’avoit donné une carte pour ce même M. Walpole, afin qu’il se chargeât de papiers qui m’importent, & que je veux faire venir de Paris ensureté.»

[324] «J’apprends que le fils du* [*Nous n’avons pas été autorisés à supprimer cette injure: mais elle est trop grossiere & trop gratuite pour blesser le célébré & estimable Médecin sur qui elle tombe. Note des Editeurs.] jongleur Tronchin, mon plus mortel ennemi, est non-seulement l’ami, le protégé de M. Hume, mais qu’ils logent ensemble, & quand M. Hume voit que je sais cela, il m’en fait la confidence, m’assurant que le fils ne ressemble pas au pere. J’ai logé quelques nuits dans cette maison, chez M. Hume, avec ma gouvernante, & à l’air, à l’accueil dont nous ont honorésses hôtesses, qui sont tes amies, j’ai jugé de la façon dont lui ou cet homme qu’il dit ne pas ressembler à son pere, ont pu leur parler d’elle & de moi.»* [*Me voilà donc accusé de trahison parce que je suis l’ami de M. Walpole, qui a fait une plaisanterie sur M. Rousseau; parce que le fils d’un homme, que M. Rousseau n’aime pas, se trouve par hasard logé dans là même maison que moi; parce que mes hôtesses, qui ne savent pas un mot de François, ont regardé M. Rousseau froidement!.... Au reste, j’ai dit seulement à M. Rousseau que le jeune Tronchin n’avoit pas contre lui les mêmes, préventions que son pere.]

«Ces faits combinés entr’eux & avec une certaine apparence générale, me donnent insensiblement une inquiétude que je repousse avec horreur. Cependant les lettres que j’écris n’arrivent pas; j’en reçois qui ont été ouvertes;& toutes ont passé par les mains de M. Hume.* [*Ces imputations d’indiscrétions & d’infidélité sont si odieuses, & les preuves en sont si ridicules, que je me crois dispensé d’y répondre.] Si quelqu’une lui échappe, il ne peut cacher l’ardente avidité de la voir. Un soir, je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé.* [*Il faut dire ce que c’est que cette manœuvre. J’écrivois sur la table de M. Hume, en son absence, une réponse à une lettre que je venois de recevoir. Il arrive, très-curieux de savoir ce que j’écrivois? & ne pouvant presque s’abstenir d’y lire. Je ferme ma lettre sans la lui montrer, & comme je la mettois dans ma poche, il la demande avidement, disant qu’il l’enverra le lendemain jour de poste. La lettre reste sur sa table. Lord Newnham arrive, M. Hume sort un moment; je reprends ma lettre, disant que j’aurai le tems de l’envoyer le lendemain. Lord Newnham m’offre de l’envoyer parle paquet de M. l’Ambassadeur de France, j’accepte. M Hume rentre tandis que Lord Newnham fait son enveloppe, il tire son cachet. M Hume offre le sien avec tant d’empressement qu’il faut s’en servir par préférence. On sonne, Lord Newnham donne la lettre au laquais de M. Hume pour la remettre au sien qui attendoit en bas avec son carrosse, afin qu’il la porte chez M. l’Ambassadeur. A peine le laquais de M. Hume étoit hors de la porte que je me dis, je parie que le maître vs le suivre: il n’y manqua pas. Ne sachant comment laisser seul Mylord Newnham, j’hésitai quelque tems avant que de suivre à mon tour M. Hume; je n’apperçus rien, mais il vit très-bien que j’étois inquiet. Ainsi, quoique je’n’aye reçu aucune réponse à ma lettre, je ne doute pas qu’elle ne soit parvenue; mais je doute un peu, l’avoue, qu’elle n’ait pas été lue auparavant.] Après le souper, gardant [325] tous deux le silence au coin de son feu, je mapperçois qu’il me fixe comme il lui arrivoit souvent & d’une maniere dont l’idée est difficile à rendre. Pour cette fois, un regard sec, ardent, moqueur & prolongé devint plus qu’inquiétant. Pour m’en débarrasser, j’essayai de le fixer à mon tour; mais en arrêtant mes yeux sur les siens, je sens un frémissement inexplicable, & bientôt je suis forcé de les baisser. La physionomie & le ton du bon David sont d’un bon homme mais où, grand Dieu! ce bon homme emprunte-t-il les yeux dont il fixe les amis?»

«L’impression de ce regard me reste & m’agite; mon trouble augmente jusqu’au saisissement: si l’épanchement n’eût succédé, j’étouffois. Bientôt un violent remords me gagne; je m’indigne de moi-même; enfin dans un transport[326] que je nie rappelle encore avec délices, je m’élanceà son cou, je le serre étroitement; suffoqué de sanglots inondé de larmes, je m’écrie d’une voix entre coupée: Non, non David Hume n’est pas un traître; s’il n’étoit le meilleur des hommes, il faudroit qu’il en fût le plus noir.* [*Tout le dialogue de cette scene est artificieusement concerté pour préparer & sonder une partie de la fable tissue dans cette lettre. On verra ce que j’ai à dire sur cet article dans ma réponse à M. Rousseau.] David Hume me rend poliment mes embrassemens& tout en me frappant de petits coups sur le dos, me répete plusieurs fois d’un ton tranquille: Quoi, mon cher Monsieur! Eh, mon cher Monsieur! Quoi donc, mon cher Monsieur! Il ne me dit rien de plus, je sens que mon coeur se resserre; nous allons nous coucher, & je pars le lendemain pour la province. Arrivé dans cet agréable asyle où j’étois venu chercher le repos de si loin, je devois le trouver dans une maison solitaire, commode & riante, dont le maître, homme d’esprit & de mérite, n’épargnoit rien de ce qui pouvoit m’en faire aimer le séjour. Mais quel repos peut-on goûter, dans la vie quand le coeur est agité! Troublé de la plus cruelle incertitude, & ne sachant que penser d’un homme que je devois aimer, je cherchai à me délivrer de ce doute funeste en rendant ma confiance à mon bienfaiteur. Car, pourquoi, par quel caprice inconcevable eût-il eu tant de zele à l’extérieur pour mon bien-être, avec des projets secrets contre mon honneur? Dans les observations qui m’avoient inquiété, chaque fait en lui-même étoit peu de chose, il n’y avoir que leur concours [327] d’étonnant, & peut-être instruit d’autres faits que j’ignorois, M. Hume pouvoit-il, dans un éclaircissement, me donner une solution satisfaisante. La seule chose inexplicable ôtoit qu’il se fût refusé à un éclaircissement que son honneur & son amitié pour moi rendoient également nécessaire. Je voyois qu’il y avoit là quelque chose que je ne comprenois pas & que je mourois d’envie d’entendre. Avant doncde me décider absolument sur son compte, je voulus faire un dernier effort & lui écrire pour le ramener, s’il se laissoit séduire à mes ennemis, ou pour le faire expliquer de maniere ou d’autre. Je lui écrivis une lettre qu’il dût trouver fort naturelle* [*Il paroît par ce qu’il m’écrit en dernier lieu, qu’il est très-content de cette lettre, & qu’il la trouve sort bien.] s’il étoit coupable, mais fort extraordinaire s’il ne l’étoit pas: car, quoi de plus extraordinaire qu’une lettre pleine de gratitude sur ses services & d’inquiétude sur ses sentimens, & où, mettant, pour ainsi dire, ses actions d’un côté & ses intentions de l’autre, au lieu de parler des preuves d’amitié qu’il m’avoit données, je le prie de m’aimer à cause du bien qu’il m’avoit fait?* [*Ma réponse à cela est dans la lettre même de M. Rousseau du 22 Mars, où l’on trouve le ton de la plus grande cordialité, sans aucune réserve, sans la moindre apparence soupçon.] Je n’ai pas pris mes précautions d’assez loin pour garder une copie de cette lettre; mais, puisqu’il les a prises lui, qu’il la montre; & quiconque la lira, y voyant un homme tourmenté d’une peine secrete, qu’il veut faire entendre & qu’il n’ose dire, sera curieux, je m’assure, de savoir quel [328] éclaircissement cette lettre aura produit, sur-tout à la suite de la scene précédente. Aucun, rien du tout. M. Hume se contente en réponse, de me parler des soins obligeans que M. Davenport se propose de prendre en ma faveur. Du reste, pas un mot sur le principal sujet de ma lettre, ni sur l’état de mon coeur dont il devoit si bien voir le tourment. Je fus frappé de ce silence encore plus que je ne l’avois été de son flegme à notre dernier entretien. J’avois tort, ce silence étoit fort naturel après l’autre & j’aurois dû m’yattendre. Car, quand on a osé dire en face à un homme: je suistenté de vous croire un traître, & qu’il n’a pas la curiosité de vous demander sur quoi,* [*Tout cela porte sur la même fable. Voyez la note 11.] l’on peut compter qu’il n’aura pareille curiosité de sa vie, & pour peu que les indices le chargent, cet homme est jugé.»

«Après la réception de sa lettre, qui tarda beaucoup, je pris enfin mon parti, & résolus de ne lui plus écrire. Tout me confirma bientôt dans la résolution de rompre avec lui tout commerce. Curieux au dernier point du détail de mes moindres affaires, il ne s’étoit pas borné à s’en informer de moi dans nos entretiens, mais j’appris qu’après avoir commencé par faire avouer à ma gouvernante qu’elle enétoit instruite, il n’avoir pas laissé échapper avec elle un seul tête-à-tête,* [*Je n’ai eu qu’un seul tête-à-tête avec sa gouvernante; ce fut lorsqu’elle arriva à Londres. J’avoue qu’il ne me vint pas dans l’esprit de l’entretenir d’autre chose que de M. Rousseau.] sans l’interroger jusqu’à l’importunité sur mes occupations, sur mes ressources, sur mes [329] amis, sur mes connoissances, sur leurs noms, leur état, leur demeure, & avec une adresse jésuitique, il avoit demandé séparément les mêmes choses à elle & à moi. On doit prendre intérêt aux affaires d’un ami, mais on doit se contenter de ce qu’il veut nous en dire, sur-tout quand il est aussi ouvert, aussi confiant que moi, & tout ce petit cailletage de commerce convient, on ne peut pas plus mal, à un philosophe.»

«Dans le même tems je reçois encore deux lettres qui ont été ouvertes. L’une de M. Boswell, dont le cachet étoit en si mauvais état que M. Davenport, en la recevant, le fit remarquerau laquais de M. Hume; & l’autre de M. d’Ivernois, dans un paquet de M. Hume, laquelle avoit été recachetée au moyen d’unfer chaud qui, mal-adroitement appliqué, avoir brûlé le papier autour de l’empreinte. J’écrivis à M. Davenport pour le prier de garder par-devers lui toutes les lettres qui lui seroient remises pour moi, & de n’en remettre aucune à personne, sous quelque prétexte que ce fût. J’ignore si M. Davenport, bien éloigné de penser que cette précaution pût regarder M. Hume, lui montra ma lettre mais je sais que tout disoit à celui-ci qu’il avoit perdu ma confiance, & qu’il n’en alloit pas moins son train sans s’embarrasser de la recouvrer.»

«Mais que devins-je lorsque je vis dans les papiers publics la prétendue lettre du Roi de Prusse que je n’avois pas encore vue, cette fausse lettre, imprimée en françois & en anglois, donnée pour vraie, même avec la signature du Roi[330] & que j’y reconnus la plume de M. d’Alembert* [*Voyez là-dessus la déclaration de M. d’Alembert imprimée à la fin de cette brochure. Note des Editeurs.] aussi surement que si je lui avois vue écrire?»

«A l’instant un trait de lumiere vint m’éclairer sur la cause secrete du changement étonnant & prompt du public Anglois à mon égard, & je vis à Paris le foyer du complot qui s’exécutoit à Londres.»

«M. d’Alembert autre ami très-intime de M. Hume, étoit depuis long tems mon ennemi caché, & n’épioit que les occasions de me nuire sans se commettre; il étoit le seul des gens de Lettres d’un certain nom & de mes anciennes connoissances qui ne me fût point venu voir,* [*M. Rousseau étoit excédé, disoit-il, des visites qu’il recevoit; doit-il se plaindre que M. d’Alembert qu’il n’aimoit pas, ne l’ait pas importuné de la sienne?] ou qui ne m’eût rien fait dire à mon dernier passage à Paris. Je connoissois ses dispositions secretes, mais je m’en inquiétois peu, me contentant d’en avertir mes amis dans l’occasion. Je me, souviens qu’un jour, questionné sur son compte par M. Hume, qui questionna de même ensuite ma gouvernante, je lui dis que M. d’Alembert étoit un homme adroit & rusé. Il me contredit avec une chaleur dont je m’étonnai, ne sachant pas alors qu’ils étoient si bien ensemble, & que c’étoit sa propre cause qu’il défendoit.»

«La lecture de cette lettre m’alarma beaucoup, & sentant que j’avois été attiré en Angleterre en vertu d’un projet quicommençoit à s’exécuter; mais dont j’ignorois le but je sentois le péril sans savoir où il pouvoit être, ni de quoi [331] j’avois à me garantir; je me rappellerai alors quatre mots effrayans de M. Hume, que je rapporterai ci-après. Que penser d’un écrit où l’on me faisoit un crime de mes miseres; qui tendoit à m’ôter la commisération de tout le monde dans mes malheurs; & qu’on donnoit sous le nom du Prince même qui m’avoit protégé, pour en rendre l’effet plus cruel encore? Que devois-je augurer de la suite d’un tel début? Le peuple Anglois lit les papiers publics, & n’est pas déjà trop favorable aux étrangers. Un vêtement qui n’est pas le sien suffit pour le mettre de mauvaise humeur. Qu’en doit attendre un pauvre étranger dans ses promenades champêtres, le seul plaisir de la vie auquel il s’est borné, quand on aura persuadé à ces bonnes gens que cet homme aime qu’on le lapide? ils seront fort tentés de lui en donner l’amusement. Mais ma douleur, ma douleur profonde & cruelle, la plus amere que j’aye jamais ressentie, ne venoit pas du péril auquel j’étois exposé. J’en avois trop bravé d’autres pour être fort ému de celui-là. La trahison* [*Ce faux ami, c’est moi, sans doute; mais cette trahison quelle est-elle? Quel mal ai-je pu fait ou ai-je pu faire à M. Rousseau En me supposant le projet caché de le perdre, comment pouvois-je y parvenir par les services que je lui rendois? Si M. Rousseau en étoit cru, on me trouveroit bien plus imbécille que méchant.] d’un faux ami dont j’étois la proie, étoit ce qui portoit dans mon coeur trop sensible l’accablement, la tristesse & la mort. Dans l’impétuosité d’un premier mouvement, dont jamais je ne fus le maître, & que mes adroits ennemis savent faire naître pour s’en prévaloir, j’écris des [332] lettres pleines de désordre où je ne déguise ni mon trouble ni mon indignation.»

«Monsieur, j’ai tant de choses à dire qu’en chemin faisant j’en oublie la moitié. Par exemple, une relation enforme de lettre sur mon séjour à Montmorency, fut portée par des Libraires à M. Hume qui me la montra. Je consentis qu’elle fût imprimée, il se chargea d’y veiller; elle n’a jamais paru. J’avois apporté un exemplaire des lettres de M. Du Peyrou, contenant la relation des affaires de Neufchâtel qui me regardent; je les remis aux mêmes Libraires à leur priere, pour les faire traduire & réimprimer; M. Hume se chargea d’y veiller; elles n’ont jamais paru.* [*Les Libraires viennent de me marquer que cette Edition est faite & prête à paroître. Cela peut être, mais c’est trop tard, & qui pis est, trop à propos.] Dès que la fausse lettre du Roi de Prusse & sa traduction parurent, je compris pourquoi les autres écrits restoient supprimés,* [*Il y a environ quatre mois que M. Becket, Libraire, dit à M. Rousseau que c’étoit une maladie sur venue au Traducteur qui avoit retardé cette publication. Au reste, je n’ai jamais promis de donner aucun soin à cette édition, M. Becket m’en est garant.] & je l’écrivis aux Libraires. J’écrivis d’autres lettres qui probablement ont couru dans Londres: enfin j’employai le crédit d’un homme de mérite & de qualité, pour faire mettre dans les papiers une déclaration de l’imposture. Dans cette déclaration, je laissois paroître toute ma douleur & je n’en déguisois pas la cause.»

«Jusqu’ici M. Hume a semblé marches dans les ténebres. Vous l’allez voir désormais dans la lumiere marcher à découvert. Il n’y a qu’à toujours aller droit avec des gens [333] rusés: tôt ou tard ils se décelent par leurs ruses mêmes.»

«Lorsque cette prétendue lettre du Roi de Prusse fut publiée à Londres, M. Hume, qui certainement savoit qu’elle étoit supposée, puisque je le lui avois dit, n’en dit rien, ne m’écrit rien, se tait & ne songe pas même à faire, en faveur de son ami absent, aucune déclaration de la vérité.* [*Personne ne pouvoir se méprendre sur la supposition de la lettre, & d’ailleurs M. Walpole étoit connu pour en être l’Auteur.] Il ne falloit, pour aller au but, que laisser dire & se tenir coi; c’est ce qu’il fit.»

«M. Hume ayant été mon conducteur en Angleterre, y étoit, en quelque façon, mon protecteur, mon patron. S’il étoit naturel qu’il prît ma défense, il ne l’étoit pas moins qu’ayant une protestation publique à faire, je m’adressasse à lui pour cela. Ayant déjà cesse* [*M. Rousseau manque ici de mémoire. Il oublie que seulement huit jours auparavant il m’avoit écrit une lettre très-cordiale. Voyez la lettre du 29 Mars.] de lui écrire, je n’avois garde de recommencer. Je m’adresse à un autre. Premier soufflet sur la joue de mon patron. Il n’en sent rien.»

«En disant que la lettre était fabriquée à Paris, il m’importoit fort peu lequel on entendît de M. d’Alembert ou de son prête-nom M. Walpole; mais en ajoutant que ce qui navroit & déchiroit mon coeur, étoit que l’imposteur avoit des complices en Angleterre, je m’expliquois avec la plus grande clarté pour leur ami qui étoit à Londres, & qui vouloit passer pour le mien. Il n’y avoit certainement que lui seul en Angleterre dont la haine pût déchirer [334] navrer mon coeur. Second soufflet sur la joue de mon patron. Il n’en lent rien.»

«Au contraire, il feint malignement que mon affliction venoit seulement de la publication de cette lettre, afin de me faire passer pour un homme vain qu’une satire affecte beaucoup. Vainou non, j’étois mortellement affligé; il le savoit & ne m’écrivoit pas un mot. Ce tendre ami, qui a tant à coeur que ma bourse soit pleine, se soucie assez peu que mon coeur soit déchiré.Un autre écrit paroît bientôt dans les mêmes feuilles dela même main que le premier, plus cruel encore, s’il étoit possible, & où l’auteur ne peut déguiser sa rage sur l’accueil que j’avois reçu à Paris.* [*Je n’ai aucune connoissance de ce prétendu libelle.] Cet écrit ne m’affecta plus; il ne m’apprenoit rien de nouveau. Les libelles pouvoient aller leur train sans m’émouvoir, & le volage public lui-même se lassoit d’être long-tems occupé du même sujet. Ce n’est pas le compte des comploteurs qui, ayant ma réputation d’honnête homme à détruire, veulent de maniere ou d’autre en venir à bout. Il fallut changer de batterie.»

«L’affaire de la pension n’étoit pas terminée. Il ne fut pas difficile à M. Hume d’obtenir de l’humanité du Ministre & de la générosité du Prince qu’elle le fût. Il fut chargé de me le marquer, il le fit. Ce moment fut, je l’avoue, un des plus critiques de ma vie. Combien il m’en coûta pour faire mon devoir! Mes engagemens précéderas, l’obligation de correspondre avec respect aux bontés du Roi, l’honneur volage public lui [335] d’être l’objet de ses attentions, de celles de son Ministre, le desir de marquer combien j’y étois sensible, même l’avantage d’être un peu plus au large en approchant de la vieillesse, accablé d’ennuis & de maux, enfin l’embarras de trouver une excuse honnête pour éluder un bienfait déjà presqu’accepté; tout me rendoit difficile & cruelle la nécessité d’y renoncer; car il le falloit assurément, ou me rendre le plus vil de tous les hommes, en devenant volontairement l’obligé de celui dont j’étois trahi.»

«Je fis mon devoir, non sans peine; j’écrivis directement à M. le général Conway, & avec autant de respect & d’honnêteté qu’il me fut possible, sans refus absolu, je me défendis pour le présent d’accepter. M. Hume avoit été le négociateur de l’affaire, le seul même qui en eut parlé; non-seulement je ne lui répondis point, quoique ce fût lui qui m’eût écrit, mais je ne dis pas un mot de lui dans ma lettre. Troisieme soufflet sur la joue de mon patron, & pour celui-là, s’il ne le sent pas, c’est assurément sa faute; il n’en sent rien.»

«Ma lettre n’étoit pas claire, & ne pouvoit l’être pour M. le général Conway, qui ne savoit pas à quoi tenoit ce refus, mais elle l’étoit fort pour M. Hume qui le savoit très-bien; cependant il feint deprendre le change tant sur le sujet de ma douleur, que sur celui demon refus, & dans un billet qu’il m’écrit, il me fait entendre qu’on me ménagera la continuation des bontés du Roi si je me ravise sur la pension. En un mot il prétend à toute force, & quoi qu’il arrive, demeurer mon patron malgré moi. Vous jugez bien, [336] Monsieur, qu’il n’attendoit pas de réponse & il n’en eut point.»

«Dans ce même tems à-peu-près, car je ne sais pas les dates, & cette exactitude ici n’eût pas nécessaire, parut lettre de M. de Voltaire à moi adressée avec une traduction Angloise, qui renchérit encore sur l’original. Le noble objet de ce spirituel ouvrage, est de m’attirer le mépris & la haine deceux chez qui je me suis réfugié. Je ne doutai point que mon cher patron n’eût été un des instrumens de cette publication, sur-tout quand je vis qu’en tâchant d’aliéner de moi ceux qui pouvoient en ce pays me rendre la vie agréable, on avoit omis de nommer celui qui m’y avoit conduit. On savoit sans doute que c’étoit un soin superflu & qu’à cet égard rien ne restoit à faire. Ce nom si maladroitement oublié dans cette lettre, me rappella ce que dit Tacite du portrait de Brutus omis dans une pompe funebre, que chacun l’y distinguoit, précisément parce qu’il n’y étoit pas.»

«On ne nommoit donc pas M. Hume; mais il vit avec les gens qu’on nommoit. Il a pour amis tous mes ennemis, on le fait: ailleurs les Tronchin,* [*Je n’ai jamais été assez heureux pour me rencontrer avec M. de Voltaire; il m’a fait seulement l’honneur de m’écrire une lettre il y a environ trois ans. Je n’ai vu de ma vie M. Tronchin, & je n’ai jamais eu le moindre commerce avec lui. Quant à M.d’Alembert, je me fais gloire de sort amitié.] les d’Alembert, les Voltaire; mais il y a bien pis à Londres, c’est que je n’y ai pour ennemis que ses amis. Eh pourquoi y en aurois-je d’autres? Qu’ai-je fait à Lord* [*M. Rousseau voyant dans les papiers publics l’annonce d’une lettre qui lui étoit adressée sous le nom de M. de Voltaire, écrivit à M. Davenport, quiétoit alors à Londres, pour le prier de la lui apporter. Je dis à M. Davenport que la copie imprimée étoit très-fautive; mais que j’en demanderois au Lord Littleton une copie manuscrit qui étoit correcte. Cela suffit à M. Rousseau pour lui faire conclure que le Lord Littleton est son ennemi mortel & mon intime ami, & que nous conspirons ensemble contre lui. Il auroit dû plutôt conclure que la copie, qui avoit été imprimée, ne venoit pas de moi.] Littleton, que je ne[337] connois même pas? Qu’ai-je fait à M. Walpole que je ne connois pas davantage? Que savent-ils de moi, sinon que je suis malheureux & l’ami de leur ami Hume? Que leur a-t-il donc dit, puisque ce n’est que par lui qu’ils me connoissent? Je crois bien qu’avec le rôle qu’il fait, il ne se démasque pas devant tout le monde; ce ne seroit plus être masqué. Je crois bien qu’il ne parle pas de moi à M. le général Conway ni à M. le duc de Richmond, comme il en parle dans ses entretiens secrets avec M. Walpole, & dans sa correspondance secrete avec M. d’Alembert; mais qu’on découvre la trame qui s’ourdit à Londres depuis more arrivée, & l’on verra si M. Hume n’en tient pas les principaux fils.»

«Enfin le moment venu qu’on croit propre à frapper le grand coup, on en prépare l’effet par un nouvel Ecrit satirique qu’on fait mettre dans les papiers.* [*Je n’ai jamais vu cette piece, ni avant ni après sa publication, & tous ceux à qui j’enai parlé n’en ont aucune connoissance.] S’il m’étoit resté jusqu’àlors le moindre doute, comment auroit-il pu tenirdevant cet Ecrit, puisqu’il contenoit des faits qui n’étoient connus que de M. Hume, chargés, il est vrai, pour les rendre odieux au public.»

«On dit dans cet Ecrit que j’ouvre ma porte aux grands & [338] que je la ferme aux petits. Qui est-ce qui sait à qui j’ai ouvert ou fermé ma porte, que M. Hume, avec qui j ‘ai demeuré & par qui sont venus tous ceux que j’ai vus? Il faut en excepter un Grand que j’ai reçu de bon coeur sans le connoître, & que j’aurois reçu de bien meilleur cœur encore si je l’avois connu. Ce fut M. Hume qui me dit son nom quand il fut parti. En l’apprenant j’eus un vrai chagrin que, daignant monter au second étage, il ne fût pas entré au premier.»

«Quant aux petits, je n’ai rien à dire. J’aurois desiré voir moinsde monde; mais, ne voulant déplaire à personne, je me laissois diriger par M. Hume, & j’ai reçu de mon mieux tous ceux qu’il m’a présentés sans distinction de petits ni de grands.»

«On dit dans ce même Ecrit que je reçois mes parens froidement, pour ne rien dire de plus. Cette généralité consisteà avoir une fois reçu assez froidement le seul parent que j’aye hors de Geneve, & cela en présence de M. Hume.* [*Je n’étois pas présent, lorsque M. Rousseau reçut son coussin. Je les vis ensuite ensemble un seul moment sur la terrasse de Buckingham Street.] C’est nécessairement ou M. Hume ou ce parent qui a fourni cet article. Or mon cousin, que j’ai toujours connu pour bon parent & pour honnête homme, n’est point capable de fournir à des satires publiques contre moi. D’ailleurs, borné par son état à la société des gens de commerce, il ne vit pas avec les gens de Lettres, ni avec ceux qui fournissent des articles dans les papiers, encore moins avec ceux quis’occupent à des satires. Ainsi l’article ne vient pas de lui. [339] Tout au plus puis-je penser que M. Hume aura tâché de le faire jaser, ce qui n’est pas absolument difficile, & qu’il aura tourné ce qu’il lui a dit de la manière la plus favorable à ses vues. Il est bond ajouter qu’après ma rupture avec M. Hume j’en avois écrit à ce cousin-là.»

«Enfin, on dit dans ce même Ecrit que je suis sujet à changer d’amis. Il ne faut pas être bien fin pour comprendre à quoi cela prépare.»

«Distinguons. J’ai depuis vingt-cinq & trente ans des amis très-solides. J’en ai de plus nouveaux, mais non moins sûrs, que je garderai plus long-tems si je vis. Je n’ai pas en général trouvé la même sureté chez ceux que j’ai faits parmi les gens de Lettres. Aussi j’en ai changé quelquefois, & j’en changerai tant qu’ils me seront suspects; car je suis bien déterminé à ne garder jamais d’amis par bienséance: je n’en veux avoir que pour les aimer.»

«Si jamais j’eus une conviction intime & certaine, je l’ai que M. Hume a fourni les matériaux de cet Ecrit. Bien plus, non-seulement j’ai cette certitude, mais il m’est clair qu’il a voulu que je l’eusse: car comment supposer un homme aussi fin, assez mal-adroit pour se découvrir à ce point, voulant se cacher?»

«Quel étoit son but? Rien n’est plus clair encore. C’étoit de porter mon indignation à son dernier terme, pour amener avec plus d’éclat le coup qu’il me préparoit. Il fait que pour me faire faire bien des sottises il suffit de me mettre en colere. Nous sommes au moment critique qui montrera s’il a bien ou mal raisonné.»

[340] «Il faut se posséder autant que fait M. Hume, il faut avoir son flegme & toute sa force d’esprit pour prendre le partiqu’il prit après tout ce qui s’étoit passé. Dans l’embarras où j’étois, écrivant à M. le général Conway, je ne pus remplir ma lettre que de phrases obscures dont M. Hume fit, comme mon ami, l’interprétation qu’il lui plut. Supposant donc, quoiqu’il sût très-bien le contraire, que c’étoit clause du secret qui me faisoit de la peine, il obtient de M. le général qu’il voudroit bien s’employer pour la faire lever. Alors cet homme stoïque & vraiment insensible m’écrit la lettre la plus amicale, où il me marque qu’il s’est employé pour faire lever la clause, mais qu’avant toute chose il faut savoir si je veux accepter cette condition, pour ne pas exposer Sa Majesté à un second refus.»

«C’étoit ici le moment décisif, la fin, l’objet de tous ses travaux. Il lui falloit une réponse, il la vouloit. Pour que jene pusse me dispenser de la faire, il envoie à M. Davenport un duplicata de sa lettre, & non content de cette précaution, il m’écrit dans un autre billet qu’il ne sauroit rester plus long-tems à Londres pour mon service. La tête me tourna presque en lisant ce billet. De mes jours je n’ai rien trouvé de plus inconcevable.»

«Il l’a donc enfin cette réponse tant desirée, & se presse déjà d’en triompher. Déjà écrivant à M. Davenport, il me traite d’homme féroce & de monstre d’ingratitude. Mais il lui faut plus. Ses mesures sont bien prises, à ce qu’il pense: nulle preuve contre lui ne peut échapper. Il veut une explication: il l’aura, & la voici.»

[341] «Rien ne la conclut mieux que le dernier trait qui l’amene. Seul prouve tout & sans réplique.»

«Je veux supposer, par impossible, qu’il n’eût rien revenu à M. Hume de mes plaintes contre lui: il n’en sait rien, il les ignore aussi parfaitement que s’il n’eût été faufilé avec personne qui en fût instruit, aussi parfaitement que si durant ce tems il eût vécu à la Chine.* [*Comment aurois-je deviné ces chimériques soupçons; M. Davenport, la seule personne de ma connoissance qui vit alors M. Rousseau, m’assure qu’il les ignoroit parfaitement lui-même.] Mais ma conduite immédiate entre lui & moi; les derniers mots si frappans que je lui dis à Londres; la lettre qui suivit pleine d’inquiétude & de crainte; mon silence obstiné plus énergique que des paroles; ma plainte amere & publique au sujet de la lettre de M. d’Alembert; ma lettre au Ministre, qui ne m’a point écrit, en réponse à celle qu’il m’écrit lui-même, & dans laquelle je ne dis pas un mot de lui; enfin mon refus, sans daigner m’adresser à lui, d’acquiescer à une affaire qu’il à traitée en ma faveur, moi le sachant, & sans opposition de ma part; tout cela parle seul du ton le plus fort, je ne dis pas à tout homme qui auroit quelque sentiment dans l’ame, mais à tout homme qui n’est pas hébété.»

«Quoi! après que j’ai rompu tout commerce avec lui depuis près de trois mois, après que je n’ai répondu à pas une de ses lettres, quelqu’important qu’en fût le sujet, environné des marques publiques & particulieres de l’affliction que son infidélité me cause, cet homme éclairé, ce beau génie naturellement si clair-voyant & volontairement si stupide, ne [342]voit rien, n’entend rien, ne sent rien, n’est ému de rien & sans un seul mot de plainte, de justification, d’explication, il continue à se donner, malgré moi, pour moi les soins les plus grands, les plus empresses! il m’écrit affectueusement qu’il ne peut rester à Londres plus long-tems pour mon service; comme si nous étions d’accord qu’il y restera pour cela! Cet aveuglement, cette impassibilité, cette obstination ne sont pas dans la nature, il faut expliquer cela par d’autres motifs. Mettons cette conduite dans un plus grand jour, car c’est un point décisif.»

«Dans cette affaire il faut nécessairement que M. Hume soit le plus grand ou le dernier des hommes, il n’y a pas de milieu. Reste à voir lequel c’est des deux.»

«Malgré tant de marques de dédain de ma part, M. Hume avoit-il l’étonnante générosité de vouloir me servir sincerement? Il savoit qu’il m’étoit impossible d’accepter ses bons offices tant que j’aurois de lui les sentimens que j’avois conçus. Il avoit éludé l’explication lui-même. Ainsi me servant sans se justifier il rendoit ses soins inutiles; il n’étoit donc pas généreux.»

«S’il supposoit qu’en cet état j’accepterois ses soins, il supposoit donc que j’étois un infâme. C’étoit donc pour un homme qu’il jugeoit être un infâme qu’il sollicitoit avec tant d’ardeur une pension du Roi? Peut-on rien penser de plus extravagant.»

«Mais que M. Hume, suivant toujours son plan, se soit dit àlui-même: voici le moment de l’exécution, car, pressant Rousseau d’accepter la pension, il faudra qu’il l’accepte ou[343] qu’il la refuse. S’il l’accepte, avec les preuves que j’ai en main, je le déshonore complétement; s’il la refuse après l’avoir acceptée on a levé tout prétexte, il faudra qu’il dise pourquoi.C’est-là que je l’attends; s’il m’accuse il est perdu.»

«Si, dis-je, M. Hume a raisonné ainsi, il a fait une chose fort conséquente à son plan, & par-là même ici fort naturelle, & il n’y a que cette unique façon d’expliquer sa conduite dans cette affaire; car elle est inexplicable dans toute autre supposition: si ceci n’est pas démontré, jamais rien ne le sera.»

«L’état critique où il m’a réduit me rappelle bien fortement les quatre mots dont j’ai parlé ci-devant, & que je lui entendis dire & répéter dans un tems où je n’en pénétrois gueres la force. C’étoit la premiere nuit qui suivit notre départ de Paris. Nous étions couchés dans la même chambre, & plusieurs fois dans la nuit, je l’entends s’écrier en François avec une véhémence extrême:* [*Je ne saurois répondre de ce que je dis en rêvant, & je sais encore moins si c’est en François que je rêve; mais M. Rousseau, qui ne sait pas si je dormois ou si je veillois quand je prononçois ces terribles paroles avec une si terrible voix, est-il certain d’a voir été bien éveillé lorsqu’il les a entendues?] Je tiens J. J. Rousseau. J’ignore s’il veilloit ou s’il dormoit. L’expression est remarquable dans la bouche d’un homme qui sait trop bien le François pour se tromper sur la force & le choix des termes. Cependant je pris, & je ne pouvois manquer alors de prendre ces mots dans un sens favorable, quoique le ton l’indiquât encore moins que l’expression: c’est un ton dont il [344] m’est impossible de donner l’idée, & qui correspond très-bien aux regards dont j’ai parlé. Chaque fois qu’il dit ces mots, je sentis un tressaillement d’effroi dont je n’étois pas le maître: mais il ne me fallut qu’un moment pour me remettre & rire de ma terreur. Dès le lendemain tout fut si parfaitement oublié que je n’y ai pas même pensé durant tout mon séjour à Londres & au voisinage. Je ne m’en suis souvenu qu’ici où tant de choses m’ont rappelle ces paroles, & me les rappellent, pour ainsi dire, à chaque instant.»

«Ces mots dont le ton retentit sur mon coeur comme s’ils venoient d’être prononcés, les longs & funestes regards tant de fois lancés sur moi, les petits coups sur le dos avec des mots de mon cher Monsieur, en réponse au soupçon d’être un traître; tout cela maffecte à un tel point après le reste, que ces souvenirs, fussent-ils les seuls, fermeroient tout retour à la confiance, & il n’y a pas une nuit où ces mots, je tiens J. J. Rousseau, ne sonnent encore à mon oreille, comme si je les entendois de nouveau.»

«Oui, M. Hume, vous me tenez, je le sais, mais seulement par des choses qui me sont extérieures; vous me tenez par l’opinion, par les jugemens des hommes; vous me tenez par ma réputation, par ma sureté peut-être; tous les préjugés sont pour vous; il vous est aisé de me faire passer pour un monstre, comme vous avez commencé, & je vois déjà l’exultation barbare de mes implacables ennemis. Le public, en général, ne me sera pas plus de grace. Sans autre examen, il est toujours pour les services rendus, parce que chacun est bien aise d’inviter à lui en rendre,[345] en montrant qu’il fait les sentir. Je prévois aisément la suite de tout cela, sur-tout dans le pays où vous m’avez conduit, & où, sans amis, étranger à tout le monde, je suis presque à votre merci. Les gens sensés comprendront, cependant, que loin que j’aye pu chercher cette affaire, elle étoit ce qui pouvoit m’arriver de plus terrible dans la position où je suis: ils sentiront qu’il n’y a que ma haine invincible pour toute fausseté, & l’impossibilité de marquer de l’estime à celui pour qui je l’ai perdue, qui aient pu m’empêcher de dissimuler quand tant d’intérêts m’en faisoient une loi: mais les gens sensés sont en petit nombre & ce ne sont pas eux qui sont du bruit.»

«Oui, M. Hume, vous me tenez par tous les liens de cette vie; mais vous ne me tenez ni par ma vertu ni par on courage, indépendant de vous & des hommes, & qui me restera tout entier malgré vous. Ne pensez pas m’effrayer par la crainte du sort qui m’attend. Je connois les jugemens des hommes, je suis accoutumé à leur injustice, & j’ai appris à les peu redouter. Si votre parti est pris, comme j’ai tout lieu de le croire, soyez sur que le mien ne l’est pas moins. Mon corps est affoibli, mais jamais mon ame ne fut plus ferme. Les hommes seront & diront ce qu’ils voudront, peu m’importe; ce qui m’importe est d’achever comme j’ai commencé, d’être droit & vrai jusqu’à la fin, quoi qu’il arrive, & de n’avoir pas plus à me reprocher une lâcheté dans mes miseres qu’une insolence dans ma prospérité. Quelque opprobre qui m’attende & quelque malheur qui me menace, je suis prêt. Quoiqu’à plaindre, je [346] le serai moins que vous, & je vous laisse pour toute vengeance, le tourment de respecter, malgré vous, l’infortunéque vous accablez.»

«En achevant cette lettre, je suis surpris de la force que j’ai eue de l’écrire. Si l’on mouroit de douleur, j’en serois mort à chaque ligne. Tout est également incompréhensible dans ce qui se passe. Une conduite pareille à la vôtre n’est pas dans la nature, elle est contradictoire, & cependant elle m’est démontrée. Abyme des deux côtés! je péris dans l’un ou dans l’autre. Je suis le plus malheureux des humainsi vous êtes coupable; j’en suis le plus vil si vous êtes innocent.Vous me faites desirer d’être cet objet méprisable.Oui, l’état où je me verrois prosterné, foulé sous vos pieds, criant miséricorde & faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon coeur un état d’épanouissement & de joie, après l’état d’étouffement & de mort où vous l’avez mis. Il ne me reste qu’un mot à vous dire. Si vous êtes coupable né m’écrivez plus; cela seront inutile, & surement vous ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent, daignez vous justifier. Je connois mon devoir, je l’aime & l’aimerai toujours, quelque rude qu’il, puisse être. Il n’ya point d’abjection, dont un coeur, qui n’est pas né pour elle, ne puisse revenir. Encore un coup, si vous êtes innocent, daignez vous justifier: si vous ne l’êtes pas, adieu pour jamais.»

J. J. R.

[347] Je délibérai quelque tems si je ferois quelque réponse à cet étrange mémoire; à la fin je me déterminai à écrire la lettre suivante.

M. HUME A M. ROUSSEAU

Le 22 Juillet 1766.

«MONSIEUR,»

«Je ne répondrai qu’à un seul article de votre longue lettre; c’est à celui qui regarde la conversation que nous avons eue ensemble, le soir qui a précédé votre départ. M. Davenport avoit imaginé un honnête artifice pour vous faire croire qu’il y avoit une chaise de retour prête à partir pour Wootton; je crois même qu’il le fit annoncer dans les papiers publics, afin de mieux vous tromper. Son intention étoit de vous épargner une partie de la dépense du voyage, ce que je regardois comme un projet louable; mais je n’eus aucune part à cette idée ni à son exécution. Il vous vint cependant quelque soupçon de l’artifice, tandis que nous étions au coin de mon feu, & vous me reprochâtes d’y avoir participé, je tâchai de vous appaiser & de détourner la conversation; mais ce fut inutilement. Vous restâtes quelque tems assis, ayant un air sombre & gardant le silence, ou me répondant avec beaucoup d’humeur; après quoi vous vous levâtes & fîtes un tour ou deux dans la chambre; enfin tout d’un coup & à mon grand étonnement vous vîntes vous jetter sur mes genoux, & passant vos bras autour de [348] mon cou, vous m’embrassâtes avec un air de transport, vous baignâtes mon visage de vos larmes & vous vous écriâtes: Mon cher ami., me pardonnerez-vous jamais cette extravagance? Après tant de peines que vous avec prises pour m’obliger, après les preuves d’amitié sans nombre que vous m’avez données, se peut-il que je paye vos services de tant d’humeur & de brusquerie? Mais en me pardonnant, vous me donnerez une nouvelle marque de votre amitié, & j’espère que lorsque vous verrez le fond de mon cour, vous trouverez qu’il n’en est pas indigne. Je fus extrêmement touché, & je crois qu’il se passa entre nous une scene très-tendre. Vous ajoutâtes, sans doute par forme de compliment, que quoique j’eusse d’autres titres plus sûrs pour mériter l’estime de la postérité, cependant l’attachement extraordinaire que je marquois à un homme malheureux & persécuté, seroit peut-être compté pour quelque chose.»

«Cet incident étoit assez remarquable, & il, est impossible que vous ou moi l’ayons si promptement oublié; mais vous avez eu l’assurance de m’en parler deux fois d’une maniere si différente, ou plutôt si opposée, qu’en persistant, comme je fais dans mon récit, il s’ensuit nécessairement qu’un de nous deux est un menteur. Vous imaginez peut-être que cette aventure s’étant passée entre nous & sans témoins, il faudra balancer la crédibilité de votre témoignage & du mien, mais vous n’aurez pas cet avantage ou ce désavantage, de quelque maniere que vouliez l’appeller: je produirai contre vous d’autres preuves qui mettront la chose hors de contestation.»

[349] «1. Vous n’avez pas fait attention que j’avois une lettre écrite de votre main,* [*C’est celle du 22 mars, qui est pleine de cordialité & qui prouve que M. Rousseau ne m’avoit jamais laissé entrevoir aucun de ces noirs soupçons de perfidie sur lesquels il insiste à présent. On voit seulement à la fin de sa lettre quelques restes d’humeur sur l’affaire de la chaise.] qui ne peut absolument se concilier avec votre récit, & qui confirme le mien.»

«2. J’ai conté le fait le lendemain ou le sur lendemain à M. Davenport, dans l’intention d’empêcher qu’il n’eût recours, pour vous obliger dans la suite, à de semblables finesses; il s’en souviendra surement.»

«3. Comme cette aventure me paroissoit vous faire honneur, je l’ai contée ici à plusieurs de mes amis; je l’ai même écrite à Madame* [*Cette Dame a exigé qu’on supprimât son nom. Note des Editeurs] la C. de ***. à Paris. Personne, je pense, n’imaginera que je préparois d’avance une apologie, au cas que je me brouillasse avec vous, événement que j’aurois regardé alors comme le plus incroyable de tous les événemens humains, d’autant plus que nous étions peut-être séparés pour jamais, & que je continuois à vous rendre les services les plus essentiels.»

«4. Le fait, tel que je le rapporte, est conséquent & raisonnable; mais il n’y a pas le sens commun dans votre récit. Quoi! parce que dans quelques momens de distraction ou de rêverie, assez ordinaires aux personnes occupées, j’aurai eu un regard fixe, vous me soupçonnez d’être un traître, & vous avez l’assurance de me déclarer cet atroce & ridicule soupçon? Car vous ne, prétendez pas même avoir [350] eu, avant votre départ de Londres, d’autres motifs solides de soupçon contre moi.»

«Je n’entrerai dans aucun autre détail sur votre lettre; vous savez trop bien vous-même combien tous les autres articles en sont dénués de fondement. J’ajouterai seulement en général que je goûtois il y a un mois un plaisir très-sensible, en songeant que malgré bien des difficultés j’étois parvenu par ma confiance & mes soins, & par de-là même mes plus vives espérances, à assurer votre repos, votre honneur & votre fortune; mais cette jouissance a bientôt été suivie du déplaisir le plus amer, en vous voyant gratuitement & volontairement repousser ces biens loin de vous, & vous déclarer l’ennemi de votre propre repos, de votre fortune & de votre honneur; dois-je être étonné, après cela, que vous soyez mon ennemi?»

«Adieu & pour toujours.»

D. H.

Il ne me reste qu’à joindre à tous ces papiers la lettre que M. Walpole m’a écrite, & qui prouve que je n’ai eu aucune part à tout ce qui concerne la prétendue lettre du roi de Prusse.

M. WALPOLE A M. HUME

Arlington Stréet, le 26 Juillet 1766.

«Je ne peux pas me rappeller avec précision le tems où j’ai écrit la lettre du roi de Prusse; mais je vous assure [351] avec la plus grande vérité, que c’étoit plusieurs jours avant votre départ de Paris & avant l’arrivée de Rousseau à Londres; & je peux vous en donner une forte preuve car, non-seulement par égard pour vous, je cachai la lettre tant que vous restâtes à Paris; mais ce fut aussi la raison pour laquelle, par délicate & pour moi-même, je ne voulus pas aller le voir, quoique vous me l’eussiez souvent proposé. Je ne trouvois pas qu’il fût honnête d’aller faire une visite cordiale à un homme, ayant dans ma poche une lettre où je le tournois en ridicule. Vous avez pleine liberté moncher Monsieur, de faire usage soit auprès de Rousseau, soit auprès de tout autre, de ce que je dis ici pour votre justification: je serois bien fâché d’être cause qu’on vous fît aucun reproche. J’ai un mépris profond pour Rousseau une parfaite indifférence sur ce qu’on pensera de cette affaire; mais s’il y a en cela quelque faute, ce que je suis bien loin de croire, je la prends sur mon compte. Il n’y a point de talens qui m’empêchent de rire de celui qui les possede, s’il est un chalatan; mais, s’il a de plus un coeur ingrat & méchant, comme Rousseau l’a fait voir à votre égard, il sera détesté par moi comme par tous les honnêtes gens, &c.»

H.. W.

Je viens de donner une relation, aussi concise qu’il m’a été possible, de cette étrange affaire qui, à ce qu’on m’a dit, a excité l’attention du public, & qui contient plus d’incidens extraordinaires qu’aucune autre aventure de ma vie.

[352] Les personnes à qui j’ai montré toutes les pieces originale qui établissent l’authenticité des faits, ont pensé diversement, tant sur l’usage que je devois en faire que sur les sentimens actuels de M. Rousseau, & sur l’état de son ame. Quelques-uns prétendent qu’il est absolument de mauvaise foi dans la querelle qu’il me fait & dans l’opinion qu’il a de mes torts: ils croyent que tous ses procédés sont dictés par cet orgueil extrême qui forme la base de son caractere, & qui le porte à chercher l’occasion de refuser, avec éclat, un bienfait du roi d’Angleterre, & en même tems de se débarrasser de l’intolérable fardeau de la reconnoissance en sacrifiant à cela l’honneur, la vérité, l’amitié, & même son propre intérêt. Ils apportent, pour preuve de leur opinion, l’absurdité même de la premiere supposition sur laquelle M. Rousseau fonde son ressentiment; je veux dire la supposition que c’est moi qui ai fait imprimer la plaisanterie de M. Walpole, quoique M. Rousseau sache bien lui-même qu’elle étoit répandue par-tout, à Londres comme à Paris. Comme cette supposition est d’un côté contraire au sens commun, & de l’autre n’est pas soutenue par la plus légere probabilité, ils en concluent qu’elle n’a jamais eu aucune autorité, dans l’esprit même de M. Rousseau. Ils confirment cette idée par la multitude des fictions & des mensonges que M. Rousseau emploie pour justifier sa colere, mensonges qui concernent des faits sur lesquels il lui est impossible de se tromper. Ils opposent aussi sa gaîté & son contentement réels à cette profonde mélancolie dont il feint d’être accablé. Il seroit superflu d’ajouter que la maniere de raisonner qui regne dans toutes ses accusations, est trop absurde [353] pour opérer dans l’esprit de qui que ce soit une conviction sincere.

Quoique M. Rousseau paroisse faire ici le sacrifice d’un intérêt fort considérable, il faut observer cependant que l’argent est pas toujours le principal mobile des actions humaines: i1 y a des hommes sur qui la vanité a un empire bien plus puissant, & c’est le cas de ce Philosophe. Un refus fait avec ostentation de la pension du roi d’Angleterre, ostentation qu’il souvent recherchée à l’égard d’autres Princes, auroit pu être seule un motif suffisant pour déterminer sa conduite.

Quelques autres de mes amis traitent toute cette affaire avec plus d’indulgence, & regardent M. Rousseau comme un objet de pitié plutôt que de colere. Ils supposent bien aussi que l’orgueil & l’ingratitude sont la base de son caractere; mais en même tems ils sont disposés à croire que son esprit, toujours inquiet & flottant, se laisse entraîner au courant de son humeur & de les passions. L’absurdité de ce qu’il avance n’est pas, selon eux, une preuve qu’il soit de mauvaise foi. Il se regarde comme le seul être important de l’univers, & croit bonnement que tout le genre-humain conspire contre lui. Son plus grand bienfaiteur étant celui qui incommode le plus son orgueil, devient le principal objet de son animosité. Il est vrai qu’il emploie, pour soutenir les bizarreries, des fictions & des mensonges; mais c’est une ressource si commune dans ces têtes foibles qui flottent continuellement entre la raison & la folie, que personne ne doit s’en étonner.

J’avoue que je penche beaucoup vers cette derniere opinion, quoiqu’en même tems je doute fort qu’en aucune circonstance [354] de sa vie, M. Rousseau ait joui plus entièrement qu’aujour-hui de toute sa raison. Même dans les étranges lettres qu’il m’a écrites, on retrouve des traces bien marquées de son éloquence & de son génie.

M. Rousseau m’a dit souvent qu’il composoit les mémoires, de sa vie, & qu’il y rendroit justice à lui-même, à ses ami & à ses ennemis. Comme M. Davenport m’a marqué que depuis sa retraite à Wootton il avoit été fort occupé à écrire, j’ai lieu de croire qu’il acheve cet ouvrage. Rien au monde n’étoit plus inattendu pour moi que de passer si soudainement de la classe de ses amis à celle de ses ennemis; mais cette révolution s’étant faite, je dois m’attendre à être traité en conséquence. Si ces mémoires paroissent après ma mort, personne ne pourra justifier ma mémoire en faisant connoître la vérité: s’ils sont publiés après la mort de l’Auteur, ma justification perdra, par cela même, une grande partie de son authenticité. Cette réflexion m’a engagé à recueillir toutes les circonstances de cette aventure, à en faire un précis que je destine à mes amis, & dont je pourrai faire dans la suite l’usage qu’eux & moi nous jugerons convenable; mais j’aime tellement la paix qu’il n’y a que la nécessité ou les plus fortes raisons qui puissent me déterminer à exposer cette querelle aux yeux du public.

