JEAN JACQUES ROUSSEAU

COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,

IN-4°, 1780-1789.

VOLUME 6

Mélanges,
tome premier

L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.

J.M. GALLANAR, ÉDITEUR


TABLE

JEAN JACQUES ROUSSEAU CITOYEN DE GENEVE, A CHRISTOPHE DE BEAUMONT p.5.

LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE p.120.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU CITOYEN DE GENEVE, A M. D’ALEMBERT p.419

RÉPONSE A UNE LETTRE ANONYME DONT LE CONTENU SE TROUVE EN CARACTERE ITALIQUE DANS CETTE RÉPONSE. p.601

DE L’IMITATION THÉÂTRAL; ESSAI TIRE DES DIALOGUES DE PLATON. P.607


JEAN JACQUES ROUSSEAU

CITOYEN DE GENEVE,

A CHRISTOPHE DE BEAUMONT,

Archevéque de Paris, Duc de St. Cloud, Pair de France, Commander de l’Ordre du St. Esprit, Proviseur de Sorbonne, etc.

Da venian si quid liberus dixi, non ad contumeliam tuam, sed ad desensionem meam. Praesumsi enim de gravitate & prudentia tua, quia potes considerare quantam mihi respondendi necessitatem imposueris.

Aug. Epist. 238 ad Pascent.

GENEVE.

M. DCC. LXXXI.

[1762, octobre - 16 novembre; Bibliothéque publique de Neuchâtel (brouillon); A Amsterdam, Marc Michel Rey, 1763; le Pléiade édition, t. IV, pp. 925-1007. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto edition, t. VI, pp. 3-118 (Melanges t. I)]

[5]

Jean Jacques Rousseau,

Citoyen de Geneve,

à Christophe
de Beaumont,

Archevêque de Paris.

Pourquoi faut-il, Monseigneur, que j’aie quelque chose à vous dire? Quelle langue commune pouvons-nous parler, comment pouvons-nous nous entendre, & qu’y a-t-il entre vous & moi?

Cependant, il faut vous répondre; c’est vous-même qui m’y forcez. Si vous n’eussiez attaqué que mon livre, je vous aurois laissé dire: mais vous attaquez aussi ma personne; &, plus vous avez d’autorité parmi les hommes, moins il m’est permis de me taire, quand vous voulez me déshonorer.

Je ne puis m’empêcher, en commençant cette Lettre, de réfléchir sur les bizarreries de ma destinée. Elle en a qui n’on tété que pour moi.

J’étois né avec quelque talent; le public l’a jugé ainsi. Cependant j’ai passé ma jeunesse dans une heureuse obscurité, dont je ne cherchois point à sortir. Si je l’avois cherché, cela même eût été une bizarrerie que durant tout le feu du premier âge je n’eusse pu réussir, & que j’eusse trop réussi dans la suite, quand ce feu commençoit à passer. J’approchois de ma quarantieme année, & j’avois, au-lieu d’une fortune que j’ai toujours méprisée, & d’un nom qu’on m’a [6] fait payer si cher, le repos & des amis, les deux seuls biens dont mon coeur soit avide. Une misérable question d’Académie m’agitant l’esprit malgré moi, me jetta dans un métier pour lequel je n’étois point fait; un succès inattendu m’y montra des attraits qui me séduisirent. Des foules d’adversaires m’attaquerent sans m’entendre, avec une étourderie qui me donna de l’humeur, & avec un orgueil qui m’en inspira peut-être. Je me défendis, &, de dispute en dispute, je me sentis engagé dans la carriere, presque sans y avoir pensé. Je me trouvai devenu, pour ainsi dire, Auteur, à l’âge où l’on cesse de l’être, & homme de Lettres par mon mépris même pour cet état. Dès-là, je fus dans le public quelque chose: mais aussi le repos & les amis disparurent. Quels maux ne souffris-je point avant de prendre une assiette plus fixe, & des attachements plus heureux? Il fallut dévorer mes peines; il falut qu’un peu de réputation me tînt lieu de tout. Si c’est un dédommagement pour ceux qui sont toujours loin d’eux-mêmes, ce n’en fut jamais un pour moi.

Si j’eusse un moment compté sur un bien si frivole, que j’aurois été promptement désabusé! Quelle inconstance perpétuelle n’ai-je pas éprouvée dans les jugemens du public sur mon compte! J’étois trop loin de lui; ne me jugeant que sur le caprice ou l’intérêt de ceux qui le menent, à peine deux jours de suite avoit-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt j’étois un homme noir, & tantôt un ange de lumiere. Je me suis vu dans la même année vanté, fêté, recherché, même à la Cour; puis insulté, menacé, détesté, maudit; les soirs, on m’attendoit pour m’assassiner dans les rues; les matins [7] on m’annonçoit une lettre de cachet. Le bien & le mal couloient à-peu-près de la même source; le tout me venoit pour des chansons.

J’ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans les mêmes principes: toujours la même morale, la même croyance, les mêmes maximes, et, si l’on veut, les mêmes opinions. Cependant on a porté des jugemens opposés de mes livres, ou plutôt, de l’Auteur de mes livres; parce qu’on m’a jugé sur les matieres que j’ai traitées, bien plus que sur mes sentiments. Après mon premier discours, j’étois un homme à paradoxes, qui se faisoit un jeu de prouver ce qu’il ne pensoit pas: après ma lettre sur la Musique françoise, j’étois l’ennemi déclaré de la Nation; il s’en faloit peu qu’on ne m’y traitât en conspirateur; on eût dit que le sort de la Monarchie étoit attaché à la gloire de l’Opéra: après mon Discours sur l’inégalité, j’étois athée & misanthrope: après la lettre à M. D’Alembert, j’étois le défenseur de la morale chrétienne: après l’Héloise, j’étois tendre & doucereux;maintenant je suis un impie; bientôt peut-être serai-je un dévot.

Ainsi va flottant le sot public sur mon compte, sachant aussi peu pourquoi il m’abhorre, que pourquoi il m’aimoit auparavant. Pour moi, je suis toujours demeuré le même: plus ardent qu’éclairé dans mes recherches, mais sincere en tout, même contre moi; simple & bon, mais sensible & foible; faisant souvent le mal, & toujours aimant le bien; lié par l’amitié, jamais par les choses, & tenant plus à mes sentiments qu’à mes intérêts; n’exigeant rien des hommes & [8] n’en voulant point dépendre, ne cédant pas plus à leurs préjugés qu’à leurs volontés, & gardant la mienne aussi libre que ma raison: craignant Dieu sans peur de l’enfer, raisonnant sur la Religion sans libertinage, n’aimant ni l’impiété ni le fanatisme, mais haîssant les intolérants encore plus que les esprits-forts; ne voulant cacher mes façons de penser à personne, sans fard, sans artifice en toute chose, disant mes fautes à mes amis, mes sentiments à tout le monde, au public ses vérités sans flaterie & sans fiel, & me souciant tout aussi peu de le fâcher que de lui plaire. Voilà mes crimes, & voilà mes vertus.

Enfin lassé d’une vapeur enivrante qui enfle sans rassasier, excédé du tracas des oisifs surchargés de leur tems & prodigues du mien, soupirant après un repos si cher à mon coeur & si nécessaire à mes maux, j avois posé la plume avec joie. Content de ne l’avoir prise que pour le bien de mes semblables, je ne leur demandois pour prix de mon zele que de me laisser mourir en paix dans ma retraite, & de ne m’y point faire de mal. J’avois tort; des huissiers sont venus me l’apprendre, & c’est à cette époque, où j’espérois qu’alloient finir les ennuis de ma vie, qu’ont commencé mes plus grands malheurs. Il y a déja dans tout cela quelques singularités; ce n’est rien encore. Je vous demande pardon, Monseigneur, d’abuser de votre patience: mais avant d entrer dans les discussions que je dois avoir avec vous, il faut parler de ma situation présente, & des causes qui m’y ont réduit.

Un Genevois fait imprimer un Livre en Hollande, & par arrêt du Parlement de Paris ce Livre est brulé sans respect [9] pour le Souverain dont il porte le privilege. Un Protestant propose en pays protestant des objections contre l’Eglise Romaine, & il est décrété par le Parlement de Paris. Un Républicain fait dans une République des objections contre l’Etat monarchique, & il est décrété par le Parlement de Paris. Il faut que le Parlement de Paris ait d’étranges idées de son empire, & qu’il se croie le légitime Juge du genre humain.

Ce même Parlement, toujours si soigneux pour les François de l’ordre des procédures, les néglige toutes dès qu’il s’agit d’un pauvre étranger. Sans savoir si cet Etranger est bien l’Auteur du Livre qui porte son nom, s’il le reconnoît pour sien, si c’est lui qui l’a fait imprimer; sans égard pour son triste état, sans pitié pour les maux qu’il souffre, on commence par le décréter de prise de corps; on l’eût arraché de son lit pour le traîner dans les mêmes prisons où pourrissent les scélérats; on l’eût brûlé, peut-être même sans l’entendre: car qui sait si l’on eût pour suivis lu réguliérement des procédures si violemment commencées & dont on trouveroit à peine un autre exemple, même en pays d’Inquisition? Ainsi c’est pour moi seul qu’un Tribunal si sage oublie sa sagesse; c’est contre moi seul, qui croyois y être aimé, que ce peuple, qui vante sa douceur, s’arme de la plus étrange barbarie; c’est ainsi qu’il justifie la préférence que je lui ai donnée sur tant d’asyles que je pouvois choisir au même prix! Je ne sais comment cela s’accorde avec le droit des gens, mais je sais bien qu’avec de pareil les procédures la liberté de tout homme, & peut-être sa vie, est à la merci du premier Imprimeur.

[10] Le Citoyen de Geneve ne doit rien à des Magistrats injustes & incompétents, qui, sur un réquisitoire calomnieux, ne le citent pas, mais le décretent. N’étant point sommé de comparoître, il n’y est point obligé. L’on n’emploie contre lui que la force, & il s’y sous trait. Il secoue la poudre de ses souliers, & sort de cette terre hospitaliere où l’on s’empresse d’opprimer le foible, & où l’on donne des fers à l’étranger avant de l’entendre, avant de savoir si l’acte dont on l’accuse est punissable, avant de savoir s’il l’a commis.

Il abandonne en soupirant sa chere solitude. Il n’a qu’un seul bien, mais précieux, des amis, il les fuit. Dans sa foiblesse il supporte un long voyage; il arrive & croit respirer dans une terre de liberté; il s’approche de sa Patrie, de cette Patrie d ont il s’est tant vanté, qu’il a chérie & honorée: l’espoir d’y être accueilli le console de ses disgraces...... Que vais-je dire? Mon coeur se serre, ma main tremble, la plume en tombe; il faut se taire, & ne pas imiter le crime de Cam. Que ne puis-je dévorer en secret la plus a mere de mes douleurs!

Et pourquoi tout cela? Je ne dis pas, sur quelle raison? mais, sur quel prétexte? On ose m’accuser d’impiété! sans songer que le Livre où l’on la cherche est entre les mains de tout le monde. Que ne donneroit-on point pour pouvoir supprimer cette piece justificative, & dire qu’elle contient tout ce qu’on a feint d’y trouver! Mais elle restera, quoiqu’on fasse; & en y cherchant les crimes reprochés à l’Auteur, la postérité y verra dans ses erreurs mêmes que les torts d’un ami de la vertu.

J’éviterai de parler de mes contemporains; je ne veux nuire [11] à personne. Mais l’Athée Spinoza enseignoit paisiblement sa doctrine; il faisoit sans obstacle imprimer ses Livres, on les débitoit publiquement; il vint en France, & il y fut bien reçu; tous les Etats lui étoient ouverts, par-tout il trouvoit protection ou du moins sûreté; les Princes lui rendoient des honneurs, lui offroient des chaires; il vécut & mourut tranquille, & même considéré. Aujourd’hui, dans le siecle tant célébré de la philosophie, de la raison, de l’humanité; pour avoir proposé avec circonspection, même avec respect & pour l’amour du genre humain, quelques doutes fondés sur la gloire même de l’Etre suprême, le défenseur de la cause de Dieu, flétri, proscrit, pour suivi d’Etat en Etat, d’asyle en asyle, sans égard pour son indigence, sans pitié pour ses infirmités, avec un acharnement que n’éprouva jamais aucun malfaiteur & qui seroit barbare, même contre un homme en santé, se voit interdire le feu & l’eau dans l’Europe presque entiere; on le chasse du milieu des bois; il faut toute la fermeté d’un Protecteur illustre, & toute la bonté d’un Prince éclairé, pour le laisser en paix au sein des montagnes. Il eût passé le reste de ses malheur un jours dans les fers, il eût péri, peut-être, dans les supplices, si, durant le premier vertige qui gagnoit les Gouvernements, il se fût trouvé à la merci de ceux qui l’ont persécuté.

Echappé aux bourreaux, il tombe dans les mains des Prêtres; ce n’est pas là ce que je donne pour étonnant: mais un homme vertueux qui a l’ame aussi noble que la naissance, un illustre Archevêque qui devroit réprimer leur lâcheté, l’autorise; il n’a pas honte, lui qui devroit plaindre les opprimés, d’en [12] accabler un dans le fort de ses disgraces; lance, lui Prélat catholique, un Mandement contre un Auteur protestant; il monte sur son Tribunal pour examiner comme Juge, la doctrine particuliere d’un hérétique; et, quoiqu’il damne indistinctement quiconque n’est pas de son Eglise, sans permettre à l’accusé d’errer à sa mode, il lui prescrit en quelque sorte la route par laquelle il doit aller en Enfer. Aussi-tôt le reste de son Clergé s’empresse, s’évertue, s’acharne autour d’un ennemi qu’il croit terrassé. Petits & grands, tout s’en mêle; le dernier Cuistre vient trancher du capable; il n’y a pas un sot en petit collet, pas un chétif habitué de Paroisse, qui, bravant à plaisir celui contre qui sont réunis leur Sénat & leur Evêque, ne veuille avoir la gloire de lui porter le dernier coup de pied.

Tout cela, Monseigneur, forme un concours dont je suis le seul exemple; & ce n’est pas tout..... Voici, peut-être, une des situations les plus difficiles de ma vie; une de celles où la vengeance & l’amour-propre sont les plus aisés à satisfaire, & permettent le moins à l’homme juste d’être modéré. Dix lignes seulement, & je couvre mes persécuteurs d’un ridicule ineffaçable. Que le public ne peut-il savoir deux anecdotes, sans que je les dise! Que ne connoît-il ceux qui ont médité ma ruine, & ce qu’il sont fait pour l’exécuter! Par quels méprisabe les insectes, par quels ténébreux moyens il verroit s’émouvoir les Puissances! Quels levains il verroit s’échauffer par leur pourriture, & mettre le Parlement en fermentation! Par quelle risible cause il verroit les Etats de l’Europe se liguer contre le fils d’un horloger! Que je [13] jouirois avec plaisir de sa surprise, si je pouvois n’en être pas l’instrument!

Jusqu’ici ma plume, hardie à dire la vérité, mais pure de toute satyre, n’a jamais compromis personne, elle a toujours respecté l’honneur des autres, même en défendant le mien. Irois-je en la quittant la souiller de médisance; & la teindre des noirceurs de mes ennemis? Non, laissons-leur l’avantage de porter leurs coups dans les ténebres. Pour moi, je ne veux me défendre qu’ouvertement, & même je ne veux que me défendre. Il suffit pour cela de ce qui est su du public, ou de ce qui peut l’êtres ans que personne en soit offensé.

Une chose étonnante de cette espece, & que je puis dire, est de voir l’intrépide Christophe de Beaumont, qui ne sait plier sous aucune puissance, ni faire aucune paix avec les Jansénistes, devenir, sans le savoir, leur satellite & l’instrument de leur animosité; de voir leur ennemi le plus irréconciliable sévir contre moi pour avoir refusé d’embrasser leur parti, pour n’avoir point voulu prendre la plume contre les Jésuites, que je n’aime pas, mais dont je n’ai point àme plaindre, & que je vois opprimés. Daignez, Monseigneur, jetter les yeux sur le sixieme Tome de la nouvelle Héloise, premiere édition; vous trouverez dans la note de la page 138* [*De la premiere Edition, répondant à la page 422 du Tome II, de cette Edition in 4. & p. 218 du Tome IV. in 8 & in 12] la véritable source de tous mes malheurs. J’ai prédit dans cette note (car je me mêle aussi quelquefois de prédire) qu’aussi-tôt que les Jansénistes seroient les maîtres, ils seroient plus intolérants & plus durs que leurs ennemis. Je ne savois pas alors que ma [14] propre histoire vérifieroit si bien ma prédiction. Le fil de cette trame ne seroit pas difficile à suivre à qui sauroit comment mon Livre a été déféré. Je n’en puis dire davantage sans en trop dire, mais je pouvois au moins vous apprendre par quelles gens vous avez été conduit sans vous en douter.

Croira-t-on que quand mon Livre n’eût point été déféré au Parlement, vous ne l’eussiez pas moins attaqué? D’autres pourront le croire ou le dire; mais vous, dont la conscience ne sait point souffrir le mensonge, vous ne le direz pas. Mon Discours sur l’inégalité a couru votre Diocese, & vous n’avez point donné de Mandement. Ma lettre à M. d’Alembert a couru votre Diocese, & vous n’avez point donné de Mandement. La nouvelle Héloîse a couru votre Diocese, & vous n’avez point donné de Mandement. Cependant tous ses livres, que vous avez lus, puisque vous les jugez, respirent les mêmes maximes; les mêmes manieres depenser n’y sont pas plus déguisées: si le sujet ne les a pas rendu susceptibles du même développement, elles gagnent en force ce qu’elles perdent en étendue, & l’on y voit la profession de foi de l’auteur exprimée avec moins de réserve que celle du Vicaire Savoyard. Pourquoi donc n’avez-vous rien dit alors? Monseigneur, votre troupeau vous étoit-il moins cher? Me lisoit-il moins? Goût oit-il moins mes Livres? étoit-il moins exposé à l’erreur? Non, mais il n’y avoit point alors de Jésuites à proscrire; des traîtres ne m’avoient point encore enlacé dans leurs pieges; la note fatale n’étoit point connue, et, quand elle le fut, le public avoit déja donné son suffrage au Livre, il étoit trop tard pour faire du bruit. On ai ma mieux différer, [15] on attendit l’occasion, on l’épia, on la saisit, on s’en prévalut avec la fureur ordinaire aux dévots; on ne parloit que de chaînes & de buchers; mon Livre étoit le Tocsin de l’Anarchie, & la Trompette de l’Athéisme; l’Auteur étoit un monstre à étouffer, on s’étonnoit qu’on l’eût si long-temps laissé vivre. Dans cette rage universelle, vous eû tes honte de garder le silence: vous aimâtes mieux faire un acte de cruauté que d’être accusé de manquer de zele, & servir vos ennemis que d’essuyer leurs reproches. Voilà, Monseigneur, convenez-en, le vrai motif de votre Mandement; & voilà, ce me semble, un concours de faits assez singuliers pour donner à mon sort le nom de bizarre.

Il y a long-temps qu’on a substitué des bienséances d’état à la justice. Je sais qu’il est des circonstances malheureuses qui forcent un homme public à sévir malgré lui contre un bon Citoyen. Qui veut être modéré parmi des furieux, s’expose à leur furie; & je comprends que dans un déchaînement pareil à celui dont je suis la victime, il faut hurler avec les Loups, ou risquer d’être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous ayez donné un Mandement contre mon Livre, mais je me plains que vous l’ayez donné contre ma personne avec aussi peu d’honnêteté que de vérité; je me plains qu’autorisant par votre propre langage celui que vous me reprochez d’avoir mis dans la bouche de l’inspiré, vous m’accabliez d’injures qui, sans nuire à ma cause, attaquent mon honneur ou plutôt le vôtre; je me plains que de gayeté de coeur, sans raison, sans nécessité, sans respect, au moins pour mes malheurs, vous m’outragiez d’un ton si peu digne [16] de votre caractere. & que vous avois-je donc fait, moi qui parlai toujours de vous avec tant d’estime; moi qui tant de fois admirai votre inébranlable fermeté, en déplorant, il est vrai, l’usage que vos préjugés vous en faisoient faire; moi qui toujours honorai vos moeurs, qui toujours respectai vos vertus, & qui les respecte encore, aujourd’hui que vous m’avez déchiré?

C’est ainsi qu’on se tire d’affaire quand on veut quereller & qu’on a tort. Ne pouvant résoudre mes objections, vous m’en avez fait des crimes: vous avez cru m’avilir en me maltraitant, & vous vous êtes trompé; sans affoiblir mes raisons, vous avez intéressé les coeurs généreux à mes disgraces; vous avez fait croire aux gens sensés qu’on pouvoit ne pas bien juger du livre, quand on jugeoit si mal de l’auteur.

Monseigneur, vous n’avez été pour moi ni humain ni généreux; et, non-seulement vous pouviez l’être sans m’épargner aucune des choses que vous avez dites contre mon ouvrage, mais elles n’en auroient fait que mieux leur effet. J’avoue aussi que je n’avois pas droit d’exiger de vous ces vertus, ni lieu de les attendre d’un homme d’Eglise. Voyons si vous avez été du moins équitable & juste; car c’est un devoir étroit imposé à tous les hommes, & les saints mêmes n’en sont pas dispensés.

Vous avez deux objets dans votre Mandement: l’un, de censurer mon Livre; l’autre, de décrier ma personne. Je croirai vous avoir bien répondu, si je prouve que partout où vous m’avez réfuté, vous avez mal raisonné, & que [17] par-tout où vous m’avez insulté, vous m’avez calomnié. Mais quand on ne marche que la preuve à la main, quand on est forcé par l’importance du sujet & parla qualité de l’adversaire à prendre une marche pesante & à suivre pied-à-pied toutes ses censures, pour chaque mot il faut des pages; & tandis qu’une courte satyre amuse, une longue défense ennuye. Cependant il faut que je me défende, ou que je reste chargé par vous des plus fausses imputations. Je me défendrai donc, mais je défendrai mon honneur plutôt que mon livre. Ce n’est point la profession de foi du Vicaire Savoyard que j’examine, c’est le Mandement de l’Archevêque de Paris; & ce n’est que le mal qu’il dit de l’éditeur, qui me force à parler de l’ouvrage. Je me rendrai ce que je me dois, parce que je le dois; mais sans ignorer que c’est une position bien triste que d’avoir à se plaindre d’un homme plus puissant que soi, & que c’est une bien fade lecture que la justification d’un innocent.

Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes Ecrits, & que j’ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j’étois capable, est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice & l’ordre; qu’il n’y a point de perversité originelle dans le coeur humain, & que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J’ai fait voir que l’unique passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour-propre, est une passion indifférente en elle-même au bien & au mal; qu’elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident & [18] selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J’ai montré que tous les vices qu’on impute au coeur humain ne lui sont point naturels; j’ai dit la maniere dont ils naissent; j’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, & j’ai fait voir comment, par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils sont.

J’ai encore expliqué ce que j’entendois par cette bonté originelle qui ne semble passe déduire de l’indifférence au bien & au mal, naturelle à l’amour de foi. L’homme n’est pas un être simple; il est composé de deux substances. Si tout le monde ne convient pas de cela, nous en convenons vous & moi, & j’ai tâché de le prouver aux autres. Cela prouvé, l’amour de soi n’est plus une passion simple; mais elle a deux principes, savoir, l’être intelligent & l’être sensitif, dont le bien-être n’est pas le même. L’appétit des sens tend à celui du corps, & l’amour de l’ordre à celui de l’ame. Ce dernier amour, développé & rendu actif, porte le nom de conscience; mais la conscience ne se développe & n’agit qu’avec les lumieres de l’homme. Ce n’est que par ces lumieres qu’il parvient à connoître l’ordre, & ce n’est que quand il le connoît que sa conscience le porte à l’aimer. La conscience est donc nulle dans l’homme qui n’a rien comparé, & qui n’a point vu ses rapports. Dans cet état l’homme ne connoît que lui; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne; il ne hait ni n’aime rien;borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête; c’est ce que j’ai fait voir dans mon Discours sur l’inégalité.

Quand, par un développement dont j’ai montré le [19] progrès, les hommes commencent à jetter les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports & les rapports des choses, à prendre des idées de convenance de justice & d’ordre; le beau moral commence à leur devenir sensible & la conscience agit. Alors ils ont des vertus; & s’ils ont aussi des vices, c’est parce que leurs intérêts se croisent & que leur ambition s’éveille, à mesure que leurs lumieres s’étendent. Mais tant qu’il ya moins d’opposition d’intérêts que de concours de lumieres, les hommes sont essentiellement bons. Voilà le second état.

Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s’entre choquent, quand l’amour de soi mis en fermentation devient amour-propre; que l’opinion, rendant l’univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis nés les uns des autres, & fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d’autrui: alors la conscience, plus foible que les passions exaltées, est étouffée par elles, & ne reste plus dans la bouche des hommes qu’un mot fait pour se tromper mutuellement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier ses intérêts à ceux du public, & tous mentent. Nul ne veut le bien public que quand il s’accorde avec le sien; aussi cet accord est-il l’objet du vrai politique qui cherche à rendre les peuples heureux & bons. Mais c’est ici que je commence à parler une langue étrangere, aussi peu connue des lecteurs que de vous.

Voilà, Monseigneur, le troisieme & dernier terme, au-delà duquel rien ne reste à faire; & voilà comment l’homme étant bon, les hommes deviennent méchants. C’est à [20] chercher comment il faudroit s’y prendre pour les empêcher de devenir tels, que j’ai consacré mon Livre. Je n’ai pas affirmé que dans l’ordre actuel la chose fût absolument possible; mais j’ai bien affirmé, & j’affirme encore, qu’il n’y a pour en venir à bout d’autres moyens que ceux que j’ai proposés.

Là-dessus vous dites que mon plan d’éducation, loin de s’accorder avec le Christianisme, n’est pas même propre à faire des Citoyens ni des hommes;*[*Mandement, III. (Ce Mandement de Monseigner l’Archevêque de Paris, sera imprimé, avec l’Arrêt du Parlement sur Emile, dans le premier du Supplément.)] & votre unique preuve est de m’opposer le péché originel. Monseigneur, il n’y a d’autre moyen de se délivrer du péché originel & de ses effets, que le baptême. D’où il suivroit, selon vous, qu’il n’y auroit jamais eu de Citoyens ni d’hommes que des Chrétiens. Ou niez cette conséquence, ou convenez que vous avez trop prouvé.

Vous tirez vos preuves de si haut que vous me forcez d’aller aussi chercher loin mes réponses. D’abord il s’en faut bien, selon moi, que cette doctrine du péché originel, sujette à des difficultés si terribles, ne soit contenue dans l’écriture, ni si clairement ni si durement qu’il a plu au rhéteur Augustin & à nos Théologiens de la bâtir; & le moyen de concevoir que Dieu crée tant d’ames innocentes & pures, tout exprès pour les joindre à des corps coupables, pour leur y faire contracter la corruption morale, & pour les condamner toutes à l’enfer, sans autre crime que cette union qui est son ouvrage? Je ne dirai pas si (comme vous vous [21] en vantez)vous éclaircissez par ce systême le mystere de notre coeur, mais je vois que vous obscurcissez beaucoup la justice & la bonté de l’Etre suprême. Si vous levez une objection, c’est pour en substituer de cent fois plus fortes.

Mais au fond que fait cette doctrine à l’Auteur d’Emile? Quoiqu’il ait cru son Livre utile au genre-humain, c’est à des cChrétiens qu’il l’a destiné; c’est à des hommes lavés du péché originel & de ses effets, du moins quant à l’ame, par le Sacrement établi pour cela. Selon cette même doctrine, nous avons tous dans notre enfance recouvré l’innocence primitive; nous sommes tous sortis du baptême aussi sains de coeur qu’Adam sortit de la main de Dieu. Nous avons, direz-vous, contracté de nouvelles souillures: mais puisque nous avons commencé par en être délivrés, comment les avons-nous dére chef contractées? Le sang de Christ n’est-il donc pas encore assez fort pour effacer entiérement la tache, ou bien seroit-elle un effet de la corruption naturelle de notre chair; comme si, même indépendamment du péché originel, Dieu nous eût créés corrompus, tout exprès pour avoir le plaisir de nous punir? Vous attribuez au péché originel les vices des peuples que vous avouez avoir été délivrés du péché originel; puis vous me blâmez d’avoir donné une autre origine à ces vices. Est-il juste de me faire un crime de n’avoir pas aussi mal raisonné que vous?

On pourroit, il est vrai, me dire que ces effets que j’attribue au baptême* [*Si l’on disoit, avec le Docteur Thomas Burnet, que 1a corruption & la mortalité de la race humaine, suite du peche d’Adam, fut un effet naturel du fruit défendu; que cet aliment contenoit des sucs venimeux qui dérangerent toute l’économie animale, qui irriterent les passions, qui affoiblirent l’entendement, & qui porterent par-tout les principes du vice & de la mort: alors il faudroit convenir que la nature du remedé devant, se rapporter à celle du mal, le baptême devroit agir physiquement sur le corps de l’homme, lui rendre la conftitution qu’il avoit dans l’Etat d’innocence, &, sinon l’immortalité qui en dépendoit, du moins tous les effets moraux de l’économie animale rétablie.] ne paroissent par nul signe extérieur; [22] qu’on ne voit pas les Chrétiens moins enclins au mal que les infideles, au-lieu que, selon moi, la malice infuse du péché devroit se marquer dans ceux-ci par des différences sensibles. Avec les secours que vous avez dans la morale évangélique, outre le baptême, tous les Chrétiens, pour suivroit-on, devroient être des Anges; & les infideles, outre leur corruption originelle, livrés à leurs cultes erronés, devroient être des Démons. Je conçois que cette difficulté pressée pourroit devenir embarrassante: car que répondre à ceux qui me feroient voir que, relativement au genre-humain, l’effet de la rédemption faite à si haut prix, se réduit à-peu-près à rien?

Mais, Monseigneur, outre que je ne crois point qu’en bonne théologie on n’ait pas quelque expédient pour sortir de là; quand je conviendrois que le baptême ne rémedie point à la corruption de notre nature, encore n’en auriez-vous pas raisonné plus solidement. Nous sommes, dites-vous, pécheurs à cause du péché de notre premier pere; mais notre premier pere, pourquoi fut-il pécheur lui-même? Pourquoi la même raison par laquelle vous expliquerez son péché, ne seroit-elle pas applicable à ses descendants sans le péché originel; & [23] pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice, en nous rendant pécheurs & punissables par le vice de notre naissance, tandis que notre premier pere fut pécheur & puni comme nous sans cela? Le péché originel explique tout excepté son principe, & c’est ce principe qu’il s’agit d’expliquer.

Vous avancez que, par mon principe à moi, l’on perd de vue le rayon de lumiere qui nous fait connoitre le mystere de notre propre coeur;*[* Mandement, III.] & vous ne voyez pas que ce principe, bien plus universel, éclaire même la faute du premier homme,* [*Regimber contre une défense inutile & arbitraire est un penchant naturel, mais qui, loin d’étre vicieux en lui-même, eft conforme à l’ordre des chofes & à la bonne constitution de l’homme; puisqu’il seroit hors d’état de se conserver, s’il n’avoir un amour très vif pour lui-même & pour le maintien de tous ses droits; tels qu’il les a reçus de la nature. Celui qui pourvoit tout ne voudroit que ce qui lui seroit utile, mais un Etre foible dont la loi restreint & limite encore le pouvoir perd une partie de lui-même, & réclame en son coeur ce qui lui est ôté. Lui faire un crime de cela, seroit lui en faire un d’être lui & non pas un autre; ce seroit vouloir en même tems qu’il fût & qu’il ne fût pas. Aussi l’ordre enfreint par Adam me paroît-il moins une véritable défense qu’un avis paternel; c’est un avertissement de s’abstenir d’un fruit pernicieux qui donne la mort. Cette idée est assurement plus conforme à celle qu’on doit avoir de la bonté de Dieu & même au texte de la Genese, que celle qu’il plait aux Docteurs de nous prescrire; car quant à la menace de la double mort, on a fait voir que ce mot morte moricris n’a pas-l’.emphase qu’ils lui pretent, & n’eft qu’un hebraisine employé en d’autres endroits ou cette emphase ne peut avoir lieu.

Il y a de plus, un motif si naturel d’indulgence & de commisération dans la ruse du tentateur & dans la séduction de la femme, qu’à considérer dans toutes ses circonstances le péché d’Adam, l’on n’y peut trouver qu’une faute des plus légeres. Cependant, selon eux, quelle effroyable punition! Il est même impossible d’en concevoir une plus terrible; car quel châtiment eût pu porter Adam pour les plus grands crimes, que d’être condamné, lui & toute sa race, à la mort en ce monde, & à passer l’éternité dans l’autre dévorés des feux de l’enfer? Est-ce là la peine imposéé par le Dieu de miséricorde à un pauvre malheureux pour s’être laissé tromper? Que je hais la décourageante doctrine de nos durs Théologiens! si j’étois un moment tenté de l’admettre, c’est alors que je croirois blasphémer.] que le votre laisse dans l’obscurité. Vous [24] ne savez voir que l’homme dans les mains du Diable, & moi je vois comment il y est tombé; la cause du mal est, selon vous, la nature corrompue, & cette corruption même est un mal dont il faloit chercher la cause. L’homme fut créé bon; nous en convenons, je crois, tous les deux: mais vous dites qu’il est méchant, parce qu’il a été méchant; & moi je montre comment il a été méchant. Qui de nous, à votre avis, remonte le mieux au principe?

Cependant vous ne laissez pas de triompher à votre aise, comme si vous m’aviez terrassé. Vous m’opposez comme une objection insoluble ce mélange frappant de grandeur & de bassesse, d’ardeur pour la vérité & de goût pour l’erreur, d’inclination pour la vertu & de penchant pour le vice, qui se trouve en nous. Etonnant contraste, ajoutez-vous, qui déconcerte la philosophie paienne, & la laisse errer dans de vaines spéculations!* [Mandement, III.]

Ce n’est pas une vaine spéculation que la Théorie de l’homme, lorsqu’elle se fonde sur la nature, qu’elle marche à l’appui des faits par des conséquences bien liées, & qu’en nous menant à la source des passions, elle nous apprend à régler leur cours. Que si vous appellez philosophie paîenne [25] la profession de foi du Vicaire Savoyard, je ne puis répondre à cette imputation, parce que je n’y comprends rien;* [*A moins qu’elle ne se rapporte à l’accusation que m’intente M. de Beaumont dans la suite, d’avoir admis plusieurs Dieux.] mais je trouve plaisant que vous empruntiez presque ses propres termes,* [*Emile, Tome II. pag.;7 in 4. Tome III. pag. 56 in. 8. & in. 12.] pour dire qu’il n’explique pas ce qu’il a le mieux expliqué.

Permettez, Monseigneur, que je remette sous vos yeux la conclusion que vous tirez d’une objection si bien discutée, & successivement toute la tirade qui s’y rapporte.

L’homme se sent entraîné par une pente funeste, & comment se roidiroit-il contre elle, si son enfance n’étoit dirigée par des maîtres pleins de vertu, de sagesse, de vigilance, & si, durant tout le cours de sa vie il ne faisoit lui-même, sous la protection & avec les graces de son Dieu, des efforts puissans & continuels?

C’est-à-dire: Nous voyons que les hommes sont méchans, quoiqu’incessamment tyrannisés dès leur enfance; si donc on ne les tyrannisoit pas dès ce tems-là, comment parviendroit-on à les rendre sages; puisque, même en les tyrannisant sans cesse, il est impossible de les rendre tels?* [* Mandement, III.]

Nos raisonnements sur l’éducation pourront devenir plus sensibles, en les appliquant à un autre sujet.

Supposons, Monseigneur, que quelqu’un vînt tenir ce discours aux hommes.

«Vous vous tourmentez beaucoup pour chercher des [26] Gouvernements équitables & pour vous donner de bonnes loix. Je vais premiérement vous prouver que ce sont vos Gouvernements mêmes qui font les maux auxquels vous prétendez remédier par eux. Je vous prouverai, de plus, qu’il est impossible que vous ayez jamais ni de bonnes loix ni des Gouvernements équitables; & je vais vous montrer ensuite le vrai moyen de prévenir, sans gouvernements & sans loix, tous ces maux dont vous vous plaignez.»

Supposons qu’il expliquât après cela son systême & proposât son moyen prétendu. Je n’examine point si ce systême seroit solide & ce moyen praticable. S’il ne l’étoit pas, peut-être se contenteroit-on d’enfermer l’Auteur avec les foux, & l’on lui rendroit justice: mais si malheureusement il l’étoit, ce seroit bien pis, & vous concevez, Monseigneur, ou d’autres concevront pour vous, qu’il n’y auroit pas assez de buchers & de roues pour punir l’infortuné d’avoir eu raison. Ce n’est pas de cela qu’ils’agit ici.

Quel que fût le sort de cet homme, il est sûr qu’un déluge d’écrits viendroit fondre sur le sien. Il n’y auroit pas un Grimaud qui, pour faire sa Cour aux Puissances, & tout fier d’imprimer avec privilege du Roi, ne vînt lancer sur lui sa brochure & ses injures, & ne se vantât d’avoir réduit au silence celui qui n’auroit pas daigné répondre, ou qu’on auroit empêché de parler. Mais ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit.

Supposons, enfin, qu’un homme grave, & qui auroit son intérêt à la chose, crût devoir aussi faire comme les autres, & parmi beaucoup de déclamations & d’injures s’avisât [27] d’argumenter ainsi. Quoi, malheureux! vous voulez anéantir les Gouvernements & les Loix? Tandis que les Gouvernements & les Loix sont le seul frein du vice, & ont bien de la peine encore à le contenir? Que seroit-ce grand Dieu! si nous ne les avions plus? Vous nous ôtez les gibets & les roues; vous voulez établir un brigandage public. Vous êtes un homme abominable.

Si ce pauvre homme osoit parler, il diroit, sans doute: «Très-Excellent Seigneur, votre Grandeur fait une pétition de principe. Je ne dis point qu’il ne faut pas réprimer le vice, mais je dis qu’il vaut mieux l’empêcher de naître. Je veux pourvoir à l’insuffisance des loix, & vous m’alléguez l’insuffisance des Loix. Vous m’accusez d’établir les abus, parce qu’au-lieu d’y remédier, j’aime mieux qu’on les prévienne. Quoi! S’il étoit un moyen de vivre toujours en santé, faudroit-il donc le proscrire, de peur de rendre les médecins oisifs? Votre Excellence veut toujours voir des gibets & des roues, & moi je voudrois ne plus voir de malfaiteurs: avec tout le respect que je lui dois, je ne crois pas être un homme abominable.»

Hélas! M.T.C.F. Malgré les principes de l’éducation la plus saine & la plus vertueuse; malgré les promesses les plus magnifiques de la Religion & les manaces les plus terribles, les écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fréquens, trop multipliés. J’ai prouvé que cette éducation, que vous appellez la plus saine, étoit la plus insensée; que cette éducation, que vous appellez la plus vertueuse, donnoit aux enfants tous leurs vices; j’ai prouvé que toute la gloire du [28] paradis les tentoit moins qu’un morceau de sucre, & qu’ils craignoient beaucoup plus de s’ennuyer à Vêpres, que de brûler en Enfer; j’ai prouvé que les écarts de la jeunesse, qu’on se plaint de ne pouvoir réprimer par ces moyens, en étoient l’ouvrage. Dans quelles erreurs, dans quels excès, abandonnee a elle-meme, ne se precipiteroit-elle donc pas? La jeunesse ne s’égare jamais d’elle-même: toutes ses erreurs lui viennent d’être mal conduite. Les camarades & les maîtresses achevent ce qu’ont commencé les Prêtres & les Précepteurs; j’ai prouvé cela. C’est un torrent qui se déborde malgré les digues puissants qu’on lui avoit opposées: que seroit-ce donc si nul obstale ne suspendoit ses flots, & ne rompoit ses efforts? Je pourrois dire: c’est un torrent qui renverse vos impuissant digues & brise tout. Elargissez son lit & le laissez courir sans obstacle; il ne sera jamais de mal. Mais j’ai honte d’employer, dans un sujet aussi sérieux, ces figures de College, que chacun applique à sa fantaisie, & quine prouvent rien d’aucun côté.

Au reste, quoique, selon vous, les écarts de la jeunesse ne soient encore que trop fréquents, trop multipliés, à cause de la pente de l’homme au mal, il paroît qu’à tout prendre, vous n’êtes pas trop mécontent d’elle, que vous vous complaisez assez dans l’éducation saine & vertueuse que lui donnent actuellement vos maîtres pleins de vertus, de sagesse & de vigilance;que, selon vous, elle perdroit beaucoup à être élevée d’une autre maniere, & qu’au fond vous ne pensez pas de ce siecle, la lie des siecles, tout le mal que vous affectez d’en dire à la tête de vos Mandements.

[29] Je conviens qu’il est superflu de chercher de nouveaux plans d’Education, quand on est si content de celle qui existe: mais convenez aussi, Monseigneur, qu’en ceci vous n’êtes pas difficile. Si vous eussiez été aussi coulant en matiere de doctrine, votre Diocese eût été agité de moins de troubles; l’orage que vous avez excité, ne fût point retombé sur les Jésuites; je n’en aurois point été écrasé par compagnie; vous fussiez resté plus tranquille, & moi aussi.

Vous avouez que pour réformer le monde autant que le permettent la foiblesse, et, selon vous, la corruption de notre nature, il suffiroit d’observer sous la direction & l’impression de la grace les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin; & de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par là, continuez-vous, ces esprits, encore exempts de préjugés seroient pour toujours en garde contre l’erreur; ces coeurs exempts des grandes passions prendroient les impressions de toutes les vertus.* [*Mandement, III] Nous sommes donc d’accord sur ce point, car je n’ai pas dit autre chose. Je n’ai pas ajouté, j’en conviens, qu’il fallût faire élever les enfants par des Prêtres; même je ne pensois pas que cela fût nécessaire pour en faire des Citoyens & des hommes; & cette erreur, si c’en est une, commune à tant de Catholiques, n’est pas un si grand crime à un Protestant. Je n’examine pas si dans votre pays les Prêtres eux-mêmes passent pour de si bons Citoyens;mais comme l’éducation de la génération présente est leur ouvrage, c’est entre vous d’un côté, & vos anciens Mandemens de l’autre, qu’il faut [30] décider si leur lait spirituel lui a si bien profité, s’il en a fait de si grands saints, vrais adorateurs de Dieu, & de si grands hommes, dignes d’être la ressource & l’ornement de la patrie.* [*Mandement, Ibid.] Je puis ajouter une observation qui devroit frapper tous les bons François, & vous-même comme tel; c’est que de tant de Rois qu’a eu votre Nation, le meilleur est le seul que n’ont point élevé les Prêtres.

Mais qu’importe tout cela, puisque je ne leur ai point donné l’exclusion: qu’ils élevent la jeunesse, s’ils en sont capables; je ne m’y oppose pas; & ce que vous dites là-dessus* [*Ibid.] ne fait rien contre mon Livre. Prétendriez-vous que mon plan fût mauvais, par cela seul qu’il peut convenir à d’autres qu’aux gens d’Eglise?

Si l’homme est bon par sa nature, comme je crois l’avoir démontré, il s’ensuit qu’il demeure tel tant que rien d’étranger à lui ne l’altere; & si les hommes sont méchants, comme ils ont pris peine à me l’apprendre, il s’ensuit que leur méchanceté leur vient d’ailleurs: fermez donc l’entrée au vice, & le coeur humain sera toujours bon. Sur ce principe, j’établis l’éducation négative comme la meilleure ou plutôt la seule bonne: je fais voir comment toute éducation positive suit, comme qu’on s’y prenne, une route opposée à son but; & je montre comment on tend au même but, & comment on y arrive par le chemin que j’ai tracé.

J’appelle éducation positive, celle qui tend à former l’esprit avant l’âge & à donner à l’enfant la connoissance des devoirs [31] de l’homme. J’appelle éducation négative, celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connoissances, avant de nous donner ces connoissances, & qui prépare à la raison par l’exercice des sens. L’éducation négative n’est pas oisive, tant s’en faut; elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices; elle n’apprend pas la vérité, mais elle préserve de l’erreur. Elle dispose l’enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l’entendre, & au bien quand il est en état de l’aimer.

Cette marche vous déplaît & vous choque; il est aisé de voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les intentions de celui qui la propose. Selon vous, cette oisiveté de l’ame m’a paru nécessaire pour la disposer aux erreurs que je lui voulois inculquer. On ne sait pourtant pas trop quelle erreur veut donner à son éleve, celui qui ne lui apprend rien avec plus de soin qu’à sentir son ignorance & à savoir qu’il ne sait rien. Vous convenez que le jugement a ses progrès & ne se forme que par degrés. Mais s’ensuit-il, ajoutez-vous, qu’à l’âge de dix ans un enfant ne connoisse pas la différence du bien & du mal, qu’il confonde la sagesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice?* [*Ibid. VI.] Tout cela s’ensuit, sans doute, si à cet âge le jugement n’est pas développé. Quoi! poursuivez-vous, il ne sentira pas qu’obéir a son pere est un bien, que lui desobeir est un mal? Bien-loin de là; je soutiens qu’il sentira, au contraire, en quittant le jeu pour aller étudier sa leçon, qu’obéir à son pere est un mal, & que lui désobéir est un [32] bien, en volant quelque fruit défendu. Il sentira aussi, j’en conviens, que c’est un mal d’être puni, & un bien d’être récompensé; & c’est dans la balance de ces biens & de ces maux contradictoires que se regle sa prudence enfantine. Je crois avoir démontré cela mille fois dans mes deux premiers volumes, & sur-tout dans le dialogue du maître & de l’enfant sur ce qui est mal.* [*Emile, Tome I. p. 189.] Pour vous, Monseigneur, vous réfutez mes deux volumes en deux lignes, & les voici. Le prétendre, M.T.C.F. c’est calomnier la nature humaine, en lui attribuant une stupidité qu’elle n’a point.* [*Mandement, VI.] On ne sauroit employer une réfutation plus tranchante, ni conçue en moins de mots. Mais cette ignorance, qu’il vous plaît d’appeller stupidité, se trouve constamment dans tout esprit gêné dans des organes imparfaits, ou qui n’a pas été cultivé; c’est une observation facile à faire, & sensible à tout le monde. Attribuer cette ignorance à la nature humaine, n’est donc pas la calomnier; & c’est vous qui l’avez calomniée, en lui imputant une malignité qu’elle n’a point.

Vous dites encore: Ne vouloir enseigner la sagesse à l’homme que dans le tems qu’il sera dominé par la sougue des passions naissantes, n’est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu’il la rejette?* [*Ibid.IX] Voilà derechef une intention que vous avez la bonté de me prêter; & qu’assurément nul autre que vous ne trouvera dans mon Livre. J’ai montré, premiérement, que celui qui sera élevé comme je veux, ne sera pas dominé par les passions dans le tems que vous dites. J’ai [33] montré encore comment les leçons de la sagesse pouvoient retarder le développement de ces mêmes passions. Ce sont les mauvais effets de votre éducation que vous imputez à la mienne, & vous m’objectez les défauts que je vous apprends à prévenir. Jusqu’à l’adolescence j’ai garanti des passions le coeur de mon éleve; & quand elles sont prêtes à naître, j’en recule encore le progrès par des soins propres à les réprimer. Plutôt, les leçons de la sagesse ne signifient rien pour l’enfant, hors d’état d’y prendre intérêt & de les entendre; plus tard, elles ne prennent plus sur un coeur déja livré aux passions. C’est au seul moment que j’ai choisi, qu’elles sont utiles: soit pour l’armer, ou pour le distraire; il importe également qu’alors le jeune homme en soit occupé.

Vous dites: Pour trouver la jeunesse docile aux leçons qu’il lui prépare, cet Auteur veut qu’elle soit dénuée de tout principe de Religion.* [*Ibid. V.] La raison en est simple; c’est que je veux qu’elle ait une Religion, & que je ne lui veux rien apprendre dont son jugement ne soit en état de sentir la vérité. Mais moi, Monseigneur, si je disois: Pour trouver la jeunesse docile aux leçons qu’on lui prépare, on a grand soin de la prendre avant l’âge de raison. Ferois-je un raisonnement plus mauvais que le vôtre, & seroit-ce un préjugé bien favorable à ce que vous faites apprendre aux enfants? Selon vous, je choisis l’âge de raison pour inculquer l’erreur; & vous, vous prévenez cet âge pour enseigner la vérité. Vous vous pressez d’instruire l’enfant avant qu’il puisse discerner le vrai du faux; & moi j’attends, pour le tromper qu’il [34] soit en état de le connoître. Ce jugement est-il naturel; & lequel paroît chercher à séduire, de celui qui ne veut parler qu’à des hommes, ou de celui qui s’adresse aux enfants?

Vous me censurez d’avoir dit & montré que tout enfant qui croit en Dieu est idolâtre ou antro-pomorphite, & vous combattez cela en disant* [*Ibid. VII] qu’on ne peut supposer ni l’un ni l’autre d’un enfant qui a reçu une éducation Chrétienne. Voilà ce qui est en question; reste à voir la preuve. La mienne est que l’éducation la plus Chrétienne ne sauroit donner à l’enfant l’entendement qu’il n’a pas, ni détacher ses idées des êtres matériels, au-dessus desquels tant d’hommes ne sauroient élever les leurs. J’en appelle, de plus, à l’expérience: j’exhorte chacun des lecteurs à consulter sa mémoire, & à se rappeller si, lorsqu’il a cru en Dieu étant enfant, il ne s’en est pas toujours fait quelque image. Quand vous lui dites que la divinité n’est rien de ce qui peut tomber sous les sens; ou son esprit troublé n’entend rien, ou il entend qu’elle n’est rien. Quand vous lui parlez d’une intelligence infinie, il ne sait ce que c’est qu’intelligence, & il sait encore moins ce que c’est qu’infini. Mais vous lui ferez répéter après vous les mots qu’il vous plaira de lui dire; vous lui ferez même ajouter, s’il le faut, qu’il les entend;car cela ne coûte guères; & il aime encore mieux dire qu’il les entend que d’être grondé ou puni. Tous les anciens, sans excepter les Juifs, se sont représenté Dieu corporel; & combien de Chrétiens, sur-tout de Catholiques, sont encore aujourd’hui dans ce cas-là? Si vos enfants parlent comme des hommes, c’est [35] parce que les hommes sont encore enfants. Voilà pourquoi les mysteres entassés ne coûtent plus rien à personne; les termes en sont tout aussi faciles à prononcer que d’autres. Une des commodités du Christianisme moderne, est de s’être fait un certain jargon de mots sans idées, avec lesquels on satisfait à tout hors à la raison.

Par l’examen de l’intelligence, qui mene à la connoissance de Dieu, je trouve qu’il n’est pas raisonnable de croire cette connoissance toujours nécessaire au salut.* [*Emile, Tome I. pag. 454 in 4. & T. II. pag. 301 in 8. & in 12] Je cite en exemple les insensés, les enfants, & je mets dans la même classe les hommes dont l’esprit n’a pas acquis assez de lumieres pour comprendre l’existence de Dieu. Vous dites là-dessus: Ne soyons point surpris que l’Auteur d’Emile remette à un tems si reculé la connoissance de l’existance de Dieu; il ne la croit pas nécessaire au salut.* [*Mandement, XI.] Vous commencez, pour rendre ma proposition plus dure, par supprimer charitablement le mot toujours, qui non-seulement la modifie, mais qui lui donne un autre sens, puisque selon ma phrase cette connoissance est ordinairement nécessaire au salut, & qu’elle ne le seroit jamais, selon la phrase que vous me prêtez. Après cette petite falsification, vous poursuivez ainsi:

«Il est clair,»dit-il par l’organe d’un personnage chimérique, «il est clair que tel homme parvenu jusqu’à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa préfernce dans l’autre,»(vous avez omis le mot de vie) [36] «si son aveuglement n’a pas été volontaire, & je dis qu’il ne l’est pas toujours.»

Avant de transcrire ici votre remarque, permettez que je fasse la mienne. C’est que ce personnage prétendu chimérique, c’est moi-même, & non le Vicaire; que ce passage que vous avez cru être dans la profession de foi n’y est point, mais dans le corps même du Livre. Monseigneur, vous lisez bien légérement, vous citez bien négligemment les Ecrits que vous flétrissez si durement; je trouve qu’un homme en place qui censure, devroit mettre un peu plus d’examen dans ses jugements. Je reprends à présent votre texte.

Remarquez, M.T.C.F. qu’il ne s’agit point ici d’un homme qui seroit dépourvu de l’usage de sa raison, mais uniquement de celui dont la raison ne seroit point aidée de l’instructrion. Vous affirmez ensuite* [*Mandemnet, Ibid.] qu’une telle prétention est souverainement absurde. S. Paul assure qu’entre les Philosophes paiens plusieurs sont parvenus par les seules forces de la raison à la connoissance du vrai Dieu; & là-dessus vous transcrivez son passage.

Monseigneur, c’est souvent un petit mal de ne pas entendre un Auteur qu’on lit, mais c’en est un grand quand on le réfute, & un très-grand quand on le diffame. Or, vous n’avez point entendu le passage de mon Livre que vous attaquez ici, de même que beaucoup d’autres. Le Lecteur jugera si c’est ma faute ou la vôtre quand j’aurai mis le passage entier sous ses yeux.

«Nous tenons» (Les Réformés) «que nul enfant mort [37] avant l’âge de raison ne sera privé du bonheur éternel. Les Catholiques croient la même chose de tous les enfans qui ont reçu le baptême, quoiqu’ils n’aient jamais entendu parler de Dieu. Il y a donc des cas où l’on peut être sauve sans croire en Dieu, & ces cas ont lieu, soit dans l’enfance, soit dans la démence, quand l’esprit humain est incapable des opérations nécessaires pour reconnoitre la Divinité. Toute la différence que je vois ici entre vous & moi, est que vous prétendez que les enfans ont à sept ans cette capacité, & que je ne la leur accorde pas même à quinze. Que j’aie tort ou raison, il ne s’agit pas ici d’un article de foi, mais d’une simple observation d’histoire naturelle.»

’’Par le même principe, il est clair que tel homme, parvenu jufqu’à la vieillesse sans croire en Dieu, ne fera pas pour cela privé de sa préfence dans l’autre vie, si son aveuglement n’a pas été volontaire; & je dis qu’il ne l’est pas toujours. Vous en convenez pour les insensés qu’une maladie prive de leurs facultés spirituelles, mais non de leur qualité d’hommes, ni, par conséquent, du droit aux bienfaits de leur créateur. Pourquoi donc n’en pas convenir aussi pour ceux qui, séquestrés de toute société dès leur enfance, auroient mené une vie absolument sauvage, privés des lumieres qu’on n’acquiert que dans le commerce des hommes? Car il eft d’une impossibilité démontrée qu’un pareil sauvage pût jamais élever ses réflexions jusqu’à la connoissance du vrai Dieu. La raison nous dit qu’un homme n’est punissable que pour les fautes de sa volonté, [38] & qu’une ignorance invincible ne lui sauroit être imputée à crime. D’où il suit que devant la justice éternelle, tout homme qui croiroit s’il avoit les lumieres nécessàires est réputé croire, & qu’il n’y aura d’incrédules punis que ceux dont le coeur se ferme â la vérité. Emile T. I. p. 453: in-4. T. II. p. 300. in-8. & in-12.

Voilà mon passage entier, sur lequel votre erreur saute aux yeux. Elle consiste en ce que vous avez entendu ou fait entendre que, selon moi, il faloit avoir été instruit de l’existence de Dieu pour y croire. Ma pensée est fort différente. Je dis qu’il faut avoir l’entendement développé & l’esprit cultivé jusqu’à certain point, pour être en état de comprendre les preuves de l’existence de Dieu, & sur-tout pour les trouver de soi-même sans en avoir jamais entendu parler. Je parle des hommes barbares ou sauvages; vous m’alléguez des Philosophes: je dis qu’il faut avoir acquis quelque philosophie pour s’élever aux notions du vrai Dieu; vous citez Saint Paul, qui reconnoît que quelques Philosophes paîens se sont élevés aux notions du vrai Dieu: je dis que tel homme grossier n’est pas toujours en état de se former de lui-même une idée juste de la divinité; vous dites que les hommes instruits sont en état de se former une idée juste de la divinité: & sur cette unique preuve, mon opinion vous paroît souverainement absurde. Quoi! Parce qu’un Docteur en droit doit savoir les loix de son pays, est-il absurde de supposer qu’un enfant qui ne sait pas lire a pu les ignorer?

Quand un Auteur ne veut pas se répéter sans cesse, & qu’il a une fois établi clairement son sentiment sur une matiere, [39] il n’est pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en raisonnant sur le même sentiment. Ses Ecrits s’expliquent alors les uns par les autres; & les derniers, quand il a de la méthode, supposent toujours les premiers. Voilà ce que j’ai toujours tâché de faire, & ce que j’ai fait, sur-tout, dans l’occasion dont il s’agit.

Vous supposez, ainsi que ceux qui traitent de ces matières, que l’homme apporte avec lui sa raison toute formée, & qu’il nes’agit que de la mettre en oeuvre. Or ce la n’est pas vrai; car l’une des acquisitions de l’homme, & même des plus lentes, est la raison. L’homme apprend à voir des yeux de l’esprit ainsi que des yeux du corps; mais le premier apprentissage est bien plus long que l’autre, parce que les rapports des objets intellectuels ne se mesurant pas comme l’étendue, ne se trouvent que par estimation, & que nos premiers besoins, nos besoins physiques, ne nous rendent pas l’examen de ces mêmes objets si intéressant. Il faut apprendre à voir deux objets à la fois, il faut apprendre à les comparer entre eux; il faut apprendre à comparer les objets en grand nombre, à remonter par degrés aux causes, à les suivre dans leurs effets; il faut avoir combiné des infinités de rapports pour acquérir des idées de convenance, de proportion, d’harmonie & d’ordre. L’homme qui privé du secours de ses semblables, & sans cesse occupé de pourvoir à ses besoins, est réduit en toute chose à la seule marche de ses propres idées, fait un progrès bien lent de ce côté-là: il vieillit & meurt avant d’être sorti de l’enfance de la raison. Pouvez-vous croire de bonne foi que d’un million d’hommes élevés de cette [40] maniere, il y en eût un seul qui vînt à penser à Dieu?

L’ordre de l’Univers, tout admirable qu’il est, ne frappe pas également tous les yeux. Le peuple y fait peu d’attention, manquant des connoissances qui rendent cet ordre sensible, & n’ayant point appris à réfléchir sur ce qu’il apperçoit. Ce n’est ni endurcissement ni mauvaise volonté; c’est ignorance, engourdissement d’esprit. La moindre méditation fatigue ces gens-là, comme le moindre travail des bras fatigue un homme de cabinet. Ils ont oui parler des œuvres de Dieu & des merveilles de la nature. Ils répetent les mêmes mots sans y joindre les mêmes idées; & ils sont peu touchés de tout ce qui peut élever le sage à son Créateur. Or, si parmi nous le peuple, à portée de tant d’instructions, est encore si stupide; que seront ces pauvres gens abandonnés à eux-mêmes dès leur enfance, & qui n’ont jamais rien appris d’autrui? Croyez-vous qu’un Caffre, ou un Lapon, philosophe beaucoup sur la marche du monde & sur la génération des choses? Encore les Lapons & les Caffres, vivant en corps de Nations, ont-ils des multitudes d’idées acquises & communiquées, à l’aide desquelles ils aquierent quelques notions grossieres d’une divinité; il sont, en quelque façon, leur catéchisme: mais l’homme sauvage errant seul dans les bois n’en a point du tout. Cet homme n’existe pas, direz-vous; soit. Mais il peut exister par supposition. Il existe certainement des hommes qui n’ont jamais eu d’entretien philosophique en leur vie, & dont tout le tems se consume à chercher leur nourriture, la dévorer, & dormir. Que ferons-nous de ces hommes-là, des Esquimaux, par exemple? En ferons-nous des Théologiens?

[41] Mon sentiment est donc que l’esprit de l’homme, sans progrès, sans instruction, sans culture, & tel qu’il sort des mains de la nature, n’est pas en état de s’élever de lui-même aux sublimes notions de la divinité; mais que ces notions se présentent à nous à mesure que notre esprit se cultive; qu’aux yeux de tout homme qui a pensé, qui a réfléchi, Dieu se manifeste dans ses ouvrages;qu’il se réve le aux gens éclairés dans le spectacle de la nature; qu’il faut, quand on a les yeux ouverts, les fermer pour ne l’y pas voir; que tout philosophe Athée est un raisonneur de mauvaise foi, ou que son orgueil aveugle; mais qu’aussi tel homme stupide & grossier, quoique simple & vrai, tel esprit sans erreur & sans vice, peut, par une ignorance involontaire, ne pas remonter à l’Auteur de son être, & ne pas concevoir ce que c’est que Dieu; sans que cette ignorance le rende punissable d’un défaut auquel son coeur n’a point consenti. Celui-ci n’est pas éclairé, & l’autre refuse de l’être: cela me paroît fort différent.

Appliquez à ce sentiment votre passage de Saint Paul, & vous verrez qu’au-lieu de le combattre, il le favorise; vous verrez que ce passage tombe uniquement sur ces sages prétendus à qui ce qui peut être connu de Dieu a été manifesté, à qui la considération des choses qui ont été faites dès la création du monde, a rendu visible ce qui est invisible en Dieu, mais qui ne l’ayant point glorifié & ne lui ayant point rendu graces, se sont perdus dans la vanité de leur raisonnement, &, ainsi demeurés sans excuse, en se disant sages, sont devenus foux. La raison sur laquelle l’Apôtre reproche aux philosophes de n’avoir pas glorifié le vrai Dieu, n’étant point [42]applicable à ma supposition, forme une induction toute en ma faveur; elle confirme ce que j’ai dit moi-même, que tout philosophe qui ne croit pas, a tort, parce qu’il use mal de la raison qu’il a cultivee, & qu’il est en etat d’entendre les verites qu’il rejette;* [*Emile, Tome I. p. 453. In 4.Tome II. p. 299. In-8, & in-12.] elle montre, enfin, par le passage même, que vous ne m’avez point entendu: & quand vous m’imputez d’avoir dit ce que je n’ai dit ni pensé, savoir que l’on ne croit en Dieu que sur l’autorité d’autrui,* [*M. de Beaumont ne dit pas cela en propres termes; mais c’est le seul sens raisonnable qu’on puisse donner à son texte, appuyé du passage de Saint Paul; & je ne puis répondre qu’a ce que j’entends. (Voy son Mandement, XI.] vous avez tellement tort, qu’au contraire je n’ai fait que distinguer les cas où l’on peut connoître Dieu par soi-même, & les cas où l’on ne le peut que par le secours d’autrui.

Au reste, quand vous auriez raison dans cette critique, quand vous auriez solidement réfuté mon opinion, il ne s’en suivroit pas de cela seul qu’elle fût souverainement absurde, comme il vous plaît de la qualifier: on peut se tromper sans tomber dans l’extravagance, & toute erreur n’est pas une absurdité. Mon respect pour vous me rendra moins prodigue d’épithetes, & ce ne sera pas ma faute si le Lecteur trouve à les placer.

Toujours avec l’arrangement de censurer sans entendre, vous passez d’une imputation grave & fausse à une autre qui l’est encore plus; & après m’avoir injustement accusé de nier l’évidence de la divinité, vous m’accusez plus injustement d’en avoir révoqué l’unité en doute. Vous faites [43] plus; vous prenez la peine d’entrer là-dessus en discussion, contre votre ordinaire; & le seul endroit de votre Mandement où vous ayez raison, est celui où vous réfutez une extravagance que je n’ai pas dite.

Voici le passage que vous attaquez, ou plutot votre passage où vous rapportez le mien; car il faut que le lecteur me voye entre vos mains.

«Je sais,» fait-il dire au personnage supposé qui lui sert d’organe;* [*Mandement, XIII.] «je sais que le monde est gouverné par une volonté puissante & sage; je le vois, ou plutôt je le sens, & cela m’importe à savoir: mais ce même monde est-il éternel, ou crée? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs, & quelle est leur nature? Je n’en sais rien, & que m’importe?......* [*Ces points indiquent une lacune de deux lignes par lesquelles le passage est tempéré, & que M. de Beaumont n’a pas voulu transcrire. Voy. Emilie, Tome. II. p. 33. In-4. Tome III. p. 50. in-8. & in-12.] je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite & supérieures à ma raison.»

J’observe, en passant, que voici la seconde fois que vous qualifiez le Prêtre Savoyard de personnage chimérique ou supposé. Comment êtes-vous instruit de cela, je vous supplie? J’ai affirmé ce que je savois; vous niez ce que vous ne savez pas: qui des deux est le téméraire? On sait, j’en conviens, qu’il y a peu de Prêtres qui croyent en Dieu;mais encore n’est-il pas prouvé qu’il n’y en ait point du tout. Je reprends votre texte.

[44] Que veut donc dire cet Auteur téméraire?.......l’unité de Dieu lui paroît une question oiseuse & supérieure à sa raison, comme si la multiplicité des Dieux n’étoit pas la plus grande des absurdités.* [*Mandement, XIII.] «La pluralité des Dieux» , dit énergiquement Tertullien, «est une nullité de Dieu,» admettre un Dieu, c’est admettre un Etre suprême & indépendant, auquel tous les autres Etres soient subordonnés.* [*Tertullien fait ici un sophisme très-familier aux Peres de l’Eglise. Il définit le mot Dieu selon les Chrétiens, & puis il accuse les paiens de contradiction, parce que contre sa définition ils admettent plusieurs Dieux. Ce n’étoit pas la peine de m’imputer une erreur que je n’ai pas commise, uniquement pour citer si hors de propos un sophisme de Tertullien.] Il implique donc qu’il y ait plusieurs Dieux.

Mais qui est-ce qui dit qu’il y a plusieurs Dieux? Ah, Monseigneur! Vous voudriez bien que j’eusse dit de pareilles folies; vous n’auriez sûrement pas pris la peine de faire un Mandement contre moi.

Je ne sais ni pourquoi ni comment ce qui est est, & bien d’autres qui se piquent de le dire ne le savent pas mieux que moi. Mais je vois qu’il n’y a qu’une premiere cause motrice, puisque tout concourt sensiblement aux mêmes fins. Je reconnois donc une volonté unique & suprême qui dirige tout, & une puissance unique & suprême qui exécute tout. J’attribue cette puissance & cette volonté au même Etre, à cause de leur parfait accord qui se conçoit mieux dans un que dans deux, & parce qu’il ne faut passans raison multiplier les êtres: car le mal même que nous voyons n’est point un mal absolu, et, loin de combattre [45] directement le bien, il concourt avec lui à l’harmonie universelle.

Mais ce par quoi les choses sont, se distingue très-nettement sous deux idées; savoir, la chose qui fait, & la chose qui est faite; même ces deux idées ne se réunissent pas dans le même être sans quelque effort d’esprit, & l’on ne conçoit guères une chose qui agit, sans en supposer une autre sur laquelle elle agit. De plus, il est certain que nous avons l’idée de deux substances distinctes; savoir, l’esprit, & la matiere; ce qui pense, & ce qui est étendu; & ces deux idées se conçoivent très-bien l’une sans l’autre.

Il y a donc deux manieres de concevoir l’origine des choses, savoir; ou dans deux causes diverses, l’une vive & l’autre morte, l’une motrice & l’autre mue, l’une active & l’autre passive, l’une efficiente & l’autre instrumentale; ou dans une cause unique, qui tire d’elle seule tout ce qui est, & tout ce qui se fait. Chacun de ces deux sentiments, débattus par les métaphysiciens depuis tant de siecles, n’en est pas devenu plus croyable à la raison humaine: & si l’existence éternelle & nécessaire de la matiere a pour nous ses difficultés, sa création n’en a pas de moindres, puisque tant d’hommes & de philosophes, qui dans tous les tems ont médité sur ce sujet, ont tous unanimement rejetté la possibilité de la création, excepté peut-être un très-petit nombre qui paroissent avoir sincérement soumis leur raison à l’autorité; sincérité que les motifs de leur intérêt, de leur sûreté, de leur repos, rendent fort suspecte, & dont il sera toujours impossible de s’assurer, tant que l’on risquera quelque chose à parler vrai.

[46] Supposé qu’il y ait un principe éternel & unique des choses; ce principe étant simple dans son essence n’est pas composé de matiere & d’esprit, mais il est matiere ou esprit seulement. Sur les raisons déduites parle Vicaire, il ne sauroit concevoir que ce principe soit matiere; & s’il est esprit, il ne sauroit concevoir que par lui la matiere ait reçu l’être: car il faudroit pour cela concevoir la création; or, l’idée de création, l’idée sous laquelle on conçoit que par un simple acte de volonté rien devient quelque chose, est, de toutes les idées qui ne sont pas clairement contradictoires, la moins compréhensible à l’esprit humain.

Arrêté des deux côtés par ces difficultés, le bon Prêtre demeure indécis, & ne se tourmente point d’un doute de pure spéculation, qui n’influe en aucune maniere sur ses devoirs en ce monde: car enfin que m’importe d’expliquer l’origine des êtres, pourvu que je sache comment ils subsistent, quelle place j’y dois remplir, & en vertu de quoi cette obligation m’est imposée?

Mais supposer deux principes* [*Celui qui ne connoit que deux substances, ne peut non plus imaginer que deux principes, & le terme, ou plusieurs, ajouté dans l’endroit cité, n’est la qu’une espece d’explétif, servant tout-au-plus à faire en tendre que le nombre de ces principes n’importe pas plus à connoître que leur nature.] des choses, supposition que pourtant leVicaire ne fait point, ce n’est pas pour cela supposer deux Dieux; à moins que, comme les manichéens, on ne suppose aussi ces principes tous deux actifs; doctrine absolument contraire à celle du Vicaire, qui, [47] très-positivement, n’admet qu’une Intelligence premiere, qu’un seul principe actif, & par conséquent qu’un seul Dieu.

J’avoue bien que la création du monde étant clairement énoncée dans nos traductions de la Genese, la rejetter positivement seroit à cet égard rejetter l’autorité, sinon des Livres Sacrés, au moins des traductions qu’on nous en donne; & c’est aussi ce qui tient le Vicaire dans un doute qu’il n’auroit peut-être pas sans cette autorité: car d’ailleurs la coexistence des deux Principes* [*Il est bon de remarquer que cette question de l’éternité de la matiere, qui effarouchoit si fort nos Théologiens, effarouchoit assez peu les Peres de l’Eglise, moins éloignés des sentimens de Platon. Sans parler de Justin, martyr, d’Origène, & d’autres, Clément Alexandrin prend si bien l’affirmative dans ses Hypotiposes, que Photius veut à caufe de cela que ce Livre ait été falsïfié. Mais le même sentiment paroit encore dans les Stromates, où Clément rapporte celui d’Héraclite sans l’improuver. Ce Pere, Livre V. tâche, à la vérité, d’etablir un seul principe, mais c’eft parce qu’il refuse ce nom à l’matiere, même en admettant son éternité.] semble expliquer mieux la constitution de l’univers, & lever des difficultés qu’on a peine à résoudre sans elle, comme entr’autre scelle de l’origine du mal. De plus, il faudroit entendre parfaitement l’Hébreu, & même avoir été contemporain de Moîse, pour savoir certainement quel sens il adonné au mot qu’on nous rend par le mot créa. Ce terme est trop philosophique pour avoir eu, dans son origine, l’acception connue & populaire que nous lui donnons maintenant sur la foi de nos Docteurs. Rien n’est moins rare que des mots dont le sens change par trait de temps, & qui font attribuer aux anciens Auteurs qui s’en sont servis, des idées qu’ils n’ont point eues. Le [48] mot Hébreu qu’on a traduit par créer, faire quelque chose de rien, signifie plutôt faire, produire quelque chose avec magnificence. Rivet prétend même que ce mot Hébreu Bara ni le mot Grec qui lui répond, ni même le mot Latin creare ne peuvent se restreindre a cette signification particuliere de produire quelque chose de rien. Il est si certain, du moins, que le mot Latin se prend dans un autre sens, que Lucrece, qui nie formellement la possibilité de toute création, ne laisse pas d’employer souvent le même terme pour expliquer la formation de l’Univers & de ses parties. Enfin, M. de Beausobre a prouvé* [*Hist. du Manichéisme, Tome II.] que la notion de la création ne se trouve point dans l’ancienne Théologie judaïque, & vous êtes trop instruit, Monseigneur, pour ignorer que beaucoup d’hommes, pleins de respect pour nos Livres Sacrés, n’ont cependant point reconnu dans le récit de Moïse l’absolue création de l’Univers. Ainsi le Vicaire, à qui le despotisme des Théologiens n’en impose pas, peut très-bien, sans en être moins orthodoxe, douter s’il y a deux principes éternels des choses, ou s’il n’y en a qu’un. C’est un débat purement grammatical ou philosophique, où la révélation n’entre pour rien.

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas de cela qu’il s’agit entre nous, et, sans soutenir les sentiments du Vicaire, je n’ai rien à faire ici qu’à montrer vos torts.

Or vous avez tort d’avancer que l’unité de Dieu me paroît une question oiseuse & supérieure à la raison, puisque dans l’Ecrit que vous censurez, cette unité est établie & soutenue [49] par le raisonnement; & vous avez tort de vous étayer d’un passage de Tertullien pour conclure contre moi qu’il implique qu’il y ait plusieurs Dieux: car, sans avoir besoin de Tertullien, je conclus aussi de mon côté qu’il implique qu’il y ait plusieurs Dieux.

Vous avez tort de me qualifier pour cel a d’Auteur téméraire, puisqu’où il n’y a point d’assertion il n’y a point de témérité. On ne peut concevoir qu’un Auteur soit un téméraire, uniquement pour être moins hardi que vous.

Enfin vous avez tort de croire avoir bien justifié les dogmes particuliers qui donnent à Dieu les passions humaines, & qui, loin d’éclaircir les notions du grand Etre, les embrouillent & les avilissent, en m’accusant faussement d’embrouiller & d’avilir moi-même ces notions, d’attaquer directement l’essence divine, que je n’ai point attaquée, & de révoquer en doute son unité, que j en’ai point revoquée en doute. Si je l’avois fait, que s’en suivroit-il? Récriminer n’est pas se justifier: mais celui qui, pour toute défense, ne sait que récriminer à faux, a bien l’air d’être seul coupable.

La contradiction que vous me reprochez dans le même lieu est tout aussi-bien fondée que la précédente accusation. Il ne fait, dites-vous, quelle est la nature de Dieu, & bien-tôt après il reconnoît que cet Etre suprême est doué d’intelligence, de puissance, de volonté, & de bonté; n’est-ce donc pas-là avoir une idée de la nature divine?

Voici, Monseigneur, là-dessus ce que j’ai à vous dire.

«Dieu est intelligent; mais comment l’est-il? L’homme est intelligent quand il raisonne, & la suprême Intelligence [50] n’a pas besoin de raisonner; il n’y a pour elle ni prémisses, ni conséquences, il n’ya pas même de proposition; elle est purement intuitive, elle voit également tout ce qui est & tout ce qui peut être; toutes les vérités ne sont pour elle qu’une seule idée, comme tous les lieux un seul point, & tous les tems un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par elle-même: Dieu peut parce qu’il veut, sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien n’est plus manifeste; mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables, & la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre;car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, & lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste, j’en suis convaincu; c’est une suite de sa bonté: l’injustice des hommes est leur œuvre & non pas la sienne;le désordre moral qui dépose contre la providence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre à chacun ce qui lui appartient, & la justice de Dieu de demander compte à chacun de ce qu’il lui a donné.»

«Que si je viens à découvrir successivement ces attributs dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des conséquences forcées, c’est par le bon usage de ma raison: mais je les affirme sans les comprendre; et dans le fond, c’est n’affirmer rien. J’ai beau me dire, Dieu est ainsi: je le sens, je me le prouve; je n’en conçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi.»

«Enfin plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois;mais elle est, cela me suffit; [51] moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, & lui dis: Etre des êtres, je suis parce que tu es; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi: c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma foiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.»

Voilà ma réponse, & je la crois péremptoire. Faut-il vous dire à présent où je l’ai prise? Je l’ai tirée mot-à-mot de l’endroit même que vous accusez de contradiction.* [*Emile, Tome II. pag 51 in 4. Tome III. pag.79. In 8. & in 12.] Vous en usez comme tous mes adversaires, qui, pour me réfuter, ne font qu’écrire les objections que je me suis faites, & supprimer mes solutions. La réponse est déja toute prête; c’est l’ouvrage qu’ils ont réfuté.

Nous avançons, Monseigneur, vers les discussions les plus importantes.

Après avoir attaqué mon Systême & mon Livre, vous attaquez aussi ma Religion;et parce que le Vicaire Catholique fait des objections contre son Eglise, vous cherchez à me faire passer pour ennemi de la mienne; comme si proposer des difficultés sur un sentiment, c’étoit y renoncer; comme si toute connoissance humaine n’avoit pas les siennes;comme si la Géométrie elle-même n’en avoit pas, ou que les Géometres se fissent une loi de les taire pour ne pas nuire à la certitude de leur art.

La réponse que j’ai d’avance à vous faire, est de vous déclarer avec ma franchise ordinaire mes sentiments en matiere de Religion, tels que je les ai professés dans tous mes Ecrits, [52] & tels qu’ils ont toujours été dans ma bouche & dans mon coeur. Je vous dirai, de plus, pourquoi j’ai publié la profession de foi du Vicaire, & pourquoi, malgré tant de clameurs, je la tiendrai toujours pour l’Ecrit le meilleur & le plus utile dans le siecle où je l’ai publié. Les buchers ni les décrets ne me feront point changer de langage: les Théologiens, en m’ordonnant d’être humble, ne me feront point être faux; et les philosophes, en me taxant d’hypocrisie, ne me feront point professer l’incrédulité. Je dirai ma Religion, parce que j’en ai une, & je la dirai hautement, parce que j’ai le courage de la dire, & qu’il seroit à desirer pour le bien des hommes que ce fût celle du genre-humain.

Monseigneur, je suis Chrétien, & sincérement Chrétien, selon la doctrine de l’Evangile. Je suis Chrétien, non comme un disciple des Prêtres, mais comme un disciple de Jesus-Christ. Mon Maître a peu subtilisé sur le dogme, & beaucoup insisté sur les devoirs; il prescrivoit moins d’articles de foi que de bonnes oeuvres; il n’ordonnoit de croire que ce qui étoit nécessaire pour être bon; quand il résumoit la Loi & les Prophetes, c’étoit bien plus dans des actes de vertu que dans des formules de croyance,* [*Matth. VII.12] & il m’a dit par lui-même & par ses Apôtres, que celui qui aime son frere a accompli la Loi.* [*Galat. V.14.]

Moi, de mon côté, très-convaincu des vérités essentielles au Christianisme, lesquelles servent de fondement à toute bonne morale, cherchant au surplus à nourrir mon coeur de [53] l’esprit de l’Evangile sans tourmenter ma raison de ce qui m’y paroît obscur, enfin persuadé que quiconque aime Dieu par-dessus toute chose, & son prochain comme soi-même, est un vrai Chrétien, je m’efforce de l’être, laissant à part toutes ces subtilités de doctrine, tous ces importants galimathias dont les Pharisiens embrouillent nos devoirs & offusquent notre foi, & mettant, avec Saint Paul, la foi même au-dessous de la charité.* [*1. Cor. XIII. 2. 13.]

Heureux d’être né dans la Religion la plus raisonnable & la plus sainte qui soit sur la terre, je reste inviolablement attaché au culte de mes Peres: comme eux je prends l’Ecriture & la raison pour les uniques regles de ma croyance; comme eux je récuse l’autorité des hommes, & n’entends me soumettre à leurs formules qu’autant que j’en apperçois la vérité; comme eux je me réunis de coeur avec les vrais serviteurs de Jesus-Christ & les vrais adorateurs de Dieu, pour lui offrir, dans la communion des fideles, les hommages de son Eglise. Il m’est consolant & doux d’être compté parmi ses membres, de participer au culte public qu’ils rendent à la Divinité, & de me dire au milieu d’eux; je suis avec mes freres.

Pénétré de reconnoissance pour le digne Pasteur* [*Voyez les Lettres écrites de la Montagne, Lettre deuxieme, note (r).] qui, résistant au torrent de l’exemple, & jugeant dans la vérité, n’a point exclus de l’Eglise un défenseur de la cause de Dieu, je conserverai toute ma vie un tendre souvenir de sa charité [54] vraiment Chrétienne. Je me ferai toujours une gloire d’être compté dans son Troupeau, & j’espere n’en point scandaliser les membres ni par mes sentiments ni par ma conduite. Mais lorsque d’injustes Prêtres, s’arrogeant des droits qu’ils n’ont pas, voudront se faire les arbitres de ma croyance, & viendront me dire arrogamment: rétractez-vous, déguisez-vous, expliquez ceci, désavouez cela; leurs hauteurs ne m’en imposeront point; ils ne me feront point mentir pour être orthodoxe, ni dire, pour leur plaire, ce que je ne pense pas. Que si ma véracité les offense, & qu’ils veuillent me retrancher de l’Eglise, je craindrai peu cette menace dont l’exécution n’est pas en leur pouvoir. Ils ne m’empêcheront pas d’être uni de coeur avec les fideles; ils ne m’ôteront pas du rang des élus si j’y suis inscrit. Ils peuvent m’en ôter les consolations dans cette vie, mais non l’espoir dans celle qui doit la suivre, & c’est là que mon voeu le plus ardent & le plus sincere est d’avoir Jésus-Christ même pour arbitre & pour Juge entre eux & moi.

Tels sont, Monseigneur, mes vrais sentiments, que je ne donne pour regle à personne, mais que je déclare être les miens, & qui resteront tels tant qu’il plaira, non aux hommes, mais à Dieu, seul maître de changer mon coeur & ma raison: car aussi long-temps que je serai ce que je suis & que je penserai comme je pense, je parlerai comme je parle. Bien différent, je l’avoue, de vos Chrétiens en effigie, toujours prêts à croire ce qu’il faut croire, ou à dire ce qu’il faut dire, pour leur intérêt ou pour leur repos, & toujours sûrs d’être assez bons Chrétiens, pourvu qu’on ne brûle pas leurs Livres, & qu’ils ne [55] soient pas décrétés. Ils vivent en gens persuadés que non-seulement il faut confesser tel & tel article, mais que cela suffit pour aller en paradis: & moi je pense, au contraire, que l’essentiel de la Religion consiste en pratique; que non-seulement il faut être homme de bien, miséricordieux, humain, charitable; mais que quiconque est vraiment tel, en croit assez pour être sauvé. J’avoue, au reste, que leur doctrine est plus commode que la mienne, & qu’il en coûte bien moins de se mettre au nombre des fideles par des opinions que par des vertus.

Que si j’ai dû garder mes sentiments pour moi seul, comme ils ne cessent de le dire;si lorsque j’ai eu le courage de les publier & de me nommer, j’ai attaqué les Loix & troublé l’ordre public, c’est ce que j’examinerai tout-à-l’heure. Mais qu’il me soit permis auparavant de vous supplier, Monseigneur, vous & tous ceux qui liront cet écrit, d’ajouter quelque foi aux déclarations d’un ami de la vérité, & de ne pas imiter ceux qui, sans preuve, sans vraisemblance, & sur le seul témoignage de leur propre coeur, m’accusent d’athéisme & d’irréligion, contre des protestations si positives, & que rien de ma part n’a jamais démenties. Je n’ai pas trop, ce me semble, l’air d’un homme qui se déguise, & il n’est pas aisé de voir quel intérêt j’aurois à me déguiser ainsi. L’on doit présumer que celui qui s’exprime si librement sur ce qu’il ne croit pas, est sincere en ce qu’il dit croire; & quand ses discours, sa conduite & ses écrits sont toujours d’accord sur ce point, quiconque ose affirmer qu’il ment, & n’est pas un Dieu, ment infailliblement lui-même.

[56] Je n’ai pas toujours eu le bonheur de vivre seul. J’ai fréquenté des hommes de toute espece. J’ai vu des gens de tous les partis, des Croyans de toutes les sectes, des esprits-forts de tous les systêmes: j’ai vu des grands, des petits, des libertins, des philosophes. J’ai eu des amis sûrs, & d’autres qui l’étoient moins: j’ai été environné d’espions, de mal veuillants, & le monde est plein de gens qui me haîssent à cause du mal qu’ils m’ont fait. Je les adjure tous, quels qu’ils puissent être, de déclarer au public ce qu’ils savent de ma croyance en matiere de Religion: si dans le commerce le plus suivi, si dans la plus étroite familiarité, si dans la gayeté des repas, si dans les confidences du tête-à-tête ils m’ont jamais trouvé différent de moi-même; si lorsqu’ils ont voulu disputer ou plaisanter, leurs arguments ou leurs railleries m’ont un moment ébranlé; s’ils m’ont surpris à varier dans mes sentiments, si dans le secret de mon coeur ils en ont pénétré que je cachois au public; si dans quelque tems que ce soit ils ont trouvé en moi une ombre de fausseté ou d’hypocrisie, qu’ils le disent, qu’ils révelent tout, qu’ils me dévoilent; j’y consens, je les en prie, je les dispense du secret de l’amitié; qu’ils disent hautement, non ce qu’ils voudroient que je fusse, mais ce qu’ils savent que je suis: qu’ils me jugent selon leur conscience; je leur confie mon honneur sans crainte, & je promets de ne les point récuser.

Que ceux qui m’accusent d’être sans Religion parce qu’ils ne conçoivent pas qu’on en puisse avoir une, s’accordent au moins s’ils peuvent entre eux. Les uns ne trouvent dans mes Livres qu’un Systême d’athéisme, les autres disent que je [57] rends gloire à Dieu dans mes Livres sans y croire au fond de mon coeur. Ils taxent mes écrits d’impiété, & mes sentiments d’hypocrisie. Mais si je prêche en public l’athéisme, je ne suis donc pas un hypocrite; & si j’affecte une foi que je n’ai point, je n’enseigne donc pas l’impiété. En entassant des imputations contradictoires la calomnie se découvre elle-même; mais la malignité est aveugle, & la passion ne raisonne pas.

Je n’ai pas, il est vrai, cette foi dont j’entends se vanter tant de gens d’une probité si médiocre, cette foi robuste qui ne doute jamais de rien, qui croit sans façon tout ce qu’on lui présente à croire, & qui met à part ou dissimule les objections qu’elle ne sait pas résoudre. Je n’ai pas le bonheur de voir dans la révélation l’évidence qu’ils y trouvent; & si je me détermine pour elle, c’est parce que mon coeur m’y porte, qu’elle n’a rien que de consolant pour moi, & qu’à la rejetter les difficultés ne sont pas moindres: mais ce n’est pas parce que je la vois démontrée; car très-sûrement elle ne l’est pas à mes yeux. Je ne suis pas même assez instruit à beaucoup près pour qu’une démonstration qui demande un si profond savoir, soit jamais à ma portée. N’est-il pas plaisant que moi qui propose ouvertement mes objections & mes doutes, je sois l’hypocrite; & que tous ces gens si décidés, qui disent sans cesse croire fermement ceci & cela; que ces gens si sûrs de tout, sans avoir pourtant de meilleures preuves que les miennes;que ces gens, enfin, dont la plupart ne sont guères plus savants que moi, & qui, sans lever mes difficultés, me reprochent de les avoir proposées, soient les gens de bonne foi?

[58] Pourquoi serois-je un hypocrite? & que gagnerois-je à l’être? J’ai attaqué tous les intérêts particuliers, j’ai suscité contre moi tous les partis, je n’ai soutenu que la cause de Dieu & de l’humanité; & qui est-ce qui s’en soucie? Ce que j’en ai dit n’a pas même fait la moindre sensation; & pas une ame ne m’en a su gré. Si je me fusse ouvertement déclaré pour l’athéisme, les dévots ne m’auroient pas fait pis, & d’autres ennemis non moins dangereux ne me porteroient point leurs coups en secret. Si je me fusse ouvertement déclaré pour l’athéisme, les uns m’eussent attaqué avec plus de réserve en me voyant défendu par les autres, & disposé moi-même à la vengeance: mais un homme qui craint Dieu n’est guères à craindre;son parti n’est pas redoutable, il est seul ou à peu près, & l’on est sûr de pouvoir lui faire beaucoup de mal avant qu’il songeà le rendre. Si je me fusse ouvertement déclaré pour l’athéisme, en me séparant ainsi de l’Eglise, j’aurois ôté tout d’un coup à ses Ministres le moyen de me harceler sans cesse, & de me faire endurer toutes leurs petites tyrannies; je n’aurois point essuyé tant d’ineptes censures: & au-lieu de me blâmer si aigrement d’avoir écrit, il eût fallu me réfuter, ce qui n’est pas tout-à-fait si facile. Enfin si je me fusse ouvertement déclaré pour l’athéisme, on eût d’abord un peu clabaudé; mais on m’eût bientôt laissé en paix comme tous les autres: le peuple du Seigneur n’eût point pris inspection sur moi, chacun n’eût point cru me faire grace en ne me traitant pas en excommunié; & j’eusse été quitte-à-quitte avec tout le monde: les saintes, en Israël, ne m’auroient point écrit des Lettres [59] anonymes, & leur charité ne se fût point exhalée en dévotes injures; elles n’eussent point pris la peine de m’assurer humblement que j’étois un scélérat, un monstre exécrable, & que le monde eût été trop heureux si quelque bonne ame eût pris le soin de m’étouffer au berceau: d’honnêtes gens, de leur côté, me regardant alors comme un réprouvé, ne se tourmenter oient & ne me tourmenter oient point pour me ramener dans la bonne voye; ils ne me tirailler oient pas à droite & à gauche, ils ne m’étoufferoient pas sous le poids de leurs sermons, ils ne me forceroient pas de bénir leur zele en maudissant leur importunité, & de sentir avec reconnoissance qu’ils sont appellés àme faire périr d’ennui.

Monseigneur, si je suis un hypocrite, je suis un fou; puisque, pour ce que je demande aux hommes, c’est une grande folie de se mettre en fraix de fausseté: si je suis un hypocrite, je suis un sot; car il faut l’être beaucoup pour ne pas voir que le chemin que j’ai pris ne mene qu’à des malheurs dans cette vie, & que quand j’y pourrois trouver quelque avantage, je n’en puis profiter sans me démentir. Il est vrai que j’y suis à tems encore; je n’ai qu’à vouloir unmoment tromper les hommes, & je mets à mes pieds tous mes ennemis. Je n’ai point encore atteint la vieillesse; je puis avoir long-temps à souffrir; je puis voir changer derechef le public sur mon compte: mais si jamais j’arrive aux honneurs & à la fortune, par quelque route que j’y parvienne, alors je serai un hypocrite; cela est sûr.

La gloire de l’ami de la vérité n’est point attachée à telle opinion plutôt qu’à telle autre; quoiqu’il dise, pourvu qu’il [60] le pense, il tend à son but. Celui qui n’a d’autre intérêt que d’être vrai, n’est point tenté de mentir, & il n’y a nul homme sensé quine préfere le moyen le plus simple, quand il est aussi le plus sûr. Mes ennemis auront beau faire avec leurs injures; ils ne m’ôteront point l’honneur d’être un homme véridique en toute chose, d’être le seul Auteur de mon siecle & de beaucoup d’autres qui ait écrit de bonne foi, & qui n’ait dit que ce qu’il a cru: ils pourront un moment souiller ma réputation à force de rumeurs & de calomnies; mais elle en triomphera tôt ou tard: car tandis qu’ils varieront dans leurs imputations ridicules, je resterai toujours le même, & sans autre art que ma franchise, j’ai de quoi les désoler toujours.

Mais cette franchise est déplacée avec le public! Mais toute vérité n’est pas bonne à dire! Mais bien que tous les gens sensés pensent comme vous, il n’est pas bon que le vulgaire pense ainsi! Voilà ce qu’on me crie de toutes parts; voilà peut-être ce que vous me diriez vous-même, si nous étions tête-à-tête dans votre cabinet. Tels sont les hommes. Ils changent de langage comme d’habit; ils ne disent la vérité qu’enrobe-de-chambre; en habit de parade ils ne savent plus que mentir, & non-seulement ils sont trompeurs & fourbes à la face du genre-humain, mais ils n’ont pas honte de punir, contre leur conscience, quiconque ose n’être pas fourbe & trompeur public comme eux. Mais ce principe est-il bien vrai, que toute vérité n’est pas bonne à dire? Quand il le seroit, s’ensuivroit-il que nulle erreur ne fût bonne à détruire, & toutes les folies des hommes [61] sont-elles si saintes qu’il n’y en ait aucune qu’on ne doive respecter? Voilà ce qu’il conviendroit d’examiner avant de me donner pour loi une maxime suspecte & vague, qui, fût-elle vraie en elle-même, peut pécher par son application.

J’ai grande envie, Monseigneur, de prendre ici ma méthode ordinaire, & de donner l’histoire de mes idées pour toute réponse à mes accusateurs. Je crois ne pouvoir mieux justifier tout ce que j’ai osé dire, qu’en disant encore tout ce que j’ai pensé.

Si-tôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardois faire, & je les écoutois parler; puis, voyant que leurs actions ne ressembloient point à leurs discours, je cherchai la raison de cette dissemblance, & je trouvai qu’être & paroître étant pour eux deux choses aussi différentes qu’agir & parler, cette deuxieme différence étoit la cause de l’autre, & avoit elle-même une cause qui me restoit à chercher.

Je la trouvai dans notre ordre social, qui, de tout point contraire à la nature que rien ne détruit, la tyrannise sans cesse, & lui fait sans cesse réclamer ses droits. Je suivis cette contradiction dans ses conséquences, & je vis qu’elle expliquoit seule tous les vices des hommes & tous les maux de la société. D’où je conclus qu’il n’étoit pas nécessaire de supposer l’homme méchant par sa nature, lorsqu’on pouvoit marquer l’origine & le progrès de sa méchanceté. Ces réflexions me conduisirent à de nouvelles recherches sur l’esprit humain considéré dans l’état civil, & je trouvai qu’alors le développement des lumieres & des vices se faisoit [62] toujours en même raison, non dans les individus, mais dans les peuples; distinction que j’ai toujours soigneusement faite, & qu’aucun de ceux qui m’ont attaqué n’a jamais pu concevoir.

J’ai cherché la vérité dans les livres; je n’y ai trouvé que le mensonge & l’erreur.

J’ai consulté les Auteurs; je n’ai trouvé que des charlatans qui se font un jeu de tromper les hommes, sans autre loi que leur intérêt, sans autre Dieu que leur réputation; prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas à leur gré, plus prompts à louer l’iniquité qui les paye. En écoutant les gens à qui l’on permet de parler en public, j’ai compris qu’ils n’osent ou ne veulent dire que ce qui convient à ceux qui commandent, & que payés par le fort pour précher le foible, ils ne savent parler au dernier que de ses devoirs, & à l’autre que de ses droits. Toute l’instruction publique tendra toujours au mensonge tant que ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir; & c’est pour eux seulement que la vérité n’est pas bonne à dire. Pourquoi serois-je le complice de ces gens-là?

Il y a des préjugés qu’il faut respecter? Cela peut être: mais c’est quand d’ailleurs tout est dans l’ordre, & qu’on ne peut ôter ces préjugés sans ôter aussi ce qui les rachete; on laisse alors le mal pour l’amour du bien. Mais lorsque tel est l’état des choses, que plus rien ne sauroit changer qu’en mieux, les préjugés sont-ils si respectables qu’il faille leur sacrifier la raison, la vertu, la justice, & tout le bien que la vérité pourroit faire aux hommes? Pour moi, j’ai promis de la dire en toute chose utile, autant qu’il seroit en moi; [63] c’est un engagement que j’ai dû remplir selon mon talent, & que sûrement un autre ne remplira pas à ma place, puisque chacun se devant à tous, nul ne peut payer pour autrui. La divine vérité, dit Augustin, n’est ni à moi ni à vous ni à lui, mais à nous tous qu’elle appelle avec force à la publier de concert, sous peine d’être inutiles à nous-mêmes si nous ne la communiquons aux autres: car quiconque s’approprie à lui-seul un bien dont Dieu veut que tous jouissent, perd par cette usurpation ce qu’il dérobe au public, & ne trouve qu’erreur en lui-même, pour avoir trahi la vérité. * [* Aug. confes. L. XII. c. 25.]

Les hommes ne doivent point être instruits à demi. S’ils doivent rester dans l’erreur, que ne les laissiez-vous dans l’ignorance? A quoi bon tant d’Ecoles & d’Universités pour ne leur apprendre rien de ce qui leur importe à savoir? Quel est donc l’objet de vos Colleges, de vos Académies, de tant de fondations savantes? Est-ce de donner le change au Peuple, d’altérer sa raison d’avance, & de l’empêcher d’aller au vrai? Professeurs de mensonge, c’est pour l’abuser que vous feignez de l’instruire, et, comme ces brigands qui mettent des fanaux sur des écueils, vous l’éclairez pour le perdre.

Voilà ce que je pensois en prenant la plume, & en la quittant je n’ai pas lieu de changer de sentiment. J’ai toujours vu que l’instruction publique avoit deux défauts essentiels qu’il étoit impossible d’en ôter. L’un est la mauvaise foi de ceux qui la donnent, & l’autre l’aveuglement de ceux qui la reçoivent. Si des hommes sans passions instruisoient des [64] hommes sans préjugés, nos connoissances resteroient plus bornées mais plus sûres, & la raison regneroit toujours. Or, quoi qu’on fasse, l’intérêt des hommes publics sera toujours le même, mais les préjugés du peuple n’ayant aucune base fixe, sont plus variables; ils peuvent être altérés, changés, augmentés ou diminués. C’est donc de ce côté seul que l’instruction peut avoir quelque prise, & c’est là que doit tendre l’ami de la vérité. Il peut espérer de rendre le peuple plus raisonnable, mais non ceux qui le menent plus honnêtes gens.

J’ai vu dans la Religion la même fausseté que dans la politique, & j’en ai été beaucoup plus indigné: car le vice du Gouvernement ne peut rendre les sujets malheureux que sur la terre; mais qui sait jusqu’où les erreurs de la conscience peuvent nuire aux infortunés mortels? J’ai vu qu’on avoit des professions de foi, des doctrines, des cultes qu’on suivoit sans y croire, & que rien de tout cela ne pénétrant ni le coeur ni la raison, n’influoit que très-peu sur la conduite. Monseigneur, il faut vous parler sans détour. Le vrai Croyant ne peut s’accommoder de toutes ces simagrées: il sent que l’homme est un être intelligent auquel il faut un culte raisonnable, & un être sociable auquel il faut une morale faite pour l’humanité. Trouvons premiérement ce culte & cette morale; cela sera de tous les hommes: & puis quand il faudra des formules nationales, nous en examinerons les fondements, les rapports, les convenances; & après avoir dit ce qui est de l’homme, nous dirons ensuite ce qui est du Citoyen. Ne faisons pas, sur-tout, comme votre Monsieur Joly de Fleury, qui, pour établir son Jansénisme, veut déraciner toute loi [65] naturelle, & toute obligation qui lie entr’eux les humains; de sorte que selon lui le Chrétien & l’infidele qui contractent entre eux, ne sont tenus à rien du tout l’un envers l’autre, puisqu’il n’y a point de loi commune à tous les deux.

Je vois donc deux manieres d’examiner & comparer les Religions diverses; l’une selon le vrai & le faux qui s’y trouvent, soit quant aux faits naturels ou surnaturels sur lesquels elles sont établies, soit quant aux notions que la raison nous donne de l’Etre suprême & du culte qu’il veut de nous; l’autre selon leurs effets temporels & moraux sur la terre, selon le bien ou le mal qu’elles peuvent faire à la société & au genre-humain. Il ne faut pas, pour empêcher ce double examen, commencer par décider que ces deux choses vont toujours ensemble, & que la Religion la plus vraie est aussi la plus sociable: c’est précisément ce qui est en question; & il ne faut pas d’abord crier que celui qui traite cette question est un impie, un athée, puisque autre chose est de croire, & autre chose d’examiner l’effet de ce que l’on croit.

Il paroît pourtant certain, je l’avoue, que si l’homme est fait pour la société, la Religion la plus vraie est aussi la plus sociale & la plus humaine: car Dieu veut que nous soyons tels qu’il nous a faits; & s’il étoit vrai qu’il nous eût fait méchants, ce seroit lui désobéir que de vouloir cesser de l’être. De plus, la Religion considérée comme une relation entre Dieu & l’homme, ne peut aller à la gloire de Dieu que par les bien-être de l’homme, puisque l’autre terme de la relation, qui est Dieu, est par sa nature au-dessus de tout ce que peut l’homme pour ou contre lui.

[66] Mais ce sentiment, tout probable qu’il est, est sujet à de grandes difficultés, par l’historique & les faits qui les contrarient. Les Juifs étoient les ennemis nés de tous les autres Peuples, & ils commencerent leur établissement par détruire sept nations, selon l’ordre exprès qu’ils en avoient reçu: tous les Chrétiens ont eu des guerres de Religion, & la guerre est nuisible aux hommes; tous les partis ont été persécuteurs & persécutés, & la persécution est nuisible aux hommes; plusieurs sectes vantent le célibat, & le célibat est si nuisible* [*La continence & la pureté ont leur usage, même pour la population; il eft toujours beau de se commander à soi-même, & l’Etat de virginité est par ces raisons très-digne d’estimè; mais il ne s’ensuit pas qu’il soit beau ni bon ni louable de persévérér toute la vie dans cet état, en offensant la nature & en trompant sa destination. L’on a plus de respect pour une jeune vierge nubile, que pour une jeune femme; mais on en a plus pour une mere de famille que pour une vieille fille, & cela me paroît très-sense. Comme on ne se marie pas en naissant, & qu’il n’est pas même à propos de se marier fort jeune; la virginité, que tous ont dû porter & honorer, a sa nécessité, son utilité, son prix & sa gloire; mais c’et pour aller, quand i1 convient dépofer toute sa pureté dans le mariage. Quoi! disent-ils de leur air bêtement triomphant, des celibataires prêchent le noeud conjugal! pourquoi donc ne se marient-ils pas? Ah! pourquoi? Parce qu’un état si saint & si doux en lui-même est devenu par vos sottes institutions un état malheureux & ridicule, dans lequel il est déformais presque impossible de vivre sans être un fripon ou un sot. Sceptres de fer, loix insensées! c’est à vous que nous reprochons de n’avoir pu remplir nos devoirs sur la terre, & c’est par nous que le cri de la nature s’élevé contre votre barbarie. Comment osez-vous la pousser jusqu’à nous reprocher la misere oû vous nous avez reduit?] à l’espece humaine, que s’il étoit suivi par-tout, elle périroit. Si cela ne fait pas preuve pour décider, cela fait raison pour examiner, & je ne demandois autre chose sinon qu’on permît cet examen.

[67] Je ne dis ni ne pense qu’il n’y ait aucune bonne Religion sur la terre; mais je dis, & il est trop vrai, qu’il n’y en a aucune parmi celles qui sont ou qui ont été dominantes, qui n’ait fait à l’humanité des playes cruelles. Tous les partis ont tourmenté leurs freres, tous ont offert à Dieu des sacrifices de sang humain. Quelle que soit la source de ces contradictions, elles existent; est-ce un crime de vouloir les ôter?

La charité n’est point meurtriere. L’amour du prochain ne porte point à le massacrer. Ainsi le zele du salut des hommes n’est point la cause des persécutions; c’est l’amour-propre & l’orgueil qui en est la cause. Moins un culte est raisonnable, plus on cherche à l’établir par la force: Celui qui professe une doctrine insensée, ne peut souffrir qu’on ose la voir telle qu’elle est: la raison devient alors le plus grand des crimes;à quelque prix que ce soit il faut l’ôter aux autres, parce qu’on a honte d’en manquer à leurs yeux. Ainsi l’intolérance & l’inconséquence ont la même source. Il faut sans cesse intimider, effrayer les hommes. Si vous les livrez un moment à leur raison, vous êtes perdus.

De cela seul, il suit que c’est un grand bien à faire aux peuples dans ce délire, que de leur apprendre à raisonner sur la Religion: car c’est les rapprocher des devoirs de l’homme, c’est ôter le poignard à l’intolérance, c’est rendre à l’humanité tous ses droits. Mais il faut remonter à des principes généraux & communs à tous les hommes;car si, voulant raisonner, vous laissez quelque prise à l’autorité des Prêtres, vous rendez au fanatisme son arme, & vous lui fournissez de quoi devenir plus cruel.

[68] Celui qui aime la paix ne doit point recourir à des Livres; c’est le moyen de ne rien finir. Les Livres sont des sources de disputes intarissables: parcourez l’histoire des Peuples; ceux qui n’ont point de Livres ne disputent point. Voulez-vous asservir les hommes à des autorités humaines? L’un sera plus près, l’autre plus loin de la preuve; ils en seront diversement affectés: avec la bonne foi la plus entiere, avec le meilleur jugement du monde, il est impossible qu’ils soient jamais d’accord. N’argumentez point sur des arguments, & ne vous fondez point sur des discours. Le langage humain n’est pas assez clair. Dieu lui-même, s’il daignoit nous parler dans nos langues, ne nous diroit rien sur quoi l’on ne pût disputer. Nos langues sont l’ouvrage des hommes, & les hommes sont bornés.

Nos langues sont l’ouvrage des hommes, & les hommes sont menteurs. Nous langues sont l’ouvrage des hommes, & les hommes sont menteurs. Comme il n’y a point de vérité si clairement énoncée où l’on ne puisse trouver quelque chicane à faire, il n’ya point de si grossier mensonge qu’on ne puisse étayer de quelque fausse raison.

Supposons qu’un particulier vienne à minuit nous crier qu’il est jour; on se moquera de lui: mais laissez à ce particulier le tems & le moyen de se faire une secte; tôt ou tard ses partisans viendront à bout de vous prouver qu’il disoit vrai. Car enfin, diront-ils, quand il a prononcé qu’il étoit jour, il étoit jour en quelque lieu de la terre; rien n’est plus certain. D’autres, ayant établi qu’il y a toujours dans l’air quelques particules de lumiere, soutiendront qu’en un autre sens encore, il est très-vrai qu’il est jour la nuit. Pourvu que des [69] gens subtils s’en mêlent, bientôt on vous fera voir le soleil en plein minuit. Tout le monde ne se rendra pas à cette évidence. Il y aura des débats, qui dégénéreront, selon l’usage, en guerres & en cruautés. Les uns voudront des explications, les autres n’en voudront point; l’un voudra prendre la proposition au figuré, l’autre au propre. L’un dira: il a dit à minuit qu’il étoit jour; & il étoit nuit: l’autre dira: il a dit à minuit qu’il étoit jour;et il étoit jour. Chacun taxera de mauvaise foi le parti contraire, & n’y verra que des obstinés. On finira par se battre, se massacrer; les flots de sang couleront de toutes parts: & si la nouvelle secte est enfin victorieuse, il restera démontré qu’il est jour la nuit. C’est à-peu-près l’histoire de toutes les querelles de Religion.

La plupart des cultes nouveaux s’établissent par le fanatisme, & se maintiennent par l’hypocrisie; delà vient qu’ils choquent la raison & ne menent point à la vertu. L’enthousiasme & le délire ne raisonnent pas;tant qu’ils durent, tout passe, & l’on marchande peu sur les dogmes: cela est d’ailleurs si commode! La doctrine coûte si peu à suivre, & la morale coûte tant à pratiquer, qu’en se jettant du côté le plus facile, on rachete les bonnes œuvres par le mérite d’une grande foi. Mais quoi qu’on fasse, le fanatisme est un état de crise qui ne peut durer toujours. Il a ses accès plus ou moins longs, plus ou moins fréquents, & il a aussi ses relâches, durant lesquels on est de sang froid. C’est alors qu’en revenant sur soi-même, on est tout surpris de se voir enchaîné par tant d’absurdités. Cependant le culte est réglé, les formes sont prescrites, les loix sont établies, les transgresseurs [70] sont punis. Ira-t-on protester seul contre tout cela, recuser les Loix de son pays, & renier la Religion de son pere? Qui l’oserait? On se soumet en silence, l’intérêt veut qu’on soit de l’avis de celui dont on hérite. On fait donc comme les autres, sauf à rire à son aise en particulier de ce qu’on feint de respecter en public. Voilà, Monseigneur, comme pense le gros des hommes dans la plupart des Religions, & sur-tout dans la vôtre; & voilà la clef des inconséquences qu’on remarque entre leur morale & leurs actions. Leur croyance n’est qu’apparence, & leurs moeurs sont comme leur foi.

Pourquoi un homme a-t-il inspection sur la croyance d’un autre, & pourquoi l’état a-t-il inspection sur celle des Citoyens? C’est parce qu’on suppose que la croyance des hommes détermine leur morale, & que des idées qu’ils ont de la vie à venir dépend leur conduite en celle-ci. Quand cela n’est pas, qu’importe ce qu’ils croyent, ou ce qu’ils font semblant de croire? L’apparence de la Religion ne sert plus qu’à les dispenser d’en avoir une.

Dans la société chacun est en droit de s’informer si un autre se croit obligé d’être juste, & le Souverain est en droit d’examiner les raisons sur lesquelles chacun fonde cette obligation. De plus, les formes nationales doivent être observées; c’est sur quoi j’ai beaucoup insisté. Mais quant aux opinions qui ne tiennent point à la morale, qui n’influent en aucune maniere sur les actions, & qui ne tendent point à transgresser les Loix, chacun n’a là-dessus que son jugement pour maître, & nul n’a ni droit ni intérêt de prescrire à [71] d’autres sa façon de penser. Si, par exemple, quelqu’un, même constitué en autorité, venoit me demander mon sentiment sur la fameuse question de l’hypostase dont la bible ne dit pas un mot, mais pour laquelle tant de grands enfants ont tenu des Conciles, & tant d’hommes ont été tourmentés; après lui avoir dit que je ne l’entends point, & ne me soucie point de l’entendre, je le prierois, le plus honnêtement que je pourrois, de se mêler de ses affaires; & s’il insistoit, je le laisserois-là.

Voilà le seul principe sur lequel on puisse établir quelque chose de fixe & d’équitable sur les disputes de Religion; sans quoi, chacun posant de son côté ce qui est en question, jamais on ne conviendra de rien, l’on ne s’entendra de la vie, & la Religion, qui devroit faire le bonheur des hommes, fera toujours leurs plus grands maux.

Mais plus les Religions vieillissent, plus leur objet se perd de vue; les subtilités se multiplient, on veut tout expliquer, tout décider, tout entendre; incessamment la doctrine se raffine, & la morale dépérit toujours plus. Assurément il y a loin de l’esprit du Deutéronome à l’esprit du Talmud & de la Misna, & de l’esprit de l’Evangile aux querelles sur la Constitution! Saint Thomas demande* [*Secunda secundae Quaest. I. Art, VII.] si par la succession des tems les articles de foi se sont multipliés, & il se déclare pour l’affirmative. C’est-à-dire que les docteurs, renchérissant les uns sur les autres, en savent plus que n’en ont dit les Apôtres & Jésus-Christ. Saint Paul avoue ne voir [72] qu’obscurément, & ne connoître qu’en partie.* [*I. Cor. XIII. 9. 12.] Vraiment nos Théologiens sont bien plus avancés que cela; ils voyent tout, ils savent tout: ils nous rendent clair ce qui est obscur dans l’Ecriture; ils prononcent sur ce qui étoit indécis: ils nous font sentir avec leur modestie ordinaire que les Auteurs Sacrés avoient grand besoin de leur secours pour se faire entendre, & que le Saint-Esprit n’eût pas su s’expliquer clairement sans eux.

Quand on perd de vue les devoirs de l’homme pour ne s’occuper que des opinions des Prêtres & de leurs frivoles disputes, on ne demande plus d’un Chrétien s’il craint Dieu, mais s’il est orthodoxe; on lui fait signer des formulaires sur les questions les plus inutiles & souvent les plus inintelligibles, & quand il a signé, tout va bien; l’on ne s’informe plus du reste. Pourvu qu’il n’aille pas se faire pendre, il peut vivre au surplus comme il lui plaira; ses moeurs ne font rien à l’affaire, la doctrine est en sûreté. Quand la Religion en est là, quel bienfait-elle à la société, de quel avantage est-elle aux hommes? Elle ne sert qu’à exciter entre eux des dissensions, des troubles, des guerres de toutes especes; à les faire entre-égorger pour des Logogryphes: il vaudroit mieux alors n’avoir point de Religion, que d’en avoir une si mal entendue. Empêchons-la, s’il se peut, de dégénérer à ce point, & soyons sûrs, malgré les buchers & les chaînes, d’avoir bien mérité du genre-humain.

Supposons que, las des querelles qui déchirent, il s’assemble pour les terminer & convenir d’une Religion commune [73] à tous les Peuples. Chacun commencera, cela est sûr, par proposer la sienne comme la seule vraie, la seule raisonnable & démontrée, la seule agréable à Dieu & utile aux hommes; mais ses preuves ne répondant pas là-dessus à sa persuasion, du moins au gré des autres sectes, chaque parti n’aura de voix que la sienne; tous les autres se réuniront contre lui: cela n’est pas moins sûr. La délibération fera le tour de cette maniere, un seul proposant, & tous rejettant; ce n’est pas le moyen d’être d’accord. Il est croyable qu’après bien du tems perdu dans ces altercations puériles, les hommes de sens chercheront des moyens de conciliation. Ils proposeront, pour cela, de commencer par chasser tous les Théologiens de l’assemblée, & il ne leur sera pas difficile de faire voir combien ce préliminaire est indispensable. Cette bonne œuvre faite, ils diront aux peuples: Tant que vous ne conviendrez pas de quelque principe, il n’est pas possible même que vous vous entendiez, & c’est un argument qui n’a jamais convaincu personne que de dire; vous avez tort, car j’ai raison.

«Vous parlez de ce qui est agréable à Dieu. Voilà précisément ce qui est en question. Si nous savions quel culte lui est le plus agréable, il n’y auroit plus de dispute entre nous. Vous parlez aussi de ce qui est utile aux hommes: c’est autre chose; les hommes peuvent juger de cela. Prenons donc cette utilité pour regle, & puis établissons la doctrine qui s’y rapporte le plus. Nous pourrons espérer d’approcher ainsi de la vérité autant qu’il est possible à des hommes: car il est à présumer que [74] ce qui est le plus utile aux créatures, est le plus agréable au Créateur.»

«Cherchons d’abord s’il y a quelque affinité naturelle entre nous, si nous sommes quelque chose les uns aux autres. Vous Juifs, que pensez-vous sur l’origine du genre-humain? Nous pensons qu’il est sorti d’un même Pere. Et vous, Chrétiens? Nous pensons là-dessus comme les Juifs. Et vous, Turcs? Nous pensons comme les Juifs & les Chrétiens. Cela est déja bon: puisque les hommes sont tous freres, ils doivent s’aimer comme tels.»

«Dites-nous maintenant de qui leur Pere commun avoit reçu l’être? Car il ne s’étoit pas fait tout seul. Du Créateur du Ciel & de la terre. Juifs, Chrétiens & Turcs sont d’accord aussi sur cela; c’est encore un très-grand point.»

«Et cet homme, ouvrage du Créateur, est-il un être simple ou mixte? Est-il formé d’une substance unique, ou de plusieurs? Chrétiens, répondez. Il est composé de deux substances, dont l’une est mortelle, & dont l’autre ne peut mourir. Et vous, Turcs? Nous pensons de même. Et vous, Juifs? Autrefois nos idées là-dessus étoient fort confuses, comme les expressions de nos Livres Sacrés; mais les Esséniens nous ont éclairés, & nous pensons encore sur ce point comme les Chrétiens.»

En procédant ainsi d’interrogations en interrogations, sur la providence divine, sur l’économie de la vie-à-venir, & sur toutes les questions essentielles au bon ordre du genre-humain, ces mêmes hommes ayant obtenu de tous des [75] réponses presque uniformes, leur diront: (on se souviendra que les Théologiens n’y sont plus.) «Mes amis de-quoi vous tourmentez-vous? Vous voilà tous d’accord sur ce qui vous importe; quand vous différerez de sentiment sur le reste, j’y vois peu d’inconvénient. Formez de ce petit nombre d’articles une Religion universelle, qui soit, pour ainsi dire, la Religion humaine & sociale, que tout homme vivant en société soit obligé d’admettre. Si quelqu’un dogmatise contre elle, qu’il soit banni de la société, comme ennemi de ses Loix fondamentales. Quant au reste sur quoi vous n’êtes pas d’accord, formez chacun de vos croyances particulieres autant de Religions nationales, & suivez-les en sincérité de coeur. Mais n’allez point vous tourmentant pour les faire admettre aux autres Peuples, & soyez assurés que Dieu n’exige pas cela. Car il est aussi injuste de vouloir les soumettre à vos opinions qu’à vos loix, & les missionnaires ne me semblent guères plus sages que les conquérants.»

«En suivant vos diverses doctrines, cessez de vous les figurer si démontrées que quiconque ne les voit pas telles soit coupable à vos yeux de mauvaise foi. Ne croyez point que tous ceux qui pesent vos preuves & les rejettent, soient pour cela des obstinés que leur incrédulité rende punissables; ne croyez point que la raison, l’amour du vrai, la sincérité, soient pour vous seuls. Quoiqu’on fasse, on sera toujours porté à traiter en ennemis ceux qu’on accusera de se refuser à l’évidence. On plaint l’erreur, mais on hait l’opiniâtreté. Donnez la préférence à vos [76] raisons, à la bonne heure; mais sachez que ceux quine s’y rendent pas, ont les leurs.»

«Honorez en général tous les fondateurs de vos cultes respectifs. Que chacun rende au sien ce qu’il croit lui devoir, mais qu’il ne méprise point ceux des autres. Ils ont eu de grands génies & de grandes vertus: cela est toujours estimable. Ils se sont dits les Envoyés de Dieu;cela peut être, & n’être pas: c’est de quoi la pluralité ne sauroit juger d’une maniere uniforme, les preuves n’étant pas également à sa portée. Mais quand cela ne seroit pas, il ne faut point les traiter si légérement d’imposteurs. Qui sait jusqu’où les méditations continuelles sur la divinité, jusqu’où l’enthousiasme de la vertu ont pu, dans leurs sublimes ames, troubler l’ordre didactique & rampant des idées vulgaires? Dans une trop grande élévation la tête tourne, & l’on ne voit plus les choses comme elles sont. Socrate a cru avoir un esprit familier, & l’on n’a point osé l’accuser pour cela d’être un fourbe. Traiterons-nous les fondateurs des Peuples, les bienfaiteurs des nations, avec moins d’égards qu’un particulier?»

«Du reste, plus de dispute entre vous sur la préférence de vos cultes. Ils sont tous bons, lorsqu’ils sont prescrits par les loix, & que la Religion essentielle s’y trouve; ils sont mauvais quand elle ne s’y trouve pas. La forme du culte est la police des Religions & non leur essence, & c’est au Souverain qu’il appartient de régler la police dans son pays.»

[77] J’ai pensé, Monseigneur, que celui qui raisonneroit ainsi ne seroit point un blasphémateur, un impie; qu’il proposeroit un moyen de paix juste, raisonnable, utile aux hommes; et que cela n’empêcheroit pas qu’il n’eût sa Religion particuliere ainsi que les autres, & qu’il n’y fût tout aussi sincérement attaché. Le vrai Croyant, sachant que l’infidele est aussi un homme, & peut être un honnête homme, peut sans crime s’intéresser à son sort. Qu’il empêche un culte étranger de s’introduire dans son pays, cela est juste; mais qu’il ne damne pas pour cela ceux qui ne pensent pas comme lui: car quiconque prononce un jugement si téméraire se rend l’ennemi du reste du genre-humain. J’entends dire sans cesse qu’il faut admettre la tolérance civile, non la théologique; je pense tout le contraire. Je crois qu’un homme de bien, dans quelque Religion qu’il vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu’on puisse légitimement introduire en un pays des Religions étrangeres sans la permission du Souverain: car si ce n’est pas directement désobéir à Dieu, c’est désobéir aux Loix; & qui désobéit aux Loix, désobéit à Dieu.

Quant aux Religions une fois établies ou tolérées dans un pays, je crois qu’il est injuste & barbare de les y détruire par la violence, & que le Souverain se fait tort à lui-même en maltraitant leurs sectateurs. Il est bien différent d’embrasser une Religion nouvelle, ou de vivre dans celle où l’on est né; le premier cas seul est punissable. On ne doit ni laisser établir une diversité de cultes, ni proscrire ceux qui sont une fois établis;car un fils n’a jamais [78] tort de suivre la Religion de son pere. La raison de la tranquillité publique est toute contre les persécuteurs. La Religion n’excite jamais de troubles dans un Etat que quand le parti dominant veut tourmenter le parti foible, ou que le parti foible, intolérant par principe, ne peut vivre en paix avec qui que ce soit. Mais tout culte légitime, c’est-à-dire, tout culte où se trouve la Religion essentielle, & dont, par conséquent, les sectateurs ne demandent que d’être soufferts & vivre en paix, n’a jamais causé ni révoltes ni guerres civiles, si ce n’est lorsqu’il a fallu se défendre & repousser les persécuteurs. Jamais les Protestants n’ont pris les armes en France que lorsqu’on les y a poursuivis. Si l’on eût pu se résoudre à les laisser en paix, ils y seroient demeurés. Je conviens sans détour qu’à sa naissance la Religion réformée n’avoit pas droit de s’établir en France, malgré les lois. Mais lorsque, transmise des Peres aux enfants, cette Religion fut devenue celle d’une partie de la Nation Françoise, & que le Prince eut solemn ellement traité avec cette partie par l’Edit de Nantes; cet Edit devint un Contrat inviolable, qui ne pouvoit plus être annullé que du commun consentement des deux parties; & depuis ce temps, l’exercice de la Religion Protestante est, selon moi, légitime en France.

Quand il ne le seroit pas, il resteroit toujours aux sujets l’alternative, de sortir du Royaume avec leurs biens, ou d’y rester soumis au culte dominant. Mais les contraindre à rester sans les vouloir tolérer, vouloir à la fois qu’ils soient & qu’ils ne soient pas, les priver même du droit de la nature, [79] annuller leurs mariages,* [*Dans un Arrêt du Parlement de Toulouse, concernant l’affaire de l’infortuné Calas, on reproche aux Protestans de faire entre eux des mariages, qui, selon les Protestans, ne sont que des Actes civils, & par consequent soumis entiérement pour la forme & les effets a la volonté du Roi.

Ainsi de ce que, selon les Protestants, le mariage est un acte civil, il s’ensuit qu’ils sont obligés de se soumettre à la volonté du Roi, qui en fait un acte de la Religion Catholique. Les Protestans, pour se marier, sont légitimement tenus de se faire Catholiques; attendu que, selon eux, le mariage est un acte civil. Telle est la maniere de raisonner de Messieursdu Parlement de Toulouse.

La France est un Royaume si vaste, que les François se sont mis dans l’espritt que le genre humain ne devoit. point avoir d’autres loix que les leurs. Leurs Parlemens & leurs Tribunaux paroissent n’avoir aucune idee du Droit naturel ni du Droit des Gens; & il est à remarquer que dans tout ce grand Royaume où sont tant d’Universités, tant de Colleges, tant d’Academies, & où l’on enseigne avec tant d’importance tant d’inutilités, il n’y a pas une seule chaire de Droit naturel. C’est le seul peuple d’Europe qui ait regardé cette étude comme n’étant bonne à rien.] déclarer leurs enfants bâtards...... en ne disant que ce qui est, j’en dirois trop; il faut me taire.

Voici, du moins, ce que je puis dire. En considérant la seule raison d’Etat, peut-être a-t-on bien fait d’ôter aux Protestants François tous leurs chefs: mais il faloit s’arrêter là. Les maximes politiques ont leurs applications & leurs distinctions. Pour prévenir des dissensions qu’on n’a plus à craindre, ons’ôte des ressources dont on auroit grand besoin. Un parti qui n’a plus ni Grands ni Noblesse à sa tête, quel mal peut-il faire dans un Royaume tel que la France? Examinez toutes vos précédentes guerres, appellées guerres de Religion; vous trouverez qu’il n’y en a pas une qui n’ait eu sa cause à la Cour & dans les intérêts des Grands. Des intrigues de Cabinet brouilloient les affaires, & puis les Chefs [80] ameutoient les peuples au nom de Dieu. Mais quelles intrigues, quelles cabales, peuvent former des Marchands & des Paysans? Comment s’y prendront-ils pour susciter un parti dans un pays où l’on ne veut que des Valets ou des Maîtres, & où l’égalité est inconnue ou en horreur? Un marchand proposant de lever des troupes, peut se faire écouter en Angleterre, mais il fera toujours rire des François.* [*Le seul cas qui force un peuple ainsi dénué de Chefs à prendre les armes, c’est quand, réduit au désespoir par ses perfécuteurs, il voit qu’il ne lui reste plus de choix que dans la maniere de périr. Tel fut, au commencement de ce siecle, la guerre des Carnisards. Alors on est tout étonné de la force qu’un parti méprisé tire de fon désespoir: c’est ce que jamais les perfécuteurs n’ont su calculer d’avance. Cependant de telles guerres coûtent tant de sang qu’ils devroient bien y songer avant de les rendre inévitables.]

Si j’étois Roi? Non: Ministre? Encore moins; mais homme puissant en France, je dirois. Tout tend parmi nous aux emplois, aux charges; tout veut acheter le droit de mal faire: Paris & la Cour engouffrent tout. Laissons ces pauvres gens remplir le vide des Provinces; qu’ils soient marchands, & toujours marchands; laboureurs, & toujours laboureurs. Ne pouvant quitter leur état, ils en tireront le meilleur parti possible; ils remplaceront les nôtres dans les conditions privées dont nous cherchons tous à sortir; ils feront valoir le commerce & l’agriculture que tout nous fait abandonner;ils alimenteront notre luxe, ils travailleront, & nous jouirons.

Si ce projet n’étoit pas plus équitable que ceux qu’on suit, il seroit du moins plus humain, & sûrement il seroit plus utile. C’est moins la tyrannie, & c’est moins l’ambition [81] des Chefs, que ce ne sont leurs préjugés & leurs courtes vues, qui font le malheur des Nations.

Je finirai par transcrire une espece de discours, qui a quelque rapport à mon sujet, & qui ne m’en écartera pas long-tems.

Un Parsis de Surate ayant épousé en secret une Musulmane, fut découvert, arrêté, & ayant refusé d’embrasser le mahométisme, il fut condamné à mort. Avant d’aller au supplice, il parla ainsi à ses juges.

«Quoi! vous voulez m’ôter la vie! Eh, de quoi me punissez-vous? J’ai transgressé ma loi plutôt que la vôtre: ma loi parle au coeur, & n’est pas cruelle; mon crime a été puni par le blâme de mes freres. Mais que vous ai-je fait pour mériter de mourir? Je vous ai traités comme ma famille, & je me suis choisi une soeur parmi vous. Je l’ai laissée libre dans sa croyance, & elle a respecté la mienne pour son propre intérêt. Borné sans regret à elle seule, je l’ai honorée comme l’instrument du culte qu’exige l’Auteur de mon être, j’ai payé par elle le tribut que tout homme doit au genre-humain: l’amour me l’a donnée, & la vertu me la rendoit chere; elle n’a point vécu dans la servitude, elle a possédé sans partage le coeur de son époux: ma faute n’a pas moins fait son bonheur que le mien.»

«Pour expier une faute si pardonnable, vous m’avez voulu rendre fourbe & menteur;vous m’avez voulu forcer à professer vos sentiments sans les aimer & sans y croire: comme si le transfuge de nos lois eût mérité de passer sous les vôtres, vous m’avez fait opter entre le parjure & la mort, [82] & j’ai choisi, car je ne veux pas vous tromper. Je meurs donc, puisqu’il le faut; mais je meurs digne de revivre & d’animer un autre homme juste. Je meurs martyr de ma Religion, sans craindre d’entrer après ma mort dans la vôtre. Puissai-je renaître chez les Musulmans pour leur apprendre à devenir humains, cléments, équitables: car servant le même dieu que nous servons, puisqu’il n’y en a pas Deux, vous vous aveuglez dans votre zele en tourmentant ses serviteurs, & vous n’êtes cruels & sanguinaires que parce que vous êtes inconséquents.»

«Vous êtes des enfants, qui dans vos jeux ne savez que faire du mal aux hommes. Vous vous croyez savants, & vous ne savez rien de ce qui est de Dieu. Vos dogmes récents sont-ils convenables à celui qui est, & qui veut être adoré de tous les tems? Peuples nouveaux, comment osez-vous parler de Religion devant nous? Nos rites sont aussi vieux que les astres: les premiers rayons du soleil ont éclairé & reçu les hommages de nos Peres. Le grand Zerdust a vu l’enfance du monde;il a prédit & marqué l’ordre de l’univers: et vous, hommes d’hier, vous voulez être nos prophêtes! Vingt siecles avant Mahomet, avant la naissance d’Ismaêl & de son pere, les Mages étoient antiques. Nos livres sacrés étoient déja la Loi de l’Asie & du monde, & trois grands Empire savoient successivement achevé leur long cours sous nos ancêtres, avant que les vôtres fussent sortis du néant.»

«Voyez, hommes prévénus, la différence qui est entre vous & nous. Vous vous dites croyants, & vous vivez en [83] barbares. Vos institutions, vos lois, vos cultes, vos vertus mêmes tourmentent l’homme & le dégradent. Vous n’avez que de tristes devoirs à lui prescrire. Des jeûnes, des privations, des combats, des mutilations, des clôtures: vous ne savez lui faire un devoir que de ce qui peut l’affliger & le contraindre. Vous lui faites hair la vie & les moyens de la conserver: vos femmes sont sans hommes, vos terres sont sans culture; vous mangez les animaux, & vous massacrez les humains; vous aimez le sang, les meurtres; tous vos établissements choquent la nature, avilissent l’espece humaine; et, sous le double joug du despotisme & du fanatisme, vous l’écrasez de ses Rois & de ses Dieux.»

«Pour nous, nous sommes des hommes de paix, nous ne faisons ni ne voulons aucun mal à rien de ce qui respire, non pas même à nos Tyrans: nous leur cédons sans regret le fruit de nos peines, contents de leur être utiles & de remplir nos devoirs. Nos nombreux bestiaux couvrent vos pâturages; les arbres plantés par nos mains, vous donnent leurs fruits & leurs ombres; vos terres, que nous cultivons, vous nourrissent par nos soins: un peuple simple & doux multiplie sous vos outrages, & tire pour vous la vie & l’abondance du sein de la mere commune où vous ne savez rien trouver. Le soleil que nous prenons à témoin de nos oeuvres, éclaire notre patience & vos injustices;il ne se leve point sans nous trouver occupés à bien faire, & en se couchant il nous ramene au sein de nos familles nous préparer à de nouveaux travaux.»

[84] «Dieu seul sait la vérité. Si malgré tout cela nous nous trompons dans notre culte, il est toujours peu croyable que nous soyons condamnés à l’enfer, nous qui ne faisons que du bien sur la terre, & que vous soyez les élus de Dieu, vous qui n’y faites que du mal. Quand nous serions dans l’erreur, vous devriez la respecter pour votre avantage. Notre piété vous engraisse, & la vôtre vous consume; nous réparons le mal que vous fait une Religion destructive. Croyez-moi, laissez-nous un culte qui vous est utile; craignez qu’un jour nous n’adoptions le vôtre: c’est le plus grand mal qui vous puisse arriver.»

J’ai tâché, Monseigneur, de vous faire entendre dans quel esprit a été écrite la profession de foi du Vicaire Savoyard, & les considérations qui m’ont porté à la publier. Je vous demande à présent à quel égard vous pouvez qualifier sa doctrine de blasphématoire, d’impie, d’abominable, & ce que vous y trouvez de scandaleux & de pernicieux au genre-humain? J’en dis autant à ceux qui m’accusent d’avoir dit ce qu’il faloit taire & d’avoir voulu troubler l’ordre public; imputation vague & téméraire, avec laquelle ceux qui ont le moins réfléchi sur ce qui est utile ou nuisible, indisposent d’un mot le public crédule contre un Auteur bien intentionné. Est-ce apprendre au peuple à ne rien croire, que le rappeller à la véritable foi qu’il oublie? Est-ce troubler l’ordre, que renvoyer chacun aux lois de son pays? Est-ce anéantir tous les cultes, que borner chaque peuple au sien? Est-ce ôter celui qu’on a, que ne vouloir pas qu’on en change? Est-ce se jouer de toute Religion, que respecter toutes les Religions? [85] Enfin est-il donc si essentiel à chacune de haïr les autres, que, cette haine ôtée, tout soit ôté?