Perdidi beneficium. Numquid quae consecravimus perdidisse nos dicimus? Inter consecrata beneficium est; etiamsi malè respondit, benè collocatum. Non est ille qualem speravimus: simus nos quales fuimus, ei dissimiles. Seneca de Beneficiis, lib, VII. cap. 29.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

DÉCLARATION ADRESSÉE
PAR M. D’ALEMBERT AUX EDITEURS

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 355-356 (1782).]

[355]

DÉCLARATION ADRESSÉE
PAR
M. D’ALEMBERT
AUX EDITEURS.

«J’ai appris par M. Hume avec la plus grande surprise; que M. Rousseau m’accuse d’être l’Auteur d’une lettre ironique qui lui a été adressée dans les papiers publics, sous le nom du Roi de Prusse. Tout le monde sait à Paris & à Londres, que cette lettre est de M. Walpole, qui même ne la désavoue pas. Il convient seulement d’avoir été aidé, pour le style, par une personne qu’il ne nomme point & qui devroit peut-être se nommer. Pour moi, sur qui les soupçons du public ne sont jamais tombés à cet égard, je ne connois nullement M. Walpole: je ne crois pas même lui avoir jamais parlé, ne l’ayant rencontré qu’une fois dans une maison particuliere. Non-seulement je n’ai pas la plus légere part, ni directe ni indirecte, à la lettre dont il s’agit, mais je puis citer plus de cent personnes, amies & ennemies de M. Rousseau, qui m’ont entendu la désapprouve beaucoup, par la raison qu’il ne faut point se moquer des malheureux, sur-tout quand ils ne nous ont point fait de mal. D’ailleurs, mon respect pour le roi de Prusse, & la reconnaissance que je lui dois, pouvoient, ce me semble, faire supposer à M. Rousseau que je n’aurois pas voulu abuser du nom de ce Prince, même pour une plaisanterie.»

«J’ajoute que je n’ai jamais été l’ennemi de M. Rousseau, [356] ni déclaré ni même secret, comme il le prétend, & je défie qu’on apporte la moindre preuve que j’aye jamais cherché à lui nuire en quoi que ce puisse être. Je pourrois prouver au contraire, par les témoignages les plus respectables, que j’ai cherché à l’obliger en ce qui a dépendu de moi.»

«Quant à me prétendue correspondance secrete avec M. Hume, il est très-certain que nous n’avons commencé à nous écrire que cinq à six mois après son départ, à l’occasion de la querelle que M. Rousseau lui a suscitée, & dans laquelle il juge à propos de me mêler si gratuitement.»

«Je crois devoir cette déclaration à moi-même, à la vérité & à la situation de M. Rousseau: je le plains bien sincérement de croire si peu à la vertu, & sur-tout à celle de M. Hume.»

D’ALEMBERT.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

REMARQUES

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV,
pp. 356-361 (1782).]

[356]

REMARQUES

La querelle qui divise aujourd’hui deux des grands hommes de notre siecle n’est, sans doute, rien moins que philosophique. Leur dispute ne roule point sur des sentimens particuliers; mais sur des accusations de la plus noire trahison d’une part, & de la plus basse ingratitude de l’autre. M. Rousseau prétend que M. Hume a été d’intelligence avec ses ennemis pour le perdre d’honneur & de réputation; & M [357] Hume à son tour, insinue clairement note 11, que M. Rousseau n’a forgé ce phantôme que pour se dispenser de la reconnoissance qu’il lui devoir.

Il seroit à souhaiter que tout ce différend où la philosophie joue un si pauvre rôle, fut resté concentré entre les personne, qu’il intéresse, &, à notre avis, celui-là est le plus coupable qui le premier l’a rendu public. Une brouillerie de cette nature devoit être éclaircie entr’eux, ou tout au plus, avec un petit nombre d’amis communs, qui par leurs bons offices auroient rétabli le concert & l’harmonie. Mais puisque malheureusement les pieces ont été imprimées à dessein de mettre le Lecteur en état d’en porter son jugement, on nous permettra de dire ce que nous en pensons.

Si nous nous en tenions à celui des Editeurs, le procès de M. Rousseau seroit fait. Ils nous le donnent (Avert. p. 5 & 6.) comme un homme proscrit de tous les lieux qu’il avoit habités, comme un homme dont M. Hume étoit obligé de justifier les singularités aux yeux des autres, & de défendre le caractere contre ceux qui n’en jugeoient pas aussi favorablement que lui. Si M. Hume n’est point lui-même auteur de cet Avertissement, il faut avouer que les Editeurs y ont bien montré leurs sentimens patriotiques.

Ce n’est point que nous voulions condamner absolument M. Hume, ni justifier pleinement son antagoniste. Nous croyons volontiers tout le bien qu’ils nous disent de celui-là, mais nous ne saurions ajouter foi à tout le mal qu’ils disent de ce-lui-ci. Nous sommes bien éloignés de penser que M. Hume ait conçu le noir projet de perdre M. Rousseau, qu’il ait pris [358] & concerté, par malice & de dessein prémédité, les moyen pour parvenir à cette fin; les services qu’il lui a rendus nous obligent d’éloigner avec horreur un soupçon aussi injurieux. Mais aussi nous ne pouvons nous persuader que M. Rousseau surchargé du poids des obligations qu’il avoir à son ami, ait, de gaîté de cœur, inventé & artificieusement concerté & le dialogue qu’il rapporte dans sa lettre du 10 juillet 1766, (pag. 326.) comme M. Hume l’en accuse, note 11, & les autres motifs qui le porterent à cette rupture. S’il est vrai qu’un homme se peint dans tes ouvrages, ceux de M. Rousseau nous obligent de croire qu’il est aussi peu capable de cet artifice, que des sentimens qu’on lui impute. A qui des deux attribuerons-nous donc la faute de cet éclat? Voici en peu de mots, selon nous, l’origine de tout ce mal-entendu.

M. Rousseau en bute depuis plusieurs années à des persécutions de tout genre, se sera enfin cru échappé aux dangers, se voyant prêt à passer en Angleterre avec un homme qui l’avoit prévenu par des témoignages de bienveillance & d’amitié. Arrivant à Paris il se sera jette entre les bras de M, Hume, avec toute la confiance d’un honnête homme qui ne craint pas de se montrer tel qu’il est, & avec toute la candeur d’un enfant; il n’aura point eu de réserve pour son nouvel ami, dans l’espérance que cela seroit réciproque de la part de M. Hume. Cependant cette malheureuse lettre que les Gazettes avoient donnée, avec une espece de moquerie insultante, sous le nom du roi de Prusse, étant venue à paroître en Angleterre, & M. Rousseau bien assuré qu’elle avoit été supposée par un homme qui logeoit à Paris avec M. Hume, aura aisément cru celui-ci [359]informé de la supposition; & surpris du mystere que son ami lui en a fait, il aura commencé à soupçonner sa cordialité. Rien que de naturel en cela, cependant ce premier pas fait, M. Rousseau toujours en garde, toujours défiant, aura interprété en mal des choses qu’en toutes autres occasions, il auroit peut-être vues d’un autre oeil.

M. Hume répond à cela (note 9.) Me voilà donc accusé de trahison parce que je suis l’ami de M. Walpole, qui a fait une plaisanterie sur M. Rousseau; parce que le fils d’un homme que M. Rousseau n’aime pas, se trouve par hasard logé dans la même maison que moi! Hé! non, Monsieur il ne vous accuse pas encore de trahison; mais il commence vous croire instruit d’une plaisanterie qu’il regarde comme capable de le conduire à la lapidation, (page 331.) & il est, surpris de votre silence. C’est à vous, Monsieur, qui êtes son ami, qui connoîssez ses malheurs, qui êtes informé des tracasseries sans nombre, qu’on lui a fait essuyer, à dissiper les nuages qui s’élevent dans son l’esprit & à calmer ses inquiétudes par des moyens moins violens que ceux que vous avez pris, si vous voulez nous persuader que c’est de bonne foi que vous l’avez aimé. Je dis par des moyens moins violens que ceux que vous avez pris; car non content de lui ôter votre amitié, vous voudriez encore lui enlever la commisération du Public que ses malheurs lui ont si bien méritée, en persuadant à ce Public que cette affectation de misere, (page 292.) dont il se plaint dans sa lettre à M. Clairaut, n’est qu’une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie avec succès, &c.

[360]M. Hume nous permettra de relever encore cet article par la raison qu’il nous est parfaitement connu.

Il est très-certain que M. Rousseau ne possédoit rien au monde en fait de bien, que n’ayant jamais rien voulu accepter de personne il s’est trouvé dans le cas de manquer quelquefois du plus nécessaire faute de moyens pour l’acquérir, qu’il n’est pas surprenant si, dans le cas dont il s’agit, il se trouvoit dans cette malheureuse position; je trouve quelque chose de grand dans M. Rousseau, & qui fait honneur à M. Clairaut, de lui exposer son besoin.

Je pense que depuis son départ de la Principauté de Neufchâtel, il a été obligé de prendre des arrangemens pour avoir du pain; mais il n’en est pas moins vrai qu’au tans que la lettre a été écrite le 3 mars 1765, M. Rousseau se trouvoit surement dans cette position.

M. Hume juge d’après les arrangemens qu’il a pris: mais moyennant cet éclaircissement, cette accusation tombe d’elle-même.

M. Hume s’inscrit en faux contre les autres accusations de M. Rousseau, ou se contente de les tourner en ridicule; mais il aura bien de la peine de persuader à ses lecteurs, que l’auteur de l’Héloise soit devenu un infâme imposteur & un monstre d’ingratitude. Ceux qui ont hanté M. Rousseau depuis des années, savent qu’il a le coeur trop droit & les moeurs trop pures pour donner dans de pareils travers, qui décelent toujours un caractere noir & une ame méchante.

Nous voulons bien croire qu’ayant une fois conçu des soupçons, les objets auront grossi à ses yeux; mais nous ne [361] pensons pas qu’il ait créé ces chimeres uniquement pour se donner le plaisir de les combattre & de se brouiller avec son Patron. Il est trop franc, pour n’y avoir pas été de bonne soi. Cela supposé, il nous paroît que M. Hume, n’eût-ce été que par compassion pour un malheureux, auroit beaucoup mieux fait de donner à M. Rousseau les explications qu’il lui demandoit avec tant d’instances; ou, s’il avoit absolument résolu de se venger il devoit se contenter de lui ôter son amitié, sans chercher à prévenir tout le monde contre lui M. Hume dira que M. Rousseau l’y a forcé en le défiant de rendre publiques les lettres qu’il lui avoit écrites. Mais nous sommes persuadés que le refus des explications aura été la cause de ce défi. Au reste, le parti de la modération auroit toujours fait plus d’honneur à la philosophie de M. Hume, que la voie de la vengeance qu’il a pris, ne pourra jamais lui en faire dans l’esprit des lecteurs qui sont quelque cas de l’humanité.

Nous ne sommes pas les seuls qui pensons ainsi. Voici le jugement d’une personne désintéressée, qui ne connaît ces deux grands hommes que de réputation.

«Je suis très-fâché de la brouillerie de M. Rousseau, avec M. Hume. J’en tiens l’histoire de la premiere main, & je les condamne tous deux; M. Rousseau, pour avoir conçu mal-à-propos des soupçons sur les sentimens de M.

Hume à son égard; & celui-ci pour n’avoir pas eu pitié d’un homme, que les persécutions de toute espece qu’il a eu à soutenir jusqu’à présent, ont rendu soupçonneux & ombrageux jusqu’à la petitesse.»

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

JUSTIFICATION DE J. J. ROUSSEAU

Dans sa contestation qui lui est survenue avec M. HUME.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 362-371 (1782).]

[362]

JUSTIFICATION DE J. J. ROUSSEAU,

Dans sa contestation qui lui est survenue avec M. HUME.

Rien ne m’a plus surpris que l’abattement singulier des amis de Rousseau, & le triomphe étonnant de ses ennemis, occasionné par l’exposé de sa contestation avec M. Hume qui vient de paroître. Les premiers gardent le silence & n’osent prendre le parti d’un homme que les derniers accusent, gratuitement & sur de fausses apparences, de toutes les noirceurs les plus révoltantes; pour moi, après avoir lu avec toute l’attention possible cet exposé, je n’y ai trouvé que les traits d’une belle ame, généreuse, délicate & trop sensible, telle que Rousseau nous l’a si bien fait connoître dans ses écrits, & encore plus par sa conduite. J’espere que le public pensera comme moi, après avoir lu les observations que je remets sous ses yeux. Avant d’aller plus loin, je dois dire que J. J. Rousseau ne me connaît pas, qu’il ne m’a jamais vu, & que je ne le connois que par ses écrits dignes de l’estime de tous les honnêtes gens. Mes observations ne seront point embellies, par les charmes de l’éloquence mais j’ose me flatter qu’elles auront ceux de la vérité.

Pour apprécier ce qui s’est passé de la part de J. J. Rousseau, [363] il faut examiner quelle étoit sa situation lors de son différend avec M. Hume. Il arrive en Angleterre avec lui, ce dernier l’annonce & le présente par-tout comme son ami intime; Rousseau qui aime la vie champêtre, quitte bientôt Londres, pour aller demeurer à la campagne, il s’ôte par-là tous moyens de faire des connoissances, de se faire un parti, des amis & des protecteurs. M. Hume reste à Londres, il est l’ami de Rousseau & devient par-là le seul homme qui puisse le servir, & de qui Rousseau puisse recevoir des services. Voilà, je crois, le véritable état où se trouvoit J. J. Rousseau lors de son différend avec M. Hume: ne falloit pas des raisons bien fortes pour obliger Rousseau de rompre avec lui dans ces circonstances?

Après quelque séjour à la campagne, Rousseau apprend que l’on a fait imprimer dans les papiers publics une lettre sous le nom du roi de Prusse, pleine de malignité contre lui; bientôt on voit paroître dans les mêmes feuilles d’autres écrits plus méchans encore que le premier; Rousseau sait que les auteurs de ces violentes satires sont des hommes, non-seulement de la connoissance de M. Hume, mais encore ses amis. Il fait que M. Hume ne leur a fait aucune représentation l’à-dessus, & qu’il n’a pas même daigné détromper personne sur des écrits si méchans, contre un homme dont il se dit l’ami. Rousseau connoissoit peu M. Hume; leur amitié avoit été précipitée, & souvent l’on est trompé par les gens qui nous marquent le plus d’empressement; Rousseau pendant le tans qu’il avoit vécu avec M. Hume, avoit vu bien des choses qui lui donnoient de l’inquiétude, Quel Ange, je le demande, auroit pu se défendre [364] dans cette position, de soupçonner M. Hume d’avoir part à toutes ces méchancetés! J. J. Rousseau devient donc la proie des plus violens soupçons, il cherche une explication qui est éludée par M. Hume; une nouvelle satire paroît dans les écrits publics, elle contient des particularités qu’il croit ne pouvoir être connues que de M. Hume. Alors les soupçons se changent en certitude & en conviction. Que doit faire Rousseau dans cette circonstance? attendra-t-il & laissera-t-il M. Hume continuer de le servir auprès des Ministres pour la pension qu’il sollicite Mais de deux choses l’une, ou M. Hume dédaignant Rousseau, le sert par pitié en voulant lui procurer de quoi subsister: ah! quelle bassesse ne faudroit-il pas pour recevoir de pareils bienfaits! ou M. Hume sert publiquement Rousseau, même avec succès, pour couvrir plus surement ses manœuvres contre lui: eh! quel est l’homme qui ne repoussera pas avec horreur de pareils services! Que reste-t-il donc à faire à Rousseau? de refuser ce qui lui est accordé par la médiation de M. Hume, & de rompre avec lui comme il a fait dans sa lettre du 10 juillet 1766.

Cette lettre qui fait la consternation de ses amis & le triomphe de ses ennemis, cette lettre qui attire à Rousseau le reproche du plus lâche de tous les vices celui de l’ingratitude, est précisément ce qui doit l’en justifier sans replique; J. J. Rousseau ingrat est un problème qui restera toujours sans solution: si Rousseau eut été capable d’ingratitude, il eut dissimulé, il eut accepté sans délai une grace qui lui étoit accordée par les sollicitations de M. Hume, après quoi il eut éclaté. Telle est la marche de l’ingratitude, elle commence par remplir [365] sa bourse, ensuite elle persécute celui qui la lui a remplie.

Jusqu’au moment de la pension, qu’avoit fait M. Hume pour Rousseau? étoit-ce par sa protection qu’il avoit obtenu un asyle en Angleterre? étoit-ce à ses frais qu’il en avoit fait le voyage & qu’il y subsistoit? Non; Rousseau étoit connu, estimé, je puis même dire en vénération chez les Anglois autant par ses ouvrages que par sa maniere de vivre; Rousseau arrivant seul en Angleterre, eut donc été bien venu de tous les honnêtes gens de cette nation, & on se seroit également empressé à lui offrir la retraite qu’il desiroit quand il n’auroit pas été accompagné de M. Hume. La preuve de ce que je dis, est que M. Davenport en accordant sa maison de campagne à Rousseau, l’a sait autant par considération pour lui que par égard pour M. Hume, qu’il ne connoissoit presque pas.

Cependant M. Hume prend le titre de bienfaiteur de Rousseau dans une lettre qu’il lui écrit, en date du 16 juin 1766: Rousseau ayant refusé la pension qu’il sollicitoit pour lui, je ne vois rien qui puisse autoriser M. Hume à prendre un titre si haut & si supérieur vis-à-vis de Rousseau, que le petit manege qu’il a employé pour lui procurer des secours clandestins. Rousseau étoit trop clair-voyant, pour ne pas s’en appercevoir bientôt, & s’il ne s’en fût pas indigné, n’auroit-il pas été le plus chétif & le plus méprisable de tous les hommes! Quoi de plus honteux que de vouloir paroître aux yeux du public un homme désintéressé, un homme méprisant la fortune, tandis que l’on accepte tout ce qui nous est offert, pourvu seulement qu’on veuille nous permettre de paroître ne [366] pas nous en appercevoir. M. Hume pouvoit-il soupçonner J. J Rousseau d’une pareille hypocrisie!

Je le répété, qu’on lise sans partialité la lettre de Rousseau à M. Hume; & on y reconnoîtra un honnête homme, déchiré par les inquiétudes les plus cruelles, faisant continuellement l’éloge d’un homme qu’il a cru digne de son estime & de son amitié, dans le tans même qu’il l’accable des reproches les plus amers, parce qu’il s’en croit trahi: quoi de plus touchant quoi de plus attendrissant que la fin de cette lettre! «Je suis, dit-il; le plus malheureux des hommes si vous en êtes le plus coupable, je suis le plus vil, si vous êtes innocent; vous me faites desirer d’être cet objet méprisable; oui l’état où je me verrois prosterné, soulé sous vos pieds criant miséricorde, & faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité, & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon coeur un état d’épanouissement & de joie, après l’état d’étoussement & de mort où vous l’avez réduit..... si vous êtes innocent, daignez-vous justifier, je connois mon devoir, je l’aime, & je l’aimerai toujours quelque rude qu’il puisse être; il n’y a pas d’abjection dont un coeur qui n’est pas né pour elle, ne puisse revenir: encore un coup, si vous êtes innocent daignez-vous justifier.» Peut-on faire un plus bel éloge de l’amitié de M. Hume! J. J. Rousseau malgré la violence de ses soupçons, malgré même ses convictions, craint cependant d’être dans l’erreur, il desire d’y être, il desire qu’on la lui fasse connoître, & alors rien ne lui coûte; l’état le plus vil devient pour son cœur un état d’épanouissement & de joie, il se trouve [367] heureux de pouvoir publier à haute voix son indignité, & de rendre l’hommage le plus éclatant aux vertus de M. Hume. Est-il possible d’annoncer une plus belle ame! & quel homme généreux peut n’en être pas touché jusqu’aux larmes? M. Hume devoit-il, après avoir lu cette lettre, s’abandonner à son ressentiment, & publier sa contestation avec Rousseau en y joignant les notes satiriques & indécentes de ceux qu’il avoit consultés dans cette affaire?

M. Hume, en réfléchissant sur sa conduite, ne pouvoit se déguiser se qu’il avoit donné lieu aux soupçons de Rousseau. La douceur de son caractere lui avoit fait écouter & voir patiemment ses anciens amis déchirer cruellement son nouvel ami. Il étoit tout naturel à un homme d’un caractere aussi honnête que Rousseau, de soupçonner M. Hume d’être leur complice. Pouvoir-il imaginer qu’on pût être l’ami de ses ennemis qui le traitoient avec tant de noirceur & d’indignité, sans qu’on fût capable de penser comme eux? Rousseau pouvoit-il se persuader que M. Hume pût souffrir patiemment d’être couvert de ridicule par ses anciens amis, qui tâchoient d’avilir un homme qu’il avoit annoncé avec tant d’empressement comme son ami intime, & digne de la plus grande considération? Cependant j’ai peine à croire M. Hume coupable de trahison, & il paroît qu’il restoit encore des doutes à Rousseau là-dessus, malgré ses certitudes & ses convictions; la fin de sa lettre en est une preuve. Mais M. Hume auroit au moins à se reprocher trop de foiblesse, il sentoit bien que son refroidissement avoir autorisé les soupçons de Rousseau, & l’avoir obligé à une rupture ouverte. Il sentoit bien aussi qu’on pouvoit [368] lui en faire un reproche sensible. Sans quoi, pourquoi eût il différé si long-tems à mettre au jour son différend avec Rousseau? Pourquoi eût il attendu d’en être pressé aussi vivement qu’il l’a été par ce dernier? Tant de modération n’est pas naturelle! Mais il est humiliant de passer pour un homme qui est indifféremment l’ami de tout le monde.

Si j’avois été à la place de M. Hume, & que j’eusse été réellement innocent de toute trahison, je lui aurois écrit: «quoique je sois innocent, & que par conséquent je doive ressentir plus vivement la dureté de votre lettre, cependant je ne puis m’empêcher d’estimer les principes qui vous l’ont dictée; vous auriez pu me soupçonner d’un peu de foiblesse, mais jamais de trahison. N’attendez pas que je me justifie; un homme qui est parvenu mon âge sans qu’on puisse lui reprocher la moindre perfidie, doit trouver sa justification dans sa vie passée. Je cesserai de vous servir, de peur de vous paroître encore plus suspect, & je ne me chargerai de vos intérêts, que quand vous serez convaincu que je mérite toute votre confiance.»

Si le public étonné de mon différend avec Rousseau, m’eût mis dans la nécessité d’en mettre au jour les motifs, je me serois contenté de lui donner les lettres de Rousseau & la mienne: une conduite aussi remplie de modération, m’eût attiré l’éloge d’une nation aussi généreuse que la nation Angloise, & l’estime de tous les gens qui pensent avec noblesse.

Examinons à présent la conduite de M. Hume: M. Hume savoit qu’il ne pouvoir se dire le bienfaiteur de Rousseau, si-tôt que ce dernier refusoit la pension qu’il sollicitoit pour lui; M. [369] Hume ne pouvoit se déguiser qu’il avoit donné lieu aux soupçons de Rousseau, par la complaisance pour ses anciens amis qui déchiroient sous ses yeux impitoyablement son nouvel ami, sans qu’il parût y prendre la moindre part; M. Hume sentoit que sans y penser, & par bonté de coeur il auroit offensé & auroit avili Rousseau en lui procurant des secours clandestins, si ce dernier s’appercevant bientôt de ce petit manege, ne les eût rejettes avec indignation; M. Hume avoit entre ses mains la lettre de Rousseau, qui, malgré sa violence, devoit attendrir l’ame la moins sensible, sur-tout en réfléchissant qu’on y avoit donné lieu quoiqu’innocemment: malgré tant de raisons qui devoient modérer son emportement, M. Hume écrit à Rousseau la lettre la plus dure, il la rend publique ainsi que lettres de J. J. Rousseau, il les fait précéder par un exorde trop préparé pour un homme qui n’a rien à se reprocher, & il accompagne de l’avis de ceux qu’il a consultés. Ces braves gens, ces têtes sages, solides & sensées, décident, les uns que Rousseau est ingrat & orgueilleux, les autres qu’il a la tête baissée, qu’il flotte entre la folie & la raison.

Rousseau ingrat! Il est prouvé qu’il ne l’est pas. Rousseau a de l’orgueil, cela peut être. Mais un orgueil qui nous met au-dessus de la fortune, qui nous porte à vivre du fruit de nos travaux, qui nous préserve de toutes lâches complaisances, est orgueil bien estimable, & malheureusement trop rare parmi les gens de Lettres!

Rousseau a une tête baissée, il flotte entre la folie & la raison! La belle & l’heureuse folie, que celle qui nous porte à sacrifier nos jours pour le bonheur du genre-humain, & à [370] découvrir constamment aux hommes les moyens de se rendre généreux, estimables, & heureux! Qu’il est triste pour notre siecle, qu’il y ait des têtes à qui une tête si respectable paroisse affectée de folie! Et qu’il est digne d’un grand Roi d’empêcher que l’âge & les infirmités ne réduisent à une misere extrême un homme qui a si bien mérité de l’humanité! Ses bienfaits seront entre les mains d’un pareil homme un dépôt sacré, dont il est bien sûr qu’il ne privera pas les malheureux tant que ses forces lui permettront de travailler à sa propre subsistance.

En un mot, J. J. Rousseau arrivant en Angleterre, y étoit étranger; il n’y étoit connu que par la beauté de ses ouvrages; mais il n’arrive que trop souvent que les Auteurs les plus sublimes dans leurs écrits, se conduisent d’une maniere très-méprisable. Il lui importoit donc infiniment de faire connoître à cette fiere nation, que sa conduite étoit d’accord avec les sentimens qu’il annonce dans ses ouvrages, & qu’il n’y a aucune vue d’intérêt qui puisse l’engager à compromettre son honneur & sa réputation. Après cela, qui peut ne pas convenir que Rousseau a été obligé de se conduire comme il l’a fait à l’égard de M. Hume, & qu’il a montré dans cette occasion une belle ame, une ame délicate & sensible, une ame intrépide & élevée au-dessus de l’adversité? Eh! quel est l’honnête homme que cet événement pourroit éloigner de la société de Rousseau? Quel est celui au contraire qui ne desireroit pas de devenir l’ami d’un homme si plein de candeur, & si digne d’estime?

Quant aux faussetés qu’on impute à Rousseau, je ne prétends pas l’en justifier, parce que je ne suis pas assez instruit; & je [371] sens qu’il ne suffiroit pas dans cette occasion de dire qu’on ne l’en a jamais accusé, & que son caractere plein de franchise & de candeur, ne lui a jamais permis de recourir au mensonge. Tout ce qu’il y a de certain, c’est que les remarques trop recherchées de M. Hume sur la lettre de Rousseau, ne sont pas capables de le convaincre d’imposture, & que la scene attendrissante qu’il rapporte dans sa réponse à Rousseau, doit avoir été précédée d’une scene beaucoup plus vive que celle dont parle M. Hume. Ainsi le récit de Rousseau paroît bien plus naturel & bien plus vraisemblable; d’ailleurs ce récit semble très-confirmé par la premiere lettre que Rousseau écrivit à M. Hume en arrivant à Wootton, & qu’il termine par ces mots; «je vous aime d’un coeur tel que j’espere & que je desire de trouver en vous.» L’on n’écrit pas ainsi à quelqu’un dont on ne soupçonneroit pas les sentimens.

N. B. Je me suis dispensé de faire précéder le nom de J. J. Rousseau du titre de Monsieur, par deux raisons: la premiere, c’est qu’il m’a paru le dédaigner: la seconde, c’est que je vois faire mention des grands hommes anciens & même de plusieurs modernes, sans user de ce cérémonial avec eux, parce qu’ils sont trop au-dessus; & je vois peu d’hommes dans ce siecle, plus dignes du nom de grand homme, que J. J. Rousseau.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

OBSERVATIONS
Sur l’Exposé succinct de la contestation
qui s’est élevée entre M. HUME & M. Rousseau.

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 372-416 (1782).]

[372]

OBSERVATIONS
Sur l’Exposé succinct
de la contestation
qui s’est élevée entre M. HUME
& M. Rousseau.*

[*Au moment, que j’acheve ces observations, paroît une brochure* [* Justification de J. J. Rousseau dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume, à Londres 1766.] qui fait honneur au coeur de la personne qui l’a écrite: elle se trompe en supposant les amis de M. Rousseau abattus; j’ai vu ceux que je connois, tranquilles sans abattement; certains de la probité, de la bonne foi de leur ami, ils imitent son silence: la raison qui m’a déterminé à le rompre, c’est que les honnêtes gens ne sauroient être étrangers entr’eux, & qu’on ne peut accuser un inconnu de partialité.]

Paris, ce 14 Octobre 1766.

Nous voilà enfin à portée de nous instruire des démêlés survenus entre M. Rousseau & M. Hume. La brochure qu’on vient de publier au nom du savant Anglois, sous le titre d’Exposé succinct, peut être considérée comme le mémoire instructif de son procès, dont il défere le jugement au public. M. Rousseau seul pourront répondre à quelques notes où il est question de dates, à quelques récriminations vagues: peut-être les dédaignera-t-il, les jugeant trop foibles poux opérer la justification de M. Hume, & les estimant par cela même propres à établir la sienne. En attendant le parti qu’il prendra, je vais faire quelques observations sur cet écrit. Quoique je n’aye l’honneur de connoître ni M. Rousseau ni M. Hume, je ne saurois, avoir pour leurs démêlés l’insipide, indifférence que [373] Messieurs les Editeurs voudroient nous inspirer. Le conseil qu’ils donnent de ne pas lire cette brochure,* [*Pag. 285 de l’Avertissement.] ne me paroît pas un moyen bien efficace pour justifier leur ami; ce conseil est d’ailleurs assez peu conséquent avec ce qu’ils disent quelques lignes après.

* [*Ibidem.] «Tous les faits sont actuellement sous les yeux du public. M. Hume abandonne sa cause au jugement des esprits droits & des coeurs honnêtes.»

Pour que les esprits droits & les coeurs honnêtes puissent juger le procès de M. Hume, il faut de nécessité qu’ils le lisent puisqu’on le plaide aujourd’hui par écrit. Ce qu’on vient de lire, prouve seulement qu’on doit se méfier un peu des décisions de Messieurs les Editeurs.

Le procès étonnant qu’ils produisent, se réduit à ce fait. MM. Rousseau & Hume sont deux hommes célebres; l’un d’eux a manoeuvré pour perdre un contemporain trop fameux; ils s’en accusent réciproquement. C’est au publie à peser quel est celui qui auroit pu former avec succès un projet aussi détestable; c’est au public à examiner s’il y a, d’une part, de la vraisemblance, qu’ignorant la langue du pays où l’on le mene, ne pouvant conséquemment ni parler, ni entendre, seul, sans appui, sans connoissance, malade, allant chercher du repos la campagne, un étranger ait pu, du fond de sa retraite, machiner, ourdir des trames contre sont conducteur: d’autre part, le public verra ce patron au milieu de son pays, en grand crédit à la Cour, à la ville, répandu dans le plus grand [374] monde, à la tête des gens de Lettres, en grande relation chez l’étranger, sur-tout avec les plus mortels ennemis de son recommandé.

Quoique ces points de vue n’offrent pas des déparités, le public auroit certainement tort d’inculper ce patron: il verra avec surprise que sous le nom de M. Hume, la livide, la maigre & pâle envie, qui imprime ce caractere extérieur sur les vils sectateurs qui l’encensent, & qu’elle corrode lentement, l’envie seule a armé contre M. Rousseau les mains seches & brûlantes de la calomnie, qui distillent le poison & le fiel.

Il faut rejoindre Messieurs les Editeurs. Je vais parcourir l’espece d’Avertissement qu’ils ont mis à la tête d’un ouvrage qui n’auroit jamais dû voir le jour j’observerai en passant, que dans la collection des pieces d’un procès qu’on donne au public,* [*Page 285.] le nom modeste d’Editeur équivaut dans toute la force du terme, à celui de Rapporteur; personne n’ignore que ses fonctions sont de narrer nuement les faits, sans apologie ainsi que sans aigreur pour aucune des parties, & de signer sou nom au bas des pieces. Meilleurs les Editeurs de cette brochure ont-ils rempli quelques-uns de ces devoirs? L’incognito qu’ils ont gardé est-il décent pour eux-mêmes,* [*Je ne crois pas qu’on s’avise de me faire l’application de ces questions, 1°. parce qu’en m’adressant aux Editeurs, je parle à des inconnus, & qu’il est naturel que je le fois pour eux. 2°. Parce que ce que j’ai dit est vrai; je ne connois M. Rousseau que par ses ouvrages.] est-il honorable pour M. Hume?

Après avoir exalté ses talens littéraires justement applaudis du public, Messieurs les Editeurs content des choses singulieres [375] de sa modération. Je voudrois de tout mon coeur pouvoir les croire sur les parole, mais qui ne fait avec un peu d’expérience, que cette qualité, qui n’exclut pas la sensibilité, en tempere neanmoins les effets, & garantit des démarches toujours inconsidérées, des premiers mouvemens, auxquels M. Hume s’est livré, au dire même de ses amis. Voyez comme ils en parlent.

* [*Page 283.] «Dans le tans que M. Hume travailloit à rendre à M. Rousseau le service le plus essentiel, il reçut de lui la lettre la plus outrageante; plus le coup étoit inattendu, plus il devoit être sensible. M. Hume écrivit à quelques-uns de ses amis avec toute l’indignation que lui inspiroit un si étrange procédé; il se crut dispensé d’avoir aucun ménagement pour un homme qui, après avoir reçu de lui les marques d’amitié les plus constantes, & les moins équivoques, l’appelloit sans motifs, faux, traître & le plus méchant des hommes.»

Voilà M. Hume qui écrit avec indignation, qui ne sait plus garder de ménagement; que faisoit-il alors de cette modération tant vantée? Revenu à lui, ce philosophe se rappellera quelque jour, que lors même que l’on se croit le plus autorité n’avoir aucun ménagement pour quelqu’un, il ne faut pas oublier que l’on s’en doit encore à soi-même. Plus je réfléchis à la gravité, à la violence des accusations de M. Rousseau, & moins je reviens de l’étonnement où me jette l’indignation circulante de M. Hume. Je puis assurer qu’avec le témoignage d’une conscience intégré, si quelqu’un m’écrivoit [376] que j’ai voulu l’assassiner sur un grand chemin, ou dans quelque sentier obscur, loin de me courroucer, je sens que je lever rois les épaules, comme cela vient de m’arriver machinalement en y pensant, par humanité pour cet accusateur; que je compatirois, je chercherois à le dissuader de la folie de son accusation, & si, en admettant l’impossible, elle m’étoit faite par mon ami, je pleurerois sur lui, je calmerois son imagination alarmée par la franchise de mes explications: mais il ne m’arriveroit certainement pas de m’en plaindre. Avançons.

«Cependant le démêlé de ces deux hommes célebres ne tarda pas à éclater. Les plaintes de M. Hume parvinrent bientôt à la connoissance du public, qui eut d’abord de la peine à croire que M. Rousseau fût coupable de l’excès d’ingratitude dont on l’accusoit.»* [*Page 283.]

Il suit de cet aveu, que c’est M. Hume qui a ébruité, répandu ses démêlés avec M. Rousseau par le canal de ses nombreux amis. Si l’on vouloir infirmer cet aveu si essentiel, j’en appellerois à tout Paris. J’ose attester sans craindre d’être contrarié, qu’il en apprit d’eux seuls & la nouvelle, & les circonstances; ces bruits, quoique divers, invoquoient tous pour garants les lettres de M. Hume.

Il envoya à ses amis qui craignoient qu’il ne se fût laissé emporter trop loin, un précis de ce qui s’étoit passé entre lui & M. Rousseau, & ne se rendit pas aux raisons qu’ils lui alléguoient pour le faire imprimer: «il aima mieux courir le risque d’un jugement injuste, que de se résoudre à un éclat si contraire à son caractere.

[377] Il se présente ici une réflexion bien naturelle: ou M. Hume en déposant dans le sein de ses amis les peines que ce démêlé lui causoit, les transports qu’il avoit excités dans son ame, ne cherchoit qu’à leur faire une confidence qui devoit mourir entr’eux, ou, son dessein étoit de rendre publiques, & les offenses de M. Rousseau, & ses plaintes à lui. Le premier cas ne paroît ni vrai, ni vraisemblable; car il faudroit supposer, ce qui ne tombe pas sous les sens, que ces amis qui sont des gens mûrs, des Philosophes de la premiere trempe,* [*On s’appercevra bien, sans que je le dise, que je juge des amis de M. Hume par lui.] auroient trahi sa confiance par noirceur ou par indiscrétion, M. Hume alors s’en seroit plaint hautement. Il ne l’a pas ait il faut donc conclure que cet éclat n’étoit contraire ni son caractere, ni à ses desseins.

Plusieurs mois se sont écoulés sans qu’on ait entendu parler de M. Rousseau, que par les gens qui causoient d’après M. Hume. A la fin «M. Rousseau a adressé à un Libraire de Paris une lettre où il accuse sans détour M. Hume de s’être ligué avec ses ennemis pour le trahir & le diffamer, & où il le défie hautement de faire imprimer les pieces qu’il a entre les mains; cette lettre a été communiquée à Paris à un très-grand nombre de personnes, elle a été traduite en Anglois, & la traduction est imprimée dans les papiers de Londres. Une accusation & un défi si publics, ne pouvoient rester sans réponse.»* [*Page 284.]

M. Guy, à qui cette lettre a été adressée, ne l’a communiquée [378] qu’avec peine, aux personnes qui ont été l’en prier. Peut-on la qualifier d’un défi public? J’ignore si elle est traduite en Anglois; Messieurs les Editeurs le disent, croyons-les donc, quoiqu’il ne paroisse pas probable que la copie ait été imprimée à Londres, & que l’original soit encore manuscrit à Paris. Mû par des considérations aussi puissantes, M. Hume, après avoir donné à ses démêlés la publicité orale vient d’y joindre celle que donne l’impression, par la raison, disent Messieurs les Editeurs, qu’un plus long silence auroit été interprété d’une maniere peu favorable pour lui.

«D’ailleurs, la nouvelle de ce démêlé s’est répandue dans toute l’Europe, & l’on en a porté des jugemens fort divers. Il seroit plus heureux sans doute que toute cette affaire eût été ensevelie dans le plus profond secret; mais puisqu’on n’a pu empêcher le public de s’en occuper, il faut du moins qu’il sache à quoi s’en tenir.»* [*Page 284.]

Peut-on vous demander, Messieurs les Editeurs,* [*On sentira, j’espere, qu’en m’adressant à Messieurs les Editeurs, je crois parler aux amis de M. Hume derriere la toile.] qui est-ce qui a sonné le tocsin? Qui est-ce qui a crié, instruit l’Europe entiere? C’est vous, Messieurs, ou M. Hume par vous: ce qu’il n’eût pas fait s’il eût cru ce qu’il fait, que les querelles des gens de Lettres, sont le scandale de la Philosophie. Ce que vous n’eussiez pas fait vous-mêmes, si vous eussiez été convaincus, qu’il seroit heureux que cette affaire eût été ensevelie dans le plus profond secret.

Puisque vous avez agi, contradictoirement, il paroit bien [379] difficile de ne pas croire que vous ayez eu vos raisons en commun. Les gens sensés, & les savans qui doivent l’être plus que les hommes ordinaires, ont des principes dont la conduite est toujours la conséquence

Après avoir démontré clairement que l’affaire de M. Hume a éclaté par son propre fait, & celui de ses amis, que conclure? Pourquoi se plaint-il, pourquoi a-t-on l’air de se plaindre pour lui, d’un aussi fâcheux éclat? Is fecit.....

Avant de passer à l’examen de l’ouvrage qui en est résulté, convient, ce me semble, d’annoncer sommairement les griefs de M. Rousseau, de dire qu’il a vu, mais trop tard, un foyer de haines sourdes à Geneve,* [*Il est allez indifférent qu’on place le foyer des haines à Geneve, ou à Paris, pourvu qu’on s’apperçoive que les ennemis de M. Rousseau, quoiqu’éloignés les uns des autres, ont procédé de concert.] s’étendre à Paris, se développer à Londres pour l’entourer de toutes parts, & le perdre sans ressource. Des Editeurs impartiaux devoient énoncer cette idée, la placer à la tête du livre, comme le sujet & la base de la rixe, la laisser combattre à M. Hume, mais la donner telle ou à-peu-près comme un fil propre à conduire les lecteurs. Peu le saisiront: si on le manque, on ne verra dans cette brochure que des accusations plus vives que probantes de la part de M. Rousseau, vaguement repoussées par M. Hume. Je suis bien éloigné de nommer les comploteurs;* [*J’avertis très-sincérement que cette épithete, que j’ai emprunté de M. Rousseau, ne porte point sur M. Hume. Je le prouverai plus loin.] M. Rousseau avoue l’impossibilité d’administrer les preuves juridiques du complot. Au défaut des preuves, la [380] justice elle-même cherche des présomptions, qui, prises separément, ne sont autre chose que des vraisemblances. On ne sera donc pas surpris qu’on les appelle ici.

Supposons pour un moment qu’il fût possible, que pour des raisons personnelles, des ennemis de M. Rousseau fussent parvenus par cabales odieuses, à le faire maltraiter par sa patrie, & à le forcer d’y renoncer! Supposons qu’après qu’il se fût retiré à Motiers-Travers, ces mêmes ennemis l’eussent trouvé trop près d’eux, qu’ils eussent excité secrétement le fanatisme de quelques prêtres inconsidérés, que ceux-ci en eussent infecté le peuple, qu’ils l’eussent ameuté contre M. Rousseau, & malgré la protection ouverte du Gouvernement il eût été obligé par délicatesse de quitter le village où il croyoit vivre & mourir tranquille: supposons qu’il eût trouvé la Suisse fermée pour lui, & cela, par les menées de ses ennemis; il tourne les yeux vers l’Angleterre; son digne protecteur Mylord Maréchal le détermine à y aller; M. Hume, savant estimé, s’offre de l’y conduire: il traverse la France, va le joindre à Paris; le seul bien qui lui reste, sa probité, sa réputation l’ont devancé dans cette ancienne patrie d’adoption, où elles lui firent des amis tendres dans le monde, & des ennemis cachés dans le public littéraire. La réception honorable qu’il reçut à Paris, réveilla leur haine endormie, elle entreprit ce que n’avoient pu faire de longs revers, de lui ravir sa réputation; les moyens qu’elle projetta d’employer furent le ridicule & le mépris qui devoient le bannir ignominieusement de chez un peuple libre.

M. Rousseau part sans soupçonner les horreurs qui le suivent; [381] je n’ai garde de croire que M. Hume s’en doutât, les gens de bien ne sont pas méfians, & il n’est pas rare de voir un homme d’esprit & de génie, mené par des gens qui en ont beaucoup moins. Supposons encore qu’il ait, sans le savoir, servi d’instrument aux ennemis de M. Rousseau, que leur restoit-il à faire? Le brouiller peu-à-peu avec M. Hume, indisposer par degré le peuple Anglois. Rien ne paroissoit moins aisé. Les Anglois aiment le mérite & le fêtent, ils accueillent volontiers les infortunés. Comment attaquer M. Rousseau dans leur sein? La force ouverte étoit impraticable. Ses ennemis étoient trop adroits pour l’employer quand elle ne l’eût pas été. Supposons qu’ils l’eussent laisse jouir de la paix les premiers jours de son arrivée, ils ne pouvoient la troubler impunément, les papiers publics en parloient comme d’une époque heureuse, parce qu’elle prouvoit la bonté de leur Gouvernement. Patience; le peuple est peuple par-tout, & celui d’Angleterre se plie tout aussi bien qu’un autre, quand on sait l’y disposer.

M. Rousseau, après avoir été honoré, fêté, finit par éprouver dans la capitale des empressemens & des froideurs. Il se retire à la campagne. Supposons que ses ennemis ayant attendu sa retraite pour l’attaquer & l’insulter sans mesure dans les papiers publics; pas un Anglois n’ayant aucune raison pour se livrer à cette noire escrime, & ces papiers ayant été salis par différens libelles, ils ne pouvoient partir que des ennemis de M. Rousseau; quelque Anglois tout au plus se prêtoit à les faire imprimer.

Le signal du décri de M. Rousseau est donné, les écrits en [382] retentissent, les libelles se succédent, en se disputant de noirceur. Tant de traits accumulés avec art, envenimés par la haine, ne pouvoient partir que de quelques coeurs calcinés de vengeance. Dans l’impossibilité morale & physique où étoit M. Rousseau de s’être fait aucun ennemi dans les trois royaumes, il dût nécessairement les chercher ailleurs, quoiqu’ils manoeuvrassent à Londres.

Jusques-là les ombrages qu’avoit pu lui inspirer l’amitié froide, mais fastueuse de M. Hume; les inquiétudes qu’avoient pu lui donner le rêve cité,* [*Voyez page 344.] & ces expressions menaçantes, je te tiens J. J. Rousseau, je te tiens; ses regards ardens, moqueurs, trop souvent répétés,* [*Page 325.] n’étoient que des indices foibles en eux-mêmes; l’explication à laquelle il s’étoit refusé,* [*Pages 329, 330. Pag. 334, 336. Deux libelles de la même main.] tout au plus une présomption: mais lorsque dans les libelles subséquens,* [*Page 337. Libelle d’une autre main; il faut se souvenir qu’ils ont été fabriqués loin de Londres. Xe. Ke.] M. Rousseau reconnut la main de ses ennemis aussi aisément qu’on connaît les ouvrages d’un peintre à sa maniere, à son faire; lorsqu’il fut que M. Hume étoit lié avec eux tous, qu’il avoit logé,* [*Page 324. Il faut tout dire, M. Hume nie ici au moins la moitié de l’imputation, en avoue le quart, & bat les broussailles ailleurs sur le, même sujet.] qu’il étoit en correspondance avec plus d’un, & qu’il fut convaincu que l’un des derniers libelles ne pouvoit avoir été fourni que par lui, dans ce moment les indices se changerent pour M. Rousseau en présomptions, les présomptions en semi-preuves, [383] les liaisons de M. Hume en preuves, l’ensemble en corps formel de délit & de complot, qui ne lui permirent plus de douter qu’il ne fût trahi: M. Rousseau s’en plaignit dans une feuille périodique, rompit avec M. Hume, & ne lui écrivit plus.

A-peu-près dans le même tans parurent plusieurs libelles que M. Hume auroit peut-être dû repousser: sans s’en mettre en peine, il alloit sollicitant une pension du Roi son maître pour M. Rousseau, & l’obtint, à condition qu’elle seroit secrete; il le lui écrivit: mais ne voyant point venir de remerciemens de sa part ou de lettres, M. Hume dit que, persuadé que c’étoit la condition qui le blessoit, il fit de nouvelles sollicitations auprès des ministres de son Maître, pour que la pension fût publique. M. Rousseau ne répondit rien à M Hume sur cette nouvelle démarche, il s’adressa au Lord Conway pour le prier de suspendre les bontés de Sa Majesté Britannique; & voici comme il dit que M. Hume a raisonné sur cette pension. Si M. Rousseau accepte, avec les preuves que j’ai en main, je le déshonore; s’il refuse, il faudra qu’il dise pourquoi; s’il m’accuse, il est perdu.

Rousseau ayant lassé entrevoir à M. Hume qu’il le regardoit comme un perfide, ne pouvoit accepter aucun bienfait par sa médiation, non-seulement sans s’exposer à être déshonoré, mais sans mériter de l’être: il est incontestable qu’il étoit forcé de parler en refusant la pension, & de motiver ses refus aux ministres; il étoit impossible qu’il parlât accuser sans accuser M. Hume, à moins de vaguer sur le refus, en appuyant sur toute la reconnoissance d’un coeur pénétré. Sa lettre dût être très-obscure pour le Lord Conway & fort claire [384] pour M. Hume,* [*C’est le dire de M. Rousseau. Voyez sa lettre, pag. 327.] qui devoit nécessairement demander des explications; M. Rousseau ne pouvoit y satisfaire qu’avec amertume. Après les avoir données, il ne se seront plus occuppé qu’à rappeller sa tranquillité qu’il voyoit fuir devant lui, à gémir, & à oublier M. Hume: celle de ce patron n’exigeoit aucun éclat, il pouvoit s’expliquer, se plaindre à M. Rousseau, cesser tout commerce avec lui. Vivant à cent cinquante milles l’un de l’autre, personne n’eût soupçonné leur rupture.

Mais d’après les suppositions que nous avons admises, le silence qui auroit dû suffire à M. Hume, eût accablé les ennemis de M. Rousseau. Supposons donc pour la derniere fois, qu’ils ayant enragé M. Hume sans qu’il ait pénétré leurs desseins, à se plaindre avec éclat; leur haine ayant manqué la vengeance la plus atroce, ils en auront du moins caressé l’ombre; ne pouvant faire tout le mal qu’ils avoient médité, ils auront du moins fait tout le bruit possible; ne pouvant enlever à M. Rousseau sa probité, ils auront du moins cherché à l’obscurcir; ne pouvant lui ôter sa réputation d’écrivain sublime, ils l’auront du moins fait passer pour un esprit inquiet, soupçonneux, bizarre, insociable; ils savent que toutes leurs horreurs seront couvertes par la nuit des tans, ils sentent avec douleur que les écrits de M. Rousseau lui échapperont; n’ayant pu flétrir son nom, ce sera du moins une consolation pour eux d’avoir empoisonné sa vie.

Tant de noirceurs pourront paroître trop compliquées pour être admises. Ah! plût au ciel que pour l’honneur de l’humanité, [385] elles fussent même sans vraisemblance.* [*Voyez le recueil des lettres de M. J. J. Rousseau, & les autres pieces relatives à sa perfécution & à sa défense: le tout transcrit d’après les originaux.] La lecture de ce qui s’est passé à Motiers-Travers, les conduit au-delà, le corps de l’ouvrage qui nous reste à examiner, sert à les appuyer encore.

En le commençant, M. Hume donne la date de sa correspondance avec M. Rousseau

(1762), & la lettre qu’il reçut de lui en remerciement de ses offres, au commencement de année suivante

«Ce n’eût point par vanité, dit-il, que je publie cette lettre, car je vais bientôt mettre au jour une rétraction de tous ces éloges, c’est seulement pour compléter la suite de notre correspondance & pour faire voir qu’il y a long-tems que j’ai été disposé à rendre service à M. Rousseau.»

«Notre commerce avoit entièrement cessé jusqu’au milieu de l’été de l’année derniere.»