Voilà pourtant ce qu’on persuade au peuple quand on veut lui faire prendre son défenseur en haine, & qu’on a la force en main. Maintenant, hommes cruels, vos décrets, vos buchers, vos mandements, vos journaux le troublent & l’abusent sur mon compte. Il me croit un monstre sur la foi de vos clameurs: mais vos clameurs cesseront enfin; mes écrits resteront malgré vous, pour votre honte. Les Chrétiens, moins prévenus, y chercheront avec surprise les horreurs que vous prétendez y trouver; ils n’y verront, avec la morale de leur divin maître, que des leçons de paix, de concorde & de charité. Puissent-ils y apprendre à être plus justes que leurs Peres! Puissent les vertus qu’ils y auront prises me venger un jour de vos malédictions!

A l’égard des objections sur les sectes particulieres dans lesquelles l’univers est divisé, que ne puis-je leur donner assez de force pour rendre chacun moins entêté de la sienne & moins ennemi des autres; pour porter chaque homme à l’indulgence, à la douceur: par cette considération si frappante & si naturelle, que, s’il fût né dans un autre pays, dans une autre secte, il prendroit infailliblement pour l’erreur ce qu’il prend pour la vérité; et pour la vérité, ce qu’il prend pour l’erreur! Il importe tant aux hommes de tenir moins aux opinions qui les divisent, qu’à celles qui les unissent! Et au contraire, négligeant ce qu’ils ont de commun, ils s’acharnent aux sentiments particuliers avec une espece de rage; ils tiennent d’autant plus à ces sentiments qu’ils semblent moins [86] raisonnables, & chacun voudroit suppléer à force de confiance à l’autorité que la raison refuse à son parti. Ainsi, d’accord au fond sur tout ce qui nous intéresse, & dont on ne tient aucun compte, on passe la vie à disputer, à chicaner, à tourmenter, à persécuter, à se battre, pour les choses qu’on entend le moins, & qu’il est le moins nécessaire d’entendre. On entasse en vain décisions sur décisions;on plâtre en vain leurs contradictions d’un jargon inintelligible; on trouve chaque jour de nouvelles questions à résoudre, chaque jour de nouveaux sujets de querelles; parce que chaque doctrine a des branches infinies, & que chacun, entêté de sa petite idée, croit essentiel ce qui ne l’est point, & néglige l’essentiel véritable. Que si on leur propose des objections qu’ils ne peuvent résoudre, ce qui, vu l’échafaudage de leurs doctrines, devient plus facile de jour en jour, ils se dépitent comme des enfants; & parce qu’ils sont plus attachés à leur parti qu’à la vérité, & qu’ils ont plus d’orgueil que de bonne-foi, c’est sur ce qu’ils peuvent le moins prouver qu’ils pardonnent le moins quelque doute.

Ma propre histoire caractérise mieux qu’aucune autre le jugement qu’on doit porter des Chrétiens d’aujourd’hui: mais comme elle en dit trop pour être crue, peut-être un jour fera-t-elle porter un jugement tout contraire; un jour peut-être, ce qui fait aujourd’hui l’opprobre de mes contemporains, fera leur gloire; & les simples qui liront mon Livre, diront avec admiration: quels tems angéliques ce devoient être que ceux où un tel Livre a été brulé comme impie, & son auteur poursuivi comme un malfaiteur! sans doute alors tous les [87] Ecrits respiroient la dévotion la plus sublime, & la terre étoit couverte de saints!

Mais d’autres Livres demeureront. On saura, par exemple, que ce même siecle a produit un panégyriste de la Saint Barthélemi, François, et, comme on peut bien croire, homme d’Eglise, sans que ni Parlement ni Prélat ait songé même à lui chercher querelle. Alors, en comparant la morale des deux Livres & le tort des deux Auteurs, on pourra changer de langage, & tirer une autre conclusion.

Les doctrines abominables sont celles qui menent au crime, au meurtre, & qui font des fanatiques. Eh! qu’y a-t-il de plus abominable au monde, que de mettre l’injustice & la violence en Systême, & de les faire découler de la clémence de Dieu? Je m’abstiendrai d’entrer ici dans un parallele qui pourroit vous déplaire. Convenez seulement, Monseigneur, que si la France eût professé la Religion du Prêtre Savoyard, cette Religion si simple & si pure, qui fait craindre Dieu & aimer les hommes, des fleuves de sang n’eussent point si souvent inondé les champs François; ce peuple si doux & si gain’eût point étonné les autres de ses cruautés dans tant de persécutions & de massacres, depuis l’inquisition de Toulouse,* [*Il est vrai que Dominique, saint Espagnol, y eut grande part. Le Saint, selon un écrivain de son ordre, eut la charité, prêchant contre les Albigeois, de s’adjoindre de dévotes personnes, zélées pour la foi, lesquelles prissent le soin d’extirper corporellement & par le glaive matériel les hérétiques qu’il n’euroit pu vaincre avec le glaive de la parole de Dieu. Ob caritatem, praedicans contra Albienses, in adjutoriurn sumsit quasdam devotas personas, zelantes pro fide, quae corporaliter illos Haereticos gladio materiali expugncarent, quos ipse gladio verbi Dei amputare non posset. Antonin. in Chron. P. III. tit. 2; c. 14. 2. Cette charité ne ressemble gueres à celle du Vicaire; aussii a-t-elle un prix bien différent. L’une fait décréter & l’autre canonifer ceux qui la professent.] jusqu’à la Saint Barthélemi, & depuis les guerres des Albigeois jusqu’aux Dragonades; le Conseiller Anne du Bourg [88] n’eût point été pendu pour avoir opiné à la douceur envers les Réformés; les habitants de Merindol & de Cabrieres n’eussent point été mis à mort par arrêt du Parlement d’Aix; & sous nos yeux l’innocent Calas, torturé par les bourreaux, n’eût point péri sur la roue. Revenons, à présent, Monseigneur, à vos censures, & aux raisons sur lesquelles vous les fondez.

Ce sont toujours des hommes, dit le Vicaire, qui nous attestent la parole de Dieu, & qui nous l’attestent en des langues qui nous sont inconnues. Souvent, au contraire, nous aurions grand besoin que Dieu nous attestât la parole des hommes; il est bien sûr, au moins, qu’il eût pu nous donner la sienne, sans se servir d’organes si suspects. Le Vicaire se plaint qu’il faille tant de témoignages humains pour certifier la parole divine: que d’hommes, dit-il, entre Dieu & moi!* [*Emile, Tome II. pag 76, in 4. Tome III. p. 16. in 8. & in 12.]

Vous répondez. Pour que cette plainte fût sensée, M.T.C.F., il faudroit pouvoir conclure que la Révélation est fausse dès qu’elle n’a point été faite à chaque homme en particulier; il faudroit pouvoir dire: Dieu ne peut exiger de moi que je croye ce qu’on m’assure qu’il a dit, dès que ce n’est pas directement à moi qu’il a adressé sa parole. * [*Mandement, XV.]

Et tout au contraire, cette plainte n’est sensée qu’en admettant la vérité de la Révélation. Car si vous la supposez fausse, [89] qu’elle plainte avez-vous à faire du moyen dont Dieu s’est servi, puisqu’il ne s’en est servi d’aucun? Vous doit-il compte des tromperies d’un imposteur? Quand vous vous laissez duper, c’est votre faute, & non pas la sienne. Mais lorsque Dieu, maître du choix de ses moyens, en choisit par préférence qui exigent de notre part tant de savoir & de si profondes discussions, le Vicaire a-t-il tort de dire: «Voyons toutefois; examinons, comparons, vérisions. O si Dieu eût daigné me dispenser de tout ce travail, l’en aurois-je servi de moins bon coeur?»* [*Emile. ubi sup.]

Monseigneur, votre mineure est admirable. Il faut la transcrire ici toute entiere; j’aime à rapporter vos propres termes: c’est ma plus grande méchanceté.

Mais n’est-il donc pas une infinité de faits, même antérieurs à celui de la Révélation Chrétienne, dont il seroit absurde de douter? Par quelle autre voie que celle des témoignages humains, l’Auteur lui-même a-t-il donc connu cette Sparte, cette Athenes, cette Rome dont il vante si souvent & avec tant d’assurance les loix, les moeurs & les héros? Que d’hommes entre lui & les Historiens qui ont conservé la mémoire de ces événemens!

Si la matiere étoit moins grave, & que j’eusse moins de respect pour vous, cette maniere de raisonner me fourniroit peut-être l’occasion d’égayer un peu mes lecteurs;mais à Dieu ne plaise que j’oublie le ton qui convient au sujet que je traite, & à l’homme à qui je parle! Au risque d’être plat dans ma réponse, il me suffit de montrer que vous vous trompez.

[90] Considérez donc, de grace, qu’il est tout-à-fait dans l’ordre que des faits humains soient attestés par des témoignages humains. Ils ne peuvent l’être par nulle autre voye; je ne puis savoir que Sparte & Rome ont existé, que parce que des Auteurs contemporains me le disent; & entre moi & un autre homme qui a vécu loin de moi, il faut nécessairement des intermédiaires: mais pourquoi en faut-il entre Dieu & moi, & pourquoi en faut-il de si éloignés, qui en ont besoin de tant d’autres? Est-il simple, est-il naturel, que Dieu ait été chercher Moïse pour parler à Jean-Jacques Rousseau?

D’ailleurs nul n’est obligé, sous peine de damnation, de croire que Sparte ait existé; nul, pour en avoir douté, ne sera dévoré des flammes éternelles. Tout fait, dont nous ne sommes pas les témoins, n’est établi pour nous que sur des preuves morales; & toute preuve morale est susceptible de plus & de moins. Croirai-je que la justice divine me précipite à jamais dans l’enfer, uniquement pour n’avoir pas su marquer bien exactement le point où une telle preuve devient invincible?

S’il y a dans le monde une histoire attestée, c’est celle des Wampirs. Rien n’y manque: procès verbaux, certificats de Notables, de Chirurgiens, de Curés, de Magistrats. La preuve juridique est des plus complettes. Avec cela, qui est-ce qui croit aux Wampirs? Serons-nous tous damnés pour n’y avoir pas cru?

Quelque attestés que soient, au gré même de l’incrédule Cicéron, plusieurs des prodiges rapportés par Tite-Live, je les regarde comme autant de fables, & sûrement je ne suis pas le seul. Mon expérience constante, & celle de tous les [91] hommes, est plus forte en ceci que le témoignage de quelques-uns. Si Sparte & Rome ont été des prodiges elles-mêmes, c’étoient des prodiges dans le genre moral; & comme on s’abuseroit en Laponie de fixer à quatre pieds la stature naturelle de l’homme, on ne s’abuseroit pas moins parmi nous de fixer la mesure des ames humaines sur celle des gens que l’on voit autour de soi.

Vous vous souviendrez, s’il vous plait, que je continue ici d’examiner vos raisonnements en eux-mêmes, sans soutenir ceux que vous attaquez. Après ce mémoratif nécessaire, je me permettrai sur votre maniere d’argumenter encore une supposition.

Un habitant de la rue Saint-Jacques vient tenir ce discours à monsieur l’Archevêque de Paris: «Monseigneur, je sais que vous ne croyez ni à la béatitude de Saint Jean de Pâris, ni aux miracles qu’il a plu à Dieu d’opérer en public sur sa tombe, à la vue de la Ville du monde la plus éclairée & la plus nombreuse. Mais je crois devoir vous attester que je viens de voir ressusciter le Saint en personne, dans le lieu où ses os ont été déposés.»

L’homme de la rue Saint-Jacques ajoute à cela le détail de toutes les circonstances qui peuvent frapper le spectateur d’un pareil fait. Je suis persuadé qu’à l’ouïe de cette nouvelle, avant de vous expliquer sur la foi que vous y ajoutez, vous commencerez par interroger celui qui l’atteste, sur son état, sur ses sentiments, sur son Confesseur, sur d’autres articles semblables; & lorsqu’à son air, comme à ses discours, vous aurez compris que c’est un pauvre ouvrier, & que, n’ayant point à vous [92] montrer de billet de confession, il vous confirmera dans l’opinion qu’il est Janséniste: «ah ah!» lui direz-vous, d’un air railleur, «vous êtes convulsionnaire, & vous avez vu ressusciter Saint Pâris? Cela n’est pas fort étonnant; vous avez tant vu d’autres merveilles!»

Toujours dans ma supposition, sans doute il insistera: il vous dira qu’il n’a point vu seul le miracle; qu’il avoit deux ou trois personnes avec lui qui ont vu la même chose, & que d’autres à qui il l’a voulu raconter, disent l’avoir aussi vu eux-mêmes. Là-dessus vous demanderez si tous ces témoins étoient jansénistes? «Oui, Monseigneur,»dira-t-il; «mais n’importe; ils sont en nombre suffisant, gens de bonnes moeurs, de bon sens, & non récusables; la preuve est complette, & rien ne manque à notre déclaration pour constater la vérité du fait.»

D’autres Evêques, moins charitables, enverroient chercher un Commissaire, & lui consigneroient le bon homme honoré de la vision glorieuse, pour en aller rendre graces à Dieu aux petites-maisons. Pour vous, Monseigneur, plus humain, mais non plus crédule, après une grave réprimande vous vous contenterez de lui dire: «Je sais que deux ou trois témoins, honnêtes gens & de bon sens, peuvent attester la vie ou la mort d’un homme; mais je ne sais pas encore combien il en faut pour constater la résurrection d’un Janséniste. En attendant que je l’apprenne, allez, mon enfant, tâchez de fortifier votre cerveau creux. Je vous dispense du jeûne, & voilà de quoi vous faire de bon bouillon.»

C’est à peu près, Monseigneur, ce que vous diriez, & ce [93] que diroit tout autre hommes age à votre place. D’où je conclus que, même selon vous, & selon tout autre hommes age, les preuves morales suffisantes pour constater les faits qui sont dans l’ordre des possibilités morales, ne suffisent plus pour constater des faits d’un autre ordre, & purement surnaturels: sur quoi je vous laisse juger vous-même de la justesse de votre comparaison.

Voici pourtant la conclusion triomphante que vous en tirez contre moi. Son scepticisme n’est donc ici fondé que sur l’intérêt de son incrédulité.* [*Mandement, XV.] Monseigneur, si jamais elle me procure un Evêché de cent mille Livres de rentes, vous pourrez parler de l’intérêt de mon incrédulité.

Continuons maintenant à vous transcrire, en prenant seulement la liberté de restituer au besoin les passages de mon Livre que vous tronquez.

«Qu’un homme, ajoute-t-il plus loin, vienne nous tenir ce langage: Mortels, je vous annonce les volontés du Très-Haut; reconnoissez à ma voix celui qui m’envoye. J’ordonne au soleil de changer son cours, aux étoiles de former un autre arrangement, aux montagnes de s’applanir, aux flots de s’élever, à la terre de prendre un autre aspect: à ces merveilles qui ne reconnoîtra pas à l’instant le maître de la nature?» Qui ne croiroit, M.T. C.F., que celui qui s’exprime de la sorte ne demande qu’à voir des miracles pour être Chrétien?

Bien plus que cela, Monseigneur; puisque je n’ai pas même besoin des miracles pour être Chrétien.

[94] Ecoutez, toutefois, ce qu’il ajoute: «Reste enfin, dit-il, l’examen le plus important dans la doctrine annoncée: car puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles, prétendent que le Diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux constatés nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant; & puisque les magiciens de Pharaon osoient, en présence même de Moyse, faire les mêmes signes qu’il faisoit par l’ordre exprès de Dieu, pourquoi dans son absence n’eussent-ils pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité? Ainsi donc, après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre l’oeuvre du Démon pour l’oeuvre de Dieu.* [*Je suis forcé de confondre ici la note avec le texte; à l’imitation de M. de Beaumont. Le Lecteur pourra consulter l’un & l’autre dans le Livre même, T. II. p. 79. in4. T. III. p. 121. in-8. & in-12.] Que faire en pareil cas pour éviter le dialele? Une seule chose; revenir au raisonnement, & laisser-là les miracles. Mieux eût valu n’y pas recourir.»

C’est dire; qu’on me montre des miracles, & je croirai. Oui, Monseigneur: c’est dire; qu’on me montre des miracles, & je croirai aux miracles. C’est dire; qu’on me montre des miracles, & je refuserai encore de croire. Oui, Monseigneur, c’est dire, selon le précepte même de Moyse* [*Deuteron. C. XIII]; qu’on me montre des miracles & je refuserai encore de croire une doctrine absurde & déraisonnable qu’on voudroit étayer par eux. Je croirois plutôt à la magie, que de reconnoître la voix de Dieu dans des leçons contre la raison.

[95] J’ai dit que c’étoit-là du bon sens le plus simple, qu’on n’obscurciroit qu’avec des distinctions tout au moins très-subtiles: c’est encore une de mes prédictions; en voici l’accomplissement.

Quand une doctrine est reconnue vraie, divine, fondée sur une révélation certaine, on s’en sert pour juger des miracles, c’est-à-dire, pour rejetter les prétendus prodiges que des imposteurs voudroient opposer à cette doctrine. Quand il s’agit d’une doctrine nouvelle qu’on annonce comme émanée du sein de Dieu, les miracles sont produits en preuves; c’est-à-dire, que celui qui prend la qualité d’envoyé du Très-Haut, confirme sa mision, sa prédication par des miracles qui sont le témoignage même de la divinité. Ainsi la doctrine & les miracles sont des argumens respectifs dont on fait usage, selon les divers points de vue où l’on se place dans l’étude & dans l’enseignement de la Religion. II ne se trouve là, ni abus du raisonnement, ni sophisme ridicule, ni cercle vicieux. * [*Mandement, XVI.]

Le lecteur en jugera. Pour moi je n’ajouterai pas un seul mot. J’ai quelquefois répondu ci-devant avec mes passages; mais c’est avec le vôtre que je veux vous répondre ici.

Où est donc, M.T.C.F. la bonne foi philosophique dont se pare cet écrivain?

Monseigneur, je ne me suis jamais piqué d’une bonne foi philosophique; car je n’en connois pas de telle. Je n’ose même plus trop parler de la bonne foi Chrétienne, depuis que les soi-disants Chrétiens de nos jours trouvent si [96] mauvais qu’on ne supprime pas les objections qui les embarrassent. Mais pour la bonne foi pure & simple, je demande laquelle de la mienne ou de la vôtre est la plus facile à trouver ici?

Plus j’avance, plus les points à traiter deviennent intéressants. Il faut donc continuer à vous transcrire. Je voudrois dans des discussions de cette importance ne pas omettre un de vos mots.

On croiroit qu’après les plus grands efforts pour décréditer les témoignages humains qui attestent la révélation chrétienne, le même Auteur y désere cependant de la maniere la plus positive, la plus solemnelle.

On auroit raison, sans doute, puisque je tiens pour révélée toute doctrine où je reconnois l’esprit de Dieu. Il faut seulement ôter l’amphibologie de votre phrase: car si le verbe rélatif y défere se rapporte à la révélation Chrétienne, vous avez raison; mais s’il se rapporte aux témoignages humains, vous avez tort. Quoi qu’il en soit, je prends acte de votre témoignage contre ceux qui osent dire que je rejette toute révélation: comme si c’étoit rejetter une doctrine, que de la reconnoître sujette à des difficultés insolubles à l’esprit humain; comme si c’étoit la rejetter, que ne pas l’admettre sur le témoignage des hommes, lorsqu’on a d’autres preuves équivalentes ou supérieures qui dispensent de celle-là. Il est vrai que vous dites conditionnellement, on croiroit; mais on croiroit signifie on croit, lorsque la raison d’exception pour ne pas croire se réduit à rien, comme on verra ci-après de la vôtre. Commençons par la preuve affirmative.

[97] Il faut pour vous en convaincre, M.T.C.F. & en même-temps pour vous édifier, mettre sous vos yeux cet endroit de son ouvrage. «J’avoue que la majesté des Ecritures m’étonne; la sainteté de l’Evangile* [*La négligence avec laquelle M. de Beaumont me transcrit lui a fait faire ici deux changemens dans une ligne. Il a mis, la majesté de l’Ecriture au lieu de, la majesté des Ecritures; & il a mis, la sainteté de l’Ecriture au lieu de, la sainteté de l’Evangile. Ce n’est pas, à la verité, me faire dire des hérésies; mais c’est me faire parler bien niaisement.] parle a mon coeur. Voyez les livres des philosophes, avec toute leur pompe; qu’ils sont petits pris de celui-là! Se peut-il qu’un Livre a la fois si sublime & si simple soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont-il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même? Est-ce-là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté dans ses moeurs! Quelle grace touchante dans ses instructions! quelle élévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans ses Discours! quelle présence d’esprit, quelle finesse & quelle justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où est l’homme, où est le sage qui fait agir, souffrir & mourir sans foiblesse & sans ostentation?* [*Je remplis, selon ma coutume, les lacunes faites par M. de Beaumont; non qu’absolument celles qu’il fait ici soient insidieuses, comme en d’autres endroits; mas parce que le défaut de suite & de liaison affoiblit le passage quand il est tronqué; & aussi parce que mes persécuteurs supprimant avec soin tout ce que j’ai dit de si bon coeur en faveur de la Religion, il est bon de le rétablir a mesure que l’occasion s’en trouve.] Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime, & digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ: la ressemblance [98] est si frappante que tous les peres l’ont sentie, & qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie? Quelle distance ce l’un à l’autre! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage, & si cette facile mort n’eût honoré sa vie, ou douteroit si Socrate, avec tout son esprit, fût autre chose qu’un Sophiste. Il inventa, dit-on, la morale. D’autres avant lui l’avoient mise en pratique; il ne fit que dire ce qu’ils avoient fait, il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avoit été juste avant que Socrate eût dit ce que c’étoit que justice; Léonidas étoit mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la Patrie; Sparte étoit sobre avant que Socrate eût loué la sobriété: avant qu’il eût défini la vertu, Sparte abondoit en hommes vertueux. Mais où Jésus avoir-il pris parmi les siens cette morale élevée & pure, dont lui seul a donné les leçons & l’exemple? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre, & la simplicité des plus héroiques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse desirer; celle de Jésus expirant dans les tourmens, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonné bénit celui qui la lui présente & qui pleure. Jésus, au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie & la [99] mort de Socrate sont d’un sage, la vie & la mort de Jésus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile est inventée à plaisir? Non, ce n’est pas ainsi qu’on invente, & les faits de Socrate dont personne ne doute sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est reculer la difficulté sans la détruire. Il seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce Livre qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais des Auteurs Juifs n’eussent trouvé ni ce ton ni cette morale, & l’Evangile a des caracteres de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables que l’inventeur en seroit plus étonnant que le Héros.»* [*Emile, Tome II. p. 98, in 4. T. III. P.147. & suiv. In 8. & in 12.]

Il seroit difficile, M.T.C.F. de rendre un plus bel hommage à l’athenticité de l’Evangile.* [*Mandement, XVII] Je vous sais gré, Monseigneur, de cet aveu; c’est une injustice que vous avez de moins que les autres. Venons maintenant à la preuve négative qui vous fait dire, on croiroit au-lieu d’on croit.

Cependant l’Auteur ne la croit qu’en conséquence des témoignages humains. Vous vous trompez, Monseigneur; je la reconnois en conséquence de l’Evangile & de la sublimité que j’y vois, sans qu’on me l’atteste. Je n’ai pas besoin qu’on m’affirme qu’il y a un Evangile lorsque je le tiens. Ce sont toujours des hommes qui lui rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté. Et point du tout: on ne me rapporte point que l’Evangile existe; je le vois de mes propres yeux: & quand tout l’Univers me soutien droit qu’il n’existe pas, je [100] saurois très-bien que tout l’Univers ment, ou se trompe. Que d’hommes entre Dieu & lui? Pas un seul. L’Evangile est la piece qui décide, & cette piece est entre mes mains. De quelque maniere qu’elle y soit venue, & quelque Auteur qui l’ait écrite, j’y reconnois l’esprit divin: cela est immédiat autant qu’il peut l’être; il n’y a point d’hommes entre cette preuve & moi; & dans le sens où il y en auroit, l’historique de ce Saint Livre, de ses auteurs, du tems où il a été composé, &c. rentre dans les discussions de critique où la preuve morale est admise. Telle est la réponse du Vicaire Savoyard.

Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui-même; le voilà confondu par ses propres aveux. Je vous laisse jouir de toute ma confusion. Par quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajoûter? «Avec tout cela ce même Evangile est plein de choses incroyables; de choses qui répugent à la raison, & qu’il est imposlible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces conntradictions? Etre toujours modeste & circonspect, respecter en silence* [*Pour que les hommes s’imposent ce respect & ce silence, il faut que quelqu’un leur dise une fois les raisons d’en user ainsi. Celui qui connoit ces raisons peut les dire, mais ceux qui censurent & n’en disent point, pourroient se taire. Parler au public avec franchise, avec feremeté, est un droit commun à tous les hommes, & même un devoir en toute chose utile: mais il n’est gueres permis à un particulier d’en censurer publiquement un autre: c’est s’attribuer une trop grande supériorité de vertus de talens, de lumieres. Voilà pourquoi je ne me suis jamais ingéré de critiquer ni réprimander personne. J’ai dit à mon siecle des vérités dures, mais je n’en ai dit à aucun particulier, & s’il m’est arrivé d’attaquer & nommer quelques livres, je n’ai jamais parlé des Auteurs vivans qu’avec toute sorte de bienséance & d’égards. On voit comment ils me les rendent. Il me semble que tous ces Messieurs qui se mettent si fiérement en avant pour m’enseigner l’humilité, trouvant la leçon meilleure à donner qu’à suivre.] ce qu’on ne sauroit ni rejette ni comprendre, & s’humilier devant le grand Etre qui seul fait la vérité. Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté.» Mais le scepticisme, M.T.C.F. peut-il donc [101] être involontaire, lorsqu’on refuse de se soumettre a la doctrine d’un Livre qui ne sauroit être inventeé par les hommes? Lorsque ce Livre porte des caracteres de verite si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le Héros? C’est bien ici qu’on peut dire que l’iniquité a menti contre elle-même.* [*Mandement, XVII.]

Monseigneur, vous me taxez d’iniquité sans sujet; vous m’imputez souvent des mensonges, & vous ne m’en montrez aucun. Je m’impose avec vous une maxime contraire, & j’ai quelquefois lieu d’en user.

Le scepticisme du Vicaire est involontaire par la même raison qui vous fait nier qu’il le soit. Sur les foibles autorités qu’on veut donner à l’Evangile, il le rejetteroit par les raisons déduites auparavant, si l’esprit divin, qui brille dans la morale & dans la doctrine de ce livre, ne lui rendoit toute la force qui manque au témoignage des hommes sur un tel point. Il admet donc ce Livre sacré avec toutes les choses admirables qu’il renferme & que l’esprit humain peut entendre; mais quant aux choses incroyables qu’il y trouve, lesquelles répugnent à sa raison, & qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre, il les respecte en [102] silence sans les comprendre ni les rejetter, & s’humilie devant le grand Etre qui seul sait la vérité. Tel est son scepticisme; & ce scepticisme est bien involontaire, puisqu’il est fondé sur des preuves invincibles de part & d’autre, qui forcent la raison de rester en suspens. Ce scepticisme est celui de tout Chrétien raisonnable & de bonne foi, qui ne veut savoir des choses du Ciel que celles qu’il peut comprendre, celles qui importent à sa conduite, & qui rejette avec l’Apôtre les questions peu sensées, qui sont sans instruction, & qui n’engendrent que des combats.* [*Timoth. C. II. V.23]

D’abord vous me faites rejetter la Révélation pour m’en tenir à la Religion naturelle, & premiérement, je n’ai point rejetté la Révélation. Ensuite vous m’accusez de ne pas admettre même la Religion naturelle, ou du moins de n’en pas reconnoître la nécessité; & votre unique preuve est dans le passage suivant que vous rapportez. «Si je me trompe, c’est de bonne-foi. Cela suffit* [*Emile, Tome II. p. 11 in 4., T. III. p. 17. In 8, & in 12. M. de beaumont a mis; cela me suffit] pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime; quand vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal à cela.» C’eft-à-diré, continuez-vous, que selon lui il suffit de se perfuader qu’on est en possession de la vérité; que cette persuasion, fût-elle accompagnée des plus monstrueuses erreurs, ne peut jamais être un sujet de reproche; qu’on doit toujours regarder comme un homme sage & religieux, celui qui, adoptant les erreurs mêmes de l’Athéisine, dira qu’il el de bonne-foi. Or, n’est-ce pas-là ouvrir la porte à toutes les superstitions, [103] à tous les systêmes fanatiques, à tous les delires de l’esprit humain?* [*Mandement, XVIII.]

Pour vous, Monseigneur, vous ne pourrez pas dire ici comme le Vicaire; si je me trompe, c’est de bonne foi: car c’est bien évidemment à dessein qu’il vous plaît de prendre le change & de le donner à vos Lecteurs; c’est ce que je m’engage à prouver sans replique, & je m’y engage ainsi d’avance, afin que vous y regardiez de plus près.

La profession du Vicaire Savoyard est composée de deux parties. La premiere, qui est la plus grande, la plus importante, la plus remplie de vérités frappantes & neuves, est destinée à combattre le moderne matérialisme, à établir l’existence de Dieu & la Religion naturelle avec toute la force dont l’Auteur est capable. de celle-là, ni vous ni les Prêtres n’en parlez point; parce qu’elle vous est fort indifférente, & qu’au fond la cause de Dieu ne vous touche guères, pourvu que celle du Clergé soit en sûreté.

La seconde, beaucoup plus courte, moins réguliere, moins approfondie, propose des doutes & des difficultés sur les révélations en général, donnant pourtant à la nôtre sa véritable certitude dans la pureté, la sainteté de sa doctrine, & dans la sublimité toute divine de celui qui en fut l’Auteur. L’objet de cette seconde partie est de rendre chacun plus réservé dans sa religion, à taxer les autres de mauvaise foi dans la leur, & de montrer que les preuves de chacune ne sont pas tellement démonstratives à tous les yeux qu’il faille traiter en coupables ceux qui n’y voyent pas la même clarté [104] que nous. Cette seconde partie écrite avec toute la modestie, avec tout le respect convenables, est la seule qui ait attiré votre attention & celle des Magistrats. Vous n’avez eu que des buchers & des injures pour réfuter mes raisonnements. Vous avez vu le mal dans le doute de ce qui est douteux; vous n’avez point vu le bien dans la preuve de ce qui est vrai.

En effet, cette premiere partie, qui contient ce qui est vraiment essentiel à la Religion, est décisive & dogmatique. L’Auteur ne balance pas, n’hésite pas. Sa conscience & sa raison le déterminent d’une maniere invincible. Il croit, il affirme, il est fortement persuadé.

Il commence l’autre, au contraire, par déclarer que l’examen qui lui reste a faire est bien différent; qu’il n’y voit qu’embarras, mystere, obscurité; qu’il n’y porte qu’incertitude & défiance; qu’il n’y faut donner à ses Discours que l’autorité de la raison; qu’il ignore lui-même s’il est dans l’erreur, & que toutes ses affirmations ne sont ici, que des raisons de douter.* [*Emile, Tome II. p.70 in 4., T. III. p. 107. in 8, & in 12] Il propose donc ses objections, ses difficultés, ses doutes. Il propose aussi ses grandes & fortes raisons de croire; & de toute cette discussion résulte la certitude des dogmes essentiels, & un scepticisme respectueux sur les autres. A la fin de cette seconde partie, il insiste de nouveau sur la circonspection nécessaire en l’écoutant. Si j’étois plus sûr de moi, j’aurois, dit-il , pris un ton dogmatique & décisif; mais je suis homme, ignorant, sujet à l’erreur: que pouvois-je faire? Je vous ai ouvert mon coeur sans réserve; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai donné pour tel: je vous ai [105] donné mes doutes pour, mes opinions pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter & de croire. Maintenant c’est à vous de juger.* [*Ibid. Tome II. p. 104 in 4., T.III. p.158. in 8.& in 12]

Lors donc que dans le même écrit l’auteur dit: Si je me trompe, c’est de bonne-foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit pas imputee a crime; je demande à tout lecteur qui a le sens commun & quelque sincérité, si c’est sur la premiere ou sur la seconde partie que peut tomber ce soupçon d’être dans l’erreur; sur celle où l’auteur affirme, ou sur celle où il balance? Si ce soupçon marque la crainte de croire en Dieu mal-à-propos, ou sur celle d’avoir à tort des doutes sur la Révélation? Vous avez pris le premier parti contre toute raison, & dans le seul desir de me rendre criminel; je vous défie d’en donner aucun autre motif. Monseigneur, où sont, je ne dis pas l’équité, la charité Chrétienne, mais le bon sens & l’humanité?

Quand vous auriez pu vous tromper sur l’objet de la crainte du Vicaire, le texte seul que vous rapportez vous eût désabusé malgré vous. Car lorsqu’il dit; Cela suffit pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime, il reconnoît qu’une pareille erreur pourroit être un crime, & que ce crime lui pourroit être imputé, s’il ne procédoit pas de bonne foi. Mais quand il n’y auroit point de Dieu, où seroit le crime de croire qu’il y en a un? Et quand ce seroit un crime, qui est-ce qui le pourroit imputer? La crainte d’être dans l’erreur ne peut donc ici tomber sur la Religion naturelle, & le Discours du Vicaire seroit un vrai galimathias dans le sens [106] que vous lui prêtez. Il est donc impossible de déduire du passage que vous rapportez, que je n’admets pas la Religion naturelle, ou que je n’en reconnois pas la nécessité; il est encore impossible d’en déduire qu’on doive toujours, ce sont vos termes, regarder comme un homme sage & religieux celui qui, adoptant les erreurs de l’Athéisme, dira qu’il est de bonne-foi; & il est même impossible que vous ayez cru cette déduction légitime. Si cela n’est pas démontré, rien ne sauroit jamais l’être, ou il faut que je sois un insensé.

Pour montrer qu’on ne peut s’autoriser d’une mission divine pour débiter des absurdités, le vicaire met aux prises un inspiré, qu’il vous plaît d’appeller chrétien, & un raisonneur, qu’il vous plaît d’appeller incrédule, & il les fait disputer chacun dans leur langage, qu’il désapprouve, & qui très-sûrement n’est ni le sien ni le mien.* [*Emile, Tome II. p.82. In 4, T. III. p. 124 in 8. & in 12.] Là-dessus vous me taxez d’une insigne mauvaise foi* [*Mandement, XIX], et vous prouvez cela par l’ineptie des Discours du premier. Mais si ces Discours sont ineptes, à quoi donc le reconnoissez-vous pour chrétien? & si le raisonneur ne réfute que des inepties, quel droit avez-vous de le taxer d’incrédulité? S’ensuit-il des inepties que débite un inspiré, que ce soit un catholique, & de celles que réfute un raisonneur, que ce soit un mécréant? Vous auriez bien pu, monseigneur, vous dispenser de vous reconnoître à un langage si plein de bile & de déraison; car vous n’aviez pas encore donné votre mandement.

[107] Si la raison & la Révélation étoient opposees l’une a l’autre, il est constant, dites-vous, que Dieu seroit en contradiction avec lui-meme.* [*Ibid. XXI.] Voilà un grand aveu que vous nous faites là: car il est sûr que Dieu ne se contredit point. Vous dites, ô impies, que les verites eternelles: mais il ne suffit pas de le dire. J’en conviens; tâchons de faire plus.

Je suis sûr que vous pressentez d’avance où j’en vais venir. On voit que vous passez sur cet article des mysteres comme sur des charbons ardents; vous osez à peine y poser le pied. Vous me forcez pourtant à vous arrêter un moment dans cette situation douloureuse. J’aurai la discrétion de rendre ce moment le plus court qu’il se pourra.

Vous conviendrez bien, je pense, qu’une de ces vérités éternelles qui servent d’éléments à la raison, est que la partie est moindre que le tout; & c’est pour avoir affirmé le contraire, que l’Inspiré vous paroît tenir un Discours plein d’ineptie. Or selon votre doctrine de la transsubstantiation, lorsque Jésus fit la derniere Cene avec ses disciples, & qu’ayant rompu le pain il donna son corps à chacun d’eux, il est clair qu’il tint son corps entier dans sa main; et, s’il mangea lui-même du pain consacré, comme il put le faire, il mit sa tête dans sa bouche.

Voilà donc bien clairement, bien précisément, la partie plus grande que le tout, & le contenant moindre que le contenu. Que dites-vous à cela, Monseigneur? Pour moi, [108] je ne vois que M. le chevalier de Causans qui puisse vous tirer d’affaire.* [*C’est un Militaire entêté d’une prétendue découverte de la quadrature du cercle qu’il croit avoir faite.]

Je sais bien que vous avez encore la ressource de Saint Augustin, mais c’est la même. Après avoir entassé sur la Trinité force discours inintelligibles, il convient qu’ils n’ont aucun sens; mais, dit naïvement ce Pere de l’Eglise, on s’exprime ainsi, non pour dire quelque chose, mais pour ne pas rester muet.* [*Dictum est tamen tres persone, non ut aliquid dicertur, sed ne taceretur. Aug. de Trinit. L.V. c. 9.]

Tout bien considéré, je crois, Monseigneur, que le parti le plus sûr que vous ayez à prendre sur cet article & sur beaucoup d’autres, est celui que vous avez pris avec M. de Montazet, & par la même raison.* [*M. de Montazet, Archevêquede Lyon, écrivit il y a deux ou trois ans à M. L’Archeveque de Paris, sur une dispute de Hiérarchie, une lettre imprimée belle & sorte de raisonnement, laquelle est restée sans résponse.]

La mauvaise foi de l’Auteur d’Emile n’est pas moins révoltante dans le langage qu’il fait tenir à un Catholique prétendu.* [*Mandement, XXI.] «Nos Catholiques,» lui fait-il dire, «font grand bruit de l’autorité de l’Eglise: mais que gagnent-ils à cela, s’il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour cette autorité qu’aux autres sectes pour établir directement leur doctrine? L’Eglise décide que l’Eglise a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée?» Qui ne croiroit, M.T.C.F. à entendre cet imposteur, que l’autorité de l’Eglise n’est prouvée que par [109] ses propres décisions, & qu’elle procede ainsi; je décide que je suis infaillible; donc je le suis? imputation calomnieuse, M.T.C.F. Voilà, Monseigneur, ce que vous assurez: il nous reste à voir vos preuves. En attendant, oseriez-vous bien affirmer que les Théologiens Catholiques n’ont jamais établi l’autorité de l’Eglise; par l’autorité de l’Eglise, ut in se virtualiter reflexam? S’ils l’ont fait, je ne les charge donc pas d’une imputation calomnieuse.

La constitution du Christianisme, l’esprit de l’Evangile, les erreurs mêmes & la foiblesse de l’esprit humain tendent à démontrer que l’Eglise établie par Jésus-Christ est une Eglise infaillible.* [*Mandement, XXI.] Monseigneur, vous commencez par nous payer-là de mots qui ne nous donnent pas le change. Les discours vagues ne font jamais preuve; & toutes ces choses qui tendent à démontrer, ne démontrent rien. Allons donc tout d’un coup au corps de la démonstration: le voici.

Nous assurons que comme ce divin Légistateur a toujours enseigné la vérité, son Eglise l’enseigne aussi toujours.* [*Ibid.: cet endroit mérite d’être lu dans le Mandement même]

Mais qui êtes-vous, vous qui nous assurez cela pour toute preuve? Ne seriez-vous point l’Eglise ou ses chefs? A vos manieres d’argumenter, vous paroissez compter beaucoup sur l’assistance du Saint-Esprit. Que dites-vous donc, & qu’a dit l’Imposteur? De grace, voyez cela vous-mêmes; car je n’ai pas le courage d’aller jusqu’au bout.

Je dois pourtant remarquer que toute la force de l’objection que vous attaquez si bien, consiste dans cette phrase que vous [110] avez eu soin de supprimer à la fin du passage dont il s’agit. Sortez de-là vous rentrez dans toutes nos discussions.* [*Emile, Tome II. pag. 90 in 4. Tome III. pag. 136 in 8 & in 12]

En effet, quel est ici le raisonnement du Vicaire? Pour choisir entre les Religions diverses, il faut, dit-il, de deux choses l’une; ou entendre les preuves de chaque secte & les comparer, ou s’en rapporter à l’autorité de ceux qui nous instruisent. Or le premier moyen suppose des connoissances que peu d’hommes sont en état d’acquérir, & le second justifie la croyance de chacun dans quelque Religion qu’il naisse. Il cite en exemple la Religion catholique, où l’on donne pour loi l’autorité de l’Eglise, & il établit là-dessus ce second dilemme. Ou c’est l’Eglise qui s’attribue à elle-même cette autorité, & qui dit: je décide que je suis infaillible, donc je le suis; & alors elle tombe dans le sophisme appellé cercle vicieux: ou elle prouve qu’elle a reçu cette autorité de Dieu; & alors il lui faut un aussi grand appareil de preuves pour montrer qu’en effet elle a reçu cette autorité, qu’aux autres sectes pour établir directement leur doctrine: il n’y a donc rien à gagner pour la facilité de l’instruction; & le peuple n’est pas plus en état d’examiner les preuves de l’autorité de l’Eglise chez les Catholiques, que la vérité de la doctrine chez les Protestans. Comment donc se déterminera-t-il d’une maniere raisonnable autrement que par l’autorité de ceux qui l’instruisent? Mais alors le Turc se déterminera de même. En quoi le Turc est-il plus coupable que nous? Voilà, Monseigneur, le raisonnement auquel vous n’avez pas [111] répondu & auquel je doute qu’on puisse répondre.* [*C’eft ici une de ces objections terribles auxquelles ceux qui m’atttaquent se gardent bien de toucher. Il n’y a rien de si commode que de répondre avec des injures & de saintes déclamations; on élude aisément tout ce qui embarrasse. Aussi faut-il avouer qu’en se chamaillant entre eux les Théologiens ont bien des ressources qui leur manquent vis-à-vis des ignorans, & auxquelles il faut alors suppléer comme ils peuvent. Ils se payent réciproquement de mille suppositions gratuites qu’on n’ose récuser quand on n’a rien de mieux à donner soi-même. Telle est ici l’invention de je ne fais quelle foi infuse qu’ils obligent Dieu, pour les tirer d’affaire, de transmettre du pere à l’enfant. Mais ils réservent ce jargon pour disputer avec les Docteurs; s’ils s’en servoient avec nous autres profânes, ils auroient peur qu’on ne se moquat d’eux.] Votre franchise Episcopale se tire d’affaire en tronquant le passage de l’Auteur de mauvaise foi.

Grace au Ciel, j’ai fini cette ennuyeuse tâche. J’ai suivi pied-à-pied vos raisons, vos citations, vos censures, & j’ai fait voir qu’autant de fois que vous avez attaqué mon livre, autant de fois avez vous eu tort. Il reste le seul article du Gouvernement, dont je veux bien vous faire grace; très-sûr que quand celui qui gémit sur les miseres du peuple, & qui les éprouve, est accusé par vous d’empoisonner les sources de la félicité publique, il n’y a point de Lecteur qui ne sente ce que vaut un pareil discours. Si le Traité du Contrat Social n’existoit pas, & qu’il fallût prouver de nouveau les grandes vérités que j’y développe, les compliments que vous faites à mes dépens aux Puissances, seroient un des faits que je citerois en preuve, & le sort de l’Auteur en seroit un autre encore plus frappant. Il ne me reste plus rien à dire à cet égard; mon seul exemple a tout dit, & la passion de l’intérêt [112] particulier ne doit point souiller les vérités utiles. C’est le Décret contre ma personne, c’est mon Livre brûlé par le bourreau, que je transmets à la postérité pour pieces justificatives: mes sentiments sont moins bien établis par mes Ecrits que par mes malheurs.

Je viens, Monseigneur, de discuter tout ce que vous alléguez contre mon Livre. Je n’ai pas laissé passer une de vos propositions sans examen; j’ai fait voir que vous n’avez raison dans aucun point, & je n’ai pas peur qu’on réfute mes preuves; elles sont au-dessus de toute replique où regne le sens commun.

Cependant quand j’aurois eu tort en quelques endroits, quand j’aurois eu toujours tort, quelle indulgence ne méritoit point un Livre où l’on sent par-tout, même dans les erreurs, même dans le mal qui peut y être, le sincere amour du bien & le zele de la vérité? Un Livre où l’Auteur, si peu affirmatif, si peu décisif, avertit si souvent ses lecteurs de se défier de ses idées, de peser ses preuves, de ne leur donner que l’autorité de la raison. Un Livre qui ne respire que paix, douceur, patience, amour de l’ordre, obéissance aux Loix en toute chose, & même en matiere de Religion. Un Livre enfin où la cause de la divinité est si bien défendue, l’utilité de la Religion si bien établie, où les moeurs sont si respectées, où l’arme du ridicule est si bien ôté eau vice, où la méchanceté est peinte si peu sensée, & la vertu si aimable? Eh! Quand il n’y auroit pas un mot de vérité dans cet ouvrage, on en devroit honorer & chérir les rêveries, comme les chimeres les plus douces qui puissent flatter & nourrir le [113] coeur d’un homme de bien. Oui, je ne crains point de le dire; s’il existoit en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles & saines, il eût rendu des honneurs publics à l’Auteur d’Emile, il lui eût élevé des statues. Je connoissois trop les hommes pour attendre d’eux de la reconnoissance;je ne les connoissois pas assez, je l’avoue, pour en attendre ce qu’ils ont fait.

Après avoir prouvé que vous avez mal raisonné dans vos censures, il me reste à prouver que vous m’avez calomnié dans vos injures: mais puisque vous ne m’injuriez qu’en vertu des torts que vous m’imputez dans mon Livre, montrer que mes prétendus torts ne sont que les vôtres, n’est-ce pas dire assez que les injures qui les suivent ne doivent pas être pour moi. Vous chargez mon ouvrage des épithetes les plus odieuses; et moi je suis un homme abominable, un téméraire, un impie, un imposteur. Charité Chrétienne, que vous avez un étrange langage dans la bouche des Ministres de Jesus-Christ!

Mais vous qui m’osez reprocher des blasphêmes, que faites-vous quand vous prenez les Apôtres pour complices des propos offensants qu’il vous plaît de tenir sur mon compte? A vous entendre, on croiroit que Saint Paul m’a fait l’honneur de songer à moi, & de prédire ma venue comme celle de l’Antechrist. Et comment l’a-t-il prédite, je vous prie? Le voici. C’est le début de votre Mandement.

Saint Paul a prédit, mes très-chers Freres, qu’il viendroit des jours périlleux où il y auroit des gens amateurs d’eux-mêmes, fiers, superbes, blasphémateurs, impies, [114] calomniateurs, enflés d’orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu; des hommes d’un esprit corrompu & pervertis ans la soi.* [*Mandement, I]

Je ne conteste assurément pas que cette prédiction de Saint Paul ne soit très-bien accomplie; mais s’il eût prédit, au contraire, qu’il viendroit un tems où l’on ne verroit point de ces gens-là, j’aurois été, je l’avoue, beaucoup plus frappé de la prédiction, & sur-tout de l’accomplissement.

D’après une prophétie si bien appliquée, vous avez la bonté de faire de moi un portrait dans lequel la gravité Episcopales’égaye à des antitheses, & où je me trouve un personnage fort plaisant. Cet endroit, Monseigneur, m’a paru le plus joli morceau de votre Mandement. On ne sauroit faire une satyre plus agréable, ni diffamer un homme avec plus d’esprit.

Du sein de l’erreur, (Il est vrai que j’ai passé ma jeunesse dans votre Eglise.) ils’est élevé (pas fort haut: ) un homme plein du langage de la philosophie, (comment prendrois-je un langage que je n’entends point?) sans être véritablement philosophe: (Oh! d’accord: je n’aspirai jamais à ce titre, auquel je reconnois n’avoir aucun droit; & je n’y renonce assurément pas par modestie.) esprit doué d’une multitude de connoissances. (J’ai appris à ignorer des multitudes de choses que je croyois savoir.) qui ne l’ont pas éclairé, (elles m’ont appris à ne pas penser l’être.) & qui ont répandu les ténebres dans les autres esprits: (Les ténebres de l’ignorance valent mieux que la fausse lumiere de l’erreur.) caractere livré aux paradoxes d’opinions & de conduite; (Y a-t-il beaucoup [115] à perdre à ne pas agir & penser comme tout le monde?) alliant la simplicité des moeurs avec le faste des pensées; (La simplicité des moeurs éleve l’ame; quant au faste de mes pensées, je ne sais ce que c’est.) le zele des maximes antiques avec la fureur d’établir des nouveautés; (Rien de plus nouveau pour nous que des maximes antiques: il n’y a point à cela d’alliage, & je n’y ai point mis de fureur.) l’obscurité de la retraite avec le desir d’être connu de tout le monde: (Monseigneur, vous voilà comme les faiseurs de Romans, qui devinent tout ce que leur Héros a dit & pensé dans sa chambre. Si c’est ce desir qui m’a mis la plume à la main, expliquez comment il m’est venu si tard, ou pourquoi j’ai tardé si long-temps à le satisfaire?) On l’a vu invectiver contre les sciences qu’il cultivoit; (Cela prouve que je n’imite pas vos gens de Lettres, & que dans mes écrits l’intérêt de la vérité marche avant le mien.) préconiser l’excellence de l’Evangile, (toujours & avec le plus vrai zele.) dont il détruisoit les dogmes; (Non, mais j’en prêchois la charité, bien détruite par les Prêtres.) peindre la beauté des vertus qu’il éteignoit dans l’ame de ses Lecteurs. (Ames honnêtes, est-il vrai que j’éteins en vous l’amour des vertus!)

Il s’est fait le Précepteur du genre humain pour le tromper, le Monteur public pour égarer tout le monde, l’oracle du siecle pour achever de le perdre. (Je viens d’examiner comment vous avez prouvé tout cela.) Dans un ouvrage sur l’inégalité des conditions, (Pourquoi des conditions? Ce n’est là ni mon sujet ni mon titre.) il avoit rabaissé l’homme jusqu’au rang des bêtes; (Lequel de nous deux l’éleve ou l’abaisse, [116] dans l’alternative d’être bête ou méchant?) dans une autre production plus récente, il avoit insinué le poison de la volupté: (Eh! que ne puis-je aux horreurs de la débauche substituer le charme de la volupté! Mais rassurez-vous, Monseigneur: vos Prêtres sont à l’épreuve de l’Héloîse; ils ont pour préservatif l’Aloîsia.) Dans celui-ci, il s’empare des premiers moments de l’homme afin d’établir l’empire de l’irréligion. (Cette imputation a déja été examinée.)

Voilà Monseigneur, comment vous me traitez, & bien plus cruellement encore;moi que vous ne connoissez point, & que vous ne jugez que sur des oui-dire. Est-ce donc là la morale de cet évangile dont vous vous portez pour le défenseur? Accordons que vous voulez préserver votre troupeau du poison de mon livre; pourquoi des personnalités contre l’Auteur? J’ignore quel effet vous attendez d’une conduite si peu chrétienne, mais je sais que défendre sa Religion par de telles armes, c’est la rendre fort suspect eaux gens de bien.

Cependant, c’est moi que vous appellez téméraire. Eh! comment ai-je mérité ce nom, en ne proposant que des doutes, & même avec tant de réserve; en n’avançant que des raisons, & même avec tant de respect, en n’attaquant personne, en ne nommant personne? Et vous, Monseigneur, comment osez-vous traiter ainsi celui dont vous parlez avec si peu de justice & de bienséance, avec si peu d’égard, avec tant de légéreté?

Vous me traitez d’impie; & de quelle impiété pouvez-vous m’accuser, moi qui jamais n’ai parlé de l’Etre suprême que [117] pour lui rendre la gloire qui lui est due, ni du prochain que pour porter tout le monde à l’aimer? Les impies sont ceux qui profanent indignement la cause de Dieu, en la faisant servir aux passions des hommes. Les impies sont ceux qui s’osant porter pour interpretes de la divinité, pour arbitres entr’elle & les hommes, exigent pour eux-mêmes les honneurs qui lui sont dus. Les impies sont ceux qui s’arrogent le droit d’exercer le pouvoir de Dieu sur la terre & veulent ouvrir & fermer le Ciel à leur gré. Les impies sont ceux qui font lire des libelles dans les églises...... A cette idée horrible tout mon sang s’allume, & des larmes d’indignation coulent de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix, vous lui rendrez compte un jour, n’en doutez pas, de l’usage que vous osez faire de sa maison.

Vous me traitez d’imposteur! & pourquoi? Dans votre maniere de penser, j’erre; mais où est mon imposture? Raisonner & se tromper; est-ce en imposer? Un sophiste même qui trompe sans se tromper n’est pas un imposteur encore, tant qu’il se borne à l’autorité de la raison, quoiqu’il en abuse. Un imposteur veut être cru sur sa parole, il veut lui-même faire autorité. Un imposteur est un fourbe qui veut en imposer aux autres pour son profit: & où est, Je vous prie, mon profit dans cette affaire? Les imposteurs sont, selon Ulpien, ceux qui font des prestiges, des imprécations, des exorcismes: or assurément je n’ai jamais rien fait de tout cela.

Que vous discou crez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité! Ne reconnoissant de droits que les [118] vôtres, ni de Loix que celles que vous imposez, loin de vous faire un devoir d’être justes, vous ne vous croyez pas même obligés d’être humains. Vous accablez fiérement le foible sans répondre de vos iniquités à personne: les outrages ne vous coûtent pas plus que les violences; sur les moindres convenances d’intérêt ou d’état, vous nous balayez devant vous comme la poussiere. Les uns décretent & brûlent, les autres diffament & déshonorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colere, uniquement parce que cela les arrange, & que l’infortuné se trouve sur leur chemin. Quand vous nous insultez impunément, il ne nous est pas même permis de nous plaindre; & si nous montrons notre innocence & vos torts, on nous accuse encore de vous manquer de respect.

Monseigneur, vous m’avez insulté publiquement: je viens de prouver que vous m’avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que je pusse vous citer devant un Tribunal équitable, & que nous y comparussions tous deux, moi avec mon Livre, & vous avec votre Mandement; vous y seriez certainement déclaré coupable, & condamné à me faire une réparation aussi publique que l’offense l’a été. Mais vous tenez un rang où l’on est dispensé d’être juste; et je ne suis rien. Cependant, vous qui professez l’Evangile; vous Prélat, fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le votre en pareil cas. Pour moi j’ai fait le mien, je n’ai plus rien à vous dire, & je metais.

Daignez, Monseigneur, agréer mon profond respect.

A Môtiers le 18

Novembre 1762.

J J Rousseau.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE

PAR J. J. ROUSSEAU.

GENEVE.

M. DCC. LXXXI.

[1763, octobre - 1764, mai; premier brouillons Bibliothèque publique de la Ville de Neuchatâl, ms. R. 91, R. 16; Amsterdam, Marc Michel Rey, novembre 1764; le Pléiade édition, t: III, 683-897, 1876-1878. == Du Peyrou /Moultou 1780-1789 quarto édition, t. VI, pp. 119-417. Melanges t. I.]

LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE,

[121]

AVERTISSEMENT

C’est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop rebattu, & déjà presque oublié. Mon état, qui ne me permet plus aucun travail suivi, mon aversion pour le genre polémique, ont causé ma lenteur à écrire & ma répugnance à publier. J’aurois même tout-à-fait supprimé ces Lettres, ou plutôt je ne les aurois point écrites, s’il n’eût été question que de mai: mais ma Patrie ne m’est pas tellement devenue étrangère, que je puisse voir tranquillement opprimer ses Citoyens, sur-tout lorsqu’ils n’ont compris leurs droits qu’en défendant ma Cause. Je serois le dernier des hommes, si, dans une telle occasion, j’écoutois un sentiment qui n’est plus ni douceur ni patience, mais foiblesse & lâcheté, dans celui qu’il empêche de remplir son devoir.

Rien de moins important pour le Public, j’en conviens, que la matière de ces Lettres. La constitution d’une petite République, le sort d’un petit Particulier, l’expose de quelques injustices, la réfutation de quelques sophismes; tout cela n’a rien en soi d’assez considérable pour mériter beaucoup de Lecteurs: mais si mes sujets sont petits, mes objets sont grands, & dignes de l’attention de tout honnête-homme. Laissons [122] Geneve à sa place, & Rousseau dans sa dépression; mais la Religion, mais la liberté, la justice! Voilà, qui que vous soyez, ce qui n’est pas au-dessous de vous.

Qu’on ne cherche pas même ici dans le style le dédommagement de l’aridité de la matière. Ceux que quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrités, trouveront de quoi s’appaiser dans ces Lettres. L’honneur de défendre un opprimé, eût enflammé mon cœur si j’avois parlé pour un autre. Réduit au triste emploi de me défendre moi-même, j’ai dû me borner à raisonner; m’échauffer eut été m’avilir. J’aurai donc trouvé grâce en ce point devant ceux qui s’imaginent qu’il est essentiel à la vérité d’être dite froidement; opinion que pourtant j’ai peine à comprendre. Lorsqu’une vive persuasion nous anime, le moyen d’employer un langage glacé? Quand Archimède, tout transporté, couroit nud dans les rues de Syracuse, en avoit-il moins trouvé la vérité parce qu’il se passionnoit pour elle? Tout au contraire, celui qui la sent ne peut s’abstenir de l’adorer; celui qui demeure froid ne l’a pas vue.

Quoi qu’il en soit, je prie les Lecteurs de vouloir bien mettre à part mon beau style, & d’examiner seulement si je raisonne bien ou mal; car enfin, de cela seul qu’un Auteur s’exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s’ensuivre que cet Auteur ne soit ce qu’il dit.

[123]

LETTRES ECRITES
DE LA MONTAGNE.

PREMIERE LETTRE

Non, Monsieur, je ne vous blâme point de ne vous être pas joint aux Représentans pour soutenir ma cause. Loin d’avoir approuvé moi-même cette démarche, je m’y suis opposé de tout mon pouvoir, & mes parens s’en sont retirés à ma sollicitation. L’on s’est tu quand il faloit parler; on a parlé quand il ne restoit qu’à se taire. Je prévis l’inutilité des représentations, j’en pressentis les conséquences: je jugeai que leurs suites inévitables troubleroient le repos public, ou changeroient la constitution de l’Etat. L’événement a trop justifié mes craintes. Vous Voilà réduits à l’alternative qui m’effrayoit La crise où vous êtes exige une autre délibération dont je ne suis plus l’objet. Sur ce qui a été fait, vous demandez ce que vous devez faire: vous considérez que l’effet de ces démarches, étant relatif au corps de la Bourgeoisie, ne retombera pas moins sur ceux qui s’en sont abstenus que sur ceux qui les ont faites. Ainsi, quels qu’aient été d’abord les divers avis, l’intérêt commun doit ici tout réunir. Vos droits réclamés & [124] attaqués ne peuvent plus demeurer en doute; il faut qu’ils soient reconnus ou anéantis, & c’est leur évidence qui les met en péril. Il ne faloit pas approcher le flambeau durant l’orage; mais aujourd’hui le feu est à la maison.

Quoiqu’il ne s’agisse plus de mes intérêts, mon honneur me rend toujours partie dans cette affaire; vous le savez, & vous me consultez toutefois comme un homme neutre; vous supposez que le préjugé ne m’aveuglera point, & que la passion ne me rendra point injuste: je l’espère aussi; mais dans des circonstances si délicates, qui peut répondre de soi? Je sens qu’il m’est impossible de m’oublier dans une querelle dont je suis le sujet, & qui a mes malheurs pour première cause. Que ferai-je donc, Monsieur, pour répondre à votre confiance & justifier votre estime autant qu’il est en moi? Le voici. Dans la juste défiance de moi-même, je vous dirai moins mon avis que mes raisons: vous les peserez, vous comparerez, & vous choisirez. Faites plus; défiez-vous toujours, non de mes intentions, Dieu le soit, elles sont pures, mais de mon jugement. L’homme le plus juste, quand il est ulcéré, voit rarement les choses comme elles sont. Je ne veux sûrement pas vous tromper, mais je puis me tromper; je le pourrois en toute autre chose, & cela doit arriver ici plus probablement. Tenez-vous donc sur vos gardes, & quand je n’aurai pas dix fois raison, ne me l’accordez pas une.

Voilà, Monsieur, la précaution que vous devez prendre, & voici celle que je veux prendre à mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procédés de vos Magistrats; quand cela sera fait, & que j’aurai bien soulagé [125] mon cœur, je m’oublierai moi-même; je vous parlerai de vous, de votre situation, c’est-à-dire de la République; & je ne crois pas trop présumer de moi, si j’espère, au moyen de cet arrangement, traiter avec équité la question que vous me faites.

J’ai été outragé d’une manière d’autant plus cruelle, que je me flattais d’avoir bien mérité de la Patrie. Si ma conduite eut eu besoin de grâce, je pouvais raisonnablement espérer de l’obtenir. Cependant, avec un empressement sans exemple, sans avertissement, sans citation, sans examen, on s’est hâté de flétrir mes livres: on a fait plus; sans égard pour mes malheurs, pour mes maux, pour mon état, on a décrété ma personne avec la même précipitation, l’on ne m’a pas même épargné les termes qu’on emploie pour les malfaiteurs. Ces Messieurs n’ont pas été indulgens; ont-ils du moins été justes? C’est ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous prie, de l’étendue que je suis forcé de donner à ces Lettres. Dans la multitude de questions qui se présentent, je voudrais être sobre en paroles: mais, Monsieur, quoiqu’on puisse faire, il en faut pour raisonner.

Rassemblons d’abord les motifs qu’ils ont donnés de cette procédure, non dans le réquisitoire, non dans l’arrêt, porté dans le secret, & resté dans les ténebres;* [*Ma famille demanda, par Requête communication de cet arrêt. voici la réponse: «Du 25 Juin 1762. En conseil ordinaire, vu la présente Requête, arrêté qu’il n’y a lieu d’accorder aux Suppliants les fins d’icelle.» Lullin. L’Arrêt du Parlement de Paris fut imprimé aussi-tôt que rendu. Imaginez ce que c’est qu’un Etat libre, où l’on cachés de pareils Décrets contre l’honneur & la liberté des Citoyens!] mais dans les réponses du Conseil aux représentations des Citoyens & Bourgeois, [126] ou plutôt dans les Lettres écrites de la Campagne, ouvrage qui leur sert de manifeste, & dans lequel seul ils daignent raisonner avec vous.

«Mes Livres sont, disent-ils, impies, scandaleux, téméraires, pleins de blasphêmes & de calomnies contre la Religion. Sous l’apparence des doutes, l’Auteur y a rassemblé tout ce qui peut tendre à sapper, ébranler & détruire les principaux fondemens de la Religion Chrétienne révélée.»

«Ils attaquent tous les Gouvernemens.»

«Ces Livres sont d’autant plus dangereux & répréhensibles, qu’ils sont écrits en français, du style le plus séducteur, qu’ils paraissent sous le nom & la qualification d’un Citoyen de Geneve, & que, selon l’intention de l’Auteur, l’émile doit servir de guide aux peres, aux meres, aux précepteurs.»

«En jugeant ces Livres, il n’a pas été possible au Conseil de ne jetter aucun regard sur celui qui en étoit présumé l’Auteur.»

Au reste, le Décret porté contre moi n’est, continuent-ils, «ni un jugement, ni une sentence, mais un simple appointement provisoire, qui laissoit dans leur entier mes exceptions & défenses, & qui, dans le cas prévu, servoit de préparatoire à la procédure prescrite par les Edits & par l’Ordonnance Ecclésiastique.»

A cela, les Représentans, sans entrer dans l’examen de la Doctrine, objecterent; «que le Conseil avoit jugé sans formalités [127] préliminaires; que l’Article 88 de l’Ordonnance Ecclésiastique avoit été violé dans ce jugement; que la procédure, faite en 1562 contre Jean Morelli à forme de cet Article, en montroit clairement l’usage, & donnoit par cet exemple, une jurisprudence qu’on n’auroit pas dû mépriser; que cette nouvelle maniere de procéder étoit même contraire à la règle du Droit naturel admise chez tous les Peuples, laquelle exige que nul ne soit condamné sans avoir été entendu dans ses défenses; qu’on ne peut flétrir un Ouvrage, sans flétrir en même-tems l’Auteur dont il porte le nom; qu’on ne voit pas quelles exceptions & défenses il reste à un homme déclaré impie, téméraire, scandaleux dans ses Ecrits, & après la sentence rendue & exécutée contre ses mêmes Ecrits, puisque les choses n’étant point susceptibles d’infamie, celle qui résulte de la combustion d’un Livre par la main du bourreau, rejaillit nécessairement sur l’Auteur: d’ou il suit qu’on a pu enlever à un Citoyen le bien le plus précieux, l’honneur; qu’on ne pouvoit détruire sa réputation, son état, sans commencer par l’entendre; que les Ouvrages condamnés & flétris méritoient du moins autant de support & de tolérance que divers autres Ecrits où l’on fait de cruelles satires sur la Religion, & qui ont été répandus & même imprimés dans la Ville; qu’enfin, par rapport aux Gouvernemens, il a toujours été permis dans Geneve de raisonner librement sur cette matière générale, qu’on n’y défend aucun Livre qui en traité, qu’on n’y flétrit aucun Auteur pour en avoir traité, quel que soit son sentiment; & que, loin d’attaquer [128] le Gouvernement de la République en particulier, je ne laisse échapper aucune occasion d’en faire l’éloge.»

A ces objections il fut répliqué de la part du Conseil: «Que ce n’est point manquer à la règle qui veut que nul ne soit condamné sans l’entendre, que de condamner un Livre après en avoir pris lecture, & l’avoir examiné suffisamment; que l’article 88 des Ordonnances n’est applicable qu’à un homme qui dogmatise, & non à un Livre destructif de la Religion Chrétienne; qu’il n’est pas vrai que la flétrissure d’un Ouvrage se communique à l’Auteur, lequel peut n’avoir n’avoir r été qu’imprudent ou mal-adroit; qu’à l’égard des Ouvrages scandaleux, tolérés ou même imprimés dans Geneve, il n’est pas raisonnable de prétendre que, pour avoir dissimulé quelquefois, un Gouvernement soit obligé de dissimuler toujours; que d’ailleurs les Livres où l’on ne fait que tourner en ridicule la Religion, ne sont pas à beaucoup près, aussi punissables que ceux où, sans détour, on l’attaque par le raisonnement; qu’enfin ce que le Conseil doit au maintien de la Religion Chrétienne dans sa pureté, au bien public, aux Loix, & à l’honneur du Gouvernement, lui ayant fait porter cette sentence, ne lui permet ni de la changer ni de l’affoiblir.»

Ce ne sont pas-là toutes les raisons, objections & réponses qui ont été alléguées de part & d’autre; mais ce sont les principales, & elles suffisent pour établir, par rapport à moi, la question de fait & de droit.

Cependant comme l’objet, ainsi présenté, demeure encore un peu vague, je vais tâcher de le fixer avec plus de précision, [129] de peur que vous n’étendiez ma défense à la partie de cet objet que je n’y veux pas embrasser.

Je suis homme, & j’ai fait des Livres; j’ai donc fait aussi des erreurs.* [*Exceptons, si l’on veut, les Livres de Géométrie & leurs Auteurs. Encore, s’il n’y a point d’erreurs dans les propositions mêmes, qui nous assurera qu’il n’y de ait point dans l’ordre de déduction, dans le choix, dans la méthode? Euclide démontre, & parvient à son but: mais quel chemin prend-il? combien n’erre-t-il pas dans sa route? la science a beau être infaillible, l’homme qui la cultive se trompe souvent.] J’en apperçois moi-même en assez grand nombre: je ne doute pas que d’autres n’en voient beaucoup davantage, & qu’il n’y en ait bien plus encore que ni moi ni d’autres ne voyons point. Si l’on ne dit que cela, j’y souscris.

Mais quel Auteur n’est pas dans le même cas, ou s’ose flatter de n’y pas être? Là-dessus donc point de dispute. Si l’on me réfute & qu’on ait raison, l’erreur est corrigée, & je me tais. Si l’on me réfute, & qu’on ait tort, je me tais encore; dois-je répondre du fait d’autrui? En tout état de cause, après avoir le entendu les deux Parties, le Public est juge, il prononce, le Livre triomphe ou tombe, & le procès est fini.

Les erreurs des Auteurs sont souvent fort indifférentes; mais il en est aussi de dommageables, même contre l’intention de celui qui les commet. On peut se tromper au préjudice du Public comme au sien propre; on peut nuire innocemment. Les controverses sur les matières de Jurisprudence, de Morale, de Religion, tombent fréquemment dans ce cas. Nécessairement un des deux disputans se trompe, & l’erreur sur ces matières, important toujours, devient faute; cependant on ne la punit pas quand on la présume involontaire. [130] Un homme n’est pas coupable pour nuire en voulant servir; & si l’on poursuivoit criminellement un Auteur pour des fautes d’ignorance ou d’inadvertance, pour de mauvaises maximes qu’on pourroit tirer de ses écrits très-conséquemment mais contre son gré, quel Ecrivain pourroit se mettre à l’abri des poursuites? Il faudroit être inspiré du Saint-Esprit pour se faire Auteur, & n’avoir que des gens inspirés du Saint-Esprit pour juges.

Si l’on ne m’impute que de pareilles fautes, je ne m’en défends pas plus que des simples erreurs. Je ne puis affirmer n’en avoir point commis de telles, parce que je ne suis pas un Ange; mais ces fautes, qu’on prétend trouver dans mes Ecrits peuvent fort bien n’y pas être, parce que ceux qui les y trouvent ne sont pas des Anges non plus. Hommes & sujets à l’erreur ainsi que moi, sur quoi prétendent-ils que leur raison soit l’arbitre de la mienne, & que je sois punissable pour n’avoir pas pensé comme eux?

Le Public est donc aussi le juge de semblables fautes; son blâme en est le seul châtiment. Nul ne peut se soustraire à ce Juge, & quant à moi je n’en appelle pas. Il est vrai que si le Magistrat trouve ces fautes nuisibles, il peut défendre le Livre qui les contient; mais, je le répète, il ne peut punir pour cela l’Auteur qui les a commises, puisque ce seroit punir un délit qui petit être involontaire, & qu’on ne doit punir dans le mal que la volonté. Ainsi ce n’est point encore-là ce dont il s’agit.

Mais il y a bien de la différence entre un Livre qui contient des erreurs nuisibles, & un Livre pernicieux. Des principes [131] établis, la chaîne d’un raisonnement suivi, des conséquences déduites, manifestent l’intention de l’Auteur; & cette intention dépendant de sa volonté, rentre sous la juridiction des Loix. Si cette intention est évidemment mauvaise, ce n’est plus erreur ni faute, c’est crime; ici tout change. Il ne s’agit plus d’une dispute littéraire dont le Public juge selon la raison, mais d’un procès criminel qui doit être jugé dans les Tribunaux selon toute la rigueur des Loix: telle est la position critique où m’ont mis des Magistrats qui se disent justes, & des Ecrivains zélés qui les trouvent trop elémens. Si-tôt qu’on m’apprête des prisons, des bourreaux, des chaînes, quiconque m’accuse est un délateur; il soit qu’il n’attaque pas seulement l’Auteur, mais l’homme; il soit que ce qu’il écrit peut influer sur mon sort;* [*Il y a quelques années qu’à la première apparition d’un Livre célèbre, je résolus d’en attaquer les principes que je trouvais dangereux. J’exécutois cette entreprise quand j’appris que l’Auteur étoit poursuivi. A l’instant je jettai mes feuilles au feu, jugeant qu’aucun devoir ne pouvoit autoriser la bassesse de s’unir à la foule pour accabler un homme d’honneur opprimé. Quand tout fut pacifié, j’eus occasion de dire mon sentiment sur le même sujet dans d’autres Ecrits; mais je l’ai dit sans nommer le Livre ni l’auteur. J’ai cru devoir ajouter ce respect pour son malheur, à l’estime que j’eus toujours pour sa personne. Je ne crois point que cette façon de penser me soit particulière; elle est commune à tous les honnêtes gens. Si-tôt qu’une affaire est portée au criminel, ils doivent se taire, à moins qu’ils ne soient appellés pour témoigner.] ce n’est plus à ma seule réputation qu’il en veut, c’est à mon honneur, à ma liberté, à ma vie.

Ceci, Monsieur, nous ramène tout d’un coup à l’état de la question dont il me paroît que le public s’écarte. Si j’ai [132] écrit des choses répréhensibles, on peut m’en blâmer, on peut supprimer le livre. Mais, pour le flétrir, pour m’attaquer personnellement, il faut plus; la faute ne suffit pas, il faut un délit, un crime; il faut que j’aie écrit à mauvaise intention un Livre pernicieux, & que cela soit prouvé, non comme un Auteur prouve qu’un Auteur se trompe, mais comme un accusateur doit convaincre devant le juge l’accusé. Pour être traité comme un malfaiteur, il faut que je sois convaincu de l’être. C’est la premiere question qu’il s’agit d’examiner. La seconde, en supposant le délit constaté, est d’en fixer la nature, le lieu où il a été commis, le tribunal qui doit en juger, la Loi qui le condamne, & la peine qui doit le punir. Ces deux questions une fois résolues décideront si j’ai été traite justement ou non.

Pour savoir si j’ai écrit des livres pernicieux, il faut en examiner les principes, & voir ce qu’il en résulteroit si ces principes étoient admis. Comme j’ai traité beaucoup de matières, je dois me restreindre à celles sur lesquelles je suis poursuivi, savoir, la Religion & le gouvernement. Commençons par le premier article, à l’exemple des juges qui ne se sont pas expliqués sur le second.

On trouve dans l’émile la profession de foi d’un Prêtre Catholique, & dans l’Héloise celle d’une femme dévote: ces deux pièces s’accordent assez pour qu’on puisse expliquer l’une par l’autre; & de cet accord, on peut présumer avec quelque vraisemblance, que si l’Auteur, qui a publié les livres où elles sont contenues, ne les adopte pas en entier l’une & l’autre, du moins il les favorise beaucoup. De ces deux professions [133] de foi, la première étant la plus étendue & la seule où l’on ait trouvé le corps du délit, doit être examinée par préférence.

Cet examen, pour aller à son but, rend encore un éclaircissement nécessaire. Car remarquez bien qu’éclaircir & distinguer les propositions que brouillent & confondent mes accusateurs, c’est leur répondre. Comme ils disputent contre l’évidence, quand la question est bien posée, ils sont réfutés.

Je distingue dans la Religion deux parties, outre la forme du culte, qui n’est qu’un cérémonial. Ces deux parties sont le dogme & la morale. Je devise les dogmes encore en deux parties: savoir, celle qui, posant les principes de nos devoirs, sert de base a la morale; & celle qui, purement de foi, ne contient que des dogmes spéculatifs.

De cette division, qui me paroît exacte, résulte celle des sentimens sur la Religion, d’une part en vrais, faux ou douteux; & de l’autre, en bons, mauvais ou indifférens.

Le jugement des premiers appartient à la raison seule, & si les Théologiens s’en sont emparés, c’est comme raisonneurs, c’est comme professeurs de la science par laquelle on parvient à la connoissance du vrai & du faux en matière de foi. Si l’erreur en cette partie est nuisible, c’est seulement à ceux qui errent, & c’est seulement un préjudice pour la vie à venir, sur laquelle les tribunaux humains ne peuvent étendre leur compétence. Lorsqu’ils connoissent de cette matière, ce n’est plus comme juges du vrai & du faux, mais comme ministres des Loix civiles qui reglent la forme extérieure du culte: il ne s’agit pas encore ici de cette partie; il en sera traité ci-après.

[134] Quant à la partie de la Religion qui regarde la morale, c’est-à-dire la justice, le bien public, l’obéissance aux Loix naturelles & positives, les vertus sociales, & tous les devoirs de l’homme & du citoyen, il appartient au gouvernement d’en connoître: c’est en ce point seul que la Religion rentre directement sous sa juridiction, & qu’il doit bannir, non l’erreur, dont il n’est pas juge, mais tout sentiment nuisible qui tend à couper le nœud social.

Voilà, Monsieur, la distinction que vous avez à faire pour juger de cette Pièce, portée au Tribunal, non des Prêtres, mais des Magistrats. J’avoue qu’elle n’est pas toute affirmative. On y voit des objections & des doutes. Posons, ce qui n’est pas, que ces doutes soient des négations. Mais elle est affirmative dans sa plus grande partie; elle est affirmative & démonstrative sur tous les points fondamentaux de la Religion civile; elle est tellement décisive sur tout ce qui tient à la Providence éternelle, à l’amour du prochain, à la justice, à la paix, au bonheur des hommes, aux Loix de la société, à toutes les vertus, que les objections, les doutes mêmes y ont pour objet quelque avantage, & je défie qu’on m’y montre un seul point de doctrine attaqué, que je ne prouve être nuisible aux hommes ou par lui-même ou par ses inévitables effets.

La Religion est utile & même nécessaire aux peuples. Cela n’est-il pas dit, soutenu, prouvé dans ce même Ecrit? Loin d’attaquer les vrais principes de la Religion, l’Auteur les pose, les affermit de tout son pouvoir; ce qu’il attaque, ce qu’il combat, ce qu’il doit combattre, c’est le fanatisme aveugle, la superstition cruelle, le stupide préjugé. Mais il faut, disent-ils, [135] respecter tout cela. Mais pourquoi? Parce que c’est ainsi qu’on mene les Peuples. Oui, c’est ainsi qu’on les mene à leur perte. La superstition est le plus terrible fléau du Genre humain; elle abrutit les simples, elle persécute les sages, elle enchaîne les Nations, elle fait par-tout cent maux effroyables: quel bien fait-elle? Aucun; si elle en fait, c’est aux Tyrans, elle est leur arme la plus terrible, & cela même est le plus grand mal qu’elle ait jamais fait.

Ils disent qu’en attaquant la superstition, je veux détruire la Religion même: comment le savent-ils? Pourquoi confondent-ils ces deux causes, que je distingue avec tant de soin? Comment ne voient-ils point que cette imputation réfléchit contre eux dans toute sa force, & que la Religion n’a point d’ennemis plus terribles que les défenseurs de la superstition? Il seroit bien cruel qu’il fût si aisé d’inculper l’intention d’un homme, quand il est si difficile de la justifier. Par cela même qu’il n’est pas prouvé qu’elle est mauvaise, on la doit juger bonne. Autrement, qui pourroit être à l’abri des jugemens arbitraires de ses ennemis? Quoi! leur simple affirmation fait preuve de ce qu’ils ne peuvent savoir; & la mienne, jointe à toute ma conduite, n’établit point mes propres sentimens? Quel moyen me reste donc de les faire connoître? Le bien que je sens dans mon cœur, je ne puis le montrer, je l’avoue; mais quel est l’homme abominable qui s’ose vanter d’y voir le mal qui n’y fuit jamais?

Plus on seroit coupable de prêcher l’irréligion, dit très-bien M. d’Alembert, plus il est criminel d’en accuser ceux qui ne la prêchent pas en effet. Ceux qui jugent publiquement de [136] mon Christianisme, montrent seulement l’espèce du leur; & la seule chose qu’ils ont prouvée est, qu’eux & moi n’avons pas la même Religion. Voilà précisément ce qui les fâche: on sent que le mal prétendu les aigrit moins que le bien même. Ce bien, qu’ils sont forcés de trouver dans mes Ecrits, les dépite & les gène; réduits à le tourner en mal encore, ils sentent qu’ils se découvrent trop. Combien ils seroient plus à leur aise si ce bien n’y étoit pas!

Quand on ne me juge point sur ce que j’ai dit, mais sur ce qu’on assure que j’ai voulu dire, quand on cherche dans mes intentions le mal qui n’est pas dans mes Ecrits, que puis-je faire? Ils démentent mes discours par mes pensées; quand j’ai dit blanc, ils affirment que j’ai voulu dire noir; ils se mettent à la place de Dieu pour faire l’oeuvre du Diable; comment dérober ma tête à des coups portés de si haut?

Pour prouver que l’Auteur n’a point eu l’horrible intention qu’ils lui prêtent, je ne vois qu’un moyen; c’est d’en juger sur l’ouvrage. Ah! qu’on en juge ainsi, j’y consens; mais cette tâche n’est pas la mienne, & un examen suivi sous ce point de vue, seroit de ma part une indignité. Non, Monsieur, il n’y a ni malheur, ni flétrissure qui puissent me réduire à cette abjection. Je croirois outrager l’Auteur, l’Editeur, le Lecteur même, par une justification d’autant plus honteuse qu’elle est plus facile; c’est dégrader la vertu, que montrer qu’elle n’est pas un crime; c’est obscurcir l’évidence, que prouver qu’elle est la vérité. Non, lisez & jugez vous-même. Malheur à vous, si, durant cette lecture, votre cœur ne bénit pas cent fois l’homme vertueux & ferme qui ose instruire ainsi les humains!

[137] Eh! comment me résoudrois-je à justifier cet Ouvrage? moi qui crois effacer par lui les fautes de ma vie entière; moi qui mets les maux qu’il m’attire en compensation de ceux que j’ai faits; moi qui, plein de confiance, espère dire au Juge Suprême: Daigne juger dans ta clémence un homme foible; j’ai fait le mal sur la terre, mais j’ai publié cet Ecrit.

Mon cher Monsieur, permettez à mon cœur gonflé d’exhaler de tems en tems ses soupirs; mais soyez sûr que dans mes discussions je ne mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n’y mettrai pas même la vivacité de mes adversaires; je raisonnerai toujours de sang-froid. Je reviens donc.

Tâchons de prendre un milieu qui vous satisfasse, & qui ne m’avilisse pas. Supposons un moment la profession de foi du Vicaire adoptée en un coin du monde Chrétien, & voyons ce qu’il en résulteroit en bien & en mal. Ce ne sera ni l’attaquer ni la défendre; ce sera la juger par ses effets.

Je vois d’abord les choses les plus nouvelles sans aucune apparence de nouveauté; nul changement dans le culte & de grands changemens dans les cœurs, des conversions sans éclat, de la foi sans dispute, du zèle sans fanatisme, de la raison sans impiété, peu de dogmes & beaucoup de vertus, la tolérance du Philosophe & la charité du Chrétien.

Nos Prosélytes auront deux règles de foi qui n’en font qu’une, la raison & l’Evangile; la seconde sera d’autant plus immuable qu’elle ne se fondera que sur la premiere, & nullement sur certains faits, lesquels, ayant besoin d’être attestés, remettent la Religion sous l’autorité des hommes.

[138] Toute la différence qu’il y aura d’eux aux autres Chrétiens est que ceux-ci sont des gens qui disputent beaucoup sur l’Evangile sans se soucier de le pratiquer, au-lieu que nos gens s’attacheront beaucoup à la pratique, & ne disputeront point.

Quand les Chrétiens disputeurs viendront leur dire: Vous vous dites Chrétiens sans l’être; car pour être Chrétiens, il faut croire en Jésus-Christ, & vous n’y croyez point; les Chrétiens paisibles leur répondront: «Nous ne savons pas bien si nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée, parce que nous ne l’entendons pas; mais nous tâchons d’observer ce qu’il nous prescrit. Nous sommes Chrétiens chacun à notre manière; nous, en gardant sa parole, & vous, en croyant en lui. Sa charité veut que nous soyons tous freres, nous la suivons en vous admettant pour tels; pour l’amour de lui, ne nous ôtez pas un titre que nous honorons de toutes nos forces, & qui nous est aussi cher qu’à vous.»

Les Chrétiens disputeurs insisteront sans doute. En vous renommant de Jésus, il faudroit nous dire à quel titre. Vous gardez, dites-vous sa parole; mais quelle autorité lui donnez-vous? Reconnoissez-vous la Révélation, ne la reconnoissez-vous pas? Admettez-vous l’Evangile en entier, ne l’admettez-vous qu’en partie? Sur quoi fondez-vous ces distinctions? Plaisans Chrétiens, qui marchandent avec le Maître, qui choisissent dans sa doctrine ce qu’il leur plaît d’admettre & de rejetter!

A cela les autres diront paisiblement: «Mes freres, [139] nous ne marchandons point; car notre foi n’est pas un commerce. Vous supposez qu’il dépend de nous d’admettre ou de rejetter comme il nous plaît; mais cela n’est pas, & notre raison n’obéit point à notre volonté. Nous aurions beau vouloir que ce qui nous paroît faux nous parût vrai, il nous paroîtroit faux malgré nous. Tout ce qui dépend de nous est de parler selon notre pensée on contre notre pensée, & notre seul crime est de ne vouloir pas vous tromper.»

«Nous reconnoissons l’autorité de Jésus-Christ, parce que notre intelligence acquiesce à ses préceptes & nous en découvre la sublimité. Elle nous dit qu’il convient aux hommes de suivre ces préceptes, mais qu’il étoit au-dessus d’eux de les trouver. Nous admettons la Révélation comme émanée de l’Esprit de Dieu, sans en savoir la manière, & sans nous tourmenter pour la découvrir: pourvu que nous sachions que Dieu a parle, peu nous importe d’expliquer comment il s’y est pris pour se faire entendre. Ainsi reconnoissant dans l’Evangile l’autorité divine, nous croyons Jésus-Christ revêtu de cette autorité; nous reconnoissons une vertu plus qu’humaine dans sa conduite, & une sagesse plus qu’humaine dans ses leçons. Voilà ce qui est bien décidé pour nous. Comment cela s’est-il fait? Voilà ce qui ne l’est pas; cela nous passe. Cela ne vous passe pas, vous; à la bonne heure; nous vous en félicitons de tout notre cœur. Votre raison peut être supérieure à la nôtre; mais ce n’est pas à dire qu’elle doive vous servir de Loi. Nous consentons que vous sachiez tout; souffrez que nous ignorions quelque chose.»

[140] «Vous nous demandez si nous admettons tout l’Evangile; nous admettons tous les enseignemens qu’a donnes Jésus-Christ. L’utilité, la nécessité de la plupart de ces enseignemens nous frappe, & nous tâchons de nous y conformer. Quelques-uns ne sont pas à notre portée; ils ont été donnés sans doute pour des esprits plus intelligens que nous. Nous ne croyons point avoir atteint les limites de la raison humaine, & les hommes plus pénétrans ont besoin de préceptes plus élevés.»

«Beaucoup de choses dans l’Evangile passent notre raison, & même la choquent; nous ne les rejetons pour-tant pas. Convaincus de la foiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que nous ne pouvons concevoir, quand l’association de ce que nous concevons nous le fait juger supérieur à nos lumieres. Tout ce qui nous est nécessaire à savoir pour être saints, nous paroît clair dans l’Evangile; qu’avons-nous besoin d’entendre le reste? Sur ce point nous demeurons ignorans, mais exempts d’erreur, & nous n’en serons pas moins gens de bien; cette humble réserve elle-même est l’esprit de l’Evangile.»

«Nous ne respectons pas précisément ce Livre sacré comme Livre, mais comme la parole & la vie de Jésus-Christ. Le caractère de vérité, de sagesse & de sainteté qui s’y trouve nous apprend que cette histoire n’a pas été essentiellement altérée;* [*Où en seroient les simples fidèles, si l’on’le pouvoit savoir cela que par des discussions de critique, ou par l’autorité des Pasteurs? De quel front ose-t-on faire dépendre la foi de tant de science on de tant de soumission?] mais il n’est pas démontré [141] pour nous qu’elle ne l’ait point été du tout. Qui soit si les choses que nous n’y comprenons pas, ne sont point des fautes glissées dans le texte? Qui soit si des Disciples, si fort inférieurs à leur Maître, l’ont bien compris & bien rendu par-tout? Nous ne décidons point là-dessus, nous ne présumons pas même, & nous ne vous proposons des conjectures que parce que vous l’exigez.»

«Nous pouvons nous tromper dans nos idées, mais vous pouvez aussi vous tromper dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-vous pas, étant hommes? Vous pouvez avoir autant de bonne-foi que nous, mais vous n’en sauriez avoir davantage: vous pouvez être plus éclairés, mais vous n’êtes pas infoillibles. Qui jugera donc entre les deux partis? Sera-ce vous? cela n’est pas juste. Bien moins sera-ce nous, qui nous défions si fort de nous-mêmes. Laissons donc cette décision au juge commun qui nous entend; & puisque nous sommes d’accord sur les règles de nos devoirs réciproques, supportez-nous sur le reste comme nous vous supportons. Soyons hommes de paix, soyons freres; unissons-nous dans l’amour de notre commun Maître, dans la pratique des vertus qu’il nous prescrit. Voilà ce qui fait le vrai Chrétien.»

«Que si vous vous obstinez à nous refuser ce précieux titre après avoir tout fait pour vivre fraternellement avec vous, nous nous consolerons de cette injustice, en songeant que les mots ne sont pas les choses, que les premiers Disciples de Jésus ne prenoient point le nom de Chrétiens, que le martyr Etienne ne le porta jamais, [142] & que quand Paul fut converti a la foi de Christ il n’y avoit encore aucun Chrétiens* [*Ce nom leur fut donné quelques années après à Antioche pour la première fois.] sur la terre.»

Croyez-vous, Monsieur, qu’une controverse ainsi traitée sera fort animée & fort longue, & qu’une des Parties ne sera pas bientôt réduite au silence quand l’autre ne voudra point disputer?

Si nos Prosélytes sont maîtres du pays où ils vivent, ils établiront une forme de culte aussi simple que leur croyance, & la Religion qui résultera de tout cela sera la plus utile aux hommes par sa simplicité même. Dégagée de tout ce qu’ils mettent à la place des vertus, & n’ayant ni rites superstitieux ni subtilités dans la Doctrine, elle ira tout entière à son vrai but, qui est la pratique de nos devoirs. Les mots de dévot & d’orthodoxe y seront sans usage; la monotonie de certains sous articulés n’y sera pas la piété; il n’y aura d’impies que les méchans, ni de fideles que les gens de bien.

Cette institution une fois faite, tous seront obligés par les Loix de s’y soumettre, parce qu’elle n’est point fondée sur l’autorité des hommes, qu’elle n’a rien qui ne soit dans l’ordre des lumieres naturelles, qu’elle ne contient aucun article qui ne se rapporte an bien de la société, & qu’elle n’est mêlée d’aucun dogme inutile à la morale, d’aucun point de pure spéculation.

Nos Prosélytes seront-ils intolérans pour cela? Au contraire, ils seront tolérans par principe; ils le seront plus qu’on [143] ne peut l’être dans aucune autre doctrine, puisqu’ils admettront toutes les bonnes Religions qui ne s’admettent pas entre elles, c’est-à-dire, toutes celles qui, ayant l’essentiel qu’elles négligent, font l’essentiel de ce qui ne l’est point. En s’attachant, eux, à ce seul essentiel, ils laisseront les autres en faire à leur gré l’accessaire, pourvu qu’ils ne le rejettent pas: ils les laisseront expliquer ce qu’ils n’expliquent point, décider ce qu’ils ne décident point. Ils laisseront à chacun ses rites, ses formules de foi, sa croyance; ils diront: admettez avec nous les principes des devoirs de l’homme & du Citoyen; du reste, croyez tout ce qu’il vous plaira. Quant aux Religions qui sont essentiellement mauvaises, qui portent l’homme à faire le mal, ils ne les toléreront point, parce que cela même est contraire à la véritable tolérance, qui n’a pour but que la paix du Genre-humain. Le vrai tolérant ne tolère point le crime, il ne tolère aucun dogme qui rende les hommes méchans.

Maintenant supposons, au contraire, que nos Prosélytes soient sous la domination d’autrui: comme gens de paix, ils seront soumis aux Loix de leurs maîtres, même en matière de Religion, à moins que cette Religion ne fût essentiellement mauvaise; car alors, sans outrager ceux qui la professent, ils refuseroient de la professer. Ils leur diroient: puisque Dieu nous appelle à la servitude, nous voulons être de bons serviteurs, & vos sentimens nous empêcheroient de l’être; nous connoissons nos devoirs, nous les aimons, nous rejetons ce qui nous en détache; c’est afin de vous être fidèles, que nous n’adoptons pas la Loi de l’iniquité.

Mais si la Religion du pays est bonne en elle-même, & [144] que ce qu’elle a de mauvais soit seulement dans des interprétations particulieres, ou dans des dogmes purement spéculatifs, ils s’attacheront à l’essentiel, & toléreront le reste, tant par respect pour les Loix, que par amour pour la paix. Quand ils seront appellés à déclarer expressément leur croyance, ils le feront, parce qu’il ne faut point mentir; ils diront au besoin leur sentiment avec fermeté, même avec force; ils se défendront par la raison, si on les attaque. Du reste, ils ne disputeront point contre leurs frères; &, sans s’obstiner à vouloir les convaincre, ils leur resteront unis par la charité; ils assisteront à leurs assemblées, ils adopteront leurs formules; &, ne se croyant pas plus infaillibles qu’eux, ils se soumettront à l’avis du plus grand nombre, en ce qui n’intéresse pas leur conscience, & ne leur paroît pas importer au salut.

Voilà le bien, me direz-vous, voyons le mal. Il sera dit en peu de paroles. Dieu ne sera plus l’organe de la méchanceté des hommes. La Religion ne servira plus d’instrument à la tyrannie des Gens d’Eglise & à la vengeance des usurpateurs; elle ne servira plus qu’à rendre les Croyans bons & justes: ce n’est pas-là le compte de ceux qui les menent; c’est pis pour eux que si elle ne servoit à rien.

Ainsi donc la Doctrine en question est bonne au Genre-humain, & mauvaise à ses oppresseurs. Dans quelle classe absolue la faut-il mettre? J’ai dit fidèlement le pour & le contre; comparez, & choisissez.

Tout bien examiné, je crois que vous conviendrez de deux choses: l’une que ces hommes que je suppose, se conduiroient en ceci très-conséquemment à la profession de foi du [145] Vicaire; l’autre, que cette conduite seroit non-seulement irréprochable, mais vraiment Chrétienne, & qu’on auroit tort de refuser à ces hommes bons & pieux le nom de Chrétiens, puisqu’ils le mériteroient parfaitement leur conduite, & qu’ils seroient moins opposés, par leurs sentimens, à beaucoup de Sectes qui le prennent, & à qui on ne le dispute pas, que plusieurs de ces mêmes Sectes ne sont opposées entre elles. Ce ne seroient pas, si l’on veut, des Chrétiens à la mode de saint Paul, qui étoit naturellement persécuteur, & qui n’avoit pas entendu Jésus-Christ lui-même; mais ce seroient des Chrétiens à la mode de saint Jaques, choisis par le Maître en personne, & qui avoit reçu de sa propre bouche les instructions qu’il nous transmet. Tout ce raisonnement est bien simple, mais il me paroît concluant.

Vous me demanderez peut-être comment on peut accorder cette doctrine avec celle d’un homme qui dit que l’Evangile est absurde & pernicieux à la société? En avouant franchement que cet accord me paroît difficile, je vous demanderai à mon tour où est cet homme qui dit que l’Evangile est absurde & pernicieux. Vos Messieurs m’accusent de l’avoir dit; & où? Dans le Contrat Social, au Chapitre de la Religion civile. voici qui est singulier! Dans ce même Livre, & dans ce même Chapitre, je pense avoir dit précisément le contraire: je pense avoir dit que l’Evangile est sublime, & le plus fort lieu de la société.* [*Contrat social, L. IV. Chap. 8. pag. 310, 311, de l’édition in-8°.]Je ne veux pas taxer ces Messieurs de mensonge; mais avouez que deux propositions si [146] contraires, dans le même Livre & dans le même Chapitre doivent faire un tout bien extravagant.

N’y auroit-il point ici quelque nouvelle équivoque, à la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que je ne suis? Ce mot de Société présente un sens un peu vague: il y a dans le monde des sociétés de bien des sortes, & il n’est pas impossible que ce qui sert à l’une nuise à l’autre. Voyons: la méthode favorite de mes agresseurs est toujours d’offrir avec art des idées indéterminées; continuons, pour toute réponse, à tâcher de les fixer.

Le Chapitre dont je parle est destiné, comme on le voit par le titre, à examiner comment les institutions religieuses peuvent entrer dans la constitution de l’Etat. Ainsi ce dont il s’agit ici n’est point de considérer les Religions comme vraies ou fausses, ni même comme bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais de les considérer uniquement par leurs rapports aux corps politiques, & comme parties de la Législation.

Dans cette vue, l’Auteur fait voir que toutes les anciennes Religions, sans en excepter la Juive, furent nationales dans leur origine, appropriées, incorporées à l’Etat, & formant la base, ou du moins faisant partie du Système législatif.

Le Christianisme, au contraire, est dans son principe une Religion universelle, qui n’a rien d’exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu’à tel autre. Son divin auteur, embrassant également tous les hommes dans sa charité sans bornes, est venu lever la barrière qui séparoit les Nations, & réunir tout le Genre-humain dans un Peuple de freres: car [147] en toute Nation, celui qui le craint & qui s’adonne à la justice, lui est agréable.* [*Act X. 35.] Tel est le véritable esprit de l’Evangile.

Ceux donc qui ont voulu faire du Christianisme une Religion nationale, & l’introduire comme partie constitutive dans le Système de la Législation, ont fait par-là deux fautes, nuisibles, l’une à la Religion, & l’autre à l’Etat. Ils se sont écartés de l’esprit de Jésus-Christ, dont le règne n’est pas de ce monde; & mêlant aux intérêts terrestres ceux de la Religion, ils ont souillé sa pureté céleste, ils en ont fait l’arme des Tyrans & l’instrument des persécuteurs. Ils n’ont pas moins blessé les saines maximes de la politique, puisqu’au lieu de simplifier la machine du Gouvernement, ils l’ont composée, ils lui ont donné des ressorts étrangers, superflus; & l’assujettissant à deux mobiles différens, souvent contraires, ils ont causé les tiraillemens qu’on sent dans tous les Etats Chrétiens, où l’on a fait entrer la Religion dans le système politique.

Le parfait Christianisme est l’institution sociale universelle; mais, pour montrer qu’il n’est point un établissement politique, & qu’il ne concourt point aux bonnes institutions particulières, il faloît ôter les sophismes de ceux qui mêlent la Religion à tout, comme une prise avec laquelle ils s’emparent de tout. Tous les établissemens humains sont fondés sur les passions humaines, & se conservent par elles: ce qui combat & détruit les passions, n’est donc pas propre à fortifier ces établissemens. Comment ce qui détache les cœurs de la terre, nous donneroit-il plus d’intérêt pour ce qui s’y fait? comment [148] ce qui nous occupe uniquement d’une autre Patrie, nous attacheroit-il davantage à celle-ci?

Les Religions nationales sont utiles à l’Etat comme parties de sa constitution, cela est incontestable; mais elles sont nuisibles au Genre-humain, & même à l’Etat dans un autre sens: j’ai montré comment & pourquoi.

Le Christianisme, au contraire, rendant les hommes justes, modérés, amis de la paix, est très-avantageux à la société générale; mais il énerve la force du ressort politique, il complique les mouvemens de la machine, il rompt l’unité du corps moral; & ne lui étant pas assez approprié, il faut qu’il dégénère, ou qu’il demeure une pièce étrangère & embarrassante.

Voilà donc un préjudice & des inconvéniens des deux côtés, relativement au corps politique. Cependant il importe que l’Etat ne soit pas sans Religion, & cela importe par des raisons graves, sur lesquelles j’ai par-tout fortement insisté: mais il vaudroit mieux encore n’en point avoir, que d’en avoir une barbare & persécutante, qui, tyrannisant les Loix mêmes, contrarieroit les devoirs du Citoyen. On diroit que tout ce qui s’est passé dans Geneve à mon égard, n’est fait que pour établir ce Chapitre en exemple, pour prouver par ma propre histoire que j’ai très-bien raisonné.

Que doit faire un sage Législateur dans cette alternative? De deux choses l’une. La première, d’établir une Religion purement civile, dans laquelle, renfermant les dogmes fondamentaux de toute bonne Religion, tous les dogmes vraiment utiles à la société, soit universelle, soit particulière, il omette [149] tous les autres qui peuvent importer à la foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de la Législation: car, comment le mystere de la Trinité, par exemple, peut-il concourir à la bonne constitution de l’Etat? en quoi ses membres seront-ils meilleurs Citoyens, quand ils auront rejeté le mérite des bonnes œuvres? & que fait au lien de la société civile, le dogme du péché originel? Bien que le Christianisme soit une institution de paix, qui ne voit que le Christianisme dogmatique ou théologique, est, par la multitude & l’obscurité de ses dogmes, surtout par l’obligation de les admettre, un champ de bataille toujours ouvert entre les hommes, & cela sans qu’à force d’interprétations & de décisions on puisse prévenir de nouvelles disputes sur les décisions mêmes?

L’autre expédient est de laisser le Christianisme tel qu’il est dans son véritable esprit, libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre obligation que celle de la conscience, sans autre gêne dans les dogmes que les mœurs & les Loix. La Religion Chrétienne est, par la pureté de sa morale, toujours bonne & saine dans l’Etat, pourvu qu’on n’en fasse pas une partie de sa constitution, pourvu qu’elle y soit admise uniquement comme Religion, sentiment, opinion, croyance; mais comme Loi politique, le Christianisme dogmatique est un mauvais établissement.

Telle est, Monsieur, la plus forte conséquence qu’on puisse tirer de ce Chapitre, où, bien-loin de taxer le pur Evangile* [*Lettres écrites de la Campagne, pag. 30.] d’être pernicieux à la société, je le trouve, en quelque [150] sorte, trop sociable, embrassant trop tout le Genre-humain pour une Législation qui doit être exclusive; inspirant l’humanité plutôt que le patriotisme, & tendant à former des hommes plutôt que des Citoyens.* [*C’est merveille de voir l’assortiment de beaux sentimens qu’on va nous entassant dans les Livres; il ne faut pour cela que des mots, & les vertus en papier ne coûtent gueres: mais elles ne s’agencent pas tout-à-fait ainsi dans le cœur de l’homme, & il y a loin des peintures aux réalités. Le patriotisme & l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, & surtout chez un Peuple entier. Le Législateur qui les voudra toutes deux, n’obtiendra ni l’un ni l’autre: cet accord ne s’est jamais vu; il ne se verra jamais, parce qu’il est contraire à la nature, & qu’on ne peut donner deux objets à la même passion] Si je me suis trompé, j’ai fait une erreur en politique; mais ou est mon impiété?

La science du salut & celle du Gouvernement sont très-différentes: vouloir que la première embrasse tout, est un fanatisme de petit esprit: c’est penser comme les Alchimistes, qui, dans l’art de faire de l’or, voient aussi la médecine universelle; ou comme les Mahométans, qui prétendent trouver toutes les sciences dans l’Alcoran. La doctrine de l’Evangile n’a qu’un objet, c’est d’appeller & sauver tous les hommes; leur liberté, leur bien-être ici-bas n’y entre pour rien, Jésus l’a dit mille fois. Mêler à cet objet des vues terrestres, c’est altérer sa simplicité sublime, c’est souiller sa sainteté par des intérêts humains: c’est cela qui est vraiment une impiété.

Ces distinctions sont de tout tems établies: on ne les a confondues que pour moi seul. En ôtant des Institutions nationales la Religion Chrétienne, je l’établis la meilleure pour le Genre-humain. l’Auteur de l’Esprit des Loix a fait plus, il [151] a dit que la Musulmane étoit la meilleure pour les Contrées Asiatiques. Il raisonnoit en politique, & moi aussi. Dans quel pays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas à l’Auteur, mais au Livre?* [*Il est bon de remarquer que le Livre de l’Esprit des Loix fut imprimé pour la premiere fois à Geneve, sans que les Scholarques y trouvassent rien à reprendre, & que ce fut un Pasteur qui corrigea l’Edition.] Pourquoi donc suis-je coupable, ou pourquoi ne l’étoit-il pas?

Voilà, Monsieur, comment, par des extraits fidèles, un critique équitable parvient à connoître les vrais sentimens d’un Auteur, & le dessein dans lequel il a composé son Livre. Qu’on examine tous les miens par cette méthode, je ne crains point les jugemens que tout honnête homme en pourra porter. Mais ce n’est pas ainsi que ces Messieurs s’y prennent, ils n’ont garde, ils n’y trouveroient pas ce qu’ils cherchent. Dans le projet de me rendre coupable à tout prix, ils écartent le vrai but de l’ouvrage; ils lui donnent pour but chaque erreur, chaque négligence échappée a l’Auteur: & si par hasard il laisse un passage équivoque, ils ne manquent pas de l’interpréter dans le sens qui n’est pas le sien. Sur un grand champ couvert d’une moisson fertile, ils vont triant avec soin quelques mauvaises plantes, pour accuser celui qui l’a semé d’être un empoisonneur.

Mes propositions ne pouvoient faire aucun mal à leur place; elles étoient vraies, utiles, honnêtes, dans le sens que je leur donnois. Ce sont leurs falsifications, leurs subreptions, leurs interprétations frauduleuses qui les rendent punissables: il faut les brûler dans leurs Livres, & les couronner dans les miens.

[152] Combien de fois les Auteurs diffamés & le Public indigné n’ont ils pas réclamé contre cette manière odieuse de déchiqueter un ouvrage, d’en défigurer toutes les parties, d’en juger sur des lambeaux enlevés çà & là au choix d’un accusateur infidèle, qui produit le mal lui-même en le détachant du bien qui le corrige & l’explique, en détroquant par-tout le vrai sens? Qu’on juge la Bruyere ou La Rochefoucault sur des maximes isolées, à la bonne heure; encore sera-t-il juste de comparer & de compter. Mais dans un Livre de raisonnement, combien de sens divers ne peut pas avoir la même proposition, selon la manière dont l’Auteur l’emploie, & dont il la fait envisager? Il n’y a peut-être pas une de celles qu’on m’impute, à laquelle, au lieu ou je l’ai mise, la page qui précède ou celle qui suit ne serve de réponse, & que je n’aie prise en un sens différent de celui que lui donnent mes accusateurs. Vous verrez, avant la fin de ces Lettres, des preuves de cela qui vous surprendront.

Mais qu’il y ait des propositions fausses, répréhensibles, blâmables en elles-mêmes, cela suffit-il pour rendre un Livre pernicieux? Un bon Livre n’est pas celui qui ne contient rien de mauvais ou rien qu’on puisse interpréter en mal; autrement il n’y auroit point de bons Livres: mais un bon Livre est celui qui contient plus de bonnes choses que de mauvaises; un bon Livre est celui dont l’effet total est de mener au bien, malgré le mal qui peut s’y trouver. Eh! que seroit-ce mon Dieu! si dans un grand ouvrage, plein de vérités utiles, de leçons d’humanité, de piété, de vertu, il étoit permis d’aller cherchant avec une maligne exactitude [153] toutes les erreurs, toutes les propositions équivoques, suspectes, ou inconsidérées, toutes les inconséquences qui peuvent échapper dans le détail a un Auteur surchargé de sa matière, accablé des nombreuses idées qu’elle lui suggere, distroit des unes par les autres, & qui peut à peine assembler dans sa tête toutes les parties de son vaste plan? s’il étoit permis de faire un amas de toutes ses fautes, de les aggraver les unes par les autres, en rapprochant ce qui est épars, en liant ce qui est isolé; puis, taisant la multitude de choses bonnes & louables qui les démentent, qui les expliquent, qui les rachetent, qui montrent le vrai but de l’Auteur, de donner cet affreux recueil pour celui de ses principes, d’avancer que c’est-là le résumé de ses vrais sentimens, & de le juger sur un pareil extrait? Dans quelle désert faudroit-il fuir, dans quel antre faudroit-il se cacher pour échapper aux poursuites de pareils hommes, qui, sous l’apparence du mal, puniroient le bien, qui compteroient pour rien le cœur, les intentions, la droiture par-tout évidente, & traiteroient la faute la plus légere & la plus involontaire comme le crime d’un scélérat? Y a-t-il un seul Livre au monde, quelque vrai, quelque bon, quelque excellent qu’il puisse être, qui pût échapper à cette infâme inquisition? Non, Monsieur, il n’y en a pas un, pas un seul, non pas l’Evangile même: car le mal qui n’y seroit pas, ils sauroient l’y mettre par leurs extraits infidèles, par leurs fausses interprétations.

Nous vous désérons, oseroient-ils dire, un Livre scandaleux, téméraire, impie, dont la morale est d’enrichir le [154] riche & de dépouiller le pauvre,* [*Matth XIII. 12. Luc. XIX. 26] d’apprendre aux enfans à renier leur mere & leurs freres,* [*Matth. XII. 48. Marc. III. 33.] de s’emparer sans scrupule du bien d’autrui,* [*Marc. XI. 2. Luc. XIX. 30] de n’instruire point les méchans, de peur qu’ils ne se corrigent & qu’ils ne soient pardonnes,* [*Marc. IV. 12. JeanXII. 40] de haïr pere, mere, femme, enfans, tous ses proches;* [*Luc. XIV. 26] un Livre où l’on souffle par-tout le feu de discorde,* [*Matth. X. 34. Luc. XII. 51. 52.] où l’on se vante d’armer le fils contre le pere,* [*Matth. X. 35. Luc. XII. 53.] les parens l’un contre l’autre,* [*Ibid.] les domestiques contre leurs maîtres;* [*Matt. X. 36] où l’on approuve la violation des Loix,* [*Matth. XII. 2. & seqq.] où l’on impose en devoir la persécution,* [*Luc. XIV. 23.] où pour porter les peuples au brigandage, on fait du bonheur éternel le prix de la force & la conquête des hommes violens.* [*Matth. XI. 12.]

Figurez-vous une âme infernale analysant ainsi tout l’Evangile, formant de cette calomnieuse analyse, sous le nom de Profession de foi évangélique, un Ecrit qui feroit horreur, & les dévots Pharisiens prônant cet Ecrit d’un air de triomphe comme l’abrégé des leçons de Jésus-Christ. Voilà pourtant jusqu’où peut mener cette indigne méthode. Quiconque [155] aura lu mes Livres, & lira les imputations de ceux qui m’accusent, qui me jugent, qui me condamnent, qui me poursuivent, verra que c’est ainsi que tous m’ont traité.

Je crois vous avoir prouvé que ces Messieurs ne m’ont pas jugé selon la raison; j’ai maintenant à vous prouver qu’ils ne m’ont pas jugé selon les loix: mais laissez-moi reprendre un instant haleine. A quels tristes essais me vois-je réduit à mon âge? Devois-je apprendre si tard à faire mon apologie? Etoit-ce la peine de commencer?

[156]

SECONDE LETTRE

J’ai supposé, Monsieur, dans ma précédente Lettre, que j’avois commis en effet contre la foi les erreurs dont on m’accuse, & j’ai fait voir que ces erreurs n’étant point nuisibles à la société, n’étoient pas punissables devant la justice humaine. Dieu s’est réservé sa propre défense & le châtiment des fautes qui n’offensent que lui. C’est un sacrilège à des hommes de se faire les vengeurs de la Divinité, comme si leur protection lui étoit nécessaire. Les Magistrats, les Rois n’ont aucune autorité sur les ames; & pourvu qu’on soit fidele aux Loix de la société dans ce monde, ce n’est point à eux de se mêler de ce qu’on deviendra dans l’autre, où ils n’ont aucune inspection. Si l’on perdoit ce principe de vue, les Loix faites pour le bonheur du Genre-humain en seroient bientôt le tourment; &, sous leur inquisition terrible, les hommes, jugés par leur foi plus que par leurs œuvres, seroient tous à la merci de quiconque voudroit les opprimer.

Si les Loix n’ont nulle autorité sur les sentimens des hommes en ce qui tient uniquement à la Religion, elles n’en ont point non plus en cette partie sur les Ecrits où l’on manifeste ses sentiments. Si les Auteurs de ces Ecrits sont punissables, ce n’est jamais précisément pour avoir enseigné l’erreur, puisque la Loi ni ses Ministres ne jugent pas de ce qui n’est précisément qu’une erreur. l’Auteur des Lettres écrites de la [157] Campagne paroît convenir de ce principe.* [*A cet égard, dit-il, pag. 22. je retrouve assez mes maximes dans celles des représentations; & p. 29. il regarde comme incontestable que personne ne peut être poursuivi pour ses idées sur la Religion.] Peut-être même en accordant que la Politique & la Philosophie pourront soutenir la liberté de tout écrire, le pousseroit-il trop loin.* [*Page 30] Ce n’est pas ce que je veux examiner ici.

Mais voici comment vos Messieurs & lui tournent la chose pour autoriser le jugement rendu contre mes Livres & contre moi. Ils me jugent moins comme Chrétien que comme Citoyen; ils me regardent moins comme impie envers Dieu, que comme rebelle aux Loix; ils voient moins en moi le péché que le crime, & l’hérésie que la désobéissance. J’ai, selon eux, attaqué la Religion de l’Etat; j’ai donc encouru la peine portée par la Loi contre ceux qui l’attaquent. Voilà, je crois, le sens de ce qu’ils ont dit d’intelligible pour justifier leur procédé.

Je ne vois à cela que trois petites difficultés. La premiere, de savoir quelle est cette Religion de l’Etat; la seconde, de montrer comment je l’ai attaquée; la troisième, de trouver cette Loi selon laquelle j’ai été jugé.

Qu’est-ce que la Religion de l’Etat? C’est la sainte Réformation évangélique. Voilà, sans contredit, des mots bien sonnans. Mais qu’est-ce, à Geneve aujourd’hui, que la sainte Réformation évangélique? Le sauriez-vous, Monsieur, par hasard? En ce cas je vous en félicite. Quant à moi, je l’ignore. j’avois cru le savoir ci-devant; mais je me trompois ainsi que [158] bien d’autres, plus savans que moi sur tout autre point, & non moins ignorans sur celui-là.

Quand les Réformateurs se détachèrent de l’Eglise Romaine, ils l’accuserent d’erreur; &, pour corriger cette erreur dans sa source, ils donnèrent à l’Ecriture un autre sens que celui que l’Eglise lui donnoit. On leur demanda de quelle autorité ils s’écartoient ainsi de la Doctrine reçue; ils dirent que s’étoit de leur autorité propre, de celle de leur raison. Ils dirent que le sens de la Bible étant intelligible & clair à tous les hommes en ce qui étoit du salut, chacun étoit juge compétent de la Doctrine, & pouvoit interpréter la Bible, qui en est la règle, selon son esprit particulier; que tous s’accorderoient ainsi sur les choses essentielles; & que celles sur lesquelles ils ne pourroient s’accorder, ne j’étoient point.

Voilà donc l’esprit particulier établi pour unique interprète de l’Ecriture; Voilà l’autorité de l’Eglise rejettée; Voilà chacun mis pour la Doctrine sous sa propre juridiction. Tels sont les deux points fondamentaux de la Réforme: reconnoître la Bible pour regle de sa croyance, & n’admettre d’autre interprete du sens de la Bible que soi. Ces deux points combinés forment le principe sur lequel les Chrétiens Réformés se sont séparés de l’Eglise Romaine, & ils ne pouvoient moins faire sans tomber en contradiction; car quelle autorité interprétative auroient-ils pu se réserver, après avoir rejeté celle du corps de l’Eglise?

Mais, dira-t-on, comment, sur un tel principe, les Réformés ont-ils pu se réunir? Comment, voulant avoir chacun leur façon de penser, ont-ils fait corps contre l’Eglise Catholique? [159] Ils le devoient faire: ils se réunissoient en ceci, que tous reconnoissoient chacun d’eux comme juge compétent pour lui-même. Ils toléroient, & ils devoient tolérer toutes les interprétations, hors une, savoir celle qui ôte la liberté des interprétations. Or cette unique interprétation qu’ils rejetoient, étoit celle des Catholiques. Ils devoient donc proscrire de concert Rome seule, qui les proscrivoit également tous. La diversité même de leur façon de penser sur tout le reste, étoit le lien commun qui les unissoit. C’étoient autant de petits Etats ligués contre une grande Puissance, & dont la confédération générale n’ôtoit rien à l’indépendance de chacun.

Voilà, comment la Réformation évangélique s’est établie, & Voilà comment elle doit se conserver. Il est bien vrai que la Doctrine du plus grand nombre peut être proposée à tous, comme la plus probable ou la plus autorisée. Le Souverain peut même la rédiger en formule, & la prescrire à ceux qu’il charge d’enseigner, parce qu’il faut quelque ordre, quelque regle dans les instructions publiques; & qu’au fond l’on ne gêne en ceci la liberté de personne, puisque nul n’est forcé d’enseigner malgré lui: mais il ne s’ensuit pas de-là que les Particuliers soient obligés d’admettre précisément ces interprétations qu’on leur donne & cette Doctrine qu’on leur enseigne. Chacun en demeure seul juge pour lui-même, & ne reconnoît en cela d’autre autorité que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en état de bien choisir. Tel est le véritable esprit de la Réformation; tel en est le vrai fondement. La raison particuliere y prononce, en tirant la [160] foi de la regle commune qu’elle établit, savoir, l’Evangile, & il est tellement de l’essence de la raison d’être libre, que, quand elle voudroit s’asservir à l’autorité, cela ne dépendroit pas d’elle. Portez la moindre atteinte à ce principe, & tout l’évangélisme croule à l’instant. Qu’on me prouve aujourd’hui qu’en matiere de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu’un, des demain je me fois Catholique, & tout homme conséquent & vrai fera comme moi.

Or la libre interprétation de l’Ecriture emporte non-seulement le droit d’en expliquer les passages, chacun selon son sens particulier, mais celui de rester dans le doute sur ceux qu’on trouve douteux, & celui de ne pas comprendre ceux qu’on trouve incompréhensibles. Voilà le droit de chaque fidele, droit sur lequel ni les Pasteurs ni les Magistrats n’ont rien à voir. Pourvu qu’on respecte toute la Bible & qu’on s’accorde sur les points capitaux, on vit selon la Réformation évangélique. Le serment des Bourgeois de Geneve n’emporte rien de plus que cela.

Or je vois déjà vos Docteurs triompher sur ces points capitaux, & prétendre que je m’en écarte. Doucement, Messieurs, de grace; ce n’est pas encore de moi qu’il s’agit, c’est de vous. Sachons d’abord quels sont, selon vous, ces points capitaux; sachons quel droit vous avez de me contraindre à les voir où je ne les vois pas, & où peut-être vous ne les voyez pas vous-mêmes. N’oubliez point, s’il vous plaît, que me donner vos décisions pour Loix, c’est vous écarter de la sainte réformation évangélique, c’est en ébranler les vrais fondemens; c’est vous qui par la Loi, méritez punition.

[161] Soit que l’on considere l’état politique de votre République lorsque la Réformation fut instituée, soit que l’on pese les termes de vos anciens Edits par rapport à la Religion qu’ils prescrivent, on voit que la Réformation est par-tout mise en opposition avec l’Eglise Romaine, & que les Loix n’ont pour objet que d’abjurer les principes & le culte de celle-ci, destructifs de la liberté dans tous les sens.

Dans cette position particuliere l’Etat n’existoit, pour ainsi dire, que par la séparation des deux Eglises, & la République étoit anéantie si le Papisme reprenoit le dessus. Ainsi la Loi qui fixoit le culte évangélique, n’y considéroit que l’abolition du culte Romain. C’est ce qu’attestent les invectives, même indécenes, qu’on voit contre celui-ci dans vos premieres Ordonnances, & qu’on a sagement retranchées dans la suite, quand le même danger n’existoit plus: c’est ce qu’atteste aussi le serment du Consistoire, lequel consiste uniquement à empêcher toutes idolâtries, blasphêmes, dissolutions, & autres choses contrevenantes à l’honneur de Dieu & à la Réformation de l’Evangile. Tels sont les termes de l’Ordonnance passée en 1562. Dans la revue de la même Ordonnance en 1576, on mit à la tête du serment de veiller sur tous scandales:* [*Ordon. Ecclés. Tit. III. Art LXXV.] ce qui montre que dans la premiere formule du serment, on m’avoit pour objet que la séparation de l’Eglise Romaine. Dans la suite on pourvut encore à la police: cela est naturel quand un établissement commence à prendre de la consistance; mais enfin, dans l’une & dans [162] l’autre leçon, ni dans aucun serment de Magistrats, de Bourgeois, de Ministres, il n’est question ni d’erreur ni d’hérésie. Loin que ce fut là l’objet de la Réformation ni des Loix, c’eût été se mettre en contradiction avec soi-même. Ainsi vos Edits n’ont fixé, sous ce mot de Réformation que les points controversés avec l’Eglise Romaine.

Je sais que votre Histoire, & celle cri général de la Réforme, est pleine de faits qui montrent une inquisition très sévere, & que, de persécutés, les Réformateurs devinrent bientôt persécuteurs: mais ce contraste, si choquant dans toute l’histoire dit Christianisme, ne prouve autre chose dans la vôtre que l’inconséquence des hommes & l’empire des passions sur la raison. A force de disputer contre le Clergé Catholique, le Clergé Protestant prit l’esprit disputer & pointilleux. Il vouloit tout décider, tout régler, prononcer sur tout; chacun proposoit modestement son sentiment pour Loi suprême à tous les autres: ce n’étoit pas le moyen de vivre en paix. Calvin, sans doute, étoit un grand homme; mais enfin c’étoit un homme, &, qui pis est, un Théologien: il avoit d’ailleurs tout l’orgueil du génie qui sent sa supériorité, & qui s’indigne qu’on la lui dispute: la plupart de ses Collegues étoient dans le même cas; tous en cela d’autant plus coupables qu’ils étoient plus inconséquens.

Aussi, quelle prise n’ont-ils pas donnée en ce point aux Catholiques, & quelle pitié n’est-ce pas de voir dans leurs défenses ces savans hommes, ces esprits éclairés qui raisonnoient si bien sur tout autre article, déraisonner si sottement sur celui-là. Ces contradictions ne prouvoient cependant [163] autre chose, sinon qu’ils suivoient bien plus leurs passions que leurs principes. Leur dure orthodoxie étoit elle-même une hérésie. c’étoit bien là l’esprit des Réformateurs, mais ce n’étoit pas celui de la Réformation.

La Religion Protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement; elle l’est autant qu’il est possible de l’être, puisque le seul dogme qu’elle ne tolere pas, est celui de l’intolérance. Voilà l’insurmontable barriere qui nous sépare Catholiques, & qui réunit les autres Communions entre elles: chacune regarde bien les autres comme étant dans l’erreur; mais nulle ne regarde ou ne doit regarder cette erreur comme un obstacle au salut.* [*De toutes les sectes du Christianisme la Luthérienne me paroît la plus inconséquente. Elle a réuni comme à plaisir contre elle seule toutes les objections qu’elles se font l’une à l’autre. Elle est en particulier intolérante comme l’Eglise Romaine; mais le grand argument de celle-ci lui manque: elle est intolérante sans savoir pourquoi.]

Les Réformés de nos jours, du moins les Ministres, ne connoissent ou n’aiment plus leur Religion. S’ils l’avoient connue & aimée, à la publication de mon Livre, ils auroient poussé de concert un cri de joie, ils se seroient tous unis avec moi, qui n’attaquois que leurs adversaires; mais ils aiment mieux abandonner leur propre cause que de soutenir la mienne: avec leur ton risiblement arrogant, avec leur rage de chicane & d’intolérance, ils ne savent plus ce qu’ils croient, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils disent. Je ne les vois plus que comme de mauvais valets des Prêtres, qui les servent moins par amour pour eux que par haine contre moi.* [*Il est assez superflu, je crois, d’avertir que j’excepte ici mon Pasteur, & ceux qui, sur ce point, pensent comme lui.

J’ai appris depuis cette note à n’excepter personne; mais je la laisse, selon ma promesse, pour l’instruction de tout honnête homme qui peut être tenté de louer des gens d’Eglise.] [164] Quand ils auront bien disputé, bien chamaillé, bien ergoté, bien prononcé, tout au fort de leur petit triomphe, le Clergé Romain, qui maintenant rit & les laisse faire, viendra les chasser, armé d’argumens ad hominem sans réplique; & les battant de leurs propres armes, il leur dira: cela va bien; mais à présent ôtez-vous de-là, méchans intrus que vous êtes; vous n’avez travaillé que pour nous. Je reviens à mon sujet.

L’Eglise de Geneve n’a donc & ne doit avoir, comme Réformée, aucune profession de foi précise, articulée, & commune à tous ses membres. Si l’on vouloit en avoir une, en cela même on blesseroit la liberté évangélique, on renonceroit au principe de la Réformation, on violeroit la Loi de l’Etat. Toutes les Eglises Protestantes qui ont dressé des formules de profession de foi, tous les Synodes qui ont déterminé des points de doctrine, n’ont voulu que prescrire aux Pasteurs celle qu’ils devoient enseigner, & étoit bon & convenable. Mais si ces Eglises & ces Synodes ont prétendu faire plus par ces formules, & prescrire aux fideles ce qu’ils devoient croire; alors, par de telles décisions, ces assemblées n’ont prouvé autre chose, sinon qu’elles ignoroient leur propre Religion.

L’Eglise de Geneve paroissoit depuis long-tems s’écarter moins que les autres du véritable esprit du Christianisme, & [165] c’est sur cette trompeuse apparence que j’honorai ses Pasteurs d’éloges dont je les croyois dignes; car mon intention n’étoit assurément pas as d’abuser le Public. Mais qui peut voir aujourd’hui ces mêmes Ministres, jadis si coulans & devenus tout-à-coup si rigides, chicaner sur l’orthodoxie d’un Laïque, & laisser la leur dans une si scandaleuse incertitude? On leur demande si Jésus-Christ est Dieu, ils n’osent répondre: on leur demande quels mysteres ils admettent, ils n’osent répondre. Sur quoi donc répondront-ils, & quels seront les articles fondamentaux, différens des miens, sur lesquels ils veulent qu’on se décide, si ceux-là n’y sont pas compris?

Un Philosophe jette sur eux un coup-d’oeil rapide; il les pénetre, il les voit Ariens, Sociniens: il le dit, & pense leur faire honneur; mais il ne voit pas qu’il expose leur intérêt temporel, la seule chose qui généralement décide ici-bas de la foi des hommes.

Aussi-tôt, alarmes, effrayés, ils s’assemblent, ils discutent, ils s’agitent, ils ne savent à quel Saint se vouer; & après force consultations,* [*Quand on est bien décidé sur, ce qu’on croit, disoit à ce sujet un journaliste, une profession de foi doit être bientôt faite.] délibérations, conférences, le tout aboutit à un amphigouri où l’on ne dit ni oui ni non, & auquel il est aussi peu possible de rien comprendre qu’aux deux Plaidoyers de Rabelais.* [*Il y auroit peut-être eu quelque embarras à s’expliquer plus clairement sans être obligé de se rétracter sur certaines choses.] La doctrine orthodoxe n’est-elle pas bien claire, & ne la voilà-t-il pas en de sûres moins?

[166] Cependant, parce qu’un d’entre eux, compilant force plaisanteries scolastiques, aussi bénignes qu’élégantes, pour juger mon Christianisme, ne craint pas d’abjurer le sien; tout charmés du savoir de leur Confrere, & sur-tout de sa logique, ils avouent son docte ouvrage & l’en remercient par une députation. Ce sont en vérité de singulieres gens que Messieurs vos Ministres; on ne soit ni ce qu’ils croient ni ce qu’ils ne croient pas; on ne soit pas même ce qu’ils font semblant de croire: leur seule maniere d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres: ils font comme les Jésuites, qui, dit-on, forçoient tout le monde à signer la Constitution, sans vouloir la signer eux-mêmes. Au lieu de s’expliquer sur la doctrine qu’on leur impute, ils pensent donner le change aux autres Eglises, en cherchant querelle à leur propre défenseur; ils veulent prouver par leur ingratitude qu’ils n’avoient pas besoin de mes soins, & croient se montrer assez orthodoxes en se montrant persécuteurs.

De tout ceci je conclus qu’il n’est pas aisé de dire en quoi consiste à Geneve aujourd’hui la sainte Réformation. Tout ce qu’on petit avancer de certain sur cet article, est qu’elle doit consister principalement à rejetter les points contestés à l’Eglise Romaine par les premiers Réformateurs, & sur-tout par Calvin. C’est-là l’esprit de votre institution; c’est par-là que vous êtes un Peuple libre, & c’est par ce côté seul que la Religion fait chez vous partie de la Loi de l’Etat.

De cette premiere question je passe à la seconde, & je [167] dis; dans un Livre où la vérité, l’utilité, la nécessité de, la Religion en général est établie avec la plus grande force, où, sans donner aucune exclusion,* [*J’exhorte tout lecteur équitable à relire & peser dans l’émile ce qui suit immédiatement la profession de foi du Vicaire, & où je reprends la parole.] l’Auteur préfere la Religion Chrétienne à tout autre culte, & la Réformation évangélique à toute autre Secte, comment se peut-il que cette même Réformation soit attaquée? Cela paroît difficile à concevoir. Voyons cependant.

J’ai prouvé ci-devant en général, & je prouverai plus en détail ci-après, qu’il n’est pas vrai que le Christianisme soit attaqué dans mon Livre. Or, lorsque les principes communs ne sont pas attaqués, on ne petit attaquer en particulier aucune Secte que de deux manieres; savoir, indirectement, en soutenant les dogmes distinctifs de ses adversaires; ou directement, en attaquant les siens.

Mais comment aurois-je soutenu les dogmes distinctifs des Catholiques, puisqu’au contraire ce sont les seuls que j’aie attaqués, & puisque c’est cette attaque même qui a soulevé contre moi le parti Catholique, sans lequel il est sûr que les Protestans m’auroient rien dit? Voilà, je l’avoue, une des choses les plus étranges dont on ait jamais oui parler; mais elle n’en est pas moins vraie. Je suis Confesseur de la Foi Protestante à Paris, & c’est pour cela que je le suis encore à Geneve.

Et comment aurois-je attaqué les dogmes distinctifs des Protestans, puisque au contraire ce sont ceux que j’ai soutenus [168] avec le plus de force, puisque je n’ai cessé d’insister sur l’autorité de la raison en matiere de foi, sur la libre interprétation des Ecritures, sur la tolérance évangélique, & sur l’obéissance aux Loix, même en matiere de culte; tous dogmes distinctifs & radicaux de l’Eglise Réformée, & sans lesquels, loin d’être solidement établie, elle ne pourroit pas même exister?

Il y a plus: voyez quelle force la forme même de l’Ouvrage ajoute aux argumens en faveur des Réformés. C’est un Prêtre Catholique qui parle, & ce Prêtre n’est ni un impie ni un libertin: c’est un homme croyant & pieux, plein de candeur, de droiture; &, malgré ses difficultés, ses objections, ses doutes, nourrissant au fond de son cœur le plus vrai respect pour le culte qu’il professe: un homme qui, dans les épanchemens les plus intimes, déclare qu’appellé dans ce culte au service de l’Eglise, il y remplit avec toute l’exactitude possible les soins qui lui sont prescrits; que sa conscience lui reprocheroit d’y manquer volontairement dans la moindre chose; que dans le mystere qui choque le plus sa raison, il se recueille au moment de la consécration, pour la faire avec toutes les dispositions qu’exigent l’Eglise & la grandeur du Sacrement; qu’il prononce avec respect les mots sacramentaux, qu’il donne à leur effet toute la foi qui dépend de lui; & que, quoi qu’il en soit de ce Mystere inconcevable, il ne craint pas qu’au jour du jugement il soit puni pour l’avoir jamais profané dans son cœur.* [*Emile, Tome III. pag. 185 & 186.]

[169] Voilà comment parle & pense cet homme vénérable, vraiment bon, sage, vraiment Chrétien, & le Catholique le plus sincere qui peut-être ait jamais existé.

Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux Prêtre à un jeune homme Protestant qui s’étoit fait Catholique, & auquel il donne des conseils. «Retournez dans votre Patrie, reprenez la Religion de vos Peres, suivez-la dans la sincérité de votre cœur, & ne la quittez plus; elle est très-simple & très-sainte; je la crois, de toutes les Religions qui sont sur la terre, celle dont la morale est la plus pure & dont la raison se contente le mieux.»* [*Ibid. pag. 195.]

Il ajoute un moment après: «Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille obstacles vains disparoîtront à sa voix. Vous sentirez que, dans l’incertitude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption de professer une autre Religion que celle où l’on est né, & une fausseté de ne pas pratiquer sincérement celle qu’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte une grande excuse au Tribunal du Souverain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l’erreur où l’on fut nourri que celle qu’on osa choisir soi-même?»* [*Ibid. pag. 196]

Quelques pages auparavant, il avoit dit: «si j’avois des Protestans à mon voisinage ou dans ma Paroisse, je ne les distinguerois pas de mes Paroissiens en ce qui tient à la charité Chrétienne; je les porterois tous également à s’entre-aimer, à se regarder comme freres, à respecter [170] toutes les Religions, & à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter de mal faire, & par conséquent faire mal soi-même. En attendant de plus grandes lumieres, gardons l’ordre public, dans tout Pays respectons les Loix, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent, ne portons point les Citoyens à la désobéissance: car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d’autres, & nous savons très-certainement que c’est un mal de désobéir aux Loix.»