Il ne sera pas hors de propos de le remarquer. L’envie que M. Hume avoit d’obliger M. Rousseau, partoit d’une disposition générale & honnête, qu’ont les gens de bien a rendre service; si le docte Anglois eût senti quelques dispositions de préférence pour lui, s’il eût été plus particuliérement affecté de ses peines que de celles de tout autre infortuné, la correspondance qu’il avoit entamée avec chaleur, n’eût pas dormi pendant près de trois années; elle n’auroit vraisemblablement pas eu d’autre suite, si M. Hume n’eût appris par un tiers que [386] M. Rousseau voulant passer en Angleterre,* [*Page 290.] avoir dessein de s’adresser à lui. Alors, je le dis avec plaisir, M. Hume le prévint par de nouvelles offres de service qui furent acceptées avec reconnoissance.

«Je n’avois pas attendu ce moment pour m’occuper des moyens d’être utile à M. Rousseau.* [*Page 291.] M. Clairaut, quelques semaines avant sa mort, m’avoit communiqué la lettre suivante.»

M. ROUSSEAU A M. CLAIRAUT

A Motiers, le 3 Mars 1765.

«Le souvenir, Monsieur, de vos anciennes bontés pour moi, vous cause une nouvelle importunité de ma part. Il a s’agiroit de vouloir bien être, pour la seconde fois, censeur d’un de mes ouvrages. C’est une très-mauvaise rapsodie que j’ai compilée il y a plusieurs années, sous le nom de Dictionnaire de Musique, & que je suis forcé de donner aujourd’hui pour avoir du pain. Dans le torrent des malheurs qui m’entraîne, je suis hors d’état de revoir ce recueil. Je sais qu’il est plein d’erreurs & de bévues. Si quelqu’intérêt pour le sort du plus malheureux des hommes vous portoit à voir son ouvrage avec un peu plus d’attention que celui d’un autre, je vous serois sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger chemin faisant. Les indiquer sans les corriger ne seroit rien faire, car je suis [387] absolument hors d’état d’y donner la moindre attention, & si vous daignez en user comme de votre bien, pour changer, ajouter, ou retrancher, vous exercerez une charité très-utile & dont je serai très-reconnoissant. Recevez, Monsieur, mes très-humbles excuses & mes salutations.»

J. J. R.

«Je le dis avec regret, mais je suis forcé de le dire: je sais aujourd’hui avec certitude que cette affectation de misere & de pauvreté extrême, n’est qu’une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie avec succès pour se rendre plus intéressant & exciter la commisération du public; mais j’étois bien loin de soupçonner alors un semblable artifice.»

Cet aveu que M. Hume ne fait qu’à regret de l’affectation de pauvreté de M. Rousseau, qu’il dit n’être qu’une petite charlatanerie de sa part, cet aveu si pénible porte surement sur ces deux phrases de la lettre. Ce Dictionnaire que je suis forcé de donner aujourd’hui pour avoir du pain, & sur celle-ci: vous exercerez une charité très-utile, & dont je serai très-reconnoissant.

Ces locutions rampantes sont trop incompatibles avec le caractere noble & fier de M. Rousseau, pour ne pas faire douter qu’il les ait employées dans sa lettre. Messieurs les Editeurs l’ont en original: je les somme aujourd’hui de les faire lire, & sur-tout la premiere, écrites de la main de M. Rousseau. Je puis les défier sans imprudence: un fait que tout le monde peut vérifier, garantit la sureté du défi. Le voici.

Environ deux mois avant d’écrire cette lettre, M. Rousseau [388] avoit vendu par contrat son Dictionnaire de Musique au Libraire Duchesne; dès-lors ce livre est devenu le propre de ce Libraire. Quel qu’en soit le débit, M. Rousseau ne l’apprendra que par relation, & ne peut y prendre part que par l’intérêt qu’il porte à cet honnête Libraire. Il n’est donc pas vraisemblable, il ne peut paroître vrai qu’il ait écrit à M. Clairaut qu’il étoit forcé de donner ce Dictionnaire pour avoir du pain.

C’est pourtant d’après cette phrase que M. Hume forma pour lui des projets secrets de fortune. Ecoutons-le parler.

«Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, je la sis voir à plusieurs des amis & des protecteurs que M. Rousseau avoit à Paris. Je leur proposai un arrangement par lequel on pouvoit procurer des secours à M. Rousseau sans qu’il s’en doutât. C’étoit d’engager le Libraire qui se chargeroit de son Dictionnaire de Musique, à lui en donner une somme plus considérable que celle qu’il en auroit offerte lui-même, & de rembourser cet excédent au Libraire. Ce projet pour l’exécution duquel les soins de M. Clairaut étoient nécessaires, échoua par la mort inopinée de ce profond & estimable savant.»

J’avois toujours pensé que la plus douce des vertus humaines, l’active & modeste bienfaisance, marchoit sans faste, & fuyoit les témoins. Il faut que je me sois trompé jusqu’à présent. Un Anglois généreux, un Philosophe, semble assembler un conseil pour discuter sur le bien qu’il veut faire. Je prie M. Hume d’excuser ma mal-adresse, si j’avoue que je ne conçois pas en quoi M. Clairaut pouvoit servir ses projets, & si je ne conçois pas davantage pourquoi il consultoit les amis, les protecteurs [389] de M. Rousseau sur cela. Je ne croirai jamais pour l’honneur de M. Hume, qu’il ait eu l’idée avilissante pour lui, de faire entrer dans son arrangement toutes ces personnes par répartition. Il ne faudroit pas croire non plus, qu’il voulût par vanité s’en faire honneur à leurs yeux; mais il ne faudroit pas connoître sa réputation & ses talens, pour imaginer qu’il eût besoin de l’avis de tant de personnes sur la façon de procéder dans une affaire très-facile à tenter pour tout homme qui, avec le sens commun, auroit eu, je ne dis pas un desir violent, mais une velléïté soutenue. Il ne falloit que savoir le nom du Libraire, & s’aboucher avec lui, &c. &c. Si M. Hume se fut sérieusement occupé de ce projet, il ne diroit pas, la mort de M. Clairaut l’a seule fait échouer: mieux informé, il se seroit rejetté sur le contrat de vente du Dictionnaire. Il est du 27 janvier 1765. La lettre de M. Rousseau est datée du 3 mars, approbation de M. Clairaut comme censeur, est du 5 avril. Il est mort le 17 du même mois; je prie le Lecteur de peser ces faits, & de vérifier les titres que j’allégue chez la veuve Duchesne. Il conclura ensuite.

M. Hume ne se découragea point par l’irréussite de son premier plan, dont l’ai fait sentir la valeur. Dès qu’il fut que M. Rousseau étoit décidé de passer en Angleterre,* [*Page 294] il chargea secrétement M. Gilbert Elliot (devenu Chevalier), de charger M. Stewart, sous le sceau du secret, de chercher un fermier honnête qui voulût prendre en pension M. Rousseau & sa gouvernante pour 5O à 60 louis ou environ, avec la clause secrete [390] de n’en exiger que 20 ou 25. Le surplus de la dépense, ainsi que les frais d’ameublement pour sort habitation, devoient être fournis à son insçu par M. Hume: aussi dit-il, avec modestie: «ce plan dans lequel il n’entroit assurément aucun motif de vanité, puisque le secret en faisoit une condition nécessaire, n’eut pas lieu:» & tout de suite il cite pour témoins Mrs. Stewart & Elliot. Il pouvoir aussi appeller en témoignage le fermier qu’on avoit trouvé,* [*Page 294.] ce qui ne fait en tout que trois, & prouve contre le proverbe vulgaire, qui dit qu’un secret connu de trois personnes, n’en est plus un.

Ce second plan n’ayant pas eu plus de succès que le premier, M. Hume en forma un troisieme beaucoup plus magnifique. Ce fut d’acheter la maison de campagne du colonel. Webb, avec un petit bien qui y est annexé, pour en faire un établissement à M. Rousseau. Les témoins ne manquent pas ici.* [*Page 295.] M. Hume est toujours en regle.

Ce qui me peine pour lui, c’est qu’il démontre sans réplique, que sans avoir dépensé un sou pour M. Rousseau, il avoir, à son intention, préparé des dépenses considérables en idée d’où je conclus 1°. que M. Hume ne court aucun risque de se ruiner. 2°. Qu’il est malheureux: car c’est l’être, que de ne pouvoir faire du bien quand on le desire.

Après nous avoir exposé progressivement ses soins infructueux, il vient (page 295) reprendre M. Rousseau à Paris, & tout-à-coup il le transporte à Wootton.* [*Wootton est une maison de campagne appartenante à M. Davenport dans le comté de Disbig.] Je consens de ne [391] pas relever le désordre apparent qui regne dans les pieces de ce procès. Je consens qu’on ne dise pas:

Souvent un beau désordre est un effet de l’art.

Art Poet.

Mais qu’on me permette de le remarquer une fois en passant, de l’imiter si la fantaisie m’en prend, & de suppléer ce que n’a pas dit M. Hume, que l’estimable M. Davenport en offrant à M. Rousseau la retraite qu’il habite, le fit uniquement par amitié pour lui.* [*Voyez la lettre du 10 juillet.] Quand M. Davenport voulut bien me l’offrir, dit M. Rousseau, ce ne fut pas pour lui (M. Hume), qu’il ne connoissoit pas. Si le fait n’étoit pas constant, & que M. Hume eût coopéré quelque chose dans cet établissement, il en auroit certainement informé le public; car il lui conte jusqu’à ses moindres idées avec une confiance qui fait plaisir: lui parle des frais qu’il a faits en complaisance & en petits, soins pour son ami recommandé. Il rapporte ensuite deux lettres qu’il lui a écrites de Wootton.* [*Page 296.] Je vais transcrire la premiere dont nous aurons souvent occasion de parler.

M. ROUSSEAU A M. HUME

A Wootton, le 22 mars 1766.

«Vous voyez déjà, mon cher Patron, par la date de ma lettre, que je suis arrivé au lieu de ma destination. Mais vous ne pouvez voir tous les charmes que j’y trouve; il faudroit [392] droit connoître le lieu & lire dans mon coeur. Vous y devez lire au moins les sentimens qui vous regardent & que vous avez si bien mérités. Si je vis dans cet agréable asyle aussi heureux que je l’espere, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un homme heureux c’est mériter de l’être. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi! Seul, j’aurois pu trouver de l’hospitalité, peut-être; mais je ne l’aurois jamais aussi bien goûtée qu’en la tenant de votre amitié. Conservez-la moi toujours, mon cher Patron, aimez moi pour moi qui vous dois tant; pour vous-même; aimez moi pour le bien que vous m’avez fait. Je sens tout le prix de votre sincere amitié; je la desire ardemment; j’y veux répondre par toute la mienne; & je sens dans mon coeur de quoi vous convaincre un jour qu’elle n’est pas non plus sans quelque prix. Comme, pour des raisons dont nous avons parlé, je ne veux rien recevoir par la porte, je vous prie, lorsque vous serez la bonne œuvre de m’écrire, de remettre votre lettre à M. Davenport. L’affaire de ma voiture n’est pas arrangée, parce que je sais qu’on m’en a imposé; c’est une petite faute qui peut n’être que l’ouvrage d’une vanité obligeante, quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trempé, je vous conseille de quitter une fois pour toutes ces petites ruses, qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en pieges contre la simplicité. Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur que j’espere & desire trouver en vous.»

J. J. R.

[393] On voit clairement dans cette lettre, que les expressions de reconnoissance sont mêlées d’inquiétude sur les sentimens de M. Hume. M. Rousseau fait entendre des soupçons qu’il n’ose développer.

Dans la seconde, les soupçons se taisent, l’amitié seule parle.

M. Hume argumente fréquemment de la première, il dit que d’après le ton de cordialité qui y regne, il ne devoir pas s’attendre d’être soupçonné par M. Rousseau d’avoir prêté la main à ses ennemis; & que s’il a eu quelques soupçons, il les a tenus bien secrets.

L’on seroit tenté de croire que M. Hume n’avoit pas cette lettre sous les yeux. Il est impossible de se méprendre à plusieurs de ses phrases & sur-tout à sa finale.

«Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur, que j’espere & desire trouver en vous.»

Cette phrase seule, qui dans une amitié naissante seroit un sentiment, ne peut-être estimée qu’un doute dans une amitié confirmée. Si cela est vrai, ce doute & tous les autres qui sont aussi sensibles, appelloient une explication. Pourquoi M. Hume l’a-t-il esquivée? C’étoit la fuir que ne pas la demander.

Lui sied-il bien après cela de chercher à mettre cette lettre en opposition avec la conduite de M. Rousseau? Rien n’est cependant si aisé à concilier. Celle de M. Hume lui avoir fait naître des soupçons, il chercha à s’en débarrasser par une effusion de coeur qui fut froidement répondue. Le lendemain il partit pour la campagne, ses soupçons importuns l’y suivirent: sa premiere lettre s’en ressentit. Rentrant bientôt dans son caractere franc & peu méfiant, il secoua toute idée injurieuse [394] à M. Hume, & lui écrivit sept jours après, la seconde lettre pleine d’amitié sans ombrage. A quelques jours de-la il lit a dans les papiers publics la lettre prétendue du Roi de Prusse. Ses soupçons reviennent l’assaillir avec plus de force. Il rompt tout commerce avec M. Hume. Suivons-le dans sa méthode.

Il nous ramene à Calais où il proposa à M. Rousseau de lui obtenir une pension du Roi d’Angleterre. En historien habile & adroit, il nous peint ses inquiétudes sur le caractere de M.. Rousseau, qui ne devoit pas, selon son calcul, lui permettre de jouir paisiblement de l’hospitalité qu’on alloit lui accorder.* [*Pag. 301.] M. Hume dit qu’il voyoit bien cela, mais qu’il ne s’attendoit pas d’être l’objet de ses plaintes, ni la victime de cette malheureuse disposition de caractere. Pour nous expliquer comment il l’a été, & tacitement comment il s’en est tiré, il nous apprend que quoique la lettre de M. Walpole eût été composée trois semaines avant son départ de Paris par cet ami avec lequel il logeoit, il n’en savoit cependant rien, & qu’il ne fut pas étonné,* [*Page 302.] (on doit bien le croire), de la voir paroître à Londres dans les écrits périodiques, mais qu’il le fut beaucoup de voir la réponse publique de M. Rousseau,* [*Ibidem.] & de la chaleur qu’il y mit. Il disoit à l’Auteur du saint James’s Chronicle, qu’il se rendoit sans le savoir, l’instrument de noirceurs.* [*Page 303.] M. Hume avoue qu’il s’en seroit cru coupable, s’il avoir imaginé que M. Rousseau pût le suspecter d’être l’éditeur [395] de cette piece:* [*Page 303.] & tout de suite il prouve qu’il adroit été lui (M. Hume,) un méchant très-mal-adroit s’il l’avoit été. M. Rousseau le charge seulement d’avoir été le complice de ses ennemis.

Auparavant d’aller plus loin, il ne me paroit pas indifférent appuyer sur cette lettre. M. Hume en parle plusieurs fois comme d’une plaisanterie. M. Walpole ne l’estimoit que cela. M. d’Alembert la regarde comme une moquerie, ce qui dit quelque chose de plus. Il assure (pag. 355.) qu’il la désapprouva publiquement quand elle parut, par la raison qu’il ne faut pas se moquer des malheureux, sur-tout quand ils ne nous ont point fait de mal. J’ajouterai: lorsqu’ils nous en ont fait, une ame généreuse croit que c’est une raison de plus pour ne pas les insulter. J’ajouterai encore, dût-on blâmer d’excès mes principes; que je croirois avoir commis une atrocité, si par une raillerie amere & froide, j’avois cherché à tourner en ridicule un malheureux quelconque, & sur-tout un étranger qui se seroit réfugié dans ma Patrie. Revenons à la lettre que M. d’Alembert rejette par sa déclaration, puisque M. Walpole la dit à lui, je vais la rapprocher de celle qu’il a écrite M. Hume, afin que le public, en les comparant, ait le plaisir de juger combien un homme peut être dissemblable à lui-même, & ressembler à son voisin.

«MON CHER JEAN-JAQUES,»

«Vous avez renoncé à Geneve, votre Patrie. Vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos [396] Ecrits; la France vous a décrété; venez donc chez moi. J’admire vos talens; je m’amuse de vos rêveries qui (soit dit en passant), vous occupent trop & trop long-tems. Il faut à la fin être sage & heureux; vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme: démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun: cela les fâchera sans vous faire tort.. Mes Etats vous offrent une retraite paisible: je vous veux du bien & je vous en serai, si vous le trouvez bon. Mais si vous vous obstinez à jettes mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs., choisissez-les tels que vous voudrez; je suis Roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits; &, ce qui surement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter, quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être.»

«Votre bon ami FRÉDERIC.»

M. WALPOLE A M. HUME

Arlington Stréet, le 26 Juillet 1766.

«Je ne peux pas me rappeller avec précision le tans où j’ai écrit la lettre du Roi de Prusse; mais je vous assure avec la plus grande vérité, que c’étoit plusieurs jours avant votre départ de Paris & avant l’arrivée de Rousseau à Londres; & je peux vous en donner une sorte preuve; car, [397] non-seulement par égard pour vous, je cachai la lettre tant que vous restâtes à Paris; mais ce fut aussi la raison; pour laquelle, par délicatesse pour moi-même, je ne voulus pas aller le voir, quoique vous me l’eussiez souvent proposé. Je ne trouvois pas qu’il fût honnête d’aller faire une visite cordiale à un homme, ayant dans ma poche une lettre où je le tournois en ridicule. Vous avez pleine liberté, mon cher Monsieur, de faire usage soit auprès de Rousseau, sois auprès de tout autre, de ce que je dis ici pour votre justification: je serois bien fâché d’être cause qu’on vous fît aucun reproche. J’ai un mépris profond pour Rousseau & une parfaite indifférence sur ce qu’on pensera de cette affaire; mais s’il y a en cela quelque faute, ce que je suis bien. loin de croire, je la prends sur mon compte. Il n’y a point de talens qui m’empêchent de rire de celui qui les possede, s’il est un charlatan; mais, s’il a de plus un coeur ingrat & méchant, comme Rousseau l’a fait voir à votre égard, il sera détesté par moi comme par tous les honnêtes gens, &c.»

H. W.

On pourrait faire un volume d’observations sur ces deux Lettres Franco-Angloises. Il suffit, je crois, de les montrer au doigt.

Reprenons M. Hume. M. Rousseau ne lui avoit pas répondu sur le refus où l’acceptation de la pension; il avoit écrit au général Conway. M. Hume rapporte cette lettre (pag. 305.); elle a été publiée dans le Public-Ledger, Nº. 2123. La différence [398] qu’on lit dans ces copies, ne porte que sur quelques mots dont voici le plus essentiel. M. Rousseau dit à ce général: «lorsque je recevrai les bontés de Sa Majesté Britannique, je veux m’en honorer aux yeux du public comme aux miens, & n’avoir le coeur plein que des bontés de Sa Majesté & des vôtres. Je ne crains pas que cette façon de penser les puisse altérer.» Dans la feuille Angloise on lit: je ne crois pas. Cette locution est plus modeste, & par cela même plus convenable. Laissons ces innocentes fautes d’impression; mais déduisons une chose essentielle de cette lettre. C’est que M. Rousseau étoit pénétré des bontés de Sa Majesté Britannique, & qu’il ne desiroit, pour les recevoir, que de les voir passer par d’autres mains que celles de M. Hume qu’il croyoit le trahir. Il n’est pas étonnant que l’historien Anglois n’ait pas narré cela au général Conway; mais ce qui peut surprendre; ce sont les réflexions de M. Hume & de ses conseillers.

«Quoique M. Rousseau paroisse faire ici le sacrifice d’un intérêt fort considérable, il faut observer cependant, que l’argent n’est pas toujours le principal mobile des actions humaines: il y a des hommes sur qui la vanité a un empire bien plus puissant, & c’est le cas de ce Philosophe. Un refus fait avec ostentation de la pension du Roi d’Angleterre, ostentation qu’il a souvent recherchée à l’égard d’autres Princes, auroit pu être seule un motif suffisant pour déterminer sa conduite.»

Il n’étoit pas possible que M. Hume & ses amis n’en connussent le principe naturel: celui d’ostentation qu’ils lui prêtent [399] est-il de bonne soi? Je le demande, non pour l’instruction des lecteurs, mais pour leur édification.

Dans cette lettre* [*Page 305.] M. Rousseau peint ses malheurs comme un homme accablé; M. Hume ne veut pas y croire. Il assure (sans preuve), que M. Davenport lui marquoit que précisément dans ce tems-là son hôte étoit très-content & très-gai; M. Hume affirme de plus «que M. Rousseau veut être plaint, mais que son affectation de sensibilité extrême, étoit un artifice qui n’en imposoit plus à un homme qui le connoissoit aussi bien que lui.»

Quand on a quelque connoissance du coeur humain, il est facile d’expliquer pourquoi la plupart des hommes déclament contre les gens riches ou puissans, tout en enviant leurs richesses ou leurs places. Il ne me paroît pas aussi aisé de démêler quelle est la passion qui fait grossir idéalement la fortune d’un homme, qui lui ôte idéalement ses infirmités, & le sentiment de ses peines, pour lui enlever jusques à la commisération que tout être sensible doit aux malheureux. M. Hume qui convient* [*Page 348.] d’avoir eu avec M. Rousseau une scene des plus attendrissantes, doit savoir mieux qu’un autre, que la sensibilité la plus exquise fait, pour ainsi dire, le fond de son ame; M. Hume ne peut ignorer qu’une pauvreté noble l’a toujours suivi, parce qu’il a osé dédaigner la fortune, & qu’il a apporté en venant au monde, une maladie cruelle (une rétention d’urine), qui va croisant avec l’âge, sans espoir de secours. Si l’on joint à tout cela les calamités, [400] nombreuses qui ont tourmenté sa vie & assiégé les approches de sa vieillesse; je demande au public si M. Rousseau n’est pas un des hommes les plus à plaindre, & si M. Hume ou ceux qui comme lui cherchent à pallier ses infortunes & ses maux, se croiroient heureux à sa place? Reprenons.

M. Hume écrivit à M. Rousseau,* [*Page 308.] qu’il y avoit moyen de rendre la pension publique. «Il lui répondit qu’ayant appris à le connoître & ne pouvant douter qu’il ne l’eût amené en Angleterre pour le perdre, il se doit de n’accepter aucune affaire dont il soit le médiateur.»

M. Hume répliqua:

«Vous dites que je vous ai trahi’, moi, je le dis hautement, & je le dirai à tout l’univers, je sais le contraire, je sais que mon amitié pour vous a été sans bornes & sans relâche; & quoique je vous en aye donné des preuves qui sont universellement connues en France & en Angleterre, le public n’en connaît encore que la plus petite partie.»

Je ne puis m’empêcher de le dire; ce n’est pas ainsi que parle la bienfaisance même outragée; si c’étoit par hasard l’amitié blessée? Je serois bien trompé. Le serois-je seul?

M. Hume finit sa lettre par demander réponse & explication des griefs de M. Rousseau; il dit qu’il obtint par le crédit de M. Davenport, la lettre qu’on voit dans l’Exposé, & qu’il n’y sera que quelques notes. Suivons celles qui paroissent mériter quelqu’attention.

[401]

LETTRE DE M. ROUSSEAU A M. HUME

«Je suis malade, Monsieur, & peu en état d’écrire; mais vous voulez une explication, il faut vous la donner, il n’a tenu qu’à vous de l’avoir depuis long-tems.»

* [*Premiere note de M. Hume. Page 313.] «M. Rousseau ne m’a assurément jamais donné lieu de lui demander une explication. Si pendant que nous avons vécu ensemble, il a peu quelques-uns de ces indignes soupçons dont cette lettre est remplie, il les a tenus bien secrets.»

Pas trop, ce me semble. Il ne falloit que lire celle du 22. L’espece d’aveuglement que M. Hume semble avoir mis à la lire, est la seule excuse valable qu’il puisse donner. J’aime mieux croire M. Hume distrait que coupable.

* [*Page 318 de la lettre.]«Quand il cherche à aliéner de moi cet honnête homme, (M. Davenport), il cherche à m’ôter ce qu’il ne m’a pas donné.»

* [*Ibidem. Note.]«M. Rousseau me juge mal, & devroit me connoître mieux. Depuis notre rupture, j’ai écrit à M. Davenport pour l’engager à conserver les mêmes bontés à son malheureux hôte.»

Je suis fâché de remarquer que l’air de bonté protectrice de porte cette note, ne pouvoit être que vain. M. Hume, n’est comme on l’a dit ci-devant, que la connoissance de M. Davenport qui a reçu chez lui M. Rousseau par amitié. Où [402] elle agit, les recommandations des gens de connoissance sont nulles. Mais est-il bien vrai que M. Hume n’ait écrit que ce qu’il dit? Je crains que sa mémoire ne lui ait fait encore oublier quelque chose, du moins peut-on conclure que M. Rousseau avoir lu quelqu’une de ses lettres, qui n’étoient pas des lettres de recommandation. Déjà, dit-il, écrivant à M. Davenport, il (M. Hume) me traite d’homme féroce, de monstre d’ingratitude. Ceci est allégué page 340, & n’est accompagné d’aucune note de M. Hume.

«Tout ce qui s’est fait de bien, se seroit fait sans lui à-peu-près de même, & peut-être mieux; mais le mal ne se fût point fait; car pourquoi ai-je des ennemis en Angleterre? Pourquoi ces ennemis sont-ils précisément les amis de M. Hume? Qui est-ce qui a pu m’attirer leur inimitié? Ce n’est pas moi qui ne les vis de ma vie, & qui ne les connois pas; je n’en aurois aucun, si j’y étois venu seul.»

* [*Note.] «Etranges effets d’une imagination blessée! M. Rousseau ignore, dit-il, ce qui se passe dans le monde, & il parle cependant des ennemis qu’il a en Angleterre. D’où le sait-il? Où le voit-il? Il n’y a reçu que des marques de bienfaisance & d’hospitalité. M. Walpole seul avoir fait une plaisanterie sur lui, mais n’étoit point pour cela son ennemi. Si M. Rousseau voyoit les choses comme elles sont, il verroit qu’il n’a eu en Angleterre d’autre ami que moi, & d’autre ennemi que lui-même.»

Il est facile de répondre. M. Rousseau a appris qu’il avoit des [403] ennemis en Angleterre par les papiers publics. Il m’est impossible de supposer que M. Hume voulût penser un instant que les horreurs qui y ont été imprimées puissent partir d’une main amie. S’il n’avoir oublié que l’estimable M. Davenport, dont il a parlé il n’y a qu’un instant, étoit l’ami de M. Rousseau, s’il n’avoir oublié que le respectable Lord Maréchal l’étoit davantage, M. Hume ne se seroit pas flatté d’être le seul ami de M. Rousseau en Angleterre.

Dans les dix pages suivantes, il y a des allégations de la part de M. Rousseau; dénis de celle de M. Hume. Certainement quelqu’un de ces Messieurs manque de mémoire. Dieu fait bien qui.

M. Rousseau (pag. 324.) rappelle que M. Hume est lié avec ses ennemis.

«J’apprends que le fils du Jongleur Tronchin, mon plus mortel ennemi, est non-seulement l’ami, le protégé de M. Hume, mais qu’ils logent ensemble; & quand M. Hume voit que je sais cela, il m’en fait la confidence, m’assurant que le fils ne ressemble pas au pere. J’ai logé quelques nuits dans cette maison chez M. Hume, avec ma gouvernante; à l’accueil dont nous ont honoré ses hôtesses, qui sont ses amies, j’ai jugé de la façon dont lui ou cet homme qu’il dit ne pas ressembler à son pere, ont pu leur parler d’elle & de moi.»

«Me voilà donc accusé de trahison parce que je suis, l’ami de M. Walpole, qui a fait une plaisanterie sur M. [404] Rousseau; parce que le fils d’un homme que M. Rousseau n’aime pas se trouve par hasard logé dans la même maison que mot; parce que mes hôtesses, qui ne savent pas un mot de François, ont regardé M. Rousseau froidement!........ Au reste, j’ai dit seulement à M. Rousseau que le jeune Tronchin n’avoir pas contre lui les mêmes préventions que son pere.»

Sans prétendre prononcer entre M. Rousseau & M. Hume qui rapportent différemment ce fait je demanderai à ce dernier si c’est aussi par hasard qu’il protege le jeune Tronchin. Cela valoir la peine d’être expliqué.

De la page 324. à la 328. nouvelles accusations, nouveaux dénis, même réflexion à faire que ci-devant.

M. Rousseau dit qu’il écrivit une lettre* [*Page 327 de la lettre.] que M. Hume «devoit trouver sort naturelle s’il étoit coupable, mais fort extraordinaire s’il ne l’étoit pas.» M. Hume s’en rapporte encore à la lettre du 22 mars, où il ne trouve que le ton, de la plus grande cordialité sans la moindre réserve. Ce pauvre cher Monsieur rêve amitié, & la trouve par-tout.

M. Rousseau dit* [*Page 331.] «la trahison d’un faux ami dont j’étois la proie, étoit ce qui portoit dans mon, coeur trop sensible l’accablement, la tristesse & la mort.»

«Ce faux ami,* [*Note de M. Hume.] c’est moi sans doute. Mais cette trahison quelle est-elle? Quel mal ai-je fait ou pu faire à M. Rousseau? En me supposant le projet de le perdre, comment [405] pouvois-je y parvenir par les services que je lui rendois? Si M. Rousseau en étoit cru, on me trouveroit bien plus imbécille que méchant.»

La trahison & le mal seroient (si cela étoit possible), d’avoir voulu perdre M. Rousseau de réputation, & par-là assassiner son ame.* [*S’il se trouvoit quelque lecteur auquel je dusse dire qu’assassiner son ame n’est qu’une métaphore, je rougirois pour lui. Croire à l’ame, à son immortalité, est une de mes plus douce pensées] La méchanceté seroit d’avoir caché la main sous le manteau de la bienfaisance, pour qu’on ne pût la voir armée d’un poignard.

Je le répete avec vérité, jamais je ne croirai M. Hume coupable de cette noirceur. Il a fait du mal à M. Rousseau sans s’en douter. Cet aveu ne doit pas blesser M. Hume. Etant enfant, j’ai ouï dire à M. de Montesquieu, qu’avec un bon cœur, l’esprit ne garantissoit pas des piéges des méchans.

En récapitulant ses griefs,* [*Page 334.] M. Rousseau fait mention plusieurs libelles. M. Hume convient de quelques-uns, se contentant d’observer qu’il n’y a pas trempé. Voyez page 334.

Il en cite un où l’Auteur ne peut déguiser sa rage sur l’accueil qu’on avoir fait à M. Rousseau à Paris.

Un autre* [*Page 337.] où l’on dit qu’il ouvre sa porte aux grands la ferme aux petits, reçoit mal ses parens, pour ne rien dire de plus.

M. Hume dit du premier (pag. 334.): «je n’ai aucune connoissance de ce prétendu libelle; & du second, (pag. 337.), je n’ai jamais vu cette piece ni avant ni après sa publication, [406] & tous ceux à qui j’en ai parlé n’en ont aucune connoissance.»

En admettant ce fait; il faut convenir qu’il tient du miracle.* [*Jamais peuple n’eut plus de papiers publics, & ne les lut plus avidement que les Anglois. Les manouvriers les litent dans les cabarets, les gens riches dans les cafés ou chez eux. Tout le monde s’en mêle.] Puisque M. Hume n’a pu se procurer à Londres ce que j’ai lu ici, il n’a qu’à prendre le Saint James’s Chronicle Nº. 821; à la quatrieme page il y trouvera un article pour M. Rousseau contenant trois demandes & une réflexion qui assaisonne le tout.

Dans la seconde question, on demande comment a-t-il pu se faire «que l’Auteur de la nouvelle Héloïse soit froid, (pour ne rien dire de plus) envers ses parens & amis, qu’il change souvent ces derniers, & qu’il en ait eu plusieurs qu’il a ensuite appelles monstres?»

«Que l’Auteur de l’inégalité ait ouvert sa porte aux grands, & qu’il l’ait fermée aux petits?»

Le lecteur peut examiner à présent avec plus de sureté ce que M. Rousseau dit pages 338, 339, 340, où il accuse formellement M. Hume d’avoir fourni cet article. Il est vrai que M. Hume s’en lave bien, en assurant qu’il n’étoit pas présent lorsqu’il reçut son cousin.

Je ne pousserai pas plus loin l’examen des notes sur la lettre de M. Rousseau. Elles consistent pour la plupart en dénis, en défaut de mémoire; ce que j’ai dit de quelques-unes peut faire apprécier les autres, qui ne sont d’ailleurs ni longues ni nombreuses.

[407] La lettre de M. Hume en réponse à celle de M. Rousseau est, j’ose le dire, froide, stérile, & ne débat qu’un seul article intéressant, la scene attendrissante qui s’est palée entr’eux & qu’ils narrent différemment. Ces récits sont trop essentiels pour ne pas les comparer. Si on le fait attentivement, il ne sera pas aussi difficile qu’on pourrroit le croire d’as signer celui des deux qui mérite qu’on y ajoute soi. Rapprochons-les, en débutant par celui de M. Hume, par la raison qu’il faut faire les honneurs du pas aux étrangers.

«M. Davenport avoir imaginé un honnête artifice pour vous faire croire qu’il y avoir une chaise de retour prête à partir pour Wootton; je crois même qu’il le fit annoncer dans les papiers publics, afin de mieux vous tromper. Son intention étoit de vous épargner une partie de la dépense du voyage, ce que je regardois comme un projet louable; mais je n’eus aucune part à cette idée ni à son exécution. Il vous vint cependant quelque soupçon de l’artifice, tandis que nous étions au coin de mon feu, & vous me reprochâtes d’y avoir participé: je tâchai de vous appaiser & de détourner la conversation; mais ce fut inutilement. Vous restâtes quelque tems assis, ayant un air sombre & gardant le silence, ou me répondant avec beaucoup d’humeur; après quoi vous vous levâtes & sites un tour ou deux dans la chambre; enfin, tout d’un coup & à mon grand étonnement, vous vîntes vous jetter sur mes genoux, & passant vos bras autour de mon cou, vous m’embrassâtes avec un air de transport, vous baignâtes mon visage de vos larmes, & vous vous écriâtes: Mon cher ami, me pardonnerez [408] vous jamais cette extravagance? Après tant de peines que vous avec prises pour m’obliger, après les preuves d’amitié sans nombre que vous m’avez données, se peut-il que je paye vos services de tant d’humeur & de brusquerie? Mais en me pardonnant, vous me donnerez une nouvelle marque de votre amitié, & j’espere que lorsque vous verres le fond de mon cœur, vous trouverez qu’il n’en est pas indigne. Je fus extrêmement touché, & je crois qu’il se passa entre nous une scene très-tendre.»

Récit de M. Rousseau.

«Un soir, je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé. Après le souper, gardant tous deux le silence au coin de son feu, je m’apperçois qu’il me fixe, comme il lui arrivoit souvent, & d’une manière dont l’idée est difficile à rendre. Pour cette sois, son regard sec, ardent, moqueur & prolongé devient plus qu’inquiétant. Pour m’en débarrasser, j’essayai de le fixer à mon tour; mais en arrêtant mes yeux sur les siens, je sens un frémissement inexplicable, & bientôt je suis forcé de les baisser. La physionomie & le ton du bon David sont d’un bon homme; mais où, grand Dieu! ce bon homme emprunte-t-il les yeux dont il fixe ses amis?»

«L’impression de ce regard me relie & m’agite; mon trouble augmente jusqu’au saisissement: si l’épanchement n’eût succédé, j’étouffois. Bientôt un violent remords me gagne; je m’indigne de moi-même; enfin dans un transport que je me rappelle encore avec délices, je m’élance à son cou, je le serre étroitement; suffoqué de sanglots, inondé de [409] larmes, je m’écrie d’une voix entrecoupée: Non, non David Hume n’est pas un traître; s’il n’étoit le meilleur des hommes il faudroit qu’il en fût le plus noir. David Hume me rend poliment mes embrassemens, & tout en me frappant de petits coups sur le dos, me répete plusieurs fois d’un ton tranquille: Quoi, mon cher Monsieur Eh! mon cher Monsieur! Quoi donc, mon cher Monsieur! Il ne me dit rien de plus; je sens que mon coeur se resserre; nous allons nous coucher, & je pars le lendemain pour la province.»

Dans son narré, M. Hume ne veut supposer que de l’humeur à M. Rousseau: M. Rousseau au contraire n’annonce dans le sien que la triste impression que lui avoient donnée ses soupçons sur la conduite de M. Hume. Il paroît plus naturel qu’une effusion de coeur les suive, que de la voir amenée par la bouderie, ou l’humeur dont les traces sont toujours légeres.

L’homme le plus uniforme, qui est le plus constamment la même, se laisse aller quelquefois à des momens d’humeur, de vivacité, occasionnés par les infirmités, l’embarras des affaires ou les chagrins qui les suivent. Dans ce cas, l’homme le plus juste peut s’oublier & répandre dans son domestique, sur son ami même, les inquiétudes qui l’agitent. Un instant de réflexion suffit pour lui faire sentir son injustice, il en fait sans peine l’aveu à l’ami qu’il avoir contristé; l’air de bonté qu’il reprend, qu’il redouble même dans son domestique, est l’excuse, & l’aveu tacite de son humeur. Il serait plus noble & plus grand sans doute de l’avouer tout haut, & ce seroit peut-être un moyen pour se garantir des rechûtes; mais l’amour-propre [410] mal entendu s’oppose à des aveux, qu’on estimeroit humilians vis-à-vis des gens que l’éducation & l’usage nous ont appris à regarder, non comme des hommes, mais comme nos inférieurs: tel est le train de la vie ordinaire.

Dans celui de l’amitié, si l’on n’est point à l’abri de quelques nuages passagers, on connaît du moins rarement les orages terribles qui sont plus fréquens en amour; mais lorsque des soupçons violens s’élevent dans le sein d’une ame tendre contre un ami chéri, elle sent troubler tout son être, l’amour-propre peut la forcer à garder le silence, sur les griefs qu’elle a, ou croit avoir; l’amitié les rompt bientôt, les explications succédent, & les réparations sont toujours en raison de l’offense que croit avoir fait l’ami qui s’estimoit lésé; il se la grossit, l’exagere, tandis que l’autre ami l’atténue & l’affoiblit; leurs coeurs se parlent, leurs yeux se mouillent, & la paix renaît dans leurs embrassemens.

Si l’on veut maintenant faire l’application de l’une de ces deux especes, l’on ne sera je crois, pas embarrassé sur le choix. M. Rousseau n’avoir ni humeur ni bouderie. Il pouvoit avoir mal apprécié la conduite de M. Hume, mais très-certainement il ne pouvoit être sans soupçons: la lettre que M. Hume reclame & qui lui donne un air si triomphant, les confirme & le condamne: s’il l’avoit pesée, lue, il ne lui diroit pas d’un ton presque punique:

«Vous n’avez pas fait attention que j’avois une lettre* [*Page 349.] écrite de votre main, qui ne peut absolument se concilier avec votre récit & qui confirme le mien.»

[411] «C’est celle du 22 mars* [*Page 296.] qui est pleine de cordialité & qui prouve que M. Rousseau ne m’avoit jamais laissé entrevoir aucun de ses noirs soupçons de perfidie sur lesquels il insiste à présent; on voit seulement quelques restes d’humeur sur la chaise.»

Si M. Hume avoit eu sous les yeux cette lettre, comment auroit-il pu concilier sans soupçons, cet assemblage de gratitude sur ses services, & d’inquiétude sur ses sentimens; où mettant, pour ainsi dire; «ses actions d’un côté & ses intentions de l’autre, au lieu de parler des preuves d’amitié qu’il lui avoit données, M. Rousseau le prie de l’aimer à cause du bien qu’il lui a fait, & finit sa lettre, comme je l’ai rapporté, par lui dire: Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur, que j’espere & desire trouver en vous.»

Toutes ces expressions qui se renforcent mutuellement, n’appartiennent en aucune façon à l’humeur, mais aux doutes les plus caractérisés.

Il ne seroit pas honnête de croire que M. Hume les eût vus, sans chercher à les détruire par une explication décisive; il est bien naturel de penser que s’il ne les a pas sentis, ce ne peut être par défaut de jugement, mais par distraction. Jusques-là, on explique bien ou mal, la conduite de M. Hume; il n’est pas aussi aisé de le faire lorsque M. Rousseau dans sa grande lettre, passe du doute à l’accusation, & de celle-ci, à ce qu’il appelle la démonstration, & finit par dire:

[412] «Abymes des deux côtés! je péris dans l’un ou dans l’autre. Je suis le plus malheureux des humains si vous êtes coupable, j’en suis le plus vil si vous êtes innocent. Vous me faites desirer d’être cet objet méprisable. Oui, l’état où je me verrois prosterné, foulé sous vos pieds, criant miséricorde, & faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité, & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon coeur un état d’épanouissement & de joie, après l’état d’étouffement & de mort où vous l’avez mis. Il ne me reste qu’un mot à vous dire. Si vous êtes coupable, ne m’écrivez plus; cela seroit inutile, & surement vous ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent, daignez vous justifier. Je connois mon devoir, je l’aime & l’aimerai toujours quelque rude qu’il puisse être. Il n’y a point d’abjection dont un coeur, qui n’est point né pour elle, ne puisse revenir.»

A tout cela point de réponse de la part de M. Hume.

En finissant la poursuite de ces lettres, je ne puis me refuser d’observer que toutes celles de M. Rousseau partent de son ame diversement affectée, & que celles de M. Hume sortent, pour ainsi dire, toutes armées de sa tête: dans celle du 19 juin* [*Page 307.] il lui demande d’envoyer son consentement pour la pension de la maniere la plus froide. Je ne dis pas ceci pour M. Hume, mais rien n’est si glacé, si repoussant que les services de la plupart des courtisans. Rien n’est si empressé, si ardent que les offres qu’ils en savent faire.

[413] Dans la lettre du 26, l’amour-propre y joue un grand rôle, l’amitié lésée ne s’y fait presque pas sentir.

Dans celle du 22 Juillet,* [*Page 347.] qui doit servir de réponse à la Catilinaire de M. Rousseau, c’est bien autre chose. On voit un homme toujours maître de lui, qui, négligeant le corps des accusations, en secoue une seule branche sans l’arracher. Il rapporte ensuite une lettre de M. Walpole, pour prouver qu’il n’eut aucune part à celle qu’il publia sous le nom du Roi de Prusse. Passant ensuite à l’examen des motifs qui ont déterminé M. Rousseau à lui faire une querelle, à éclater contre lui, car on suppose toujours que c’est lui (& c’est la marotte de Messieurs les Editeurs,) M. Hume discute, si c’est par mauvaise foi, & conclut puissamment, de l’avis de son sage conseil, c’est-à-dire de Messieurs les Editeurs, que c’est par un mélange d’orgueil & de folie.* [*Page 353.] Quoiqu’il doute fort, que dans aucune circonstance de sa vie, M. Rousseau ait joui plus entièrement qu’aujourd’hui de toute sa raison, même dans les étranges lettres qu’il dit qu’il lui a écrites, où l’on trouve des traces bien marquées de son éloquence, & de son génie.

Un mélange d’orgueil & de folie! Lui! M. Rousseau! Eh! Messieurs, mes chers Messieurs! La main sur la conscience. J’en appelle à vous. Car je ne veux pas faire remarquer au Public que vos dernieres raisons sont des sottises, des invectives grossieres. Il vous diroit sans hésiter, ce que Lucien disoit au souverain Dieu de la fable. Jupiter tu te fâches, tu prends foudre, tu as donc tort.

[414] «M. Hume pour prouver qu’il n’en a pas eu d’écrire, ajoute: M. Rousseau m’a dit souvent qu’il composoit les Mémoires de sa vie, & qu’il rendroit justice à lui-même, à ses amis, & à ses ennemis. Comme M. Davenport m’a marqué que depuis sa retraite à Wootton il avoit été fort occupé à écrire, j’ai lieu de croire qu’il achevé cet ouvrage. Rien au monde n’étoit plus inattendu pour moi que de passer si soudainement de la classe de ses amis à celle de ses ennemis; mais cette révolution s’étant faite, je dois m’attendre à être traité en conséquence. Si ces Mémoires paroissent après ma mort, personne ne pourra justifier ma mémoire, en faisant connoître la vérité: s’ils sont publiés après la mort de l’Auteur, ma justification perdra par cela même, une grande partie de son authenticité. Cette réflexion m’a engagé à recueillir les circonstances de cette aventure, à en faire un précis que je destine à mes amis & dont je pourrai faire dans la suite, l’usage qu’eux & moi nous jugerons convenable.»

On pourrroit, sans blesser M. Hume, lui demander quelques preuves de tout ce qu’il dit. Mais passons-lui comme une vérité, que M. Rousseau travaille à faire des Mémoires sur sa vie.

J’ai prouvé en examinant l’avertissement de Messieurs les Éditeurs, que c’étoit eux seuls ou les autres amis de M. Hume qui avoient fait bruyamment connoître ses démêlés; si par hasard le motif de cet éclat leur eut été inspiré par la crainte des futurs Mémoires de M. Rousseau, auxquels on le prétend occupé, ils auroient surement senti qu’il seroit ridicule de justifier M. Hume sur une accusation à venir. Tout le tems qu’elle [415] été entre M. Rousseau & M. Hume, elle n’existoit pas pour le public, il falloit donc, pour la traduire à son tribunal, nécessairement répandre la rupture de ces hommes célebres, noircir M. Rousseau, attendre que le public se récriât contre des imputations sans preuves; alors saisir, comme on dit, la balle au bond, & faire imprimer l’écrit ou mémoire sur lequel ai fait des observations. Ecrit soigneusement préparé, & destiné à l’usage que M. Hume ou ses amis trouveroient bon. On voit l’emploi que leur prudence rafinée leur en a fait faire sous le titre d’Exposé succinct, qui méritoit au moins l’épithete de justification convenablement préparée.

Je ne serai point de réflexions sur un fait aussi énergique. Mais résumant en peu de mots tout ce qui a été dit sur la querelle des deux savans, je rappellerai une vérité commune qui en montre la base. Les hommes ne sont jamais du mal que lorsqu’ils ont intérêt & possibilité de le faire. M. Rousseau soupirant après un état tranquille qu’il alloit chercher en Angleterre, y arrivant sans habitude, ainsi que sans parti, n’avoir ni intérêt ni moyens pour attaquer M. Hume dont il ne connoissoit ni la langue ni les ennemis s’il en a. Cependant il s’est élevé un démêlé entr’eux.

J’ai avancé, non sans raison & sans preuves, que M. Rousseau avoir des ennemis à Geneve, à Paris, & que M. Hume étoit le plastron derriere lequel ils se sont tapis comme des braves; j’ai établi que ces ennemis avoient poursuivi M. Rousseau de Geneve en Suisse, que de concert ils l’avoient attaqué à Londres par d’indignes libelles assez mal déguisés; il est constant que M. Hume est lié avec eux. J’ai prouvé que sous le masque [416] de l’incognito, les mêmes personnes ont publié les démêlés de M. Hume, que vraisemblablement ils avoient ourdis; qu’ils ont fait bruit de ces démêlés pour avoir occasion de produire la justification pochée du docte Breton dont ils ont dirigé, arrangé les matériaux; le motif qui les a fait agir, c’est la haine armée par l’envie.* [*On sent bien, que Vixque tenet lacrymas, cùm nil lacrymabile cernit. Ovid. Je n’ignore pas qu’Ovide a dit quia au lieu de cûm.] L’on a vu dans cet écrit hâtivement fait, leurs moyens & leur but, qui étoit de perdre M. Rousseau en cherchant à le couvrir tout-à-la-fois, des traits poignans du ridicule & de la noirceur de l’ingratitude. Trop de personnes auroient à rougir, si j’observois que rire d’une méchanceté lâchée sur un homme souffrant & persécuté, n’est pas d’une belle ame; je croirois offenser le public, M. Rousseau, & me manquer à moi-même, si je cherchois à laver ce philosophe d’un vice qui n’est connu que des ames viles. Je ne dirai rien de plus à ses scientifiques ennemis.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

PLAIDOYER
POUR ET CONTRE J. J. ROUSSEAU
ET LE DOCTEUR D. HUME

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 417-552 (1782).]

[417]

PLAIDOYER
POUR ET CONTRE
J. J. ROUSSEAU
ET LE DOCTEUR
D. HUME

[419]

PLAIDOYER
POUR ET CONTRE J. J. ROUSSEAU
ET LE L’HISTORIEN ANGLOIS: AVEC DES ANECDOTES INTÉRESSANTES RELATIVES AU SUJET.

Ouvrage moral & critique, pour servir de suite aux œuvres de ces deux grands hommes.

Il est peu de conversations où l’on ne s’entretienne des grands hommes qui tiennent un rang distingué dans la République des Lettres tantôt c’est de Voltaire & quelquefois de J. J. Rousseau. Les jugemens que l’on a portés sur la conduite de ce Philosophe Genevois, & particuliérement sur son démêlé avec le docteur D. Hume, ont tant de fois varié, qu’il n’a jamais été possible de tabler sur quelque chose de certain relatif à ces deux objets. Je vais donc essayer de fixer à cet égard les discours du public. Mais qu’entend-on par le public? Combien de fois a-t-on essayé de le peindre sans pouvoir cependant le faire ressembler à l’original? Je n’entreprendrai pas de faire ici son tableau dans toute son étendue: j’avoue [420] que ma capacité ne va pas jusques-là. Je tâcherai seulement de le définir de mon mieux, & voici comment.

Le public est un arbre antique, planté depuis la création du monde, qui compte avec un nombre infini de générations, une multitude de branches attachées à son corps & soutenues par le même tronc. Il y en a de grosses de médiocres, de plus foibles, de plus minces & de plus élevées les unes que les autres, & il’n’y en a pas une qui se ressemble.

Si le lecteur ne me considere: que comme la moindre des feuilles attachées à cet arbre-là, il ne m’offensera pas: d’ailleurs je n’ambitionne point l’honneur de lui être connu parculiérement. Je me borne à la faculté de pouvoir réfléchir, censurer, absoudre condamner & écrire selon mes lumieres. Les siennes sont bien plus étendues & plus étincelantes, je le sais, & je n’ignore pas qu’après tous les efforts que j’aurai faits pour lui plaire, bien loin de m’en tenir, compte à mon avantage, il me réfutera, me censurera me condamnera, m’approuvera peut-être: c’est à quoi tout Écrivain doit s’attendre. Ce qui m’encourage à me livrer au penchant qui m’entraîne à mettre au jour ce que je pense des procédés, réciproques entre M. Hume & M. J. J. Rousseau, c’est qu’en dépit même de la critique la plus amere, je suis certain de trouver des approbateurs. Je n’irai pas follement braver le public; je ne viendrai pas lâchement gémir & pleurer pour obtenir son suffrage: je sais qu’il est sévere quand il le veut, indulgent quand il le faut; qu’il aime la droiture & rend toujours justice à la vérité.

Mais j’entends, le public sensé qui s’écrié:

[421] AU FAIT, AVOCAT.

M’y voici.

Les Editeurs de la piece qui a donné lieu à celle-ci, pour vous faire voir, Messieurs, qu’ils ont étudié en rhétorique, débutent en exposant à vos yeux un tableau bien séduisant: c’est l’éloge pompeux des talens & des belles qualités de M. Hume. Ils peignent aussi avantageusement qu’il leur est possible, le héros de leur comédie scandaleuse. Ils jettent avec beaucoup d’adresse de la poudre aux yeux des spectateurs, pour, séduire, autant qu’il est possible, le préjugé, & le faire pencher du côté de celui qu’ils se flattent de pouvoir innocenter. De-là ils passent subitement au portrait de son adverse partie; mais ce ne sont plus les mêmes couleurs qu’ils emploient, ils abandonnent le carmin & l’outremer, pour ne tremper leurs pinceaux que dans le noir & l’obscur. Sur la droite, tout est brillant & flatteur; sur la gauche, tout est hideux & révoltant. D’un côté sont les roses, de l’autre les épines. Voilà le fin du métier. C’est un piégé où il n’y a que les petits génies qui, s’y laissent prendre; mais les gens éclairés savent adroitement l’éviter. Ils s’approchent & fixent attentivement les objets, confrontent les copies avec les originaux, & si les peintres, soit par passion ou par enthousiasme, sont tombés dans les extrêmes qu’ils aient flatté ce qui ne devoit pas l’être, & trop ridiculisé ce qui ne le méritoit pas, on les siffle & l’on ne les regarde plus que comme des barbouilleurs.

Fixer, je vous prie, Messieurs., ce premier chef-d’oeuvre. Ce doit être le portrait en grand d Philosophe Anglois. Des [422] mœurs douces & simples, beaucoup de droiture, de candeur & de bonté; & la modération de son caractere se peint dans ses écrits.

Il a employé les grands talens qu’il a refus de la nature & les lumieres qu’il a acquises par l’étude, à chercher la vérité & à inspirer l’amour des hommes. Jamais il n’a prodigué son tans & compromis son repos dans aucune querelle ni littéraire ni personnelle, &c.

La suite du panégyrique n’est qu’un reste de fumée échappée de l’encensoir, pour dissiper les exhalaisons. Je la supprimé pour vous faire remarquer Messieurs, que voilà en bien peu de lignes la peinture d’un homme accompli, c’est-à-dire, du sage qui l’emporte de beaucoup sur tous ceux dont Plutarque nous a fait les portraits.

Il ne m’appartient pas de démentir un éloge aussi pompeux & si prévenant en saveur du célébré Ecrivain, qui peut-être lui-même ne s’y reconnoît pas, parce que je me persuade qu’il n’a pas encore assez d’orgueil & d’amour-propre pour se croire infaillible. S’il se croyoit tel, je le prierois de se ressouvenir que feu M. le général Barrington fut obligé, en 1762, d’envoyer à M. Smolet, autre historien non moins estimé en Angleterre & dans la République des Lettres que son émule, une relation authentique de la conquête de la Guadaloupe, afin de détromper le public & l’instruire d’une vérité négligée par M. Hume: vérité importante & qui ne l’étoit pas moins pour la réputation du général Anglois, que pour les intérêts particuliers des Insulaires qui venoient d’être conquis.

Cette anecdote qui paroît tout-à-fait étrangere à mon sujet, [423] le seroit bien davantage si elle n’indiquoit pas un Ecrivain, qui se livre avec trop de précipitation à des bruits populaires: qui, pour remplir une feuille périodique* [*On achetoit l’histoire de M. Hume en détail, par deux & trois feuilles, qui faisoient un Numéro.] à certain prix, se hâte d’y insérer, sur la foi du premier venu, ce que le second avec preuve en main peut démentir.

Une telle conduite dénote toujours un homme bien plus avide de gain que de réputation: d’où l’on pourrroit conclure que si M. Hume se fût autant appliqué à chercher la vérité, ainsi que ses apologistes veulent le faire croire, qu’elle ne lui eût point échappé, sur-tout dans la circonstance dont je viens de parler.

L’on peut repliquer à ce que je viens de dire, qu’un Ecrivain gagé par un libraire, est souvent forcé, pour retirer le fruit de ses veilles, de remplir sa feuille à la volonté de celui qui le paye. M. Hume seroit-il réduit à cette fâcheuse extrémité? Il en est plus à plaindre & moins coupable, j’en conviens: mais cette situation laisse toujours soupçonner une vénalité qui fixe l’appât du gain de l’Ecrivain obligé de subsister par ses talens. J’en ai connu plus d’un qui auroient été charmés de trouver quelque ressource auxiliaire dans la plume d’un habille homme, réduit à la fâcheuse nécessité de labourer à bon marché. Non, je ne prête pas encore cette intention à M. Hume, vis-à-vis de J. J. Rousseau; c’est une idée passagere: peut-être aurai-je occasion d’y revenir, & pourrai justifier dans la suite que si je n’ai pas rencontré juste, au moins me suis-je pas fort éloigné du but.

[424] Que la modération de M. Hume convienne à ton éloge, quand il s’agit d’examiner de sang-froid les critiques ou les censeurs de ses ouvrages: qu’il fasse briller ce grand flegme philosophique si naturel aux écrivains Anglois: tout cela est fort louable & l’auroit été davantage, s’il eût témoigné plus de tendresse, ou sinon plus de pitié pour l’accablement où se trouvoit son soi-disant ami; & particulièrement quand celui-ci eut la foiblesse de marquer tant d’excès de sensibilité pour des procédés, dont le ridicule réjaillissoit sur ceux qui avoient eu assez de lâcheté pour les faire naître.

Plus M. Hume étoit persuadé que les querelles des Gens de Lettres sont le scandale de la Philosophie, plus il devoit faire d’efforts pour prévenir & pour étouffer par, une justification amicale, la dispute qui venait d’éclore entre lui & J. J. Rousseau. C’étoit là assurément, une occasion tout-à-fait heureuse, pour attirer au flegme philosophique tous les éloges qu’il mérite; mais il ne l’a pas fait, les Editeurs de ses griefs s’y sont opposés: ces Messieurs vouloient peindre. Voici le pendant de leur premier tableau,

Tout le monde sait, disant-ils, que M. Rousseau, PROSCRIT DE TOUS LES LIEUX qu’il avoit habités, s’étoit enfin déterminé à passer en Angleterre.

Un démenti n’est plus à la mode, je ne m’en servirai pas. Au reste les proscriptions contre J. J. Rousseau, ne sont point un reproche à lui faire, elles sont à bien des égards son éloge, si l’on excepte l’article qui regarde la religion. Il n’a pas été proscrit du Comté de Neufchâtel; sa maladie* [*Une humeur inquiéte, ombrageuse, taciturne, qui selon les Pytagoriciens s’évapore en fumées qui attaquent le cerveau, & sont faire à l’esprit bien des sottises & des extravagances: c’est l’aveu de J. J. Rousseau lui-même.] seule l’en [425] a fait sortir; & cette façon d’habiller des portraits devroit couvrir de honte ceux qui s’en servent.

Socrate fut proscrit, & de même quantité de Philosophes dont on respecte encore la mémoire. C’est le sort de tous les hommes extraordinaires, qui veulent s’élever au-dessus des préjugés reçus. Le grand Wolff fut proscrit, & son rappel n’a pas moins illustré l’exilé, qu’éternisé la gloire du Monarque savant qui l’engagea à revenir dans ses Etats, éclairer l’une des plus célebres Universités de l’Allemagne.

Les choses qui souvent paroissent les plus éloignées, se rapprochent. Si la force d’un certain parti, à Geneve, reprenoit le dessus, Rousseau pourroit encore y trouver un asyle, & peut-être une statue; tandis que les barbouilleurs qui ont voulu le noircir à toute outrance, ne trouveroient par-tout que des huées & des mépris.

Il y a toujours de la bassesse à reprocher à un homme qu’il est proscrit; & sur-tout quand il ne l’est pas pour des faits qui déshonorent.

Les amis de M. Hume, disent les Editeurs, se sont réunis pour l’engager de rendre sa justification publique.* [*Dans un autre endroit, M. Hume déclare que plusieurs autres de ses amis lui avoient conseillé le contraire: ceux.-ci connoissoient mieux l’art de donner de bons conseils.] Ah que ce siecle est abondant en amis pour M. Hume! Mais de tels amis ne le sont gueres, ou tout au moins ils ne paroissent pas l’être de la premiere classe. De vrais amis ne donnent jamais de conseils qui puissent troubler le repos de ceux [426] qu’ils aiment. Au contraire, ils s’écrient, fuyez les éclats qui peuvent vous attirer milles inquiétudes & scandaliser le public. Si vous êtes innocent, méprisez par le silence les invectives d’un ennemi méprisable par sa méchanceté. Si vous êtes coupable, avouez votre faute, rétractez-vous, reconciliez-vous: toutes ces choses sont possibles; il n’y a que la façon de le faire qui édifie, & qui fait connoître, qu’errer est d’un mortel, pardonner est divin.* [*Pope.]

Les Editeurs terminent leur avertissement en assurant que M. Hume, en livrant au public les pieces de son procès, les a autorisés à déclarer qu’il ne reprendra jamais la plume sur ce sujet, & continuent en outrageant son adversaire, de le défier de revenir à la charge: qu’il peut produire des suppositions, des interprétations, des inductions, des déclamations nouvelles: qu’il peut créer & réaliser de nouveaux phantômes, & envelopper tout cela des nuages de sa rhétorique, qu’il ne sera pas contredit. Et ils finissent par avertir le publie que M. Hume abandonne sa cause au jugement des esprits droits & des coeurs honnêtes.

Pensoient-ils, en parlant ainsi, que ces esprits droits, plus ils le seront, plus ils tâcheront de le faire connoître, & que ces coeurs honnêtes qui se trouvent parmi le public, plus ils auront. de probité, plus ils s’empresseront à embrasser & à défendre la cause je ne veux pas dire seulement de l’innocent, mais d’un homme à talens, persécuté pour des singularités qui ne sont point des crimes, si tant est qu’ils ne soient pas les premiers symptômes d’une maladie incurable.

[427] Je passe à l’exposé de M. Hume.

Rien de plus obligeant & de plus noble que le premier procédé de cet Anglois à l’endroit du Genevois expatrié. Il lui offre chez lui un asyle & n’avoit pas besoin d’autre motif, ajoute-t-il, pour être excité à cet acte d’humanité, que l’idée que lui avoit donnée du caractere de ce Genevois, la personne qui le lui avoit recommandé. C’est-à-dire que cette même personne déjà bien connue de M. Hume, étoit capable de se connoître en hommes & d’apprécier leurs vertus & leur mérite. Mais à ce titre, magnifique il en ajoute un autre: la célébrité de son génie, de ses talens & de ses malheurs étoit une raison de plus pour s’intéresser à lui.

Je serois tenté de penser, moi qui crois de connoître un peu le génie Anglois, que la célébrité de son génie & de ses talens, étoit le motif le plus puissant qui engageait M. Hume à ce bel acte d’humanité, & que l’espérance que le bienfaiteur avoit conçue de tirer parti de cette bruyante célébrité, lui avoit fait concevoir le dessein d’attirer chez lui un homme de génie, & dont les talens s’étoient acquis en Angleterre une réputation distinguée, par une multitude d’éditions de ses ouvrages qui avoient enrichi les libraires qui les avoient publies.

Il n’y auroit pas eu une grande gloire à remplir un acte d’humanité à ce prix-là: attirer un homme chez soi, qui sait, ou que l’on soupçonne qui peut mériter de nouveaux suffrages de la part du public l’engager à quêter des souscriptions, & enfin se procurer par son travail de quoi fournir à sa subsistance & peut-être encore à grossir la fortune de son prétendu [428] bienfaiteur: voilà le point de perspective que j’apperçois dans ce bel acte d’humanité, & qui pourtant ne mérite pas que l’on blâme trop celui qui le fait, en considération de ce que l’intérêt personnel fait aujourd’hui la base de presque toutes les liaisons humaines & des bienfaits que l’on répand dans le monde.

On me reprochera de prêter ici à M. Hume un point de vue que peut-être il n’a jamais eu. Peut-être ai-je mal jugé quant à ce célebre Ecrivain, & je lui fais mes plus humbles excuses d’une supposition qui ne prend son origine que dans ce que j’ai vu moi-même en Angleterre à l’égard de plusieurs hommes à talens. Ils y arrivoient peu décorés des faveurs de la fortune, il es vrai, mais ils pouvoient y déployer leur savoir-faire. Quand c’étoient gens d’un mérite distingué, leurs confreres opulens & accrédités les accueilloient avec empressement, & leur offroient quelquefois les moyens de débuter. Mais ces moyens se réduisoient, en travaillant sans relâche, à pouvoir joindre les deux bouts de la semaine. Leurs prétendus bienfaiteurs prônoient avec enthousiasme leurs productions: ils faisoient plus; j’en ai vu qui s’en chargeoient pour les montrer, en retiroient eux-mêmes le prix, qui ne tomboit jamais en entier dans les mains de l’artiste ou de l’ouvrier.

Je ne mettrai point en parallele avec un homme de lettres aussi respectable que M. Hume, l’ex-Arlequin d’un certain théâtre, qui a eu le secret, à la faveur d’une semblable industrie, de former un magasin d’une quantité de chefs-d’oeuvre de toute espece, fruits précieux de la capacité des meilleurs ouvriers, ou des plus habiles peintres, dessinateurs & mécaniciens en [429] tous genres, à qui cet usurier ne procuroit que la vie & l’habit, tandis qu’il acquéroit à leurs dépens l’immense fortune dont il jouit.

Je pourrois appliquer à la plupart des Libraires de Londres, à quantité de négocians & de mécaniciens, cette trop coupable industrie envers ceux qu’ils sont travailler comme des esclaves, pour ne leur accorder non pas de quoi vivre, mais uniquement de quoi languir & ne pas mourir de faim.

Si ceux qui se sont enrichis en Angleterre par le moyen des productions de J. J. Rousseau, avoient tant soit peu de conscience & d’équité, ce Genevois seroit bientôt à couvert des injures de la fortune.

La lettre écrite par J. J. Rouleau de Motiers-Travers, en février 1763, n’a pas été écrite par Rousseau malade, mais par Rousseau se portant bien. Elle développe avec toute la sagacité & la noblesse convenables, les sentimens de la plus vive reconnoissance & de l’amitié la plus sincere pour les offres généreuses que M. Hume lui faisoit. L’auteur d’Emile ne s’y déguise point: les aveux sont naïfs; les transports de son ame s’y sont sentir avec cette véhémence qu’inspirent la sagesse & la probité.

Je défie que l’on puisse jamais arracher de la plume d’un homme né méchant, quelque éloquent qu’il soit, des expressions aussi pures & aussi naturelles que celles dont il se sert pour faire connoître les replis les plus secrets de son coeur. Ce n’est point le langage affectueux de ce siecle, c’est celui des hommes des premiers tans, où la franchise & la sincérité se glorifioient de paroître avec toutes les beautés qui les accompagnoient alors.

[430] Ce n’est point un homme absolument libre quant aux facultés de l’ame, c’est un captif qui se croit enchaîné par les mépris du fanatisme, qui se voue en entier à un confrere qu’il s’imagine être son vrai libérateur, mais qui dans la suite ne paroît vouloir briser ses chaînes que pour lui en préparer de plus dures & de plus pesantes.

Dans la lettre du même Auteur datée du 4 décembre 1765, on remarque toujours le même esprit de sensibilité, la même confiance, & le même point de vue qui fait soupirer le philosophe Genevois, après une retraite solitaire & libre, où il puisse finir ses jours en paix. Ce projet étoit facile à exécuter, autant par les soins de M. Hume, que par la bonne volonté de celui qui bornoit toute sa fortune à ce bien-être philosophique, qui, disoit-il, fixoit toute son ambition.

Ce qui prouve que Rousseau n’étoit pas tout-à-fait bien sain lorsqu’il écrivit cette seconde lettre, c’étoit cet excès de confiance qu’il mettoit avec trop de légéreté dans les offres de services que venoit de lui faire le philosophe Anglois. Il le faisoit penser à sa maniere, c’est-à-dire, avec ces sentimens héroïques si familiers aux héros de l’Astrée ou du grand Cyrus: & recevant les promesses pour les réalités, il se flattoit trop légèrement d’une conquête qui n’étoit pas encore bien certaine.

Le destin qui voile à nos yeux l’avenir en avoit autrement disposé; le projet échoua: tous deux s’en étonnent: autre preuve que l’un & l’autre n’avoient pas assez de bon sens pour sentir que cette prétendue étroite amitié, contractée par deux esprits si différens, n’étoit pas une chaîne indissoluble.

La lettre de M. Rousseau à M. Clairaut n’est pas en apparence [431] plus simulée que les précédentes; l’Auteur en y peignant l’étroite situation où il se trouvoit, de faire ressource de son Dictionnaire de Musique pour avoir du pain, paroissoit bien moins faire cet aveu pour exciter la commisération dit public que pour engager un savant charitable à se charger de la correction & de la vente de son ouvrage.

L’interprétation que M. Hume donne à cette démarche n’est point à son éloge: elle ne fait pas voir le philosophe, ni même l’homme sensé: elle montre une ame vile, un esprit dur, & tout ce que la vengeance peut graver de plus noir dans le coeur humain.

Quand un homme ne doit ses disgraces qu’à des infortunes & non pas à sa mauvaise conduite, pourquoi rougiroit-il de sa misere, qui n’est que l’ouvrage des coups du sort, pour ne pas dire des injustices des hommes? Pourquoi, avec la preuve de sa vigilance en main, se seroit-il scrupule de recourir avec décence aux ames nobles & aux coeurs bienfaisans, qui sont les instrumens dont la providence se sert pour aider nos ames vertueuses, mais plus particulièrement aux hommes laborieux?

Rousseau qui se contredit assez souvent dans ses ouvrages, comme dans ses sentimens, avoir oublié qu’après avoir refuse les libéralités de plusieurs personnes distinguées par leurs dignités ou par leur fortune, il ne lui convenoit plus, en demandant un service à M. Clairaut, de terminer sa lettre, en lui disant qu’il exerceroit une charité très-utile. Cette maniere de s’exprimer convient assez à un mendiant du bas étage, & jamais à un homme qui sait manier à son gré la parole, & qui peut être le maître des expressions, dont il se sert, sachant [432] sur-tout l’art de les anoblir à son gré. Au reste, ce n’est dans le fond qu’une légere contradiction de sentimens opposés les uns aux autres, & qui ne méritent pas que M. Hume épanchasse son fiel jusqu’à dire, qu’il sait avec certitude que cette affectation de misere & de pauvreté extrême, n’est qu’une petite charlatanerie que Rousseau emploie avec succès pour se rendre plus intéressant & exciter la commisération du public, & qu’il étoit bien éloigné alors, c’est-à-dire en accueillant ce Genevois, de soupçonner un semblable artifice.

Il auroit dû assaisonner cette petite noirceur de quelques exemples ou de quelques traits qui eussent pu servir de preuve à cette trop grossiere calomnie. Sans doute que M. Hume, en se livrant avec trop de chaleur à son ressentiment, ne s’appercevoir pas que cette accusation devenoit un véritable paradoxe, en avançant un instant après: Qu’il savoit que plusieurs personnes attribuoient l’excès fâcheux où se trouvoit M. Rousseau, à son orgueil extrême qui lui avoit fait refuser les secours de ses amis. Défaut qu’il appelle respectable, parce que, ajoute-t-il, trop de gens de Lettres ont avili leur caractere en s’abaissant à solliciter les secours d’hommes riches indignes de les protéger.

Qu’il me soit permis de faire ici une petite digression pour demander à M. Hume, si tous ses ouvrages sont raisonnés de la même maniere: je n’en crois rien; ils risqueroient trop de ne faire qu’un faut de la boutique du Libraire chez l’Epicier.

Cette petite charlatanerie employée par un homme qui auroit sa réputation à coeur, seroit une très-coupable supercherie [433] digne du plus grand mépris, & qui auroit été bientôt publiée par l’un ou par l’autre des faux bienfaiteurs dont ce siecle abonde.

Quoi! Rousseau auroit cherché à s’attirer par cette ruse, quelques écus pour refuser hautement des poignées de louis d’or! Il n’auroit étalé son extrême pauvreté que pour s’opposer avec plus d’effronterie & d’orgueil aux bienfaits d’un grand Monarque! Son égarement ne va pas encore jusques-là. Je croirois plutôt que J. J. Rousseau a contracté une façon de penser, sur les bienfaits qui émanent de l’ostentation, qui ne peut convenir qu’à lui seul, & qui selon moi, ne s’accorde du tout point ni avec la raison ni avec les sentimens de la nature. J’oserois même dire qu’une semblable conduite, de la part d’un homme sensé, seroit une insulte aux décrets de la Providence, & que s’opposer aux dons qu’elle veut nous faire par les mains d’un homme pieux, est en quelque sorte nous déclarer indignes de ses soins & de ses bénédictions. Recevons toujours, & apprenons à faire un bon usage de ce qu’elle nous donne, d’abord pour nous-mêmes, & ensuite pour les objets de pitié qui ne s’offrent que trop fréquemment à nos yeux.

Peut-être que par une haine misanthropique contre tous les hommes en général, M. Rousseau croit qu’il est indigne à un honnête homme d’accepter des secours de ceux que l’on n’aime pas véritablement. Eh! pourquoi ne pas aimer ceux qui se distinguent par une vertu si rare & si louable! Mais il n’est pas le seul de ce caractere; j’en ai connu, je ne dirai pas de ces hommes orgueilleux, mais de ces sortes d’insensés [434] qui préféroient les douleurs de la nécessité aux secours généreux que leur offraient des hommes opulens, & qu’ils soupçonnoient ou trop orgueilleux, ou même trop remplis d’ostentation.

Je crois même entrevoir dans les procédés de J. J. Rousseau, que rien ne coûteroit plus à cet Auteur si célèbre que d’être obligé de montrer de la reconnoissance pour des services qui ne partiroient pas d’une ame véritablement loyale, ou d’une généralité qui ne seroit pas accomplie.

Un esprit inquiet, & aigri par de violens chagrins, peut aisément adopter des préjugés de cette espece; on ne sauroit l’applaudir parce qu’il en est plus malheureux. Pour devenir ami véritable il faut être droit, né sensible & libéral, il faut que l’esprit soit orné & que l’ame ne soit point malade; sans ces qualités essentielles à cimenter l’amitié, il n’est pas possible d’avoir un cour vraiment reconnoissant.

C’est peut-être parce que la plupart des bienfaiteurs ne connoissent pas assez les devoirs qui précédent les actes de bienfaisance & d’humanité, qu’il y a presqu’autant d’ingrats que de personnes obligées. Il est si ordinaire d’être bienfaiteur par ostentation ou par intérêt, qu’il est très-difficile, même en obligeant avec profusion, d’inspirer une véritable reconnoissance.

Sentir un bienfait, desirer de le reconnoître & de marquer avec joie l’obligation dont on est pénétré, voilà la reconnoissance, & voilà ce que toutes les premieres lettres de J. J. Rousseau à M. Hume expriment parfaitement. Il reste à savoir si le coeur de ce Genevois en étoit véritablement pénétré? Je [435] le crois, parce qu’il s’attendoit que son nouvel ami réaliseroit, à sa fantaisie, ou selon ses souhaits, les services qu’il en espéroit.

Madame Déshoulieres dit que, chacun parle bien de la reconnoissance, mais que peu de gens en sont voir: elle a raison; parce que peu de gens s’en rendent dignes.

Il y a dans le coeur de la plupart des hommes, & sur-tout dans le plus grand nombre des Gens de Lettres, beaucoup trop d’amour-propre ou de vaine gloire, trop de fausse délicatesse & de présomption pour qu’ils puissent être vraiment reconnoissans. Pareillement dans le nombre de ceux que la fortune favorise, il y a trop d’impériosité & d’ostentation dans la maniere avec laquelle ils sont couler leurs bienfaits, pour qu’un leur né sensible ne s’en trouve pas un peu blessé. Quel appareil peut-on appliquer sur cette plaie? sinon d’oublier généreusement le titre de bienfaiteur, pour ne se parer en silence que de celui d’homme libéral & bienfaisant. M. Fagel, l’immortel Fagel,* [*Greffier des Etats Généraux, oncle de celui de même nom, qui remplit aujourd’hui le même emploi.] l’homme du monde, ou plutôt le particulier qui se distinguoit avec le moins d’éclat par l’effusion d’une multitude de bienfaits & d’oeuvres pies, soutenoit qu’il n’avoit jamais trouvé des ingrats.

Il y a des coeurs nobles & solidement vertueux, formés par la probité & par la sensibilité, qui trouvent de la grandeur d’ame à témoigner leur reconnoissance; il en est de même qui, poussés par les mêmes vertus, trouvent un plaisir inexprimable [436] à rendre des services promts & efficaces; qui ne cherchent leurs récompenses que dans la joie secrete qui se glisse au fond de leur ame, à mesure qu’ils partagent le pouvoir de la Providence, en faisant du bien aux hommes. Ceux-ci sûrs de ne jamais faire des ingrats, sont ordinairement ceux à qui une pure & vraie reconnoissance vient rendre l’hommage le plus sincere,

M. Rousseau, à ce que je pense, n’a refusé les services que l’orgueil, l’amour-propre & l’opulence lui présentoient, que parce qu’il appréhendoit d’être humilié par la hauteur, le dédain & les froideurs qui ordinairement les précédent ou les accompagnent. Il sentoit peut-être plus vivement qu’un autre l’impossibilité qu’il y avoit d’être véritablement reconnoissant, quand on acceptoit des graces à ce prix-là.

Lorsque la sagesse & la raison agissent de concert pour régler les penchans des hommes, le coeur devient le siege de la gratitude, l’ame ne respire que tendresse & sensibilité, & l’esprit ne sert plus alors qu’à mettre le sentiment en oeuvre, & porte la délicatesse jusqu’à épargner à l’infortuné le soin de se mettre en frais de reconnoissance. Quand celle-ci est sincere, elle n’attend pas qu’on la recherche: elle se fait gloire de paroître; son émotion est visible, elle n’évite pas, mais elle court au devant du bienfaiteur. Eh! pourquoi s’abstient-elle ordinairement de faire ce trajet? c’est alors que l’opulence orgueilleuse la voudroit toujours voir à ses pieds. On peut inférer de là, que la plupart de ceux que l’on oblige ne sont ingrats, qu’à cause qu’ils n’envisagent la reconnoissance que comme une servitude qui fait expirer de honte & de regrets l’amour-propre, l’orgueil & la fausse délicatesse.

[437] Il n’y a presque point d’homme qui ne voulût être en état de se passer des services d’autrui, & il n’y en a point qui d’une maniere ou d’une autre, ne soit réduit à la nécessité d’y recourir.

Si tous les hommes pensoient de tans en tans à la fragilité de la nature humaine, à leur existence exposée à tant de maux différens & à leur fin prochaine, ils connoîtroient mieux les disproportions de fortune qui les désunissent. L’opulence seroit moins superbe & l’indigence moins rampante. Le riche seroit un usage tout différent de ses trésors: le pauvre ouvrier qui s’en ressentiroit davantage, tireroit un meilleur parti de ses forces & de ses travaux.

Le riche, quand il fait agir le pauvre, ne fixe que l’ouvrage qu’il commande, sans se donner la peine de pénétrer dans le fond de son ame ou de ses pensées; loin de le plaindre ou de le consoler de son état d’abjection, il le méprise, & l’avilit souvent outre mesure: à peine lui prête-t-il la faculté de penser; tandis que cet ouvrier capable de raisonnement & de réflexion, gémit à l’aspect d’un Crésus indigne de sa fortune; il n’ose le mépriser ouvertement, mais il grave ses vices dans le fond de son coeur, ce n’est plus pour l’homme opulent qu’il montre de la déférence, ce n’est que pour les richesses que celui-ci possede. Son humilité en devient seulement le tire-bourre.

Moins de fierté ou d’impétuosité du côté de l’homme heureux adouciroit beaucoup les maux & les peines de l’infortuné: le premier seroit mieux servi & plus aimé, & le second plus actif & plus attaché à son devoir. L’avare seul seroit l’ennemi de la société: on le mépriseroit, on le fuiroit pour n’offrir des voeux & de la considération qu’à l’homme juste, intégre [438] & libéral: alors l’ingratitude seroit moins connue, parce que le bienfaiteur seroit plus sensible & plus humain, & qu’en faisant du bien à quelqu’un, il s’imagineroit ne payer qu’une dette contractée entre lui & l’obligé par les caprices de la fortune.

Je pente que ce n’est qu’à la suite de semblables réflexions, & des sentimens qu’elles sont naître dans le coeur d’un honnête homme, que le plus distingué de mes bienfaiteurs, m’écrivit ce que je vais rendre autant que ma mémoire peut le faire, pour suppléer à sa lettre originale que je n’ai pas auprès de moi.

«Cessez de peindre, je vous prie, vos sentimens de reconnoissance. Je les crois fort beaux & je les croirois encore plus magnifiques si vous ne m’en eussiez pas parlé; je n’ai fait en vous obligeant que ce que tout homme aisé doit exécuter de gaîté de coeur à l’endroit d’un homme de mérite que la fortune favorise pas. Le plaisir que j’ai trouvé à adoucir vos inquiétudes m’a tenu lieu de toutes les marques de gratitude que vous pourriez m’en donner. Je juge de vos bonnes qualités, par vos moeurs & votre conduite, & j’infere de-là, que vous n’agissez que par de bons principes. Plus un homme est éclairé, plus je pente qu’il sait faire un bon usage de ses lumieres. En prévenant vas intentions, je me suis mis à votre place, je vous ai transporté à la mienne. Je vous ai fait penser comme je pense, & j’ai agi comme je me persuade encore que vous l’auriez fait, si vous eussiez pu disposer en ma saveur du billet de banque dont vous m’avez annoncé la réception.

«Je vous avertis que pour mieux oublier le titre que vous [439] me donnez de bienfaiteur, j’ai brûlé l’article de votre lettre qui me le prodiguoit à trop de reprises.

«Cessez pour toujours de le prononcer dans vos lettres. Ce seroit me défendre d’y répondre. Je compte bien que vous vous en servirez encore moins de vive voix, autrement je m’imaginerois que vous le seriez à dessein de me faire rougir. Un service rendu en mérite un autre. Celui que je vous demande, & dont vous ne pouvez vous dispenser, c’est de me considérer comme votre bon ami & rien de plus. Soyons libres avec décence, familiers sans affectation, polis sans contrainte, & jouissons sans nous oublier des privileges de l’égalité. E. E..»

Après une pareille déclaration, je demande s’il seroit possible à l’homme le moins vertueux de devenir ingrat? Je n’en crois rien.

Le plus libre de tous les devoirs, quoique très-légitime, c’est celui de la reconnoissance: donnez-lui des chaînes, quelque douces que vous vouliez les forger, l’ingratitude s’avance & ne cherche qu’à les rompre.

Que l’Editeur de l’ouvrage que je réfute fasse ses efforts, pour montrer aux yeux du public J. J. Rousseau comme le plus ingrat & le plus méchant de tous les hommes. S’imagine-t-il d’en être cru sur sa parole? Ses argumens tous brillans qu’ils paroissent ne persuaderont jamais que des esprits bornés & incapables de discernement, & toutes les couleurs qu’il emploie pour peindre M. Hume comme le plus généreux Mécene de son siecle, ne serviront de même qu’à faire paroître sa partialité, & non pas les sentimens d’un homme juste & raisonnable.

[440] Mais ce ne sont plus les Editeurs, c’est M. Hume lui-même qui va parler, c’est lui qui va caractériser son adverse partie. Je croyois, dit-il, qu’un noble orgueil, quoique porté à l’excès, méritoit de l’indulgence dans un homme de génie qui, soutenu par le sentiment de sa propre supériorité, ou par l’amour de l’indépendance, bravoit les outrages de la fortune & l’insolence des hommes.

Est-ce le langage d’un homme qui n’a étudié, comme le disent les Editeurs, que pour éclairer le genre humain?

Je ne sais si ma mémoire me trompe, mais j’ai toujours ouï dire, que l’orgueil étoit un vice détestable & détesté par tous les Philosophes qui ont contribué à éclairer l’humanité. Que rien n’étoit plus nuisible au bonheur de la société qu’un orgueilleux insolent: & quand il plaît à M. Hume de l’ennoblir, il me paroît qu’il s’éloigne beaucoup du devoir attaché à l’état qu’il a embrassé, lui qui, sans doute, auroit dit dans une autre occasion que l’orgueil conduisoit à la tyrannie, qu’il étouffoit les sentimens de cordialité & de bienfaisance, qu’il faisoit sans cesse la guerre aux amis de la vertu, & fouloit à ses pieds l’innocence & la candeur.

Si l’épithete de noble, pouvoit convenir à ce vice affreux, sur-tout quand il est poussé à l’excès, je dirois qu’un noble orgueil porté au suprême degré, avoit si sort aveuglé M. Hume, qu’il ne s’appercevoit pas du ridicule qu’il s’attiroit dans le monde, en prenant lui-même la trompette pour publier en gros &, en détail, tout ce qu’il avoit fait en obligeant le philosophe Genevois.

Il accorde & ne peut refuser du génie à J. J. Rousseau. Est-ce qu’on [441] qu’on a jamais vu un homme de génie pousser l’orgueil à l’excès? Un Pédant pétri des préjugés qui regnent sur les bancs de l’école, se gonfle quelquefois d’orgueil, & s’attire par-là l’indignation de tous ceux qui le connoissent. Mais a-t-on vu quelque homme d’un vrai mérite donner tête baissée dans ce vice abominable? Non, sans doute, Newton, Wolff, Fénelon, Fontenelle, Mafei, le Franc de Pompignan & nombre d’autres que je pourrois nommer, étoient par leur candeur & leur affabilité les antipodes de l’orgueil. A-t-on jamais ouï dire que l’orgueil porté à l’excès méritoit de l’indulgence dans un homme de génie? Qui peut lui accorder cette indulgence sinon, un esprit superbe & hautain. Eh! comment la lui accorde-t-il? comme un tribut qu’il ne lui paye, que pour le recevoir à son tour.

Pour bien définir un objet, ou pour peindre les vices du coeur &les foiblesses de l’esprit humain, il faut être maître de la parole & connoître la valeur des termes.

Que M. Hume me permette encore de lui demander ce que c’est qu’un orgueil excessif soutenu par le sentiment sa propre supériorité autant que par l’amour de l’indépendance, qui brave les outrages de la fortune & l’insolence des hommes? Quant à moi, je ne trouve dans cette phrase qu’un paradoxe indéfinissable. Tout ce que je puis dire, c’est qu’un orgueil de cette espece, n’est qu’une folie outrée, qui ne mérite d’autre indulgence que celle que l’on devroit employer pour la faire loger aux petites maisons. Un homme qui croit être né pour lui seul, qui pense n’avoir besoin de personne & que personne ne doit avoir besoin de lui: qui croit en refusant les services [442] nécessaires au besoin de la vie, braver les outrages du sort & l’insolence des hommes, n’est qu’un insolent lui-même, qui devroit être conduit, non pas en Angleterre par un auteur accrédité, mais dans quelqu’Isle déserte par un Antropophage, & placé au milieu d’un bois épais qui lui déroberoit pour toujours la lumiere du soleil. Car s’il fixoit attentivement cet astre bienfaisant, il apprendroit, à force de réfléchir, que sans le secours de ses rayons, la terre ne produiroit que des rochers & des glaces perpétuelles, & que puisqu’il éclaire les hommes, qu’il les réchauffe & qu’il concourt à leur existence, il semble en même-tans les exhorter à se reconnoître, à se rapprocher & à se secourir réciproquement.

Or, quand M. Hume est convaincu qu’un, homme est tel que lui-même dépeint J. J. Rousseau, y a-t-il plus de folie que de raison à vouloir l’introduire d’abord dans la bonne société? y a-t-il beaucoup de prudence à faire des démarches réitérées pour lui obtenir une pension? y a-t-il de la sagesse à exposer un grand Monarque à un refus sur-tout de la part d’un insensé, qui croit faire dépendre sa gloire & son honneur du plaisir de mourir de faim & de braver les Rois?

Puisque l’auteur Anglois vouloir avoir de l’indulgence pour cet illustre Genevois expatrié, il pouvoir, en étudiant de prime abord le fond de l’on caractere, le servir à sa guise, & ne pas le détourner, malgré lui, du chemin de Bedlham.* [*Maison des fous Londres.]

J’ai toujours cru depuis la publication du discours de J. J Rousseau, qui remporta le prix de l’Académie de Dijon, que [443] cet auteur cherchoit à se singulariser, pour ne pas dire s’éterniser par des traits tout-à-fait opposés au bon sens & à la raison.

On ne peut lui refuser beaucoup de connoissances & de capacité, dont il a fait le partage, tantôt pour enfanter bien de bonnes choses, & tantôt pour en créer de fort absurdes. Les premieres pouvoient lui mériter non-seulement de l’indulgence, mais encore une protection toute particuliere de la part de ses confreres en littérature aisés ou opulens. Les secondes devoient charitablement s’oublier; ou si l’on vouloir s’en ressouvenir, ce ne devoit être que pour ne laisser voir en lui que l’homme animé par deux ames différentes, dont l’une le guidoit vers le beau, le sublime & le merveilleux, en attendant que l’autre vînt étaler les égaremens & les caprices dont il étoit farci. Enfin on devoit avoir pour lui quelqu’indulgence, en considération qu’il n’y a point d’homme qui soit né exempt de foiblesses ou d’imperfections. Mais le timpaniser, l’avilir, le tourner en ridicule n’étoit pas le plus sûr moyen pour le refondre & lui faire changer de conduite; c’étoit l’aigrir & l’irriter, jusqu’au point, comme il le dit lui-même, de lui faire faire bien des sottises.

Rousseau ne vivant que de choux & de carottes, n’auroit sûrement pas ruiné les bienfaiteurs qu’il auroit voulu choisir. En supposant que sa pauvreté eût été aussi réelle que sa lettre à M. Clairaut le témoigne, la nécessité l’auroit obligé d’implorer leurs secours. On se lasse aisément de souffrir, & l’on s’ennuye davantage de languir. Malgré les soupçons déplacés de M. Hume pour représenter Rousseau comme affectant une[444] fausse pauvreté, je me persuade qu’un homme qui est à son aise n’écrit pas, vous exercerez à mon endroit une charité très-utile & dont je serai très-reconnoissant. En sollicitant un service qui coûte des soins, & un tans qui est toujours précieux. à celui qui le donne, il ne tâche point d’exciter la pitié par des lamentations: il prie tout uniment que par bonté d’âme & de coeur, on examine son ouvrage pour que sa réputation d’homme de lettres n’en, souffre pas. Mais quand il, fait cette priere, en avouant que c’est pour avoir du pain c’est qu’effectivement il paroissoit à la veille de manquer de pain.

Que M. Hume ne dise plus que J. J. Rousseau faisoit métier & marchandise de sa misere; ce commerce ne fut jamais bien brillant, & je parierai qu’il n’y a pas fait fortune. D’où je conjecture que la même nécessité qui l’avoir forcé d’implorer les soins charitables de M. Clairaut, l’auroit tôt ou tard contraint d’avoir recours de la même maniere à ceux de M. Hume ou de quelqu’autre.

Il ne faut que lire avec réflexion les lettres de J. J. Rousseau à son nouveau patron, pour s’appercevoir qu’il se formalisoit trop sérieusement de ces petites minuties dont le véritable Philosophe ne s’occupe jamais.

L’affaire de ma voiture, dit-il, n’est pas arrangée,* [*Il vouloit parler de l’arrange ment qui avoir été pris pour le faire voiturer, à meilleur marché qu’il n’auroit pu le faire: & quand: il dit n’est pas arrangée, c’est-à-dire, qu’elle tient encore à coeur.] parce que je sais qu’on m’en a imposé c’est une petite faute qui ne peut être que l’ouvrage d’une vanité obligeante, quand elle ne revient pas à deux fois; comme, si c’eût été un grand [445] péché lorsque même elle se seroit récidivée quatre fois par semaine? Etoit-ce un si grand crime que de faire voyager un homme qui est à l’étroit à bon marché? Rousseau n’y étoit plus; sa maladie empiroit, ou pour mieux dire, elle prenoit de nouvelles gradations. Mais la voici qui veut se manifester avec plus d’éclat. Il dit en écrivant à M. Hume. Si vous y avez trempé, je vous conseille & vous défaire de ces petites ruses, qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en piéges contre la simplicité. Ah! le pauvre innocent qu’il est à plaindre! Quoi! faire sa route dans un bon, carrosse, sans qu’il lui en coûte presque rien, & qui le conduit dans une riante solitude où lui même avoue être au comble de ses voeux! Qu’entend-il, donc par les piéges que l’on tend, ou que l’on peut tendre par ce procédé obligeant, à sa simplicité,? Mais il veut qu’on le devine & je ne suis pas forcier.

Ce n’est pas dans cette lettre seule que le bon J. J. Rousseau se plaît à produire des obscurités, c’est dans plus d’un tiers de ses ouvrages. On disoit qu’il étoit né avec un génie fait exprès pour composer des énigmes & n’en jamais donner l’explication. C’est autant que je puis m’y connoître, la charlatanerie du métier de certains Auteurs, qui enveloppent leurs pensées dans des phrases tout-à-fait sombres, pour engager apparemment leurs admirateurs à les appelles à leur secours, non pas pour savoir ce qu’ils n’ont pas dit, mais ce qu’ils avoient envie de dire. Ces Messieurs prêtent à leur éloquent galimathias de séduisantes lumieres, qui ne sont qu’éblouir les esprits bornés; mais qui sont hausser les épaules aux personnes raisonnables. Est-ce que Rousseau n’auroit pas mieux-fait de [446] dire tout franchement, en écrivant à son ami: «C’est une façon d’agir qu’un autre que moi trouveroit trop recherchée, mais qui ne peut être que l’ouvrage d’un bon coeur qui sait obliger délicatement, & qui seroit une vertu tout-à-fait bienfaisante si vous ne m’en eussiez pas fait un mystere.» Comment se peut-il que de pareilles fautes, si tant est que c’en soient, ne peuvent avoir un bon principe, sur-tout quand il en résulte une bonne œuvre & un service essentiel pour celui qui en est l’objet? Comment ces ruses, si on pouvoit nommer ainsi de si nobles précautions, peuvent-elles se tourner en piéges? En vérité je me perds dans ce chaos d’idées confuses, qui ne présentent à mon imagination que des vapeurs dignes d’un cerveau extravagant.

Les soupçons énigmatiques de J. J. Rousseau, sont pour moi le noeud gordien: il faudroit être un second Alexandre pour le dénouer. A combien d’interprétations différentes cet illustre Genevois n’asservit-il pas ses argumens? Je crois que M. Hume auroit fait un grand plaisir au public, s’il se fut donné la peine, je ne dis pas d’expliquer les pensées de son adversaire; mais de dire seulement ce que lui-même pouvoir comprendre en lisant tant de fades contradictions? Je parierois que Rousseau lui-même auroit eu bien de la peine à sortir de ce labyrinthe.

Passons à la lettre du 29 mai 1766. Le philosophe Genevois avoue ingénument, que dans l’asyle qu’on lui a procuré, il est très-bien & même au-delà de ses souhaits. Deux choses alterent sa félicité; la premiere, c’est qu’on a pour lui trop d’attentions; la seconde, c’est qu’il n’entend pas & ne peut se faire entendre des domestiques, parce qu’il ne sait pas parler [447] Anglois. A peine a-t-il fait cet aveu, qu’il en fait un autre qui contredit le précédent. C’est qu’il est charmé de son ignorance, parce qu’elle lui sert pour flatter sa misanthropie & autoriser ses incivilités. Il va plus loin, il a le front de s’en vanter pour éloigner le Pasteur de sa paroisse qu’il met au rang des fainéans.

Que peut-on penser de ce mélange d’orgueil, d’amour-propre & de rusticité? Ne diroit-on pas que ce petit mortel, voudroit être considéré comme un être supérieur en intelligence à tous ceux qui l’abordent? Mais pour prouver son infériorité, il n’y a qu’à lire avec attention toute cette épître. Qu’offre-t-elle à l’entendement de l’esprit humai, sinon les bizarreries & les caprices d’un homme qui, dans ses ouvrages, paroît s’être efforcé à faire aimer les noeuds de la société humaine, que lui seul veut avoir le privileges de fuir & de détester. Quelle contradiction d’esprit! quel égarement! Ce n’est ni l’une ni l’autre, c’est une extravagance d’une espece toute nouvelle, & dont on ne sauroit produire aucun exemple, à moins que d’aller le chercher aux petites maisons.

M. Hume, retenu à Calais par les vents contraires, demande à Rousseau, qui peu de tans auparavant vouloit faire argent d’un dictionnaire pour avoir du pain, s’il n’accepteroit pas une pension du Roi d’Angleterre? Rousseau qui apparemment auroit souhaité de faire revivre Diogene, répond à l’historien Anglois, que cela n’croit pas sans difficulé, mais qu’il s’en rapporteroit à l’avis de Mylord Maréchal. Autre folie de même date. Le consentement du Lord Ecossois arrive, cependant le philosophe Genevois, au lieu de déférer aux sages [448] conseils d’un Seigneur qu’il nommoit son pere & son ami; fait encore naître de nouvelles difficultés sous des prétextes si frivoles, qu’un idiot ou un hébété rougiroit s’il s’en étoit servi. Enfin on a la complaisance de se prêter à ses inconstantes bizarreries. On lui propose que la pension aura lieu aux conditions que lui-même voudra prescrire: la plus importante est qu’il faut que le public ignore que cet acte de bienfaisance émanoit de la compatissante libéralité d’un grand Roi: comme si un homme de lettres pouvoit rougir du bien que lui seroit un Souverain ami des arts & des talens.

Voilà le ridicule du philosophe Genevois, ou plutôt sa folie, prouvée par un refus que tout autre que Rousseau n’auroit jamais fait. Voyons, comment M. Hume l’a interprété, en caractérisant son ancien ami bien plus par un esprit de vengeance que par discernement. Je crois bien, avec cet Anglois, que le Genevois avoit l’esprit inquiet. Cela ne devoit point l’étonner: il devoit se figurer que son ami se croyoit journellement menacé par un nombre d’ennemis différens. Il avoit a redouter tous ceux qui, dans le Contrat Social, Emile, & les Lettres de la Montagne, se trouvoient offensés par des traits qui s’opposoient à leurs intérêts, ou par ceux dont il avoit blessé les consciences. Enfin il pouvoit aisément pressentir que J. J. Rousseau, en horreur aux Magistrats de Geneve, trembloit à chaque pas & se figuroit qu’on le poursuivroit jusques dans les lieux les plus éloignés. Mais non, M. Hume incapable de réfléchir sur cette position aussi critique qu’embarrassante, s’érige en censeur despotique, & publie de sa pure autorité, qu’il voyoit clairement que son ami étoit né pour le tumulte & [449] les orages, & que le dégoût qui suit la jouissance paisible de la solitude & de la tranquillité, le rendroit bientôt à charge à lui-même & à tout ce qui l’environnoit. Mais M. Hume ne voyoit que les efforts de son ressentiment, & ne supposoit tant de défauts à son ami, que pour fournir des mots à une phrase brillante. Toute la vie précédente de J. J. Rousseau, ni même sa conduite, excepté celle qu’il eut peu de jours avant son départ de Mortiers-Travers, ne laisse du tout point soupçonner qu’il étoit né pour les orages. Ce tableau convenoit mieux à un V**, à un la Beaumelle & à quelqu’autres caracteres de cette trempe. M. Hume ne vouloit pas peindre, il barbouilloit seulement sa colere pour s’amuser.

Me voici arrivé à la scene scandaleuse de cette piece; c’est le chef-d’oeuvre d’esprit de M. Walpole; son amour-propre l’avoit trouvé digne de la plume d’un grand Roi, & son insuffisance avoit eu la témérité de le publier sous le nom glorieux de l’immortel Frédéric. Cette ineptie, remplie des plus fausses & des plus extravagantes idées, inonda bientôt toute l’Europe des sottises de celui qui en étoit l’Auteur. Elle commence, vous avez renoncé à Geneve votre Patrie. On ne fut pas long-tans à s’appercevoir que Sa Majesté Prussienne ne pouvoit pas l’avoir écrite, parce que ce Prince étoit mieux informé que M. Walpole, du vrai motif qui avoit engagé J. J. Rousseau à renoncer à Geneve. Celui-ci l’avoit fait à dessein: il avoit demandé qu’on le dépouillât de son titre de Citoyen-bourgeois, afin qu’en instruisant* [*Dans ses Lettres écrites de la Montagne.] ses [450] compatriotes de ce qu’ils devoient faire autant pour défendre que pour soutenir leurs privileges, on ne pût pas procéder contre lui comme étant chef de parti, ni enveloppes dans le même filet ses parens & les amis qu’il pouvoit encore avoir dans la République. C’étoit agir en rusé politique & donner adroitement, comme on dit en Angleterre, un croc-en-jambe à la loi. C’en étoit effectivement un, à légard de l’Édit de Médiation qui sut publié à Geneve en 1738 & où il est expressément spécifié, que le premier d’entre les Citoyens, qui fomenteroit des troubles ou des divisions, seroit jugé comme perturbateur du repos public & même puni de mort, lui & ses complices, selon que le cas l’exigeroit. Ce reproche n’influe point ignominieusement sur la réputation de celui à qui il s’adresse il réjaillit honteusement sur le prétendu bel esprit qui préfère à s’occuper de mauvais propos, plutôt que de s’instruire de choses utiles & intéressantes. Ordinairement une sottise en accompagne une autre; M. Walpole ne vouloir pas démentir ce proverbe, il joint au reproche la calomnie. Vous vous êtes, dit-il, en s’adressant à Rousseau, fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos Ecrits. Oui ce même pays mérite de l’être, mais il est faux que J. J. Rousseau en ait été chassé. Voici ce me semble tout ce qu’on auroit pu lui reprocher.

Pendant votre séjour à Motiers-Travers, vous vous êtes trop livré à de certains esprits & à des personnes qui, par leur état autant que pour leur repos, ne pouvoient pas raisonnablement adopter vos systêmes erronés ou scandaleux, ni vivre amicalement avec vous.

[451] Après l’aventure du carreau de vitre cassé à l’une de vos fenêtres, en supposant que ce n’a pas été l’ouvrage de votre chere gouvernante, vous pouviez paisiblement vous retirer à Couvet, où tous vos combourgeois* [*La communauté de Couvet, pour honorer les talens de J. J. Rousseau, lui avoit accordé le droit de bourgeoisie.] vous auroient reçu à bras ouverts. Vous n’auriez eu qu’une demi-lieue à faire, & vous étiez en sureté. Vous ne deviez point chercher de retraite dans le Canton de Berne; vous saviez ce que votre compatriote Micheli Ducret s’y étoit attiré. Vous deviez bien vous attendre que tôt ou tard on solliciteroit votre éloignement, & qu’un apôtre de la Démocratie ne pouvoit espérer un asyle assuré dans un Etat Aristocratique. Mais vous aviez des vues impénétrables, & ceux qui ne savoient pas où butoient vos projets, pouvoient à plus forte raison que vos meilleurs amis, vous accuser d’imprudence & de légèreté.