Voilà, Monsieur, comment parle un Prêtre Catholique dans un Ecrit où l’on m’accuse d’avoir attaqué le culte des Réformes, & où il n’en est pas dit autre chose. Ce qu’on auroit pu me reprocher peut-être étoit une partialité outrée en leur faveur, & un défaut de convenance en faisant parler un Prêtre Catholique comme jamais Prêtre Catholique n’a parlé. Ainsi j’ai fait en toute chose précisément le contraire de ce qu’on m’accuse d’avoir fait. On diroit que vos Magistrats se sont conduits par gageure: quand ils auroient parié de juger contre l’évidence, ils n’auroient pu mieux réussir.

Mais ce Livre contient des objections, de difficultés, des doutes! Eh! pourquoi non, je vous prie? Où est le crime à un Protestant de proposer ses doutes sur ce qu’il trouve douteux, & ses objections sur ce qu’il en trouve susceptible? Si ce qui vous paroît clair me paroît obscur, si ce que vous jugez démontré ne me semble pas l’être, de quel droit prétendez-vous [171] soumettre ma raison à la vôtre, & me donner votre autorité pour Loi, comme si vous prétendiez à l’infaillibilité du Pape? N’est-il pas plaisant qu’il faille raisonner en Catholique, pour m’accuser d’attaquer les Protestans?

Mais ces objections & ces doutes tombent sur tes points fondamentaux de la foi; Sous l’apparence de ces doutes on a rassemblé tout ce qui petit tendre à saper, ébranler & détruire les principaux fondemens de la Religion Chrétienne? Voilà qui change la these: & si cela est vrai, je puis être coupable; mais aussi c’est un mensonge, & un mensonge bien impudent de la part de gens qui ne savent pas eux-mêmes en quoi consistent les principes fondamentaux de leur Christianisme. Pour moi, je sais très-bien en quoi consistent les principes fondamentaux du mien, & je l’ai dit. Presque toute la profession de foi de la Julie est affirmative; toute la premiere partie de celle du Vicaire est affirmative, la moitié de la seconde partie est encore affirmative; une partie du chapitre de la Religion civile est affirmative; la Lettre à M. l’Archevêque de Paris est affirmative. Voilà, Messieurs, mes articles fondamentaux: voyons les vôtres.

Ils sont adroits, ces Messieurs; ils établissent la méthode de discussion la plus nouvelle & la plus commode pour des persécuteurs. Ils laissent avec art tous les principes de la Doctrine incertains & vagues. Mais un Auteur a-t-il le malheur de leur déplaire, ils vont furetant clans ses Livres quelles peuvent être ses opinions. Quand ils croient les avoir bien constatées, ils prennent les contraires de ces mêmes opinions, & en font autant d’articles de foi. Ensuite ils crient à l’impie, au blasphême, [172] parce que l’Auteur n’a pas d’avance admis dans ses Livres les prétendus articles de foi qu’ils ont bâtis après coup pour le tourmenter.

Comment les suivre dans ces multitudes de points sur les quels ils m’ont attaqué? comment rassembler tous leurs libelles? comment les lire? qui peut aller trier tous ces lambeaux, tout ces guenilles, chez les fripiers de Geneve ou dans le fumier du Mercure de Neufchâtel? Je me perds, je m’embourbe au milieu de tant de bêtises. Tirons de ce fatras un seul article pour servir d’exemple, leur article le plus triomphant, celui pour lequel leurs Prédicants* [*Je n’aurois point employé ce terme, que je trouvois déprisant, si l’exempt du Conseil de Geneve, qui s’en servoit en écrivant au Cardinal de Fleury, n’eût appris que mon scrupule étoit mal fonde.] se sont mis en campagne, & dont ils ont fait le plus de bruit: les miracles.

J’entre dans un long examen. Pardonnez-m’en l’ennui, je vous supplie. Je ne veux discuter ce point si terrible que pour vous épargner ceux sur lesquels ils ont moins insiste.

Ils disent donc: «J. J. Rousseau n’est pas Chrétien, quoiqu’il se donne pour tel; car nous, qui certainement le sommes, ne pensons pas comme lui. J. J. ne croit point à la Révélation, quoiqu’il dise y croire: en voici la preuve.»

«Dieu ne révele pas sa volonté immédiatement à tous les hommes. Il leur parle par ses Envoyés; & ces Envoyés ont pour preuve de leur mission les miracles. Donc quiconque rejette les miracles, rejette les Envoyés de Dieu; [173] & qui rejette les Envoyés de Dieu, rejette la Révélation. Or Jean-Jacques Rousseau rejette les miracles.»

Accordons d’abord & le principe & le fait comme s’ils étoient vrais: nous y reviendrons dans la suite. Cela supposé, le raisonnement précédent n’a qu’un défaut, c’est qu’il fait directement contre ceux qui s’en servent. Il est très-bon pour les Catholiques, mais très-mauvais pour les Protestans. Il faut prouver à mon tour.

Vous trouverez que je me répete souvent, mais qu’importe? Lorsqu’une même proposition m’est nécessaire à des argumens tout différens, dois-je éviter de la reprendre? Cette affectation seroit puérile. Ce n’est pas de variété qu’il s’agit, c’est de vérité de raisonnemens justes & concluants. Passez le reste & ne songez qu’à cela.

Quand les premiers Réformateurs commencerent à se faire entendre, l’Eglise universelle étoit en paix; tous les sentimens étoient unanimes; il n’y avoit pas un dogme essentiel débattu parmi les Chrétiens.

Dans cet état tranquille, tout-à-coup deux ou trois hommes élevent leur voix, & crient dans toute l’Europe: Chrétiens, prenez garde à vous, on vous trompe, on vous égare, on vous mene dans le chemin de l’enfer: le Pape est l’Antechrist, le suppôt de Satan, son Eglise est l’école du mensonge. Vous êtes perdus si vous ne nous écoutez.

A ces premieres clameurs, l’Europe étonnée resta quelques momens en silence, attendant ce qu’il en arriveroit. Enfin le Clergé, revenu de sa premiere surprise, & voyant que ces non veaux venus se faisoient des Sectateurs, comme s’en fait toujours [174] tout homme qui dogmatise, comprit qu’il faloit s’expliquer avec eux. Il commença par leur demander à qui ils en avoient avec tout ce vacarme? Ceux-ci répondent fiérement qu’ils sont les Apôtres de la vérité, appellés à réformer l’Eglise, & à ramener les fideles de la voie de perdition où les conduisoient les Prêtres.

Mais, leur répliqua-t-on, qui vous a donné cette belle commission, de venir troubler la paix de l’Eglise & la tranquillité publique? Notre conscience, dirent-ils, la raison, la lumiere intérieure, la voix de Dieu, à laquelle nous ne pouvons résister sans crime: c’est lui qui nous appelle à ce saint ministere, & nous suivons notre vocation.

Vous êtes donc Envoyés de Dieu? reprirent les Catholiques. En ce cas, nous convenons que vous devez prêcher, réformer, instruire, & qu’on doit vous écouter. Mais, pour obtenir ce droit, commencez par nous montrer vos Lettres de créances. Prophétisez, guérissez, illuminez, faites des miracles, déployez les preuves de votre mission.

La réplique des Réformateurs est belle, & vaut bien la peine d’être transcrite.

«Oui, nous sommes les Envoyés de Dieu; mais notre mission n’est point extraordinaire: elle est dans l’impulsion d’une conscience droite, dans les lumieres d’un entendement sain. Nous ne vous apportons point une Révélation nouvelle; nous nous bornons à celle qui vous a été donnée, & que vous n’entendez plus. Nous venons à vous, non pas avec des prodiges, qui peu vent être trompeurs, & dont tant de fausses Doctrines se sont étayées, [175] mais avec les signes de la vérité & de la raison, qui ne trompent point; avec ce Livre saint, que vous défigurez, & que nous vous expliquons. Nos miracles sont des argumens invincibles, nos prophéties sont des démonstrations: nous vous prédisons que si vous n’écoutez la voix du Christ, qui vous parle par nos bouches, vous serez punis comme des serviteurs infideles, à qui l’on dit la volonté de leur Maîtres, & qui ne veulent pas l’accomplir.»

Il n’étoit pas naturel que les Catholiques convinssent de l’évidence de cette nouvelle doctrine, & c’est aussi ce que la plupart d’entre eux se garderent bien de faire. Or on voit que la dispute étant réduite à ce point, ne pouvoit plus finir, & que chacun devoit se donner gain de cause; les Protestans soutenant toujours que leurs interprétations & leurs preuves étoient si claires qu’il faloit être de mauvaise foi pour s’y refuser; & les Catholiques, de leur côté, trouvant que les petits argumens de quelques Particuliers, qui même n’étoient pas sans réplique, ne devoient pas l’emporter sur l’autorité de toute l’Eglise, qui, de tout tems, avoit autrement décidé qu’eux les points débattus.

Tel est l’état où la querelle est restée. On n’a cessé de disputer sur la force des preuves; dispute qui n’aura jamais de fin, tant que les hommes n’auront pas tous la même tête.

Mais ce n’étoit pas de cela qu’il s’agissoit pour les Catholiques. Ils prirent le change; & si, sans s’amuser à chicaner les preuves de leurs adversaires, ils s’en fussent tenus à leur [176] disputer le droit de prouver, ils les auroient embarrassés, ce me semble.

«Premierement, leur auroient-ils dit, votre maniere de raisonner n’est qu’une pétition de principe; car si la force de vos preuves est le signe de votre mission; il s’ensuit pour ceux qu’elles ne convainquent pas, que votre mission est fausse, & qu’ainsi nous pouvons légitimement tous tant que nous sommes, vous punir comme hérétiques comme faux Apôtres, comme perturbateurs de l’Eglise & du Genre-humain.»

«Vous ne prêchez pas, dites-vous, des doctrines nouvelles: & que faites-vous donc en nous prêchant vos nouvelles explications? Donner un nouveau sens aux paroles de l’Ecriture, n’est-ce pas établir une nouvelle doctrine? N’est-ce pas faire parler Dieu tout autrement qu’il n’a fait? Ce ne sont pas les sons, mais les sens des mots, qui sont révélés: changer ces sens reconnus & fixés par l’Eglise, c’est changer la Révélation.»

«Voyez, de plus, combien vous êtes injustes! Vous convenez qu’il faut des miracles pour autoriser une mission divine; & cependant vous, simples Particuliers, de votre propre aveu, vous venez nous parier avec empire & comme les Envoyés de Dieu.* [*Farel déclara, en propres termes, à Geneve, devant le Conseil Episcopal, qu’il étoit envoyé de Dieu; ce qui fit dire à l’un des membres du Conseil ces paroles de Caiphe: Il a blasphémé: qu’est-il besoin d’autre témoignage? Il mérité la mort. Dans la doctrine des miracles, il en faloît un pour répondre à cela. Cependant Jésus n’en fit point en cette occasion, ni Farel non plus. Froment déclara de même an Magistrat, qui lui défendoit de prêcher, qu’il valoit mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, & continua de prêcher malgré la défense; conduite qui certainement ne pouvoit s’autoriser que par un ordre exprès de Dieu] Vous réclamez l’autorité d’interpréter [177] l’Ecriture à votre fantaisie, & vous prétendez nous ôter la même liberté. Vous vous arrogez a vous seuls un droit que vous refusez & a chacun de nous, & à nous tous qui composons l’Eglise. Quel titre avez vous donc pour soumettre ainsi nos jugemens communs à votre esprit particulier? Quelle insupportable suffisance de prétendre avoir toujours raison, & raison seuls contre tout le monde, sans vouloir laisser dans leurs sentiment ceux qui ne sont pas du vôtre, & qui pensent avoir raison aussi!* [*Quel homme, par exemple, fut jamais plus tranchant, plus impérieux, plus décisif, plus divinement infaillible à son gré, que Calvin, pour qui la moindre opposition, la moindre objection qu’on osoit lui faire, étoit toujours une œuvre de satan, un crime digne du feu? Ce n’est pas au seul Servet qu’il en a coûté la vie pour avoir osé pense autrement que lui.] Les distinctions dont vous nous payez seroient tout au plus tolérables si vous disiez simplement votre avis, & que vous en restassiez-là; mais point. Vous nous faites une guerre ouverte; vous soufflez le feu de toutes parts. Résister à vos leçons, c’est être rebelle, idolâtre, digne de l’enfer. Vous voulez absolument convertir, convaincre, contraindre même. Vous dogmatisez, vous prêchez, vous censurez, vous anathématisez, vous excommuniez, vous punissez, vous mettez à mort: vous exercez l’autorité des Prophetes, & vous ne vous donnez que pour des Particuliers. [178] Quoi! vous Novateurs, sur votre seule opinion, soutenus de quelques centaines d’hommes, vous brûlez vos adversaires; & nous, avec quinze siecles d’antiquité, & la voix de cent millions d’hommes, nous aurons tort de vous brûler? Non, cessez de parler, d’agir en Apôtres, ou montrez vos titres; ou, quand nous serons les plus forts, vous serez très-justement traités en imposteurs.»

A ce discours, voyez-vous, Monsieur, ce que nos Réformateurs auroient eu de solide à répondre? Pour moi je ne le vois pas. Je pense qu’ils auroient été réduits à se taire ou à faire des miracles. Triste ressource pour des amis de la vérité!

Je conclus de-là qu’établir la nécessité des miracles en preuve de la mission des Envoyés de Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle, c’est renverser la Réformation de fond-en-comble; c’est faire, pour me combattre, ce qu’on m’accuse faussement d’avoir fait.

Je n’ai pas tout dit, Monsieur, sur ce Chapitre; mais ce qui me reste à dire ne peut se couper, & ne fera qu’une trop longue Lettre: il est tems d’achever celle-ci

[179]

TROISIEME LETTRE

Je reprends, Monsieur, cette question de miracles que j’ai entrepris de discuter avec vous; & après avoir prouvé qu’établir leur nécessité c’étoit détruire le Protestantisme, je vais chercher à présent quel est leur usage pour prouver la Révélation.

Les hommes ayant des têtes si diversement organisée, ne sauroient être affectés tous également des mêmes argumens, sur-tout en matieres de foi. Ce qui paroît évident à l’un, ne paroît pas même probable à l’autre: l’un, par son tour d’esprit, n’est frappé que d’un genre de preuves; l’autre ne l’est que d’un genre tout différent. Tous peuvent bien quelquefois convenir des mêmes choses, mais il est très-rare qu’ils en conviennent par les mêmes raisons: ce qui, pour le dire en passant, montre combien la dispute en elle-même est peu sensée: autant vaudroit vouloir forcer autrui de voir par nos yeux.

Lors donc que Dieu donne aux hommes une Révélation que tous sont obligés de croire, il faut qu’il l’établisse sur des preuves bonnes pour tous, & qui par conséquent soient aussi diverses que les manieres de voir de ceux qui doivent les adopter.

Sur ce raisonnement, qui me paroît juste & simple, on a trouvé que Dieu avoit donné à la mission de ses Envoyés divers caracteres qui rendoient cette mission reconnoissable [180] à tous les hommes, petits & grands, sages & sots, savans & ignorans. Celui d’entre eux qui a le cerveau assez flexible pour s’affecter à la fois de tous ces caracteres, est heureux sans doute: mais celui qui n’est frappé que de quelques-uns n’est pas à plaindre, pourvu qu’il en soit frappé suffisamment pour être persuadé.

Le premier, le plus important, le plus certain de ces caracteres, se tire de la nature de cette doctrine; c’est-à-dire, de son utilité, de sa beauté,* [*Je ne sais pourquoi l’on vent attribuer au progrès de la Philosophie la belle morale de nos Livres. Cette morale, tirée de l’Evangile, étoit chrétienne avant d’être philosophique. Les Chrétiens l’enseignent sans la pratiquer, je l’avoue; mais que font de plus les Philosophes, si ce n’est de se donner à eux-mêmes beaucoup de louanges, qui, n’étant répétées par personne autre, ne prouvent pas grand’chose à mon avis?

Les préceptes de Platon sont souvent très-sublimes; mais combien n’erre-t-il pas quelquefois, & jusqu’où ne vont pas ses erreurs? Quant à Cicéron, peut-on croire que sans Platon ce Rhéteur eût trouvé ses offices? L’Evangile seul est, quant à la morale, toujours sûr, toujours vrai, toujours unique, & toujours semblable à lui-même.] de sa sainteté, de sa vérité, de sa profondeur, & de toutes les autres qualités qui peuvent annoncer aux hommes les instructions de la suprême Sagesse, & les préceptes de la suprême Bonté. Ce caractere est, comme j’ai dit, le plus sûr, le plus infaillible; il porte en lui-même une preuve qui dispense de toute autre: mais il est le moins facile à constater; il exige, pour être senti, de l’étude, de la réflexion, des connoissances, des discussions qui ne conviennent qu’aux hommes sages qui sont instruits & qui savent raisonner.

Le second caractere est dans celui des hommes choisis [181] de Dieu pour annoncer sa parole; leur sainteté, leur véracité, leur justice, leurs mœurs pures & sans tache, leurs vertus inaccessibles aux passions humaines, sont, avec les qualités de l’entendement, la raison, l’esprit, le savoir, la prudence, autant d’indices respectables, dont la réunion, quand rien ne s’y dément, forme une preuve complete en leur faveur, & dit qu’ils sont plus que des hommes. Ceci est le signe qui frappe par préférence les gens bons & droits, qui voient la vérité par-tout où ils voient la justice, & n’entendent la voix de Dieu que dans la bouche de la vertu. Ce caractere a sa certitude encore, mais il n’est pas impossible qu’il trompe; & ce n’est pas un prodige qu’un imposteur abuse les gens de bien, ni qu’un homme de bien s’abuse lui-même, entraîné par l’ardeur d’un saint zele qu’il prendra pour de l’inspiration.

Le troisieme caractere des Envoyés de Dieu, est une émanation de la Puissance divine, qui peut interrompre & changer le cours de la nature à la volonté de ceux qui reçoivent cette émanation. Ce caractere est sans contredit le plus brillant des trois, le plus frappant, le plus prompt à sauter aux yeux; celui qui, se marquant par un effet subit & sensible, semble exiger le moins d’examen & de discussion: par-là ce caractere est aussi celui qui saisit spécialement le Peuple, incapable de raisonnemens suivis, d’observations lentes & sûres, & en toute chose esclave de ses sens: mais c’est ce qui rend ce même caractere équivoque, comme il sera prouvé ci-après; & en effet, pourvu qu’il frappe ceux auxquels il est destiné, qu’importe qu’il soit apparent ou réel? C’est [182] une distinction qu’ils sont hors d’état de faire: ce qui montre qu’il n’y a de signe vraiment certain que celui qui se tire de la doctrine, & qu’il n’y a par conséquent que les bons raisonneurs qui puissent avoir une foi solide & sûre; mais la bonté divine se prête aux foiblesses du vulgaire, & veut bien lui donner des preuves qui fassent pour lui.

Je m’arrête ici sans rechercher si ce dénombrement peut aller plus loin: c’est une discussion inutile à la nôtre; car il est clair que quand tous ces signes se trouvent réunis, c’en est assez pour persuader tous les hommes, les sages, les bons & le Peuple; tous, excepté les foux, incapables de raison, & les méchans qui ne veulent être convaincus de rien.

Ces caracteres sont des preuves de l’autorité de ceux en qui ils résident; ce sont les raisons sur lesquelles on est obligé de les croire. Quand tout cela est fait, la vérité de leur mission est établie; ils peuvent alors agir avec droit & puissance en qualité d’Envoyés de Dieu. Les preuves sont les moyens, la foi due à la doctrine est la fin. Pourvu qu’on admette la doctrine, c’est la chose la plus vaine de disputer sur le nombre & le choix des preuves; & si une seule me persuade, vouloir m’en faire adopter d’autres est un soin perdu. Il seroit du moins bien ridicule de soutenir qu’un homme ne croit pas ce qu’il dit croire, parce qu’il ne le croit pas précisément par les mêmes raisons que nous disons avoir de le croire aussi.

Voilà, ce me semble, des principes clairs & incontestables: venons à l’application. Je me déclare Chrétien; mes persécuteurs disent que je ne le suis pas. Ils prouvent que je ne [183] suis pas Chrétien, parce que je rejette la Révélation; & ils prouvent que je rejette la Révélation, parce que je ne crois pas aux miracles.

Mais pour que cette conséquence fut juste, il faudroit de deux choses l’une: ou que les miracles fussent l’unique preuve de la Révélation, ou que je rejetasse également les autres preuves qui l’attestent. Or il n’est pas vrai que les miracles soient l’unique preuve de la Révélation, & il n’est pas vrai que je rejette les autres preuves; puisqu’au contraire on les trouve établies dans l’Ouvrage même où l’on m’accuse de détruire la Révélation.* [*Il importe de remarquer que le Vicaire pouvoit trouver beaucoup d’objections comme Catholique, qui sont nulles pour un Protestant. Ainsi le scepticisme dans lequel il reste ne prouve en aucune façon le mien, surtout après la déclaration très-expresse que j’ai faite à la fin de ce même Ecrit. On voit clairement dans mes principes que plusieurs des objections qu’il contient portent à faux.]

Voilà précisément à quoi nous en sommes. Ces Messieurs, déterminés à me faire, malgré moi, rejetter la Révélation, comptent pour rien que je l’admette sur les preuves qui me convainquent, si je ne l’admets encore sur celles qui ne me convainquent pas; & parce que je ne le puis, ils disent que je la rejette. Peut-on rien concevoir de plus injuste & de plus extravagant?

Et voyez de grâce si j’en dis trop; lorsqu’ils me font un crime de ne pas admettre une preuve que non-seulement Jésus n’a pas donnée, mais qu’il a refusée expressément.

Il ne s’annonça pas d’abord par des miracles, mais par la prédication. A douze ans il disputoit déjà dans le Temple [184] avec les Docteurs, tantôt les interrogeant, & tantôt les surprenant par la sagesse de ses réponses. Ce fut-là le commencement de ses fonctions, comme il le déclara lui-même à sa mere & à Joseph* [*Luc. XI. 46, 47, 49.] Dans le Pays, avant qu’il fit aucun miracle il se mit à aux Peuples le Royaume des Cieux;* [*Matth. IV. 17.] & il avoit déjà rassemblé plusieurs Disciples sans s’être autorisé près d’eux d’aucun signe, puisqu’il est dit que ce fut à Cana qu’il fit le premier.* [*Jean. II. 11. Je ne puis penser que personne veuille mettre au nombre des signes publics de sa mission la tentation du diable & le jeune de quarante jours.]

Quand il fit ensuite des miracles, c’étoit le plus souvent dans des occasions particulieres, dont le choix n’annonçoit pas un témoignage public, & dont le but étoit si peu de manifester sa puissance, qu’on ne lui en a jamais demandé pour cette fin qu’il ne les ait refusés. Voyez là-dessus toute l’histoire de sa vie; écoutez sur-tout sa propre déclaration: elle est si décisive, que vous n’y trouverez rien à répliquer.

Sa carriere étoit déjà fort avancée, quand les Docteurs, le voyant faire tout de bon le Prophete au milieu d’eux, s’aviserent de lui demander un signe. A cela qu’auroit du répondre Jésus, selon vos Messieurs? «Vous demandez un signe, vous en avez cent. Croyez-vous que je sois venu m’annoncer à vous pour le Messie sans commencer par rendre témoignage de moi, comme si j’avois voulu vous forcer à me méconnoître & vous faire errer malgré vous? [185] Non, Cana, le Centenier, le Lépreux, les Aveugles, les Paralytiques, la multiplication des pains, toute la Galilée, toute la Judée, déposent pour moi. Voilà mes signes; pourquoi feignez-vous de ne les pas voir?»

Au lieu de cette réponse, que Jésus ne fit point, voici, Monsieur, celle qu’il lit:

La Nation méchante & adultere demande un signe, & il ne lui en sera point donné. Ailleurs il ajoute: Il ne lui sera point donné d’autre signe que celui de Jonas le Prophete. Et leur tournant le dos, il s’en alla.* [*Marc. VIII. 12. Matth. XVI. 4. Pour abréger j’ai fondu ensemble ces deux passages, mais j’ai conserve la distinction essentielle a la question.]

Voyez d’abord comment, blâmant cette manie des signes miraculeux, il traite ceux qui les demandent. Et cela ne lui arrive pas une fois seulement, mais plusieurs.* [*Conférez les passages suivans. Matth. XII. 39. 41. Marc. VII. 12. Luc. XI. 29. Jean II. 18. 19. IV. 48. V. 34. 36. 39.] Dans le systême de vos Messieurs, cette demande étoit très-légitime: pourquoi donc insulter ceux qui la faisoient?

Voyez ensuite à qui nous devons ajouter foi par préférence; d’eux, qui soutiennent que c’est rejetter la Révélation Chrétienne, que de ne pas admettre les miracles de Jésus pour les signes qui l’établissent; ou de Jésus lui-même, qui déclare qu’il n’a point de signe à donner.

Ils demanderont ce que c’est donc que le signe de Jonas le Prophete? Je leur répondrai que c’est sa prédication aux Ninivites, précisément le même signe qu’employoit Jésus avec les Juifs, comme il l’explique lui-même.* [*Matth. XII. 41. Luc. XI. 30. 32] On ne [186] petit donner au second passage qu’un sens qui se rapporte au premier, autrement Jésus se seroit contredit. Or dans le premier passage, où l’on demande un miracle en signe, Jésus dit positivement qu’il n’en sera donné aucun. Donc le sens du second passage n’indique aucun signe miraculeux.

Un troisieme passage, insisteront-ils, explique ce signe par la résurrection de Jésus.* [*Matth. XII. 40.] Je le nie; il l’explique tout au plus par sa mort. Or la mort d’un homme n’est pas un miracle; ce n’en est pas même un qu’apres avoir resté trois jours dans la terre, un corps en soit retiré. Dans ce passage, il n’est pas dit un mot de la résurrection. D’ailleurs, quel genre de preuve seroit-ce de s’autoriser durant sa vie sur un signe qui n’aura lieu qu’après sa mort? Ce seroit vouloir ne trouver que des incrédules; ce seroit cacher la chandelle sous le boisseau. Comme cette conduite seroit injuste, cette interprétation seroit impie.

De plus, l’argument invincible revient encore. Le sens du troisieme passage ne doit pas attaquer le premier, & le premier affirme qu’il ne sera point donné de signe, point du tout, aucun. Enfin, quoi qu’il en puisse être, il reste toujours prouvé, par le témoignage de Jésus même, que, s’il a fait des miracles durant sa vie, il n’en a point fait en signe de sa mission.

Toutes les fois que les Juifs ont insisté sur ce genre de preuve, il les a toujours renvoyés avec mépris, sans daigner jamais les satisfaire. Il n’approuvoit pas même qu’on prît en ce sens ses œuvres de charité. Si vous ne voyez des prodiges [187] & des miracles, vous ne croyez point, disoit-il à celui qui le prioit de guérir son fils.* [*Jean IV. 48.] Parle-t-on sur ce ton-là quand on veut donner des prodiges en preuves?

Combien n’étoit-il pas étonnant que, s’il en eût tant donné de telles, on continuât sans cesse à lui en demander? Quel miracle fais-tu, lui disoient le Juifs, afin que l’ayant vu, nous croyons à toi? Moise donna la manne dans le désert à nos Peres; mais toi, quelle œuvre fais-tu?* [*Jean VI. 30. 31. & suiv.] C’est à-peu-près dans le sens de vos Messieurs, & laissant à part la majesté Royale, comme si quelqu’un venoit dire à Frédéric: On te dit un grand Capitaine; & pourquoi donc? Qu’as-tu fait qui te montre tel? Gustave vainquit à Leipsic, à Lutzen; Charles à Frawstat, à Narva: mais où sont tes monumens? Quelle victoire as-tu remportée, quelle Place as-tu prise, quelle marche as-tu faite? quelle Campagne t’a couvert de gloire? de quel droit portes-tu le nom de Grand? L’impudence d’un pareil discours est-elle concevable, & trouveroit-on sur la terre entiere un homme capable de le tenir?

Cependant, sans faire honte à ceux qui lui en tenoient un semblable, sans leur accorder aucun miracle, sans les édifier au moins sur ceux qu’il avoit faits, Jésus, en réponse à leur question, se contente d’allégoriser sur le pain du Ciel: aussi, loin que sa réponse lui donnât de nouveaux Disciples, elle lui en ôta plusieurs de ceux qu’il avoit, & qui, sans doute, pensoient comme vos Théologiens. La désertion fut telle, [188] qu’il dit aux douze: Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller? Il ne paroît pas qu’il eût fort à cœur de conserver ceux qu’il ne pouvoit retenir que par des miracles.

Les Juifs demandoient un signe du Ciel. Dans leur systême, ils avoient raison. Le signe qui devoit constater la venue du Messie, ne pouvoit pour eux être trop évident, trop décisif, trop au-dessus de tout soupçon, ni avoir trop de témoins oculaires: comme le témoignage immédiat de Dieu vaut toujours mieux que celui des hommes, il étoit plus sûr d’en croire au signe même, qu’aux gens qui disoient l’avoir vu; & pour cet effet le Ciel étoit préférable à la terre.

Les Juifs avoient donc raison dans leur vue, parce qu’ils vouloient un Messie apparent & tout miraculeux. Mais Jésus dit, après le Prophete, que le Royaume des Cieux ne vient point avec apparence; que celui qui l’annonce ne débat point, ne crie point, qu’on n’entend point sa voix dans les rues. Tout cela ne respire pas l’ostentation des miracles; aussi n’étoit-elle pas le but qu’il se proposoit dans les siens. Il n’y mettoit ni l’appareil ni l’authenticité nécessaires pour constater de vrais signes, parce qu’il ne les donnoit point pour tels. Au contraire, il recommandoit le secret aux malades qu’il guérissoit, aux boiteux qu’il faisoit marcher, aux possédés qu’il délivroit du Démon. L’on eût dit qu’il craignoit que sa vertu miraculeuse ne fût connue: on m’avouera que c’étoit une étrange maniere d’en faire la preuve de sa mission.

Mais tout cela s’explique de soi-même, si-tôt que l’on [189] conçoit que les Juifs alloient cherchant cette preuve où Jésus ne vouloit point qu’elle fût. Celui qui me rejette a, disoit-il, qui le juge. Ajoutoit-il, les miracles que j’ai faits le condamneront? Non; mais la parole que j’ai portée le condamnera. La preuve est donc dans la parole, & non pas dans les miracles.

On voit dans l’Evangile que ceux de Jésus étoient tous utiles; mais ils étoient sans éclat, sans apprêt, sans pompe; ils étoient simples comme ses discours, comme sa vie, comme toute sa conduite. Le plus apparent, le plus palpable qu’il ait fait, est sans contredit celui de la multiplication des cinq pains & des deux poissons, qui nourrirent cinq mille hommes. Non-seulement ses Disciples avoient vu le miracle, mais il avoit pour ainsi dire passé par leurs mains; & cependant ils n’y pensoient pas, ils ne s’en doutoient presque pas. Concevez vous qu’on puisse donner pour signes notoires au Genre-humain, dans tous les siecles, des faits auxquels les témoins les plus immédiats font à peine attention?* [*Marc. VI. 52. Il est dit que c’etoit a cause que leur cœur etoit stupide; mais qui s’oseroit vanter d’avoir un cœur plus intelligent dans les choses saintes que les Disciples choisis par Jésus?]

Et tant s’en faut que l’objet réel des miracles de Jésus fût d’établir la foi, qu’au contraire il commençoit par exiger la foi avant que de faire le miracle. Rien n’est si fréquent dans l’Evangile. C’est précisément pour cela, c’est parce qu’un Prophete n’est sans honneur que dans son Pays, [190] qu’il fit dans le sien très-peu de miracles;* [*Matth. XIII. 58.] il est dit même qu’il n’en put faire, à cause de leur incrédulité.* [*Marc. VI. 5] Comment! c’étoit à cause de leur incrédulité qu’il en faloît faire pour les convaincre, si ces miracles avoient eu cet objet; mais ils ne j’avoient pas. C’étoient simplement des actes de bonté, de charité, de bienfaisance, qu’il faisoit en faveur de ses amis, & de ceux qui croyoient en lui; & c’étoit dans de pareils actes que consistoient les œuvres de miséricorde, vraiment dignes d’être siennes, qu’il disoit rendre témoignage de lui.* [*Jean. X. 25. 32. 38.] Ces œuvres marquoient le pouvoir de bien faire plutôt que la volonté d’étonner; c’étoient des vertus* [*C’est le mot employé dans l’Ecriture; nos Traducteurs le rendent par celui de miracles.] plus que des miracles. Et comment la suprême Sagesse eût-elle employé des moyens si contraires à la fin qu’elle se proposoit? Comment n’eût-elle pas prévu que les miracles, dont elle appuyoit l’autorité de ses Envoyés produiroient un effet tout opposé; qu’ils feroient suspecter la vérité de l’histoire tant sur les miracles que sur la mission; & que, parmi tant de solides preuves, celle-là ne feroit que rendre plus difficiles sur toutes les autres les gens éclairés & vrais? Oui, je le soutiendrai toujours, l’appui qu’on veut donner à la croyance, en est le plus grand obstacle: ôtez les miracles de l’Evangile, & toute la terre est aux pieds de Jésus-Christ.* [*Paul prêchant aux Athéniens, fut écouté fort paisiblement jusqu’à ce qu’il leur parlât d’un homme ressuscité. Alors les uns se mirent à rire; les autres lui dirent. Cela suffit, nous entendrons le reste une autre fois. Je ne sais pas bien ce que pensent ait fond de leurs cœurs ces bons Chrétiens à la mode; mais s’ils croient à Jésus par ses miracles, moi j’y crois malgré ses miracles, & j’ai dans l’esprit que ma foi vaut mieux que la leur.]

[191] Vous voyez, Monsieur, qu’il est attesté par l’Ecriture même, que dans la mission de Jésus-Christ les miracles ne sont point un signe tellement nécessaire à la foi qu’on n’en puisse avoir sans les admettre. Accordons que d’autres passages présentent un sens contraire à ceux-ci, ceux-ci réciproquement présentent un sens contraire aux autres; & alors je choisis, usant de mon droit, celui de ces sens qui me paroît le plus raisonnable & le plus clair. Si d’avois l’orgueil de vouloir tout expliquer, je pourrois, en vrai Théologien, tordre & tirer chaque passage à mon sens; mais la bonne foi ne me permet point ces interprétations sophistiques: suffisamment autorisé dans mon sentiment* [*Ce sentiment ne m’est point tellement particulier, qu’il ne soit aussi celui de plusieurs Théologiens dont l’orthodoxie est mieux établie que celle du Clergé de Geneve. Voici ce que m’écrivoit là-dessus un de ces Messieurs, le 28 Février 1764.

«Quoi qu’en dise la cohue des modernes Apologistes du Christianisme, je suis persuadé qu’il n’y a pas un mot dans les Livres sacrés d’où l’on puisse légitimement conclure que les miracles aient été destinés à servir de preuves pour les hommes de tous les tems & de tous les lieux. Bien-loin de-là, ce n’étoit pas, à mon avis, le principal objet pour ceux qui en furent les témoins oculaires. Lorsque les Juifs demandoient des miracles à saint Paul, pour toute réponse il leur prêchoit Jésus crucifié. A coup sûr si Grotius, les Auteurs de la société de Boyle, Vernes, Vernet, &c. eussent été à la place de cet Apôtre, ils n’auroient rien eu de plus pressé que d’envoyer chercher des tréteaux pour satisfaire à une demande qui quadre si bien avec leurs principes. Ces gens-là croient faire merveille avec leur ramas d’argumens; mais un jour on doutera, j’espere, s’ils n’ont pas été compilés par une société d’incrédules, sans qu’il faille être Hardouin pour cela.»

Qu’on ne pense pas, au reste, que l’Auteur de cette Lettre soit mon Partisan; tant s’en faut: il est un de mes Adversaires. Il trouve seulement que les autres ne savent ce qu’ils disent. Il soupçonne peut-être pis: car la foi de ceux qui croient sur les miracles sera toujours très-suspecte aux gens éclairés. C’étoit le sentiment d’un des plus illustres réformateurs. Non satis tuta fides eorum qui miraculis nituntur. Bez. in Joan, C. II. v. 23.] par ce que je comprends, je reste en paix sur ce que je ne comprends pas, & que ceux qui me l’expliquent me font encore moins comprendre. L’autorité que je donne à l’Evangile, je ne la donne point aux interprétations des hommes, & je n’entends [192] pas plus les soumettre à la mienne que me soumettre à la leur. La regle est commune, & claire en ce qui importe; la raison qui l’explique est particuliere, & chacun a la sienne, qui ne fait autorité que pour lui. Se laisser mener par autrui sur cette matiere, c’est substituer l’explication au texte, c’est se soumettre aux hommes & non pas à Dieu.

Je reprends mon raisonnement; &, après avoir établi que le miracles ne sont pas un signe nécessaire à la foi, je vais montrer, en confirmation de cela, que les miracles ne sont pas un signe infaillible, & dont les hommes puissent juger.

Un miracle est, dans un fait particulier, un acte immédiat de la puissance divine, un changement sensible dans l’ordre de la nature, une exception réelle & visible à ses Loix. Voilà l’idée dont il ne faut pas s’écarter, si l’on veut s’entendre en raisonnant sur cette matiere. Cette idée offre deux questions à résoudre.

La premiere: Dieu peut-il faire des miracles? c’est-à-dire [193] peut-il déroger aux Loix qu’il a établies? Cette question, sérieusement traitée, seroit impie si elle n’étoit absurde: ce seroit faire trop d’honneur à celui qui la résoudroit négativement que de le punir; il suffiroit de l’enfermer. Mais aussi quel homme a jamais nié que Dieu pût faire des miracles? Il faloît être Hébreu pour demander si Dieu pouvoit dresser des tables dans le désert.

Seconde question: Dieu veut-il faire des miracles? C’est autre chose. Cette question en elle-même, & abstraction faite de toute autre considération, est parfaitement indifférente; elle n’intéresse en rien la gloire de Dieu, dont nous ne pouvons sonder les desseins. Je dirai plus: s’il pouvoit y avoir quelque différence quant à la foi dans la maniere d’y répondre, les plus grandes idées que nous puissions avoir de la sagesse & de la majesté divine seroient pour la négative; il n’y a que l’orgueil humain qui soit contre. Voilà jusqu’où la raison petit aller. Cette question, du reste, est purement oiseuse, &, pour la résoudre, il faudroit lire dans les décrets éternels; car, comme on verra tout à l’heure, elle est impossible à décider par les faits. Gardons-nous donc d’oser porter un œil curieux sur ces mysteres. Rendons ce respect à l’essence infinie, de ne rien prononcer d’elle: nous n’en connoissons que l’immensité.

Cependant quand un mortel vient hardiment nous affirmer qu’il a vu un miracle, il tranche net cette grande question; jugez si l’on doit l’en croire sur sa parole. Ils seroient mille, que je ne les en croirois pas.

Je laisse à part le grossier sophisme d’employer la preuve [194] morale à constater des faits naturellement impossibles, puis qu’alors le principe même de la crédibilité, fondé sur la possibilité naturelle, est en défaut. Si les hommes veulent bien, en pareil cas, admettre cette preuve dans des choses de pure spéculation, ou dans des faits dont la vérité ne les touche guere, assurons-nous qu’ils seroient plus difficiles s’il s’agissoit pour eux du moindre intérêt temporel. Supposons qu’un mort vînt redemander ses biens à ses héritiers, affirmant qu’il est ressuscité, & requérant d’être admis à la preuve;* [*Prenez bien garde que dans ma supposition c’est une résurrection véritable, & non pas une fausse mort, qu’il s’agit de constater.] croyez-vous qu’il y ait un seul Tribunal sur la terre où cela lui fut accordé? Mais encore un coup n’entamons pas ici ce débat: laissons aux faits toute la certitude qu’on leur donne, & contentons-nous de distinguer ce que le sens peut attester de ce que la raison peut conclure.

Puisqu’un miracle est une exception aux Loix de la nature, pour en juger il faut connoître ces Loix, & pour en juger sûrement, il faut les connoître toutes: car une seule qu’on ne connoîtroit pas, pourroit, en certains cas, inconnus aux Spectateurs, changer l’effet de celles qu’on connoîtroit. Ainsi, celui qui prononce qu’un tel on tel acte est un miracle, déclare qu’il connoît toutes les Loix de la nature, & qu’il sait que cet acte en est une exception.

Mais quel est ce mortel qui connoît toutes les Loix de la nature? Newton ne se vantoit pas de les connoîtra. Un homme sage, témoin d’un fait inouï, peut attester qu’il a vu ce fait, & l’on peut le croire; mais ni cet homme sage ni nul autre homme [195] sage sur la terre n’affirmera jamais que ce fait, quelque étonnant qu’il puisse être, soit un miracle; car comment peut-il le savoir?

Tout ce qu’on petit dire de celui qui se vante de faire des miracles, est qu’il fait des choses fort extraordinaires: mais qui est-ce qui nie qu’il se fasse des choses fort extraordinaires? J’en ai vu, moi, de ces choses-là, & même j’en ai fait.* [*J’ai vu à Venise, en 1743, une maniere de sorts assez nouvelle, & plus étrange que ceux de Preneste. Celui qui les vouloit consulter entroit dans une chambre, & y restoit seul s’il le désiroit. Là d’un Livre plein de feuillets blancs il en tiroit un à son choix; puis tenant cette feuille, il demandoit, non à voix haute, mais mentalement, ce qu’il vouloit savoir. Ensuite il plioit sa feuille blanche, l’enveloppoit, la cachetoit, la plaçoit dans un Livre ainsi cachetée; enfin, après avoir récité certaines formules fort baroques, sans perdre son Livre de vue, il en alloit tirer le papier, reconnoître le cachet, l’ouvrir, & il trouvoit sa réponse écrite.

Le Magicien qui faisoit ces sorts étoit le premier Secrétaire de l’Ambassadeur de France, & il s’appelloit J. J. Rousseau.

Je me contentois d’être Sorcier, parce que j’étois modeste, mais si j’avois eu l’ambition d’être Prophete, qui m’eût empêché de le devenir?]

L’Etude de la nature y fait faire tous les jours de nouvelles découvertes: l’industrie humaine se perfectionné tous les jours. La Chymie curieuse a des transmutations, des précipitations, des détonations, des explosions, des phosphores, des pyrophores, des tremblemens de terre, & mille autres merveilles à faire signer mille fois le Peuple qui les verroit. L’huile de gayac & l’esprit de nitre ne sont pas des liqueurs fort rares; mêlez-les ensemble, & vous verrez ce qu’il en arrivera; mais n’allez pas faire cette épreuve dans une chambre, car vous pourriez bien mettre le l’eu à la maison.* [*Il y a des précautions à prendre pour réussir dans cette opération: l’on me dispensera bien, je pense, d’en mettre ici le Récipé.] Si les Prêtres [196] de Baal avoient eu M. Rouelle au milieu d’eux, leur bûcher eût pris feu de lui-même, & Elie eût été pris pour dupe.

Vous versez de l’eau dans de l’eau, voilà de l’encre; vous versez de l’eau dans de l’eau, voilà un corps dur. Un prophete dit College d’Harcourt va en Guinée, & dit au Peuple: reconnoissez le pouvoir de celui qui m’envoie; je vais convertir de l’eau en pierre: par des moyens connus du moindre Ecolier, il fait de la glace; voilà les Negres prêts à l’adorer.

Jadis les Prophetes faisoient descendre à leur voix le feu du Ciel; aujourd’hui les enfans en font autant avec un petit morceau de verre. Josué fit arrêter le Soleil; un faiseur d’almanachs va le faire éclipser; le prodige est encore plus sensible. Le cabinet de M. l’Abbé Nollet est un laboratoire de magie, les récréations mathématiques sont un recueil de miracles; que dis-je? les foires même en fourmilleront, les Briochés n’y sont pas rares; le seul Paysan de Nordhollande, que j’ai vu vingt fois allumer sa chandelle avec son couteau, a de quoi subjuguer tout le Peuple, même à Paris; que pensez-vous qu’il eût fait en Syrie?

C’est un spectacle bien singulier que ces foires de Paris; il n’y en a pas une où l’on ne voye les choses les plus étonnantes, sans que le Public daigne presque y faire attention; tant on est accoutumé aux choses étonnantes, & même à celles qu’on ne peut concevoir! On y voit, au moment que j’écris ceci, deux machines portatives séparées, dont l’une marche ou s’arrête exactement à la volonté de celui qui fait marcher ou arrêter l’autre. J’y ai vu une tête de bois qui [197] parloit, & dont on ne parloit pas tant que de celle d’Albert-le-Grand. J’ai vu même une chose plus surprenante; c’étoit force têtes d’hommes, de Savans, d’Académiciens qui couroient aux miracles des convulsions, & qui en revenoient tout émerveillés.

Avec le canon, l’optique, l’aimant, le barometre, quels prodiges ne fait-on pas chez les ignorans? Les Européens, avec leurs arts, ont toujours passé pour des Dieux parmi les Barbares. Si dans le sein même des Arts, des Sciences, des Colleges, des Académies; si, dans le milieu de l’Europe, en France, en Angleterre, un homme fût venu, le siecle dernier, armé de tous les miracles de l’électricité, que nos Physiciens operent aujourd’hui, l’eût-on brûlé comme un sorcier l’eût-on suivi comme un Prophete? Il est à présumer qu’on eût fait l’un ou l’autre: il est certain qu’on auroit eu tort.

Je ne sais si l’art de guérir est trouvé, ni s’il se trouvera jamais: ce que je sais, c’est qu’il n’est pas hors de la nature. Il est tout aussi naturel qu’un homme guérisse, qu’il l’est qu’il tombe malade; il petit tout aussi bien guérir subitement que mourir subitement. Tout ce qu’on pourra dire de certaines guérisons, c’est qu’elles sont surprenantes, mais non pas qu’elles sont impossibles; comment prouverez-vous donc que ce sont des miracles? Il y a pourtant, je l’avoue, des choses qui m’étonneroient fort, si j’en étois le témoin: ce ne seroit pas tant de voir marcher un boiteux, qu’un homme qui m’avoit point de jambes; ni de voir un paralytique mouvoir son bras, qu’un homme qui n’en a qu’un reprendre les deux. Cela me frapperoit encore plus, je l’avoue, que de [198] voir ressusciter un mort; car enfin un mort peut n’être pas mort.* [*Lazare étoit déjà dans la terre? Seroit-il le premier homme qu’on auroit enterré vivant? Il y étoit depuis quatre jours. qui les a comptés? Ce n’est pas Jésus qui étoit absent. Il puoit déjà. Qu’en savez-vous? Sa sœur le dit; voilà toute la preuve. L’effroi, le dégoût en eût fait dire autant à toute autre femme, quand même cela n’eût pas été vrai. Jésus ne fait que l’appeller, & il sort. Prenez garde de mal raisonner. Il s’agissoit de l’impossibilité physique; elle n’y est plus. Jésus faisoit bien plus de façons dans d’autres cas qui m’étoient pas plus difficiles: voyez la Note qui suit. Pourquoi cette différence, si tout étoit également miraculeux? Ceci petit être une exagération, & ce n’est pas la plus forte que saint Jean ait faite; j’en atteste le dernier verset de son Evangile.] Voyez le Livre de M. Bruhier.

Au reste, quelque frappant que pût me paroître un pareil spectacle, je ne voudrois pour rien au monde en être témoin; car que sais-je ce qu’il en pourroit arriver? Au lieu de me rendre crédule, j’aurois grand’peur qu’il ne me rendit que fou: mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit: revenons.

On vient de trouver le secret de ressusciter des noyés; on a déjà cherché celui de ressusciter les pendus: qui sait si dans d’autres genres de mort, on ne parviendra pas à rendre la vie à des corps qu’on en avoit crus privés? On ne savoit jadis ce que c’étoit que d’abattre la cataracte; c’est un jeu maintenant pour nos Chirurgiens. Qui sait s’il n’y a pas quelque secret trouvable pour la faire tomber tout-d’un-coup? Qui sait si le Possesseur d’un pareil secret ne peut pas faire avec simplicité ce qu’un Spectateur ignorant va prendre pour un miracle, & ce qu’un Auteur prévenu peut donner pour [199] tel?* [*On voit quelquefois dans le détail des faits rapportés, une gradation qui ne convient point à une opération surnaturelle. On présente à Jésus un aveugle. Au lieu de le guérir à l’instant, il l’emmene hors de la bourgade. Là il oint ses yeux de salive, il pose ses moins sur lui; après quoi il lui demande s’il voit quelque chose. L’aveugle répond qu’il voit marcher des hommes qui lui paroissent comme des arbres; sur quoi, jugeant que la premiere opération n’est pas suffisante. Jésus la recommence, & enfin l’homme guérit.

Une autre fois, au lieu d’employer la salive pure, il la délaye avec de la terre.

Or je demande, à quoi bon tout cela pour un miracle? La nature dispute-t-elle avec son Maître? A-t-il besoin d’effort, d’obstination, pour se faire obéir? A-t-il besoin de salive, de terre, d’ingrédiens? A-t-il même besoin de parler, & ne suffit-il pas qu’il veuille? Ou bien osera-t-on dire que Jésus, sur de son fait, ne laisse pas d’user d’un petit manege de charlatan, comme pour se faire valoir davantage, & amuser les spectateurs? Dans le systême de vos Messieurs, il fait pourtant l’un ou l’autre. Choisissez.] Tout cela n’est pas vraisemblable, soit: mais nous n’avons point de preuve que cela soit impossible, & c’est de l’impossibilité physique qu’il s’agit ici. Sans cela, Dieu, déployant à nos yeux sa puissance, n’auroit pu nous donner que des signes vraisemblables, de simples probabilités; & il arriveroit de-la que l’autorité des miracles n’étant fondée que sur l’ignorance de ceux pour qui ils auroient été faits, ce qui seroit miraculeux pour un siecle ou pour un Peuple ne le seroit plus pour d’autres; de sorte que la preuve universelle étant en défaut, le systême établi sur elle seroit détruit. Non, donnez-moi des miracles qui demeurent tels quoi qu’il arrive, dans tous les tems & dans tous les lieux. Si plusieurs de ceux qui sont rapportés dans la Bible paroissent être dans ce cas, d’autres aussi paroissent n’y pas être. Réponds-moi donc, Théologien, prétends-tu que je passe le tout en bloc, [200] ou si tu me permets le triage? Quand tu m’auras décidé ce point, nous verrons après.

Remarquez bien, Monsieur, qu’en supposant tout au plus quelque amplification dans les circonstances, je n’établis aucun doute sur le fond de tous les faits. C’est ce que j’ai déjà dit, & qu’il n’est pas superflu de redire. Jésus, éclairé de l’esprit de Dieu, avoit des lumieres si supérieures à celles de ses Disciples qu’il n’est pas étonnant qu’il ait opéré des multitudes de choses extraordinaires où l’ignorance des spectateurs a vu le prodige qui n’y étoit pas. A quel point, en vertu de ces lumieres, pouvoit-il agir par des voies naturelles, inconnues à eux & à nous?* [*Nos hommes de Dieu veulent à toute force que j’aie fait de Jésus un Imposteur. Ils s’échauffent pour répondre à cette indigne accusation, afin qu’on pense que je l’ai faite; ils la supposent avec un air de certitude; ils y insistent, ils y reviennent affectueusement. Ah! si ces doux Chrétiens pouvoient m’arracher à la fin quelque blasphême! quel triomphe, quel contentement, quelle édification pour leurs charitables ames! Avec quelle sainte joie ils apporteroient des tisons allumés au feu de leur zele pour embraser mon bûcher!] Voilà ce que nous ne savons point, & ce que nous ne pouvons savoir. Les spectateurs des choses merveilleuses sont naturellement portés à les décrire avec exagération. Là-dessus on peut, de très-bonne foi, s’abuser soi-même en abusant les autres: peu qu’un fait soit au-dessus de nos lumieres, nous le supposons au-dessus de la raison, & l’esprit voit enfin du prodige où le cœur nous fait désirer fortement d’en voir.

Les miracles sont, comme j’ai dit, les preuves des simples, pour qui les Loix de la nature forment un cercle très [201] étroit autour d’eux. Mais la sphere s’étend à mesure que les hommes s’instruisent & qu’ils sentent combien il leur reste encore à savoir. Le grand Physicien voit si loin les bornes de cette sphere, qu’il ne sauroit discerner un miracle au-delà. Cela ne se peut est un mot qui sort rarement de la bouche des Sages; ils disent plus fréquemment, je ne sais.

Que devons-nous donc penser de tant de miracles rapportés par des Auteurs, véridiques, je n’en doute pas, mais d’une si crasse ignorance, & si pleins d’ardeur pour la gloire de leur Maître? Faut-il rejetter tous ces faits? Non. Faut-il tous les admettre? Je l’ignore.* [*Il y en a dans l’Evangile qu’il n’est pas même possible de prendre au pied de la Lettre sans renoncer an bon sens. Tels sont, par exemple, ceux des possédés. On reconnoît le Diable à son œuvre, & les vrais possédés sont les méchants; la raison n’en reconnoîtra jamais d’autres. Mais passons: voici plus.

Jésus demande à un groupe de Démons comment il s’appelle. Quoi! les Démons ont des noms? Les Anges ont des noms? Les purs Esprits ont des noms? Sans doute pour s’entre-s’appeller entre eux, ou pour entendre quand Dieu les appelle? Mais qui leur a donné ces noms? En quelle langue en sont les mots? Quelles sont les bouches qui prononcent ces mots, les oreilles que leurs sous frappent? Ce nom, c’est Légion, car ils sont plusieurs, ce qu’apparemment Jésus ne savoit pas. Ces Anges, ces Intelligences sublimes dans le mal comme dans le bien, ces Etres célestes qui ont pu se révolter contre Dieu, qui osent combattre ses Décrets éternels, se logent en tas dans le corps d’un homme: forcés d’abandonner ce malheureux, ils demandent de se jetter dans un troupeau de cochons; ils l’obtiennent, & ces cochons se précipitent dans la mer; & ce sont là les augustes preuves de la mission du Rédempteur du Genre-humain, les preuves qui doivent l’attester à tous les Peuples de tous les âges, & dont nul ne sauroit douter, sous peine de damnation! Juste Dieu! La tête tourne; on ne sait où l’on est. Ce sont donc là, Messieurs, les fondemens de votre foi? La mienne en a de plus sûrs, ce me semble.] Nous devons les respecter [202] sans prononcer sur leur nature, dussions-nous être cent fois décrétés. Car enfin l’autorité des Loix ne peut s’étendre jusqu’à nous forcer de mal raisonner; & c’est pourtant ce qu’il faut faire pour trouver nécessairement un miracle ou la raison ne peut voir qu’un fait étonnant.

Quand il seroit vrai que les Catholiques ont un moyen sûr pour eux de faire cette distinction, que s’ensuivroit-il pour nous? Dans leur systême, lorsque l’Eglise une fois reconnue a décidé qu’un tel fait est un miracle, il est un miracle; car l’Eglise ne peut se tromper. Mais ce n’est pas aux Catholiques que j’ai affaire ici, c’est aux Réformés. Ceux-ci ont très bien réfuté quelques parties de la profession de foi du Vicaire, qui, n’étant écrite que contre l’Eglise Romaine, ne pouvoit ni ne devoit rien prouver contre eux. Les Catholiques pourront de même réfuter aisément ces Lettres, parce que je n’ai point affaire ici aux Catholiques, & que nos principes ne sont pas les leurs. Quand il s’agit de montrer que je ne prouve pas ce que je n’ai pas voulu prouver, c’est-là que mes adversaires triomphent.

De tout ce que je viens d’exposer, je conclus que les faits les plus attestés, quand même on les admettroit dans toutes leurs circonstances, ne prouveroient rien, & qu’on peut même y soupçonner de l’exagération dans les circonstances, sans inculper la bonne foi de ceux qui les ont rapportés. Les découvertes continuelles qui se font dans les Loix de la nature, celles qui probablement se feront encore, celles qui resteront toujours à faire; les progrès passés, présents & futurs de l’industrie humaine; les diverses bornes que donnent les Peuples [203] à l’ordre des possibles, selon qu’ils sont plus on moins éclairés; tout nous prouve que nous ne pouvons connoîtra ces bornes. Cependant il faut qu’un miracle, pour être vraiment tel, les passe. Soit donc qu’il y ait des miracles, soit qu’il n’y en ait pas; il est impossible au Sage de s’assurer que quelque fait que ce puisse être en est un.

Indépendamment des preuves de cette impossibilité que je viens d’établir, j’en vois une autre, non moins forte dans la supposition même: car, accordons qu’il y ait de vrais miracles; de quoi nous serviront-ils s’il y a aussi de faux miracles, desquels il est impossible de les discerner? Et faites bien attention que je n’appelle pas ici faux miracle un miracle qui n’est pas réel, mais un acte bien réellement surnaturel, fait pour soutenir une fausse doctrine. Comme le mot de miracle en ce sens peut blesser les oreilles pieuses, employons un autre mot, & donnons-lui le nom de prestige; mais souvenons-nous qu’il est impossible aux sens humains de discerner un prestige d’un miracle.

La même autorité qui atteste les miracles, atteste aussi les prestiges; & cette autorité prouve encore que l’apparence des prestiges ne differe en rien de celle des miracles. Comment donc distinguer les uns des autres; & que peut prouver le miracle, si celui qui le voit ne peut discerner par aucune marque assurée & tirée de la chose même, si c’est l’oeuvre de Dieu, ou si c’est l’oeuvre du Démon? Il faudroit un second miracle pour certifier le premier.

Quand Aaron jetta sa verge devant Pharaon & qu’elle fut changée en serpent, les Magiciens jetterent aussi leurs verges, [204] & elles furent changées en serpens. Soit que ce changement fût réel des deux côtés, comme il est dit dans l’Ecriture, soit qu’il n’y eût de réel que le miracle d’Aaron & que le prestige des Magiciens ne fût qu’apparent, comme le disent quelques Théologiens, il n’importe; cette apparence étoit exactement la même: l’Exode n’y remarque aucune différence; & s’il y en eût eu, le Magiciens se seroient gardés de s’exposer au parallele; ou, s’ils l’avoient fait, ils auroient été confondus.

Or les hommes ne peuvent juger des miracles que par leurs sens; & si la sensation est la même, la différence réelle, qu’ils ne peuvent appercevoir, n’est rien pour eux. Ainsi le signe, comme signe, ne prouve pas plus d’un côté que de l’autre, & le Prophete en ceci n’a pas plus d’avantage que le Magicien. Si c’est encore là de mon beau style, convenez qu’il en faut un bien plus beau pour le réfuter.

Il est vrai que le serpent d’Aaron dévora les serpens des Magiciens. Mais, forcé d’admettre une fois la Magie, Pharaon put fort bien n’en conclure autre chose, sinon qu’Aaron étoit plus habile qu’eux dans cet art; c’est ainsi que Simon, ravi des choses que faisoit Philippe, voulut acheter des Apôtres le secret d’en faire autant qu’eux.

D’ailleurs, l’infériorité des Magiciens étoit due à la présence d’Aaron. Mais Aaron absent, eux faisant les mêmes signes, avoient droit de prétendre à la même autorité. Le signe en lui-même ne prouvoit donc rien.

Quand Moise changea l’eau en sang, les Magiciens changerent l’eau en sang; quand Moise produisit des grenouilles, [205] les Magiciens produisirent des grenouilles. Ils échouerent à la troisieme plaie; mais tenons-nous aux deux premieres dont Dieu même avoit fait la preuve du pouvoir divin.* [*Exode. VII. 17.] Les Magiciens firent aussi cette preuve-là.

Quant à la troisieme plaie, qu’ils ne purent imiter, on ne voit pas ce qui la rendoit si difficile, au point de marquer que le doigt de Dieu étoit-là. Pourquoi ceux qui purent produire un animal, ne purent-ils produire un insecte? & comment, après avoir fait des grenouilles, ne purent-ils faire des poux? S’il est vrai qu’il n’y ait dans ces choses-là que le premier pas qui coûte, c’étoit assurément s’arrêter en beau chemin.

Le même Moise, instruit par toutes ces expériences, ordonne que si un faux Prophete vient annoncer d’autres Dieux, c’est-à-dire une fausse doctrine, & que ce faux Prophete autorise son dire par des prédictions ou des prodiges qui réussissent, il ne faut point l’écouter, mais le mettre à mort. On peut donc employer de vrais signes en faveur d’une fausse doctrine; un signe en lui-même ne prouve donc rien.

La même doctrine des signes, par des prestiges, est établie en mille endroits de l’Ecriture. Bien plus; après avoir déclaré qu’il ne fera point de signes, Jésus annonce de faux Christs qui en feront; il dit qu’ils feront de grands signes, des miracles capables de séduire les élus mêmes, s’il étoit possible.* [*Matth. XXIV. 24. Marc. XIII. 22.] Ne seroit-on pas tenté, sur ce langage, de prendre les signes pour des preuves de fausseté?

[206] Quoi! Dieu, maître du choix de ses preuves, quand il veut parler aux hommes, choisit par préférence celles qui supposent des connoissances qu’il sait qu’ils n’ont pas! Il prend pour les instruire la même voie qu’il sait que prendra le Démon pour les tromper! Cette marche seroit-elle donc celle de la Divinité? Se pourroit-il que Dieu & le Diable suivissent la même route? Voilà ce que je ne puis concevoir.

Nos Théologiens, meilleurs raisonneurs, mais de moins bonne foi que les anciens, sont fort embarrassés de cette magie: ils voudroient bien pouvoir tout-à-fait s’en délivrer, mais ils n’osent; ils sentent que la nier seroit nier trop. Ces gens, toujours si décisifs, changent ici de langage; ils ne la nient, ni ne l’admettent, ils prennent le parti de tergiverser, de chercher des faux-fuyants, à chaque pas ils s’arrêtent; ils ne savent sur quel pied danser.

Je crois, Monsieur, vous avoir fait sentir où gît la difficulté. Pour que rien ne manque à sa clarté, la voici mise en dilemme.

Si l’on nie les prestiges, on ne petit prouver les miracles; parce que les uns & les autres sont fondés sur la même autorité.

Et si’l’on admet les prestiges avec les miracles, on n’a point de regle sure, précise & claire, pour distinguer les uns des autres: ainsi les miracles ne prouvent rien.

Je sais bien que nos gens, ainsi pressés, reviennent à la doctrine: mais ils oublient bonnement que si la doctrine est établie, le miracle est superflu; & que si elle ne l’est pas, elle ne peut rien prouver.

[207] Ne prenez pas ici le change, je vous supplie; & de ce que je n’ai pas regardé les miracles comme essentiels au Christianisme, n’allez pas conclure que j’ai rejeté les miracles. Non, Monsieur, je ne les ai rejetés ni ne les rejette; si j’ai dit des raisons pour en douter, je n’ai point dissimulé les raisons d’y croire: il y a une grande différence entre nier une chose & ne la pas affirmer, entre la rejetter & ne pas l’admettre; & j’ai si peu décidé ce point, que je défie qu’on trouve un seul endroit dans tous mes Ecrits où je sois affirmatif contre les miracles.

Eh! comment l’aurois-je été malgré mes propres doutes, puisque par-tout où je suis, quant à moi, le plus décidé, je n’affirme rien encore? Voyez quelles affirmations peut faire un homme qui parle ainsi des sa Préface.* [*Préface d’Emile, p. 111.]

«A l’égard de ce qu’on appellera le parti systématique, qui n’est autre chose ici que la marche de la nature, c’est-là ce qui déroutera le plus les Lecteurs; c’est aussi par-là qu’on m’attaquera sans doute, & peut-être n’aura-t-on pas tort. On croira moins lire un Traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris, c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes; il y a long-tems qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, & de m’affecter d’autres idées? Non il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien: voilà tout [208] ce que je puis faire, & ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au Lecteur; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerois-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.»

«En exposant avec liberté mon sentiment, j’entends si peu qu’il fasse autorité, que j’y joins toujours mes raisons, afin qu’on les pese, & qu’on me juge. Mais quoique je ne veuille point m’obstiner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins obligé de les proposer; car les maximes sur lesquelles je suis d’un avis contraire à celui des autres, ne sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité ou la fausseté importe à connoître, & qui font le bonheur ou le malheur du Genre-l’humain.»

Un Auteur qui ne sait lui-même s’il n’est point dans l’erreur, qui craint que tout ce qu’il dit ne soit un tissu de rêveries, qui, ne pouvant changer de sentimens, se défie du sien, qui ne prend point le ton affirmatif pour le donner, mais pour parler comme pense, qui, ne voulant point faire autorité, dit toujours ses raisons afin qu’on le juge, & qui même ne vent point s’obstiner à défendre ses idées; un Auteur qui parle ainsi à la tête de son Livre, y veut-il prononcer des oracles? veut-il donner des décisions? &, par cette déclaration préliminaire, ne met-il pas au nombre des doutes ses plus fortes assertions?

Et qu’on ne dise point que je manque à mes engagemens en m’obstinant à défendre ici mes idées. Ce seroit le comble [209] de l’injustice; ce ne sont point mes idées que je défends, c’est ma personne. Si l’on n’eût attaqué que mes Livres, j’aurois constamment gardé le silence; c’étoit un point résolu. Depuis ma déclaration, faite en 1753, m’a-t-on vu répondre à quelqu’un, on me taisois-je faute d’agresseurs? Mais quand on me poursuit, quand on me décrete, quand on me déshonore pour avoir dit ce que je ne l’ai pas dit, il faut bien, pour me défendre, montrer que je ne l’ai pas dit. Ce sont mes ennemis, qui, malgré moi, me remettent la plume à la main. Eh! qu’ils me laissent en repos, & j’y laisserai le Public; j’en donne de bon cœur ma parole.

Ceci sert déjà de réponse à l’objection rétorsive que j’ai prevenue, de vouloir faire moi-même le réformateur en bravant les opinions de tout mon siecle; car rien n’a moins l’air de bravade pareil langage, & ce n’est pas assurément prendre un ton de Prophete que de parler avec tant de circonspection. J’ai regardé comme un devoir de dire mon sentiment en choses importantes & utiles; mais ai-je dit un mot, ai-je fait un pas pour le faire adopter à d’autres? quelqu’un a-t-il vu dans ma conduite l’air d’un homme qui cherchoit à se faire des sectateurs?