Ce qui vous arriva dans l’isle de St. Pierre,* [*Quand J. J. Rousseau fut obligé de sortir de cette isle, où il n’y a qu’une seule maison, il sentit bien d’où le coup partoît; alors il s’écria, en parlant du Magistrat de Geneve, ils veulent la guerre, eh bien! ils l’auront.] ne peut ni ne doit pas vous être reproché. On en use de même dans presque tous les Etats de l’Europe envers ceux dont on a lieu d’appréhender l’esprit inquiet & remuant. Mais oser insulter quelqu’un & l’invectiver par une calomnie outrageante, c’est déroger de propos délibéré aux sentimens de l’honnête homme, & mériter la haine & l’indignation de tous les honnêtes gens.

Apprenez de moi M. Walpole, qu’il n’y a rien de plus lâche que d’opprimer les malheureux: c’est combattre, le poignard [452] à la main, un homme qui auroit les pieds & les mains liés, non pas pour lui arracher la via, mais pour le mutiler dans toutes les parties de son corps sans qu’il puisse se défendre. Un pareil triomphe couvre toujours de honte & d’opprobre le vainqueur, on le déteste, il mérite de l’être.

Tout le reste de cette lettre supposée, & qui a passé pour un chef-d’oeuvre d’éloquence, n’est dans le fond qu’un tissu de brillantes impertinences, qui attaquent moins J. J. Rousseau que l’esprit éclairé du Prince, à qui M. le Bourgeois de Westminster a osé attribuer un style & des pensées fort au-dessous de la plume d’un Souverain.

On pouvoit bien imaginer que le Genevois outragé dans cette lettre, en la voyant paroître dans un papier public, demanderoit satisfaction la plume à la main. Cependant en faisant cette démarche il auroit dû sagement ne pas étendre ses soupçons, ni s’imaginer avec trop de vivacité que M. Hume avoir trempé dans cette méprisable plaisanterie. Quoique cela pouvoit être, des soupçons ne suffisoient pas pour l’en accuser; il falloit voir venir, dissimuler encore quelque tans; mais point du tout, le masque tombe & le Philosophe s’évanouir; il ne se contente pas de soupçonner, il porte ses doutes jusques dans le sein de la crédulité, ce qui prouve toujours bien plus de foiblesse que de discernement & de prudence. Pourquoi s’agiter, s’échauffer & s’altérer à crédit en fixant des vapeurs, ou prenant des nuées pour des montagnes inaccessibles.

Je crois que M. Hume, auroit pu se dispenser de faire éclater tant de surprise, & de se plaindre avec autant d’amertume qu’il le fait, des expressions de la lettre de J. J. Rousseau: à l’auteur [453] du saint James Chronicle. Il n’y étoit pas nommé: pourquoi! puisqu’il soutient qu’il ignoroit la plaisanterie de M. Walpole, pourquoi dit-il, que c’est lui que J. J. soupçonne & qu’il insulte tout à-la-fois, & qu’enfin du meilleur de ses amis, il le convertit subitement en un ennemi perfide & méchant. Mais quoi! l’auteur Anglois ose-t-il finir cette phrase en ajoutant; & par-là, tous mes services passés & présens sont d’un seul trait adroitement effacés. Non, ils ne l’étoient pas encore, si M. Hume eût été aussi innocent dans cette affaire qu’il le proteste, deux mots de lettre suffisoient pour lui rendre toute l’amitié de J. J. Rousseau, qui lui-même auroit rougi d’avoir eu la foiblesse de se battre pendant long-tans avec une épée qui étoit chez le fourbisseur.

Quand je dis que le philosophe Genevois auroit rougi, c’est-à-dire, qu’il auroit été fâché d’avoir soupçonné trop légèrement son ami, c’est toujours en supposant qu’il étoit de sens rassis; & je conviens que s’il n’eût pas eu l’esprit troublé, jamais semblable querelle n’auroit scandalisé le public. Mais J. J. étoit malade, & David ne se portoit pas trop bien. Le premier soupçonnoit avec trop peu d’apparence, & le second accusoit trop inconsidérément son ami d’ingratitude & de méchanceté.

Un bienfait reproché tient toujours lieu d’offensé.

Si tous les hommes avoient assez de justesse dans l’esprit & d’équité dans le coeur, ils seroient bientôt convaincus que le reproche d’un service rendu révolte toujours l’obligé, & métamorphose sa reconnoissance en ingratitude perpétuelle. Si M. Hume n’eût obligé J. J. Rousseau que pour le plaisir seul [454] d’avoir la satisfaction de lui faire du bien, le public le savoit, l’obligé même le lui avoit appris, l’Anglois n’auroit jamais eu la foiblesse de le lui reprocher, & son ostentation eût été ignorée dans le monde; c’est lui-même qui l’a affichée par des reproches qui ne conviennent qu’à des ames viles & à des hommes abjects. Eh! qui auroit jamais osé soupçonner qu’un écrivain estimé eût pu s’oublier jusqu’au point de faire parade de ses services & de ses bienfaits? Excepté cependant que Messieurs les Auteurs Anglois n’aient acquis ce privilege par une chartre ignorée par les Philosophes des autres nations policées.

Si l’on considéroit l’action d’obliger comme une vertu attachée aux devoirs de l’humanité, & qui prend son origine dans un sentiment aussi noble & même plus vertueux que la générosité, l’ingratitude seroit entièrement bannie de monde; M. Hume ne se fût jamais encensé lui-même aux yeux des hommes qui, capables de réflexions, savent qu’il n’y a point de mérite à faire du bien à quelqu’un, quand après l’avoir fait, on est assez lâche pour s’en glorifier ouvertement. La passion, autrement dit la vengeance, l’emportoit sur les sages réflexions qu’il auroit dû faire avant que de plaider sa cause à la face du ciel & de la terre. C’est ce qu’il fait voir très-clairement quand il dit, en parlant de son adverse partie, s’il n’étoit pas ridicule d’employer le raisonnement sur un semblable sujets & contre un tel homme, il lui demanderoit pourquoi il lui suppose le dessein de lui nuire?

Est-il possible que cet Anglois s’oublie jusqu’au point d’avouer, comme il le fait ici, la duplicité & l’inconstance de [455] ses sentimens? A-t-il estimé ou non celui qu’il affecte dans cet instant de mépriser jusqu’à l’injure? A-t-il oublié que lui-même avoit dit que la célébrité de son génie, de ses talens, sur-tout de ses malheurs, l’avoient engagé de s’intéresser pour lui? Est-il ridicule d’employer le raisonnement quand il s’agit de se justifier d’un soupçon? l’est-il davantage de s’en servir vis-à-vis d’un homme célebre par son génie & ses talens? Contre qui donc faudroit-il employer le raisonnement? Seroit-ce contre un sot, un ignorant incapable d’en sentir la force & vérité?

Si tout le public juge comme moi, il ne trouve, dans la phrase de ce célebre écrivain Anglois, que la quintessence du mauvais raisonnement. Il ne peut y rencontrer qu’une façon de penser & d’écrire tout-à-fait opposée à la philosophie morale, & entièrement dépourvue de délicatesse & de grandeur d’ame. Que penser des talens supérieurs de M. Hume, quand il dit que ce n’est pas l’usage que les services que nous avons rendus fassent naître en nous de la mauvaise volonté. Qui vous a dit, M. Hume, que ce n’est pas l’usage? & moi je vous soutiens que la plupart de ceux qui, dans ce siecle, obligent ou rendent des services, ne l’ont pas plutôt fait, que une maniere ou d’une autre ils cherchent à en retirer l’intérêt.

Les uns exigent des déférences ou des assiduités; & il en est qui poussent la mauvaise volonté jusqu’à exiger des sacrifices qui coûtent beaucoup à la délicates e & à l’amour-propre de ceux qui ont reçu leurs bienfaits: enfin il en est peu qui eu répandent sans avoir un but ou un point de vue, qui n’est pas toujours la perspective de la vertu.

[456]

The study of man is mankind.

L’étude de l’homme, c’est l’homme.

Est-il un Ecrivain qui puisse mériter quelque applaudissement s’il n’a pas fait un cours de cette étude avec toute l’attention & les réflexions nécessaires? On ne voit le plus souvent parmi nous qui ne sommes pas les sauvages de l’Amérique, que de l’orgueil, de l’ostentation & sur-tout des caprices, qui nous sont tourner du sud au nord, & tomber rapidement du blanc au noir. Quand M. Hume dit que ce n’est pas l’usage que les services que nous avons rendus fassent naître en nous de la mauvaise volonté, l’on reconnoît qu’il se livre avec plus de promptitude à ses idées qu’a ses réflexions. Il auroit mieux dit, en tournant la phrase, que beaucoup de gens, après avoir rendu quelques légers services, en rendent ensuite de fort mauvais à ceux qu’ils avoient obligés ou par humeur, ou par caprice, ou par orgueil. C’est assez l’usage en Angleterre de ne faire du bien & de ne rendre service que par ostentation, & pour jouir du plaisir stérile d’en être applaudi, & par qui? par ceux qui ne se connoissent par en vertus solides.

Quand on examine de près les actions des hommes, & que l’on réfléchit sur le ton vers lequel la société est montée seulement depuis vingt ans, on s’apperçoit bientôt que toutes les démarches qu’on leur voit faire ne tendent qu’à se jouer, se tromper & se tympaniser les uns les autres; mais particuliérement de ceux que la fortune a privés de ses saveurs ou de ceux à qui elle a tourné le dos. Ah! si l’on pensoit que du bien-être à l’infortune, il n’y a qu’un pas à broncher, on traiteroit [457] avec beaucoup plus d’indulgence les infortunés. Je ne dis pas que ce soit toujours l’ouvrage d’un mauvais cœur. Non, il est de très-bons caracteres qui se laissent entraîner par le torrent des mauvais exemples: d’autres ne sont en cela que ce que l’on leur a fait, ou que ce qu’ils voyent faire à gens en place ou accrédités. Je vais étendre ce tableau. Un homme de mérite, mais dépourvu des moyens ou du bien-être convenables à la pureté de ses moeurs, se montre, il étale à la fois une bonne conduite & une honnête industrie, ses talens lui méritent quelques égards, enfin quelqu’un se pique de l’obliger, on lui fait ou oui lui procure du bien; voilà le chef-d’oeuvre du sentiment qui honore l’humanité & sert en même tans la patrie. Cette action est noble & généreuse, elle nous approche beaucoup de la Divinité; le diable en est jaloux, que fait-il? Il nous fait, par orgueil, découvrir quelques foiblesses ou des défauts dans celui qui étoit l’objet de nos bonnes oeuvres: nous oublions que nous n’en sommes pas exempts. Nous n’appercevons pas la poutre qui est dans notre oeil, nous ne voyons que le fétu qui est dans la prunelle de notre prochain malheureux. Nous nous élevons au-dessus de lui par le dédain, par l’indifférence ou par une fausse pitié. Nous nous érigeons pédantesquement en censeurs de sa conduite & de ses moeurs, & souvent sans être bien informés de la constitution de son tempérament, nous baptisons les ravages d’une fievre lente ou d’une insomnie, de paresse & de négligence. Bientôt nous le moralisous: nous voulons le prêcher sur tout ce qui ne répond pas à ce que l’on voudroit exiger de lui. Nous attaquons sa délicatesse par l’endroit sensible: il en est humilié, il [458] pense, il démêle le fond d’orgueil qui nous fait parler; & cependant il se tait par timidité, & n’ose répliquer ni se défendre. Pourquoi? parce qu’il craint de perdre la suite des bons offices qu’il espere encore de notre part, & auxquels nous l’avons comme enchaîné par des promesses réitérées. Pourquoi les lui avons-nous faites? parce que de prime abord nous n’appercevions en lui que l’homme de mérite, & que ses foiblesses & ses défauts nous étoient encore cachés; cependant ces mêmes défauts n’étoient pas des vices, & n’émanoient que de ses infirmités corporelles, ou bien de la foiblesse de son tempérament. Mais on ne veut pas se donner la peine de creuser si avant; ses prétendues imperfections ralentissent notre zele, & par degré nous portent à l’éloigner, pour ne pas être obligé à lui tenir parole. Il sent notre refroidissement: il feint de ne pas s’en appercevoir. Il se montre encore, mais si la raillerie piquante succede à l’austere morale, alors se croyant méprisé, il se dépite & se courrouce tout bas contre des procédés tout-à-fait indignes de l’honnête homme. S’il s’apperçoit que de premier objet qu’il étoit de nos sentimens vertueux, il est devenu celui de nos jeux de mots ou de nos mépris, son estime pour nous s’évapore, & si, avec cela, nous faisons chorus avec ceux qui se croyent en droit par leur fortune de se divertir à ses dépens, d’homme qu’il auroit été véritablement reconnoissant, il ne tient plus, à notre égard que la conduite que le ressentiment naturel inspire. D’un coeur disposé à la reconnoissance nous en avons fait un ingrat.

Voilà nos usages, & il paroît que M. Hume auroit cru dégénérer de sa qualité d’honnête homme, selon le monde, [459] s’il ne s’y étoit pas conformé. Il répondra, sans doute à cela, que tout habitant de la société doit faire ce que les autres sont: se livrer au torrent & ne pas se singulariser: que la misanthropie n’est plus à la mode: qu’il faut observer un juste milieu entre l’austérité d’une saine Philosophie & la corruption des moeurs: enfin qu’il faut être de mise & se plier au goût général. Hélas! ce philosophe Anglois dégénere furieusement du titre que la complaisance publique lui a prodigué.

Ecoutons M. Hume lui-même. C’est dans le livre intitulé les Pensées de cet historien qu’il saisit l’occasion de se peindre de se caractériser. La copie ressemble si parfaitement à cet auteur, que l’on ne peut s’y méprendre; les coups de pinceaux du peintre témoignent que l’artiste avoit eu le loisir de bien étudier les traits de l’original.

O Philosophie! ta vertu est stérile & ta sagesse n’est que vanité. Tu cours après les stupides applaudissemens des hommes.

Tu ne cherches ni le solide témoignage de ta conscience, ni l’approbation infiniment plus solide encore de cet Etre qui, d’un seul de ses regards, pénetre tous les abymes de l’univers. Pourrois-tu ne point sentir combien ta probité est chimérique! Tu te glorifies des beaux noms de citoyens, de fils, d’ami....Tu es toi-même ta propre idole, tu n’encenses que tes perfections imaginaires, & tu ne cherches qu’à flatter ton orgueil en te faisant un nombreux cortege d’admirateurs ignorans.* [*Pensées de M. Hume.]

La preuve d’un orgueil démesuré dans un petit particulier [460] se trouve dans l’ostentation de faire du bien, & ensuite d’emboucher lui-même la trompette pour le publier.

Est-ce qu’un homme né sensible, humilié, ou avili par gens qui lui ont procuré quelques secours passagers, peut conserver pour d’indignes bienfaiteurs, cette reconnoissance parfaite qui s’étoit de prime abord logée dans son coeur à la réception des bienfaits?

Sa reconnoissance en naissant étoit vraie, son ame en étoit pénétrée, son coeur en palpitoit de joie, elle croissoit à vue d’oeil tant qu’il éprouvoit que la pratique du sentiment de bienfaisance le mettoit de niveau avec son bienfaiteur; mais dès qu’il éprouve que le bienfait reçu ne lui a donné qu’un supérieur qui, par gradation, veut s’ériger en tyran de ses volontés & de ses actions, l’indignation, le remords & le repentir prennent la place de cette noble & sincere reconnoissance. L’un crie à l’ingrat, l’autre à la perfidie. Le premier a tort, le second a raison: mais est-il appuyé? Non, tout au contraire, on se range du côté de l’opulent. On encense toujours le veau d’or. La guerre se déclare, les partis s’échauffent, le combat ne finit que par quelque scene scandaleuse.

Il est plus d’un exemple de ce que je viens d’alléguer. Je ne rapporterai que celui-ci.

Dans une ville dépendante de la Grande-Bretagne, arrive un homme qui n’étoit pas sans talens; il joignoit à une conduite réglée l’amour des Belles-Lettres, & pouvoit tenir son coin dans la bonne société. Le fruit qu’il avoit tiré de ses voyages le faisoit distinguer dans la foule des voyageurs qui cherchent fortune; enfin on se plaisoit à l’entendre & on aimoit [461] sa conversation. Sa conduite & ses manieres le firent bientôt rechercher. Mais particulièrement du sieur Ried qui, réunissant un commerce fort étendu à un emploi très-honorable, pouvoit splendidement jouir de tous les agrémens que l’on reçoit d’une brillante prospérité. De plus c’étoit un vieux garçon qui n’avoit à songer qu’à des héritiers collatéraux, pour lesquels ordinairement on se gêne moins que pour ses propres enfans.

Ried étoit considéré par ses compatriotes comme un homme aimable & sociable. Les Maures, avec qui il avoit souvent affaire, soit pour les intérêts de la Grande-Bretagne, ou soit pour le siens propres, ne l’envisageoient pas de même; Ried s’etoit imaginé qu’en leur montrant de l’orgueil & de la fierté, il en obtiendroit ce qu’il se proposoit d’en recevoir. Ce systême étoit mal conçu, puisque quelques années après lui-même en fut la victime.* [*Ried ayant été chargé d’une négociation auprès du roi de Maroc, s’énonça avec tant de hauteur, d’orgueil & de fierté, joignant à cela des menaces outrageantes, que comme il y pensoit le moins, plusieurs hommes armés entrerent dans son appartement & le massacrerent] Au reste il avoit des connoissances assez étendues, & s’appliquoit autant par théorie que par pratique aux devoirs de son état. Son esprit étoit orné par une lecture suivie des meilleurs Auteurs Anglois, François & Espagnols, le tout accompagné d’une humeur enjouée & d’une vivacité qui lui attiroient l’admiration de tous ceux qui étoient en liaison amicale avec lui.

Dès la seconde visite, il offrit à l’Etranger qui lui avoir été recommandé, ses bons offices, en le priant de n’avoir plus [462] d’autre table que la sienne, excepté celle du Gouverneur, chez qui Ried & l’Etranger se trouvoient fréquemment invités. Il poussa même plus loin la générosité, il le pria de disposer de sa bourse & de son crédit. Rien de plus noble & de plus généreux que ce procédé.

Tout le premier mois se pas a à la satisfaction réciproque de l’homme heureux, & de celui qui cherchoit à le devenir. Tous deux, par une conformité apparente de sentimens, se croyoient au comble de leurs souhaits: le premier d’avoir le plaisir d’obliger, & l’autre la consolation de pouvoir reconnoître dignement un acte de bienveillance si rare & si distingué. L’un s’applaudissoit d’avoir rencontré l’occasion de donner l’essor à son penchant libéral, & l’autre employoit les talens de son esprit pour tâcher de plaire à un bienfaiteur qui paroissoit à ses yeux le roi des hommes.

Il n’est pas toujours possible que deux esprits, quelque ressemblance qu’ils puisent avoir, se trouvent toujours de même sentiment. Dans le commencement’d’une liaison amicale, on apporte souvent plus de circonspection qu’il n’en faudroit, & quand on s’imagine que la sympathie opere avec le plus de force, on se relâche beaucoup plus qu’on ne devroit le faire.

Un rien, une niaiserie & même une question absolument indifférente agitée auprès d’un bol de punch, ou à la fin d’un grand repas où le bourgogne & le champagne ont coulé avec trop de profusion, peut causer de fâcheuses révolutions sur deux coeurs qui, de sang-froid, ne se seroient jamais entrechoqués, & qui sembloient de prime abord n’avoir été créés que pour s’entr’estimer.

[463] Souvent à la faveur de l’opulence, un homme de génie médiocre s’arroge bien des droits qui n’appartiennent qu’aux vrais savans.

Vers le milieu du second mois, Ried commençoit à vouloir primer sur tout ce qui donnoit matiere à la conversation, & développoit des systêmes qui n’étoient pas toujours les plus raisonnables.

Un homme né sincere trouve toujours de la bassesse à déguiser ses pensées. L’Etranger étoit de ce caractere, il ne savoit point l’art de dire oui, quand il falloir dire non, & Ried méritoit souvent, par des entêtemens déplacés, qu’on ne fût pas de son avis. L’Etranger ne croyoit pas qu’il convint à un homme vrai de payer les droits de l’hospitalité & de la bienveillance, par le déni formel d’une vérité évidente. L’Irlandois de son côté, ne croyoit pas devoir le céder à un particulier qui dépendoit en quelque sorte de son opulence; d’ailleurs il se seroit cru trop humilié, s’il avoit été obligé, par la force d’une relation juste & véritable, de se rétracter de ce qu’il avoit assez inconsidérément soutenu, & cela plutôt par opiniâtreté & par orgueil, que par connoissance de cause. De-là les contrariétés & les légeres disputes. De celles-ci, l’échaussement de la bile, les vivacités déplacées; enfin les tons de voix impérieux qui sont trop connoître à l’obligé, que le prétendu bienfaiteur voudroit mettre un impôt sur ses lumieres, & donner des entraves à ses sentimens. S’il refuse ce tribut honteux, le bienfaiteur se refroidit, ses gestes, ses regards & ses dédains l’annoncent, & ses propos sont bientôt connoître qu’il a diminué d’estime & de bonne opinion, envers celui [464] pour lequel il avoit fait paroître la plus sorte considération.

Voilà en miniature, le tableau de la conduite du sieur Ried à l’endroit de l’Etranger qu’il avoit si noblement & si généreusement accueilli.

A peine le troisieme mois fut-il arrivé, que Ried ne témoignoit plus avoir pour celui a qui il avoit prodigué le beau titre d’ami que de l’indifférence, pour ne pas dire du mépris. Il ne l’écoutoit plus comme un homme instruit par l’étude & par l’expérience. Ce n’étoit plus l’oracle qui, dans les premieres journées de leur connoissance, paroissoit captiver l’attention des auditeurs, & à qui même Ried prodiguoit des louanges & de l’encens. Ce n’étoit plus un homme doué de pénétration & de discernement, c’étoit seulement un beau rêveur, un causeur impitoyable, qui ne produisoit dans la conversation que des choses puisées dans son cerveau, & cela, parce que Ried ne les avoit pas trouvées dans sa bibliotheque. Enfin l’instant où l’Irlandois devoit ou vouloit étouffer dans le cœur de cet Etranger tous les sentimens de reconnoissance dont il étoit pénétré, arriva. On avoir agité une question intéressant, & à laquelle Ried n’avoir pas répondu en homme tout-à-fait bien instruit du fait dont il s’agissoit; l’Étranger mieux informé, voulut l’éclaircir en rapprochant les circonstances & les démonstrations nécessaires à cet effet; mais Reid, pour ce moment-là, plus opiniâtre que savant, s’efforça à contredire ce que l’autre venoit d’avancer, s’oublia même jusqu’au point de faire succéder aux railleries piquantes, certaines expressions outrageantes dont on ne se sert jamais que pour étaler l’impériosité, l’orgueil & le mépris.

[465]Que devîntes-vous! ô chere & tendre reconnoissance! vous qui jusqu’àlors aviez navré de joie & de plaisir le coeur de l’obligé. Vous vous enfuîtes presque aussi rapidement que le cerf à la vue du chasseur. La vivacité de l’Etranger subitement métamorphosée en une colere que l’honneur de concert avec l’amour-propre inspire, l’emporta sur les déférences que vous exigez. Il fit sentir à cet Irlandois trop opulent, qu’il savoit distinguer le bienfaiteur d’avec le tyran impérieux, & prêt à commettre la plus blâmable incivilité; il fut enfin forcé, en quittant pour toujours cette maison, de s’écrier que c’étoit faire payer trop cher des bienfaits, que d’en accorder à ce prix-là.

Tout occupé de la scene qui venoit de se passer, il écrivit le même jour une lettre à cet Irlandois où il lui faisoit un tableau général de tous les devoirs que la reconnoissance exige de l’honnête homme, qu’il s’étoit appliqué à les remplir. Mais il ajoutoit que dès que l’honneur se voyoit égratigné, fût-ce même par celui qui auroit fait notre fortune, qu’alors tout sentiment de reconnoissance faisoit place, non pas à la vengeance, mais à la plus froide indifférence.

La preuve que Ried n’avoit pas été bienfaiteur par noblesse d’ame & par des sentimens épurés, c’est qu’il fit tout ce que M. Hume a fait à l’endroit de J. J. Rousseau. Autant il avoir prôné les bonnes qualités de l’Etranger, autant il s’efforçoit l’avilir & à le décrier. Il lui prodiguoit les titres d’ingrat de méchant, & s’empressoit à indisposer contre lui tous ceux qui lui avoient témoigné quelque bienveillance. Plusieurs d’entr’eux, séduits par la prévention, firent chorus, & sans [466] examiner qui des deux avoir tort, l’Etranger fut condamné. On ne vouloit pas même lui permettre de se justifier. Cependant le généreux Lieutenant-Colonel C * * *. ne voulut pas être du nombre des foibles. Il écouta l’Etranger, eut la générosité de plaider sa cause & la défendit ouvertement à la honte de l’Irlandois & de ses adhérens. Il fit plus, il voulut remplacer Ried dans l’emploi de bienfaiteur, & s’en chargea avec tant de grandeur d’ame & de délicatesse, que ce même Etranger peut encore protester que jamais homme vivant n’a pu graver dans son coeur autant de reconnoissance de respecte & de vénération. La haute sagesse & la probité de ce valeureux militaire sont trop connues, pour qu’on puisse le soupçonner de s’être livré à un autre sentiment qu’à celui qu’inspire la justice & l’amour du prochain affligé.

Un homme libéral est un Dieu sur la terre,

Un ami vertueux, un sage défenseur;

Quand l’Etranger en lui peut retrouver un pere,

Et qu’il a tous les traits d’un noble bienfaiteur.

Lorsqu’on épure par le creuset de la réflexion les actions de la plupart des hommes, on n’y remarque que le vernis de la probité & l’étiquette du sentiment. Ceux qui, par des dehors trompeurs ont l’adresse de se faire passer pour les plus estimables, n’ont ordinairement que le coloris de la vertu. Examine-t-on de près les motifs qui les sont agir? la réalité des sentimens généreux ne s’y trouve plus. Orgueil, ostentation, caprice & fasse compassion sont la base presque de tous [467] les dons gratuits dont l’opulence se dépouille en saveur d’un homme infortuné. Ah! si les Crésus de nos jours pensoient quelquefois à leur fin derniere & remontoient de tans à autre jusqu’à la source d’où leur en venu tant de richesses, ils seroient bien moins durs envers les indigens: ils se condamneroient eux-mêmes à une restitution volontaire envers ceux que la fortune persécute. Combien en est-il, Mrs. les riches, qui ne sont indigens que par les injustices & les concussions de vos aïeux. Ils n’existent plus, me direz-vous; cela en vrai, mais les malheureux qu’ils ont faits ont engendré des fils, qui ne sont devenus des objets de pitié, que parce que vos ancêtres avoient eu l’adresse de s’enrichir aux dépens des leurs. Mais cet Etranger qui vient des antipodes peut-il avoir de pareilles prétentions? Qu’en savez-vous? peut-être son pere ne fit le trajet de l’Amérique, que parce que son bien étoit injustement passé entre les mains de celui qui a terré en votre faveur. Vous & lui l’ignorez; toutefois vous lui devez une portion de votre superflu, en considération de ce que ceux qui pourroient avoir une prétention légitime sur une part de votre héritage, ignorent à qui ils pourroient s’adresser pour la réclamer.

Je ne prétends pas établir par ce systême des restitutions illégales, l’idée d’un pareil projet n’appartenoit qu’a l’Abbé de St. Pierre. Je pense qu’il convient mieux de laisser subsister les chaînes de la société telles qu’elles se trouvent actuellement forgées: mais je crois qu’il convient à tout écrivain qui aime l’humanité, d’engager les hommes à réfléchir sur les devoirs qui se présentent rarement devant leurs yeux, surtout au milieu des délices d’une heureuse prospérité.

[468] Je sais que je ne suis pas le seul qui ait prêché à-peu-près une semblable morale. Mrs. Stéele, Adisson & Lucas en ont bien dit davantage; & ce qu’ils ont écrit sur le même sujet suffirois pour engager les hommes à ne faire du bien aux indigens, que par la seule idée qu’en le faisant avec un entier désintéressement, ils s’attirent non-seulement l’estime de tous les hommes vertueux, mais encore les bénédictions du Ciel. Ce qui vaut infiniment mieux que tous les témoignages de reconnoissance, dont on ne peut donner des preuves réelles, que quand la fortune nous met de niveau avec nos bienfaiteurs. Obliger un ami, obliger un compatriote, obliger un étranger, sont des emplois tout-à-fait différens.. Les circonstances seules fournissent à un bienfaiteur généreux, la maniere de se distinguer par la pratique de cette vertu toute divine. Mais dans, le nombre de la plupart de ceux qui se plaisent à faire des heureux, il en est peu qui le fassent avec la dignité & le désintéressement convenables à cette pieuse opération.

L’art de savoir accorder des graces ou des bienfaits est trop ignoré du vulgaire, il n’y a tout au plus que ceux qui ont reçu une éducation distinguée qui s’en acquittent avec autant de délicatesse que de promptitude, parce qu’on leur a appris.

Si benè quod facias, facias citò; nam citò factum,

Gratum erit, ingratum gratin tarda fecit.

Que M. Hume ainsi que tous ceux qui ont obligé J. J. Rousseau, s’examinent d’après le tableau que je viens de faire. J’en excepte le généreux Lord Maréchal & quelques ames aussi nobles que la sienne: mais que les autres se jugent eux mêmes, [469] ils conviendront que s’ils n’ont pas agi en conséquence des principes que cette peinture offre à leurs yeux, qu’ils n’ont été que des bienfaiteurs ostentatieux ou intéressés: autant vaudroit il ne le pas être.

Suivons M. Hume dans sa justification; il nie d’avoir été complice de M. Walpole relativement à la satire dont celui-ci s’est avoué l’auteur; il avoue cependant avoir vu cette épître ou ce libelle, lorsqu’il étoit entre les mains de tout le monde, même avant son impression. Il devoir donc, en homme d’esprit, s’imaginer que connoissant, ainsi qu’il le dit lui-même, J. J. Rousseau pour un homme d’un caractere défiant & soupçonneux, que celui-ci ne manqueroit pas de l’accuser d’avoir trempé dans l’impression de cette piece. Si M. Hume eût eu le secret de prendre les devans & d’avertir Rousseau de ce qui’s’étoit fait; ce Genevois n’eût jamais osé accuser son ami de complicité. Il ne se fût jamais livré à cet excès de sensibilité où s’abandonnent les esprits foibles, & qui leur fait ordinairement entasser sottises sur sottises. Mais l’auteur Anglois croit en avoir dit assez au public, en alléguant qu’il se seroit lui-même cru coupable de noirceur & de méchanceté, s’il avoit imaginé que Rousseau l’eût soupçonné d’être l’éditeur de cette plaisanterie, & que c’étoit contre lui que le Genevois se disposoit à tourner toute sa fureur. Je ne sais comment M. Hume peut nommer plaisanterie l’outrage le plus formel, & dire ensuite que cependant c’étoit contre lui que J. J. se disposoit à tourner toute sa fureur. Je ne crois pas que l’on puisse mésuser davantage du pouvoir de s’obscurcir, que de s’exprimer de cette maniere. Il continue en disant; qu’il [470] étoit le dernierdes hommes du monde, qui, dans les regles du sens commun, devoit être soupçonné. Et moi je dis que les regles du sens commun indiquoient le soupçon. Mais que si Rousseau les eût mieux connues, il n’auroit jamais mis au jour ses doutes à cet égard M. Hume ajoute que c’est lui que le Genevois accuse sans hésiter d’avoir fait imprimer le libelle, &c. Cela n’est pas: le plaintif ne nomme personne, & M. Hume qui, lui seul soupçonne que c’est contre lui que Rousseau tire à bout touchant, se déclare par-là bien plus coupable que n’ose le faire le Genevois, qui dit uniment, que ce qui navre & déchire son cœur, c’est que l’imposteur a des complices en Angleterre.

Cette phrase n’indique que le soupçon, elle n’accuse qui que ce soit, M. Hume lui seul se l’approprie: en faut-il davantage pour ne pas se persuader qu’elle lui convient plutôt qu’à un autre: cependant je serai voir plus bas que J. J. Rousseau avoir tort d’accuser son bienfaiteur, avec aussi peu de certitude qu’il le fit dans cette occasion-là.

Malgré les froideurs & le silence opiniâtre du Genevois, M. Hume continuoit cependant de négocier la pension dont il a été parlé. Il en avoir fait les premiers pas, il ne vouloir pas reculer par bienséance ou sinon par ostentation, il continuoit ses sollicitations à ce sujet auprès du général Conway: il vouloir montrer par-là qu’il connoissoit tout l’esprit de la quintesscence du sentiment, bien plus pour s’acquérir le titre d’homme généreux, que pour en remplir tous les devoirs. Solliciter d’un côté & dénigrer de l’autre, ne sont pas synonimes. Enfin cette affaire se termine selon ses voeux: il en mande le succès au bon J. J. qui pousse le ressentiment jusqu’à s’obstine à ne [471] faire aucune réponse à M. Hume. Quelle petitesse! pour ne pas dire quelle grossiéreté! Un homme qui sait si bien écrire, doit-il ignorer que la preuve du plus grand mépris se manifeste par l’affectation du silence, & que même des ennemis déclarés, lorsqu’ils sont gens au-dessus de la lie du peuple, rougiroient de se traiter de cette maniere. Que fait J. J. Rousseau? tout ce qu’un homme peut faire pour que l’on juge fort mal du fond de son caractere, & qu’on le soupçonne capable d’ingratitude & d’incivilité, il ne fait aucune réponse à son solliciteur, il se contente d’écrire au bienfaisant Général qui avoit été sollicité, une longue épître.... La franchise avec laquelle le Genevois prétend s’exprimer dans cette lettre, ne paroît pas être moulée sur celle ces Patriarches, je la trouve trop enveloppée de cette ambiguité à la mode, qui veut que l’on devine les pensées de ceux qui s’en servent.

Si je crois pénétrer dans l’esprit de Rousseau, voici, je pense, ce qu’il a voulu dire ou que j’aurois dit en pareille circonstance. Le préliminaire de sa lettre est un chef-d’oeuvre, il s’en faut de beaucoup que le reste de l’épître lui ressemble. Je ne le répéterai pas; je vais tâcher de tirer le reste au clair, en parlant comme Rousseau moins malade eût été capable de faire avec beaucoup plus d’éloquence que moi. Il auroit donc pu, en écrivant au Général, s’exprimer ainsi.

«Je me croyois préparé à tous les événemens possibles, & cependant je n’aurois pas prévu ce qui vient de m’arriver. C’est la publication d’une mauvaise plaisanterie qui ne me tient à cœur qu’autant qu’elle pourroit trouver un accès réel auprès des personnes distinguées qui me sont la [472] grace de s’intéresser pour moi. Je ne dois pas appréhender que V. E. lui donne quelque crédit; je dois cependant lui avouer que j’en suis affecté au-delà de ce que je devrois l’être. En cela je reconnois les effets de la foiblesse humaine; je les sens encore mieux, lorsque je ne puis m’empêcher de soupçonner M. Hume de s’être prêté avec trop de complaisance aux intentions de ceux qui avoient projette de me ridiculiser. Lui qui, cependant, s’étoit déclaré avec tant de chaleur mon Mécene & mon ami. Au reste ce n’est qu’un soupçon qui m’oblige, si je me suis trompé, de lui faire telle réparation que son amitié pour moi voudra lui dicter. Si l’on sait m’offenser, je me glorifie de pardonner même à mes ennemis; & mon ressentiment ne reparoît jamais au lever du soleil. Ma trop grande sensibilité pour des procédés qui tendent à me consterner, seroit moins pardonnable dans une situation plus heureuse. Je prie V. E. de ne l’attribuer qu’à l’excès des chagrins qui m’ont environné jusqu’à ce jour. C’est par vos bontés que je vais être en situation de pouvoir les oublier. Ah! que ce jour est brillant à mes yeux! que de joie ne m’apporte-t-il pas? sur-tout quand je pense que c’est dans ce jour le plus heureux de ma vie, que j’apprends, par la lettre de M. Hume, que mes infortunes vont finir pour jamais, autant par les bienfaits de Sa Majesté, que par la continuation de la protection dont vous daignez m’honorer.

Oui, je vais dès cet instant, fouler à mes pieds le souvenir de mes malheurs passés, pour ne plus penser qu’à me rendre digne de la grave que le meilleur des Rois a bien [473] voulu m’accorder, sur l’exposé que Votre Excellence s’est donné les soins de lui faire de ma situation. Qu’il me soit permis de le publier; qu’il me soit défendu d’en parler, mon silence ne diminuera rien de tous les sentimens de la plus respectueuse reconnoissance, & dont mon coeur sera pénétré tant que je respirerai; & ma plume, s’il m’est permis de s’en servir, guidée par le devoir le plus légitime, ne coulera sur le papier que pour annoncer à toute la terre que la Grande-Bretagne a le bonheur de voir sur le trône, un Souverain bienfaisant dont le coeur est véritablement digne de Dieu, & que de même elle a la satisfaction de pouvoir admirer dans le cabinet de ce grand Roi, un Ministre capable de contribuer à la gloire de son regne & à la félicité des peuples qui lui sont soumis.»

Mais point du tout, le bon J. J. vouloir réaliser ce qui se trouvoit inféré dans le libelle dont le sieur Walpole étoit l’auteur, ou il est dit, vous avec assez fait parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme, & il ne vouloir pas démontrer à ses ennemis qu’il pouvoir avoir une fois le sens commun. En effet est-il rien de plus insensé que d’avouer en écrivant au général-Ministré, que l’excès de son accablement plongeoit son esprit dans les sers, & que tout ce que lui dictoit la raison, (il auroit mieux dit les égaremens de son esprit), étoit de suspendre ses résolutions sur une affaire aussi importante; il vouloir parler de celle qui le conduisoit à recevoir une pension de la part d’un Roi bon, humain & libéral.

Dans la maniere de s’exprimer, ne diroit-on pas qu’il n’y [474] avoit rien de plus important que de s’opposer à son bien-être. Mais hélas! la mémoire s’enfuit avec l’âge. Dans une lettre à Mylord Maréchal, le Genevois expatrié consent à être pensionné, toutefois aux conditions que cela ne sera point de bruit, puisqu’il témoigne que le secret de cette affaire, comme si le salut de l’Etat en dépendoit, sera pour lui une circonstance très-agréable. A peine lui a-t-on promis ce secret tant desiré, que ce Philosophe postiche change tout-à-coup de batterie; il écrit au général Conway qu’il veut employer l’orgueil qu’on lui impute, à se glorifier du bonheur d’être pensionné d’un grand Roi, & que ce qu’il y voit de plus pénible est de ne pouvoir s’en honorer aux yeux du public comme aux siens; mais que lorsqu’il recevra les bienfaits, il veut ajoute-t-il, pouvoir se livrer tout-entier aux sentimens que ces mêmes bienfaits lui inspireront. Le reste de l’épître n’est que du compliment, où l’Auteur prie qu’on lui réserve la bonne volonté où l’on est de lui faire du bien, pour des tans plus heureux. Est-il possible de tomber avec du bon sens dans un pareil égarement! N’est-ce pas dans le fort des douleurs qu’il est le plus naturel de desirer d’en être soulagé? Et Rousseau, dans l’accès de la maladie qui l’afflige, refuse follement le vrai remede qui pourroit en opérer la guérison.

M. Hume prétend que la lettre de Rousseau au Ministre, leur parut un refus absolu d’accepter la pension. J’oserois soupçonner que M. Hume ne fut pas le dernier à interpréter ainsi l’idée du Genevois. Je crois que ces Messieurs ne se connoissoient pas encore bien en énigmes, je vais les éclairer: il y a à parier que J. J. avoir bien plus d’envie d’accepter que de [475] refuser; mais sa façon de penser sur le chapitre des bienfaits à recevoir, & qui lui est tout-à-fait particuliere, le plongeoit dans des embarras, qui, loin de nettoyer les idées ne sont que les embourber davantage. Rousseau, à la réception de la nouvelle que lui venoit d’annoncer M. Hume, s’étoit déjà gonflé de ressentiment contre celui-ci, & avoit déjà pris assez inconsidérément la résolution de ne plus avoir de commerce avec cet Anglois. Quand l’historien lui manda que l’affaire de sa pension étoit enfin terminée, le Genevois se trouva doublement embarrassé. Quoi! se disoit-il, moi recevoir des bienfaits par la médiation d’un homme qui s’est uni avec ceux qui m’ont couvert de honte & d’opprobre! d’un homme qui m’a réduit dans l’absolue nécessité de le haïr, ou sinon d’oublier son existence! Non, J. J. Rousseau n’est point capable de pareille lâcheté; lui vivre heureux à ce prix-là! seroit dégénérer aux sentimens les plus délicats; il vaut beaucoup mieux languir & périr même, que de couler ses jours dans l’opulence; lorsque cette opulence seroit l’ouvrage d’un ennemi. Pourroit-il jouir paisiblement du plaisir d’être content, quand les échos de sa solitude lui répéteroient les discours que M. Hume tiendroit dans le public, en affichant de tous côtés que l’étranger à qui il a fait obtenir une retraite paisible & les bienfaits de Sa Magesté, n’est qu’un ingrat & le plus méchant de tous les hommes.

Voilà le noeud de la piece, passons au dénouement; c’est un Genevois qui veut reculer pour mieux sauter; il ne refuse point, mais, sous des prétextes assez équivoques, il élude seulement ce qu’il desire avec empressement: il veut suspendre, [476] pour voir comment il pourra s’affranchir des liens qui le retenoient encore au char de l’auteur Anglois qu’il n’aime plus, & sans trop savoir pourquoi, ou plutôt pour des vétilles qui n’inspirent pas même l’indifférence. Il demande du tans pour pouvoir s’affranchir de la captivité dans laquelle les bienfaits reçus pourroient le retenir; il ne veut être redevable de la grace qu’on lui offre qu’aux bontés du Prince & aux soins généreux de son Ministre; il ne veut plus les accepter en silence, pour avoir lieu d’informer le public que ce n’est pas à la sollicitation de M. Hume, mais à la priere du général Conway, qu’il a eu le bonheur de les obtenir. Il veut lui-même entonner la trompette & crier à haute voix: je ne dois plus rien au perfide que j’avois cru mon ami; parce que ses procédés & sa trahison m’en ont donné quittance; je ne vis & ne respire que par les royales libéralités d’un grand Roi, qui a reconnu à la fin que mon mérite & mes talens étoient dignes de ses bienfaits.

Si je me suis trompé dans mes spéculations ingénieuses, bien d’autres se tromperont après moi. En attendant, je vais poursuivre la tâche que je me suis imposée, au risque de me tromper encore. Au reste, je n’y entends point finesse, j’écris comme je parle, & parle comme je pente.

On voit encore dans les pensées de M. Hume, qui accompagnent ses réflexions, un petit trait de vengeance qui ne sied du tout point à un homme qui veut avoir la réputation de bien écrire. Comment est-il possible lorsqu’on pense faux d’être juste dans ses décisions?

Quant à l’accablement profond, dit-il, dont Rousseau se [477] plaint dans sa lettre au général Conway, & qui lui ôtoit jusqu’à la liberté de son esprit, je fus rassuré à cet égard, par la lettre de M. Davenport, qui marquoit que précisément dans ce tems-là son hôte étoit très-gai & très-sociable.

Un Philosophe, ou qui s’imagine de l’être, n’étale pas toujours ses déplaisirs aux yeux de ceux qui l’environnent: il affecte autant qu’il peut cette égalité d’ame qui convient si parfaitement à l’homme raisonnable, il prend le masque du héros; mais dans son cabinet, sa grandeur d’aine s’évanouit.

N’est-il pas des instans où l’homme le plus consterné cherche par une gaîté affectée de s’étourdir sur ses chagrins. Mais je serois plus tenté de croire que J. J. se flattoit follement que sa lettre au-général Conway, produiroit l’effet qu’il en espéroit; qu’il s’applaudissoit de son chef-d’oeuvre épistolaire, & se réjouissoit d’avance du triomphe que son amour-propre lui laissoit entrevoir. Je reconnus-là, dit encore M. Hume, cette foiblesse ordinaire de mon ami qui veut passer pour être persécuté par l’infortune, les maladies, les persécutions, lorsqu’il est le plus tranquille & le plus heureux.

Ah! M. Hume, ne me donnez jamais, je vous prie, votre amitié à ce prix-là. On ne traite plus d’ami, pas même ironiquement, un homme à qui l’on prête toute la bassesse du sentiment le plus abject. Vous enfoncez le poignard trop galamment, & le poison dont vous l’imbibez ne seroit du tout point de mon goût. Je vois bien qu’il ne faut pas que vos amis indigens s’avisent de rire en votre absence, ils y perdroient trop & je n’y veux rien gagner.

Son affectation de sensibilité extrême, ajoutez-vous, étoit un [478] artifice trop souvent répété, pour en imposer à un homme qui le connoissoit aussi bien que moi: je soutiens que vous ne le connoissiez pas, ou que vous feigniez malicieusement de ne pas le connoître. Il se peut qu’il y ait eu un peu trop d’affectation dans la sensibilité que J. J. a fait paroître, il se peut même que ce soit l’effet de la maladie dont il est attaqué; mais en ajoutant que c’est pour se rendre plus intéressant vis-à-vis la commisération du public, ne semble-t-il pas que vous invitiez ce même public à ne plus s’épancher en secours généreux envers un vieillard accablé d’infirmités, & qui touche à la décrépitude. Vous ne croyez pas non plus que moi, que ce vieillard posséde quelque trésor caché. En vérité votre intention, en peignant de la sorte ceux que vous nommez encore vos amis, n’annonce pas un ami de l’humanité, ou le vrai Philosophe qui plaint les vicieux & déteste les vices.

Puis-je vous demander si les sentimens que vous inspirez dans vos productions littéraires sont de la même espece? Je vous proteste, s’ils ressemblent à ceux-ci, que je ne voudrois pas même aspirer à l’amitié des lecteurs qui y applaudiroient, fussent-ils sur le trône du Mogol.

Dans la lettre de M. Hume à M. Rousseau, en date du 19 juin 1766, on n’y peut remarquer que beaucoup de zele pour engager le second à déclarer à quelles conditions il voudroit recevoir la pension, qu’il n’osoit plus accepter, comme je l’ai déjà fait remarquer, par l’entremise de l’homme qu’il croyoit être son plus grand ennemi.

La réponse de Rousseau à cette lettre ne développe que très-obscurément le crime prétendu de son ancien bienfaiteur. Est-il [479] possible que J. J. qui prétendoit porter nuit & jour le flambeau de la raison, ait refusé lui-même de s’en servir dans cette occasion? J’aurois pardonné le style de cette lettre à une précieuse ridicule. Quoi! toujours de l’énigme entourée des lambeaux que le soupçon déchire de la foiblesse de l’esprit humain, & le tout couronné par une invective outrageante qui paroît tout-à-fait étrangère au sujet!

Le public aime à être trompé, écrit J. J. à David Hume, & vous êtes fait pour le tromper. Je ne vois pas que ce reproche puisse avoir rien de commun avec la prétendue trahison dont le Genevois accuse son ancien ami. Répondra-t-il qu’il étoit pleinement convaincu que M. Hume le trahissoit & le dénigroit par quelque satire donnée au public. Pourquoi en laisse-t-il ignorer les circonstances? Pourquoi ne va-t-il pas tout de suite au fait, où il n’arrive jamais? Pourquoi ne cite-t-il pas des preuves par lesquelles son ami puisse se reconnoître coupable? S’imagine-t-il qu’après lui avoir reproché qu’il est fait pour tromper le public, que le public le lapidera? Quelle foiblesse! Supposons pour un instant que M. Hume eût agi à la mode de la plupart des amis de notre tems, en se prêtant aux plaisanteries de certains esprits légers qui se plaisent à mordre sur la pauvreté & à se divertir aux dépens de ceux qu’ils croyent sans défense. Etoit-ce un crime impardonnable? Cela valoir-il la peine de se courroucer avec tant de chaleur & de rompre avec autant d’éclat & de ressentiment que si M. Hume eût été lui-même l’auteur du libelle de M. Walpole; ou enfin qu’il eût trempé dans une conjuration où la vie du Genevois eût été en danger? Mais non, ce n’est point la vie qui lui est chere, c’est [480] sa réputation que J. J. abandonne avec peu de regrets. Je n’y puis plus tenir, ah, M. Rousseau, permettez-moi de vous le dire, votre maladie vous fait échouer contre un écueil qui me paroît tout-à-fait imaginaire. Est-ce que la réputation de l’honnête homme n’est pas toujours à sa disposition, dépend-elle des sots discours de quelques écervelés ou de l’épigramme d’un mauvais plaisant?

Dans les discours qui se sont élevés contre votre amour-propre, vous a-t-on accusé de quelques traits qui’déshonorent? Vous a-t-on prêté des débauches criminelles & des mœurs dépravées. Vous a-t-on accusé de bassesses flétrissantes, & qui sont fuir & abhorrer quiconque s’en est rendu coupable! Rien de tout cela: on a plutôt ironisé que calomnié. Le ridicule est retombé, à la face des honnêtes gens, sur le mauvais plaisant; & malgré que la voix publique défend avec beaucoup de zele & de compassion votre cause, peu satisfait d’un avocat si respectable, vous vous exhalez en plaintes ameres: vous criez tout à la fois au feu, aux voleurs, à l’opprobre & à la vengeance. Vous plaidez & vous jugez vous-même en dernier ressort, & le tout sur de simples soupçons. Répondez, est-ce vous qui êtes l’auteur éloquent de tant de bonne morale & de ces grands sentimens qui se lisent dans, plusieurs de vos productions? Quelle éducation donnez-vous par votre exemple? quelle modération inspirez-vous par votre conduit? Non, vous ne scandalisez pas; mais, en vérité, vous faites pitié.

Poursuivrons. Dans la même épître on y lit: Quant aux bons offices en matiere d’intérêt avec lesquels vous vous masquez, je vous en remercie & vous en dispense. Je ne veux pas que [481] M. Rousseau sacrifie à la politique & à la dissimulation; il est beau d’être sincere, parce qu’il seroit à souhaiter, pour le bonheur du genre-humain, que tout le monde le fût. J’avoue même qu’il convient à tout homme d’honneur de savoir répéter à propos ces beaux vers de Voltaire.

Seigneur, il est bien dur pour un coeur magnanime,

D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime:

Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits sont rougir.

Mais de se livrer à ce sentiment avant que d’être bien convaincu que son bienfaiteur soit coupable de trahison; de s’y abandonner sur l’apparence trompeuse de certaines démarches, auxquelles on veut prêter gratuitement des intentions criminelles! En vérité ce n’est plus agir en homme raisonnable, c’est annoncer une imagination évaporée, qui n’apperçoit dans le lointain que des fantômes qui disparoissent en les approchant.

Examinons encore jusqu’où le philosophe Genevois porte le ressentiment. Je me dois, dit-il à M. Hume, de n’avoir plus de commerce avec vous, & de n’accepter pas même à mon avantage aucune affaire dont vous soyez le médiateur. Ici, il faut se mettre à la place de M. Hume, en le supposant innocent, & convenir qu’après les démarches qu’il avoit déjà faites auprès des Ministres pour faire obtenir à J. J. Rousseau une pension de S. M. B., que cette phrase étoit pour lui un coup de foudre. Supposons-le coupable, elle ne pouvoir que l’étourdir & le révolter, sur-tout en réfléchissant sur la situation étroite où J. J. se trouvoit. Ce refus opiniâtre ne pouvoir que révolter les personnes sensées, qui conviennent qu’il est du [482] devoir du Philosophe de ménager, toutefois sans bassesse, ses intérêts le plus chers, & qu’il doit en savoir à propos faire plier son sort à l’approche des circonstances.