En transcrivant l’Ecrit particulier qui fait tant d’imprévus zélateurs de la Foi, j’avertis encore le Lecteur qu’il doit se défier de mes jugements; que c’est à lui de voir s’il peut tirer de cet Ecrit quelques réflexions utiles, que je ne lui propose ni le sentiment d’autrui ni le mien pour regle, que je le lui présente à examiner.* [*Emile. T. II. p. 360.]

[210] Et lorsque je reprends la parole, voici ce que j’ajoute encore à la fin.

«J’ai transcrit cet Ecrit, non comme une regle des sentimens qu’on doit suivre en matiere de Religion, mais comme un exemple de la maniere dont on peut raisonner avec son Eleve pour ne point s’écarter de la méthode que j’ai tache d’établir. Tant qu’on ne donne rien à l’autorité des hommes ni aux préjugés des pays où l’on est né, les seules lumieres de la raison ne peuvent, dans l’institution de la Nature, nous mener plus loin que la Religion naturelle, & c’est à quoi je me borne avec mon émile. S’il en doit avoir une autre, je n’ai plus en cela le droit d’être son guide; c’est à lui seul de la choisir.»* [*Emile. T. III. p. 204.]

Quel est après cela l’homme assez impudent pour m’oser taxer d’avoir nié les miracles qui ne sont pas même niés dans cet Ecrit? Je n’en ai pas parlé ailleurs.* [*J’en ai parlé depuis dans ma Lettre à M. de Beaumont: mais outre qu’on n’a rien dit sur cette Lettre, ce n’est pas sur ce qu’elle contient qu’on peut fonder les procédures faites avant qu’elle ait paru.]

Quoi! parce que l’Auteur d’un Ecrit publié par un autre y introduit un raisonneur qu’il désapprouve,* [*Emile. T. III. p. 151] & qui dans une dispute rejette les miracles, il s’ensuit de-là que non seulement l’Auteur de cet Ecrit, mais l’Editeur, rejette aussi les miracles? Que tissu de témérités! Qu’on se permette de telles présomptions dans la chaleur d’une querelle littéraire, cela est très-blâmable & trop commun; mais les prendre pour des preuves dans les Tribunaux! Voilà une jurisprudence à faire [211] trembler l’homme le plus juste & le plus ferme, qui a le malheur de vivre sous dé pareils Magistrats.

L’Auteur de la profession de foi fait des objections tant sur l’utilité que sur la réalité des miracles, mais ces objections ne sont point des négations. Voici là-dessus ce qu’il dit de plus fort: «C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux l’Etre suprême. S’il arrivoit beaucoup d’exceptions, je ne saurois plus qu’en penser; & pour moi je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui.»

Or, je vous prie, qu’est-ce que cela dit? Qu’une trop grande multitude de miracles les rendroit suspects à l’Auteur; qu’il n’admet point indistinctement toute sorte de miracles, & que sa foi en Dieu lui fait rejetter tous ceux qui ne sont pas dignes de Dieu. Quoi donc! celui qui n’admet pas tous les miracles, rejette-t-il tous les miracles? & faut-il croire à tous ceux de la Légende, pour croire l’Ascension de Christ?

Pour comble. Loin que les doutes contenus dans cette seconde partie de la profession de foi puissent être pris pour des négations, les négations, au contraire, qu’elle petit contenir ne doivent être prises que pour des doutes. C’est la déclaration de l’Auteur, en la commençant, sur les sentimens qu’il va combattre. Ne donnez, dit-il, à mes discours que l’autorité, de la raison. J’ignore si je suis dans l’erreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif; mais souvenez-vous qu’ici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de douter.* [*Emile. T. III. p. 131] Peut-on parler plus positivement?

[212] Quant à moi, je vois des faits attestés dans les saintes Ecritures: cela suffit pour arrêter sur ce point mon jugement. S’ils étoient ailleurs, je rejetterois ces faits, ou je leur ôterois le nous de miracles; mais parce qu’ils sont dans l’Ecriture, je ne les rejette point. Je ne les admets pas non plus, parce que ma raison s’y refuse, & que ma décision sur cet article n’intéresse point mon salut. Nul Chrétien judicieux ne peut croire que tout soit inspiré dans la Bible, jusqu’aux mots & aux erreurs. Ce qu’on doit croire inspiré, est tout ce qui tient à nos devoirs; car pourquoi Dieu auroit-il inspiré le reste? Or la doctrine des miracles n’y tient nullement; c’est ce que je viens de prouver. Ainsi le sentiment qu’on peut avoir en cela n’a nul trait au respect qu’on doit aux Livres sacrés.

D’ailleurs, il est impossible aux hommes de s’assurer que quelque fait que ce puisse être est un miracle;* [*Si ces Messieurs disent que cela est décidé dans l’Ecriture, & que je dois reconnoître pour miracle ce qu’elle me donne pour tel; je réponds que c’est ce qui est en question, & j’ajoute que ce raisonnement de leur part est un cercle vicieux. Car puisqu’ils veulent que le miracle serve de preuve à la Révélation, ils ne doivent pas employer l’autorité de la Révélation pour constater le miracle.] c’est encore ce que j’ai prouvé. Donc en admettant tous les faits contenus dans la Bible, on peut rejetter les miracles sans impiété, & même sans inconséquence. Je n’ai pas été jusque-là.

Voilà comment vos Messieurs tirent des miracles, qui ne sont pas certains, qui ne sont pas nécessaires, qui ne prouvent rien, & que je n’ai pas rejettés, la preuve évidente que je renverse les fondemens du Christianisme, & que je ne suis pas Chrétien.

[213] L’ennui vous empêcheroit de me suivre si j’entrois dans le même détail sur les autres accusations qu’ils entassent pour de couvrir par le nombre l’injustice de chacune en particulier. Ils m’accusent, par exemple, de rejetter la priere. Voyez le Livre, & vous trouverez une priere dans l’endroit même dont il s’agit. L’homme pieux qui parle* [*Un Ministre de Geneve, difficile assurément en Christianisme dans les jugemens qu’il porte du mien, affirme que j’ai dit, moi J. J. Rousseau, que je ne priois pas Dieu: Il l’assure en tout autant de termes, cinq ou six fois de suite, & toujours eu me nommant. Je veux porter respect à l’Eglise, mais oserois-je lui demander où j’ai dit cela? Il est permis à tout barbouilleur de papier de déraisonner & bavarder tant qu’il veut; mais il n’est pas permis à un bon Chrétien d’être un calomniateur public.] ne croit pas, il est vrai, qu’il soit absolument nécessaire de demander à Dieu telle ou telle chose en particulier.* [*Quand vous prierez, dit Jésus, priez ainsi. Quand on prie avec des paroles, c’est bien fait de préférer celles-là; mais je ne vois point ici l’ordre de prier avec des paroles. Une autre priere est préférable, c’est d’être disposé à tout ce que Dieu veut. Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. De toutes les formules, l’Oraison dominicale est, sans contredit, la plus parfaite, mais ce qui est plus parfait encore, est l’entiere résignation aux volontés de Dieu. Non point ce que je veux, mais ce que tu veux. Que dis-je! C’est l’Oraison dominicale elle-même. Elle est tout entiere dans ces paroles; Que ta volonté suit faite. Toute autre priere est superflue, & ne fait que contrarier celle-là. Que celui qui pense ainsi se trompe, cela peut être. Mais celui qui publiquement l’accuse à cause de cela de détruire la morale Chrétienne, & de n’être pas Chrétien, est-il qui fort bon Chrétien lui-même?] Il ne désapprouve point qu’on le fasse, quant à moi, dit-il, je ne le fais pas, persuadé que Dieu est un bon Pere, qui sait mieux que ses enfans ce qui leur convient. Mais ne petit-on lui rendre aucun autre culte aussi digne de lui? Les hommages [214] d’un cœur plein de zele, les adorations, les louanges, la contemplation de sa grandeur, l’aveu de notre néant, la résignation à sa volonté, la soumission à ses Loix, une vie pure & sainte; tout cela ne vaut-il pas bien des vœux intéressés & mercenaires? Près d’un Dieu juste, la meilleure maniere de demander est de mériter d’obtenir. Les Anges qui le louent autour de son Trône, le prient-ils? Qu’auroient-ils à lui demander? Ce mot de priere est souvent employé dans l’Ecriture pour hommage, adoration; &  qui fait le plus est quitte du moins. Pour moi, je ne rejette aucune des manieres d’honorer Dieu: j’ai toujours approuvé qu’on se joignît à l’Eglise qui le prie: je le fais; le Prêtre Savoyard le faisoit lui-même.* [*Emile, Tome III. pag. 185.]L’Ecrit si violemment attaqué est plein de tout cela. N’importe: je rejette, dit-on, la priere; je suis un impie à brûler. Me voilà jugé.

Ils disent encore que j’accuse la morale chrétienne de rendre tous nos devoirs impraticables en les outrant. La morale chrétienne est celle de l’Evangile; je n’en reconnois point d’autre, & c’est en ce sens aussi que l’entend mon accusateur, puisque c’est des imputations où celle-là se trouve comprise qu’il conclut, quelques lignes après, que c’est par dérision que j’appelle l’Evangile divin.* [*Lettres écrites de la Campagne, pag. 11.]

Or voyez si l’on petit avancer une fausseté plus noire, & montrer une mauvaise foi plus marquée, puisque, dans le passage de mon Livre où ceci se rapporte, il n’est pas même possible que j’aie voulu parler de l’Evangile.

[215] Voici, Monsieur, ce passage: il est dans le seconde Tome d’émile, page 64. «En n’asservissant les honnêtes femmes qu’à de tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvoit le rendre agréable aux hommes. Faut-il s’étonner si la taciturnité qu’ils voient régner chez eux les en chasse on s’ils sont peu tentés d’embrasser un état si déplaisant? A force d’outrer tous les devoirs, le Christianisme les rend impraticables & vains: à force d’interdire aux femmes le chant, la danse, & tous les amusemens du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons.»

Mais où est-ce que l’Evangile interdit aux femmes le chant & la danse? où est-ce qu’il les asservit à de tristes devoirs? Tout au contraire, il y est parlé des devoirs des maris, mais il n’y est pas dit un mot de ceux des femmes. Donc on a tort de me faire dire de l’Evangile ce que je n’ai dit que des Jansénistes, des Méthodistes, & d’autres dévots d’aujourd’hui, qui font du Christianisme une Religion aussi terrible & déplaisante, [*Les premiers Réformés donnerent d’abord dans cet excès avec une dureté qui fit bien des hypocrites, & les premiers Jansénistes ne manquerent pas de les imiter en cela. Un Prédicateur de Geneve, appelé Henri de la Marre, soutenoit en Chaire que c’étoit pécher que d’aller à la noce plus joyeusement que Jésus-Christ n’étoit allé à la mort. Un Curé Janséniste soutenoit de même que les festins des noces étoient une invention du Diable. Quelqu’un lui objecta là-dessus que Jésus-Christ y avoit pourtant assisté, & qu’il avoit même daigné y faire son premier miracle pour prolonger la gaîté du festin. Le Curé, un peu embarrassé, répondit en grondant: Ce n’est pas ce qu’il fit de mieux.] qu’elle en agréable & douce sous la véritable Loi de Jésus-Christ.

[216] Je ne voudrois pas prendre le ton du Pere Berruyer, que je n’aime gueres, & que je trouve même de très-mauvais goût; mais je ne puis m’empêcher de dire qu’une des choses qui me charment dans le caractere de Jésus, n’est pas seulement la douceur des mœurs, la simplicité, mais la facilité, la grâce, & même l’élégance. Il ne fuyoit ni les plaisirs ni les fêtes, il alloit aux noces, il voyoit les femmes, il jouoit avec les enfans, il aimoit les parfums, il mangeoit chez les Financiers. Ses disciples ne jeûnoient point; son austérité n’étoit point fâcheuse. Il étoit indulgent & juste, doux aux foibles & terrible aux méchans. Sa morale avoit quelque chose d’attrayant, de caressant, de tendre; il avoit le cœur sensible, il étoit homme de bonne société. Quand il n’eût pas été le plus sage des mortels, il en eût été le plus aimable.

Certains passages de saint Paul, outrés ou mal entendus, ont fait bien des fanatiques, & ces fanatiques ont souvent défiguré & déshonoré le Christianisme. Si l’on s’en fût tenu à l’esprit du Maître, cela ne seroit pas arrivé. Qu’on m’accuse de n’être pas toujours de l’avis de Saint Paul, on peut me réduire à prouver que j’ai quelquefois raisons de n’en être pas. Mais il ne s’ensuivra jamais de-là que ce soit par dérision que je trouve l’Evangile divin. Voilà pourtant comment raisonnent mes persécuteurs.

Pardon, Monsieur; je vous excede avec ces longs détails, je le sens, & je les termine: je n’en ai déjà que trop dit pour ma défense, & je m’ennuie moi-même de répondre toujours par des raisons à des accusations sans raison.

[217]

QUATRIEME LETTRE

Je vous ai fait voir, Monsieur que les imputations tirées de mes Livres en preuves que j’attaquois la Religion établie par les Loix, étoient fausses. C’est cependant sur ces imputations que j’ai été jugé coupable, & traité comme tel. Supposons maintenant que je le fusse en effet, & voyons en cet état la punition qui m’étoit due.

Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés.

Pour être coupable d’un crime, on ne l’est pas de tous. La justice consiste à mesurer exactement la peine à la faute, l’extrême justice elle-même est une injure lorsqu’elle n’a nul égard aux considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la Loi.

Le délit supposé réel, il nous reste à chercher quelle est sa nature, & quelle procédure est prescrite en pareil cas par vos Loix.

Si j’ai violé mon serment de Bourgeois, comme on m’en accuse, j’ai commis un crime d’Etat, & la connoissance de ce crime appartient directement au Conseil; cela est incontestable.

Mais si tout mon crime consiste en erreur sur la doctrine, cette erreur fut-elle même une impiété, c’est autre chose. Selon vos Edits, il appartient à un autre Tribunal d’en connoîtra en premier ressort.

Et quand même mon crime seroit un crime d’Etat; [218] si, pour le déclarer tel, il faut préalablement une décision sur la doctrine, ce n’est pas au Conseil de la donner. C’est bien à lui de punir le crime, mais non pas de le constater. Cela est formel par vos Edits, comme nous verrons ci-après.

Il s’agit d’abord de savoir si j’ai violé mon serment de Bourgeois, c’est-à-dire, le serment qu’ont prêté mes Ancêtres quand ils ont été admis à la Bourgeoisie: car pour moi, n’ayant pas habité la Ville, & n’ayant fait aucune fonction de Citoyen, je n’en ai point prêté le serment: mais passons.

Dans la formule de ce serment, il n’y a que deux articles qui puissent regarder mon délit. On promet, par le premier, de vivre selon la Réformation du saint Evangile; & par le dernier, de ne faire ne souffrir aucunes pratiques, machinations ou entreprises contre la Réformation du saint Evangile.

Or loin d’enfreindre le premier article, je m’y suis conformé avec une fidélité & même une hardiesse qui ont peu d’exemples, professant hautement ma Religion chez les Catholiques, quoique j’eusse autrefois vécu dans la leur; & l’on ne peut alléguer cet écart de mon enfance comme une infraction au serment, surtout depuis ma réunion authentique à votre Eglise en 1754, & mon rétablissement dans mes droits de Bourgeoisie, notoire à tout Geneve, & dont j’ai d’ailleurs des preuves positives.

On ne sauroit dire, non plus, que j’ai enfreint ce premier article par les Livres condamnés; puisque je n’ai point cessé de m’y déclarer Protestant. D’ailleurs, autre chose est [219] la conduite, autre chose sont les Ecrits. Vivre selon la Réformation, c’est professer la Réformation, quoiqu’on se puisse écarter par erreur de sa doctrine dans de blâmables Ecrits, ou commettre d’autres péchés qui offensent Dieu, mais qui par le seul fait ne retranchent pas le délinquant de l’Eglise Cette distinction, quand on pourroit la disputer en général, est ici dans le serment même; puisqu’on y sépare, en deux articles ce qui n’en pourroit faire qu’un, si la profession de la Religion étoit incompatible avec toute entreprise contre la Religion. On y jure, par le premier, de vivre selon la Réformation; & l’on y jure, par le dernier, de ne rien entreprendre contre la Réformation. Ces deux articles sont très-distincts, & même séparés par beaucoup d’autres. Dans le sens du Législateur, ces deux choses sont donc séparables. Donc quand j’aurois violé ce dernier article, il ne s’ensuit pas que j’aye violé le premier.

Mais ai-je violé ce dernier article?

Voici comment l’Auteur des Lettres écrites de la Campagne établit l’affirmative, page 30.

«Le serment des Bourgeois leur impose l’obligation de ne faire ne souffrir être faites aucunes pratiques, machinations ou entreprises contre la Ste. Réformation Evangélique. Il semble que c’est un peu*[*Cet un peu, si plaisant & si différent du ton grave & décent du reste des Lettres, ayant été retranché dans la seconde édition, je m’abstiens d’aller en quête de la griffe, à qui ce petit bout, non d’oreille, mais d’ongle, appartient] pratiquer & machiner contre elle, que de chercher à prouver, dans [220] deux Livres si séduisans, que le pur Evangile est absurde en lui-même & pernicieux à la société. Le Conseil étoit donc obligé de jetter un regard sur celui que tant de présomptions si véhémentes accusoient de cette entreprise.»

Voyez d’abord que ces Messieurs sont agréables! Il leur semblé entrevoir de loin un peu de pratique & de machination. Sur ce petit semblant éloigné d’une petite manœuvre, ils jettent un regard sur celui qu’ils en présument l’Auteur; & ce regard est un décret de prise de corps.

Il est vrai que le même Auteur s’égaye à prouver ensuite que c’est par une pure bonté pour moi qu’ils m’ont décrété. Le Conseil, dit-il, pouvoit ajourner personnellement M. Rousseau, il pouvoit l’assigner pour être oui, il pouvoit le décréter... De ces trois partis, le dernier étoit incomparablement le plus doux... ce n’étoit au fond qu’un avertissement de ne pas revenir, s’il ne vouloit pas s’exposer à une procédure; ou, s’il vouloit s’y exposer, de bien préparer ses défenses.* [*Page 31.]

Ainsi plaisantoit, dit Brantôme, l’exécuteur de l’infortuné Dom Carlos, Infant d’Espagne. Comme le Prince crioit & vouloit se débattre: Paix, Monseigneur, lui disoit-il en l’étranglant, tout ce qu’on en fait n’est que pour votre bien.

Mais quelles sont donc ces pratiques & machinations dont on m’accuse? Pratiquer, si j’entends ma Langue, c’est se ménager des intelligences secretes; machiner, c’est faire de sourdes menées, c’est faire ce que certaines gens font contre le Christianise & contre moi. Mais je ne conçois rien de moins secret, rien de moins caché dans le monde, que de [221] publier un Livre & d’y mettre son nom. Quand j’ai dit mon sentiment sur quelque matiere que ce fut, je l’ai dit hautement, à la face du Public, je me suis nommé, & puis je suis demeuré tranquille dans ma retraite: on me persuadera difficilement que cela ressemble à des pratiques & machinations.

Pour bien entendre l’esprit du serment & le sens des termes, il faut se transporter au tems où la formule en fut dressée, & où il s’agissoit essentiellement pour l’Etat de ne pas retomber sous le double joug qu’on venoit de secouer. Tous les jours on découvroit quelque nouvelle trame en faveur de la Maison de Savoye ou des Evêques, sous prétexte de Religion. Voilà sur quoi tombent clairement les mots de pratiques & de machinations, qui, depuis que la Langue Françoise existe, n’ont surement jamais été employés pour les sentiment généraux qu’un homme publie dans un Livre où il se nomme, sans projet, sans vue particuliere, & sans trait à aucun Gouvernement. Cette accusation paroît si peu sérieuse à l’Auteur même qui l’ose faire, qu’il me reconnoît fidele aux devoirs du Citoyen* [*Page 8.]. Or comment pourrois-je l’être, si j’avois enfreint mon serment de Bourgeois?

Il n’est donc pas vrai que j’aye enfreint ce ferment. J’ajoute que quand cela seroit vrai, rien ne seroit plus inouï dans Geneve en choses de cette espece, que la procédure faite contre moi. Il n’y a peut-être pas de Bourgeois qui n’enfreigne ce serment en quelque article,* [*Par exemple, de ne point sortir de la Ville pour aller habiter ailleurs sans permission. Qui est-ce qui demande cette permission?] sans qu’on [222] s’avise pour cela de lui chercher querelle, & bien moins de le décréter.

On ne peut pas dire, non plus, que j’attaque la morale dans un Livre où j’établis de tout mon pouvoir la préférence du bien général sur le bien particulier, & où je rapporte nos devoirs envers les hommes à nos devoirs envers Dieu; seul principe sur lequel la morale puisse être fondée pour être réelle & passer l’apparence. On ne peut pas dire que ce Livre tende en aucune sorte à troubler le culte établi ni l’ordre public, puisqu’au contraire j’y insiste sur le respect qu’on doit aux formes établies, sur l’obéissance aux Loix en toute chose, même en matiere de Religion, & puisque c’est de cette obéissance prescrite qu’un Prêtre de Geneve m’a le plus aigrement repris.

Ce délit si terrible, & dont on fait tant de bruit, se réduit donc, en l’admettant pour réel, à quelque erreur sur la foi qui, si elle n’est avantageuse a la société, lui est du moins tres-indifférente; le plus grand mal qui en résulte étant la tolérance pour les sentiment d’autrui, par conséquent la paix dans l’Etat & dans le monde fur les matieres de Religion.

Mais je vous demande, à vous, Monsieur, qui connoissez votre Gouvernement & vos Loix, à qui il appartient de juger, & sur-tout en premiere instance, des erreurs sur la Foi que peut commettre un Particulier? Est-ce au Conseil, est-ce Consistoire? Voilà le nœud de la question.

II faloît d’abord réduire le délit à son espece. A présent qu’elle est connue, il faut comparer la procédure à la Loi.

Vos Edits ne fixent pas la peine due à celui qui erre en [223] matiere de Foi, & qui publie son erreur. Mais par l’Article 88 de Ordonnance ecclésiastique, au Chapitre du Consistoire, ils reglent l’ordre de la procédure contre celui qui dogmatise. Cet Article est couche en ces termes.

S’il y a quelqu’un qui dogmatise contre la doctrine reçue, qu’il soit appellé pour conférer avec lui: s’il se range, qu’on le supporte sans scandale ni & diffame; s’il est opiniâtre, qu’on l’admoneste par quelques fois pour essayer a le réduire. Si on voit enfin qu’il soit besoin de plus grande sévérité, qu’on lui interdise la sainte Cene, & qu’on en avertisse le Magistrat, afin d’y pourvoir.

On voit par-la, 1°. que la premiere inquisition de cette espece de délit appartient au Consistoire.

2°. Que le Législateur n’entend point qu’un tel délit soit irrémissible, si celui qui sa commis se repent & se range.

3°. Qu’il prescrit les voies qu’on doit suivre pour ramener le coupable a son devoir.

4°. Que ces voies sont pleines de douceur, d’égards, de commisération; telles qu’il convient a des Chrétiens d’en user, à l’exemple de leur Maître, dans les fautes qui ne troublent point la société civile, & n’intéressent que la Religion.

5°. Qu’enfin la derniere & plus grande peine qu’il prescrit, est tirée de la nature du délit, comme cela devroit toujours être, en privant le coupable de la sainte Cene, & de la Communion de l’Eglise, qu’il a offensée, & qu’il veut continuer d’offenser.

Après tout cela le Consistoire le dénonce au Magistrat, qui doit alors y pourvoir; parce que la Loi ne souffrant [224] dans l’Etat qu’une seule Religion, celui qui s’obstine à vouloir en professer & enseigner une autre, doit être retranché de l’Etat.

On voit l’application de toutes les parties de cette Loi dans la forme de procédure suivie en 1563, contre Jean Morelli.

Jean Morelli, habitant de Geneve, avoit fait & publié un Livre, dans lequel il attaquoit la discipline ecclésiastique, & qui fut censuré au Synode d’Orléans. L’Auteur, se plaignant beaucoup de cette censure & ayant été, pour ce même Livre, appellé au Consistoire de Geneve, n’y voulut point comparoître, & s’ensuit; puis étant revenu, avec la permission du Magistrat, pour se réconcilier avec les Ministres, il ne tint compte de leur parler, ni de se rendre au Consistoire, jusqu’à ce qu’y étant cité de nouveau, il comparut enfin, &, après de longues disputes, ayant refusé toute espece de satisfaction; il fut déféré & cité de Conseil, où, au-lieu de comparoître, il fit présenter, par sa femme, une excuse par écrit, & s’enfuit derechef de la Ville.

Il fut donc enfin procédé contre lui, c’est-à-dire, contre son Livre; & comme la sentence rendue en cette occasion est importante, même quant aux termes, & peu connue, je vais vous la transcrire ici toute entiere; elle peut avoir son utilité.

* [*Extrait des procédures faites & tenues contre Jean Morelli.... Imprimé à Geneve, chez François Perrin, 1563, page 10.] «Nous Syndiques, Juges des causes criminelles de cette [225] Cité, ayant entendu le rapport du vénérable Consistoire de cette Eglise, des procédures tenues envers Jean Morelli, habitant de cette Cité: d’autant que maintenant, pour la seconde fois, il a abandonné cette Cité, & au lieu de comparoître devant nous & notre Conseil, quand il y étoit renvoyé, s’est montré désobéissant: à ces causes, & autres justes à ce nous mouvantes, séants pour Tribunal au lieu de nos Ancêtres, selon nos anciennes coutumes, après bonne participation de Conseil avec nos Citoyens, ayant Dieu & ses saintes Ecritures devant nos yeux, & invoqué son saint Nom pour faire Droit jugement; disants. Au nom du Pere, du Fils & du Saint-Esprit, Amen. Par cette notre deffinitive sentence, laquelle donnons ici par écrit, avons avisé par meure délibération de procéder plus outre, comme en cas de contumace dudit Morelli: surtout afin d’avertir tous ceux qu’il appartiendra, de se donner garde du Livre, afin de n’y être point abusés. Estant donc duement informés des resveries & erreurs lesquels y sont contenus, & sur-tout que ledit Livre tend à faire schismes & troubles dans l’Eglise d’une façon séditieuse: l’avons condamné & condamnons comme un Livre nuisible & pernicieux; &, pour donner exemple, ordonné & ordonnons que l’un d’iceux soit présentement bruslé. Défendant à tous Libraires d’en tenir ni exposer en vente: & à tous Citoyens Bourgeois & Habitans de cette Ville, de quelque qualité qu’ils soient, d’en acheter ni avoir pour lire: commandant à tous ceux qui en auroient de nous les apporter, & ceux qui sauroient où il y en a, de le nous [226] réveler dans vingt-quatre heures, sous peine d’être rigoureusement punis.»

«Et à vous, nostre Lieutenant, commandons que faciez mettre nostre présente Sentence à due & entiere exécution.»

«Prononceé & exécutée le Jeudi seizieme jour de Septembre, mil cinq cents soixante-trois.»

«Ainsi signé P. C H E N E L A T.»

Vous trouverez, Monsieur, des observations de plus d’un genre à faire en tems & lieu sur cette Piece. Quant à présent ne perdons pas notre objet de vue. Voilà comment il fut procédé au jugement de Morelli, dont le Livre ne fut brûlé qu’à la fin du proces, sans qu’il fut parlé de Bourreau ni de flétrissure, & dont la personne ne fut jamais décrétée, quoiqu’il fût opiniâtre & contumax.

Au lieu de cela, chacun sait comment le Conseil a procédé contre moi dans l’instant que l’Ouvrage a paru, & sans qu’il ait même été fait mention du Consistoire. Recevoir le Livre par la poste, le lire, l’examiner, le déférer, le brûler, me décréter, tout cela fut l’affaire de huit ou dix jours: on ne sauroit imaginer une procédure plus expéditive.

Je me suppose ici dans le cas de la Loi, dans le seul cas où je puisse être punissable. Car autrement de quel droit puniroit-on des fautes qui n’attaquent personne, & sur lesquelles les Loix n’ont rien prononce?

L’Edit a-t-il donc été observe dans cette affaire? Vous autres Gens de bon sens, vous imagineriez en l’examinant [227] qu’il a été violé comme à plaisir dans toutes ses parties. «Le Sieur Rousseau, disent les Représentans, n’a point été appellé au Consistoire; mais le magnifique Conseil a d’abord procédé contre lui: il devoit être supporté sans scandale; mais ses Ecrits ont été traités par un jugement public, comme téméraires, impies, scandaleux: il devoit être supporté sans diffame; mais il a été flétri de la maniere la plus diffamante, ses deux Livres ayant été lacérés & brûlés par la main du Bourreau.»

«L’Edit n’a donc pas été observé, continuent-ils, tant à l’égard de la jurisdiction qui appartient au Consistoire, que relativement au Sieur Rousseau, qui devait être appellé, supporté sans scandale ni diffame, admonesté par quelques fois, & qui ne pouvoit être jugé qu’en cas d’opiniâtreté obstinée.»

Voilà, sans doute, qui vous paroît plus clair que le jour, & à moi aussi. Hé bien non: vous allez voir comment ces gens, qui savent montrer le Soleil à minuit, savent le cacher à midi.

L’adresse ordinaire aux Sophistes est d’entasser force argumens pour en couvrir la foiblesse. Pour éviter des répétitions & gagner du tems, divisons ceux des Lettres écrites de la Campagne; bornons-nous aux plus essentiels, laissons ceux que j’ai ci-devant réfutés; &, pour ne point altérer les autres, rapportons-les dans les termes de l’Auteur.

C’est d’après nos Loix, dit-il, que je dois examiner ce qui s’est fait à l’égard de M. Rousseau. Fort bien; voyons.

Le premier Article du serment des Bourgeois les oblige à[228] vivre selon la Réformation du Saint Evangile. Or, je le demande, est-ce vivre selon l’Evangile, que d’écrire contre l’Evangile?

Premier sophisme. Pour voir clairement si c’est-là mon cas, remettez dans la mineure de cet argument le mot Réformation, que l’Auteur en ôte, & qui est nécessaire pour que son raisonnement soit concluant.

Second sophisme. Il ne s’agit pas, dans cet Article du ferment, d’écrire selon la Réformation, mais de vivre selon la Réformation. Ces deux choses, comme on l’a vu ci-devant, sont distinguées dans le serment même; & l’on a vu encore s’il est vrai que j’aye écrit ni contre la Réformation ni contre l’Evangile.

Le premier devoir des Syndics & Conseil est de maintenir la pure Religion.

Troisieme sophisme. Leur devoir est biens de maintenir la pure Religion, mais non pas de prononcer sur ce qui n’est ou n’est pas la pure Religion. Le Souverain les a biens chargés de maintenir la pure Religion, mais il ne les a pas faits pour cela Juges de la doctrine. C’est un autre Corps qu’il a chargé de ce loin, & c’est ce Corps qu’ils doivent consulter sur toutes les matieres de Religion, comme ils out toujours fait depuis que votre Gouvernement existe. En cas de délit en ces matieres, deux Tribunaux sont établis, l’un pour le constater, & l’autre pour le punir; cela est évident par les termes de l’Ordonnance: nous y reviendrons ci-après.

Suivent les imputations ci-devant examinées, & que par cette raison je ne répéterai pas; mais je ne puis [229] m’abstenir de transcrire ici l’article qui les termine: il est curieux.

Il est vrai que M. Rousseau & ses Partisans prétendent que ces doutes n’attaquent point réellement le Christianisme, qu’à cela près il continue d’appeller divin. Mais si un Livre caractérisé, comme l’Evangile l’est dans les Ouvrages de M. Rousseau, peut encore être appellé divin, qu’on me dise quel est donc le nouveau sens attaché à ce terme? En vérité, si c’est une contradiction, elle est choquante; si c’est une plaisanterie, convenez qu’elle est bien déplacée dans un pareil sujet?* [*Page 11]

J’entends. Le culte spirituel, la pureté du cœur, les œuvres do miséricorde, la confiance, l’humilité, la résignation, la tolérance, l’oubli des injures, le pardon des ennemis, l’amour du prochoin, la fraternité universelle & l’union du Genre-humain par la charité, sont autant d’inventions du Diable. Seroit-ce là le sentiment de l’Auteur & de ses Amis? On le diroit à leurs raisonnemens & sur-tout à leurs œuvres. En vérité, si c’est une contradiction, elle est choquante. Si c’est une plaisanterie, convenez qu’elle est bien déplacée dans un pareil sujet.

Ajoutez que la plaisanterie sur un pareil sujet est si fort du goût de ces Messieurs, que, selon leurs propres maximes, elle eut dû, si je l’avois faite, me faire trouver grace devant eux.* [*Page 23]

Après l’exposition de mes crimes, écoutez les raisons pour lesquelles on a si cruellement renchéri sur la rigueur de la Loi dans la poursuite du criminel.

[230] Ces deux Livres paroissent sous le nom d’un Citoyen de Geneve. L’Europe en témoigne son scandale. Le premier Parlement d’un Royaume voisin poursuit Emile & son Auteur. Que sera le Gouvernement de Geneve?

Arrêtons un moment. Je crois appercevoit ici quelque mensonge.

Selon notre Auteur, le scandale de l’Europe força le Conseil de Geneve de sévir contre le Livre & l’Auteur d’Emile, à l’exemple du Parlement de Paris: mais au contraire, ce furent les décrets de ces deux Tribunaux qui causerent le scandale de l’Europe. Il y avoit peu de jours que le Livre étoit Public à Paris, lorsque le Parlement le condamna;* [*C’étoit un arrangement pris avant que le Livre parût.] il ne paroissoit encore en nul autre Pays, pas même en Hollande, où il étoit imprimé; & il n’y eut, entre le décret du Parlement de Paris & celui du Conseil de Geneve, que neuf jours d’intervalle;* [*Le Décret du Parlement fut donné le 9 Juin, & celui du Conseil le 19.] le tems à-peu-près qu’il faloît pour avoir avis de ce qui se passoit à Paris. Le vacarme affreux qui fut fait en Suisse sur cette affaire, mon expulsion de chez mon Ami, les tentatives faites à Neufchâtel, & même à la Cour, pour m’ôter mon dernier asyle, tout cela vint de Geneve & des environs, après le Décret. On sait quels furent les instigateurs, on sait quels furent les émissaires, leur activité fut sans exemple; il ne tint pas à eux qu’on ne m’ôtât le feu & l’eau dans l’Europe entiere, qu’il ne me restât pas une terre pour lit, pas une pierre pour chevet. Ne transposons donc [231] point ainsi les choses, & ne donnons point, pour motif du Décret de Geneve, le scandale qui en fut l’effet.

Le premier Parlement d’un Royaume voisin poursuit Emile & son Auteur. Que sera le Gouvernement de Geneve?

La réponse est simple. II ne sera rien, il ne doit rien faire, ou plutôt, il doit ne rien faire. Il renverseroit tout ordre judiciaire, il braveroit le Parlement de Paris, il lui disputeroit la compétence en l’imitant. c’étoit précisément parce que j’étois décrété à Paris, que je ne pouvois l’être à Geneve. Le délit d’un criminel a certainement un lieu, & un lieu unique; il ne peut pas plus être coupable à la fois du même délit en deux Etats, qu’il ne peut être en deux lieux dans le même tems; & s’il veut purger les deux Décrets, comment voulez-vous qu’il se partage? En effet, avez-vous jamais oui dire qu’on ait décrété le même homme en deux pays à la fois pour le même fait? C’en est ici le premier exemple, & probablement ce sera le dernier. J’aurai, dans mes malheurs, le triste honneur d’être à tous égards un exemple unique.

Les crimes les plus atroces, les assassinats même ne sont pas & ne doivent pas être poursuivis par devant d’autres Tribunaux que ceux des lieux où ils ont été commis. Si un Genevois tuoit un homme, même un autre Genevois, en pays étranger, le Conseil de Geneve ne pourroit s’attribuer la connoissance de ce crime: il pourroit livrer le coupable s’il étoit réclamé, il pourroit en solliciter le châtiment; mais à moins qu’on ne lui remît volontairement le jugement avec les pieces de la procédure, il ne le jugeroit pas, [232] parce qu’il ne lui appartient pas de connoître d’un délit commis chez un autre Souverain, & qu’il ne peut pas même ordonner les information nécessaires pour le constater. Voilà la regle, & voilà la réponse à la question; que sera le Gouvernement de Geneve? Ce sont ici les plus simples notions du Droit public, qu’il seroit honteux au dernier Magistrat d’ignorer. Faudra-t-il toujours que j’enseigne à mes dépens les élémens de la Jurisprudence à mes Juges?

Il devoit, suivant les Auteurs des Représentations, se borner à défendre provisionnellement le débit dans la Ville.* [*Page 12.] C’est en effet tout ce qu’il pouvoit légitimement faire pour contenter son animosité; c’est ce qu’il avoit déjà fait pour la nouvelle Héloise; mais voyant que le Parlement de Paris ne disoit rien, & qu’on ne faisoit nulle part une semblable défense, il en eut honte, & la retira tout doucement.* [*Il faut convenir que si l’Emile doit être défendu, l’Héloise doit être tout au moins brûlée. Les Notes sur-tout en sont d’une hardiesse dont la profession de foi du Vicaire n’approche assurément pas.] Mais une improbation si foible n’auroit-elle pas été taxée de secrete connivence? Mais il y a long-tems que, pour d’autres Ecrits, beaucoup moins tolérables, on taxe le Conseil de Geneve d’une connivence assez peu secrete, sans qu’il se mette fort en peine de ce jugement. Personne, dit-on, n’auroit pu se scandaliser de la modération dont on auroit usé. Le cri public vous apprend combien on est scandalisé du contraire. De bonne foi, s’il s’etoit agi d’un homme aussi désagréable au Public que Monsieur Rousseau lui étoit cher, [233] ce qu’on appelle modération n’auroit-il pas été taxé d’indiffrénce, de tiédeur impardonnable? Ce n’auroit pas été un si grand mal que cela, & l’on ne donne pas des noms si honnêtes à la dureté qu’on exerce envers moi pour mes Ecrits, ni au support que l’on prête à ceux d’un autre.

En continuant de me supposer coupable, supposons de plus que le Conseil de Geneve avoit droit de me punir, que la procédure eût été conforme à la Loi, & que cependant, sans vouloir même, censurer mes Livres, il m’eût reçu paisiblement arrivant de Paris; qu’auroient dit les honnêtes gens? le voici.

«Ils ont fermé les yeux, ils le devoient. Que pouvoient-ils faire? User de rigueur en cette occasion eût été barbarie, ingratitude, injustice même, puisque la véritable justice compense le mal par le bien. Le coupable a tendrement aimé sa Patrie, il en a bien mérité; il l’a honorée dans l’Europe; & tandis que ses Compatriotes avoient honte du nom Genevois, il en a fait gloire, il l’a réhabilité chez l’Etranger. Il a donné ci-devant des conseils utiles; il vouloit le bien public, il s’est trompé, mais il étoit pardonnable. Il a fait les plus grands éloges des Magistrats, il cherchoit à leur rendre la confiance de la Bourgeoisie; il a défendu la Religion des Ministres, il méritoit quelque retour de la part de tous. Et de quel front eussent-ils osé sévir, pour, quelques erreurs, contre le Défenseur de la Divinité, contre l’Apologiste de la Religion si généralement attaquée, tandis qu’ils toléroient, qu’ils permettoient même les Ecrits les p1us odieux, les [234] plus indécens, les plus insultans au Christianisme, aux bonnes mœurs, les plus destructifs de toute vertu, de toute morale, ceux mêmes que Rousseau a cru devoir réfuter? On eût cherché les motifs secrets d’une partialité si choquante; on les eût trouvés dans le zele de l’Accusé pour la liberté, & dans les projets des Juges pour la détruire. Rousseau eût passé pour le martyr des Loix de sa Patrie. Ses persécuteurs, en prenant en cette seule occasion le masque de l’hypocrisie, eussent été taxés de se jouer de la Religion, d’en faire l’arme de leur vengeance & l’instrument de leur haine. Enfin, par cet empressement de punir un homme dont l’amour pour sa Patrie est le plus grand crime, ils n’eussent fait que se rendre odieux aux gens de bien, suspects a la Bourgeoisie & méprisables aux Etrangers.» Voilà, Monsieur, ce qu’on auroit pu dire; Voilà tout le risque qu’auroit couru le Conseil dans le cas supposé du délit, en s’abstenant d’en connoître.

Quelqu’un a eu raison de dire qu’il faloît brûler l’Evangile ou les Livres de M. Rousseau.

La commode méthode que suivent toujours ces Messieurs contre moi! S’il leur faut des preuves, ils multiplient les assertions; & s’il leur faut des témoignages, ils font parler des Quidams.

La sentence de celui-ci n’a qu’un sens qui ne soit pas extravagant, & ce sens est un blasphême.

Car quel blasphême n’est-ce pas de supposer l’Evangile & le Recueil de mes Livres si semblables dans leurs maximes, qu’ils se suppléent mutuellement, & qu’on en puisse indifféremment [235] brûler un comme superflu, pourvu que l’on conserve l’autre? Sans doute, j’ai suivi du plus près que j’ai pu la doctrine de l’Evangile; je l’ai aimée, je l’ai adoptée, étendue, expliquée, sans m’arrêter aux obscurités; aux difficultés, aux mysteres, sans me détourner de l’essentiel: je m’y suis attaché avec tout le zele de mon cœur; je me suis indigné, récrié de voir cette sainte Doctrine ainsi profanée, avilie, par nos prétendus Chrétiens, & sur-tout par ceux qui font profession de nous en instruire. J’ose même croire, & je m’en vante, qu’aucun d’eux ne parla plus dignement que moi du vrai Christianisme & de son Auteur. J’ai là-dessus le témoignage, l’applaudissement même de mes Adversaires, non de ceux de Geneve, à la vérité, mais de ceux dont, la haine n’est point une rage, & à qui la passion n’a point ôté tout sentiment d’équité. Voilà ce qui est vrai; voilà ce que prouvent & ma Réponse au Roi de Pologne, & ma Lettre à M. d’Alembert, & l’Héloise, & l’Emile, & tous mes Ecrits qui respirent le même amour pour l’Evangile, la même vénération pour Jésus-Christ. Mais qu’il s’ensuive de-là qu’en rien je puisse approcher de mon Maître, & que mes Livres puissent suppléer a ses leçons, c’est ce qui est faux, absurde, abominable; je déteste ce blasphême, & désavoue cette témérité. Rien ne peut se comparer à l’Evangi!e; mais sa sublime simplicité n’est pas également à la portée de tout le monde. Il faut quelquefois, pour l’y mettre, l’exposer sous bien des jours. Il faut conserver ce Livre sacré comme la regle du Maître, & les miens comme les commentaires de l’Ecolier.

[236] J’ai traité jusqu’ici la question d’une maniere un peu générale; rapprochons-la maintenant des faits, par le parallele des procédures de 1563 & de 1761, & des raisons qu’on donne de leurs différences. Comme c’est ici le point décisif par rapport à moi, je ne puis, sans négliger ma cause, vous épargner ces détails, peut-être ingrats en eux-mêmes, mais intéressans, à bien des égards, pour vous & pour vos Concitoyens. C’est une autre discussion qui ne peut être interrompue, & qui tiendra seule une longue Lettre. Mais, Monsieur, encore un peu de courage; ce sera la derniere de cette espece, dans laquelle je vous entretiendroi de moi.

[237]

CINQUIEME LETTRE

Après avoir établi, comme vous avez vu, la nécessité de sévir contre moi, l’Auteur des Lettres prouve, comme vous allez voir, que la procédure faite contre Jean Morelli, quoiqu’exactement conforme a l’Ordonnance, & dans un cas semblable au mien, n’étoit point un exemple à suivre a mon égard; attendu, premiérement, que le Conseil étant au-dessus de l’Ordonnance, n’est point obligé de s’y conformer; que d’ailleurs mon crime étant plus grave que le délit de Morelli, devoit être traité plus sévérement. A ces preuves l’Auteur ajoute, qu’il n’est pas vrai qu’on m’ait jugé sans entendre, puisqu’il suffisoit d’entendre le Livre mémé, & la flétrissure du Livre ne tombe en aucune façon sur l’Auteur; qu’enfin les ouvrages qu’on reproche au Conseil d’avoir tolérés, sont innocens & tolérables en comparaison des miens.

Quant au premier Article, vous aurez peut-être peine à croire qu’on ait osé mettre sans façon le petit Conseil au-dessus des Loix. Je ne connois rien de plus sûr pour vous en convaincre, que de vous transcrire le passage où ce principe est établi; &, de peur de changer le sens de ce passage en le tronquant, je le transcrirai tout entier.* [*Page 4.] «L’Ordonnance a-t-elle voulu lier les moins a la puissance civile, & l’obliger à ne réprimer aucun délit contre la Religion qu’après que le Consistoire en auroit connu? Si [238] cela étoit, il en résulteroit qu’on pourroit impunément écrire contre la Religion, que le Gouvernement seroit dans l’impuissance de réprimer cette licence, & de flétrir aucun Livre de cette espece; car si l’Ordonnance veut que le délinquant paroisse d’abord au Consistoire, l’Ordonnance ne prescrit pas moins que s’il se range, on le supporte sans diffame. Ainsi quel qu’ait été son délit contre la Religion, l’Accusé, en faisant semblant de se ranger, pourra toujours échapper; & celui qui auroit diffamé la Religion par toute la terre, au moyen d’un repentir simulé, devroit être supporté sans diffame. Ceux qui connoissent l’esprit de sévérité, pour ne rien dire de plus, qui régnoit, lorsque, l’Ordonnance fut compilée, pourront-ils croire que ce soit-là le sens de l’article 88 de l’Ordonnance.»

«Si le Consistoire n’agit pas, son inaction enchaînera-t-elle le Conseil? Ou du moins sera-t-il réduit a la fonction de délateur aupres du Consistoire? Ce n’est pas-là ce qu’a entendu l’Ordonnance, lorsqu’apres avoir traité de l’établissement du devoir & du pouvoir du Consistoire, elle conclut que la puissance civile reste en son entier, en sorte qu’il ne soit en rien dérogé à son autorité, ni au cours de la justice ordinaire, par aucunes remontrances ecclésiastiques. Cette Ordonnance ne suppose donc point, comme on le fait dans les Représentations, que dans cette matiere les Ministres de l’Evangile soient des Juges plus naturels que les Conseils. Tout ce qui est du ressort de l’autorité en matiere de Religion, est du ressort du Gouvernement. C’est le principe des Protestans, & c’est singuliérement le principe de notre [239] Constitution, qui, en cas de dispute, attribue aux Conseils le droit de décider sur le dogme.»

Vous voyez, Monsieur, dans ces dernieres lignes, le principe sur lequel est fondé ce qui les précédé. Ainsi, pour procéder dans cet examen avec ordre, il convient de commencer par la fin.

Tout ce qui es du ressort de l’Autorité en matiere de Religion, est du ressort du Gouvernement.

Il y a ici dans le mot Gouvernement une équivoque, qu’il importe beaucoup d’éclaircir; & je vous conseille, si vous aimez la Constitution de votre Patrie, d’être attentif à la distinction que je vais faire; vous en sentirez bientôt l’utilité.

Le mot de Gouvernement n’a pas le même sens dans tous les pays, parce que la Constitution des Etats n’est pas par-tout la même.

Dans les Monarchies, où la puissance exécutive est jointe à l’exercice de la souveraineté, le Gouvernement n’est autre chose que le Souverain lui-même, agissant par ses Ministres, par son Conseil, ou par des Corps qui dépendent absolument de sa volonté. Dans les Républiques, sur-tout dans les Démocraties, où le Souverain, n’agit jamais immédiatement par lui-même, c’est autre chose. Le Gouvernement n’est alors que la puissance exécutive, & il est absolument distinct de la souveraineté.

Cette distinction est très-importante en ces matieres. Pour l’avoir bien présente a l’esprit, on doit lire avec quelque soin dans le Contrat Social les deux premiers Chapitres du Livre troisieme, où j’ai tâché de fixer, par un sens précis, des [240] expressions qu’on laissoit avec art incertaines, pour leur donner au besoin telle acception qu’on vouloit. En général, les Chefs des Républiques aiment extrêmement à employer le langage des Monarchies. A la faveur de termes qui semblent consacrés, ils savent amener peu-à-peu les choses que ces mots signifient. C’est ce que fait ici très-habilement l’Auteur des Lettres, en prenant le mot de Gouvernement, qui n’a rien d’effrayant en lui-même, pour l’exercice de la souveraineté, qui seroit révoltant, attribué sans détour au Petit Conseil.

C’est ce qu’il fait encore plus ouvertement dans un autre passage,* [*Page 66.] où, après avoir dit que le Petit Conseil est le Gouvernement même, ce qui est vrai en prenant ce mot de Gouvernement dans un sens subordonné, il ose ajouter qu’à ce titre il exerce toute l’autorité qui n’est pas attribuée aux autres Corps de l’Etat; prenant ainsi le mot de Gouvernement dans le sens de la souveraineté, comme si tous les Corps de l’Etat, & le Conseil général lui-même, étoient institués par le Petit Conseil: car ce n’est qu’à la faveur de cette supposition qu’il peut s’attribuer à lui seul tous les pouvoirs que la Loi ne donne expressément à personne. Je reprendrai ci-après cette question.

Cette équivoque éclaircie, on voit a découvert le sophisme de l’Auteur. En effet, dire que tout ce qui est du ressort de l’autorité, en matiere de Religion, est du ressort du Gouvernement, est une proposition véritable, si par ce mot de Gouvernement on entend la puissance législative ou le Souverain: mais elle est très-fausse, si l’on entend la puissance [241] exécutive ou le Magistrat; & l’on ne trouvera jamais dans votre République que le Conseil général ait attribué au petit Conseil le droit de régler en dernier ressort tout ce qui concerne la Religion.

Une seconde équivoque, plus subtile encore, vient à l’appui de la premiere dans ce qui suit. C’est le principe des Protestans, & c’est singuliérement l’esprit de notre constitution, qui dans le cas de dispute, attribue aux Conseils le droit de décider sur le dogme. Ce droit, soit qu’il y ait dispute ou qu’il n’y en ait pas, appartient sans contredit aux Conseils, mais non pas au Conseil. Voyez comment, avec une lettre de plus ou de moins, on pourroit changer la constitution d’un Etat!

Dans les principes des Protestans, il n’y a point d’autre Eglise que l’Etat, & point d’autre Législateur Ecclésiastique que le Souverain. C’est ce qui est manifeste, sur-tout à Geneve, où l’Ordonnance Ecclésiastique a reçu du Souverain, dans le Conseil général, la même faction que les Edits civils.

Le Souverain ayant donc prescrit, sous le nom de Réformation, la doctrine qui devoit être enseignée à Geneve, & la forme de Culte qu’on y devoit suivre, a partagé entre deux Corps le soin de maintenir cette doctrine & ce Culte, tels qu’i1 sont fixés par la Loi. A l’un, elle a remis la matiere des enseignemens publics, la décision de ce qui est conforme ou contraire à la Religion de l’Etat, les avertissemens & admonitions convenables, & même les punitions spirituelles, telles que l’excommunication. Elle a chargé l’autre de pourvoir a l’exécution des Loix sur ce point comme sur tout [242] autre, & de punir civilement les prévaricateurs obstinés.

Ainsi toute procédure réguliere sur cette matiere doit commencer par l’examen du fait; savoir, s’il est vrai que l’Accusé soit coupable d’un délit contre la Religion; & par la Loi cet examen appartient au seul Consistoire.

Quand le délit est constaté, & qu’il est de nature à mériter une punition civile, c’est alors au Magistrat seul de faire droit, & de décerner cette punition. Le Tribunal ecclésiastique dénonce le coupable au Tribunal civil, & voilà comment, s’établit, sur cette matiere, la compétence du Conseil.

Mais lorsque le Conseil veut prononcer en Théologien sur ce qui est ou n’est pas du dogme, lorsque le Consistoire veut usurper la jurisdiction civile, chacun de ces Corps sort de sa compétence; il désobéit à la Loi & au Souverain qui l’a portée, lequel n’est pas moins Législateur en matiere ecclésiastique qu’en matiere civile, & doit être reconnu tel des deux côtés.

Le Magistrat est toujours juge des Ministres en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce qui regarde le dogme; c’est le Consistoire. Si le Conseil prononçoit les jugemens de l’Eglise, il auroit le droit d’excommunication; &, au contraire, ses Membres y sont soumis eux-mêmes. Une contradiction bien plaisante dans cette affaire, est que je suis décrété pour mes erreurs, & que je ne suis pas excommunié; le Conseil me poursuit comme apostat, & le Consistoire me laisse au rang des fideles! Cela n’est-il pas singulier?

Il est bien vrai que s’il arrive des dissentions entre les Ministres sur la doctrine, & que, par l’obstination d’une des [243] parties, ils ne puissent s’accorder ni entre eux ni par l’entremise des Anciens, il est dit par l’article 18 que la cause doit être portée au Magistrat pour y mettre ordre.

Mais mettre ordre à la querelle, n’est pas décider du dogme. L’Ordonnance explique elle-même le motif du recours au Magistrat; c’est l’obstination d’une des Parties. Or la police dans tout l’Etat, l’inspection sur les querelles, le maintien de la paix & de toutes les fonctions publiques, la réduction des obstinés, sont incontestablement du ressort du Magistrat. Il ne jugera pas pour cela de la doctrine, mais il rétablira dans l’assemblée l’ordre convenable pour qu’elle puisse en juger.

Et quand le Conseil seroit juge de la doctrine en dernier ressort, toujours ne lui seroit-il pas permis d’intervertir l’ordre établi par la Loi, qui attribue au Consistoire la premiere connoissance en ces matieres; tout de même qu’il ne lui est pas permis, bien que Juge suprême, d’évoquer à soi les causes civiles, avant qu’elles aient passé aux premieres appellations.

L’article 18 dit bien qu’en cas que les Ministres ne puissent s’accorder, la cause doit être portée au Magistrat pour y mettre ordre; mais il ne dit point que la premiere connoissance de la doctrine pourra être ôtée au Consistoire par le Magistrat; & il n’y a pas un seul exemple de pareille usurpation depuis que la République existe.* [*Il y eut dans le seizieme siecle beaucoup de disputes sur la prédestination, dont on auroit dû faire l’amusement des Ecoliers, & dont on ne manqua pas, selon l’usage, de faire une grande affaire d’Etat. Cependant ce furent les Ministres qui la déciderent, & même contre l’intérêt public. Jamais, que je sache, depuis les Edits, le petit Conseil ne s’est avisé de prononcer sur le dogme sans leur concours. Je ne connois qu’un jugement de cette espece, & il fut rendu par le Deux-Cent. Ce fut dans la grande querelle de 1669 sur la grace particuliere. Après de longs & vains débats dans la Compagnie & dans le Consistoire, les Professeurs, ne pouvant s’accorder, porterent l’affaire au petit Conseil, qui ne la jugea pas. Le Deux-Cent l’évoqua & la jugea. L’importante question dont il s’agissoit, étoit de savoir si Jésus étoit mort seulement pour le falut des élus, ou s’il étoit mort aussi pour le falut des damnes. Après bien des séances & de mûres délibérations, le magnifique Conseil des Deux-Cents prononça que Jésus n’etoit mort que pour le falut des élus. On conçoit bien que ce jugement fut une affaire de faveur, & que Jésus seroit mort pour les damnés, si le Professeur Tronchin avoit eu plus de crédit que son adversaire. Tout cela sans doute est fort ridicule: on peut dire toutefois qu’il ne s’agissoit pas ici d’un dogme de soi, mais de l’uniformité de l’instruction publique, dont l’inspection appartient sans contredit au Gouvernement. On peut ajouter que cette belle dispute avoit tellement excité l’attention, que toute la Ville étoit en rumeur. Mais n’importe; les Conseils devoient appaiser la querelle sans prononcer sur la doctrine. La décision de toutes les questions qui n’intéressent personne & où qui que ce soit ne comprend rien, doit toujours être laissée aux Théologiens.] C’est de quoi l’Auteur [244] des Lettres paroît convenir lui-même, en disant qu’en cas de dispute les Conseils ont le Droit de décider sur le dogme; car c’est dire qu’ils n’ont ce Droit qu’apres l’examen du Consistoire, & qu’ils ne l’ont point quand le Consistoire est d’accord.

Ces distinctions du ressort civil & du ressort ecclésiastique sont claires, & fondées, non-seulement sur la Loi, mais sur la raison, qui ne veut pas que les Juges, de qui dépend le fort des Particuliers, en puissent décider autrement que sur des faits constans, sur des corps de délit positifs, bien avérés, & non sur des imputations aussi vagues, aussi arbitraires [245] que celles des erreurs sur la Religion; & de quelle sureté jouiroient les Citoyens, si, dans tant de dogmes obscurs, susceptibles de diverses interprétations, le Juge pouvoit choisir, au gré de sa passion, celui qui chargeroit ou disculperoit l’Accusé, pour le condamner ou l’absoudre?

La preuve de ces distinctions est dans l’institution même, qui n’auroit pas établi un Tribunal inutile; puisque si le Conseil pouvoit juger, sur-tout en premier ressort, des matieres ecclésiastiques, l’institution du Consistoire ne serviroit de rien.

Elle est encore en mille endroits de l’Ordonnance, où le Législateur distingue avec tant de soin l’autorité des deux Ordres; distinction bien vaine, si dans l’exercice de ses fonctions l’un étoit en tout soumis à l’autre. Voyez dans les Articles XXIII & XXIV la spécification des crimes punissables par les Loix, & de ceux dont la premiere inquisition appartient au Consistoire.

Voyez la fin du même Article XXIV, qui veut qu’en ce derniere cas, après la conviction du coupable, le Consistoire en fasse rapport au Conseil, en y ajoutant son avis: afin, dit l’Ordonnance, que le jugement concernant la punition soit toujours réservé a la Seigneurie. Termes d’où l’on doit inférer que le jugement concernant la doctrine appartient au Consistoire.

Voyez le serment des Ministres, qui jurent de se rendre pour leur part sujets & obéissans aux Loix; & au Magistrat, entant que leur ministre le porte: c’est-à-dire sans préjudicier a la liberté qu’ils doivent avoir d’enseigner selon que [246] Dieu le leur commande. mais où seroit cette liberté, s’ils étoient, par les Loix, sujets, pour cette doctrine, aux décisions d’un autre Corps que le leur?

Voyez l’Article 80, où non-seulement l’Edit prescrit au Consistoire de veiller & pourvoir aux désordres généraux & particuliers de l’Eglise, mais où il l’institue a cet effet. Cet Article a-t-il un sens, ou n’en a-t-il point; est-il absolu, n’est-il que conditionnel; & le Consistoire établi par la Loi, n’auroit-il qu’une existence précaire, & dépendante du bon plaisir du Conseil?

Voyez l’article 97 de la même Ordonnance, où, dans les cas qui exigent punition civile, il est dit que le Consistoire, ayant oui les parties & fait les remontrances & censures ecclésiastiques, doit rapporter le tout au Conseil, lequel, sur son rapport, remarquez bien la répétition de ce mot, avisera d’ordonner & faire jugement selon l’exigence du cas. Voyez, enfin, ce qui suit dans le même Article, & n’oubliez pas que c’est le Souverain qui parle. Car combien que ce soient choses conjointes & inséparables que la Seigneurie & supériorité que Dieu nous a données, & le Gouvernement spirituel qu’il a établi dans son Eglise, elles ne doivent nullement être confuses; puisque celui qui a tout empire de commander, & auquel nous voulons rendre toute sujétion, comme nous devons, veut être tellement reconnu Auteur du Gouvernement politique & ecclésiastique, que cependant il a expressément discerné tant les vocations que l’administration de l’un & de l’autre.

Mais comment ces administrations peuvent-elles être distinguées [247] sous l’autorité commune du Législateur, si l’une peut empiéter à son gré sur celle de l’autre? S’il n’y a pas-là de la contradiction, je n’en saurois voir nulle part.

A l’article 88, qui prescrit expressément l’ordre de procédure qu’on doit observer contre ceux qui dogmatisent, j’en joins un autre, qui n’est pas moins important: c’est l’Article 53, au titre du Catéchisme, où il est ordonné que ceux qui contreviendront au bon ordre, après avoir été remontrés suffisamment, s’ils persistent, soient appellés au Consistoire; & si lors ils ne veillent obtempérer aux remontrances qui leur seront faites, qu’il en soit fait rapport à la Seigneurie.

De quel bon ordre est-il parlé-là? Le Titre le dit; c’est du bon ordre en matiere de doctrine, puisqu’il ne s’agit que du Catéchisme, qui en est le sommaire. D’ailleurs le maintien du bon ordre en général paroît bien plus appartenir au Magistrat qu’au Tribunal ecclésiastique. Cependant, voyez quelle gradation! Premierement il faut remontrer; si le coupable persiste, il faut l’appeler au Consistoire; enfin, s’il ne veut obtempérer, il faut faire rapport à la Seigneurie. En toute matiere de Foi, le dernier ressort est toujours attribué aux Conseils; telle est la Loi, telles sont toutes vos Loix. J’attends de voir quelque article, quelque passage dans vos Edits, en vertu duquel le petit Conseil s’attribue aussi le premier ressort, & puisse faire tout-d’un-coup d’un pareil délit le sujet d’une procédure criminelle.

Cette marche n’est pas seulement contraire à la Loi, elle est contraire à l’équité, ait bon sens, à l’usage universel. Dans tous les pays du monde, la regle veut qu’en ce qui concerne [248] une Science on un Art, on prenne, avant que de prononcer, le jugement des Professeurs dans cette Science, ou des Experts dans cet Art: pourquoi, dans la plus obscure, dans la plus difficile de toutes les Sciences; pourquoi, lorsqu’il s’agit de l’honneur & de la liberté d’un homme, d’un Citoyen, les Magistrats négligeroient-ils les précautions qu’ils prennent dans l’Art le plus mécanique au sujet dit plus vil intérêt?

Encore une fois, à tant d’autorités, à tant de raisons qui prouvent l’illégalité & l’irrégularité d’une telle procédure, quelle Loi, quel Edit oppose-t-on pour la justifier? Le seul passage qu’ait pu citer l’Auteur des Lettres est celui-ci, dont encore il transpose les termes pour en altérer l’esprit.

Que toutes les remontrances ecclésiastiques se fassent en telle sorte, que par le Consistoire ne soit en rien dérogé à l’autorité de la Seigneurie ni de la Justice ordinaire; mais que la puissance civile demeure en son entier. * [* Ordonnances ecclésiastiques, Art. XCVII.]

Or voici la conséquence qu’il en tire: «Cette ordonnance ne suppose donc point, comme on le fait dans les Représentations, que les Ministres de l’Evangile soient dans ces matieres des Juges plus naturels que les Conseils.» Commençons d’abord par remettre le mot Conseil au singulier & pour cause.

Mais où est-ce que les Représentans ont supposé que les Ministres de l’Evangile fussent, dans ces matieres, des Juges plus naturels que le Conseil?* [*L’examen & la discussion de cette matiere, disent-ils page 42, appartient mieux aux ministres de l’Evangile qu’au Magnifique Conseil. Quelle est la matiere dont il s’agit dans ce passage? C’est la question si, sous l’apparence des doutes j’ai rassemblé dans mon Livre tout ce qui peut tendre à saper, ébranler & détruire les principaux fondemens de la Religion Chrétienne. l’Auteur des Lettres part de-là pour faire dire aux Représentans que dans ces matieres les Ministres sont des juges plus naturels que les Conseils. Ils sont sans contredit des juges plus naturels de la question de Théologie, mais non pas de la peine due ait délit, & c’est aussi ce que les Représentans n’ont ni dit ni fait entendre.]

[249] Selon l’Edit, le Consistoire & le Conseil sont juges naturels chacun dans sa partie, l’un de la doctrine, & l’autre du délit. Ainsi la puissance civile & l’ecclésiastique restent chacune en son entier sous l’autorité commune du Souverain: & que signifieroit ici ce mot même de Puissance civile, s’il n’y avoit une autre Puissance sous-entendue? Pour moi je ne vois rien dans ce passage qui change le sens naturel de ceux que j’ai cités. Et bien-loin de-là; les lignes qui suivent les confirment, en déterminant l’état où le Consistoire doit avoir mis la procédure avant qu’elle soit portée au Conseil. C’est précisément la conclusion contraire à celle que l’Auteur en voudroit tirer.

Mais voyez comment, n’osant attaquer l’ordonnance par les termes, il l’attaque par les conséquences.

«L’Ordonnance a-t-elle voulu lier les moins à la puissance civile, & l’obliger à ne réprimer aucun délit contre la Religion qu’apres que le Consistoire en auroit connu? Si cela étoit ainsi, il en résulteroit qu’on pourroit impunément écrire contre la Religion: car en faisant semblant de se ranger, l’Accusé pourroit toujours échapper; & celui qui auroit diffamé la Religion par toute la terre, devroit être [250] supporté sans diffame au moyen d’un repentir simulé.»* [*Page 14.]

C’est donc pour éviter ce malheur affreux, cette impunité scandaleuse, que l’Auteur ne veut pas qu’on suive la Loi à la lettre. Toutefois, seize pages après, le même Auteur vous parle ainsi:

«La politique & la Philosophie pourront soutenir cette liberté de tout écrire, mais nos Loix l’ont réprouvée: or il s’agit de savoir si le jugement du Conseil contre les ouvrages de M. Rousseau, & le décret contre sa personne sont contraires à nos Loix, & non de savoir s’ils sont conformes à la Philosophie & à la Politique.»* [*Page 30.]

Ailleurs encore cet Auteur, convenant que la flétrissure d’un Livre n’en détruit pas les argumens, & peut même leur donner une publicité plus grande, ajoute: «A cet égard, je retrouve assez mes maximes dans celles des Représentations. Mais ces maximes ne sont pas celles de nos Loix.»* [*Page 22.]

En resserrant & liant tous ces passages, je leur trouve à-peu-près le sens qui suit:

Quoique la Philosophie, la Politique & la raison puissent soutenir la liberté de tout écrire, on doit, dans notre Etat punir cette liberté, parce que nos Loix la réprouvent. Mais il ne faut pourtant pas suivre nos Loix à la lettre, parcequ’alors on ne puniroit pas cette liberté.

A parler vrai, j’entrevois là je ne sais quel galimatias qui [251] me choque; & pourtant l’Auteur me paroît homme d’esprit: ainsi, dans ce résumé, je penche à croire que je me trompe, sans qu’il me soit possible de voir en quoi. Comparez donc vous-mêmes les pages 14, 22, 30, & vous verrez si j’ai tort ou raison.

Quoi qu’il en soit, en attendant que l’Auteur nous montre ces autres Loix où les préceptes de la Philosophie & de la Politique sont réprouvés, reprenons l’examen de ses objections contre celle-ci.

Premierement, loin que, de peur de laisser un délit impuni, il soit permis dans une République au Magistrat d’aggraver la Loi, il ne lui est pas même permis de l’étendre aux délits sur lesquels elle n’est pas formelle; & l’on soit combien de coupables échappent en Angleterre, à la faveur de la moindre distinction subtile dans les termes de la Loi. Quiconque est plus sévere que les Loix, dit Vauvenargue, est un tyran.* [*Comme il n’y a point à Geneve de Loix pénales, proprement dites, le Magistrat inflige arbitrairement la peine des crimes; ce qui est assurément un grand défaut dans la Législation, & un abus énorme dans un Etat libre. Mais cette autorité du Magistrat ne s’étend qu’aux crimes contre la Loi naturelle, & reconnus tels dans toute Société, ou aux choses spécialement défendues par la Loi positive; elle ne va pas jusqu’à forger un délit imaginaire où il n’y en a point, ni, sur quelque délit que ce puisse être, jusqu’à renverser, de peur qu’un coupable n’échappe, l’ordre de la procédure fixé par la Loi.]

Mais voyons si la conséquence de l’impunité, dans l’espece dont il s’agit, est si terrible que l’a faite l’Auteur des Lettres.

[252] Il faut, pour bien juger de l’esprit de la Loi, se rappeler ce grand principe, que les meilleures Loix criminelles sont toujours celles qui tirent de la nature des crimes les châtimens qui leur sont imposés. Ainsi les assassins doivent être punis de mort, les voleurs de la perte de leur bien; ou, s’ils n’en ont pas, de celle de leur liberté, qui est alors le seul bien qui leur reste. De même, dans les délits qui sont uniquement contre la Religion, les peines doivent être tirées uniquement de la Religion; telle est, par exemple, la privation de la preuve par serment en choses qui l’exigent; telle est encore l’excommunication, prescrite ici comme la peine la plus grande de quiconque a dogmatisé contre la Religion, sauf ensuite le renvoi au Magistrat, pour la peine civile due au délit civil, s’il y en a.

Or il faut se ressouvenir que l’Ordonnance, l’Auteur des Lettres, & moi, ne parlons ici que d’un délit simple contre la Religion. Si le délit étoit complexe, comme si, par exemple, j’avois imprimé, mon Livre dans l’Etat sans permission, il est incontestable que, pour être absous devant le Consistoire, je ne le serois pas devant le Magistrat.

Cette distinction faite, je reviens, & je dis: il y a cette différence entre les délits contre la Religion & les délits civils, que les derniers font aux hommes ou aux Loix un tort, un mal réel, pour lequel la sûreté publique exige nécessairement réparation & punition; mais les autres sont seulement des offenses contre la Divinité, à qui nul ne peut nuire, & qui pardonne au repentir. Quand la Divinité est appaisée, il n’y a plus de délit à punir, sauf le scandale; & [253] le scandale se répare en donnant au repentir la même publicité qu’a eue la faute. La charité chrétienne imite alors la clémence divine: & ce seroit une inconséquence absurde de venger la Religion par une rigueur que la Religion réprouve. La justice humaine n’a, & ne doit avoir nul égard au repentir, je l’avoue; mais voilà précisément pourquoi, dans une espece de délit, que le repentir peut réparer, l’Ordonnance a pris des mesures pour que le Tribunal civil n’en prit pas d’abord connoissance.

L’inconvénient terrible que l’Auteur trouve à laisser impunis civilement les délits contre la Religion, n’a donc pas la qu’il lui donne; & la conséquence qu’il en tire pour prouver que tel n’est pas l’esprit de la Loi, n’est point juste, contre les termes formels de la Loi.

Ainsi quel qu’ait été le délit contre la Religion, ajoute-t-il, l’Accusé, en faisant semblant de se ranger, pourra toujours échapper. L’Ordonnance ne dit pas: s’il fait semblant de se ranger; elle dit: s’il se range; & il y a des regles aussi certaines qu’on en puisse avoir en tout autre cas pour distinguer ici la réalité de la fausse apparence, sur-tout quant aux effets extérieurs, seuls compris sous ce mot: s’il se range.

Si le délinquant, s’étant rangé, retombe, il commet un nouveau délit plus grave, & qui mérite un traitement plus rigoureux. Il est relaps, & les voies de le ramener à son devoir sont plus séveres. Le Conseil a là-dessus pour modele, les formes judiciaires de l’Inquisition:* [*Voyez le Manuel des Inquisiteurs.] & si l’Auteur des [254] Lettres n’approuve pas qu’il soit aussi doux qu’elle, il doit au moins lui laisser toujours la distinction des cas; car il n’est pas permis, de peur qu’un délinquant ne retombe, de le traiter d’avance comme s’il étoit déjà retombé.

C’est pourtant sur ces fausses conséquences que cet Auteur s’appuie pour affirmer que l’Edit, dans cet article, n’a pas eu pour objet de régler la procédure, & de fixer la compétence des Tribunaux. Qu’a donc voulut l’Edit, selon lui? Le voici.

Il a voulu empêcher que le Consistoire ne sévît contre des gens auxquels on imputeroit ce qu’il n’auroient peut-être point dit, ou dont on auroit exagéré les écarts; qu’il ne sévît, dis-je, contre ces gens-là sans en avoir conféré avec eux, sans avoir essayé de les gagner.

Mais qu’est-ce que sévir, de la part du Consistoire? C’est excommunier, & déférer au Conseil. Ainsi, de peur que le Consistoire ne défere trop légerement un coupable au Conseil, l’Edit le livre tout-d’un-coup au Conseil. C’est une précaution d’une espece toute nouvelle. Cela est admirable que, dans le même cas, la Loi prenne tant de mesures pour empêcher le Consistoire de sévir précipitamment, & qu’elle n’en prenne aucune pour empêcher le Conseil de sévir précipitamment; qu’elle porte une attention si scrupuleuse à prévenir la diffamation, & qu’elle n’en donne aucune à prévenir le supplice; qu’elle pourvoye à tant de choses pour qu’un homme ne soit pas excommunié mal-à-propos, & qu’elle ne pourvoye à rien pour qu’il ne soit pas brûlé mal-à-propos; qu’elle craigne si fort la rigueur des Ministres, & si peu celle des Juges! C’étoit bien fait assurément [255] de compter pour beaucoup la communion des fideles; mais ce n’étoit pas bien fait de compter pour si peu leur sûreté, leur liberté, leur vie; & cette même Religion qui prescrivoit tant d’indulgence à ses Gardiens, ne devoit pas donner tant de barbarie à ses Vengeurs.

Voilà toutefois, selon notre Auteur, la solide raison pourquoi l’Ordonnance n’a pas voulu dire ce qu’elle dit. Je crois que l’exposer, c’est assez y répondre. Passons maintenant à l’application; nous ne la trouverons pas moins curieuse que l’interprétation.

L’article 88 n’a pour objet que celui qui dogmatise, qui enseigne, qui instruit. Il ne parle point d’au simple Auteur, d’un homme qui ne fait que publier un Livre, & qui, au surplus se tient en repos. A dire la vérité, cette distinction me paroît un peu subtile; car, comme disent très-bien les Représentans, on dogmatise par écrit tout comme de vive voix. Mais admettons cette subtilité; nous y trouverons une distinction de faveur pour adoucir la Loi, non de rigueur pour l’aggraver.

Dans tous les Etats du monde, la police veille avec le plus grand soin sur ceux qui instruisent, qui enseignent, qui dogmatisent: elle ne permet ces sortes de fonctions qu’à gens autorisés; il n’est pas même permis de prêcher la bonne doctrine, si l’on n’est reçu Prédicateur. Le Peuple aveugle est facile à séduire; un homme qui dogmatise, attroupe, & bientôt il peut ameuter. La moindre entreprise en ce point est toujours regardée comme un attentat punissable, à cause des conséquences qui peuvent en résulter.

[256] Il n’en est pas de même de l’Auteur d’un Livre; s’il enseigne, au moins il n’attroupe point, il n’ameute point, il ne force personne à l’écouter, à le lire; il ne vous recherche point, il ne vient que quand vous le recherchez vous-même; il vous laisse réfléchir sur ce qu’il vous dit, à ne dispute point avec vous, ne s’anime point, ne s’obstine point, ne leve point vos doutes, ne résout point vos objections, ne vous poursuit point: voulez-vous le quitter, il vous quitte, &, ce qui est ici l’article important, il ne parle pas au Peuple.

Aussi jamais la publication d’un Livre ne fut-elle regardée par aucun Gouvernement, du même œil que les pratiques d’un Dogmatiseur. Il y a même des pays on la liberté de la Presse est entiere; mais il n’y en a aucun on il soit permis à tout le monde de dogmatiser indifféremment. Dans les pays où il est défendu d’imprimer des Livres sans permission, ceux qui désobéissent sont punis quelquefois pour avoir désobéi; mais la preuve qu’on ne regarde pas au fond ce que dit un Livre comme une chose fort importante, est la facilité avec laquelle on laisse entrer dans l’Etat ces mêmes Livres, que, pour n’en pas paroître approuver les maximes, on n’y laisse pas imprimer.

Tout ceci est vrai, sur-tout des Livres qui ne sont point écrits pour le Peuple, tels qu’ont toujours été les miens. Je sais que votre Conseil affirme dans ses Réponses, que, selon l’intention de l’Auteur, l’émile doit servir de guide aux Peres & aux Meres:* [*Page 22 & 23, des Représentations imprimées] mais cette assertion n’est pas [257] excusable, puisque j’ai manifesté dans la Préface, & plusieurs fois dans le Livre, une intention toute différente. Il s’agit d’un nouveau systême d’éducation, dont j’offre le plan à l’examen des Sages, & non pas d’une méthode pour les Peres & les Meres, à laquelle je n’ai jamais songé. Si quelquefois, par une figure assez commune, je parois leur adresser la parole, c’est, ou pour me faire mieux entendre ou pour m’exprimer en moins de mots. Il est vrai que j’entrepris mon Livre à la sollicitation d’une Mere; mais cette Mere, toute jeune & toute aimable qu’elle est, a de la Philosophie, & connoît le cœur humain, elle est par la figure un ornement de son sexe, & par le dénie une exception. C’est pour les esprits de la trempe du sien que j’ai pris la plume, non pour des Messieurs tel on tel, ni pour d’autres Messieurs de pareille étoffe, qui me lisent sans m’entendre, & qui m’outragent sans me fâcher.

Il résulte de la distinction supposée, que si la procédure prescrite par l’Ordonnance contre un homme qui dogmatise, n’est pas applicable à l’Auteur d’un Livre, c’est qu’elle est trop sévere pour ce dernier. Cette conséquence si naturelle, cette conséquence que vous & tous mes Lecteurs tirez sûrement ainsi que moi, n’est point celle de l’Auteur des Lettres. Il en tire une toute contraire. Il faut l’écouter lui-même: vous ne m’en croiriez pas, si je vous parlois d’après lui.

«Il ne faut que lire cet article de l’Ordonnance pour voit évidemment qu’elle n’a en vue que cet ordre de personnes qui répandent par leurs discours des principes estimés [258] dangereux. Si ces personnes se rangent, y est-il dit, qu’on les supporte sans diffame. Pourquoi? C’est qu’alors on a une sûreté raisonnable qu’elles ne répandront plus cette ivraye, c’est qu’elles ne sont plus à craindre. Mais qu’importe la rétractation vraie ou simulée de celui qui, par la voie de l’impression, a imbu tout le monde de ses opinions? Le délit est consommé, il subsistera toujours; & ce délit, aux yeux de la Loi, est de la même espece que tous les autres, où le repentir est in utile des que la justice en a pris connoissance.»

Il y a là de quoi s’émouvoir; mais calmons-nous & raisonnons. Tant qu’un homme dogmatiser, il fait du mal continuellement; jusqu’à ce qu’il se soit range cet homme est à craindre; sa liberté même est un mal, parce qu’il en use pour nuire, pour continuer de dogmatiser. Que s’il se range à la fin, n’importe; les enseignemens qu’il a donnés sont toujours donnés, & le délit à cet égard est autant consommé qu’il peut l’être. Au contraire, aussitôt qu’un Livre est publié, l’Auteur ne fait plus de mal, c’est le Livre seul qui en fait. Que l’Auteur soit libre ou soit arrêté, le Livre va toujours son train. La détention de l’Auteur peut être un châtiment que la Loi prononce; mais elle n’est jamais un remede au mal qu’il a fait, ni une précaution pour en arrêter le progrès.

Ainsi les remedes à ces deux maux ne sont pas les mêmes. Pour tarir la source du mal que fait le Dogmatiseur, il n’y a nul moyen prompt & sûr que de l’arrêter: mais arrêter l’Auteur, c’est ne remédier à rien du tout; c’est, au contraire [259] augmenter la publicité du Livre, & par conséquent empirer le mal, comme le dit très-bien ailleurs l’Auteur des Lettres. Ce n’est donc pas là un préliminaire à la procédure, ce n’est pas une précaution convenable à la chose; c’est une peine qui ne doit être infligée que par jugement, & qui n’a d’utilité que le châtiment du coupable. A moins donc que son délit ne soit un délit civil, il faut commencer par raisonner avec lui, l’admonester, le convaincre, l’exhorter à réparer le mal qu’il a fait, a donner une rétractation publique, à la donner librement, afin qu’elle fasse sort effet, & à la motiver si bien que ses derniers sentimens ramenent ceux qu’ont égarés les premiers. Si, loin de se ranger, il s’obstine, alors seulement on doit sévir contre lui. Telle est certainement la marche pour aller ait bien de la chose; tel est le but de la Loi, tel sera celui d’un sage Gouvernement, qui doit bien moins se proposer de punir l’Auteur, que d’empêcher l’effet de l’ouvrage.* [*Page 25.]

Comment ne le seroit-ce pas pour l’Auteur d’un Livre, puisque l’Ordonnance, qui suit en tout les voies convenables à l’esprit du Christianisme, ne veut pas même qu’on arrête le Dogmatiseur avant d’avoir épuisé tous les moyens possibles pour le ramener an devoir? elle aime mieux courir les risques du mal qu’il peut continuer de faire, que de manquer à la charité. Cherchez, de grâce, comment de cela seul on peut conclure que la même Ordonnance veut qu’on débute contre l’Auteur par un décret de prise de corps.

Cependant l’Auteur des Lettres, après avoir déclaré qu’il retrouvoit assez ses maximes sur cet article dans celles des [260] Représentans, ajoute: mais ces maximes ne sont pas celles de nos Loix; & un moment après il ajoute encore, que ceux qui inclinent à une pleine tolérance pourroient tout an plus critiquer le Conseil de n’avoir pas, dans ce cas, fait taire une Loi dont l’exercice ne leur paroît pas convenable.* [*Page 23.] Cette conclusion doit surprendre, après tant d’efforts pour prouver que la seule Loi, qui paroît s’appliquer à mon délit, ne s’y applique pas nécessairement. Ce qu’on reproche au Conseil, n’est point de n’avoir pas fait taire une Loi qui existe, c’est d’en avoir fait parler une qui n’existe pas.

La Logique employée ici par l’Auteur, me paroît toujours nouvelle. Qu’en pensez-vous, Monsieur? connoissez-vous beaucoup d’argumens dans la forme de celui-ci?

La Loi force le Conseil à sévir contre l’Auteur du Livre?

Et où est-elle cette Loi qui force le Conseil à sévir contre l’Auteur du Livre?

Elle n’existe pas, à la vérité: mais il en existe une autre, qui, ordonnant de traiter avec douceur celui qui dogmatise, ordonne par conséquent de traiter avec rigueur l’Auteur dont elle ne parle point.

Ce raisonnement devient bien plus étrange encore pour qui sait que ce fut comme Auteur & non comme Dogmatiseur que Morelli fut poursuivi; il avoit aussi fait un Livre, & ce fut pour ce Livre seul qu’il fut accusé. Le corps du délit, selon la maxime de notre Auteur, étoit dans le Livre même; l’Auteur n’avoit pas besoin d’être entendu; cependant il le fut, & non-seulement on l’entendit, mais on l’attendit; on suivit de [261] point en point toute la procédure prescrite par ce même article de l’Ordonnance, qu’on nous dit ne regarder ni les Livres ni les Auteurs. On ne brûla même le Livre qu’apres la retraite de l’Auteur; jamais il ne fut décrété, l’on ne parla pas du Bourreau;* [*Ajoutez la circonspection du Magistrat dans toute cette affaire, sa marche lente & graduelle dans la procédure, le rapport du Consistoire, l’appareil du jugement. Les Syndics montent sur leur Tribunal public, ils invoquent le non, de Dieu, ils ont sous leurs yeux la sainte Ecriture; après une mûre délibération, après avoir pris conseil des Citoyens, ils prononcent leur jugement devant le Peuple, afin qu’il en sache les causes; ils le font imprimer & publier, & tout cela pour la simple condamnation d’un Livre, sans flétrissure, sans décret contre l’auteur, opiniâtre & contumax. Ces Messieurs, depuis lors, ont appris à disposer moins cérémonieusement de l’honneur & de la liberté des hommes, & sur-tout des Citoyens: car il est à remarquer que Morelli ne l’étoit pas.] enfin tout cela se fit sous les yeux du Législateur, par les Rédacteurs de l’Ordonnance, au moment qu’elle venoit de passer dans le tems même où régnoit cet esprit de sévérité qui, selon notre Anonyme, l’avoit dictée, & qu’il allègue en justification très-claire de la rigueur exercée aujourd’hui contre moi.

Or écoutez là-dessus la distinction qu’il fait. Après avoir exposé toutes les voies de douceur dont on usa envers Morelli, le tems qu’on lui donna pour se ranger, la procédure lente & réguliere qu’on suivit avant que son Livre fût brûlé, il ajoute: «Toute cette marche est très-sage. Mais en faut-il conclure que dans tous les cas, & dans des cas très-différens, il en faille absolument tenir une semblable? Doit-on procéder contre un homme absent qui attaque la Religion, de la même maniere qu’on procéderoit contre un homme [262] présent qui censure la discipline?* [*Page 17] C’est-à-dire, en d’autres termes, doit-on procéder contre un homme qui n’attaque point les Loix, & qui vit hors de leur jurisdiction, avec autant de douceur que contre un homme qui vit sous leur jurisdiction & qui les attaque?»Il ne sembleroit pas, en effet, que cela dût faire une question. Voici, j’en suis sûr, la premiere fois qu’il a passé par l’esprit humain d’aggraver la peine d’un coupable, uniquement parce que le crime n’a pas été commis dans l’Etat.

«A la vérité, continue-t-il, on remarque dans les Représentations à l’avantage de M. Rousseau, que Morelli avoit écrit contre un point de discipline, au lieu que les Livres de M. Rousseau, au sentiment de ses juges, attaquent proprement la Religion. Mais cette remarque pourroit bien n’être pas généralement adoptée; & ceux qui regardent la Religion comme l’ouvrage de Dieu, & l’appui de la constitution, pourront penser qu’il est moins permis de l’attaquer que des points de discipline, qui, n’étant que l’ouvrage des hommes, peu vent être suspects d’erreurs, & du moins susceptibles d’une infinité de formes & de combinaisons différentes.»* [*Page 18.]

Ce discours, je vous l’avoue, me paroîtroit tout au plus passable dans la bouche d’un Capucin, mais il me choqueroit fort sous la plume d’un Magistrat. Qu’importe que la remarque des Représentans ne soit pas généralement adoptée, [263] si ceux qui la rejettent ne le font que parce qu’ils raisonnent mal?

Attaquer la Religion, est sans contredit un plus grand péché devant Dieu que d’attaquer la discipline. Il n’en est pas de même devant les Tribunaux humains, qui sont établis pour punir les crimes, non les péchés, & qui ne sont pas les vengeurs de Dieu, mais des Loix.

La Religion ne peut jamais faire partie de la Législation, qu’en ce qui concerne les actions des hommes. La Loi ordonne de faire ou de s’abstenir, mais elle ne peut ordonner de croire. Ainsi quiconque n’attaque point la pratique de la Religion n’attaque point la Loi.

Mais la discipline établie par la Loi fait essentiellement partie de la Législation, elle devient Loi elle-même. Quiconque l’attaque, attaque la Loi, & ne tend pas à moins qu’à troubler la constitution de l’Etat. Que cette constitution fût, avant d’être établie, susceptible de plusieurs formes & combinaisons différentes, en est-elle moins respectable & sacrée sous une de ces, formes, quand elle en est une fois revêtue à l’exclusion de toutes les autres; & dès-lors la Loi politique n’est-elle pas constante & fixe, ainsi que la Loi divine?

Ceux donc qui n’adopteroient pas en cette affaire la remarque des Représentans, auroient d’autant plus de tort que cette remarque fut faite par le Conseil, même dans la sentence contre le Livre de Morelli, qu’elle accuse sur-tout de tendre à faire schisme & trouble dans l’Etat, d’une maniere séditieuse; imputation dont il seroit difficile de charger le mien.

[264] Ce que les Tribunaux civils ont à défendre n’est pas l’ouvrage de Dieu, c’est l’ouvrage des hommes; ce n’est pas des âmes qu’ils sont chargés, c’est des corps; c’est de l’Etat, & non de l’Eglise qu’ils sont les vrais gardiens; & lorsqu’ils se mêlent des matieres de Religion, ce n’est qu’autant qu’elles sont du ressort des Loix, autant que ces matieres importent an bon ordre & à la sûreté publique. Voilà les saines maximes de la Magistrature. Ce n’est pas, si l’on veut, la doctrine de la puissance absolue, mais c’est celle de la justice & de la raison. Jamais on ne s’en écartera dans les Tribunaux civils, sans donner dans les plus funestes abus, sans mettre l’Etat en combustion, sans faire des Loix & de leur autorité le plus odieux brigandage. Je suis fâché, pour le Peuple de Geneve, que le Conseil le méprise assez pour l’oser leurrer par de tels discours, dont les plus bornés & les plus superstitieux de l’Europe ne sont plus les dupes. Sur cet article, vos Représentans raisonnent en hommes d’Etat, & vos Magistrats raisonnent en Moines.

Pour prouver que l’exemple de Morelli ne fait pas regle, l’Auteur des Lettres oppose à la procédure faite contre lui celle qu’on lit en 1632 contre Nicolas Antoine, un pauvre fou, qu’à la sollicitation des Ministres le Conseil fit brûler pour le bien de son ame. Ces auto-da-fé n’étoient pas rares jadis à Geneve, & il paroît, par ce qui me regarde, que ces Messieurs ne manquent pas de goût pour les renouveler.

Commençons toujours par transcrire fidélement les passages, pour ne pas imiter la méthode de mes persécuteurs.

«Qu’on voye le proces de Nicolas Antoine. L’Ordonnance [265] ecclésiastique existoit; & on étoit assez près du tems où elle avoit été rédigée pour en connoître l’esprit: Antoine fut-il cité au Consistoire? Cependant, parmi tant de voix qui s’éleverent contre cet Arrêt sanguinaire, & ait milieu des efforts que firent pour le sauver, les gens humains & modérés, y eût-il quelqu’un qui réclamât contre l’irrégularité de la procédure? Morelli fut cité au Consistoire, Antoine ne le fut pas la citation au Consistoire n’est donc pas nécessaire dans tous les cas.»* [*Page 17.]

Vous croirez là-dessus, que le Conseil procéda d’emblée contre Nicolas Antoine comme il a fait contre moi, & qu’il ne fut pas seulement question du Consistoire ni des Ministres: vous allez voir.

Nicolas Antoine ayant été, dans un de ses accès de fureur, sur le point de se précipiter dans le Rhône, le Magistrat se détermina à le tirer dit logis public où il étoit, pour le mettre à l’Hôpital, où les Médecins le traiterent. Il y resta quelque tems, proférant divers blasphêmes contre la Religion Chrétienne. «Les Ministres le voyoient tous les jours, & tâchoient, lorsque sa fureur paroissoit un peu calmée, de le faire revenir de ses erreurs, ce qui n’aboutit à rien, Antoine ayant dit qu’il persisteroit dans ses sentimens jusqu’à la mort, qu’il étoit prêt à souffrir pour la gloire du grand Dieu d’IsraËl. N’ayant pu rien gagner sur lui, ils en informerent le Conseil, où ils le re présenterent pire que Servet, Gentilis, & tous les autres Anti-Trinitaires, concluant [266] à ce qu’il fût mis en chambre clause; ce qui fut exécuté.»* [*Hist. de Geneve, in-12. T. 2. page 550 & suiv. a la note.]

Vous voyez là d’abord pourquoi il ne fut pas cité an Consistoire; c’est qu’étant grievement malade, & entre les moins des Médecins, il lui étoit impossible d’y comparoître. Mais s’il n’alloit pas an Consistoire, le Consistoire ou ses Membres alloient vers lui. Les Ministres le voyoient tous les jours, l’exhortoient tous les jours. Enfin, n’ayant pu rien gagner sur lui, ils le dénoncent au Conseil, le représentent pire que d’autres qu’on avoit punis de mort, requierent qu’il soit mis en prison; & sur leur réquisition cela est exécuté.

En prison même les Ministres firent de leur mieux pour le ramener, entrerent avec lui dans la discussion des divers passages de l’ancien Testament, & le conjurerent, par tout ce qu’ils purent imaginer de plus touchant, de renoncer à ses erreurs:* [*S’il y dit renoncé, eût-il également été brûlé? Selon la maxime de l’Auteur des Lettres, il auroit dû l’être. Cependant il paroît qu’il ne l’auroit pas été; puisque, malgré son obstination, le Magistrat ne laissa pas de consulter les Ministres. Il le regardoit, en quelque sorte, comme étant encore sous leur juridiction.] mais il y demeura ferme. Il le fut aussi devant le Magistrat, qui lui fit subir les interrogatoires ordinaires. Lorsqu’il fut question de juger cette affaire, le Magistrat consulta encore les Ministres, qui comparurent en Conseil au nombre de quinze, tant Pasteurs que Professeurs. Leurs opinions furent partagées; mais l’avis du plus grand nombre fut suivi, & Nicolas exécuté. De sorte que le proces fut tout [267] ecclésiastique, & que Nicolas fut, pour ainsi dire, brûlé par la main des Ministres.

Tel fut, Monsieur, l’ordre de la procédure, dans laquelle l’Auteur des Lettres nous assure qu’Antoine ne fut pas cité an Consistoire: d’où il conclut que cette citation n’est donc pas toujours nécessaire. L’exemple vous paroît-il bien choisi?

Supposons qu’il le soit, que s’en suivra-t-il? Les Représentans concluoient d’un fait en confirmation d’une Loi. l’Auteur des Lettres conclut d’un fait contre cette même Loi. Si l’autorité de chacun de ces deux faits détruit celle de l’autre, reste la Loi dans son entier. Cette Loi, quoique une fois enfreinte, en est-elle moins expresse, & suffiroit-il de l’avoir violée une fois pour avoir droit de la violer toujours?

Concluons à notre tour. Si j’ai dogmatisé, je suis certainement dans le cas de la Loi; si je n’ai pas dogmatisé, qu’a-t-on à me dire? aucune Loi n’a parlé de moi.* [*Rien de ce qui ne blesse aucune Loi naturelle ne devient criminel, que lorsqu’il est défendu par quelque Loi positive. Cette remarque a pour but de faire sentir aux raisonneurs superficiels que mon dilemme est exact.] Donc on a transgressé la Loi qui existe, ou supposé celle qui n’existe pas.

Il est vrai qu’en jugeant l’Ouvrage on n’a pas jugé définitivement l’Auteur. On n’a fait encore que le décréter, & l’on compte cela pour rien. Cela me paroît dur cependant; mais ne soyons jamais injustes, même envers ceux qui le [268] sont envers nous, & ne cherchons point l’iniquité où elle peut ne pas être. Je ne fais point un crime au Conseil, ni même à l’Auteur des Lettres, de la distinction qu’ils mettent entre l’Homme & le Livre, pour se disculper de m’avoir jugé sans m’entendre. Les Juges ont pu voir la chose comme ils la montrent, ainsi je ne les accuse en cela ni de supercherie ni de mauvaise foi. Je les accuse seulement de s’être trompés à mes dépens en un point très-grave: & se tromper pour absoudre est pardonnable; mais se tromper pour punir, est une erreur bien cruelle.

Le Conseil avançoit dans ses réponses, que, malgré la flétrissure de mon Livre, je restois, quant à ma personne, dans toutes mes exceptions & défenses.

Les Auteurs des Représentations répliquent qu’on ne comprend pas quelles exceptions & défenses il reste à un homme déclaré impie, téméraire, scandaleux, & flétri même par la main du Bourreau dans des Ouvrages qui portent son nom.

«Vous supposez ce qui n’est point, dit à cela l’Auteur des Lettres; savoir, que le jugement porte sur celui dont l’Ouvrage porte le nom: mais ce jugement ne l’a pas encore effleuré, ses exceptions & défenses lui restent donc entieres.»* [*Page 21.]

Vous vous trompez vous-même, dirois-je à cet Ecrivain. Il est vrai que le jugement qui qualifie & flétrit le Livre, n’a pas encore attaqué la vie de l’Auteur; mais il a déjà tué son honneur: ses exceptions & défenses lui restent encore [269] entieres pour ce qui regarde la peine afflictive; mais il a déjà reçu la peine infamante: il est déjà flétri & déshonoré, autant qu’il dépend de ses Juges: la seule chose qui leur reste à décider, c’est s’il sera brûlé ou non.

La distinction sur ce point, entre le Livre & l’Auteur, est inepte, puisqu’un Livre n’est pas punissable. Un Livre n’est en lui-même ni impie ni téméraire; ces épithetes ne peuvent tomber que sur la doctrine qu’il contient, c’est-à-dire, sur l’Auteur de cette doctrine. Quand on brûle un Livre, que fait-là le Bourreau? Déshonore-t-il les feuillets du Livre? qui jamais ouit dire qu’un Livre eût de l’honneur?

Voilà l’erreur; en voici la source: un usage mal entendu.

On écrit beaucoup de Livres; on en écrit peu avec un desir sincere d’aller au bien. De cent Ouvrages qui paroissent, soixante au moins ont pour objet & des motifs d’intérêt on d’ambition. Trente autres, dictés par l’esprit de parti, par la haine, vont, à la faveur de l’anonyme, porter dans le Public le poison de la calomnie & de la satire. Dix, petit-être, & c’est beaucoup, sont écrits dans de bonnes vues: on y dit la vérité qu’on sait, on y cherche le bien qu’on aime. Oui; mais où est l’homme à qui l’on pardonne la vérité? Il faut donc se cacher pour la dire. Pour être utile impunément, on lâche son Livre dans le Public, & l’on fait le plongeon.

De ces divers Livres, quelques-uns des mauvais & à-peu-près tous les bons sont dénoncés & proscrits dans les Tribunaux: la raison de cela se voit sans que je la dise. Ce n’est, au surplus, qu’une simple formalité, pour ne pas [270] paroître approuver tacitement ces Livres. Du reste, pourvu que les noms des Auteurs n’y soient pas, ces Auteurs, quoique tout le monde les connoisse & les nomme, ne sont pas connus du Magistrat. Plusieurs même sont dans l’usage d’avouer ces Livres pour s’en faire honneur, & de les renier pour se mettre à couvert; le même homme sera l’Auteur ou ne le sera pas, devant le même homme, selon qu’ils seront à l’audience ou dans un soupé. C’est alternativement oui & non, sans difficulté, sans scrupule. De cette façon la sûreté ne coûte rien à la vanité. C’est-là la prudence & l’habileté que l’Auteur des Lettres me reproche de n’avoir pas eue, & qui pourtant n’exige pas, ce me semble, que pour l’avoir, on se mette en grands frais d’esprit.

Cette maniere de procéder contre des Livres anonymes, dont on ne veut pas connoître les Auteurs, est devenue un usage judiciaire. Quand on veut sévir contre le Livre, on le brûle, parce qu’il n’y a personne à entendre, & qu’on voit bien que l’Auteur qui se cache n’est pas d’humeur à l’avouer; sauf à rire le soir avec lui-même des informations qu’on vient d’ordonner le matin contre lui. Tel est l’usage.

Mais lorsqu’un Auteur mal-adroit, c’est-à-dire, un Auteur qui connoît son devoir, qui le veut remplir, se croit obligé de ne rien dire au Public qu’il ne l’avoue, qu’il ne se nomme, qu’il ne se montre pour en répondre, alors l’équité, qui ne doit pas punir comme un crime la mal-adresse d’un homme d’honneur, veut qu’on procede avec lui d’une autre maniere; elle veut qu’on ne sépare point la cause du Livre de celle de l’homme, puisqu’il déclare, en mettant son nom [271] ne les vouloir point séparer; elle veut qu’on ne juge l’ouvrage, qui ne peut répondre, qu’apres avoir oui l’Auteur qui répond pour lui. Ainsi, bien que condamner un Livre anonyme, soit en effet ne condamner que le Livre, condamner un Livre qui porte le nom de l’Auteur, c’est condamner l’Auteur même; & quand on ne l’a point mis à portée de répondre, c’est le juger sans l’avoir entendu.

L’assignation préliminaire, même, si l’on veut, le décret de prise de corps, est donc indispensable en pareil cas avant de procéder au jugement du Livre: & vainement diroit-on, avec l’Auteur des Lettres, que le délit est évident, qu’il est dans le Livre même, cela ne dispense point de suivre la forme judiciaire qu’on suit dans les plus grands crimes, dans les plus avérés, dans les mieux prouvés. Car quand toute la Ville auroit vu un homme en assassiner un autre, encore ne jugeroit-on point l’assassin sans l’entendre, ou sans l’avoir mis à portée d’être entendu.

Et pourquoi cette franchise d’un Auteur qui se nomme, tourneroit-elle ainsi contre lui? Ne doit-elle pas, au contraire, lui mériter des égards? Ne doit-elle pas imposer aux Juges plus de circonspection que s’il ne se fût pas nommé? Pourquoi, quand il traite des questions hardies, s’exposeroit-il ainsi, s’il ne se sentoit rassuré contre les dangers par des raisons qu’il petit alléguer en sa faveur, & qu’on petit présumer, sur sa conduite même, valoir la peine d’être entendues? L’Auteur des Lettres aura beau qualifier cette conduite d’imprudence & de mal-adresse, elle n’en est pas moins celle d’un homme d’honneur, qui voit son devoir où d’autres [272] voient cette imprudence, qui sent n’avoir rien à craindre de quiconque voudra procéder avec lui justement, & qui regarde comme une lâcheté punissable de publier des choses qu’on ne veut pas avouer.

S’il n’est question que de la réputation d’Auteur, a-t-on besoin de mettre son nom à son Livre? Qui ne sait comment on s’y prend pour en avoir tout l’honneur sans rien risquer, pour s’en glorifier sans en répondre, pour prendre un air humble à force de vanité? De quels Auteurs d’une certaine volée, ce petit tour d’adresse est-il ignoré? Qui d’entre eux ne soit qu’il est même au-dessous de la dignité de se nommer, comme si chacun ne devoit pas, en lisant l’Ouvrage, deviner le grand homme qui l’a composé?

Mais ces Messieurs n’ont vu que l’usage ordinaire; &, loin de voir l’exception qui faisoit en ma faveur, ils l’ont fait servir contre moi. Ils devoient brûler le Livre sans faire mention de l’Auteur; ou, s’ils en vouloient à l’Auteur, attendre qu’il fût présent ou contumax pour brûler le Livre. Mais point; ils brûlent le Livre comme si l’Auteur n’étoit pas connu, & décretent l’Auteur comme si le Livre n’étoit pas brûlé. Me décréter après m’avoir diffamé! Que me vouloient-ils donc encore? que me réservoient-ils de pis dans la suite? Ignoroient-ils que l’honneur d’un honnête homme lui est plus cher que la vie? Quel mal reste-t-il à lui faire quand on a commencé par le flétrir? Que me sert de me présenter innocent devant les Juges, quand le traitement qu’ils me font avant de m’entendre, est la plus cruelle peine qu’ils pourroient m’imposer si j’étois jugé criminel?

[273] On commence par me traiter à tous égards comme un malfaiteur, qui n’a plus d’honneur à perdre, & qu’on ne petit punit désormois que dans son corps; & puis on dit tranquillement que je reste dans toutes mes exceptions & défenses! Mais comment ces exceptions & défenses effaceront-elles l’ignominie & le mal qu’on m’aura fait souffrir d’avance & dans mon Livre & dans ma personne, quand j’auroi été promené dans les rues par des Archers, quand aux maux qui m’accablent, on aura pris soin d’ajouter les rigueurs de la prison? Quoi donc! pour être juste doit-on confondre dans la même classe & dans le même traitement toutes les fautes & tous les hommes? Pour un acte de franchise, appelé maladresse, faut-il débuter par traîner un Citoyen sans reproche dans les prisons comme un scélérat? Et quel avantage aura donc devant les Juges l’estime publique & l’intégrité de la vie entiere, si cinquante ans d’honneur vis-à-vis du moindre indice* [*Il y auroit, à l’examen, beaucoup à rabattre des présomptions que l’Auteur des Lettres affecte d’accumuler contre moi. Il dit, par exemple, que les Livres déférés paroissoient sous le même format que mes autres Ouvrages. Il est vrai qu’ils étoient in-douze & in-octavo: sous quel format sont donc ceux des autres Auteurs? Il ajoute qu’ils étoient imprimés par le même Libraire; voilà ce qui n’est pas. L’émile fut imprimé par des Libraires différens du mien, & avec des caracteres qui n’avoient servi à nul autre de mes Ecrits. Ainsi l’indice qui résultoit de cette confrontation, n’étoit point contre moi, il étoit à ma décharge.] ne sauvent un homme d’aucun affront?

«La comparaison d’émile & du Contrat Social avec d’autres Ouvrages qui ont été tolérés, & la partialité qu’on en prend occasion de reprocher au Conseil, ne me semblent [274] pas fondées. Ce ne seroit pas bien raisonner que de prétendre qu’un Gouvernement, parcequ’il auroit une fois dissimulé, seroit obligé de dissimuler toujours: si c’est une négligence, on peut la redresser; si c’est un silence forcé par les circonstances ou par la politique, il y auroit peu de justice a en faire la matiere d’un reproche. Je ne prétends point justifier les Ouvrages désignés dans les Représentations; mais, en conscience, y a-t-il parité entre des Livres où l’on trouve des traits épars & indiscrets contre la Religion, & des Livres où sans détour, sans ménagement, on l’attaque dans ses dogmes, dans sa morale, dans son influence sur la Société civile? Faisons impartialement la comparaison de ces Ouvrages, jugeons-en par l’impression qu’ils ont faite dans le monde: les uns s’impriment & se débitent par-tout; on sait comment y ont été reçus les autres.»* [*Page 23 & 24.]

J’ai cru devoir transcrire d’abord ce paragraphe en entier. Je le reprendrai maintenant par fragmens. Il mérite un peu d’analyse.

Que n’imprime-t-on pas à Geneve; que n’y tolere-t-on pas? Des Ouvrages qu’on a peine à lire sans indignation s’y débitent publiquement; tout le monde les lit, tout le monde les aime; les Magistrats se taisent, les Ministres sourient; l’air austere n’est plus du bon air. Moi seul & mes Livres avons mérité l’animadversion du Conseil; & quelle animadversion! L’on ne peut même l’imaginer plus violente ni plus terrible. [275] Mon Dieu! je n’aurois jamais cru d’être un si grand scélérat!

La comparaison d’Emile & du Contrat Social avec d’autres Ouvrages tolérés, ne me semble pas fondée. Ah! je l’espere.

Ce ne seroit pas bien raisonner de prétendre qu’un Gouvernement, parcequ’il auroit une fois dissimulé, seroit obligé de dissimuler toujours. Soit; mais voyez les tems, les lieux, les personnes; voyez les Ecrits sur lesquels on dissimule, & ceux qu’on choisit pour ne plus dissimuler; voyez les Auteurs qu’on fête à Geneve, & voyez ceux qu’on y poursuit.

Si c’est une négligence, on peut la redresser. On le pouvoit, on l’auroit dû; l’a-t-on fait? Mes Ecrits & leur Auteur ont été flétris sans avoir mérité de l’être; & ceux qui l’ont mérité ne sont pas moins tolérés qu’auparavant. L’exception n’est que pour moi seul.

Si c’est un silence forcé par les circonstances & par la politique, il y auroit peu de justice à en faire la matiere d’un reproche. Si l’on vous force à tolérer des Ecrits punissables, tolérez donc aussi ceux qui ne le sont pas. La décence au moins exige qu’on cache au Peuple ces choquantes acceptions de personnes, qui punissent le foible innocent des fautes du puissant coupable. Quoi! ces distinctions scandaleuses sont-elles donc des raisons, & feront-elles toujours des dupes? Ne diroit-on pas que le sort de quelques satires obscenes intéresse beaucoup les Potentats, & que votre Ville va être écrasée si l’on n’y tolere, si l’on n’y imprime, si l’on n’y vend publiquement ces mêmes ouvrages qu’on proscrit dans le pays des Auteurs? [276] Peuples, combien on vous en fait accroire, en faisant si souvent intervenir les Puissances pour autoriser le mal qu’elles ignorent, & qu’on veut faire en leur nom!

Lorsque j’arrivai dans ce pays, on eût dit que tout le Royaume de France étoit à mes trousses. On brûle mes Livres à Geneve; c’est pour complaire à la France. On m’y décrete; la France le veut ainsi. L’on me fait chasser du Canton de Berne: c’est la France qui l’a demandé. L’on me poursuit jusque dans ces Montagnes; si l’on m’en eût pu chasser, c’eût encore été la France. Forcé par mille outrages, j’écris une Lettre apologétique. Pour le coup tout étoit perdu. J’étois entouré, surveillé; la France envoyoit des espions pour me guetter, des Soldats pour m’enlever, des brigands pour m’assassiner; il étoit même imprudent de sortir de ma maison. Tous les dangers me venoient toujours de la France, du Parlement, du Clergé, de la Cour même; on ne vit de la vie un pauvre barbouilleur de papier devenir, pour son malheur, un homme aussi important. Ennuyé de tant de bêtises, je vais en France; je connoissois les François, & j’étois malheureux! On m’accueille, on me caresse, je reçois mille honnêtetés, & il ne tient qu’à moi d’en recevoir davantage. Je retourne tranquillement chez moi. L’on tombe des nues; on n’en revient pas; on blâme fortement mon étourderie, mais on cesse de me menacer de la France: on a raison. Si jamais des assassins daignent terminer mes souffrances, ce n’est sûrement pas de ce pays-là qu’ils viendront.

Je ne confonds point les diverses causes de mes disgrâces; je sais bien discerner celles qui sont l’effet des circonstances, [277] l’ouvrage de la triste nécessité, de celles qui me viennent uniquement de la haine de mes ennemis. Eh! plût à Dieu que je n’en eusse pas plus à Geneve qu’en France, & qu’ils n’y fussent pas plus implacables! Chacun sait aujourd’hui d’où sont partis les coups qu’on m’a portés, & qui m’ont été les plus sensibles. Vos gens me reprochent mes malheurs comme s’ils n’étoient pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruelle que de me faire un crime à Geneve des persécutions qu’on me suscitoit dans la Suisse, & de m’accuser de n’être admis nulle part, en me faisant chasser de par-tout? Faut-il que je reproche à l’amitié qui m’appella dans ces Contrées, le voisinage de mon pays? J’ose en attester tous les Peuples de l’Europe; y en a-t-il un seul, excepté la Suisse, où je n’eusse pas été reçu même avec honneur? Toutefois dois-je me plaindre du choix de ma retraite? Non, malgré tant d’acharnement & d’outrages, j’ai plus gagné que perdu; j’ai trouvé un homme. Ame noble & grande! ô George Keith! mon protecteur, mon ami, mon pere! où que vous soyez, où que j’acheve mes tristes jours, & dusse-je ne vous revoir de ma vie, non, je ne reprocherai point an Ciel mes miseres; je leur dois votre amitié.

En conscience, y a-t-il parité entre les Livres où l’on trouve quelques traits épars & indiscrets contre la Religion, & des Livres où, sans détour, sans ménagement, on l’attaque dans ses dogmes, dans sa morale, dans influence sur la Société?

En conscience!... il ne siéroit pas à un impie tel que moi d’oser parler de conscience... sur-tout vis-à-vis de ces bons [278] Chrétiens... ainsi je me tais... C’est pourtant une singuliere conscience que celle qui fait dire à des Magistrats; nous souffrons volontiers qu’on blasphême, mais nous ne souffrons pas qu’on raisonne! Otons, Monsieur, la disparité des sujets; c’est avec ces mêmes façons de penser que les Athéniens applaudissoient aux impiétés d’Aristophane, & firent mourir Socrate.

Une des choses qui me donnent le plus de confiance dans mes principes, c’est de trouver leur application toujours juste dans les cas que j’avois le moins prévus; tel est celui qui se présente ici. Une des maximes qui découlent de l’analyse que j’ai faite de la Religion & de ce qui lui est essentiel, est que les hommes ne doivent se mêler de celle d’autrui qu’en ce qui les intéresse, d’où il suit qu’ils ne doivent jamais punir des offenses* [*Notez que je me sers de ce mot offenser Dieu, selon l’usage, quoique je sois très-éloigné de l’admettre dans son sens propre, & que je le trouve très-mal appliqué; comme si quelque être que ce soit, un homme, un Ange, le Diable même pouvoit jamais offenser Dieu. Le mot que nous rendons par offenses est traduit comme presque tout le reste du texte sacré; c’est tout dire. Des hommes enfarinés de leur théologie ont rendu & défiguré ce Livre admirable selon leurs petites idées, & voilà de quoi l’on entretient la folie & le fanatisme du Peuple. Je trouve très sage la circonspection de l’Eglise Romaine sur les traductions de l’Ecriture en langue vulgaire; & comme il n’est pas nécessaire de proposer toujours an Peuple les méditations voluptueuses du Cantique des Cantiques, ni les malédictions continuelles de David contre ses ennemis, ni les subtilités de St. Paul sur la grâce, il est dangereux de lui proposer la sublime morale de l’Evangile dans des termes qui ne rendent pas exactement le sens de l’Auteur; car pour peu qu’on s’en écarte en prenant une autre route, on va très-loin.] faites uniquement à Dieu, qui saura bien les punir lui-même. Il faut honorer la Divinité, & ne la venger [279] jamais, disent, après Montesquieu, les Représentans: ils ont raison. Cependant les ridicules outrageans, les impiétés grossieres, les blasphêmes contre la Religion sont punissables, jamais les raisonnements. Pourquoi cela? Parce que, dans ce premier cas, on n’attaque pas seulement la Religion, mais ceux qui la professent; on les insulte, on les outrage dans leur culte, on marque un mépris révoltant pour ce qu’ils respectent, & par conséquent pour eux. De tels outrages doivent être punis par les Loix, parcequ’ils retombent sur les hommes, & que les hommes ont droit de s’en ressentir. Mais où est le mortel sur la terre qu’un raisonnement doive offenser? Où est celui qui peut se fâcher de ce qu’on le traite en homme, & qu’on le suppose raisonnable? si le raisonneur se trompe ou nous trompe, & que vous vous intéressiez à lui ou à nous, montrez-lui soit tort, désabusez-nous, battez-le de ses propres armes. Si vous n’en voulez pas prendre la peine, ne dites rien, ne l’écoutez pas, laissez-le raisonner ou déraisonner, & tout est fini sans bruit, sans querelle, sans insulte quelconque pour qui que ce soit. Mais sur quoi peut-on fonder la maxime contraire de tolérer la raillerie, le mépris, l’outrage, & de punir la raison? la mienne s’y perd.

Ces Messieurs voient si souvent M. de Voltaire. Comment ni leur a-t-il point inspiré cet esprit de tolérance qu’il prêche sans cesse, & dont il a quelquefois besoin. S’ils l’eussent un peu consulté dans cette affaire, il me paroît qu’il eût pu leur parler à-peu-près ainsi.

«Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs qui font du mal, ce sont les caffards. La Philosophie peut aller son [280] train sans risque, le Peuple ne l’entend pas ou la laisse dire, & lu rend tout le dédain qu’elle a pour lui. Raisonner, est de toutes les folies des hommes celle qui nuit le moins au Genre-humain, & l’on voit même des gens sages entichés parfois de cette folie-là. Je ne raisonne pas, moi, cela est vrai, mais d’autres raisonnent; quel mal en arrive-t-il? Voyez, tel, tel, & tel Ouvrage; n’y a-t-il que des plaisanteries dans ces Livres-là? Moi-même enfin, si je ne raisonne pas, je fais mieux, je fais raisonner mes Lecteurs. Voyez mon chapitre des Juifs; voyez le même chapitre plus développé dans le Sermon des Cinquante. Il y a là du raisonnement ou l’équivalent, je pense. Vous conviendrez aussi qu’il a peu de détour, & quelque chose de plus que des traits épars & indiscrets.»

«Nous avons arrangé que mon grand crédit à la Cour & ma toute-puissance prétendue vous serviroient de prétexte pour laisser courir en paix les jeux badins de mes vieux ans: cela est bon, mais ne brûlez pas pour cela des Ecrits plus graves; car alors cela seroit trop choquant.»

«J’ai tant prêché la tolérance! Il ne faut pas toujours l’exiger des autres, & n’en jamais user avec eux. Ce pauvre homme croit en Dieu? passons-lui cela, il ne fera pas secte. Il est ennuyeux? Tous les raisonneurs le sont. Nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupes; du reste, que nous importe? Si l’on brûloit tous les Livres ennuyeux, que deviendroient les Bibliotheques? & si l’on brûloit tous les gens ennuyeux, il faudroit faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laissons raisonner ceux qui [281] nous laissent plaisanter; ne brûlons ni Gens ni Livres, & restons en paix; c’est mon avis.» Voilà, selon moi, ce qu’eût pu dire d’un meilleur ton M. de Voltaire, & ce n’eût pas été là, ce me semble, le plus mauvais conseil qu’il auroit donné.

Faisons impartialement, la comparaison de ces Ouvrages; jugeons-en par l’impression qu’ils ont faite dans le monde. J’y consens de tout mon cœur. Les uns s’impriment & se débitent par-tout. On soit comment y ont été reçus les autres.

Ces mots, les uns & les autres, sont équivoques. Je ne dirai pas sous lesquels l’Auteur entend mes Ecrits: mais ce que je puis dire, c’est qu’on les imprime dans tous les pays, qu’on les traduit dans toutes les Langues, qu’on a même fait à la fois deux traductions de l’émile, à Londres, honneur que n’eut jamais aucun autre Livre, excepté l’Héloise, au moins que je sache. Je dirai, de plus, qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, même en Italie, on me plaint, on m’aime, on voudroit m’accueillir, & qu’il n’y a par-tout qu’un cri d’indignation contre le Conseil de Geneve. Voilà ce que je sais du sort de mes Ecrits; j’ignore celui des autres.

Il est tems de finir. Vous voyez, Monsieur, que dans cette lettre & dans la précédente, je me suis supposé coupable; mais dans les trois premieres, j’ai montré que je ne l’étois pas. Or jugez de ce qu’une procédure injuste contre un coupable doit être contre un innocent!

Cependant ces Messieurs, bien déterminés à laisser subsister [282] cette procédure, ont hautement déclaré que le bien de la Religion ne leur permettoit pas de reconnoître leur tort, ni l’honneur du Gouvernement de réparer leur injustice. Il faudroit un Ouvrage entier pour montrer les conséquences de cette maxime, qui consacre & change en arrêt du destin toutes les iniquités des Ministres des Loix. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit encore, & je ne me suis proposé jusqu’ici que d’examiner si l’injustice avoit été commise, & non si elle devoit être réparée. Dans le cas de l’affirmative, nous verrons ci-après quelle ressource vos Loix se sont ménagée pour remédier à leur violation. En attendant, que faut-il penser de ces Juges inflexibles, qui procedent dans leurs jugemens aussi légerement que s’ils ne tiroient point à conséquence, & qui les maintiennent avec autant d’obstination que s’ils y avoient apporté le plus mûr examen?

Quelque longues qu’aient été ces discussions, j’ai cru que leur objet volts donneroit la patience de les suivre; j’ose même dire que vous le deviez, puisqu’elles sont autant l’apologie de vos Loix que la mienne. Dans un pays libre & dans une Religion raisonnable, la Loi qui rendroit criminel un Livre pareil au mien seroit une Loi funeste, qu’il faudroit se hâter d’abroger pour l’honneur & le bien de l’Etat. Mais, grâce an Ciel, il n’existe rien de tel parmi vous, comme je viens de le prouver, & il vaut mieux que l’injustice dont je suis la victime soit l’ouvrage dit Magistrat que des Loix; car les erreurs des hommes sont passageres, mais celles des Loix durent autant qu’elles. Loin que l’ostracisme qui m’exile à jamais de mon pays soit l’ouvrage [283] de mes fautes, je n’ai jamais mieux rempli mon devoir de Citoyen qu’au moment que je cesse de l’être, & j’en aurois mérité le titre par l’acte qui m’y fait renoncer.

Rappelez-vous ce qui venoit de se passer, il y avoit peu d’années, an sujet de l’Article Geneve de M. d’Alembert. Loin de calmer les murmures excités par cet Article, l’Ecrit publié par les Pasteurs l’avoit augmenté, & il n’y a personne qui ne sache que mon Ouvrage leur fit plus de bien que le leur. Le parti Protestant, mécontent d’eux, n’éclatoit pas, mais il pouvoit éclater d’un moment à l’autre; & malheureusement les Gouvernemens s’alarment de si peu de chose en ces matieres, que les querelles des Théologiens, faites pour tomber dans l’oubli d’elles-mêmes, prennent toujours de l’importance par celle qu’on leur veut donner.

Pour moi, je regardois comme la gloire & bonheur de la Patrie d’avoir un Clergé animé d’un esprit si rare dans son ordre, & qui, sans s’attacher à la doctrine purement spéculative, rapportoit tout à la morale & aux devoirs de l’homme & du Citoyen. Je pensois que, sans faire directement son apologie, justifier les maximes que je lui supposois & prévenir les censures qu’on en pourroit faire, étoit un service à rendre à l’Etat. En montrant que ce qu’il négligeoit n’étoit ni certain ni utile, j’espérois contenir ceux qui voudroient lui en faire un crime: sans le nommer, sans le désigner, sans compromettre son orthodoxie, c’étoit le donner en exemple aux autres Théologiens.

L’entreprise étoit hardie, mais elle n’étoit pas téméraire; & sans des circonstances qu’il étoit difficile de prévoir, elle [284] devoit naturellement réussir. Je n’étois pas seul de ce sentiment; des gens très-éclairés, d’illustres Magistrats même pensoient comme moi. Considérez l’état religieux de l’Europe au moment où je publiai mon Livre, & vous verrez qu’il étoit plus que probable qu’il seroit par-tout accueilli. La Religion décréditée en tout lieu par la Philosophie, avoit perdu son ascendant jusque sur le Peuple. Les Gens d’Eglise, obstinés à l’étayer par son côté foible, avoient laissé miner tout le reste, & l’édifice entier, portant à faux, étoit prêt à s’écrouler. Les controverses avoient cessé parce qu’elles n’intéressoient plus personne, & la paix régnoit entre les différens partis, parce que nul ne se soucioit plus du sien. Pour ôter les mauvaises branches, on avoit abattu l’arbre; pour le replanter, il faloît n’y laisser que le tronc.

Quel moment plus heureux pour établir solidement la paix universelle, que celui où l’animosité des partis suspendue laissoit tout le monde en état d’écouter la raison? A qui pouvoit déplaire un Ouvrage, où sans blâmer, du moins sans exclure personne, on faisoit voir qu’au fond tous étoient d’accord; que tant de dissentions ne s’étoient élevées, que tant de sang n’avoit été versé que pour des mal-entendus; que chacun devoit rester en repos dans son culte, sans troubler celui des autres; que par-tout on devoit servir Dieu, aimer soit Prochain, obéir aux Loix, & qu’en cela seul consistoit l’essence de toute bonne Religion? C’étoit établir à-la-fois la liberté philosophique & la piété religieuse; c’étoit concilier l’amour de l’ordre & les égards pour les préjugés d’autrui; c’étoit, sans détruire les divers partis, les ramener [285] tous au terme commun de l’humanité & de la raison; loin d’exciter des querelles, c’étoit couper la racine à celles qui germent encore, & qui renaîtront infailliblement d’un jour à l’autre, lorsque le zele du fanatisme, qui n’est qu’assoupi, se réveillera: c’étoit, en un mot, dans ce siecle pacifique par indifférence, donner à chacun des raisons très-fortes d’être toujours ce qu’il est maintenant sans savoir pourquoi.

Que de maux tout prêts à renaître n’étoient point prévenus si l’on m’eût écouté! Quels inconvéniens étoient attachés à cet avantage? Pas un, non, pas un. Je défie qu’on m’en montre un seul probable & même possible, si ce n’est l’impunité des erreurs innocentes, & l’impuissance des persécuteurs. Eh! comment se peut-il qu’apres tant de tristes expériences, & dans un siecle si éclairé, les Gouvernemens n’aient pas encore appris à jeter & briser cette arme terrible, qu’on ne peut manier avec tant d’adresse qu’elle ne coupe la main qui s’en veut servir? L’abbé de Saint-Pierre vouloit qu’on ôtât les Ecoles de Théologie, & qu’on soutînt la Religion. Quel parti prendre pour parvenir sans bruit à ce double objet, qui, bien vu, se confond en un? Le parti que j’avois pris.

Une circonstance malheureuse, en arrêtant l’effet de mes bons desseins, a rassemblé sur ma tête tous les maux dont je voulois délivre r le Genre-humain. Renaîtra-t-il jamais un autre ami de la vérité que mon sort n’effraye pas? je l’ignore. Qu’il soit plus sage, s’il a le même zele; en sera-t-il plus heureux? J’en doute. Le moment que j’avois saisi, puisqu’il est manqué, ne reviendra plus. Je souhaite de tout mon [286] cœur que le Parlement de Paris ne se repente pas un jour lui-même d’avoir remis dans la main de la superstition le poignard que j’en faisois tomber.

Mais laissons les lieux & les tems éloignés, & retournons à Geneve. C’est là que je veux vous ramener par une derniere observation, que vous êtes bien a portée de faire, & qui doit certainement vous frapper. Jettez les yeux sur ce qui se passe autour de vous. Quels sont ceux qui me poursuivent, quels sont ceux qui me défendent? Voyez parmi les Représentans l’élite de vos Citoyens, Geneve en a-t-elle de plus estimables? Je ne veux point parler de mes persécuteurs; à Dieu ne plaise que je souille jamais ma plume & ma cause des traits de la satire; je laisse sans regret cette arme à mes ennemis; mais comparez & jugez vous-même. De quel côté sont les mœurs, les vertus, la solide piété, le plus vrai patriotisme? Quoi! J’offense les Loix, & leurs plus zélés défenseurs sont les miens! J’attaque le Gouvernement, & les meilleurs Citoyens m’approuvent! J’attaque la Religion, & j’ai pour moi ceux qui ont le plus de Religion! Cette seule observation dit tout; elle seule montre mon vrai crime, & le vrai sujet des mes disgrâces. Ceux qui me haissent & m’outragent, font mon éloge en dépit d’eux. Leur haine s’explique d’elle-même. Un Genevois peut-il s’y tromper?

[287]

SIXIEME LETTRE

Encore une lettre, Monsieur, & vous êtes délivré de moi. mais je me trouve, en la commençant, dans une situation bien bizarre: obligé de l’écrire, & ne sachant de quoi la remplir. Concevez-vous qu’on ait à se justifier d’un crime qu’on ignore, et qu’il faille se défendre sans savoir de quoi l’on est accusé? C’est pourtant ce que j’ai à faire au sujet des Gouvernements. Je suis, non pas accusé, mais jugé, mais flétri, pour avoir publié deux Ouvrages téméraires, scandaleux, impies, tenants à détruire la Religion chrétienne & tous les Gouvernemens. Quant à la religion, nous avons eu du moins quelque prise pour trouver ce qu’on a voulu dire, & nous avons examiné. Mais, quant aux Gouvernemens, rien ne peut nous fournir le moindre indice. On a toujours évité toute espèce d’explication sur ce point: on n’a jamais voulu dire en quel lieu j’entreprenois ainsi de les détruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien de ce qui peut constater que le délit n’est pas imaginaire. C’est comme si l’on jugeoit quelqu’un pour avoir tué un homme, sans dire ni où, ni qui, ni quand: pour un meurtre abstrait. à l’inquisition, l’on force bien l’accusé de deviner de quoi on l’accuse; mais on ne le juge pas sans dire sur quoi.

L’Auteur des Lettres écrites de la Campagne évite avec le même soin de s’expliquer sur ce prétendu délit; il joint également la Religion & les Gouvernemens dans la même [288] accusation générale; puis, entrant en matière sur la religion, il déclare vouloir s’y borner, & il tient parole. Comment parviendrons-nous à vérifier l’accusation qui regarde les Gouvernemens, si ceux qui l’intentent refusent de dire sur quoi elle porte?

Remarquez même comment, d’un trait de plume, cet Auteur change l’état de la question. Le Conseil prononce que mes Livres tendent à détruire tous les Gouvernements; l’Auteur des Lettres dit seulement que les Gouvernemens y sont livrés à la plus audacieuse critique. Cela est fort différent. Une critique, quelque audacieuse qu’elle puisse être, n est point une conspiration. Critiquer ou blâmer quelques Loix n’est pas renverser toutes les Loix. Autant vaudroit accuser quelqu’un d’assassiner les malades, lorsqu’il montre les fautes des Médecins.

Encore une fois, que répondre à des raisons qu’on ne veut pu dire? Comment se justifier contre un jugement porté sans motifs? Que, sans preuve de part ni d’autre, ces Messieurs disent que je veux renverser tous les Gouvernemens; & que je dise, moi, que je ne veux pas renverser tous les Gouvernements; il y a dans ces assertions parité exacte, excepté que le préjugé est pour moi: car il est à présumer que je sois mieux que personne ce que je veux faire.

Mais où la parité manque, c’est dans l’effet de l’assertion. Sur la leur, mon Livre est brûlé, ma personne est décrétée; & ce que j’affirme ne rétablit rien. Seulement, si je prouve que l’accusation est fausse & le jugement inique, l’affront qu’ils m’ont fait retourne à eux-mêmes: le décret, le bourreau, [289] tout y devroit retourner; puisque nul ne détruit si radicalement le Gouvernement que celui qui en tire un usage directement contraire à la fin pour laquelle il est institué.

Il ne suffit pas que j’affirme, il faut que je prouve; & c’est ici qu’on voit combien est déplorable le sort d’un particulier soumis à d’injustes magistrats, quand ils n’ont rien à craindre du souverain, & qu’ils se mettent au-dessus des Loix. D’une affirmation sans preuve, ils font une démonstration; voilà l’innocent puni. Bien plus, de sa défense même ils lui font un nouveau crime; & il ne tiendroit pas à eux de le punir encore d’avoir prouvé qu’il étoit innocent.

Comment m’y prendre pour montrer qu’ils n’ont pas dit vrai? pour prouver que je ne détruis point les Gouvernements? Quelque endroit de mes Ecrits que je défende, ils diront que ce n’est pas celui-là, qu’ils ont condamné, quoiqu’ils aient condamné tout, le bon comme le mauvais, sans nulle distinction. Pour ne leur laisser aucune défaite, il faudroit donc tout reprendre, tout suivre d’un bout à l’autre, Livre à Livre, page à page, ligne à ligne, & presque enfin mot à mot. Il faudroit de plus examiner tous les Gouvernemens du monde, puisqu’ils disent que je les détruis tous. Quelle entreprise! Que d’années y faudroit-il employer! Que d’in-folios faudroit-il écrire! &, après cela, qui les liroit?

Exigez de moi ce qui est faisable. Tout homme sensé doit se contenter de ce que j’ai à vous dire: vous ne voulez sûrement rien de plus.

De mes deux Livre s, brûlés à la fois sous des imputations [290] communes, il n’y en a qu’un qui traite du Droit politique & des matières de gouvernement. Si l’autre en traite, ce n’est que dans un extrait du premier. Ainsi je suppose que c’est sur celui-ci seulement que tombe l’accusation. Si cette accusation portoit sur quelque passage particulier, on l’auroit cité sans doute; on en auroit du moins extrait quelque maxime, fidèle ou infidèle, comme on a fait sur les points concernant la religion.

C’est donc le système établi dans le corps de l’ouvrage qui détruit les Gouvernements: il ne s’agit donc que d’exposer ce système, ou de faire une analyse du Livre; & si nous n’y voyons évidemment les principes destructifs dont il s’agit, nous saurons du moins où les chercher dans l’ouvrage, en suivant la méthode de l’auteur.

Mais, Monsieur, si, durant cette analyse, qui sera courte, vous trouvez quelque conséquence à tirer, de grâce, ne vous pressez pas. Attendez que nous en raisonnions ensemble. Après cela, vous y reviendrez, si vous voulez.

Qu’est-ce qui fait que l’état est un? C’est l’union de ses membres. & d’où naît l’union de ses membres? De l’obligation qui les lie. Tout est d’accord jusqu’ici.

Mais quel est le fondement de cette obligation? Voilà où les Auteurs se divisent. Selon les uns, c’est la force; selon d’autres, l’autorité paternelle; selon d’autres, la volonté de Dieu. Chacun établit son principe, & attaque celui des autres. Je n’ai pas moi-même fait autrement: &, suivant la plus saine partie de ceux qui ont discuté ces matières, j’ai posé pour fondement du Corps politique la convention [291] de ses membres; j’ai réfuté les principes différens du mien.