Ou M. Rousseau étoit assez aisé pour se passer de la pension, ou il ne l’étoit pas. Dans le premier cas il étoit honteux à ce Philosophe d’avoir consenti qu’on la sollicitât à titre de secours pieux & charitable; & dans le second, il y avoit de la folie à ne vouloir pas la recevoir, fusse même par la médiation d’un homme qui, cependant ne s’étoit point encore déclaré ouvertement son ennemi, & qui continuoit à jouer avec chaleur le rôle de l’amitié.

Si je ne connoissois pas les hommes autant que j’ai appris à les connoître, & sur-tout Messieurs les Anglois, je serois incliné à croire même par la superbe réponse de M. Hume à l’épître de Rousseau, que le premier est absolument innocent de la prétendue trahison dont le second l’accuse. Voyons comme le premier s’y prend pour se justifier. Sa conscience, dit-il, ne lui reproche rien, elle renferme les preuves d’une affection sincere, & lui fait lire avec surprise des accusations: si violentes, que les trouvant fixées à des simples généralités, il lui est impossible de les concevoir. Il suppose qu’elles ne peuvent émaner, que de la part de quelqu’infâmes calomniateurs. Il demande à J. J. de les lui nommer, ou de le mettre à même de se justifier. Il se déclare innocent, c’est comme tel non comme un ancien ami qu’il veut plaider sa cause confondre l’imposteur. Rien de plus raisonnable que cette demande. Rien de plus juste que de déférer à ce qu’elle exige. On ne trouve point dans cette lettre de ces phrases boursouflées [483] lui enveloppées, pas le moindre mot énigmatique, tout y est clair & distinct: mais J. J. qui veut toujours se singulariser, demeure trois semaines à composer tout un volume pour répondre à M. Hume, tandis que quatre pages tout au plus auroient suffi pour accorder à l’auteur Anglois tout ce qu’il demandoit.

Que fait-il pour éclaircir un sujet qu’il n’a fait qu’obscurcir davantage par des phrases encore plus sombres que les précédentes. Il débute par une excuse qui est démentie par la longueur de l’épître.

Je suis malade, dit M. Rousseau, & peu en état d’écrire. Cela étoit vrai, on ne peut en douter; j’en serai l’analyse dans le cours de cette réfutation, sa maladie n’étoit pas peu de chose, elle me paroît même incurable, & ce grand factum qui ne dit rien, & qu’il a pourtant su conduire à cinquante-deux pages d’impression le prouve encore mieux que le prétexte de sa maladie. C’est sa derniere piece, qui annonce très-éloquemment qu’il n’est plus en état d’écrire pour être entendu des lecteurs ordinaires qui n’ont pas le talent d’expliquer des logogriphes, & qui préfèrent aux sublimes obscurités les efforts de la raison & les chefs-d’oeuvre d’un bon jugement.

Rousseau continue, mais vous voulez une explication, il faut vous la donner, & quelques lignes plus bas, je vous l’envoie, oui, bien la lettre, mais non pas l’explication. Elle sera longue, oui bien l’épître qui ne contient qu’une récapitulation de mille circonstances inutiles, qui ne tendent nullement à mettre en évidence la prétendue trahison de l’accusé.

Ah, mon cher Rousseau! convenez que vous n’étiez plus [484] a vous-même quand vous écriviez. Je ne vis point dans le monde, j’ignore ce qui s’y passe; je n’ai point de parti; je n’ai point d’associé, point d’intrigue; on ne me dit rien; je ne sais que ce que je sens; mais comme on me le fait bien sentir, je le sais bien. Si vous appeliez cela de l’explication, les sauvages l’appellent du galimathias en beau style. Je crois, ma soi, que vous auriez besoin d’un commentateur. La Sybille de Cumes n’entortilleroit pas mieux ses oracles, & je crois même qu’un nouvel OEdipe seroit sort en peine d’expliquer clairement ce que vous vouliez dire, par je ne sais que ce que je sens, mais comme on me le fait bien sentir, je le sais bien.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai ouï tenir de semblables propos qu’à gens dont l’esprit n’étoit pas bien rassis. Je les plaignois, j’en fais de même à votre égard.

Je m’étonne que M. Hume se soit si fort alarmé par la lecture de votre lettre; il falloit qu’il fût bien bon; quant à moi, je vous l’aurois renvoyée avec priere d’être moins éloquent, plus clair & plus équitable. C’est être injuste que de condamner ipso facto, ses amis sur de simples conjectures.

Vous y promettez toutefois en ne consultant que votre ressentiment, de convaincre M. Hume de trahison, vous dites que vous voulez commencer par les indices & finir par les démonstrations. Si les tribunaux de judicature adoptoient cette nouvelle maniere de juger, que d’innocens risqueroient d’être conduits au supplice? J’aurois attendu de votre précédente façon de penser, que des indices vous en seriez venu aux preuves, & non pas à des démonstrations qui ne démontrent que vos frayeurs chimériques.

[485] Voyez jusqu’où s’étend votre égarement; s’il est permis à l’esprit humain de s’égarer, il ne lui est pas permis de courir jusqu’à la calomnie. Vous y êtes arrivé cependant, & j’ose croire, sans vous en appercevoir. Vous qui craignez tant les suites honteuses de la médisance, pouviez-vous dire, je quittois la Suisse fatigué de traitemens barbares? Qu’auriez-vous dit de plus en vous échappant de Tunis ou de Salé; en supposant que vous y eussiez été détenu dans les fers les plus durs & les plus honteux. Traitemens, ajoutez-vous, qui ne nettoient en péril que ma personne, & laissoient mon honneur en sureté. Pour prouver qu’en écrivant cette lettre, vous étiez bien malade, & que vous vous laissiez emporter par les accès du délire; je vais tracer une légere esquisse de ces traitemens barbares, je démontrerai très-clairement que votre honneur ne couroit en Suisse aucun danger? & que votre personne y étoit moins en péril que par-tout ailleurs. Vous aviez choisi pour votre retraite Motiers-Travers, l’un des plus sains & des plus beaux endroits des montagnes du Comté de Neufchâtel; habité, sur-tout en été, par quantité de personnes estimables par leur mérite & leur affabilité. On vous y laissoit vivre à votre fantaisie; on vous y accueilloit amicalement, & vous y étiez traité avec des égards qui pouvoient chatouiller l’amour-propre d’un Philosophe orgueilleux. Vos rêveries vous conduisoient selon vos souhaits & à pied, jusqu’au plus haut des montagnes voisines, & dans les bois où les charbonniers étoient assez surpris de vous rencontrer si souvent. C’est d’eux-mêmes de qui je tiens cette vérité; je leur ai demandé ce que vous y faisiez; je crois, me répondit l’un, qu’il y cueilloit [486] des fraises; mais j’interprétois mieux sa réponse, & je sais que, savant dans la connoissance des plantes, vous ne faisiez ce trajet que pour herboriser.

Je suis bien certain que ce n’est pas de la part de ces bonnes gens qui, dans ce pays-là sont bons & humains, que vous avez reçu des traitemens barbares.

Un ecclésiastique, M. le professeur de Montmollin, vous avoir donné de prime abord des marques de son estime & de sa bienveillance; l’un & l’autre vous devinrent à charge, & par des traits peu convenables à un Philosophe, vous fîtes tous vos efforts pour vous aliéner son amitié. Il vouloit opérer votre conversion, tandis que vous vous entêtiez à vouloir en faire un prosélyte selon la confession de soi de J. J. Rousseau. Ce n’est pourtant pas chez lui que vous reçûtes des traitemens barbares. Avouez de bonne foi, que vos trop profondes rêveries vous éloignent quelquefois du sein de la raison. Ce n’est pas en se cabrant contre les opinions reçues que l’on peut se faire aimer dans un village. Un Londres, un Paris ou quelques autres grandes villes fourmillent de gens qui aiment la nouveauté; c’est-là, ou les nouveaux systêmes peuvent trouver des partisans mais dans le cercle de deux ou trois hameaux les préjugés y sont trop profondément plantés pour les pouvoir déraciner avec de simples paroles.

Mais venons à l’époque où vous pourriez dire que vous reçûtes les atteintes d’un traitement barbare.

Vous aviez répété dans l’une de vos conversations, & d’après les Mahométans, que les femmes n’ont point d’ame; sans doute que vous n’étiez pas de leur sentiment, sur-tout lorsque [487] vous fixiez votre chere gouvernante. Votre aveuglement sur sa conduite vis-à-vis de vos voisins & de vos locataires prouvoit assez la bonne opinion que vous aviez de ses prétendus sentimens délicats. Celle-ci avoit une ame, sans doute, & peut-être étoit-ce un présent que vous lui faisiez par reconnoissance. Mais vous le savez, les beaux sentimens ne peuvent émaner que d’une belle ame, & puis-je vous demander si Mademoiselle le Vasseur, s’en est toujours glorifiée?

Je sais bien que le Maréchal d’A. n’eût pas plus d’empire sur l’esprit de sa Souveraine que votre gouvernante en a sur le vôtre. Permettez-moi de le prouver par le récit d’une anecdote récitée sur les lieux, par des gens dignes de foi.

Cette souveraine qui donnoit des loix à votre cuisine & à votre conduite, n’avoit pas moins de pouvoir sur votre confiance que sur votre trop aveugle crédulité. Bien persuadée que vous ne la démentiez jamais, n’eût-elle pas la lâcheté d’accuser une personne estimée par une probité reconnue, d’avoir détourné d’un certain tiroir un louis d’or neuf quoique l’innocence ne s’abaisse pas toujours à se justifier, elle cherche cependant quelque consolation à le faire avec cet esprit de douceur & de naïveté qui lui est naturel. L’accusée s’adresse à vous en se déclarant innoncente & incapable d’une telle bassesse; elle s’imagine que l’Auteur d’un chef-d’oeuvre, qui traite de l’éducation, doit être assez prudent pour suspendre son jugement jusqu’àprès un très-amplement informé, qu’enfin il sera assez judicieux pour ne pas imiter les juges de Calas, ou tout au moins pour ne pas prononcer un arrêt sans préalablement avoir ouï le demandeur & le défendeur.

[488] Mais point du tout, J. J. Rousseau plus despotique en cette rencontre que le grand Sultan, oublie les sages leçons que lui-même a données en defendant sa propre cause. Il se plaint de ce qu’on l’a jugé sans l’entendre, & veut lui-même condamner sans daigner écouter, & même sans confronter l’accusé avec l’accusatrice. Cela n’est ni beau ni honnête, & cette conduite si opposée à vos propres principes, s’éloigne furieusement de la raison & de l’équité. Doit-on juger de la beauté de l’ame de votre chere gouvernante par l’extrême confiance que vous avez dans tout ce qu’elle fait & ce qu’elle dit? L’accusée par prudence, s’adresse à vous, non-seulement pour détruire le soupçon, mais pour vous alléguer toutes les raisons qui peuvent concourir à prouver son innocence. A peine at-elle exposé le fait, que vous l’interrompez avec une vivacité peu convenable au Philosophe, pour lui répondre. Je sais ce que je dois penser là-dessus; tout ce que vous me diriez n’est pas capable de détruire dans mon esprit la bonne opinion que je dois avoir de Mademoiselle le Vasseur, que je connois depuis long-tems incapable de m’en imposer; & lors-qu’elle me diroit à minuit qu’il fait jour, je le croirois. Ah l’excellent juge! ah que cette phrase est admirable! n’est-elle pas digne d’un Auteur célébré que l’on place au rang des grands hommes de ce siecle. Convenez, M. le grand homme, que celui qui écrit aussi bien & avec autant de bon jugement que vous le faites dans quelques-uns de vos ouvrages, & qui, en même tems, parle si mal dans son domestique, est un protée tout-à-fait dangereux à la société.

Mademoiselle le Vasseur étoit, selon vous, douée d’une ame [489] trop noble & trop belle, pour oser calomnier votre hôtesse, vous l’en croyez sur sa parole, tandis que vous répétez que les femmes n’ont point d’ame. Quelques paysans racontent vos discours à leurs cheres moitiés, & celles-ci, pour appaiser les fumées trop épaisses de votre imagination échauffée, vous menacent de vous faire prendre un bain froid dans la fontaine publique. Vous en fûtes quitte pour là peur, & voilà l’un des traitemens barbares dont vous vous plaignez. Passons au second qui fut le dernier.

Un jour de foire, une troupe d’ivrognes s’attrouperent à dix heures du soir devant votre porte, en pestant contre vos sentimens erronés ou du moins qui leur paroissoient tels. L’un d’eux jette une pierre* [*Toute la Communauté de Motiers-Travers s’accorde pour dire que la pierre produite pour la preuve de ce fait, étoit beaucoup plus grosse que le trou du carreau de vître supposé avoir été cassé par cette pierre: & presque tous les habitans prêtent cette petite noirceur à la malice de Mademoiselle le Vasseur qui, n’étant pas aimée, vouloit trouver des prétextes, pour engager, Rousseau à changer de pays.] qui passe de la fenêtre dans votre chambre; elle ne vous fit aucun mal. La justice, dont le Chef étoit votre protecteur déclaré, prend des informations pour poursuivre les coupables & les punir: on ne les découvre pas. Seroit-ce cela que vous appelleriez un traitement barbare? C’est pourtant le seul que vous pourriez citer, s’il étoit permis à un homme de bon sens de se servir en pareille conjoncture de cette expression.

De tout ce que je viens de rapporter, vous prenez l’occasion d’étaler des frayeurs paniques qui vous sont imaginer qu’on [490] en veut à votre vie, tandis que près de votre retraite menacée, vous aviez un asyle assuré. La communauté de Couvet vous offroit des combourgeois humains & généreux qui se seroient empressés à vous donner des marques de leur protection. Mais vous vouliez changer d’air & de climat, il falloir, pour masquer votre humeur inconstante, enfanter des prétextes, & j’appréhende bien que ceux dont vous vous êtes servi ne soient pas applaudis par les hommes de bon sens. Pour vous convaincre que vous ne deviez pas éprouver des traitemens barbares, on vous accompagne jusques dans l’Isle de saine Pierre, au milieu d’un lac, dans une terre inaccessible à vos ennemis ou du moins que vous croyez tels; mais les Souverains de cet endroit-là, jugent à propos de vous signifier de choisir un autre asyle. La politique le veut, on craint que votre plume ne franchisse les airs pour inspirer aux habitans d’un Etat voisin des sentimens de patriotisme que l’on souhaiteroit qu’ils n’eussent pas. Oseriez-vous nommer cette conduite un traitement barbare? Que vos livres en aient essuyé, j’en conviens: mais vous, en les composant, ne deviez-vous pas vous y attendre. Soyez plus équitable, ne taxez plus de barbares des peuples chez qui, malgré vos singularités vous avez reçu les traitemens les plus doux; autrement je croirai que vous ne connoissiez plus la valeur des expressions. Puis-je mieux le croire quand vous alléguez pour les indices d’une trahison que l’on a tramée contre vous, ce grand éloge que vous faites des grands talens, & de l’honnêteté bien établie de M. Hume, & que vous accompagnez fort inutilement de la relation de votre voyage à Londres, passant par Strasbourg, [491] Paris, &c. mais c’est à Douvres où je vous arrête Transporté, dites-vous, de toucher enfin cette terre de liberté, & d’y être amené par cet homme illustre;* [*M. Hume.] je lui saute au cou, je l’embrasse étroitement & sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers & de larmes qui parloient assez; cela est vrai, ils en disoient même plus, qu’il n’en falloit. On passe à des femmes quand on leur accorde ce qu’elles ont longtems desiré, & à de jeunes écoliers à qui l’on distribue des prix, ces petits accès d’une joie immodérée qui s’évaporent aussi vîte que les fumées d’un feu de paille; mais des saisissemens de cette nature, exprimés par les embrassemens & les larmes d’un vieillard sexagénaire, ne sont que les avant-coureurs qui annoncent que le bon homme commence à tomber dans l’enfance; convenez de cette vérité. Plus bas vous faites la question, je ne sais ce que M. Hume fait de ces souvenirs, vous voulez dire de ces tressaillemens de joie, & vous ajoutez, j’ai dans l’esprit qu’il doit en être quelquefois importuné; je crois qu’il l’étoit bien davantage lorsque vous lui en faisiez éprouver les effets. Des baisers, des embrassemens réitérés & des larmes hors de propos, importunent toujours un homme raisonnable, à moins que ce ne soit dans une premiere entrevue, après une longue absence, ou enfin à la suite de quelqu’événement miraculeux qui tienne du prodige. Le retour d’un parent échappé d’un naufrage ou d’un danger éminent; celui d’un ami qui revient d’un voyage de long cours: celui d’un fils que l’on croyoit perdu, sont assurément des circonstances très-touchantes; mais que penser [492] d’un homme avec lequel on vient de faire le même trajet, qui, à propos de botte, vous serre, vous étouffe, pleure & sanglotte tout à la fois, s’imaginant par ces démonstrations sinceres ou non, témoigner la plus vive reconnoissance? En, vérité mon cher Philosophe, Erasme vous auroit mieux caractérisé que je ne puis le faire.

Je soupçonne que M. Hume s’appercevoit bien que vous dégénériez à votre titre; il n’osoit pas vous le dire, & c’est à cause de son silence que vous le soupçonnez dans la suite de vous trahir, & c’est de ce seul soupçon que vous tirez les indices qui précédent les démonstrations qui doivent, selon vous, faire, preuve contre lui. Hélas, que je vous plains! poursuivons: vous avouez avoir été fêté & bien vu de tout le monde en arrivant à Londres, & quelques lignes plus bas, vous vous plaignez que toutes les marques d’estime que l’on vous avoit prodiguées se métamorphoserent subitement en froideurs & en indifférence même jusqu’au mépris. Je vais vous en expliquer clairement la raison: l’Angleterre, par quelques-uns de vos ouvrages, avoit conçu de vous & de vos talens une si haute idée qu’elle ne croyoit faire que ce qu’elle devoit à sa propre réputation en vous accueillant de la maniere la plus distinguée. Elle vouloit payer, en vous faisant du bien, ce qu’elle avoit oublié d’accorder à l’immortel Milton & à quelques autres Ecrivains célebres qu’elle avoit laissé mourir dans les bras de l’indigence; enfin les nombreuses éditions de l’Héloïse & d’Emile vous avoient acquis en fait de morale, la même réputation que Pamela en fait de roman avoit acquis a Richardson, & peur-être quelques [493] bourgeois de Westminster espéroient-ils que par le secours de la métempsycose, Pope, Stéele ou Adisson étoient ressuscités dans la personne de J. J. Rousseau. Vous aviez déjà par devers vous des traits de plume que vos plus grands ennemis ne pouvoient se dispenser d’admirer, à moins que d’être des parfaits ignorans: avec ces titres, vous arrivez à Londres; mais on n’y avoit pas encore vu entre les feuillets de vos livres, ces caprices, ces boutades & ces singularités qui vous sont naturelles & qui ne cadrent du tout point avec les usages reçus. Comme nous sommes des êtres créés pour la société, nous sommes faits pour les hommes, & si je vous ai bien pénétré, vous vous êtes follement imaginé que les hommes n’étoient faits que pour vous. Les Anglois attendoient de l’Auteur du Contrat Social qu’il seroit le premier à leur prouver par sa conduite que chaque homme ici-bas, mais sur-tout un savant, devoit se prêter, selon ses forces, à resserrer les liens de la bonne société; mais loin de vous approcher d’eux, vous desirez avec affectation une retraite obscure. Vos bizarreries vous en éloignent; ils vous tournent le dos; ils ont raison; vous ne voulez pas qu’ils aient tort; mais vous prétendez que c’est M. Hume, qui les a empêché de vous courtiser &de s’acheminer dans votre solitude pour y, aller voir la piece curieuse. A le bien examiner de prés, ce ne sont point les propos de l’historien des Anglois, ce sont vos comportemens & vos singularités qui les ont fait fuir: ils n’auroient pas mieux traité le grand Newton, Clarck & Swift, si ces hommes immortels se fussent singularités comme vous le faites, par des traits qui dénotent plus d’orgueil & de présomption que de candeur [494] & d’humilité. Si les Anglois ne vous ont pas mieux traité, ne vous en prenez qu’à vous-même, & non pas à M. Hume.

Je ne m’attends pas que vous serez de mon sentiment, je m’en console en considération qu’il y en aura bien d’autres que vous.

Pardonnez à mon exactitude, mon cher Rousseau, je ne veux rien laisser échapper dans votre lettre qui ne puisse me conduire au but où je vise. Je veux tâcher de vous définir, & de vous caractériser avec tous les traits qui vous conviennent. Votre amour-propre vous dira que je me suis trompé, mais ceux qui vous ont fréquenté seront, peut-être, d’un avis tout différent.

Je continue la lecture de votre factum, & j’y rencontre une petitesse qui me fait soupçonner que J. J. Rousseau, ainsi que la plupart des petits esprits, se plaît quelquefois à ne s’occuper que de niaiseries.

M. Hume vous avoit donné, dites-vous, des marques de son attachement, mais celle de faire faire votre portrait en grand ne fut pourtant pas de ce nombre. En vérité je n’en puis plus, je perds haleine; ou vous ou moi nous sommes sous; c’est l’un des deux. Si vous dites que c’est moi, je vous le pardonne de bon coeur; enfin c’est donc ma folie, j’y consens, qui me fait remarquer dans ce reproche, que vous placez sans doute au rang des indices, une folie de six pieds six pouces au-dessus de la mienne; mais je soutiendrai toute ma vie que tout ce qui accompagne ce reproche n’est pas moins insensé. Preuve que vous n’étiez pas de sens rassis en le lui faisant, c’est qu’après que l’accès qui vous l’avoir dicté commençoit à s’affoiblir, [495] vous avouez sans peine que vous pouvez avoir tort de l’avoir fait; vous ne l’avez donc fait que sur un soupçon des plus légers, & qui vous faisoit entrevoir dans ce procédé de la mauvaise volonté? Convenez qu’il n’y a rien de plus inquiétant dans le monde qu’un esprit perpétuellement soupçonneux, & qui croit voir dans la démarche la plus innocente les intentions les plus criminelles.

Je vous pardonnerois si vous eussiez dit après avoir étudié quelque tems le génie de la nation, les Anglois se sont mis dans le goût de meubler leur appartement, ou avec les portraits ou avec les estampes des grands hommes qui se sont acquis, soit par leurs talens ou par des traits singuliers, une réputation immortelle. Comme on recherche l’empreinte de Belizaire, de Benjamin Johnson ou de quelques autres, sans doute pouvoit avoir dit M. de Ramsay* [*Fameux Peintre.] à M. Hume, on ne sera pas moins curieux d’acquérir celle du fameux J. J. Rousseau, & nous partagerons le bénéfice.

Ce soupçon pouvoir être fondé sur ce qui se passe journellement en Angleterre à cet égard, mais en supposant que l’os tentation & la vénalité eussent triomphé dans ce procédé, il n’y avoir pas-là de quoi se mettre en frais de plaintes ni de reproches: bien au contraire, l’amour-propre de l’Auteur de l’Héloïse y trouvoit toujours son compte; mais les petits génies interprêtent toujours de travers ce que l’on fait même pour leur avantage. J. J. Rousseau le sait & les imite; que penser de l’esprit de ce grand homme! il avoit bien raison de dire qu’il pouvoit avoir tort de s’attacher à cette vétille, mais ce n’est [496] pas dans cet endroit seul que l’on s’apperçoit-qu’il s’égare; venons aux autres.

Tout ce qu’il dit concernant le soin que prit M. Hume de son pur mouvement à solliciter pour lui une pension témoin le zéle que cet Anglois mit à cette affaire, ne fait point l’éloge du fond d’un caractere honnête. Il avoit été recommandé à M. Hume déjà instruit de ses disgraces, & mieux encore de sa réputation d’homme de Lettres. Il lui avoit offert de lui procurer un asyle, en espérant toutefois que Rousseau en profiteroit pour faire valoir ses talens. Une brochure de J. J. Rousseau fixé en Angleterre, auroit été un billet de banque, ou une lettre de change payable à vue. La traduction de cet ouvrage étoit d’un prix convenable à un bon traducteur; & soit que M. Hume ou quelqu’autre à sa dévotion, se fût chargé d’une pareille tâche, le profit en étoit clair & certain. La nouveauté séduit, & la réputation en impose.

Voltaire rimerait Cendrillon, la Belle au bois dormant & les contes des Fées, que la foule des esprits médiocres s’empresseroit à les acquérir; & le grand débit de ces puérilités enrichiroit également l’Auteur & l’Imprimeur: c’est le cours des choses du monde, c’est un torrent par lequel les plus sages quelquefois se laissent entraîner.

Rousseau seroit un traité sur la nature des élémens, ou sur l’origine des plantes, & grossiroit un in-quarto par des obscurités éternelles, que l’on voudroit acquérir le volume pour l’accoler aux autres chefs-d’oeuvre de l’Auteur.

Voulez-vous, mon cher Collégue en productions superflues; que je vous parle franchement; je crois que M. Hume dès [497] votre arrivée en Angleterre, s’apperçut bientôt, à vos embrassades, à vos saisissemens, à vos larmes, à vos transports de joie & à vos emportemens, que l’excès de la reconnoissance vous avoit tourné la cervelle. Dès que parurent vos boutades & vos caprices, il se douta bien qu’il ne vous manieroit pas comme de la cire, que sa rhétorique ne seroit pas capable de vous faire écrire quand votre fantaisie ne le voudroit pas: que d’ailleurs, vous ne lui paroissiez pas assez ouvert, pour lui communiquer ni vos projets, ni vos systêmes. Il soupçonnoit que votre esprit étoit égaré; mais il n’osoit pas lui-même s’en convaincre en en faisant l’épreuve à ses dépens. Comment se délivrer honnêtement du fardeau dont il commençoit à sentir toute la pesanteur? Il ne pouvoir le faire, sinon qu’en sollicitant pour vous une pension. Vous y souscrivez aux conditions d’un consentement dont vous ne pouvez, dites-vous, vous passer sans manquer à votre devoir; & quand ce consentement arrive, vous manquez à votre généreux protecteur, à votre ami, à vous-même, à un grand Roi, & à son Ministre, votre Mécene auprès de lui. Quoi! tant de contrastes à la fois ne seroient pas la preuve de l’aliénation de l’esprit? Oh! parbleu mon cher Rousseau, j’en appelle à vous-même, quand l’accès de votre délire sera passé. Mais hélas! je crains bien que votre maladie aille toujours en empirant.

Autre preuve d’aliénation d’esprit. Londres vous devient un séjour incommode: vous aimez la campagne; on vous y conduit; vous hésitez follement sur le choix de deux ou trois maisons, tandis que surement la premiere auroit été du goût d’un homme raisonnable. Enfin vous arrivez dans une habitation [498] solitaire, commode & agréable; le maître de la maison prévoit tout, pourvoit à tout, rien ne vous manque, vous y êtes tranquille, indépendant & heureux: c’est le tableau que vous en faites, & j’ajoute moi que vous vous trouviez à couvert des mauvaises intentions de ceux que vous appellez vos ennemis; mais non, c’est-là, dites-vous, qu’ils deviennent plus cruels que vous ne l’aviez encore éprouvé. Pourquoi cela? parce que les ressorts de votre esprit étant usés, votre imagination se détraque, vos pensées s’éloignent des objets qui sont enchaînés à la raison pour ne s’attacher qu’à des chimeres. Il me semble que je vous vois pensif & rêveur, & que vous ne vous réveillez qu’à l’aspect des fantômes & des soupçons qui, dans vos rêveries, vous sont la guerre.

Tant d’éloges & de plaintes prodigués alternativement tantôt aux soins & tantôt aux procédés de M. Hume à votre égard, ne sont surement pas des indices ni des démonstrations des maux prétendus qui vous accablent, ni de la trahison que vous dites avoir été tramée contre vous. Je pense que M. Hume a raison, quand il dit que tous vos ennemis se réunissent en vous seul. Vous voulez que l’on croye absolument que vous n’en auriez aucun si vous étiez venu seul en Angleterre. Nommez donc ces ennemis! vous pourriez citer quelques mauvais plaisans & tout au plus deux ou trois semblables à M. Walpole; mais dans le vrai on n’y a jamais cassé vos vîtres, & ce que vous appeliez froideurs, indifférence & mépris, ne sont autres choses que les témoignages d’une charitable pitié, parce qu’on s’appercevoit que la maladie dont vous êtes attaqué ne vous laisse de relâche que pour empirer. En voici, non pas l’indice, [499] mais la preuve évidente: étoit-ce à vous à emboucher la trompette pour publier vous-même, que l’Angleterre s’honoroit d’être votre refuge, qu’elle en glorisioit avec justice ses Loix & son Gouvernement? Ne diroit-on pas que J. J. Rousseau étoit d’une trempe si parfaite, qu’il falloit que tout un royaume se fît un honneur particulier de l’accueillir & de le protéger!

Pouvons-nous, mon cher confrere, nous autres pauvres barbouilleurs de papier, pouvons-nous, dis-je, sans égarement, nous servir du langage des maîtres de la terre, ou des héros fugitifs & injustement persécutés, à moins que ce ne soit pour faire parler ceux que nous saisons sortir de la coulisse? Malgré tout l’honneur que l’Angleterre s’étoit fait de vous recevoir, les papiers publics qui s’étoient empressés de chanter vos louanges, sifflent tout-à-coup la palinodie; cela est bien dur j’en conviens, sur tout pour ces petits génies qui ne pensent qu’à eux-mêmes; mais pour les ames fortes toujours occupées des choses au-dessus du commun, ces revers ou plutôt ces petits traits de lâcheté littéraire sont des piqûres si légeres, qu’à peine ont-elles le tems de les sentir. Dites-moi, dans laquelle de ces deux classes voulez-vous que l’on vous place?

Tout ce que vous dites encore sur l’accueil que vous fit un grand Prince à Paris; sur le peu d’empressemens que l’on fit de continuer à vous fêter, après que l’on vous eût étudié à Londres; sur le manque de politesse de certains particuliers à votre égard; sur les flagorneries de M. Hume, qui plaçoit exprès votre Héloïse sur sa table; sur la visite de M. Penneck; sur votre bourse qui n’étoit pas vide, & sur la maniere de vous faire l’aumône, de maniere à vous en sauver l’embarras, ne [500] sont que des minuties auxquelles je ne veux pas dire un esprit stoïque, mais même un homme raisonnable, ne prête pas la moindre attention.

Si tous les hommes étoient obligés de compasser toute leur conduite & leurs actions d’après votre exemple, il ne s’en trouveroit pas un seul qui ne pût croire que l’autre voudroit le trahir, n’eût-il fait que d’éternuer en sa présence.

Vous savez ce que j’ai prononcé touchant la lettre que M. Walpole a publiée sous le nom du Roi de Prusse, je n’ai pas applaudi à ce procédé indigne d’un galant homme; mais vous, en vous en plaignant, êtes-vous en droit de vous servir des expressions échappées de la boue des halles?

Le terme de Jongleur soit dans la bouche ou sous la plume brillante de J. J. Rousseau, est un solécisme qui ne se pardonneroit pas à un écolier de sixieme. Le sage ne parle jamais, même de ses ennemis qu’avec décence, si ce n’est pour eux, ce doit être pour sa propre réputation.

C’est à M. le docteur Tronchin à qui s’adresse cette épithete, & celui qui la lui donne n’ignore pas que ce Médecin n’a jamais fait le métier de bateleur. Il est vrai que ses ordonnances presque toutes savonées,* [*M. le Comte de Ch***. s’étant rendu à Geneve exprès pour y consulter ce médecin si renommé, ayant produit l’ordonnance qu’il venoit de recevoir, la communiqua à plusieurs personnes qui, layant confrontée avec la leur, y trouverent tous du savon; ce qui fit dire à un plaisant que si sa blanchisseuse le savoit, elle intenteroit un procès à ce fameux Docteur.] & qu’il prodigue à toutes sortes d’infirmités quelconques, le font passer pour un charlatan, & non pas pour un jongleur qui court les places publiques pour y débiter de l’onguent & des emplâtres.

[501] Une telle calomnie n’est surement pas du style de Démosthènes, elle ne convient qu’à un Auteur bas & rampant, elle déshonore moins celui à qui elle s’adresse, que celui qui s’en est servi; mais peut-elle, avec les soupçons qui l’accompagnent, aider à fournir un indice à J. J. Rousseau contre M. Hume? non, elle ne fournit que la preuve d’un esprit ombrageux, d’un homme qui voudroit que celui qu’il croit être son ami intime, fit une guerre ouverte à tous ceux qui ne sont pas les siens, ou qui ne peuvent pas l’estimer à sa fantaisie.

La manœuvre de Lettre* [*Autre expression de Rousseau] qui suit cet article, n’est pas, plus un indice de trahison, que le seroit l’un des soupçons chimériques de l’Auteur d’Héloïse. Les regards secs, ardens & moqueurs de M. Hume, en fixant le nouveau débarqué, & qui inquiétoient tant le pauvre Rousseau, n’étoient autre chose que l’étude du caractere & de l’humeur de ce Genevois. L’historien Anglois se demandoit tout bas si cet homme n’avoit pas fait banqueroute à la raison & au bon sens, ou si le mal dont il paroissoit attaqué étoit sans remede? Je m’étonne que M. Hume ait pu demeurer si long-tems à s’appercevoir que son protégé étoit pour le moins autant infirme d’esprit que de corps, sur-tout après que Rousseau suffoqué de sanglots & inondé de larmes, se fut jetté à son cou en s’écriant, non, David Hume n’est pas un traître; s’il n’étoit pas & le meilleur des hommes, il faudroit qu’il en fût le plus noir.

Tout ceci bien interprété, après de mûres réflexions, prouve bien mieux l’aliénation de l’esprit de celui qui se livre à ses extravagantes [502] émotions, que des soupçons en l’air ne pourroient indiquer une trahison.

Je m’étonne que l’Anglois n’ait pas rompu dès le lendemain toute liaison avec le Genevois. Peut-être craignoit-il de se méprendre, peut-être n’osoit-il pas le faire, soit par ménagement pour lui à l’égard de ce que le public auroit pu penser de ce procédé peu charitable, ou soit pour ne pas s’attirer de toutes parts les reproches de ceux qui savoient qu’il avoit offert a ce Philosophe errant un asyle en Angleterre.

Quant aux petits coups flatteurs réitérés sur le dos de Rousseau, pendant que celui-ci embrassoit & arrosoit de ses larmes son bienfaiteur; de même que ces paroles: Quoi, mon cher Monsieur! eh, mon cher Monsieur! quoi donc, mon cher Monsieur! n’ajoutant rien de plus, ne sont pas des procédés qui indiquent, comme l’insinue M. Rousseau, une trahison. Ce sont les consolations ordinaires que l’on prodigue à tous ceux qui paroissent émus par de violens transports; on me les a prodigués quelquefois pour arrêter les effets d’une bile trop échauffée; les uns se servent des mots de cher ami, d’autres de dear Sir, ou de mon cher Monsieur, qui est l’équivalent, & quelquefois embrassent l’affligé, pour lui témoigner leur compassion & la part qu’ils prennent à son excès de sensibilité. Ces consolations sont de tout pays; mais il arrive ordinairement que les esprits égarés interprètent à leur guise & du mauvais côté, même ce que l’on fait pour leur propre bien.

Je comprends que dans une lettre, l’amitié peut quelquefois employer ces expressions douces & tendres dont les amans se servent pour exprimer leur ardeur; mais que J. J. Rousseau [503]compose tout un roman sur l’étroite liaison qu’il a contractée avec un confrere, je ne puis lui accorder tout le bon sens dont peut se piquer un homme raisonnable. Je lui dis tout net, plus j’apperçois d’emphase & d’affectation dans les témoignages réciproques d’amitié entre deux amis ou qui se nomment tels, moins je pense que le coeur ait part à leur correspondance, on doit toujours se défier de celui qui flatte jusqu’à l’excès. Est-il quelqu’amant, tout passionne qu’il fût, qui pourroit prodiguer à sa maîtresse des expressions plus tendres que celles dont Rousseau se sert en parlant de son ancien ami M. Hume. Quel repos, dit-il, peut-on goûter dans la vie quand le coeur est agité! troublé de la plus cruelle incertitude, & ne sachant que penser d’un homme que je devois aimer: je cherchois à me délivrer de ce doute funeste, en rendant toute ma confiance à mon bienfaiteur, & plus bas, je le prie de m’aimer à cause du bien qu’il m’avoit fait, & quelques lignes plus bas, il se plaint que cet ami en lui écrivant, ne lui dit pas un mot sur le principal sujet de sa lettre, ni sur l’état de son cœur dont il devoit si bien voir le tourment.

Je réponds sur ce dernier article, que M. Hume s’appercevoit bien par ces phrases romanesques, que l’Ecrivain cherchoit matiere à enfanter de nouveaux soupçons, & que lui parler de l’état & du tourment de son coeur; c’auroit été jetter de l’huile sur le feu plutôt que de l’éteindre; mais me voici arrivé à la trente-huitieme page de la lettre que J. J. n’étoit pas en état d’écrire, parce qu’il disoit être malade. Qu’auroit-il fait de plus se portant bien? C’est pourtant en débutant qu’il promet une explication & des indices sur la trahison dont [504] il accuse son ami. J’ai relu deux fois cette épître, & je veux être écorché vif si j’ai pu appercevoir le moindre, éclaircissement sur le fait dont il est question, je n’ai pu y découvrir que le progrès de sa maladie qui se manifeste à chaque ligne, & qui de phrases en phrases va toujours en empirant. La preuve de cette vérité, c’est qu’à mesure que la plume de l’Ecrivian coule sur le papier, il perd tellement la mémoire, qu’il ne s’apperçoit pas que lui-même se contredit dans ses propres aveux, & s’il s’y soutient, ce n’est que par la répétition des soupçons qui sont très-surement, ce n’est que par la répétition des soupçons qui sont très-surement la cause primitive de son mal.

Ce qui m’y réjouit, c’est d’y trouver un homme unique en son genre qui vouloit absolument que ses amis l’eussent tous été de M. Hume, qu’il aime comme on aimeroit une jolie femme, & que M. Hume fît la guerre à tous ceux que lui Rousseau n’aimoit pas, sans trop savoir pourquoi, ou qu’autrement cet Anglois ne seroit qu’un traître abominable.

Plus on tourne de feuillets, & plus on remarque que le malade ne dormoit pas en les remplissant, mais que ses assoupissemens lui suscitoient des rêves de longue haleine. En voici un qui l’a beaucoup effrayé, c’est encore un soupçon mais d’une espece tout-à-fait caustique; son imagination le fixe attentivement; ce n’est point une ombre qui passe, c’est un spectre hideux qui lui présente M. d’Alembert, non pas à Wootton, mais à Paris, une plume à la main, & limant avec toute l’éloquence dont ce savant est doué, la lettre publiée sous le nom du Monarque Prussien. Il proteste, & dit qu’il est convaincu que ce ne peut pas être un autre qui en soit l’Auteur; il culbute ce soupçon sur un autre, & prétend [505] que c’est à cette épître qu’il doit attribuer les froideurs qui succédent à l’accueil brillant qu’il avoit reçu dès les premiers jours de son arrivée à Londres. C’est ce qu’il appelle un indice, qui le conduit à la preuve; elle est d’une nature si singuliere & si nouvelle que je parierois bien qu’on n’en a jamais vu de semblable; la voici, à l’instant un trait de lumiere vient l’éclairer, & comme si l’action se passoit au pied du trône de la vérité, il voit clairement, à la faveur de cette vision indubitable, le foyer du complot qui se tramoit contre lui en Angleterre, pour le trahir. De quelle maniere le trahit-on, & pourquoi? il n’en sait rien, ni moi non plus.

Un autre rêve encore agité par de nouveaux soupçons, lui fait voir qu’il n’avoit été attiré en Angleterre qu’en vertu d’un projet qui commençoit à s’exécuter, mais dont il ignoroit le but; il sentoit le péril sans savoir où il pouvoit être ni de quoi il avoit à se garantir.

Je demande à tout Lecteur sensé ce qu’il est possible de comprendre par cette triple énigme? Cruel effet d’une maladie incurable, & dont on peur aisément deviner les suites & les progrès! Que doivent penser des personnes raisonnables en lisant toutes les absurdités qui se suivent en foule dans le reste de cette lettre! On y retrouve à chaque page les mêmes griefs: les mêmes soupçons y reviennent si souvent à la charge, qu’en dépit d’une lueur de beau style, on ne peut s’empêcher de s’écrier: l’Auteur est fou & ne le sait pas, le public s’en doute & ne s’en apperçoit pas, & ses partisans ne le croiront pas qu’ils ne le voyent aux petites maisons.

Cent indices de cette vérité pourroient se tirer de quelques [506]autres articles que je supprime dans la crainte de tomber dans des répétitions toujours ennuyeuses. L’excès de l’affliction dont le malade se tourmente lui-même de gaîté de coeur, & qui ne roule le plus souvent que sur des bagatelles, annonce en effet une ame agitée par tant de passions différentes, qu’il n’est pas possible que l’esprit de cet homme là puisse jamais reprendre les fonctions attachées à des procédés raisonnables. Orgueil apparent, amour-propre invincible, vaine gloire, crainte, frayeur, amitié déréglée & seulement à moitié étouffée par le desir d’une vengeance autant injuste qu’impuissante, s’entre-choquent & se battent perpétuellement dans le cerveau timbré de ce pauvre Genevois.

Autre preuve de folie tirée de la même lettre, & qui dénote les desirs de vengeance dont je viens de parler.

M. Hume avoit écrit comme on l’a dit ci-dessus, à J. J. Rousseau sur un objet essentiel & d’où son bien-être dépendoit; il lui avoir mandé que l’affaire concernant la pension qu’on vouloir lui faire étoit enfin terminée. Non-seulement le Genevois le fait gloire de n’avoir pas daigné répondre à ce zélé & généreux solliciteur, mais il se vante orgueilleusement d’avoir envoyé sa réponse au général Conway. Il trouve ce procédé si charmant qu’il s’écrie, faisant allusion à M. Hume: premier soufflet sur la joue de mon patron; il n’en sent rien. Lorsqu’il dit que l’imposteur a des complices en Angleterre, c’est-à-dire, que l’Auteur du libelle étoit en liaison avec M. Hume, il répété, second soufflet sur la joue de mon patron; il n’en sent rien. Il continue en faisant remarquer que dans sa lettre au Général il avoir affecté de ne point parler de celui [507]qui lui avoit servi de Mécene, & répète encore, troisieme soufflet sur la joue de mon patron; & termine sa phrase en s’écriant, pour celui-là, s’il ne le sent pas, c’est assurément sa faute: ensuite il ajoute, il n’en sent rien. Est-il rien de plus insensé & de plus extravagant que ces sortes de jeux de mots indignes de la plume d’un homme qui veut trancher du philosophe?

Autre preuve de folie; M. Hume, prétend J. J. Rousseau, n’a pour amis que ses ennemis; il nomme Voltaire, d’Alembert, Tronchin & Walpole; tandis que tout le mal que ces ennemis lui ont fait se réduit à n’avoir pas voulu applaudir à ses rêveries, & que l’un d’eux l’a tourné en ridicule par une mauvaise & sotte plaisanterie.

En voici une autre: Rousseau déclare lui-même qu’il ne peut écrire à M. le général Conway qu’en remplissant sa lettre de phrases obscures, sans cependant en alléguer la raison. C’est un Protée qui veut qu’on le devine.

Dans un autre endroit, il avoue que la tête lui tourne en lisant le billet par lequel M. Hume l’avertit qu’il ne sauroit rester plus long-tems à Londres pour son service, & il ne lent pas que l’Anglois lui fait cette menace pour le déterminer à accepter la pension qu’on vouloit lui faire. Je souhaiterois bien qu’on voulût essayer de me faire tourner la cervelle à ce prix-là; je croirois bien plutôt que ce seroit le moyen de la remettre dans son assiette, sur-tout si l’excès du chagrin l’avait dérangée.

Je continue de lire, & tourne cinq feuillets où je n’apperçois que continuation de soupçons, suppositions chimériques, [508] plaintes outrageantes, afflictions déplacées & injures atroces contre M. Hume, à qui il fait un crime impardonnable de s’être intéressé en sa faveur & malgré lui, auprès du Roi & de ses Ministres.

Me voici enfin arrivé à ces quatre mots fameux qui ont fait tant de frayeur à notre pauvre malade, mots prononcés par M. Hume dans l’erreur d’un rêve, ou si l’on veut, lorsqu’il ne dormoit pas: Je tiens J. J. Rousseau; voilà le dénouement qui arrive de cette piece toute singuliere; c’est dommage que M. le Vasseur n’ait pas paru sur la scene, on auroit pu en composer une comédie réjouissante, intitulée le Fou sans le savoir. Ce sont ces quatre mots qui, selon ce Philosophe ombrageux, sont une preuve plus que convaincante d’une trahison manifeste, à laquelle il peut en ajouter deux autres; la premiere, des regards longs & funestes tant de fois lancés sur lui, & la seconde, des petits coups flatteurs sur le dos accompagnés des mots de cher Monsieur. Mais voici un autre accès de la maladie de cet honnête homme. C’est dans le fort du délire qu’il s’écrie, oui, M. Hume, vous me tenez, je le sais, mais seulement par des choses qui me sont extérieures: vous me tenez par ma réputation, par ma sureté peut-être. Apparemment que le malade rêvoit & se figuroit qu’on vouloir le coffrer; & c’est en s’abandonnant à cette frayeur qu’il voit déjà l’exultation barbare de ses implacables ennemis, & que le public qui est toujours pour les services rendus ne le ménagera pas. Qu’il prévoit la suite de tout cela, & quelle est-elle? que les gens sensés, ajoure-t-il, qui sont en petit nombre qui ne sont pas ceux qui sont du [509] bruit, comprendront que loin que ce soit lui qui ait pu rechercher cette affaire, elle étoit ce qui pouvoit lui arriver de plus terrible. Moi, je dis que les gens sensés ne jugent point sur les discours de la calomnie, qu’ils ne se livrent point à bras ouverts à des soupçons chimériques, & qu’ils attendent que les athletes ayent paru sur l’arêne, avant que de juger lequel des deux a combattu avec le plus de courage & le plus de prudence, & que ce n’est pas à celui qui a crié au meurtre avant de recevoir un coup, auquel ils applaudissent. Un verbiage en entraîne un autre; le malade habile dans l’art des paradoxes tombe dans le délire, & prononce en soupirant amérement: oui, M. Hume, vous me tenu par tous les liens de cette vie, mais vous ne me tenu ni par ma vertu, ni par mon courage indépendant de vous & des hommes, & qui me restera tout entier malgré vous; je suis accoutumé à leur injustice, &j’ai appris à les peu redouter.

Pourquoi les craint-il donc tant? Si votre parti est pris, ajoute le malade, le mien ne l’est pas moins; mais s’il eût pris son parti en homme courageux, auroit-il poussé de pareils gémissemens, puisqu’il déclare que si son corps est affoibli, que jamais son ame ne fut plus ferme. Il faut convenir ici que le malade est bien à plaindre: que d’écarts! que d’égaremens! Il convient de sa maladie par l’affoiblissement de son corps, sans s’appercevoir que son esprit s’en ressent furieusement; il soutient que son ame ne fut jamais plus ferme, & par cette affirmation même il en fait voir toute la défaillance. Voyons comme il prouve cette fermeté héroïque: quelqu’opprobre, dit-il, qui m’attende & quelque malheur qui me [510] menace, je suis prêt. Quoiqu’à plaindre, je le serai moins que vous; & je vous laisse pour toute vengeance le tourment de respecter malgré vous l’infortuné que vous accablez. Un héros de coulisse n’en pourroit pas dire davantage à l’approche du glaive d’un tyran de théâtre. Est-ce-là le langage d’un homme que l’on ne persécute, si je peux me servir de cette expression, que pour le rendre plus heureux, & dont enfin on cherche à alléger les soins & les peines en lui offrant en le pressant vivement d’accepter une pension?

Combien en est-il de pauvres Auteurs infortunés qui voudroient être exposés à pareille persécution! Pour moi, je ne me serois pas tant tirer l’oreille, & ma résignation aux volontés de mes généreux protecteurs leur prouveroit bientôt que je ne suis pas J. J. Rousseau. Un éleve du Parnasse ne doit jamais rougir de recevoir des bienfaits mérités par des travaux qui coûtent des soins & des veilles, & presque toujours l’altération de la santé, excepté que la fortune d’ailleurs n’ait pourvu à ce qui convient à l’honnête homme pour être heureux, ou que des exploits lucratifs, ou des charges honorables ne leur tiennent lieu d’héritage. Ce qu’il y a de plus drôle dans ce démêlé, c’est que notre malade, en achevant une lettre de quarante pages, est surpris de la force qu’il a eu de l’écrire. Le public doit l’être bien davantage, lorsqu’il y trouve que ce pauvre incurable convient que si l’on mouroit de douleur, il en seroit mort à chaque ligne; mais que doit-on penser quand il dit, que tout est également incompréhensible dans ce qui se passe; que n’a-t-il ajouté, dans tout ce qu’il a écrit sur ce sujet! Une conduite semblable à [511] celle de M. Hume n’est pas dans la nature, elle est contradictoire, & cependant, il ajoute, qu’elle lui est clairement démontrée. Puisque cela est ainsi, pourquoi ne démontre-t-il pas lui-même cette clarté sur laquelle il répand ainsi les ténébres les plus épaisses? S’il étoit véritablement convaincu persuadé de la prétendue trahison dont il accuse M. Hume, s’écrierôit-il? abyme des deux côtés! je péris dans l’un ou dans l’autre, je suis le plus malheureux des humains si vous êtes coupable. Peut-on demander à un homme de qui l’on a dit, que l’on fait positivement qu’il nous a trahi, si c’est bien lui qui est le traître? peut-on après l’avoir convaincu de trahison, le prier d’avouer son crime? peut-on révoquer en doute son intégrité quand il nie, & qu’il exige d’être confronté avec l’imposteur pour le confondre? pourquoi ne lui accorder ni l’une ni l’autre de ses demandes? peut-on lui écrire, je suis le plus vil des hommes si vous êtes innocent; & vous me faites desirer d’être cet objet méprisable, si c’es moi qui vous ai faussement accusé de trahison. C’est clairement avouer que l’accusation que l’on a faite n’étoit fondée que sur des soupçons; que l’on s’y est livré avec chaleur, qu’au lieu de les éloigner, on les a appelles à son secours pour lâcher inconsidérément cet indigne jugement téméraire que l’on veut faire recevoir comme la preuve du crime supposé. Peut-on s’égarer avec tant d’opiniâtreté sans être soupçonné de la plus haute folie?

Je touche bientôt à la fin de cette trop longue épître qui, en débutant, promettoit des indices appuyés par des démonstrations qui devoient prouver clair comme le jour la trahison [512] de M. Hume: mais le malade a oublié sa promesse, & ne produit que des nuages plus sombres & plus épais les uns que les autres; il finit par les mêmes soupçons, & il est si peu convaincu de la vérité du fait que lui-même a mis en question, qu’il conjuré son ami soupçonné de lui avouer son crime. Si vous êtes coupable, lui dit-il, ne m’écrivez plus; si vous êtes innocent daignez vous justifier. Voilà à quoi se borne le pauvre Rousseau; sont-ce là des indices? peut-on croire que le Lecteur prendra ces doutes pour des démonstrations? M. Hume étoit fort heureux de ce que J. J. n’étoit pas en pouvoir de lui faire appliquer la question. J’aurois parié que les tourmens n’eussent pas été épargnés, & malgré toute l’innocence de l’accusé, il lui auroit surement fait avouer de force ou de gré qu’il l’avoit trahi; l’exécution n’eût pas tardé de s’ensuivre, car les sous n’ont pas beaucoup de penchant à pardonner. Si j’avois quelque chose à reprocher à M. Hume, ce seroit d’avoir si long-tems envisagé ce Genevois comme un homme qui se portoit bien.

Je me figure que M. Hume avoir charitablement attribué, comme lui-même le dit, aux prétendus malheurs de J. J. Rousseau, la cause de son accablement, & qu’enfin il n’avoit attribué les démonstrations de joie du Pélerin qu’à la perspective riante qui le conduisoit en pompe en Angleterre pour le faire arriver au comble de ses voeux. Un esprit bien sain n’est pas insensible à un changement de fortune, qui le fait passer de la douleur au plaisir; mais sa joie se modere par la force de la raison qui l’avertit de ne rien outrer. Il prévoit tout le ridicule qu’il s’attireroit par des transports extravagans; il rémoigne [513] sa reconnoissance par une conduite uniforme & par des sentimens raisonnables; il ne se laisse point effrayer par un mot inconséquent, ou par de longs regards qui ne sont que l’effet d’une distraction ou d’une profonde réflexion; enfin il se prête humainement aux foiblesses d’un ami, parce qu’il est convaincu qu’il n’eût pas sans défauts.

Si un homme prend le contre-pied de cette conduite, on peut aisément conclure & dire que la machine est détraquée, parce que les ressorts en sont usés. On a des yeux & des oreilles; on voit, on écoute, on examine, on réfléchit & l’on agit en conséquence. D’où l’on peut conclure qu’il étoit facile à M. Hume de s’appercevoir dès les premiers jours après qu’il eût connu personnellement l’Auteur d’Héloïse, que cet Ecrivain étoit fort malade; j’avoue que les intervalles de santé qu’il avoit de tems à autres, pouvoient embarrasser le docteur Anglois; mais comme ces intervalles n’étoient pas de longue durée, il ne falloit que réfléchir pour être à même de ne pas irriter le mal par des procédés qui n’en apportent pas le remede.

Les caprices & les singularités de J. J. & auxquelles on s’étoit déjà prêté charitablement à Paris, étoient surement les premiers symptômes de cette maladie, laquelle, au lieu de se guérir, n’a fait que s’accroître pendant son voyage en Angleterre. En falloit-il plus pour s’en appercevoir, que ces transports enthousiastes avec lesquels ce Genevois s’écrie, non, David Hume n’est pas un traître! Il faudroit n’avoir jamais vu d’esprits aliénés pour en juger autrement.

Convenez, bon J. J., que c’étoit une folie des plus visibles [514] que de vous imaginer que l’on ne vous conduisoit en Angle terre que pour vous y déshonorer, vous y trahir & vous y perdre. En étoit-ce une moins forte que de faire naître vos ridicules soupçons sur un mot échappé dans l’erreur d’un rêve? Non, ces paroles, je tiens J. J. Rousseau, prononcées avec transport soit en veillant ou en dormant, n’indiquent pas plus une trahison, que si M. Hume eût dit, j’aime de tout mon coeur le philosophe Genevois. N’aviez-vous jamais réfléchi sur la nature & sur l’origine des rêves? Que je vous plains & que je me plaindrois bien davantage, si j’étois assez malheureux que de vivre ou de voyager avec vos pareils!

Le plus beau rêve n’est que le plus grossier mensonge; si vous n’en convenez pas, je croirai que vous êtes du nombre de ceux qui dorment sans jamais rêver, & qui rêvent sans cesse en veillant: c’est le partage des sous, & la plus grande preuve de leur folie c’est d’ajouter foi aux rêves qu’ils sont.

Vous souvenez-vous de la réponse de Caton à celui qui vint le consulter en lui racontant qu’il appréhendoit l’événement de quelque malheur sinistre, parce qu’il avoit rêvé que les rats avoient mangé ses souliers. Tranquillisez-vous, lui répondit le philosophe Romain, rien n’est plus naturel que cela: que des rats rongent des souliers, la chose est possible; mais vous auriez tout à craindre & tout à redouter si les souliers eussent mangé les rats. Je vais, en remontant à la premiere idée que j’avois conçue du point de vue de M. Hume, développer la suite de son rêve: quand il prononça je tiens J. J. Rousseau c’est comme s’il eût dit: j’ai heureusement pu attirer au Nord [515] cet homme célebre qui a déjà fait tant de bruit vers le Sud, & qui est encore en état par la beauté de son style, la profondeur de ses réflexions, & l élévation de son génie, de composer quelque ouvrage qui sera recherché: je le traduirai, ou le serai traduire; par ce moyen, je pourrai mieux tirer parti de mes talens & des siens. Après quoi il s’éveille & pense aux moyens de réaliser un si beau songe; pour cet effet il projette de solliciter pour ce Genevois une pension, afin que n’étant pas importuné par l’indigence, il puisse limer ses productions & les rendre dignes des applaudissemens du public. Enfin nous serons consens tous les deux, nous acquerrons une nouvelle réputation, dans la république des Lettres; & je n’y perdrai rien du côté des faveurs de la fortune.

Si un pareil projet pouvoit passer pour une trahison, je serois tenté de croire que l’auteur Anglois étoit un traître; mais ne l’étant pas, J. J. Rousseau a très-mauvaise grace de faire tant de bruit pour de si bonnes intentions.

Je me perds dans mes réflexions, quand je considere que M. Hume ait pu demeurer si long-tems sans s’appercevoir du dérangement d’esprit de son compagnon de voyage, qu’il ait eu la constance d’entreprendre une justification, toujours inutile vis-à-vis d’un homme de cette trempe.

Je ne dis pas que la derniere & longue épître du malade dût demeurer sans réponse; mais pourquoi pousser la complaisance au-delà de ses bornes? L’Anglois en peu de lignes peint au parfait la maladie de sou ami. Il la connoissoit donc; pourquoi le combattre comme s’il eût eu l’esprit tout-à-fait libre. Voyons comme il le dessine d’après nature. Rousseau, [516]dit-il, reste en sa présence quelque tems assis, ayant un air sombre & gardant le silence. N’est-ce pas là un avant-coureur, du délire? Il répond aux questions qu’on lui fait avec beaucoup d’humeur; n’est-ce pas les suites ordinaires de l’accès primitif du mal? Il se lève brusquement, & après avoir fait quelques tours dans la chambre, se jette à corps perdu sur les genoux de M. Hume, l’embrasse, lui serre le cou comme pour l’étrangler, & s’écrie comme un fou qui a peur que l’on ne découvre son mal: Mon cher ami, me pardonnerez-vous jamais cette extravagance? M. Hume veut appaiser les frayeurs de Rousseau par des consolations; & il appelle cela une scene très-touchante: il a bien de la bonté, je l’appellerois moi, très-ridicule. On plaint les fous; on doit les secourir; mais il est de la prudence de s’en éloigner, & de la sagesse de ne pas faire attention aux caresses non plus qu’aux invectives dont ils nous accablent.

Dans toutes les lettres de M. Hume, il s’y trouve autant de clarté, que dans celles de son ami d’obscurité & de subterfuges. Plus J. J. Rousseau va en avant, plus il s’enfonce dans les ténebres, les petits esprits qui ne savent lire que des mots artistement rangés, ne courent qu’après l’énigmatique pour avoir le plaisir de deviner à faux; mais les gens sensés qui aiment le solide & le clair, ne le regarderont jamais que comme un homme prêt à tomber dans les accès d’une fievre chaude.

La lettre de M. Walpole à M. Hume du 26 juillet 1766, ne fait ni l’éloge de l’esprit, ni celui du caractere de cet Anglois. S’il eût eu du jugement & de la candeur, il eût dès [517] Paris même, pu reconnoître par les singularités du Genevois, que cet homme n’étoit plus à lui-même, ni aux autres. A quoi bon se cuirasser pour faire la guerre aux fous! La pauvreté seule de celui qu’il cherchoit à humilier, devoit l’empêcher de le jouer dans une lettre supposée.

Insulter aux malheureux sans en avoir un sujet légitime, c’est afficher une ame dure & incapable de compassion. Le sieur Walpole ajoute qu’il a une parfaite indifférence sur ce qu’on pensera de son procédé vis-à-vis de

Rousseau; c’est a la fois braver la voix publique & les honnêtes gens. Si cet Anglois dont les aïeux n’étoient ni sort riches ni fort illustres, eût regardé de plus près, il aurait vu que Rousseau n’étoit pas aussi méchant que lui, & qu’il n’avoir pas le coeur ingrat; mais que quand un homme a l’esprit troublé, il n’est gueres possible de le bien caractériser, parce qu’il change de propos & de conduite à chaque instant.

En suivant les réflexions de M. Hume, qui succedent à l’épître de M. Walpole, je remarque que celui-ci suppose toujours le Genevois expatrié, doué de toute la présence d’esprit d’un homme sensé. Dans cette supposition il a raison de le peindre avec les traits qu’il emploie pour le rendre méprisable aux yeux du public; mais en se rappellant lui-même les larmes & les transports de son ancien compagnon de voyage, & ses singularités, il devoit plus que personne s’être apperçu de ses égaremens, & le traiter en conséquence. Comme il ne pouvoit que le consoler ou le plaindre, l’animosité & le mépris ne devoient pas paroître ni dans l’une ni dans l’autre de ses lettres, & cependant voici le portrait qu’il en fait.

[518] Quoique M. Rousseau paroisse ici faire le sacrifice d’un intérêt considérable. Il veut dire de la pension dont il a été parlé: il faut observer cependant que l’argent n’est pas toujours le mobile des actions des hommes, sur qui la vanité a un empire bien plus puissant, & c’est le cas de ce prétendu Philosophe.

C’est par ce même trait de haine & de vengeance, que l’on s’apperçoit que M. Hume n’avoit pas été assez pénétrant pour découvrir la maladie de J. J. Rousseau; mais est-il de la grandeur d’ame d’un coeur humain, de se servir de fleches empoisonnées? En voici une décochée par le philosophe Anglois: un refus fait avec ostentation de la pension du Roi d’Angleterre, ostentation qu’il a souvent recherchée à l’égard des autres Princes, auroit pu être seule un motif suffisant pour déterminer sa conduite. Ah! de grace, M. Hume, que pensera-t-on de la vôtre, en versant par torrens le fiel & le bitume sur celle de l’un de vos confreres en Littérature? Qui, cette impérieuse ostentation seroit condamnable dans un homme de bon sens; mais une ostentation de cette espece, accompagnée de toutes les circonstances qui l’ont précédée & suivie suffisoit pour faire connoître l’aliénation d’esprit de cet objet de la plus charitable compassion.

Que diriez-vous de celui qui vous reprocheroit de n’avoir pas la bouche au milieu du front? Que diriez-vous, si vous entendiez un homme reprocher à l’un de ses anciens amis, dans le sort de l’accès d’une fievre chaude, qu’il a tort de s’abandonner aux transports qui l’agitent, & qui lui seroit un crime d’avoir voulu se jetter par la fenêtre & qui ensuite se [519] tourneroit de votre côté, en disant que cette fievre seroit un motif suffisant pour déterminer sa conduite? Sachez que vous & moi connoissons moins ce qui roule sur nos têtes que ce qui se trouve sous nos pieds. Des revers inopinés; des renversemens de fortune; des injustices atroces; des frayeurs émanées d’un tremblement de terre; les flammes d’un incendie; des conspirations contre nos jours ou notre bonheur, & mille autres accidens auxquels nous sommes tous exposés, ont troublé quantité d’hommes doués des plus grands talens. Ayons donc pour les malades de cette espece, la même indulgence que nous souhaiterions que l’on eût pour nous si nous étions de ce nombre.

N’avez-vous jamais ouï raconter des propos de ce fou qui se disoit le Pere éternel? Si quelqu’un se fût avisé de l’accuser sérieusement devant le juge d’être le plus impie des blasphémateurs, je suis très-persuadé que l’accusateur eût été condamné d’aller loger sous le même toît. Peut-on supposer de l’orgueil & de l’ingratitude à quelqu’un qui seroit à l’agonie? est-on dans cet état capable de sentir l’influence que les passions peuvent avoir sur notre ame? or, peut-on douter que la folie ne soit l’agonie de l’esprit humain?

Les amis de M. Hume qui ont caractérisé le pauvre Rousseau, veulent que l’absurdité de ce qu’il avance dans ses lettres à M. Hume, n’est pas une preuve de mauvaise foi. Ils ont raison; mais ils l’eussent mieux défini en disant que c’en étoit une très-visible de l’affoiblissement de son esprit. Fixons le tableau qu’ils sont de cet homme-là. Le voici: il se regarde, disent-ils, comme le seul être important de l’univers, & croit [520] bonnement que tout le genre-humain conspire contre lui. Son plus grand bienfaiteur étant celui qui incommode le plus son orgueil, devient le principal objet de son animosité. Il est vrai que pour soutenir ses bizarreries, il emploie des fictions & des mensonges; mais c’est une ressource dans ces têtes foibles, qui flottent continuellement entre la raison & la folie, que personne ne doit s’en étonner.

Que l’on oppose mon opinion, ou ce que j’ai déjà dit ci-devant avec ce qu’on vient de lire, & l’on verra si M. Hume avoir lui-même beaucoup de raison, de vouloir lutter avec un malade de cette espece; mais voyons ce qu’il dit lui-même. J’avoue que je penche beaucoup vers l’opinion de mes amis: quoiqu’en même-tems je doute fort qu’en aucune circonstance de sa vie, il ait joui plus entiéremeut qu’aujourd’hui de toute sa raison.

J’en appelle au jugement des lecteurs sensés: & je me persuade que ce paradoxe leur sera remarquer que celui qui l’avance s’aveugle de propos délibéré pour n’examiner en lui-même que les progrès du ressentiment le plus insensé. D’où je conjecture que M. Hume n’est pas encore aussi malade que J. J., mais qu’il montre déjà quelque disposition à le devenir. C’est encore l’auteur Anglois qui veut que même dans les étranges lettres que Rousseau lui a écrites, on retrouve des traces bien marquées de son éloquence & de son génie. J’en conviens, la toile en étoit bien lustrée & brillante, mais le fil en étoit pourri. Jamais homme de bon sens, quelque éclairé qu’il puisse être, ne pourra reconnoître dans ces Lettres étranges que le tissu embrouillé d’un sublime galimathias. Les sous [521] causent & écrivent quelquefois avec beaucoup de feu & d’enthousiasme, mais leur éloquence est toujours entrecoupée par des fictions si ridicules, & des propositions si absurdes, que l’on ne peut s’empêcher de reconnoître leur égarement. La plus grande faute de M. Hume, c’est de n’avoir pas voulu reconnoître celui d’un homme qui en faisoit voir tous les jours de sa vie, & d’une nouvelle espece. Peut-on dire que Rousseau jouissoit de toute sa raison en promettant des indices & des démonstrations qui, au bout de trente-huit pages, n’arrivent pas. Il paroît bien plutôt par cette même épître, & les visions qu’elle contient que la République des Lettres va prendre le deuil, & se lamenter de la perte d’un héros qui surement auroit illustré ses fastes, si la raison ne l’avoir pas abandonné pour toujours.

Un anonyme qui s’est donné le titre de Rapporteur de bonne foi, a déjà prononcé ses arrêts sur le différend ou plutôt la querelle pitoyable entre M. Hume & Rousseau. Il fait pencher la balance du côté du second; en cela il sera toujours sort louable de s’être déclaré pour celui qui gémit, ou qui, par un excès de sensibilité, paroît le plus affligé. Je n’ai jamais connu que de réputation ces deux Auteurs célebres, j’ai quelquefois ouï faire l’éloge de leurs productions par gens du premier mérite, & qui je crois, étoient plus capables que moi d’apprécier les talens. J’avoue à ma honte que j’ai trop peu recherché les productions de l’auteur Anglois, sur-tout depuis le reproche que lui fit le général Barrington, de n’avoir pas été fidele dans sa relation de la conquête de la Guadaloupe. D’ailleurs tout ce que je puis en dire, est que je pense que [522] ses talens & son mérite personnel lui ont mérité en Angleterre, en France & même ailleurs, des applaudissemens & l’estime des honnêtes gens. C’est un homme du monde qui aime la bonne société, qui la recherche, qui en est recherché; & qui, ne voulant pas se singulariser, se prête aux moeurs & aux usages du siecle, peut-être, avec trop de complaisance. Je connois mieux les ouvrages du misanthrope Genevois qui m’ont-quelquefois émerveillé, & quelquefois fait penser qu’il se trompoit dans ses spéculations. Peut-être avois-je tort; mais, dit Boileau, un Clerc pour quinze sols peut siffler Attila; je m’attends bien de l’être, peut-être à meilleur marché. Si M. Hume a un peu dérogé au titre d’homme de Lettres dans la conduite qu’il a tenue dans cette affaire, J. J. Rousseau n’y a surement pas recueilli des lauriers bien flatteurs; mais pour ce qui concerne la probité, l’on peut, sans outrer son éloge, avouer qu’il ne s’en est jamais écarté. Pour bien juger ou définir le fond de son caractere, & remonter à la source d’où sont partis ses égaremens, il faudroit commencer à le considérer dans son premier état, le voir dans sa plus tendre jeunesse une lime à la main, & revêtu du tablier de garçon horloger; ne quitter cette profession que pour être exposé à beaucoup de revers & d’infortunes, sur-tout après son changement de religion. Le suivre dans ses voyages en Italie & ailleurs, faufilé parmi gens de tous états & de toutes conditions, depuis le bonnet ducal jusqu’à la houlette; c’est pourquoi je me persuade que les replis du coeur humain peuvent lui être mieux connus que s’il eût toujours vécu dans le sein de l’opulence. Les talens & les connoissances qu’il a acquis [523] sont une preuve bien certaine qu’il étoit né avec un goût naturel pour l’étude des Belles-Lettres; mais que n’ayant eu que lui seul pour guide dans cette carriere épineuse, il n’a pas toujours suivi le chemin qui conduit au temple de la modération; ce qui est sans doute la cause qu’il a outré bien des systêmes, plus admirables en spéculation qu’ils ne pourroient l’être en pratique. J’aurois aussi quelque penchant à croire que la lecture des Auteurs tragiques, comiques & romanesques avoit fixé ses amuseme: ce qui auroit beaucoup contribué à lui donner du goût pour ces grands sentimens, cet excès de sensibilité & cette fierté déplacée qu’il ne met que trop souvent en oeuvre, & qui, dans le fond, ne conviennent qu’à de grands personnages, & sur-tout à des Héros de théâtres.

Je m’imagine encore que les Poetes anciens & modernes, les Orateurs de l’ancienne Rome & de l’antique Grece, & les Philosophes de tous les âges, ont tour-à-tour déraciné de son ame la tige des faux préjugés qui, de nos jours, sont la honte du genre-humain, ou qui, tout au moins, révoltent les esprits éclairés.

On remarque que la nature l’avoit fait naître avec ce germe spirituel qui, bien cultivé, forme les grands génies; mais que faute de bons principes, & voulant trop embrasser à la fois, l’occasion de devenir un véritablement grand homme lui est échappée.

Destiné par sa naissance à s’attacher à des travaux mécaniques, il les abandonne pour ne plus s’appliquer qu’aux talens agréables; il débute par remporter des prix académiques; ses productions, dans un genre tout-à-fait nouveau, le sont [524] remarquer: la nouveauté plaît, on y applaudit, & J. J. en ne s’éloignant plus de ce genre, étoit heureux; mais il prend les ailes d’Icare, il veut s’élever au-dessus de sa sphere, il veut, sans appui & sans vocation, devenir législateur; il échoue dans son projet; cela seul capable d’ébranler même l’esprit le plus stoïque, pouvoir détraquer les ressorts de son imagination il ne s’en apperçoit pas; il veut, malgré vent & marée, entrer au port, il y échoue en voulant s’y ancrer; prêt à périr, il brave le destin; & le destin qui se joue des mortels, ne lui sauve la vie que pour la lui rendre plus amere & plus douloureuse.

Malgré ses infortunes, ses productions l’introduisent pendant quelque tems parmi le beau monde; & s’il apprend à le connoître, ce n’est que pour s’en séparer. Plus il fait des efforts pour s’en éloigner, plus le beau monde s’excite à le fêter, il est insensible à ses caresses. Il suit; on court après; on l’arrête, il s’échappe encore: on veut le voir, il se cache. Dès-lors sa misanthropie commence à se manifester; mais comme tous les excès sont dangereux, elle dégénere en singularités, qui auroient dû, depuis long-tems le faire regarder comme un homme qui, de propos délibéré & de gaîté de coeur, s’éloigne du bon sens & de la raison, uniquement pour ne s’attacher qu’à des visions & à des chimeres. Cet homme ne veut plus être fait pour les hommes; on diroit à le voir agir, que ce sont eux qui doivent être faits pour être en bute à ses boutades & à ses caprices. Ne veut-on pas se prêter à ses sentimens romanesques & à ses frayeurs ridicules, on devient tout-à-coup son plus grand ennemi? Il crie à la trahison, à la perfidie; il pleure, gémit, [525] enfin il tombe dans l’enfance; c’est ce que l’on peut dire sans l’outrager.

D’ailleurs sa probité, sa simplicité, sa pitié envers les affligés & sa sobriété ont toujours fait la base de son caractere; je ne dis rien de trop en affirmant que tous ceux qui l’ont accusé de noirceur d’ame ou de méchanceté étoient les plus méchans des hommes. Personne n’a lieu de se plaindre de ses frauduleux ressorts, il n’en connut jamais. La soif de l’or ne l’altere pas, il semble ne respirer que pour jouir d’une parfaite indépendance: toute son ambition se borne à vouloir être lui seul son roi, son maître & son législateur. Si c’en est une, voilà sa folie; on ne s’en apperçoit que parce que la fortune l’a privé des moyens de la cacher. Au tableau que je viens de faire, reconnoissez J. J. Rousseau; je crois même qu’il auroit pu disposer à son gré de tous les objets qui fixoient son premier point de vue, s’il eût voulu tant-soit-peu se prêter aux généreux penchans de ceux qui se faisoient un mérite de l’accueillir & de le protéger. Combien de fois lui en ont-ils offert les moyens? y avoir-il de la sagesse à les refuser? C’est son orgueil s’écrient ses ennemis; c’est sa folie leur répondent ceux qui s’y connoissent mieux. Rousseau n’en convient pas, parce que de toutes les maladies, celle-ci est la seule que les malades ne veulent pas avouer; pourquoi? parce qu’ils n’en ressentent pas les douleurs.

Demandez-le à M. Hume en colère contre le Genevois expatrié; demandez-le à tel homme que ce puisse être dans l’accès d’un transport frénétique: il ne vous récitera que des rêves, des mots entrecoupés par des gémissemens, des sanglots & quelquefois des larmes.

[526] Que J. J. Rousseau, de sens rassis, vous fasse le tableau de la conduite d’un esprit égaré, & qui seroit positivement la peinture de la sienne dans le fort de ses égaremens, il vous dira avec tout le sublime de la rhétorique, que cet homme a perdu la tête, qu’il faut le saigner, le baigner & lui faire prendre une porion d’ellébore; mais suites ce compliment à ce Philosophe, il vous donnera bientôt des preuves qu’il ne sent ni ne connaît son mal. Ses transports & ses emportemens colériques en seront sur le champ la preuve. Pour se venger il demandera du papier; & armé de plume & d’encre, Dieu sait comme il vous habillera: ne l’a-t-il pas lui-même avoué, quand il écrit à M. Hume que celui-ci n’ignoroit pas, que l’on sait fort bien qu’il ne faut que le mettre en colere pour lui faire faire bien des sottises. Qu’est-ce que des sottises qui proviennent des accès d’une violente colere? ne sont-ce pas les preuves d’une conduite extravagante, ou de la plus haute folie? Il y a quelqu’apparence que deux sortes de folies agissent alternativement sur l’ame & l’esprit de ce Genevois. Folie paisible & supportable, & folie frénétique. Je ne m’attacherai qu’à démontrer que la première domine sur l’autre, & que ce qu’on appelle orgueil, ingratitude & méchanceté, ne sont autres choses que les effets de la maladie dont il est visiblement attaqué.

La preuve que Rousseau n’est point orgueilleux, c’est qu’il ne se fait aucun scrupule de fréquenter indifféremment toutes sortes de personnes de quelques conditions qu’elles soient, pourvu qu’il les croye d’honnêtes-gens.

Si ce sont des esprits unis quoique bornés, il ne leur fait pas ressentir cette lotte supériorité que veulent avoir, en dépit de l’égalité humaine, quantité [527] d’Ecrivains de nos jours, qui s’imaginent être d’une nature plus excellente que ceux qui ne barbouillent point de papier. Notre Philosophe malade n’affecte pas de mettre les poings sur les côtés en parlant à des hommes confondus parmi le vulgaire; cependant son antagoniste veut faire entendre que l’orgueil est son vice dominant. Est-il quelqu’un qui paroisse plus humble dans sa parure & dans ses discours familiers? M. Hume lui prête une soif ardente pour les richesses, en disant que pour s’en désaltérer il affecte aux yeux du public une extrême pauvreté: cette médisance est démentie par le désintéressement avec lequel cet homme a abandonné la plupart de ses productions aux Libraires.

On m’opposera peut-être l’orgueil & le mépris des richesses que Diogène fit paroître vis-à-vis d’Alexandre; mais n’a-t-on pas fait de ce cynique le portrait comme d’un sou de la premiere classe?

Rousseau n’est point ingrat; il pousse même la sensibilité & la reconnoissance à l’excès lorsqu’on l’a obligé, témoins ses transports & les larmes dont il arrosa le visage de M. Hume lors de leur arrivée en Angleterre; au reste, je suis assez de son sentiment lorsqu’il dit qu’on ne peut pas marchander sur la reconnoissance comme sur une piece de drap. Il n’est point méchant, & tous les traits de méchanceté que l’on décoche sur son caractere, ne sont que les suites de la prétendue ingratitude dont on l’accuse. Si quelqu’un s’avisoit de faire la question, en demandant d’où peut provenir l’égarement de l’esprit de cet Auteur si estimable par quantité de beaux traits répandus dans ses Ouvrages? Je répondrois qu’il faudroit remonter [528] jusques aux tems de sa premiere condition, & le voir passer de la boutique d’un horloger dans le temple des Muses. Le voir voyager tantôt bien & le plus souvent mal à son aise, exposé à des chagrins & à des revers qui n’affermissent pas l’esprit humain. Ne voit-on pas tous les jours que de grandes tribulations, de même que les excès de joie & de tristesse, ou quelquefois une frayeur excessive peuvent selon la foiblesse du tempérament de ceux qui y sont exposés, opérer le bouleversement des sens, & frapper les fibres du cerveau jusqu’au point que l’ame & le coeur peuvent en être troublés, qu’ils peuvent, attaquer les nerfs, ralentir ou précipiter la circulation du sang, & enfin priver du plus au moins la réflexion & le discernement de leurs fonctions ordinaires. On remarque qu’autant d’hommes affligés de cette maladie, autant de maladies différentes dont la plupart sont incurables.

N’est-il pas des fous que l’on est obligé d’enchaîner & de garotter; d’autres plus dociles, mais sujets de tems à autres à des transports frénétiques qui exigent les mêmes précautions d’autres qui, à la vue du public, pensent, parlent & agissent comme le reste du gros des hommes, & dont les égaremens d’esprit ne paroissent qu’aux yeux de ceux avec lesquels ils vivent; d’autres dont la folie semble être attachée aux phases de la lune, & dont la maladie est couverte par les différentes interprétations que l’on fait de leurs passions & de leur conduite.

Combien de fois ne prend on pas pour un défaut du coeur ou du sentiment ce qui, dans le fond, n’est qu’une altération pu foiblesse de l’esprit humain?

[529] Je crois que c’est dans ces dernieres classes que l’on peut placer J. J. Rousseau, sans qu’il puisse s’en offenser, puisque ce genre de maladie le purge entiérement des vices du coeur & de l’ame dont ses ennemis l’accusent injustement.

Ouvrez l’histoire de France, n’y trouverez-vous pas un grand Roi qui, par trois accidens différens, eut le malheur d’être troublé. Le premier fut un coup de soleil, qui lui ayant causé des transports au cerveau, commença cette fâcheuse opération; la seconde fut l’apparition subite d’un homme noir qui, à son passage dans une forêt, se présenta subitement à ce Prince en lui criant qu’on le trahissoit, & que l’on conspiroit contre lui; & le troisieme fut la chûte d’une lance sur un casque, & dont le bruit sonore effraya tellement ce bon Prince, qu’il se troubla, au point qu’il s’imagina être livré à ses ennemis; alors il entre en fureur, tire son épée, prend tous ceux qui se trouvoient devant lui pour des conspirateurs, fonce sur eux, court, crie, frappe & tue à tort & à travers jusqu’à ce qu’il tombe en pamoison ou en délire: on est obligé de le lier sur un chariot, on le ramené en son palais. Il reprend ses esprits, rentre dans toute l’étendue de son bon sens, continue de gouverner des cinq, six & sept années de suite avec autant de sagesse que de prudence. Croiroit-on qu’il laissoit voir pendant les intervalles lucides que lui laissoit son mal, toute la force d’esprit & la sagacité dont se pourroit glorifier le prince le plus accompli?

Que l’on réfléchisse sur ce passage, & sur la maladie de J. J. Rousseau, on y trouvera tout au moins, quant aux intervalles lucides, beaucoup de rapport; ces intervalles ne sont pas de [530] si longue durée chez le philosophe Genevois, mais elles sont d’une nature capable de faire connoître que malgré qu’il n’y a point d’espece de frénésie qui se ressemble, & qu’elles différent toutes, que cependant il en est qui se rapprochent. On en pourroit dire de même des passions violentes, comme de l’amour du jeu, de l’ivrognerie, de l’ambition, de la haine & de la vengeance, qui tiennent beaucoup de la force ou de la foiblesse du tempérament de ceux qui ont le malheur de s’y laisser emporter.

Il en est peu qui se corrigent par les exhortations ou les menaces qu’on leur fait en leur opposant les loix divines & humaines. Les plus entêtés prennent même pour des outrages les bons conseils que leurs amis ou leurs proches s’empressent à leur donner, & les autres ne se laissent persuader que par l’impossibilité, où les mettent les causes secondes, d’atteindre à leur but un amant, parce que l’objet qui ne peut le souffrir a des yeux pour un autre; un joueur, parce que ses finances sont taries; un vindicatif, parce que son adversaire est plus puissant que lui; enfin, parce que l’homme, étant subordonné, est contraint de fléchir à l’approche des circonstances.

Il n’y a point de milieu, il faut que Rousseau convienne que sa maladie n’est autre chose que le déréglement de son esprit & non pas l’effet de la perversité de son coeur. Je suis persuadé qu’un homme qui a tant soit peu si réputation à cour, préférera toujours de passer plutôt pour un esprit aliéné ou dérangé, que pour méchant, insolent, orgueilleux & ingrat. C’est cependant avec ces dernieres couleurs que M. Hume fait le tableau du caractere de son ancien ami. Il a tort, c’est pourquoi je [531] conclus à ce que le public équitable, oblige M. le philosophe Anglois à faire au philosophe Genevois, une réparation complete en y joignant tous les frais, dommages & intérêts. J’ai dit plus haut qu’une violente frayeur peut considérablement contribuer à l’altération de l’esprit. Qu’on se rappelle ce terrible décret de prise de corps, qui, comme un coup de foudre, vint frapper l’esprit du Genevois, lorsque son Emile fut lacéré: frayeur, saisissement, consternation, amour-propre blessé à mort vinrent tour-à-tour jetter le trouble dans son ame; son coeur agité par différentes passions, palpite, s’évanouit & se resserre. Le public en avoit ouï le coup, mais pouvoit-il en ressentir les effets? J. J. Rousseau seul les sentoit bien mieux que les soufflets en l’air qu’il envoyoit à son patron par la poste: cette époque seule suffiroit pour ébranler le plus ferme Stoïcien. A peine cet orage a cessé, que J. J. Rousseau en essuie encore un plus funeste à Geneve: les journaux & les papiers publics l’annoncent, mais les Lecteurs n’en éprouvoient pas les suites douloureuses. Le bon J. J. Rousseau étoit le seul que les carreaux de Jupiter avoient frappé. Le saint homme Job ne se trouva jamais dans une situation aussi accablante, & l’on sait que dans l’excès de ses plaintes & de ses transports, sa colere le plongeoit en quelque sorte jusques dans les bras du délire.

Tous ces revers inopinés & les plus affligeantes tribulations, disent certains raisonneurs opulens & heureux, ne sauroient ébranler le grand homme. Le Philosophe doit y être préparé quand elles arrivent, il fait ceci, ou il doit faire cela; ah! que j’en ai connus de ces brillans moralistes qui ne parloient ainsi que parce qu’eux-mêmes n’avoient jamais eu que de très-foibles [532] déplaisirs; mais combien en pourrois-je nommer, non seulement en Angleterre, mais par-tout ailleurs, qui, pour un intérêt de peu de chose, la perte d’un petit procès, la mort d’un parent, celle d’une maîtresse & souvent moins encore, se sont abandonnés à des excès plus funestes, jusques enfin à s’arracher la vie par l’eau, le feu, le fer ou le poison. Que ne profitoient-ils de leur stoïcisme? pourquoi la plupart des hommes ne s’attachent-ils pas à mieux connoître les facultés de l’ame & de l’esprit? parce qu’ils s’appliquent trop à raisonner sur les événemens, & ne réfléchissent que très-rarement sur leur cause premiere.

Le Rapporteur de bonne soi, qui eut occasion de voir M. Rousseau à Montmorency, lui fait un compliment, par lequel on ne remarque pas qu’il se soit apperçu de la maladie qui affligeoit plus son esprit que le corps de ce Philosophe; il se charge de si justification, elle lui fait honneur: il défend l’innocence outragée, & son plaidoyer lui attireroit encore plus d’éloges, si celui pour lequel il plaide se portoit bien.

Une premiere lecture de l’Exposé lui montre M. Rousseau singulier. On peut dire que la politesse ne perfectionne de nos jours comme les modes; pourquoi ne pas dire malade? La seconde le lui fait voir plein de candeur & de sensibilité; pourquoi n’a-t-il pas ajouté le mot de trop, qui auroit mieux fait comprendre au Lecteur que l’excès des passions de l’ame les fait dégénerer en foiblesses; mais la troisieme lecture de l’Exposé, en confirmant le jugement qu’il a porté sur cette affaire, c’est-à-dire, de trouver l’illustre Genevois innocent, innocence qui lui fait ressentir un tressaillement de joie en appercevant à la fois sa pleine justification, & l’évidence des torts de son [533] adversaire. C’est beaucoup dire, sa pleine justification, en supposant qu’il se portoit bien, & ce n’étoit rien dire de trop en convenant que sa maladie étoit manifeste. Dans le premier cas, il y a apparence que jamais Rousseau ne se fût brouillé avec M. Hume, pour des procédés indifférens, de nul intérêt, & qui n’attaquoient point l’honneur. Comme aliéné d’esprit, de quoi accuse-t-il M. Hume? d’être un traître: comment le sait-il? qui est-ce qui le lui a rapporté? qu’il nomme l’accusateur, ou les témoins: il n’en fait rien, il ne produit que des soupçons il promet cependant des indices & des démonstrations, il ne tient pas parole: pour toute conviction, il fait parler un homme enséveli dans les bras du sommeil, à qui il fait dire je tiens J. J. Rousseau; & après avoir tiré mille fausses conséquences de ces paroles, il termine trente-huit pages d’écriture par demander à l’accusé s’il est vrai qu’il l’a trahi? & preuve qu’il n’en savoit rien, c’est qu’il confesse lui-même que, si cela n’est pas, il es le plus malheureux & le plus vil des hommes; qu’il desire d’être cet objet méprisable, c’est-à-dire, de trouver M. Hume innocent, pour avoir le plaisir d’être prosterné devant lui, foulé à ses pieds, criant miséricorde, faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix son indignité, & conclut par un paradoxe énigmatique, en disant, il n y a point d’objection dont un cour qui n’est pas né pour elle, ne puisse revenir. Je crois bien qu’un homme agité par les transports d’une maladie incurable peut s’égarer à ce point-là; mais qu’un homme bien sain comme vous, mon cher confrere en belle prose, puisse en lisant tant ce folies ne pas s’appercevoir de l’aliénation de l’esprit de celui qui les a faites, c’est une de mes plus grandes surprises. Quoi! [534] M. le Rapporteur, vous condamnez M. Hume d’avoir fait publier une brochure pour se plaindre, tandis, ajoutez-vous, que M. Rousseau n’a répandu les siennes que dans le secret de l’amitié! Vous aviez sans doute oublié l’article du St. James Chronicle, ou l’illustre Genevois apprend au public que son ennemi déclaré, l’Auteur de la lettre attribuée au Roi de Prusse, a des complices en Angleterre. M. Hume, diriez-vous, n’y est pas nommé; non, mais le public le soupçonne & le montre au doigt: ainsi en fait d’imprimé, c’est J. J. Rousseau qui est le premier agresseur. Ne défie-t-il pas ensuite M. Hume de faire imprimer tout ce qu’il a en main! Est-ce que de pareils défis ne sont pas des preuves d’un égarement marqué au coin de la plus haute folie? n’est-ce pas vouloir appeller un homme en duel, sans pouvoir l’accuser de nous avoir déshonorés? J. J. Rousseau a tort, M. Hume n’a pas raison: vous défendez mal le premier, &vous condamnez trop légérement le second. Peut-être aurai-je moins de raison encore vis-à-vis de certains esprits, qui diront en lisant ceci, & moi, je vous siffle tous les quatre.

N’outrez pas la politesse, & ne dites pas qu’au jugement de plus d’une personne sensée, M. Hume n’a pas moins de vanité que de bienfaisance: vous auriez du dire avec toute la franchise dont je vous crois capable, que l’ostentation & la vanité l’emportoient sur la bienfaisance; parce que, lorsque celle-ci émane d’un principe généreux, telle que puisse être la conduite active & passive de l’obligé, le bienfaiteur observe un éternel silence sur ses bienfaits. Il peut, avec toutes les voies permises, repousser la méchanceté & les indignités de [535] l’ingrat qu’il a obligé, mais loin d’en faire parade ou de les lui reprocher, il doit observer un éternel silence à cet égard. J’ai déjà mis au jour les motifs qui pouvoient avoir engagé M. Hume à protéger l’illustre Genevois, & vous n’avez pas tout-à-fait bien rencontré en insinuant que cet Anglois avoit pris de l’ombrage en fixant avec trop de jalousie la réputation & les talens de Rousseau; s’ils n’eussent pas été attaqués avec quelque différence de la même maladie, c’étoient deux astres qui, par les rayons éloignés de leur globe, auroient pu s’éclairer réciproquement, pour ensuite communiquer au genre humain les lumieres les plus intéressantes. C’est à quoi tout Ecrivain doit aspirer: c’est même dans cette idée que je vais encore donner un coup de pinceau aux devoirs de la bienfaisance.

Offrir des secours à un illustre malheureux sans le connoître autrement que par son mérite, lui procurer un asyle plein d’agrément, voilà qui est digne d’une belle ame, & qui honore infiniment celui qui se plaît à couronner ce chef-d’oeuvre du sentiment, par un oubli volontaire de ses services généreux; mais si, non content de reprocher en public à l’obligé les dons qu’il lui a faits, il étale encore par ostentation ceux auxquels il n’a eu qu’une part indirecte, je soutiens qu’il s’est payé par lui-même d’une reconnoissance qu’il ne méritoit pas; mais que d’un autre côté l’obligé se cabre, s’irrite, se désole & crie à la trahison, à cause que son nouveau bienfaiteur veut avoir son portrait en grand, à cause qu’il sollicite sans un plein pouvoir une pension pour lui, à cause que le hasard introduit dans la maison qu’ils habitent, des gens que Rousseau [536] n’aime pas, à cause qu’il le soupçonne d’être en correspondance avec celui qui l’a plaisanté; en vérité on ne peut s’empêcher de crier à la folie. En peut-on faire moins, lorsqu’il fait un crime à son ami de ses longs regards, de son ton de voix, de ses gestes, de son flegme & de sons silence? Etoit-ce dans l’ordre des bienséances de montrer de l’humeur & des caprices outrés vis-à-vis de celui qui témoignoit tant de bonne volonté pour lui? Y avoit-il rien de plus choquant que de le bouder, de se lever brusquement en sa présence, de se promener en affectant les bras croisés, & tout à coup de se jetter à son cou, de l’embrasser, de pleurer, de lui demander pardon, & de s’écrier: non, D. Hume n’est pas un traître, &c. Combien d’autres traits semblables ne pourrois-je pas répéter pour prouver que ce-n’est pas ainsi qu’on doit agir à l’égard de ceux qui s’emploient à nous rendre heureux, & qu’une telle conduite, en remontant jusqu’à la maladie d’où elle dérive, est bien plus digne de pitié que de ressentiment?

Malgré toute la conduite réservée de M. Hume & toute la sagesse qui brille dans ses oeuvres, qu’il me permette de lui demander où étoient ses yeux & ses oreilles quand son nouvel ami s’abandonnoit en sa présence à tant d’excès déraisonnables. N’étoit-il pas lui-même un peu affecté de la même maladie? Est-ce que celle que Rousseau apportoit en Angleterre seroit devenue épidémique au-delà de la mer? Je serois tenté à le croire; il falloit être bien préoccupé ou bien aveuglé pour ne pas se persuader que tant d’extravagances n’étoient que les accès de la maladie de ce Genevois, il falloit que M. Hume [537] fût bien malade lui-même pour ne pas s’en appercevoir, ou il falloit être bien méchant, après s’en être apperçu, pour faire succéder au ressentiment la plus méprisable de toutes les vengeances.

Enfin vous trouvez, M. le Rapporteur qu’il est contre nature que M. Rousseau, d’abord si confiant & si sensible aux bienfaits de son ami, change ensuite tout-à-coup de langage à moins, dites-vous, qu’il ne soit prouvé, que ce Genevois ne soit échappé des petites maisons. Non, cela n’est pas encore prouvé; mais ce même changement, avec toutes les circonstances qui le précedent &qui l’accompagnent, dénote visiblement qu’il en prend le grand chemin. J. J. Rousseau s’égare de propos délibéré; il demande une explication; sur quoi la fonde-t-il? sur des soupçons: ses doutes ne sont fondés que sur des conjectures très-équivoques: il ne produit que des frayeurs chimériques. Quoi! à cause que dans l’accès de son trouble, il s’est écrié Non, David Hume n’est pas un traître, vous voulez que celui-ci le soupçonne de trahison? s’il eût dit, oui, je soupçonne que David Hume est un traître; alors l’Anglois sûrement auroit parlé. Si quelqu’un disoit en votre présence, non, le Rapporteur de bonne foi n’est pas un menteur; iriez-vous follement vous imaginer qu’il a voulu vous accuser de mensonge, ou prendriez-vous cette façon de parler pour une apostrophe injurieuse? est-ce que M. Hume devoir prendre l’affirmative pour la négative? Je suis même certain que le silence dans pareille occasion prouve beaucoup mieux l’innocence, que tous les éclaircissemens que l’on voudroit tirer d’une accusation si équivoque. S’il s’étoit récrié avec chaleur sur

[538] un pareil soupçon qui, entre nous, n’eût pas des plus galans, n’auroit-il pas donné à penser qu’en effet il tramoit avec les ennemis de Rousseau un complot contre lui? C’est en considération du profond silence qu’il observa alors, que je soupçonne cet Anglois, d’être un homme fort sensé, mais qui l’auroit été davantage, s’il n’eût pas informé le public qu’il ne se connaît pas bien en hommes, & moins encore en gens aliénés d’esprit. J. J. Rousseau prouvoit bien qu’il étoit de ce nombre; en creusant jusqu’où cette prétendue trahison pouvoir s’étendre, la chose ne valoir seulement pas la peine de s’en inquiéter; sa vie, sa liberté, ne couroient aucuns dangers. Son amour-propre seul s’y trouvoit offensé: on ridiculisoit un pauvre étranger, qui crie à la trahison, parce que les singularités lui avoient attiré quelques plaisanteries qui ne sont point des complots, ni des coups de poignards: dans semblables rencontres, on patiente, on dissimule, on se tait pendant quelque tems, on voit venir. Si le soupçon est fondé, on saisit adroitement la preuve la plus claire & la moins équivoque pour faire connoître à un homme capable de jouer les malheureux, que ses sentimens sont abominables, que son coeur se pourrit: ensuite on lui tourne le dos, on se console par le témoignage d’une bonne conscience, on l’oublie, on n’y pense plus.

Pouviez-vous ne pas remarquer que toutes les autres lamentations du philosophe Genevois ne rouloient que sur des vétilles dont une soubrette auroit eu honte. de s’occuper. Quoi! se formaliser des froideurs ou des incivilités de gens avec lesquels on n’a mille liaison; prendre leur peu de savoir-vivre pour des mépris ou pour des insultes outrageantes; remplir [539] des pages entieres pour relever avec aigreur des railleries qui sont de toutes les sociétés! par exemple celle qui fut faite sur la préférence que le Genevois donna à Madame Garrick plutôt qu’au Musoeum, n’étoit pas un outrage assez grave pour mériter de s’en ressouvenir.

Il n’y a pas un homme sensé qui n’envisage l’auteur d’Heloise comme un esprit égaré, quand il commente & interprête les paroles de M. Hume, qui, soit en dormant ou en veillant, s’écrie, je tiens J. J. Rousseau: est-il plus sage quand il parle des regards longs & des profondes rêveries de l’auteur Anglois en le fixant? Si j’ai pu lire dans les idées de M. Hume, voici à ce que je m’imagine, les pensées qui accompagnoient ses réflexions. Est-il possible, disoit-il en lui-même, que j’aie fait la sottise d’empaqueter avec moi cet extravagant? est-il possible que j’aie pu concevoir le projet de rendre cet homme heureux malgré lui-même? Cependant j’ai le public & mon honneur à ménager. Je ne puis lui tourner le dos subitement sans faire crier après moi: mes ennemis, même ceux qui ne voudroient pas du bien à cet Etranger, prendroient occasion, en écoutant ses plaintes, de me peindre de toutes les couleurs. Voyons, tâchons de nous tirer doucement cette épine du pied. Faisons plus, sollicitons une pension pour lui, il est plus noble de dénouer l’amitié que de la rompre avec éclat; je vois bien que cet homme n’est plus à lui-même; mais de le déclarer tel, je m’exposerai moi-même aux railleries piquantes des mauvais plaisans dont le siecle abonde. Avez-vous pu annoncer ce Genevois, me reprocheroit-on, pour un sage, tandis que l’Anglois auroit été un Caton vis-à-vis de lui? [540] Voilà, je crois, tout ce que M. Hume pouvoir penser en fixant son compagnon de voyage. En êtes-vous bien sûr, me direz-vous? pas tout-à-fait, parce que si l’historien Anglois convenoit que j’ai deviné juste, il se rendroit coupable de la plus grande folie, en ce qu’il n’est pas dans la nature, d’intenter un procès à un fou, à moins que l’on ne soit de vingt-quatre carats plus insensé que lui.

Comment se peut-il, M. le Rapporteur, que vous ne vous soyez pas apperçu que le beau morceau de la longue épître de Rousseau, & dont vous admirez le touchant & le pathétique, n’est autre chose que le témoignage de la foiblesse d’esprit de celui qui l’a composé.

Dites-moi, est-ce le langage du Philosophe? que signifient ces paroles vous me tenez par l’opinion, par les jugemens des hommes? Que lui importe cette bonne ou mauvaise opinion lorsque ses moeurs, sa conduite & sa conscience n’ont rien à lui reprocher? Que veut dire de plus vous me tenez par ma réputation? n’est-ce pas une répétition de la phrase précédente? Qu’entend le bon J. J. Rousseau lorsqu’il dit, vous me tenez par ma sureté. Ne diroit-on pas qu’il appréhende d’être enlevé en Angleterre pour être conduit dans les prisons de Geneve! Est-ce au milieu d’une province de la Grande-Bretagne, environné de gens d’honneur & de probité que l’on peut s’exprimer ainsi, ou avoir une pareille frayeur? Que veut dire ce grand Philosophe, s’imaginant reprocher à M. Hume sa trahison, lorsqu’il dit, je prévois la suite de tout cela, sur-tout dans le pays où vous m’avez conduit, & où, sans amis, & étranger à tout le monde, je suis presque [541] votre merci. Rousseau avoit raison de dire qu’il étoit malade en écrivant cette lettre, il y a même toute apparence que c’étoit pendant la plus forte crise de sa maladie.

Que servent les amis à un homme qui aimeroit mieux à ce qu’il dit lui-même, loger dans un trou de la garenne de Wootton, que dans le plus bel appartement de Londres? Eh que m’importeroit à moi de n’avoir point d’amis en Angleterre, quand je serois certain, comme M. Rousseau, d’en trouver ailleurs? Voyons comme’il s’explique là-dessus. Enfin on dit que je suis sujet à changer d’amis, il ne faut pas être bien fin pour comprendre à quoi cela prépare. Distinguons, j’ai ajoute-t-il, depuis vingt-cinq & trente ans des amis très-solides: j’en ai de plus nouveaux, mais non moins sûrs, & que je garderai plus long-tems si je vis; parce qu’apparemment les modernes sont plus jeunes que les anciens. A quoi aboutissent ces détails? à quoi servent ces distinctions? Eh! qu’importe au grand homme les on dit? il laisse dire & va toujours son train: en faisant bien, les on dit se démentent réciproquement, & notre gloire en devient plus brillante à la vue des honnêtes gens. Est-ce qu’avec des amis très-solides & de trente ans, & avec d’autres plus jeunes que l’on peut garder jusqu’au tombeau, on peut appréhender quelques fâcheux revers & risquer de mourir de faim? Qui dit avoir des amis, quel trésor peut-on leur comparer?

Ah! si M. Rousseau avoit assez de bonté pour moi que de me prêter sur mon billet, seulement une demi-douzaine de ses amis solides, je me croirois au comble de mes voeux; j’en cherche un seul de cette espece depuis quarante ans, [542] sans avoir encore pu le trouver. J’ai eu trois amis en toute ma vie, l’un m’a duré deux ans l’autre six semaines: ils ont cessé de m’aimer parce que je n’étois pas riche; le troisieme qui n’est pas plus opulent que moi m’aime beaucoup; & peut-être encore ces croit-il de m’aimer, si j’avois trop souvent besoin des preuves d’une sincere amitié.

Mais que j’aime votre réflexion, M. le Rapporteur, c’est celle que vous faites après avoir répété les lamentations de Rousseau. La voici: si pour le malheur de l’humanité, dites vous, l’homme qui tient ce langage es un fourbe; pleurons, Monsieur, pleurons sur la perversité du cour humain; rien n’est plus méprisable qu’un Protée qui se varie & se pervertit au gré de ses vues: ce que vous dites-là est fort éloquent, mais il me fait appercevoir que vous n’êtes pas bon connoisseur en espece humaine. Vous avez connu M. Rousseau à Montmorency: cette seule visite auroit dû vous apprendre pour toujours qu’il étoit incapable de duplicité & moins encore de lâcheté; mais si vous eussiez eu de meilleurs yeux, vous auriez pu remarquer en même-tems qu’un excès de misanthropie est de tous les voisins de la folie, celui qui peut indiquer avec le plus de certitude sa demeure. Vous me reprocherez, peut-être, que je ne suis moi-même qu’un misanthrope, & que je ne vois personne? La chose est bien différente, c’est que personne ne me veut voir, & que presque tous ceux que j’aborde, sur-tout depuis que l’on est scandalisé des procédés réciproques des deux Auteurs dont il est question, me soupçonnent d’être un esprit dangereux: pourquoi cela? parce que je me mêle de barbouiller du papier, & de penser un peu plus creux que la foule des hommes.

[543] Si je veux essayer de leur persuader que bien loin d’imiter les perturbateurs de la littérature, je m’efforce à fuir leur exemple, ils me répondent que les bons doivent souffrir pour les méchans: ils répètent dix fois de suite, nous avons été trompés, nous craignons encore de l’être. C’est à ces Messieurs à qui vous auriez dû adresser cette belle réflexion que vous avez un peu déplacée; je la répété à dessein. Faudra-t-il donc fuir tous les hommes, vous pouviez ajouter & tous les gens de Lettres, parce qu’il s’en trouve de traîtres & d’ingrats? faudra-t-il faire divorce avec la société, parce que la société qui est la nature morale a ses monstres, comme la nature physique a les siens? Je le sais par expérience, quelque clair-voyant que l’on soit, rien n’est plus difficile que de pénétrer de prime abord le germe de la folie, & que le plus sage pourroit s’y méprendre; mais quand on voit qu’un homme lettré ou même non lettré, s’est singularisé à plusieurs reprises par des traits qui indiquent cette maladie, la charité veut que l’on contribue autant qu’il est possible à sa guérison, & la prudence ordonne d’un autre côté, quand le mal est incurable, de s’en séparer pour toujours; mais on ne finit pas ainsi que M. Hume l’a fait. On ne le cite pas devant le tribunal du public pour l’accuser de méchanceté & d’ingratitude: on ne le déshonore pas par des calomnies injurieuses; bien loin de-là: on le plaint, on lui tend même des secours, ensuite en élevant les yeux au ciel on lui rend grace de ce qu’il nous a garantis d’un pareil accident. Ne voit-on pas tous les jours que des revers accablans n’affectent l’ame de certains génies avec tant d’excès, que pour rompre avec plus de force les ressorts qui réglent les opérations de l’esprit?

[544] M. de la Bruyere prétend qu’il y a des hommes qui ont deux ames, il cite Santeuil & le grand Corneille, & vous le grand, l’illustre & le très-petit Voltaire; vous faites un parallele des petitesses de ce Poëte applaudi avec ses belles actions. Vous êtes étonné de ce qu’un homme qui prêche avec tant d’éloquence les sentimens délicats, cherche à se venger lâchement contre un pauvre Musicien; & qu’après avoir donné des preuves d’une animosité implacable contre le phénix des Poëtes lyriques & du grand Rousseau, que ce même Ecrivain s’arme généreusement pour la défense des Calas & des Sirven; mais vous ne dites pas que, tandis que sa plume combattoit si vaillamment pour défendre l’innocence injustement flétrie, déshonorée & tyrannisée, il s’en servoit en même-tems pour outrager un homme que cet Auteur avoit ruiné. Jore, ce fameux Libraire de Rouen, poursuivi par l’infortune, se trouvoit, il y a quatre ans, à Amsterdam. Voltaire l’apprend & lui écrit à peu près dans ces termes:

«En considération de, l’état misérable où vous êtes, je vous enverrai douze louis d’or, aux conditions que vous m’enverrez une rétractation en forme & signée de votre main de tout ce qui se trouve à ma charge contre vous dans le factum insolent que l’Abbé Désfontaines a écrit, lorsqu’il mit sous les yeux du public vos griefs contre moi.» Quoi! offrir douze louis d’or à un homme dont on a été la cause de sa ruine? un homme qui l’avoit nourri & logé gratis pendant six mois, en lui prodigant le titre de Mylord, que l’Auteur avoit exigé pour se dérober à ceux qui auroient voulu voir la piece curieuse dans la personne du Virgile François!

[545] Il est vrai que Jore refusa sans hésiter une offre qui l’outrageoit & le déshonoroit en même-tems; peut-on lui en faire un crime? ne sait-on pas que ces sortes de refus ne passeront jamais pour une ostentation déplacée, & moins encore pour une preuve de la folie que l’orgueil inspire? Ils sont dans la nature, ils devroient couvrir de honte & d’opprobre ceux qui ont le front de s’y exposer.

Mais Voltaire, selon vous, fait des bonnes oeuvres, il assiste les pauvres de ses Etats naissans. Ignorez-vous que de deux presses qui travailloient dans l’Imprimerie de Cramer à Geneve, avant l’arrivée de Voltaire dans le voisinage de cette ville, quatre & quelquefois cinq travaillent perpétuellement pour le Héros de la Littérature moderne. Ecoutez ceci, M. le Rapporteur, pour le rapporter plus au long quand vous le jugerez à propos. Candide, ses cousins & ses cousines, l’Ingénu, Zapata, &c. sont des pieces qu’on ne lit pas pour rien. Le grand débit qui s’est fait de la premiere a considérablement augmenté les revenus d’un Auteur qui a eu l’adresse de la faire valoir. L’histoire de Calas & celle des Sirven, sont d’une nature à intéresser tous les états & toutes les différentes conditions des hommes. Allez à Maroc, à Alger, à Tunis, à Constantinople, vous y trouverez Candide. Croyez, que celui qui, dites-vous, se fait une affaire capitale de répandre des bienfaits dans ses terres, n’ignore pas l’art d’en trouver la source. C’est dans les innombrables Editions de ces petites brochures, que le Pactole* [*Fleuve qui charie de l’or.] se déborde en faveur du généreux défenseur des innocens opprimés & condamnés injustement. Son [546] zele est fort louable & le seroit bien davantage si les secours qu’il répand sur eux, étoient plus puissans & plus considérables; mais sachez que ce ne sont tout au plus que les brouillards qui s’élevent au-dessus de ce fleuve précieux.

Apprenez que la maladie de Voltaire n’est pas tout-à-fait celle de J. J. Rousseau; celui-ci n’a que la folie en partage, encore n’est-elle point dangereuse aux liens de la société; mais son confrere que l’orgueil, l’avarice & l’ambition ne quitterent jamais, est encore outre cela attaqué de la maladie de la pierre. Son château de F... n’est pas assez vaste pour un si grand homme; ses enfans ni ses héritiers collatéraux n’en jouiront pas: peut-il se promettre de l’occuper encore long-tems? Ah! s’il avoit non pas une ame bienfaisante, mais seulement équitable, il retrancheroit bientôt l’ostentatieuse dépense qu’il fait, pour la métamorphoser en abondantes restitutions envers Jore, Mesdemoiselles Dunoyer & tant d’autres malheureux qu’il a faits en s’enrichissant à leurs dépens. Que dites-vous de cette ame là, est elle double ou simple? je vous en fais le juge, mais le public fait à quoi s’en tenir.

Je vais répéter avec vous, mais où m’emporte un zele indiscret qu’enflamment à l’envi le saint amour de la vérité, & l’agréable desir de la faire connoître! Quant aux différends entre M. Hume & J. J. Rousseau, je crois que vous & moi nous avons suffisamment démontré que le philosophe Anglois a donné trop d’éclat à ses bienfaits, & qu’il’a cédé trop facilement aux impulsions de l’amour-propre, & qu’il a laissé trop de liberté à un esprit dur, insensible, trop intéressé, qui ne croit pas que l’on doive avoir compassion des esprits égarés: [547] & qui, cependant, se déclare lui-même un homme fort insensé, en faisant imprimer avec ses griefs des calomnies des atrocités contre son adversaire. J. J. n’avoit lâché contre lui que des soupçons si mal fondés, que le public n’auroit pu s’empêcher d’avoir pitié de celui qui s’en occupoit. Que doit penser un esprit bien sain après un examen bien réfléchi des pieces, non pas de ce grand, mais de ce très-ridicule procès? C’est M. Hume & non pas J. J. Rousseau qui montre le coupable, dans la conduite de M. Hume lui-même qui a manqué au discernement, à la candeur & à la modération. Eh! n’est-ce pas lui qui fait soupçonner, en prônant avec autant d’orgueil que d’ostentation, la bonne œuvre qu’il avoir commencée, que les motifs humains y avoient eu plus de part que le sentiment & la vertu?

Que M. Hume ait eu connoissance ou non du libelle de M. Walpole, publié sous le nom d’un Monarque couvert de gloire & de lauriers, dès qu’il n’y avoit pas mis du sien, & qu’il ne s’étoit pas mêlé de l’impression, pouvoit-on le regarder comme coupable? J’ose vous assurer, M. le Rapporteur, que si vous eussiez voulu mieux éclaircir le public sur cette, affaire, vous auriez dit par qui & comment vous saviez que M. Hume avoit avili Rousseau à Paris, en le peignant comme un homme qui lui inspiroit plus de compassion que d’estime, d’un homme qui allioit la simplicité des moeurs au faste de la plus superbe philosophie, qui n’avoit qu’une réputation usurpée, établie par des opinions extravagantes, plutôt que par des talens extraordinaires. Peut-on dire qu’un homme a usurpé sa réputation à la faveur d’une multitude de productions qui, [548] la plupart, ont été applaudies? Une autre fois, je vous prie de ne pas tant imiter Rousseau en donnant trop avant dans l’énigmatique. Que pouvoient penser du caractere de M. Hume ceux même à qui il auroit envoyé de Londres à Paris, une peinture aussi hideuse que celle qu’il auroit entrepris de leur faire d’un homme qu’il avait pris si ouvertement sous sa protection? N’auroient-ils pas remarqué que l’auteur Anglois dérogeoit de gaîté de coeur aux droits de l’hospitalité & aux sentimens qu’inspirent la justice & la charité?

Qu’un étranger soit un artiste médiocre, s’il est d’ailleurs doué de bonnes qualités, on ne peut lui refuser de l’estime. On doit savoir distinguer l’ami d’avec le savant. On aimera l’un par sympathie, ou parce que sa candeur ou ses vertus méritent notre estime; mais si ses talens sont bornés, on n’ira pas sottement l’annoncer pour l’oracle de Delphes: on ne peut le louer que par les endroits qui le méritent; mais après avoir boursoufflé son éloge, doit-on faire prononcer le public en faveur de notre opinion? c’est comme si nous étions sûrs qu’il se rangera de notre côté: prenons-y garde: il est malin, il pourroit nous siffler.

Je passe, à votre exemple, à la déclaration de M. d’Alembert; mais je ne dirai pas avec vous on croit volontiers; mais je crois très-positivement que ce phénix de la probité & de la bonne Littérature, a désapprouvé la mauvaise plaisanterie de M. Walpole, en avouant que cet Anglois s’étoit fait aider pour le style par une personne qu’il ne nomme pas, & qui devroit peut-être se nommer. Ce qui prouve combien M. d’Alembert a été éloigné de donner lieu au soupçon de J. J. Rousseau, [549] qui, dans un accès de sa maladie, dit avec une espece d’affirmative, qu’en lisant cette lettre, il y reconnut la plume de M. d’Alembert aussi positivement que s’il la lui avoit vu écrire. Peut-on, avec du bon sens, s’exprimer ainsi?

Je ne pense pas, dites-vous, que personne doute d’une assertion aussi positive, étant donnée par un homme respectable à plus d’un titre. Pourquoi donc ayant une si haute opinion du bon caractere de ce savant, lui faites-vous un reproche, en disant que l’on est fondé à croire que s’il n’a eu aucune part à l’invention, au moins a-t-il été consulté sur le fondé & la forme de la plaisanterie; & quand cela seroit, quel crime y auroit-il? J’ose même croire que ce fut à la suite de cette consultation, que bien-loin d’approuver l’ironie, il eut la charité de représenter aux esprits malins qui trempoient dans cette petite noirceur, qu’il ne faut point se moquer des malheureux, sur-tout quand ils ne nous ont point fait de mal. Le généreux procédé de M. d’Alembert, sou esprit doux & solide, & son humanité se manifestent tout à-la-fois dans sa déclaration; il pousse même la complaisance jusqu’aux bornes de la complaisance même; il y fait l’aveu naïf & sincere en démontrant qu’il n’a jamais été l’ennemi déclaré ni secret de M. Rousseau; il s’offre même à prouver, par des témoignages respectables, qu’il a cherché à l’obliger. Eh! n’admirez-vous pas, dans cette déclaration, son indifférence sur les soupçons que J. J. Rousseau avoir follement hasardés contre lui, de même que sa modération, puisque le prétendu philosophe Genevois, avoit osé dire que M. d’Alembert n’étoit qu’un homme adroit & rusé.

[550] Plus on réfléchit sur la modération avec laquelle M. d’Alembert s’explique sur le compte de J. J. Rousseau, plus j’entrevois de folie & d’erreur dans les rêveries de celui-ci, qui, de propos délibéré, se crée des ennemis qui n’ont jamais pensé à lui que pour le plaindre & le secourir. Ce ne sont point le fruit des leçons de la philosophie, qui sont errer l’Auteur, d’Emile; ce sont les accès de la maladie dont il n’est que trop attaqué. A la suite d’une-multitude de rêves, les soupçons le réveillent & le poursuivent encore jusques dans les bras du sommeil il couche avec eux; boit & mange avec eux; il se promene en les accueillant; comment pourroit-il s’en passer lorsqu’il écrit sur les affaires qui le concernent?

On lui apprend que Mylord Littleton possede une copie correcte d’une piece satirique, composée contre lui par Voltaire; aussi-tôt il s’écrie: qu’ai-je fait à Mylord Littleton! pourquoi est-il mon ennemi? je ne le connois pas!

M. Rousseau par ses lectures, & même parce qu’il avoit pu remarquer depuis son arrivée en Angleterre, devoir sans doute remarquer déjà informé, que même l’homme le plus opulent & le plus accrédité étoit exposé de même qu’un étranger, à se voir, censurer ou plaisanter dans les papiers publics; mais que d’ailleurs l’honneur & la réputation des personnes n’y étoient jamais compromis, & qu’ainsi toutes les pasquinades qui auroient pu se faire sur ses singularités, n’auroient jamais eu pour objet que de le corriger de ses ridicules.

Je serois assez porté à croire que peut-être M. Hume auroit pu se laisser emporter par cette derniere idée; il faut pourtant convenir, si cela est, qu’il dérogeoit entiérement au titre d’ami [551] que J. J. Rousseau lui avoit prodigué selon bien des gens avec un peu trop de précipitation mais depuis quand Rousseau a-t-il cru que dans ce siecle on trouvoit de vrais amis? Son aveuglement ou plutôt sa maladie ne lui a pas permis de remarquer que M. Hume n’avoir été le sien, que comme le sont la plupart des hommes qui ne donnent leur amitié que pour des motifs qui sont bien opposés aux sentimens qui émanent des mouvemens du coeur. Pourquoi le Genevois va-t-il s’aviser d’aimer cet Anglois, comme on aimeroit sa maîtresse? pourquoi en devient-il jaloux comme un Italien le seroit de la sienne? Mais c’est assez réfléchir sur la conduite d’un homme qui, me semble, s’étoit trop singularisé, pour que le public ne s’apperçût pas de sa maladie. Il faut que je finisse cette réfutation, elle pourroit peut-être, à force de remontrer des rêveries & des frayeurs ridicules, me faire contracter la contagieuse maladie d’en enfanter moi-même à l’aspect d’une chauve-souris ou d’un moucheron. Ce que je puis dire, c’est qu’il me paroît que l’Editeur de l’Exposé succinct a tout-à-fait manqué de charité & de discernement; de charité, en ce qu’il n’auroit pas dû accabler un homme infortuné par des calomnies outrageantes de discernement, parce qu’il auroit pu remarquer, comme je crois, que la conduite de J. J. Rousseau en Angleterre, & même sa lettre de quarante-huit pages, ne prouvoient que l’affoiblissement de son ame & de son esprit, & non pas sa méchanceté. Il auroit ce me semble pu pencher vers l’opinion des amis de M. Hume, & celui-ci déférer à leurs conseils, & ne pas s’abandonner à un ressentiment qui ne fait du tout point son éloge. Ses amis avoient raison de dire qu’il s’étoit trompé en [552] prenant les délires de l’imagination pour les défauts du coeur. Aux larmes trop abondantes de ce vieillard septuagénaire, & à ses excès de sensibilité, on pouvoit conjecturer qu’il étoit prêt à tomber dans l’enfance, mais que son coeur avoit toujours incliné du côté de l’humanité la plus tendre; ce qui se fait assez sentir dans ses productions. A la conduite de M. Hume, à qui la voix de l’amitié s’est faite inutilement entendre pour l’engager à éviter une scene scandaleuse, on croiroit remarquer un homme qui n’est pas tout-à-fait aussi malade que celui qu’il poursuit; mais qui n’est pas moins sensible, & même plus vindicatif. Voici ce qu’a prononcé un très-honnête homme, après avoir parcouru l’Exposé succinct. Rousseau n’est que malade, & non pas méchant; M. Hume est malade & méchant tout à-la fois. Je fais des voeux pour la guérison de tous deux, & particulièrement pour la conservation de celui qui, dans cette affaire, a témoigné plus d’ostentation, d’animosité & de vengeance, que de générosité & de grandeur d’ame.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LE DOCTEUR PANSOPHE
OU LETTRES DE MONSIEUR DE VOLTAIRE

[24 Octobre 1766== Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 553-575.]

[553]

LE DOCTEUR PANSOPHE
OU LETTRES
DE MONSIEUR
DE VOLTAIRE

[555]

LETTRE
DE MONSIEUR
DE VOLTAIRE
A M. HUME

J’ai lu, Monsieur, les piéces du procès que vous avez eu à soutenir par devant le public contre votre ancien protégé. J’avoue que la grande ame de Jean-Jaques a mis au jour la noirceur avec laquelle vous l’avez comblé de bienfaits: & c’est en vain qu’on a dit que c’est le procès de l’ingratitude contre la bienfaisance.

Je me trouve impliqué dans cette affaire. Le Sr. Rousseau m’accuse de lui avoir écrit en Angleterre* [*On trouvera à la suite de ce morceau cette lettre que M. Rousseau attribue à M. de Voltaire, & qui a été en effet imprimée à Londres sous le nom de ce grand Ecrivain.] une lettre dans laquelle je me moque de lui. Il a accusé M. d’Alembert du même crime.

Quand nous serions coupables au fond de notre coeur, M. d’Alembert & moi, de cette énormité, je vous jure que je ne le suis point de lui avoir écrit. Il y a sept ans que je n’ai eu cet honneur. Je ne connois point la lettre dont il parle, & je vous jure que si j’avois fait quelque mauvaise plaisanterie sur M. Jean-Jaques Rousseau, je ne la désavouerois pas.

[556] Il ma fait l’honneur de me mettre au nombre de ses ennemis & de ses persécuteurs. Intimement persuadé qu’on doit lui élever une statue, comme il le dit dans la lettre polie & décente de Jean-Jaques Rousseau Citoyen de Geneve, à Christophe de Beaumont Archevéque de Paris; il pense que la moitié de l’univers est occupée à dresser cette statue sur son piédestal, & l’autre moitié à la renverser.

Non-seulement il m’a cru iconoclaste; mais il s’est imaginé que j’avois conspiré contre lui avec le Conseil de Geneve pour faire décréter sa propre personne de prise de corps, & ensuite avec le Conseil de Berne pour le faire chasser de la Suisse.

Il a persuadé ces belles choses aux protecteurs qu’il avoit alors à Paris, & il m’a fait passer dans leur esprit pour un homme qui persécutoit en lui la sagesse & la modestie. Voici, Monsieur, comment je l’ai persécuté.

Quand je sus qu’il avoit beaucoup d’ennemis à Paris, qu’il aimoit comme moi la retraite, & que je présumai qu’il pouvoit rendre quelques services à la philosophie, je lui fis proposer par M. Marc Chapuis, citoyen de Geneve, dès l’an 1759, une maison de campagne appellée l’Hermitage que je venois d’acheter.

Il sur si touché de mes offres, qu’il m’écrivit ces propres mots:

MONSIEUR,

«Je ne vous aime point; vous corrompez ma République en donnant des Spectacles dans votre château de Tournay, &c.» Cette lettre, de la part d’un homme qui venoit de donner à [557] Paris un grave opéra & une comédie, n’étoit cependant datée des petites maisons. Je n’y fis point de réponse, comme vous le croyez bien, & je priai M. Tronchin le médecin, de vouloir bien lui envoyer une ordonnance pour cette maladie. M. Tronchin me répondit, que puisqu’il ne pouvoit pas me guérir de la manie de faire encore des pieces de théâtre à mon âge, il désespéroit de guérir Jean-Jaques. Nous restâmes & l’un & l’autre fort malades, chacun de notre côté.

En 1762 le Conseil de Geneve entreprit sa cure, & donna une espece d’ordre de s’assurer de lui pour le mettre dans les remedes. Jean-Jaques décrété à Paris & à Geneve, convaincu qu’un corps ne peut être en deux lieux à la fois, s’ensuit dans un troisieme. Il conclut avec sa prudence ordinaire que j’étois son ennemi mortel, puisque je n’avois pas répondu à sa lettre obligeante. Il supposa qu’une partie du Conseil Genevois étoit venu dîner chez moi pour conjurer sa perte, & que la minute de son arrêt avoit été écrite sur ma table à la fin du repas. Il persuada une chose si vraisemblable à quelques-uns de ses concitoyens. Cette accusation devint si sérieuse, que je fus obligé enfin d’écrire au Conseil de Geneve une lettre très-forte, dans laquelle je lui dis que s’il y avoit un seul homme dans ce Corps qui m’eût jamais parlé du moindre dessein contre le sieur Rousseau, je consentois qu’on le regardât comme un scélérat & moi aussi; & que je détestois trop les persécuteurs pour l’être.

Le Conseil me répondit par un secrétaire d’Etat que je n’avois jamais eu, ni dû avoir, ni pu avoir la moindre part, ni directement ni indirectement, à la condamnation du sieur Jean-Jaques.

[558] Les deux lettres sont dans les archives du Conseil de Geneve.

Cependant, M. Rousseau retiré dans les délicieuses vallées de Moutiers-Travers, ou Motiers-Travers, au comté de Neufchâtel, n’ayant pas eu depuis tin grand nombre d’années le plaisir de communier sous les deux especes, demanda instamment au Prédicant de Moutiers-Travers, homme d’un esprit fin & délicat, la consolation d’être admis à la sainte Table; il lui dit que son intention étoit, 1° de combattre l’Eglise Romaine; 2° de s’élever contre l’Ouvrage infernal de I’Esprit, qui établit évidemment le matérialisme; 3° de foudroyer les nouveaux philosophes vains & présomptueux. Il écrivit & signa cette déclaration, & elle est encore entre les mains de M. de Montmollin Prédicant de Moutiers-Travers & de Boveresse.

Dès qu’il eut communié, il se sentit le coeur dilaté; il s’attendrit jusqu’aux larmes. Il le dit au moins dans sa lettre du 8 août 1765.

Il se brouilla bientôt avec le Prédicant & les prêchés de Moutiers-Travers & de Boveresse. Les petits garçons & les petites filles lui jetterent des pierres; il s’ensuit sur les terres de Berne; & ne voulant plus être lapidé, il supplia Messieurs de Berne de vouloir bien avoir la bonté de le faire enfermer le reste de ses jours dans quelqu’un de leurs châteaux, ou tel autre lieu de leur Etat qu’il leur sembleroit bon de choisir. Sa lettre est du 20 octobre 1765.

Depuis Madame la comtesse de Pimbèche, à qui l’on conseilloit de se faire lier; je ne crois pas qu’il soit venu dans l’esprit de personne de faire une pareille requête. Messieurs de Berne aimerent mieux le chasser que de se charger de son logement.

[559] Le judicieux Jean-Jaques ne manqua pas de conclure que c’étoit moi qui le privoit de la douce consolation d’être dans une prison perpétuelle, & que même j’avois tant de crédit chez les prêtres, que je le faisois excommunier par les chrétiens de Moutiers-Travers & de Boveresse.

Ne pensez pas que je plaisante, Monsieur; il écrit dans une lettre du 24 juin 1765: Être excommunié de la façon de M. de V. m’amusera fort aussi. Et dans sa lettre du 23 mars, il dit: M. de V. doit avoir écrit à Paris qu’il se fait fort de faire chasser Rousseau de sa nouvelle patrie.

Le bon de l’affaire est qu’il a réussi à faire croire pendant quelque tans cette folie à quelques personnes; & la vérité est que, si au lieu de la prison qu’il demandoit a Messieurs de Berne, il avoit voulu se réfugier dans la maison de campagne que je lui avois offerte, je lui aurois donne alors cet asyle, où j’aurois eu soin qu’il eût de bons bouillons avec des potions rafraîchissantes; bien persuadé qu’un homme, dans son état, mérite beaucoup plus de compassion que de colere.

Il est vrai qu’à la sagesse toujours conséquente de sa conduite & de ses écrits, il a joint des traits qui ne sont pas d’une bonne ame. J’ignore si vous savez qu’il a écrit des Lettres de la Montagne. Il se rend dans la cinquieme lettre formellement délateur contre moi; cela n’est pas bien. Un homme qui a communié sous les deux especes, un sage à qui on doit élever des statues, semble degrader un peu son caractere par une telle manœuvre; il hasarde son salut & sa réputation.

Aussi la premiere chose qu’ont faire Messieurs les Médiateurs de France, de Zurich & de Berne, a été de déclarer solemnellement [560] les Lettres de la Montagne un libelle calomnieux. Il n’y a plus moyen que j’offre une maison à Jean-Jaques, depuis qu’il a été affiché calomniateur au coin des rues.

Mais en faisant le métier de délateur & d’homme un peu brouillé avec la vérité, il faut avouer qu’il a toujours conservé son caractere de modestie.

Il me fit l’honneur de m’écrire, avant que la Médiation arrivât à Geneve, ces propres mots:

MONSIEUR,

«Si vous avez dit que je n’ai pas été secrétaire d’Ambassade à Venise, vous avez menti; & si je n’ai pas été secrétaire d’Ambassade, & si je n’en ai pas eu les honneurs, c’est moi qui ai menti.»

J’ignorois que M. Jean-Jaques eût été secrétaire d’Ambassade; je n’en avois jamais dit un seul mot, parce que je n’en avois jamais entendu parler.

Je montrai cette agréable lettre a un homme véridique, fort au fait des affaires étrangeres, curieux & exact. Ces gens-là sont dangereux pour ceux qui citent au hasard. Il déterra les lettres originales écrites de la main de Jean-Jaques, du 9 & du 13 août 1743 à M. du Theil, premier commis des affaires étrangeres, alors son protecteur. On y voit ces propres paroles.

«J’ai été deux ans le domestique de M. de Montaigu (Ambassadeur à Venise)... J’ai mangé son pain... Il m’a chassé honteusement de sa maison... Il m’a menacé de me faire jetter par la fenêtre... & de pis, si je restois plus long-tans dans Venise... &c. &c.»

[561] Voilà un secrétaire d’Ambassade assez peu respecté, & la fierté d’une grande ame peu ménagée. Je lui conseille de faire graver au bas de sa statue les paroles de l’Ambassadeur au secrétaire d’Ambassade.

Vous voyez, Monsieur, que ce pauvre homme n’a jamais pu ni se maintenir sous aucun maître, ni se conserver aucun ami, attendu qu’il est contre la dignité de son être d’avoir un maître, & que l’amitié est une foiblesse dont un sage repousser les atteintes.

Vous dites qu’il fait l’histoire de sa vie. Elle a été trop utile au monde, & remplie de trop grands événemens, pour qu’il ne rende pas à la postérité le service de la publier. Son goût pour la vérité ne lui permettra pas de déguiser la moindre ces anecdotes, pour servir à l’éducation des Princes qui voudront être menuisiers comme Emile.

A dire vrai, Monsieur, routes ces petites miseres ne méritent pas qu’on s’en occupe deux minutes; tout cela tombe bientôt dans un éternel oubli. On ne s’en soucie pas plus que les baisers âcres de la nouvelle Héloise, & de son faux germe, & de son doux ami, & des lettres de Vernet à un Lord qu’il n’a jamais vu. Les folies de Jean-Jaques & son ridicule orgueil ne seront nul tort à la véritable philosophie; & les hommes respectables qui la cultivent en France, en Angleterre & en Allemagne, n’en seront pas moins estimés.

J y a des sottises & des querelles dans toutes les conditions de la vie. Cela s’oublie au bout de quinze jours. Tout pene rapidement comme les figures grotesques de la lanterne magique.

[562] L’Archevêque de Novogorod à la tête d’un synode, a condamné l’Evêque de Rostou à être dégradé & enfermé le reste de sa vie dans un couvent, pour avoir soutenu qu’il y a deux puissances, la sacerdotale & la royale. L’Impératrice a fait grace du couvent a l’Evêque de Rostou. A peine cet événement a-t-il été connu en Allemagne & dans le reste de l’Europe.

Les détails des guerres les plus sanglantes périssent avec les soldats qui en ont été les victimes. Les critiques même des pieces de théâtre nouvelles, & sur-tout leurs éloges, sont ensevelis le lendemain dans le néant avec elles, & avec les feuilles périodiques qui en parlent. Il n’y a que les dragées du sieur Keyser qui se soient un peu soutenues.

Dans ce torrent immense qui nous emporte, & qui nous engloutit tous, qu’y a-t-il a faire? Tenons-nous-en au conseil que M. Horace Walpole donne à Jean-Jaques, d’être sage & heureux. Vous êtes l’un, Monsieur, & vous méritez d’être l’autre, &c. &c.

A Ferney, ce 24 Octobre 1766.

[563] LETTRE DE M. DE VOLTAIRE. Au Docteur Jean-Jaques Pansophe.

Quoique vous en disiez, docteur Pansophe, je ne suis certainement pas la cause de vos malheurs; j’en suis affligé, & vos livres ne méritent pas de faire tant de scandale & tant de bruit: mais cependant ne devenez pas calomniateur; ce serait-là le plus grand mal. J’ai lu dans le dernier ouvrage que vous avez mis en lumiere, une belle prosopopée, où vous faites entendre, en plaisantant mal à propos, que je ne crois pas en Dieu. Le reproche est aussi étonnant que votre génie. Le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin & d’autres menteurs publics trouvoient par-tout des athées; mais le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin, ne sont pas bons à imiter. Docteur Pansophe, je ne suis athée ni dans mon coeur, ni dans mes livres; les honnêtes gens qui nous connoissent l’un & l’autre disent en voyant votre article; Hélas! le docteur Pansophe est méchant comme les autres hommes; c’est bien dommage.

Judicieux admirateur de la bêtise & de la brutalité des Sauvages, vous avez crié contre les Sciences, & cultivé les Sciences. Vous avez traité les auteurs & les philosophes de charlatans; & pour prouver d’exemple, vous avez été auteur. [564] Vous avez écrit contre la comédie, avec la dévotion d’un Capucin, & vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu’un Satrape ou un Duc eût du superflu, & vous avez copié de la Musique, pour des Satrapes ou des Ducs qui vous payoient avec ce superflu. Vous avez barbouillé un Roman ennuyeux, où un Pédagogue suborne honnêtement sa pupille en lui enseignant la vertu; & la fille modeste couche honnêtement avec le Pédagogue; & elle souhaite de tout son coeur qu’il lui fasse un enfant; & elle parle toujours de sagesse avec son doux ami; & elle devient femme, mere & la plus tendre amie d’un époux qu’elle n’aime pourtant pas; & elle vit & meurt en raisonnant, mais sans vouloir prier Dieu. Docteur Pansophe, vous êtes fait le précepteur d’un certain Emile, que vous formez insensiblement par des moyens impraticables; & pour faire un bon chrétien, vous détruisez la religion chrétienne. Vous professez par-tout un sincere attachement à la révélation, en prêchant le déisme, ce qui n’empêche pas que chez vous les déistes & les philosophes conséquens ne soient des athées. J’admire, comme je le dois, tant de candeur & de justesse d’esprit;, mais permettez-moi de grace de croire en Dieu. Vous pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, & par conséquent un écrivain pour le moins inutile, sans que je sois un athée. L’Être Souverain nous jugera tous deux; attendons humblement son arrêt. Il me semble que j’ai fait de mon mieux pour soutenir la cause de Dieu & de la vertu, mais avec moins de bile & d’emportement que vous. Ne craignez-vous pas que, vos inutiles calomnies contre les Philosophes & contre moi, [565] ne vous rendent désagréable aux yeux de l’Être Suprême, comme vous l’êtes déjà aux yeux des hommes?

Vos Lettres de la Montagne sont pleines de fiel; cela n’est pas bien, Jean-Jaques. Si votre Patrie vous a proscrit injustement, il ne faut pas la maudire ni la troubler. Vous avez certes raison de dire que vous n’êtes point philosophe. Le sage philosophe Socrate but la ciguë en silence: il ne fit pas de libelles contre l’aréopage ni même contre le prêtre Anitus, son ennemi déclaré; sa bouche vertueuse ne se souilla pas par des imprécations: il mourut avec toute sa gloire & sa patience; mais vous n’êtes pas un Socrate ni un philosophe.

Docteur Pansophe, permettez qu’on vous donne ici trois leçons, que la Philosophie vous auroit apprises: une leçon de bonne foi, une leçon de bon sens, & une leçon de modestie.

Pourquoi dites-vous que le bon homme si mal nomme Grégoire le Grand, quoiqu’il soit un saint, étoit un Pape, illustre, parce qu’il étoit bête & intrigant? J’ai vu constamment dans l’histoire, que la bêtise & l’ignorance n’ont jamais fait de bien, mais au contraire toujours beaucoup de mal. Grégoire même bénit & loua les crimes de Phocas, qui avoit assassiné & détrôné son maître, l’infortuné Maurice. Il bénit & loua les crimes de Brunehaut, qui est la honte de l’histoire de France. Si les arts & les sciences n’ont pas absolument rendu les hommes meilleurs; du moins ils sont méchans avec plus de discrétion; & quand ils sont le mal, ils cherchent des prétextes, ils temporisent, ils se contiennent; on peut les prévenir, & les grands crimes sont rares. Il y a dix siecles [566] que vous auriez été non-seulement excommunié avec les chenilles, les sauterelles & les sorciers, mais brûlé ou pendu, ainsi que quantité d’honnêtes gens qui cultivent aujourd’hui les Lettres en paix, & avouez que le tans présent vaut mieux. C’est à la Philosophie que vous devez votre salut, & vous l’assassinez: mettez-vous à genoux, ingrat, & pleurez sur votre folie. Nous ne sommes plus esclaves de ces tyrans spirituels & temporels qui désoloient toute l’Europe; la vie est plus douce, les moeurs plus humaines, & les Etats plus tranquilles.

Vous parlez, docteur Pansophe, de la vertu des Sauvages: il me semble pourtant qu’ils sont magis extrà vicia quàm cum virtutibus. Leur vertu est négative, elle consiste a n’avoir ni bons cuisiniers, ni bons musiciens, ni beaux meubles, ni luxe, &c. La vertu, voyez-vous suppose des lumieres, des réflexions, de la Philosophie, quoique, selon vous, tout homme qui réfléchit soit un animal dépravé; d’où il s’ensuivroit en bonne logique que la vertu est impossible. Un ignorant, un sot complet, n’est pas plus susceptible de vertu qu’un cheval ou qu’un singe; vous n’avez certes jamais vu cheval vertueux, ni singe vertueux. Quoique maître Aliboron tienne que votre prose est une prose brûlante, le public se plaint que vous n’avez jamais fait un bon syllogisme. Ecoutez, docteur Pansophe; la bonne Xantippe grondoit sans cesse, & vigoureusement contre la philosophie & la raison de Socrate; mais la bonne Xantippe étoit une folle, comme tout le monde fait. Corrigez-vous.

Illustre Pansophe! La rage de blâmer vos contemporains vous fait louer à leurs dépens des Sauvages anciens & modernes [567] sur des choses qui ne sont point du tout louables.

Pourquoi, s’il vous plaît, faites-vous dire à Fabricius, que le seul talent digne de Rome est de conquérir la terre, puisque les conquêtes des Romains, & les conquêtes en général sont des crimes, & que vous blâmez si fortement ces crimes dans votre plan ridicule d’une paix perpétuelle. Il n’y a certainement pas de vertu a conquérir la terre. Pourquoi, s’il vous plaît, faites-vous dire à Curius, comme une maxime respectable, qu’il aimoit mieux commander à ceux qui avoient de l’or, que d’avoir de l’or? C’est une chose en elle-même indifférent d’avoir de l’or; mais c’est un crime de vouloir, comme Curius, commander injustement à ceux qui en ont. Vous n’avez pas senti tout cela, docteur Pansophe, parce que vous aimez mieux faire de bonne prose que de bons raisonnemens. Repentez-vous de cette mauvaise morale, & apprenez la logique.

Mon ami Jean-Jaques, ayez de la bonne foi. Vous qui attaquez ma religion, dites-moi, je vous prie, quelle est la votre? Vous vous donnez avec votre modestie ordinaire, pour le restaurateur du christianisme en Europe; vous dites que la religion décréditée en tout lieu avoit perdu son ascendant jusques sur le peuple, &c. Vous avez en effet décrié les miracles de Jésus, comme l’abbé de Prades, pour relever le crédit de la religion. Vous avez dit que l’on ne pouvoit s’empêcher de croire l’Evangile de Jésus, parce qu’il étoit incroyable: ainsi Tertullien disoit hardiment, qu’il étoit sûr que le Fils de Dieu étoit mort, parce que cela étoit impossible: Mortuus est Dei Filius; hoc certum est quia impossibile. Ainsi par un raisonnement similaire, un géometre pourroit dire, qu’il est [568] évident que les trois angles d’un triangle ne sont pas égaux à deux droits, parce qu’il est évident qu’ils le sont. Mon ami

Jean-Jaques apprenez la logique, & ne prenez pas, comme Alcibiade, les hommes pour autant de têtes de choux.

C’est sans contredit un sort grand malheur de ne pas croire à la religion chrétienne, qui est la seule vraie entre mille autres qui prétendent aussi l’être: toutefois celui qui a ce malheur peut & doit croire en Dieu. Les fanatiques, les bonnes femmes, les enfans & le docteur Pansophe ne mettent point de distinction entre l’athée & le déiste. O Jean-Jaques! vous avez tant promis à Dieu & à la vérité de ne pas mentir; pourquoi mentez-vous contre votre conscience? Vous êtes, à ce que vous dites, le seul auteur de votre siecle & de plusieurs autres, qui ait écrit de bonne foi. Vous avez écrit sans doute de bonne foi que la loi chrétienne est, au fond, plus nuisible qu’utile à la forte constitution d’un Etat; que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves & sont lâches; qu’il ne faut pas apprendre le catéchisme aux enfans, parce qu’ils n’ont pas l’esprit de croire en Dieu, &c. Demandez à tout le monde si ce n’est pas le déisme tout pur; donc vous étes athée ou chrétien comme les déistes, ainsi qu’il vous plaira; car vous étes un homme inexplicable. Mais encore une fois apprenez la logique, & ne vous faites plus bruler mal-à-propos. Respectez, comme vous le devez, des honnêtes gens, qui n’ont pas du tout envie d’être athées ni mauvais raisonneurs ni calomniateurs. Si tout citoyen oisif est un fripon, voyez quel titre mérite un citoyen faussaire, qui est arrogant avec tout le monde, & qui vent être possesseur exclusif [569] de toute la religion, la vertu & la raison qu’il y a en Europe. Voe misero! lilia nigra videntur, pallentesque rosoe. Soyez chrétien, Jean-Jaques, puisque vous vous vantez de l’être à toute force; mais, au nom du bon sens & vérité, ne vous croyez pas le seul maître en Israël.

Docteur Pansophe, soyez modeste, s’il vous plaît; autre leçon importante. Pourquoi dire à l’Archevéque de Paris que vous étes né avec quelques talens? Vous n’êtes surement pas né avec le talent de l’humilité ni de la justesse d’esprit. Pourquoi dire au public que vous avez refusé l’éducation d’un Prince, & avertir fiérement qui il appartiendra, de ne pas vous faire dorénavant de pareilles propositions? Je crois que cet avis au public est plus vain qu’utile: quand même Diogene, une fois connu, diroit aux passans; achetez votre maître, on le laisseroit dans son tonneau avec tout son orgueil & toute sa folie. Pourquoi dire que la mauvaise profession de foi du Vicaire Allobroge est le meilleur écrit qui ait paru dans ce siecle? Vous mentez fiérement, Jean-Jaques: un bon écrit est celui qui éclaire les hommes & les confirme dans le bien; & un mauvais écrit est celui qui épaissit le nuage qui leur cache la vérité, qui les plonge dans de nouveaux doutes, & les laisse sans principes. Pourquoi répéter continuellement avec une arrogance sans exemple, que vous bravez vos sots lecteurs & le sot public? Le public n’est pas sot: il brave à son tour la démence qui vit & médit à ses dépens. Pourquoi, ô docteur Pansophe! dites-vous bonnement? Qu’un Etat sensé auroit élevé des statues à l’Auteur d’Emile? C’est que l’Auteur d’Emile est comme un enfant, qui, après avoir soufflé des boules de [570] savon, ou fait des ronds en crachant dans un puits, se regarde comme un Etre très-important. Au reste, Docteur, si on ne vous a pas élevé des statues on vous a gravé; tout le monde peut contempler votre visage & votre gloire au coin des rues. Il me semble que c’en est bien assez pour un homme qui ne veut pas être philosophe, & qui en effet ne l’est pas. Quàm pulchrum est digito monstrari, & dicier, hic est! Pourquoi mon ami Jean-Jaques vante-t-il à tout propos sa vertu, son mérite & ses talens? C’est que l’orgueil de l’homme peut devenir aussi fort que la bosse des chameaux de l’Idumée, ou que la peau des Onagres du désert. Jésus disoit qu’il étoit doux & humble de coeur: Jean-Jaques, qui prétend être son écolier, mais un écolier mutin qui chicane souvent avec son maître, n’est ni doux ni humble de coeur. Mais ce ne sont pas-là mes affaires. Il pourroit cependant apprendre que le vrai mérite ne consiste pas à être singulier, mais à être raisonnable. L’allemand Corneille Agrippa a abboyé long-tans avant lui contre les sciences & les savans; malgré cela il n’étoit point du tout un grand homme.

Docteur Pansophe, on m’a dit que vous vouliez aller en Angleterre. C’est le pays des belles femmes & des bons philosophes. Ces belles femmes & ces bons philosophes seront peut-être curieux de vous voir, & vous vous serez voir. Les gazetiers tiendront un registre exact de tous vos faits & gestes, & parleront du grand Jean-Jaques comme de l’éléphant du Roi & du zébre de la Reine; car les Anglois s’amusent des productions rares de toutes especes, quoiqu’il soit rare qu’ils estiment. On vous montrera au doigt à la comédie, si vous y [571] allez; & on dira: le voilà cet éminent génie qui nous reproche de n’avoir pas un bon naturel, & qui dit que les sujets Sa Majesté ne sont pas libres! C’est-là ce prophete du lac de Geneve, qui a prédit au verset 45e. de son apocalypse nos malheurs & notre ruine, parce que nous sommes riches. On vous examinera avec surprise depuis les pieds jusqu’à la tête, en réfléchissant sur la folie humaine. Les Angloises qui sont, vous dis-je, très-belles, riront lorsqu’on leur dira que vous voulez que les femmes ne soient que des femmes, des femelles d’animaux, qu’elles s’occupent uniquement du soin de faire la cuisine pour leurs maris, de raccommoder leurs chemises & de leur donner, dans le sein d’une vertueuse ignorance, du plaisir & des enfans. La belle & spirituelle Duchesse d’A...., Myladis de... de... leveront les épaules, & les hommes vous oublieront en admirant leur visage & leur esprit. L’ingénieux Lord W... e, le savant Lord L.... n, les philosophes Mylord C... d, le Duc de G... n, Sir F-x, Sir C... d, & tant d’autres, jetteront peut-être un coup d’oeil sur vous, & iront de-là travailler au bien public ou cultiver les belles-lettres, loin du bruit & du peuple, sans être pour cela des animaux dépravés. Voilà, mon ami Jean-Jaques, ce que j’ai lu dans le grand livre du destin; mais vous en serez quitte pour mépriser souverainement les Anglois, comme vous avez méprisé les François, & votre mauvaise humeur les sera rire. Il y auroit cependant un parti à prendre pour soutenir votre crédit & vous faire, peut-être à la longue élever des statues: ce seroit de fonder une église de votre religion que personne ne comprend; mais ce n’est pas là une affaire. Au lieu de prouver [572] votre million par des miracles qui vous déplaisent, ou par la raison que vous ne connoissez pas, vous en appellerez au sentiment intérieur, à cette voix divine qui parle si haut dans le coeur des illuminés, & que personne n’entend. Vous deviendrez puissant en œuvres & en paroles, comme George Fox, le Révérend Whitfield, &c. sans avoir à craindre l’animadversion de la police, car les Anglois ne punissent point ces folies-là. Après avoir prêché & exhorté vos disciples, dans vôtre style apocalyptique, vous les menerez brouter l’herbe dans Hyde Park, ou manger du gland dans la forêt de Windsor, en leur recommandant toutefois de ne pas se battre comme les autres Sauvages, pour une pomme bu une racine, parce que la police corrompue des Européens ne vous permet pas de suivre votre systême dans toute son étendue. Enfin lorsque vous aurez consommé ce grand ouvrage, & que vous sentirez les approches de la mort, vous vous traînerez à quatre pattes dans l’asssemblée des bêtes, & vous leur tiendrez, ô Jean-Jaques! le langage suivant:

«Au nom de la sainte vertu. Amen. Comme ainsi soit, mes Freres, que j’ai travaillé sans relâche à vous rendre sots & ignorans, je meurs avec la consolation d’avoir réussi, & de n’avoir point jetté mes paroles en l’air. Vous savez que j’ai établi des cabarets pour y noyer votre raison, mais point d’académies pour la cultiver; car encore une fois, un ivrogne vaut mieux que tous les philosophes de l’Europe. N’oubliez jamais mon histoire du régiment de St. Gervais dont tous les officiers & les soldats ivres dansoient avec édification dans la place publique de Geneve, comme un [573] saint Roi juif dansa autrefois devant l’arche. Voilà les honnêtes gens. Le vin & l’ignorance sont le sommaire de toute la sagesse. Les hommes sobres sont sous: les ivrognes sont francs & vertueux. Mais je crains ce qui peut arrive; c’est-à-dire, que la science, cette mere de tous les crimes & de tous les vices, ne se glisse parmi vous. L’ennemi rôde autour de vous; il a la subtilité du serpent & la force du lion; il vous menace. Peut-être, hélas! bientôt le luxe, les arts, la philosophie, la bonne chere, les auteurs, les perruquiers, les prêtres & les marchandes de mode vous empoisonneront & ruineront mon ouvrage. O saint vertu! détourne tous ces maux! Mes petits enfans obstinez-vous dans votre ignorance & votre simplicité; c’est-à-dire, soyez toujours vertueux, car c’est la même chose. Soyez attentifs à mes paroles: que ceux qui ont des oreilles entendent. Les mondains vous ont dit: Nos institutions sont bonnes; elles nous rendent heureux: & moi je vous dis que leurs institutions sont abominables & les rendent mal heureux. Le vrai bonheur de l’homme est de vivre seul, de manger des fruits sauvages, de dormir sur la terre nue ou dans le creux d’un arbre, & de ne jamais penser. Les mondains vous ont dit: Nous ne sommes pas des bêtes féroces, nous faisons du bien à nos semblables; nous punissons les vices, & nous nous aimons les uns & les autres: & moi je vous dis que tous les Européens sont des bêtes féroces ou des fripons; que toute l’Europe ne sera bientôt qu’un affreux désert; que les mondains ne sont du bien que pour faire du mal; qu’ils se haïssent tous & qu’ils récompensent [574] le vice. O sainte vertu! Les mondains vous ont dit: Vous êtes des fous; l’homme est fait pour vivre en société & non pour manger du gland dans les bois: & moi je vous dis que vous êtes les seuls sages, & qu’ils sont sous & méchans: l’homme n’est pas plus fait pour la société, qui est nécessairement l’école du crime, que pour aller voler sur les grands chemins. O mes petits enfans, restez dans les bois, c’est la place de l’homme: ô sainte vertu! Emile, mon premier disciple, est selon mon coeur; il me succédera. Je lui ai appris à lire, & à écrire, & à parler beaucoup; c’en, est assez pour vous gouverner. Il vous lira quelquefois la Bible, l’excellente histoire de Robinson Crusoé & mes ouvrages; il n’y a que cela de bon. La religion ce je vous ai donnée est sort simple: adorez un Dieu; mais ne parlez pas de lui à vos enfans; attendez qu’ils devinent d’eux-mêmes qu’il y en a un. Fuyez les médecins des ames comme ceux des corps; ce sont des charlatans: quand l’ame est malade, il n’y a point de guérison à espérer, parce que j’ai dit clairement que le retour à la vertu est impossîble: cependant les Homélies éloquentes ne sont pas inutiles; il est bon de désespérer les médians & de les faire sécher de honte ou de douleur, en leur montrant la beauté de la vertu qu’ils ne peuvent plus aimer. J’ai cependant dit le contraire dans d’autres endroits; mais cela n’est rien. Mes petits enfans, je vous répete encore ma grande leçon, bannissez d’entre vous la raison & la philosophie, comme elles sont bannies de mes livres. Soyez machinalement vertueux; ne pensez jamais, ou que très-rarement; rapprochez-vous sans [575] cesse de l’état des bêtes qui est votre état naturel. A ces causes, je vous recommande la sainte vertu. Adieu, mes petits enfans; je meurs. Que Dieu vous soit en aide! Amen."

Docteur Pansophe, écoutez à présent ma profession de foi; vous l’avez rendue nécessaire: la voici telle que je l’offrirois hardiment au public, qui est mon juge & le vôtre.

J’adore un Dieu créateur, intelligent, vengeur & rémunérateur; je l’aime & le sers le mieux que je puis dans les hommes mes semblables: O Dieu! qui vois mon coeur & ma raison, pardonne-moi mes offenses, comme je pardonne celles de Jean-Jaques Pansophe, & fais que je t’honore toujours mes semblables.

Pour le reste, je crois qu’il fait jour en plein midi, & que les aveugles ne s’en apperçoivent point. Sur ce, grand docteur Pansophe, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, & suis philosophiquement votre ami & serviteur.

V***

FIN.


public domain mark