Indépendamment de la vérité de ce principe, il l’emporte sur tous les autres par la solidité du fondement qu’il établit; car quel fondement plus sûr peut avoir l’obligation parmi les hommes, que le libre engagement de celui qui s’oblige? On peut disputer tout autre principe;* [*Même celui de la volonté de Dieu, du moins quant à l’application. Car, bien qu’il soit clair que, ce que Dieu veut, l’homme doit le vouloir, il n’est pas clair que Dieu veuille qu’on préfère tel Gouvernement à tel autre, ni qu’on obéisse à Jacques plutôt qu’à Guillaume. Or, voilà de quoi il s’agit] on ne sauroit disputer celui-là.

Mais par cette condition de la liberté, qui en renferme d’autres, toutes sortes d’engagemens ne sont pas valides, même devant les Tribunaux humains. Ainsi, pour déterminer celui-ci, l’on doit en expliquer la nature; on doit en trouver l’usage & la fin; on doit prouver qu’il est convenable à des hommes, & qu’il n’a rien de contraire aux Loix naturelles. Car il n’est pas plus permis d’enfreindre les Loix naturelles par le Contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les Loix positives par les contrats des particuliers; & ce n’est que par ces Loix mêmes qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement.

J’ai pour résultat de cet examen, que l’établissement du Contrat social est un pacte d’une espèce particulière, par lequel chacun s’engage envers tous; d’où s’ensuit l’engagement réciproque de tous envers chacun, qui est l’objet immédiat de l’union.

Je dis que cet engagement est d’une espèce particulière, [292] en ce qu’étant absolu, sans condition, sans réserve, il ne peut toutefois être injuste ni susceptible d’abus; puisqu’il n’est pas possible que le corps se veuille nuire à lui-même, tant que le tout ne veut que pour tous.

Il est encore d’une espèce particulière, en ce qu’il lie les contractans sans les assujettir à personne; & qu’en leur donnant leur seule volonté pour règle il les laisse aussi libres qu’auparavant.

La volonté de tous est donc l’ordre, la règle suprême; & cette règle générale & personnifiée est ce que j’appelle le souverain.

Il suit de là que la souveraineté est indivisible, inaliénable, & qu’elle réside essentiellement dans tous les membres du Corps.

Mais comment agit cet être abstrait & collectif? Il agit par des Loix, & il ne sauroit agir autrement.

Et qu’est-ce qu’une loi? C’est une déclaration publique & solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun.

Je dis, sur un objet d’intérêt commun; parce que la Loi perdroit sa force, & cesseroit d’être légitime, si l’objet n’en importoit à tous.

La Loi ne peut par sa nature avoir un objet particulier & individuel; mais l’application de la Loi tombe sur des objets particuliers & individuels.

Le pouvoir législatif, qui est le souverain, a donc besoin d’un autre pouvoir qui exécute, c’est-à-dire qui réduise la Loi en actes particuliers. Ce second pouvoir doit être établi [293] de manière qu’il exécute toujours la Loi, & qu’il n’exécute jamais que la Loi. Ici vient l’institution du Gouvernement.

Qu’est-ce que le Gouvernement? C’est un corps intermédiaire établi entre les sujets & le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des Loix & du maintien de la liberté, tant civile que politique.

Le Gouvernement, comme partie intégrante du Corps politique, participe à la volonté générale qui le constitue; comme corps lui même, il a sa volonté propre. Ces deux volontés quelquefois s’accordent, & quelquefois se combattent. C’est de l’effet combiné de ce concours & de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine.

Le principe qui constitue les diverses formes du Gouvernement consiste dans le nombre des membres qui le composent. Plus ce nombre est petit, plus le Gouvernement a de force; plus le nombre est grand, plus le Gouvernement est faible; & comme la souveraineté tend toujours au relâchement, le Gouvernement tend toujours à se renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l’emporter à la longue sur le corps législatif; & quand la Loi est enfin soumise aux hommes, il ne reste que des esclaves & des maîtres: l’état est détruit.

Avant cette destruction, le Gouvernement doit, par son progrès naturel, changer de forme & passer par degrés du grand nombre au moindre.

Les diverses formes dont le Gouvernement est susceptible se réduisent à trois principales. Après les avoir comparées par leurs avantages & par leurs inconvéniens, je donne la préférence à celle qui est intermédiaire entre les deux extrêmes, [294] & qui porte le nom d’Aristocratie. On doit se souvenir ici que la constitution de l’Etat & celle du Gouvernement sont deux choses très-distinctes, & que je ne les ai pas confondues. Le meilleur des Gouvernemens est l’aristocratique; la pire des Souverainetés est l’aristocratique.

Ces discussions en amènent d’autres sur la manière dont le Gouvernement dégénère, & sur les moyens de retarder la destruction du Corps politique.

Enfin, dans le dernier Livre, j’examine, par voie de comparaison avec le meilleur Gouvernement qui ait existé, savoir celui de Rome, la police la plus favorable à la bonne constitution de l’Etat; puis je termine ce Livre & tout l’Ouvrage par des recherches sur la manière dont la Religion peut & doit entrer comme partie constitutive dans la composition du Corps politique.

Que pensiez-vous, Monsieur, en lisant cette analyse courte & fidèle de mon Livre? Je le devine. Vous disiez en vous-même: voilà l’histoire du Gouvernement de Geneve. C’est ce qu’ont dit à la lecture du même Ouvrage, tous ceux qui connoissent votre Constitution.

Et en effet, ce Contrat primitif, cette essence de la Souveraineté, cet empire des Loix, cette institution du Gouvernement, cette manière de le resserrer à divers degrés pour compenser l’autorité par la force, cette tendance à l’usurpation, ces assemblées périodiques, cette adresse à les ôter, cette destruction prochaine, enfin, qui vous menace & que je voulois prévenir, n’est-ce pas, trait pour trait l’image de votre République, depuis sa naissance jusqu’à ce jour?

[295] J’ai donc pris votre Constitution, que je trouvois belle, pour modèle des institutions politiques; & vous proposant en exemple à l’Europe, loin de chercher à vous détruire, j’exposois les moyens de vous conserver. Cette Constitution, toute bonne qu’elle est, n’est pas sans défaut; on pouvoit prévenir les altérations qu’elle a souffertes, la garantir du danger qu’elle court aujourd’hui. J’ai prévu ce danger, je l’ai fait entendre, j’indiquois des préservatifs: étoit-ce la vouloir détruire, que de montrer ce qu’il faloit faire pour la maintenir? C’étoit par mon attachement pour elle, que j’aurois voulu que rien ne pût l’altérer. Voilà tout mon crime: il avois tort, peut-être; mais si l’amour de la Patrie m’aveugla sur cet article, étoit-ce à elle de m’en punir?

Comment pouvois-je tendre à renverser tous les Gouvernemens, en posant en principes tous ceux du vôtre? Le fait seul détruit l’accusation. Puisqu’il y avoit un Gouvernement existant sur mon modèle, je ne tendois donc pas à détruire tous ceux qui existoient. Eh! Monsieur, si je n’avois fait qu’un systême, vous êtes bien sûr qu’on vous êtes bien sûr qu’on n’auroit rien dit. On se fût contenté de reléguer le Contrat Social avec la République de Platon, l’Utopie & les Sévarambes dans le pays des chimères. Mais je peignois un objet existant, & l’on vouloit que cet objet changeât de face. Mon Livre portoit témoignage contre l’attentat qu’on alloit faire. Voilà ce qu’on ne m’a pas pardonné.

Mais voici qui vous paroîtra bizarre. Mon Livre attaque tous les Gouvernemens, & il n’est proscrit dans aucun! Il en établit un seul, il le propose en exemple, & c’est dans celui-là [296] qu’il est brûlé! N’est-il pas singulier que les Gouvernemens attaqués se taisent, & que le Gouvernement respecté sévisse? Quoi le Magistrat de Geneve se fait le protecteur des autres Gouvernemens contre le sien même! Il punit son propre Citoyen d’avoir préféré les Loix de son pays à toutes les autres! Cela est-il concevable, & le croiriez-vous si vous ne l’eussiez vu? Dans tout le reste de l’Europe quelqu’un s’est-il avisé de flétrir l’Ouvrage? Non; pas même l’Etat où il a été imprimé.* [*Dans le fort des premieres clameurs, causées par les procédures de Paris & de Geneve, le Magistrat surpris défendit les deux Livres: mais sur son propre examen, ce sage Magistrat a bien changé de sentiment, sur-tout quant au Contrat Social.] Pas même la France, où les Magistrats sont là-dessus si sévères. Y a-t-on défendu le Livre? Rien de semblable: on n’a pas laissé d’abord entrer l’édition de Hollande, mais on l’a contrefaite en France, & l’Ouvrage y court sans difficulté. C’étoit donc une affaire de commerce & non de police: on préféroit le profit du Libraire de France au profit du Libraire étranger. Voilà tout.

Le Contrat Social n’a été brûlé nulle part qu’à Geneve, où il n’a pas été imprimé; le seul Magistrat de Geneve y a trouvé des principes destructifs de tous les Gouvernemens. A la vérité, ce Magistrat n’a point dit quels étoient ces principes; en cela je crois qu’il a fort prudemment fait.

L’effet des défenses indiscretes est de n’être point observées & d’énerver la force de l’autorité. Mon Livre est dans les mains de tout le monde à Geneve; & que n’est-il également dans tous les cœurs! Lisez-le, Monsieur, ce Livre [297] si décrié, mais si nécessaire; vous y verrez partout la Loi mise au-dessus des hommes; vous y verrez partout la liberté réclamée, mais toujours sous l’autorité des Loix, sans lesquelles la liberté ne peut exister, & sous lesquelles on est toujours libre, de quelque façon qu’on soit gouverné. Par là je ne fois pas, dit-on, ma cour aux Puissances. Tant pis pour elles; car je fois leurs vrais intérêts, si elles savoient les voir & les suivre. mais les passions aveuglent les hommes sur leur propre bien. Ceux qui soumettent les Loix aux passions humaines sont les vrais destructeurs des Gouvernemens voilà les gens qu’il faudroit punir.

Les fondemens de l’état sont les mêmes dans tous les Gouvernemens, & ces fondemens sont mieux posés dans mon Livre que dans aucun autre. Quand il s’agit ensuite de comparer les diverses formes de Gouvernement, on ne peut éviter de peser séparément les avantages & les inconvéniens de chacun: c’est ce que je crois avoir fait avec impartialité. Tout balancé, j’ai donné la préférence au Gouvernement de mon pays. Cela étoit naturel & raisonnable; on m’auroit blâmé, si je ne l’eusse pas fait. mais je n’ai point donné d’exclusion aux autres Gouvernements; au contraire, j’ai montré que chacun avoit sa raison qui pouvoit le rendre préférable à tout autre, selon les hommes, les tems & les lieux. Ainsi, loin de détruire tous les Gouvernemens, je les ai tous établis.

En parlant du Gouvernement monarchique en particulier, j’en ai bien fait valoir l’avantage, & je n’en ai Pas non plus déguisé les défauts. Cela est, je pense, du droit d’un homme [298] qui raisonne. & quand je lui aurois donné l’exclusion, ce qu’assurément je n’ai pas fait, s’ensuivroit qu’on dût m’en punir à Genève? Hobbes a-t-il été décrété dans quelque monarchie, parce que ses principes sont destructifs de tout Gouvernement républicain? & fait-on le procès chez les rois aux Auteurs qui rejettent & dépriment les Républiques? Le Droit n’est-il pas réciproque? & les républicains ne sont ils pas souverains dans leur pays, comme les rois le sont dans le leur? Pour moi, je n’ai rejeté aucun Gouvernement; je n’en ai méprisé aucun. En les examinant, en les comparant, j’ai tenu la balance, & j’ai calculé les poids: je n’ai rien fait de plus.

On ne doit punir la raison nulle part, ni même le raisonnement; cette punition prouveroit trop contre ceux qui l’imposeraient. Les Représentans ont très bien établi que mon Livre, où je ne sors pas de la thèse générale, n’attaquant point le Gouvernement de Geneve & imprimé hors du territoire, ne peut être considéré que dans le nombre de ceux qui traitent du Droit naturel & politique, sur lesquels les Loix ne donnent au Conseil aucun pouvoir, & qui se sont toujours vendus publiquement dans la ville, quelque principe qu’on y avance, & quelque sentiment qu’on y soutienne. Je ne suis pas le seul qui, discutant par abstraction des questions de politique, ait pu les traiter avec quelque hardiesse. Chacun ne le fait pas, mais tout homme a Droit de le faire. Plusieurs usent de ce droit; & je suis le seul qu’on punisse pour en avoir usé. L’infortuné Sidney pensoit comme moi, mais il agissait; c’est pour son fait, & non [299] pour son Livre, qu’il eut l’honneur de verser son sang. Althusius, en Allemagne, s’attira des ennemis; mais on ne s’avisa pas de le poursuivre criminellement. Locke, Montesquieu, l’abbé de Saint-Pierre, ont traité les mêmes matières, & souvent avec la même liberté tout au moins. Locke, en particulier, les a traitées exactement dans les mêmes principes que moi. Tous trois sont nés sous des rois, ont vécu tranquilles, & sont morts honorés, dans leurs pays. Vous savez comment j’ai été traité dans le mien.

Aussi soyez sûr que, loin de rougir de ces flétrissures, je m’en glorifie; puisqu’elles ne servent qu’à mettre en évidence le motif qui me les attire, & que ce motif n’est que d’avoir bien mérité de mon pays. La conduite du Conseil envers moi m’afflige, sans doute, en rompant des nœuds qui m’étoient si chers. mais peut elle m’avilir? Non, elle m’élève, elle me met au rang de ceux qui ont souffert pour la liberté. Mes Livre s, quoi qu’on fasse, porteront toujours témoignage d’eux-mêmes; & le traitement qu’ils ont reçu ne fera que sauver de l’opprobre ceux qui auront l’honneur d’être brûlés après eux.

[300]

SEPTIEME LETTRE

Vous m’aurez trouvé diffus, Monsieur; mais il faloit l’être, & les sujets que j’avois à traiter ne se discutent pas par des épigrammes. D’ailleurs ces sujets m’éloignent moins qu’il ne semble de celui qui vous intéresse. En parlant de moi, je pensois à vous; & votre question tenoit si bien à la mienne, que l’une est déjà résolue avec l’autre; il ne me reste que la conséquence à tirer. Par-tout où l’innocence n’est pas en sûreté, rien n’y peut être; par-tout où les Loix sont violées impunément, il n’y a plus de liberté.

Cependant comme on peut séparer l’intérêt d’un particulier de celui du publie, vos idées sur ce point sont encore incertaines; vous persistez à vouloir que je vous aide à les fixer. Vous demandez quel est l’état présent de votre République, & ce que doivent faire ses Citoyens? Il est plus aisé de répondre à la première question qu’à l’autre.

Cette première question vous embarrasse sûrement moins par elle-même que par les solutions contradictoires qu’on lui donne autour de vous. Des gens de très bon sens vous disent: nous sommes le plus libre de tous les Peuples; & d’autres gens de très-bon sens vous disent: nous vivons sous le plus dur esclavage. Lesquels ont raison, me demandez-vous. Tous, Monsieur; mais à différens égards: une distinction très-simple les concilie. Rien n’est plus libre que votre état légitime; rien n’est plus servile que votre état actuel.

[301] Vos loix ne tiennent leur autorité que de vous; vous ne reconnoissez que celles que vous faites; vous ne payez que les droits que vous imposez; vous élisez les Chefs qui vous gouvernent; ils n’ont droit de vous juger que par des formes prescrites. En Conseil général vous êtes Législateurs, Souverains, indépendans de toute puissance humaine; vous ratifiez les traités, vous décidez de la paix & de la guerre; vos Magistrats eux-mêmes vous traitent de Magnifiques, très-honorés & souverains Seigneurs. Voilà votre liberté: voici votre servitude.

Le Corps chargé de l’exécution de vos Loix en est l’interprète & l’arbitre suprême; il les fait parler comme il lui plaît; il peut les faire taire; il peut même les violer, sans que vous puissiez y mettre ordre: il est au-dessus des Loix.

Les Chefs que vous élisez ont, indépendamment de votre choix, d’autres pouvoirs qu’ils ne tiennent pas de vous, & qu’ils étendent aux dépens de ceux qu’ils en tiennent. Limités dans vos élections à un petit nombre d’hommes, tous dans les mêmes principes & tous animés du même intérêt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d’importance. Ce qui importeroit dans cette affaire, seroit de pouvoir rejetter tous ceux entre lesquels on vous force de choisir. Dans une élection libre en apparence, vous êtes si gênés de toutes parts, que vous ne pouvez pas même élire un premier Syndic ni un Syndic de la Garde: le Chef de la République & le Commandant de la Place ne sont pas à votre choix.

[302] Si l’on n’a pas le droit de mettre sur vous de nouveaux impôts, vous n’avez pas celui de rejeter les vieux. Les finances de l’Etat sont sur un tel pied, que sans votre concours, elles peuvent suffire à tout. On n’a donc jamais besoin de vous ménager dans cette vue, & vos droits à cet égard se réduisent à être exempts en partie & à n’être jamais nécessaires.

Les procédures qu’on doit suivre en vous jugeant, sont prescrites; mais quand le Conseil veut ne les pas suivre, personne ne peut l’y contraindre, ni l’obliger à réparer les irrégularités qu’il commet. Là-dessus je suis qualifié pour faire preuve, & vous savez si je suis le seul.

En Conseil général votre Souveraine puissance est enchaînée: vous ne pouvez agir que quand il plaît à vos Magistrats, ni parler que quand ils vous interrogent. S’ils veulent même ne point assembler de Conseil général, votre autorité, votre existence est anéantie, sans que vous puissiez leur opposer que de vains murmures, qu’ils sont en possession de mépriser.

Enfin, si vous êtes Souverains Seigneurs dans l’assemblée, en sortant de-là vous n’êtes plus rien. Quatre heures par an Souverains subordonnés, vous êtes sujets le reste de la vie, & livrés sans réserve à la discrétion d’autrui.

Il vous est arrivé, Messieurs, ce qui arrive à tous les Gouvernemens semblables au vôtre. D’abord la puissance législative & la puissance exécutive qui constituent la Souveraineté, n’en sont pas distinctes. Le Peuple Souverain veut par lui-même, & par lui-même il fait ce qu’il veut. Bientôt [303] l’incommodité de ce concours de tous à toute chose, force le Peuple Souverain de charger quelques-uns de ses membres d’exécuter ses volontés. Ces Officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, & rentrent dans la commune égalité. Peu-à-peu ces commissions deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte; il ne rend plus compte que des principaux; bientôt il vient à bout de n’en rendre d’aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d’hier est censée être aussi celle d’aujourd’hui; au lieu que l’acte d’hier ne dispense pas d’agir d’hier ne dispense pas d’agir aujourd’hui. Enfin l’inaction de la puissance qui veut, la soumet à la puissance qui exécute: celle-ci rend peu-à-peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés: au lieu d’agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l’Etat qu’une puissance agissante, c’est l’exécutive. La puissance exécutive n’est que la force; & où règne la seule force, l’Etat est dissous. Voilà, Monsieur, comment périssent à la fin tous les Etats Démocratiques.

Parcourez les annales du vôtre, depuis le tems où vos Syndics, simples Procureurs établis par la Communauté pour vaquer à telle ou telle affaire, lui rendoient compte de leur commission le chapeau bas, & rentroient à l’instant dans l’ordre des Particuliers, jusqu’à celui où ces mêmes Syndics, dédaignant les droits de Chefs & de Juges qu’ils tiennent de leur élection, leur préfèrent le pouvoir arbitraire d’un corps dont la Communauté n’élit point les membres, & qui s’établit [304] au-dessus d’elle contre les Loix: suivez les progrès qui séparent ces deux termes; vous connoîtrez à quel point vous en êtes, & par quels degrés vous y êtes parvenus.

Il y a deux siècles qu’un Politique auroit pu prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit: l’Institution que vous formez est bonne pour le présent, & mauvaise pour l’avenir; elle est bonne pour établir la liberté publique, mauvaise pour la conserver; & ce qui fait maintenant votre sûreté, sera dans peu la matiere de vos chaînes. Ces trois corps qui rentrent tellement l’un dans l’autre, que du moindre dépend l’activité du plus grand, sont en équilibre tant que l’action du plus grand est nécessaire & que la Législation ne peut se passer du Législateur. Mais quand une fois l’établissement sera fait, le corps qui l’a formé manquant de pouvoir pour le maintenir, il faudra qu’il tombe en ruine, & ce seront vos Loix mêmes qui causeront votre destruction. Voilà précisément ce qui vous est arrivé. C’est, sauf la disproportion, la chûte du Gouvernement Polonois par l’extrémité contraire. La constitution de la République de Pologne n’est bonne que pour un Gouvernement où il n’y a plus rien à faire. La vôtre, au contraire, n’est bonne qu’autant que le Corps législatif agit toujours.

Vos Magistrats ont travaillé de tous les tems, & sans relâche, à faire passer le pouvoir suprême du Conseil général au petit Conseil par la gradation du Deux-Cent; mais leurs efforts ont eu des effets différens, selon la manière dont ils s’y sont pris. Presque toutes leurs entreprises d’éclat ont échoué, parce qu’alors ils ont trouvé de la résistance, [305] & que, dans un Etat tel que le vôtre, la résistance publique est toujours sûre, quand elle est fondée sur les Loix.

La raison de ceci est évidente. Dans tout Etat la Loi parle où parle le Souverain. Or dans une Démocratie où le Peuple est Souverain, quand les divisions intestines suspendent toutes les formes & font taire toutes les autorités, la sienne seule demeure; & où se porte alors le plus grand nombre, là réside la Loi & l’autorité.

Que si les Citoyens & Bourgeois réunis ne sont pas le Souverain, les Conseils, sans les Citoyens & Bourgeois le sont beaucoup moins encore, puisqu’ils n’en font que la moindre partie en quantité. Si-tôt qu’il s’agit de l’autorité suprême, tout rentre à Geneve dans l’égalité, selon les termes de l’Edit. Que tous soient contens en degré de Citoyens & Bourgeois, sans vouloir se préférer & s’attribuer quelque autorité & Seigneurie par-dessus les autres. Hors du Conseil général, il n’y a point d’autre Souverain que la Loi; mais quand la Loi même est attaquée par ses Ministres, c’est au Législateur à la soutenir. Voilà ce qui fait que, par-tout où règne une véritable liberté, dans les entreprises marquées le Peuple a presque toujours l’avantage.

Mais ce n’est pas par des entreprises marquées que vos Magistrats ont amené les choses au point où elles sont; c’est par des efforts modérés & continus, par des changemens presque insensibles dont vous ne pouviez prévoir la conséquence, & qu’à peine même pouviez-vous remarquer. Il n’est pas possible au Peuple de se tenir sans cesse en garde contre [306] tout ce qui se fait, & cette vigilance lui tourneroit même à reproche. On l’accuseroit d’être inquiet & remuant, toujours prêt à s’alarmer sur des riens. Mais de ces riens-là sur lesquels on se tait, le Conseil sait avec le tems faire quelque chose. Ce qui se passe actuellement sous vos yeux en est la preuve.

Toute l’autorité de la République réside dans les Syndics qui sont élus dans le Conseil général. Ils y prêtent serment parce qu’il est leur seul Supérieur, & ils ne le prêtent que dans ce Conseil, parce que c’est à lui seul qu’ils doivent compte de leur conduite, de leur fidélité à remplir le serment qu’ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne & droite justice; ils sont les seuls Magistrats qui jurent cela dans cette assemblée, parce qu’ils sont les seuls à qui ce droit soit conféré par le Souverain,* [*Il n’est conféré à leur Lieutenant qu’en sous-ordre, & c’est pour cela qu’il ne prête point serment en Conseil général. Mais, dit l’Auteur des Lettres, le serment que prêtent les membres du Conseil est-il moins obligatoire? & l’exécution des engagemens contractés avec la Divinité même dépend-elle du lieu dans lequel on les contracte? Non, sans doute, mais s’ensuit-il qu’il soit indifférent dans quels lieux & dans quelles mains le serment soit prêté? & ce choix ne marque-t-il pas ou par qui l’autorité est conférée, ou à qui l’on doit compte de l’usage qu’on en fait? A quels hommes d’Etat avons-nous à faire, s’il faut leur dire ces choses-là? Les ignorent-ils, ou s’ils feignent de les ignorer?] & qui l’exercent sous sa seule autorité. Dans le jugement public des criminels ils jurent encore seuls devant le Peuple, en se levant* [*Le Conseil est présent aussi, mais ses membres ne jurent point & demeurent assis.] & haussant leurs bâtons, d’avoir fait droit jugement, sans haine ni faveur, priant Dieu de les punir s’ils ont fait au contraire; & jadis les [307] sentences criminelles se rendoient en leur nom seul, sans qu’il fût fait mention d’autre Conseil que de celui des Citoyens, comme on le voit par la sentence de Morelli ci-devant transcrites, & par celle de Valentin Gentil, rapportée dans les Opuscules de Calvin.

Or vous sentez bien que cette puissance exclusive, ainsi reçue immédiatement du Peuple, gêne beaucoup les prétentions du Conseil. Il est donc naturel que pour se délivrer de cette dépendance il tâche d’affoiblir peu-à-peu l’autorité des Syndics, de fondre dans le Conseil la juridiction qu’ils ont reçue, & de transmettre insensiblement à ce Corps permanent, dont le Peuple n’élit point les membres, le pouvoir grand, mais passager, des Magistrats qu’il élit. Les Syndics eux-mêmes, loin de s’opposer à ce changement, doivent aussi le favoriser, parce qu’ils sont Syndics seulement tous les quatre ans, & qu’ils peuvent même ne pas l’être; au lieu que, quoi qu’il arrive, ils sont Conseillers toute leur vie, le Grabeau n’étant plus qu’un vain cérémonial.* [*Dans la premiere Institution, les quatre Syndics nouvellement élus & les quatre anciens Syndics rejetoient tous les ans huit membres des seize restants du petit Conseil, & en proposoient huit nouveaux, lesquels passoient ensuite aux suffrages des Deux-Cent, pour être admis ou rejettés. Mais insensiblement on ne rejeta des vieux Conseillers que ceux dont la conduite avoit donné prise au blâme, & lorsqu’ils avoient commis quelque faute grave, on n’attendoit pas les élections pour les punir; mais on les mettoit d’abord en prison, & on leur faisoit leur procès comme au dernier particulier. Par cette regle d’anticiper le châtiment & de le rendre sévère, les Conseillers restés étant tous irréprochables ne donnoient aucune prise à l’exclusion: ce qui changea cet usage en la formalité cérémonieuse & vaine qui porte aujourd’hui le nom de Grabeau. Admirable effet des Gouvernemens libres, où les usurpations mêmes ne peuvent s’établir qu’à l’appui de la vertu!

Au reste le droit réciproque des deux Conseils empêcheroit seul aucun des deux d’oser s’en servir sur l’autre, sinon de concert avec lui, de peur de s’exposer aux représailles. Le Grabeau ne sert proprement qu’à les tenir bien unis contre la Bourgeoisie, & à faire sauter l’un par l’autre les membres qui n’auroient pas l’esprit du Corps.]

Cela gagné, l’élection des Syndics deviendra de même une cérémonie tout aussi vaine que l’est déjà la tenue des Conseils généraux, & le petit Conseil verra fort paisiblement les [308] exclusions ou préférences que le Peuple peut donner pour le Syndicat à ses membres, lorsque tout cela ne décidera plus de rien.

Il a d’abord, pour parvenir à cette fin, un grand moyen dont le Peuple ne peut connoître: c’est la police intérieure du Conseil, dont, quoique réglée par les Edits, il peut diriger la forme à son gré,* [*C’est ainsi que dès l’année 1655, le petit Conseil & le Deux-Cent établirent dans leur Corps la ballotte & les billets, contre l’Edit.] n’ayant aucun surveillant qui l’en empêche; car, quant au Procureur-Général, on doit en ceci le compter pour rien.* [*Le Procureur-Général, établi pour être l’homme de la Loi, n’est que l’homme du Conseil. Deux causes font presque toujours exercer cette charge contre l’esprit de son institution. L’une est le vice de l’institution même, qui fait de cette Magistrature un degré pour parvenir au Conseil; au lieu qu’un Procureur-Général ne devoit rien voir au-dessus de sa place, & qu’il devoit lui être interdit par la Loi d’aspirer à nulle autre. La seconde cause est l’imprudence du Peuple, qui confie cette charge à des hommes apparentés dans le Conseil, ou qui sont de familles en possession d’y entrer, sans considérer qu’ils ne manqueront pas ainsi d’employer contre lui les armes qu’il leur donne pour sa défense. J’ai oui des Genevois distinguer l’homme du peuple d’avec l’homme de la Loi, comme si ce n’étoit pas la même chose. Les Procureurs-Généraux devroient être durant leurs six ans les Chefs de la Bourgeoisie, & devenir son conseil après cela: mais ne la voilà-t-il pas bien protégée & bien conseillée, & n’a-t-elle pas fort à se féliciter de son choix?] Mais cela ne suffit pas encore: [309] il faut accoutumer le Peuple même à ce transport de juridiction. Pour cela on ne commence pas par ériger dans d’importantes affaires des Tribunaux composés de seuls Conseillers, mais on en érige d’abord de moins remarquables sur des objets peu intéressans. On fait ordinairement présider ces Tribunaux par un Syndic auquel on substitue quelquefois un ancien Syndic, puis un Conseiller, sans que personne y fasse attention; on répete sans bruit cette manœuvre jusqu’à ce qu’elle fasse usage: on la transporte au criminel. Dans une occasion plus importante on érige un Tribunal pour juger des Citoyens. A la faveur de la Loi des récusations, on fait présider ce Tribunal par un Conseiller. Alors le Peuple ouvre les yeux & murmure. On lui dit: de quoi vous plaignez-vous? voyez les exemples; nous n’innovons rien.

Voilà, Monsieur, la politique de vos Magistrats. Ils font leurs innovations peu-à-peu, lentement, sans que personne en voie la conséquence; & quand enfin l’on s’en apperçoit & qu’on y veut porter remède, ils crient qu’on veut innover.

Et voyez, en effet, sans sortir de cet exemple, ce qu’ils ont dit à cette occasion. Ils s’appuyoient sur la Loi des récusations; on leur répond: la loi fondamentale de l’Etat veut que les Citoyens ne soient jugés que par leurs Syndics. Dans la concurrence de ces deux Loix celle-ci doit exclure l’autre; en pareil cas pour les observer toutes deux on devroit plutôt élire un Syndic ad actum. A ce mot, tout est perdu! Un Syndic ad actum! innovation! Pour moi, je ne vois rien-là de si nouveau qu’ils disent: si c’est le mot, on s’en sert tous [310] les ans aux élections; & si c’est la chose, elle est encore moins nouvelle, puisque les premiers Syndics qu’ait eu la ville n’ont été Syndics qu’ad actum. Lorsque le Procureur-Général est récusable, n’en faut-il pas un autre ad actum pour faire ses fonctions; & les adjoins tirés du Deux-Cent pour remplir les Tribunaux, que sont-ils autre chose que des Conseillers ad actum? Quand un nouvel abus s’introduit, ce n’est point innover que d’y proposer un nouveau remède; au contraire, c’est chercher à rétablir les choses sur l’ancien pied. Mais ces Messieurs n’aiment point qu’on fouille ainsi dans les antiquités de leur Ville; ce n’est que dans celles de Carthage & de Rome qu’ils permettent de chercher l’explication de vos Loix.

Je n’entreprendrai point le parallèle de celles de leurs entreprises qui ont manqué & de celles qui ont réussi: quand il y auroit compensation dans le nombre, il n’y en auroit point dans l’effet total. Dans une entreprise exécutée ils gagnent des forces; dans une entreprise manquée ils ne perdent que du tems. Vous, au contraire, qui ne cherchez & ne pouvez chercher qu’à maintenir votre constitution, quand vous perdez, vos pertes sont réelles; & quand vous gagnez, vous ne gagnez rien. Dans un progrès de cette espèce, comment espérer de rester au même point?

De toutes les époques qu’offre à méditer l’histoire instructive de votre Gouvernement, la plus remarquable par sa cause & la plus importante par son effet, est celle qui a produit le règlement de la Médiation. Ce qui donna lieu primitivement à cette célèbre époque, fut une entreprise indiscrète, faite hors de tems par vos Magistrats. Ils avoient doucement usurpé [311] le droit de mettre des impôts. Avant d’avoir assez affermi leur puissance, ils voulurent abuser de ce droit. Au lieu de réserver ce coup pour le dernier, l’avidité le leur fit porter avant les autres, & précisément après une commotion qui n’étoit pas bien assoupie. Cette faute en attira de plus grandes, difficiles à réparer. Comment de si fins politiques ignoroient-ils une maxime aussi simple que celle qu’ils choquèrent en cette occasion? Par tout pays le peuple ne s’apperçoit qu’on attente à sa liberté que lorsqu’on attente à sa bourse; ce qu’aussi les usurpateurs adroits se gardent bien de faire, que tout le reste ne soit fait. Ils voulurent renverser cet ordre, & s’en trouverent mal.* [*L’objet des impôts établis en 1716, étoit la dépense des nouvelles fortifications. Le plan de ces nouvelles fortifications étoit immense, & il a été exécuté en partie. De si vastes fortifications rendoient nécessaire une grosse garnison, & cette grosse garnison avoit pour but de tenir les Citoyens & Bourgeois sous le joug. On parvenoit par cette voie à former à leurs dépens les fers qu’on leur préparoit. Le projet étoit bien lié, mais il marchoit dans un ordre rétrograde. Aussi n’a-t-il pu réussir.] Les suites de cette affaire produisirent les mouvemens de 1734, & l’affreux complot qui en fut le fruit.

Ce fut une seconde faute pire que la première. Tous les avantages du tems sont pour eux; ils se les ôtent dans les entreprises brusques, & mettent la machine dans le cas de se remonter tout d’un coup: c’est ce qui faillit arriver dans cette affaire. Les événemens qui précédèrent la Médiation, leur firent perdre un siècle, & produisirent un autre effet défavorable pour eux. Ce fut d’apprendre à l’Europe que cette Bourgeoisie qu’ils avoient voulu détruire, & qu’ils peignoient [312] comme une populace effrénée, savoit garder dans ses avantages la modération qu’ils ne connurent jamais dans les leurs.

Je ne dirai pas si ce recours à la Médiation doit être compté comme une troisième faute. Cette Médiation fut ou parut offerte; si cette offre fut réelle ou sollicitée, c’est ce que je ne puis ni ne veux pénétrer: je sais seulement que tandis que vous couriez le plus grand danger tout garda le silence, & que ce silence ne fut rompu que quand le danger passa dans l’autre parti. Du reste, je veux d’autant moins imputer à vos Magistrats d’avoir imploré la Médiation, qu’oser même en parler est à leurs yeux le plus grand des crimes.

Un Citoyen se plaignant d’un emprisonnement illégal, injuste & déshonorant, demandoit comment il faloit s’y prendre pour recourir à la garantie. Le Magistrat auquel il s’adressoit osa lui répondre que cette seule proposition méritoit la mort. Or, vis-à-vis du Souverain, le crime seroit aussi grand, & plus grand peut-être, de la part du Conseil que de la part d’un simple particulier; & je ne vois pas où l’on en peut trouver un digne de mort dans un second recours, rendu légitime par la garantie qui fut l’effet du premier.

Encore un coup, je n’entreprends point de discuter une question si délicate à traiter & si difficile à résoudre. J’entreprends simplement d’examiner, sur l’objet qui nous occupe, l’état de votre Gouvernement, fixé ci-devant par le règlement des Plénipotentiaires, mais dénaturé maintenant par les nouvelles entreprises de vos Magistrats. Je suis obligé de faire un long circuit pour aller à mon but; mais daignez me suivre, & nous nous retrouverons bien.

[313] Je n’ai point la témérité de vouloir critiquer ce règlement; au contraire, j’en admire la sagesse, & j’en respecte l’impartialité. J’y crois voir les intentions les plus droites & les dispositions les plus judicieuses. Quand on sait combien de choses étoient contre vous dans ce moment critique, combien vous aviez de préjugés à vaincre, quel crédit à surmonter, que de faux exposés à détruire; quand on se rappelle avec quelle confiance vos adversaires comptoient vous écraser par les mains d’autrui, l’on ne peut qu’honorer le zèle, la constance & les talens de vos défenseurs, l’équité des Puissances médiatrices, & l’intégrité des Plénipotentiaires qui ont consommé cet ouvrage de paix.

Quoi qu’on en puisse dire, l’Edit de la Médiation a été le salut de la République; & quand on ne l’enfreindra pas, il en sera la conservation. Si cet Ouvrage n’est pas parfait en lui-même, il l’est relativement; il l’est quant aux tems, aux lieux, aux circonstances; il est le meilleur qui vous pût convenir. Il doit vous être inviolable & sacré par prudence, quand il ne le seroit pas par nécessité; & vous s’en devriez pas ôter une ligne, quand vous seriez les maîtres de l’anéantir. Bien plus, la raison même qui le rend nécessaire, le rend nécessaire dans son entier. Comme tous les articles balancés forment l’équilibre, un seul article altéré le détruit. Plus le règlement est utile, plus il seroit nuisible ainsi mutilé. Rien ne seroit plus dangereux que plusieurs articles pris séparément & détachés du corps qu’ils affermissent. Il vaudroit mieux que l’édifice fût rasé qu’ébranlé. Laissez ôter une seule pierre de la voûte, & vous serez écrasés sous ses ruines.

[314] Rien n’est plus facile à sentir par l’examen des articles dont le Conseil se prévaut, & de ceux qu’il veut éluder. Souvenez-vous, Monsieur, de l’esprit dans lequel j’entreprends cet examen. Loin de vous conseiller de toucher à l’Edit de la Médiation, je veux vous faire sentir combien il vous importe de n’y laisser porter nulle atteinte. Si je parois critiquer quelques articles, c’est pour montrer de quelle conséquence il seroit d’ôter ceux qui les rectifient. Si je parois proposer des expédiens qui ne s’y rapportent pas, c’est pour montrer la mauvaise foi de ceux qui trouvent des difficultés insurmontables où rien n’est plus aisé que de lever ces difficultés. Après cette explication j’entre en matière sans scrupule, bien persuadé que je parle à un homme trop équitable pour me prêter un dessein tout contraire au mien.

Je sens bien que si je m’adressois aux étrangers, il conviendroit, pour me faire entendre, de commencer par un tableau de votre constitution; mais ce tableau se trouve déjà tracé suffisamment pour eux dans l’article Geneve de M. d’Alembert, & un exposé plus détaillé seroit superflu pour vous qui connoissez vos Loix politiques mieux que moi-même, ou qui du moins en avez vu le jeu de plus près. Je me borne donc à parcourir les articles du règlement qui tiennent à la question présente, & qui peuvent le mieux en fournir la solution.

Dès le premier je vois votre Gouvernement composé de cinq ordres subordonnés, mais indépendans, c’est-à-dire, existans nécessairement, dont aucun ne peut donner atteinte aux droits & attributs d’un autre; & dans ces cinq ordres [315] je vois compris le Conseil général. Dès-là je vois dans chacun des cinq une portion particulière du Gouvernement; mais je n’y vois point la Puissance constitutive qui les établit, qui les lie, & de laquelle ils dépendent tous: je n’y vois point le Souverain. Or dans tout Etat politique il faut une Puissance suprême; un centre où tout se rapporte, un principe d’où tout dérive, un Souverain qui puisse tout.

Figurez-vous, Monsieur, que quelqu’un, vous rendant compte de la constitution de l’Angleterre vous parle ainsi. «Le Gouvernement de la Grande-Bretagne est composé de quatre Ordres dont aucun ne peut attenter aux droits & attributions des autres: savoir, le Roi, la Chambre haute, la Chambre basse, & le Parlement.» Ne diriez-vous pas à l’instant? vous vous trompez: il n’y a que trois Ordres. Le Parlement qui, lorsque le Roi y siège, les comprend tous, n’en est pas un quatrieme: il est le tout; il est le pouvoir unique & suprême duquel chacun tire son existence & ses droits. Revêtu de l’autorité législative, il peut changer même la Loi fondamentale en vertu de laquelle chacun de ces ordres existe; il le peut, &, de plus, il l’a fait.

Cette réponse est juste: l’application en est claire; & cependant il y a encore cette différence, que le Parlement d’Angleterre n’est Souverain qu’en vertu de la Loi & seulement par attribution & députation: au lieu que le Conseil général de Geneve n’est établi ni député de personne; il est souverain de son propre chef; il est la Loi vivante & fondamentale qui donne vie & force à tout le reste, & qui [316] ne connoît d’autres droits que les siens. Le Conseil général n’est pas un ordre dans l’Etat; il est l’Etat même.

L’Article seconde porte que les Syndics ne pourront être pris que dans le Conseil des Vingt-cinq. Or les Syndics sont des Magistrats annuels que le peuple élit & choisit, non-seulement pour être ses Juges, mais pour être ses Protecteurs au besoin contre les membres perpétuels des Conseils, qu’il ne choisit pas.* [*En attribuant la nomination des membres du petit Conseil au Deux-Cent, rien n’étoit plus aisé que d’ordonner cette attribution selon la Loi fondamentale. Il suffisoit pour cela d’ajouter qu’on ne pourroît entrer au Conseil qu’après avoir été Auditeur. De cette manière la gradation des charges étoit mieux observée, & les trois Conseils concouroient au choix de celui qui fait tout mouvoir: ce qui étoit non-seulement important, mais indispensable, pour maintenir l’unité de la constitution. Les Genevois pourront ne pas sentir l’avantage de cette clause, vu que le choix des Auditeurs est aujourd’hui de peu d’effet; mais on l’eut considéré bien différemment, quand cette charge fût devenue la seule porte du Conseil.]

L’effet de cette restriction dépend de la différence qu’il y a entre l’autorité des membres du Conseil & celle des Syndics. Car si la différence n’est très-grande, & qu’un Syndic n’estime plus son autorité annuelle, comme Syndic que son autorité perpétuelle comme Conseiller, cette élection lui sera presque indifférente; il fera peu pour l’obtenir, & ne fera rien pour la justifier. Quand tous les membres du Conseil animés du même esprit suivront les mêmes maximes, le peuple, sur une conduite commune à tous ne pouvant donner d’exclusion à personne, ni choisir que des Syndics déjà Conseillers, loin de s’assurer par cette élection des Patrons contre les attentats du Conseil, ne fera que [317] donner au Conseil de nouvelles forces pour opprimer la libertés.

Quoique ce même choix, eût lieu pour l’ordinaire dans l’origine de l’institution, tant qu’il fut libre il n’eut pas la même conséquences. Quand le Peuple nommoit les Conseillers lui-même, ou quand il les nommoit indirectement par les Syndics qu’il avoit nommés, il lui étoit indifférent, & même avantageux, de choisir ses Syndics parmi des Conseillers déjà de son choix;* [*Le petit Conseil dans son origine n’étoit qu’un choix fait entre le peuple, par les Syndics, de quelques Notables ou Prud’hommes pour leur servir & Assesseurs. Chaque Syndic en choisissoit quatre ou cinq dont les fonctions finissoient avec les siennes: quelquefois même il les changeoit durant le cours de son Syndicat. Henri, dit l’Espagne fut le premier Conseiller à vie en 1487, & il fut établi par le Conseil général. Il n’étoit pas même nécessaire d’être Citoyen pour remplir ce poste. La Loi n’en fut faite qu’a l’occasion d’un certain Michel Guillet de Thonon, qui, ayant été mis du Conseil étroit, s’en fit chasser pour avoir usé de mille finesses ultramontaines qu’il apportoit de Rome où il avoit été nourri. Les Magistrats de la Ville, alors vrais Genevois & Pères du Peuple, avoient toutes ces subtilités en horreur.] & il étoit sage alors de préférer des chefs déjà versés dans les affaires: mais une considération plus importante eût dû l’emporter aujourd’hui sur celle-là; tant il est vrai qu’un même usage a des effets différens par les changemens des usages qui s’y rapportent, & qu’en cas pareil c’est innover que n’innover pas.

L’Article III du Règlement est plus considérable. Il traite du Conseil général légitimement assemblé: il en traite pour fixer les droits & attributions qui lui sont propres, & il lui en rend plusieurs que les Conseils inférieurs avoient usurpés. Ces droits en totalité sont grands & beaux, sans doute: [318] mais premièrement ils sont spécifiés, & par cela seul limités; ce qu’on pose exclut ce qu’on ne pose pas, & même le mot limités est dans l’article. Or il est de l’essence de la puissance Souveraine de ne pouvoir être limitée: elle peut tout, ou elle n’est rien. Comme elle contient éminemment toutes les puissances actives de L’Etat & qu’il n’existe que par elle, elle n’y peut reconnoître d’autres droits que les siens & ceux qu’elle communique. Autrement les possesseurs de ces droits ne feroient point partie du corps politique; ils lui seroient étrangers par ces droits qui ne seroient pas en lui, & la personne morale manquant d’unité, s’évanouiroit.

Cette limitation même est positive en ce qui concerne les Impôts. Le Conseil Souverain lui-même n’a pas le droit d’abolir ceux qui étoient établis avant 1714. Le voilà donc à cet égard soumis à une puissance supérieure. Quelle est cette Puissances?

Le pouvoir Législatif consiste en deux choses inséparables: faire les Loix & les maintenir; c’est-à-dire, avoir inspection sur le pouvoir exécutif. Il n’y a point d’Etat au monde où le Souverain n’ait cette inspection. Sans cela toute liaison, toute subordination manquant entre ces deux pouvoirs, le dernier ne dépendroit point de l’autre; l’exécution n’auroit aucun rapport nécessaire aux Loix; la Loi ne seroit qu’un mot, & ce mot ne signifieroit rien. Le Conseil général eut de tout tems ce droit de protection sur son propre ouvrage, il l’a toujours exerce. Cependant il n’en est point parlé dans cet article, & s’il n’y étoit suppléé dans un autre, par ce [319] seul silence votre Etat seroit renversé. Ce point est important, & j’y reviendrai ci-après.

Si vos droits sont bornés d’un côté dans cet article, ils y sont étendus de l’autre par les paragraphes 3 & 4: mais cela fait-il compensation? Par les principes établis dans le Contrat Social, on voit que malgré l’opinion commune, les alliances d’Etat à Etat, les déclarations de Guerre & les traités de paix ne sont pas des actes de Souveraineté, mais de Gouvernement, & ce sentiment est conforme à l’usage des Nations qui ont le mieux connu les vrais principes du Droit politique. L’exercice extérieur de la Puissance ne convient point au Peuple; les grandes maximes d’Etat ne sont pas à sa portée; il doit s’en rapporter là-dessus à ses chefs qui, toujours plus éclairés que lui sur ce point, n’ont guère intérêt à faire au-dehors des traités désavantageux à la patrie; l’ordre veut qu’il leur laisse tout l’éclat extérieur, & qu’il s’attache uniquement au solide. Ce qui importe essentiellement à chaque Citoyen, c’est l’observation des Loix au-dedans, la propriété des biens, la sûreté des particuliers. Tant que tout ira bien sur ces trois points, laissez les Conseils négocier & traiter avec l’étranger; ce n’est pas de-là que viendront vos dangers les plus à craindre. C’est autour des individus qu’il faut rassembler les droits du Peuple; & quand on peut l’attaquer séparément, on le subjugue toujours. Je pourrois alléguer la sagesse des Romains, qui, laissant au Sénat un grand pouvoir au-dehors, le forçoient dans la Ville à respecter le dernier Citoyen; mais n’allons pas si loin chercher des modèles. Les Bourgeois de Neuchâtel se [320] sont conduits bien plus sagement sous leurs Princes que vous sous vos Magistrats.* [*Ceci soit dit en mettant à part les abus, qu’assurément je suis bien éloigné. d’approuver.] Ils ne font ni la paix ni la guerre, ils ne ratifient point les traités, mais ils jouissent en sûreté de leurs franchises; & comme la Loi n’a point présumé que dans une petite Ville un petit nombre d’honnêtes Bourgeois seroient des scélérats, on ne réclame point dans leurs murs, on n’y connoît pas même l’odieux droit d’emprisonner sans formalités. Chez vous on s’est toujours laissé séduire à l’apparence, & l’on a négligé l’essentiel. On s’est trop occupé du Conseil général, & pas assez de ses membres: il faloit moins songer à l’autorité, & plus à la liberté. Revenons aux Conseils généraux.

Outre les limitations de l’Article III, les Articles V & VI en offrent de bien plus étranges: un Corps souverain, qui ne peut ni se former, ni former aucune opération de lui-même, & soumis absolument quant à son activité & quant aux matieres qu’il traite, à des tribunaux subalternes. Comme ces Tribunaux n’approuveront certainement pas des propositions qui leur seroient en particulier préjudiciables, si l’intérêt de l’Etat se trouve en conflit avec le leur, le dernier a toujours la préférence, parce qu’il n’est permis au Législateur de connoître que de ce qu’ils ont approuvé.

A force de tout soumettre à la règle, on détruit la première des règles, qui est la justice & le bien public. Quand les hommes sentiront-ils qu’il n’y a point de désordre aussi funeste que le pouvoir arbitraire, avec lequel ils pensent y [321] remédier? Ce pouvoir est lui-même le pire de tous les désordres. employer un tel moyen pour les prévenir, c’est tuer les gens afin qu’ils n’oient pas la fièvre.

Une grande Troupe formée en tumulte peut faire beaucoup de mal. Dans une assemblée nombreuse, quoique régulière, si chacun peut dire & proposer ce qu’il veut, on perd bien du tems à écouter des folies, & l’on peut être en danger d’en faite. Voilà des vérités incontestables; mais est-ce prévenir l’abus d’une manière raisonnable, que de faire dépendre cette assemblée uniquement de ceux qui voudroient l’anéantir, & que nul n’y puisse rien proposer que ceux qui ont le plus grand intérêt de lui nuire? Car, Monsieur, n’est-ce pas exactement là l’état des choses, & y a-t-il un seul Genevois qui puisse douter que si l’existence du Conseil général dépendoit tout-à-fait du petit Conseil, le Conseil général ne fût pour jamais supprimé?

Voilà pourtant le Corps qui seul convoque ces assemblées, & qui seul y propose ce qu’il lui plaît: car pour le Deux-Cent, il ne fait que répéter les ordres du petit Conseil, & quand une fois celui-ci sera délivré du Conseil général, le Deux-Cent ne l’embarrassera guère; il ne fera que suivre avec lui la route qu’il a frayée avec vous.

Or, qu’ai-je à craindre d’un supérieur incommode dont je n’ai jamais besoin, qui ne peut se montrer que quand je le lui permets, ni répondre que quand je l’interroge? Quand je l’ai réduit à ce point, ne puis-je pas m’en regarder comme délivré?

Si l’on dit que la Loi de l’Etat a prévenu l’abolition des Conseils généraux en les rendant nécessaires à l’élection des [322] Magistrats & à la sanction des nouveaux Edits; je réponds, quant au premier point, que toute la force du Gouvernement étant passée des mains des Magistrats élus par le Peuple dans celles du petit Conseil qu’il n’élit point & d’où se tirent les principaux de ces Magistrats, l’élection & l’assemblée où elle se fait ne sont plus qu’une vaine formalité sans consistance, & que des Conseils généraux tenus pour cet unique objet peuvent être regardés comme nuls. Je réponds encore que par le tour que prennent les choses, il seroit même aisé d’éluder cette Loi sans que le cours des affaires en fût arrêté: car supposons que, soit par la rejection de tous les sujets présentés, soit sous d’autres prétextes, on ne procède point à l’élection des Syndics, le Conseil, dans lequel leur juridiction se fond insensiblement, ne l’exercera-t-il pas à leur défaut, comme il l’exerce dès-à-présent indépendamment d’eux? N’ose-t-on pu déjà vous dire que le petit Conseil, même sans les Syndics, est le Gouvernement? Donc, sans les Syndics, l’Etat n’en sera pas moins gouverné. Et quant aux nouveaux Edits, je réponds qu’ils ne seront jamais assez nécessaires pour qu’à l’aide des anciens & de ses usurpations, ce même Conseil ne trouve aisément le moyen d’y suppléer. Qui se met au-dessus des anciennes Loi, peut bien se passer des nouvelles.

Toutes les mesures sont prises pour que vos Assemblées générales ne soient jamais nécessaires. Non-seulement le Conseil périodique institué ou plutôt rétabli* [*Ces Conseils périodiques sont aussi anciens que la Législation, comme on le voit par le dernier article de l’Ordonnance ecclésiastique. Dans celle de 1576, imprimée en 1735, ces Conseils sont fixés de cinq en cinq ans; mais dans l’Ordonnance de 1561, imprimée en 1562, ils étoient fixés de trois en trois ans. Il n’est pas raisonnable de dire que ces Conseils n’avoient pour objet que la lecture de cette Ordonnance, puisque l’impression qui en fut faite en même-tems donnoit à chacun la facilité de la lire à toute heure à son aise, sans qu’on eût besoin pour cela seul de l’appareil d’un Conseil général. Malheureusement on a pris grand soin d’effacer bien des traditions anciennes qui seroient maintenant d’un grand usage pour l’éclaircissement des Edits.] l’an 1707, [323] n’a jamais été tenu qu’une fois & seulement pour l’abolir;* [*J’examinerai ci-après cet Edit d’abolition.] mais par le paragraphe 5 du troisieme article du règlement, il a été pourvu sans vous & pour toujours aux frais de l’administration. Il n’y a que le seul cas chimérique d’une guerre indispensable, où le Conseil général doive absolument être convoqué.

Le petit Conseil pourroit donc supprimer absolument les Conseils généraux sans autre inconvénient que de s’attirer quelques représentations qu’il est en possession de rebuter, ou d’exciter quelques vains murmures qu’il peut mépriser sans risque; car, par les Articles VII, XXIII, XXIV, XXV, XLIII, toute espèce de résistance est défendue en quelque cas que ce puisse être, & les ressources qui sont hors de la constitution n’en font pas partie & n’en corrigent pas les défauts.

Il ne le fait pas toutefois, parce qu’au fond cela lui est très-indifférent, & qu’un simulacre de liberté fait endurer plus patiemment la servitude. Il vous amuse à peu de frais, soit par des élections sans conséquence, quant au pouvoir qu’elles conférent & quant au choix des sujets élus, soit [324] par des Loix qui paroissent importantes, mais qu’il a soin de rendre vaines, en ne les observant qu’autant qu’il lui plaît.

D’ailleurs on ne peut rien proposer dans ces assemblées, on n’y peut rien discuter, on n’y peut délibérer sur rien. Le petit Conseil y préside, & par lui-même, & par les Syndics qui n’y portent que l’esprit du Corps. Là même il est Magistrat encore & maître de son Souverain. N’est-il pas contre toute raison que le corps exécutif règle la police du corps Législatif, qu’il lui prescrive les matières dont il doit connoître, qu’il lui interdise le droit d’opiner, & qu’il exerce sa puissance absolue jusque dans les actes faits pour la contenir?

Qu’un Corps si nombreux* [*Les Conseils généraux étoient autrefois très-fréquens à Geneve, & tout ce qui se faisoit de quelque importance y étoit porté. En 1707 M. le Syndic Chouet disoit dans une harangue devenue célèbre, que de cette fréquence venoient jadis la foiblesse & le malheur de l’Etat; nous verrons bientôt ce qu’il en faut croire. Il insiste aussi sur l’extrême augmentation du nombre des membres, qui rendroit aujourd’hui cette fréquence impossible, affirmant qu’autrefois cette assemblé ne passoit pas deux à trois cents, & qu’elle est à présent de treize à quatorze cents. Il y a des deux côtés beaucoup d’exagération.

Les plus anciens Conseils généraux étoient au moins de cinq à six cents membres; on seroit peut-être bien embarrassé d’en citer un seul qui n’ait été que de deux ou trois cents. En 1420 on y en compta 720 stipulans pour tous les autres, & peu de tems après on reçut encore plus de deux cents Bourgeois.

Quoique la ville de Geneve soit devenue plus commerçante & plus riche, elle n’a pu devenir beaucoup plus peuplée, les fortifications n’ayant pas permis d’agrandir l’enceinte de ses murs & ayant fait raser ses faubourgs. D’ailleurs, presque sans territoire & à la merci de ses voisins pour sa subsistance, elle n’auroit pu s’agrandir sans s’affoiblir. En 1404 on y compta treize cents feux faisant au moins treize mille âmes. Il n’y en a guère plus de vingt raille aujourd’hui; rapport bien éloigné de ce lui de 3 à 14. Or de ce nombre il faut déduire encore celui des natifs, habitans, étrangers, qui n’entrent pas au Conseil général; nombre fort augmenté relativement à celui des Bourgeois depuis le refuge des François & le progrès de l’industrie. Quelques Conseils généraux sont allés de nos jours à quatorze & même à quinze cents; mais communément ils n’approchent pas de ce nombre; si quelques-uns même vont à treize, ce n’est que dans des occasions critiques où tous les bons Citoyens croiroient manquer à leur serment de s’absenter, & où les Magistrats, de leur côté, font venir du dehors leurs cliens pour favoriser leurs manœuvres; or ces manœuvres, inconnues au quinzieme siècle, n’exigeoient point alors de pareils expédiens. Généralement le nombre ordinaire roule entre huit & neuf cents; quelquefois il reste au-dessous de celui de l’an 1420, sur-tout lorsque l’assemblée se tient en Eté & qu’il s’agit de choses peu importantes. J’ai moi-même assisté en 1754 à un Conseil général qui n’étoit certainement pas de sept cents membres.

Il résulte de ces diverses considérations, que tout balancé, le Conseil général est à-peu-près aujourd’hui, quant au nombre, ce qu’il étoit il y a deux ou trois siècles, ou du moins que la différence est peu considérable. Cependant tout le monde y parloit alors; la police & la décence qu’on y voit régner aujourd’hui n’étoit pas établie. On crioit quelquefois; mais le peuple étoit libre, le Magistrat respecté, & le Conseil s’assembloit fréquemment. Donc M. le Syndic Chouet accusoit faux, & raisonnoit mal.] ait besoin de police & d’ordre, [325] je l’accorde: mais que cette police & cet ordre ne renversent pas le but de son institution! Est-ce donc une chose plus difficile d’établir la règle sans servitude entre quelques centaines d’hommes naturellement graves & froids, qu’elle ne l’étoit à Athènes, dont on nous parle, dans l’assemblée de plusieurs milliers de Citoyens emportés, bouillans, & presque effrénés; qu’elle ne l’étoit dans la Capitale du monde, où le Peuple en corps exerçoit en partie la Puissance exécutive; & qu’elle ne l’est aujourd’hui même dans le grand Conseil de Venise, aussi nombreux que votre Conseil général? On se plaint de l’impolice qui règne dans le Parlement [326] d’Angleterre; & toutefois dans ce Corps composé de plus de sept cents membres, où se traitent de si grandes affaires, où tant d’intérêts se croisent, où tant de cabales se forment, où tant de têtes s’échauffent, où chaque membre a le droit de parler, tout se fait, tout s’expédie, cette grande Monarchie va son train: & chez vous où les intérêts sont si simples, si peu compliqués, où l’on n’a, pour ainsi dire, à régler que les affaires d’une famille, on vous fait peur des orages comme si tout alloit renverser! Monsieur, la police de votre Conseil général est la chose du monde la plus facile; qu’on veuille sincèrement l’établir pour le bien public, alors tout y sera libre, & tout s’y passera plus tranquillement qu’aujourd’hui.

Supposons que dans le Règlement on eût pris la méthode opposée à celle qu’on a suivie; qu’au lieu de fixer les Droits du Conseil général on eût fixé ceux des autres Conseils, ce qui par là même eût montré les siens; convenez qu’on eût trouvé dans le seul petit Conseil un assemblage de pouvoirs bien étrange pour un Etat libre & démocratique, dans des chefs que le peuple ne choisit point & qui restent en place toute leur vie.

D’abord l’union de deux choses par-tout ailleurs incompatibles: savoir l’administration des affaires de l’Etat, & l’exercice suprême de la justice sur les biens, la vie & l’honneur des Citoyens.

Un Ordre, le dernier de tous par son rang & le premier par sa puissance.

Un Conseil inférieur, sans lequel tout est mort dans la [327] République; qui propose seul, qui décide le premier, & dont la seule voix, même dans son propre fait, permet à ses Supérieurs d’en avoir une.

Un Corps qui reconnoît l’autorité d’un autre, & qui seul a la nomination des membres de ce Corps auquel il est subordonné.

Un Tribunal suprême duquel on appelle; ou bien, au contraire, un Juge inférieur qui préside dans les Tribunaux supérieurs au sien.

Qui, après avoir siégé comme Juge inférieur dans le Tribunal dont on appelle, non-seulement va siéger comme Juge suprême dans le Tribunal où est appellé, mais n’a dans ce Tribunal suprême que les collègues qu’il s’est lui-même choisis.

Un Ordre, enfin, qui seul a son activité propre, qui donne à tous les autres la leur, & qui dans tous soutenant les résolutions qu’il a prises, opine deux fois & vote trois.* [*Dans un Etat qui se gouverne en République & où l’on parle la langue française, il faudroit se faire un langage à part pour le gouvernement. Par exemple, Délibérer, Opiner, Voter, sont trois choses très différentes & que les François ne distinguent pas assez. Délibérer, c’est peser le pour & le contre; Opiner, c’est dire son avis & le motiver; Voter, c’est donner son suffrage, quand il ne reste plus qu’à recueillir les voix. On met d’abord la matière en délibération. Au premier tour on opine; on vote au dernier. Les Tribunaux ont par-tout à-peu-près les mêmes formes; mais comme dans les Monarchies le publie n’a pas besoin d’en apprendre les termes, ils restent consacrés au Barreau. C’est par une autre inexactitude de la Langue en ces matières que M. de Montesquieu, qui la savoit si bien, n’a pas laissé de dire toujours la Puissance exécutrice; blessant ainsi l’analogie, & faisant adjectif le mot exécuteur qui est substantif. C’est la même faute que s’il eût dit; le Pouvoir législateur.]

[328] L’appel du petit Conseil au Deux-Cent est un véritable jeu d’enfant. C’est une farce en politique, s’il en fut jamais. Aussi n’appelle-t-on pas proprement cet appel un appel; c’est une grâce qu’on implore en justice, un recours en cassation d’arrêt; on ne comprend pas ce que c’est. Croit-on que si le petit Conseil n’eût bien senti que ce dernier recours étoit sans conséquence, il s’en fût volontairement dépouillé comme il fit? Ce désintéressement n’est pas dans ses maximes.

Si les jugemens du petit Conseil ne sont pas toujours confirmés en Deux-Cent, c’est dans les affaires particulières & contradictoires où il n’importe guère au Magistrat laquelle des deux Parties perde ou gagne son procès. Mais dans les affaires qu’on poursuit d’office, dans toute affaire où le Conseil lui-même prend intérêt, le Deux-Cent répare-t-il jamais ses injustices, protéger-t-il jamais l’opprimé? ose-t-il ne pas confirmer tout ce qu’a fait le Conseil, usa-t-il jamais une seule fois avec honneur de son droit de faire grâces? Je rappelle à regret des tems dont la mémoire est terrible & nécessaire. Un Citoyen que le Conseil immole à sa vengeance, a recours au Deux-Cent; l’infortuné s’avilit jusqu’à demander grace; son innocence n’est ignorée de personne; toutes les règles ont été violées dans son procès: la grâce est refusée, & l’innocent périt. Fatio sentit si bien l’inutilité du recours au Deux-Cent, qu’il ne daigna pas s’en servir.

Je vois clairement ce qu’est le Deux-Cent à Zurich, à Berne, à Fribourg, & dans les autres Etats aristocratiques; mais je ne saurois voir ce qu’il est dans votre Constitution, ni quelle place il y tient. Est-ce un Tribunal supérieur? En [329] ce cas, il est absurde que le Tribunal inférieur y siège. Est-ce un Corps qui représente le Souverain? En ce cas, c’est au Représenté de nommer son Représentant. L’établissement du Deux-Cent ne peut avoir d’autre fin que de modérer le pouvoir énorme du petit Conseil; & au contraire, il ne fait que donner plus de poids à ce même pouvoir. Or tout Corps qui agit constamment contre l’esprit de son institution est mal institués.

Que sert d’appuyer ici sur des choses notoires qui ne sont ignorées d’aucun Genevois? Le Deux-Cent n’est rien par lui-même; il n’est que le petit Conseil qui reparoît sous une autre forme. Une seule fois il voulut tâcher de secouer le joug de ses maîtres & se donner une existence indépendante, & par cet unique effort l’Etat faillit être renversé. Ce n’est qu’au seul Conseil général, que le Deux-Cent doit encore une apparence d’autorité. Cela se vit bien clairement dans l’époque dont je parle, & cela se verra bien mieux dans la suite, si le petit Conseil parvient à son but: ainsi, quand, de concert avec ce dernier le Deux-Cent travaille à déprimer le Conseil général, il travaille à sa propre ruine; & s’il croit suivre les brisées du Deux-Cent de Berne, il prend bien grossièrement le change: mais on a presque toujours vu dans ce Corps peu de lumières & moins de courage, & cela ne peut guère être autrement par la manière dont il est rempli.* [*Ceci s’entend en général & seulement de l’esprit du Corps: car je sais qu’il y a dans le Deux-Cent des membres très-éclairés & qui ne manquent pas de zèle: mais incessamment sous les yeux du petit Conseil, livrés à sa merci, sans appui, sans ressource, & sentant bien qu’ils seroient abandonnés de leur Corps, ils s’abstiennent de tenter des démarches inutiles qui ne feroient que les compromettre & les perdre. Le vile tourbe bourdonne & triomphe: le sage se tait & gémit tout bas.

Au reste, le Deux-Cent n’a pas toujours été dans le discrédit où il est tombé. Jadis il jouit de la considération publique & de la confiance des Citoyens: aussi lui laissoient-ils sans inquiétude exercer les droits du Conseil général, que le petit Conseil tâcha dès-lors d’attirer à lui par cette voie indirecte. Nouvelle preuve de ce qui sera dit plus bas, que la Bourgeoisie de Geneve est peu remuante & ne cherche guère à s’intriguer des affaires d’Etat.]

[330] Vous voyez, Monsieur, combien, au lieu de spécifier les droite du Conseil Souverain, il eût été plus utile de spécifier les attributions des Corps qui lui sont subordonnés; &, sans aller plus loin, vous voyez plus évidemment encore que, par la force de certains articles pris séparément, le petit Conseil est l’arbitre suprême des Loix & par elles du sort de tous les particuliers. Quand on considère les droits des Citoyens & Bourgeois assemblés en Conseil général, rien n’est plus brillant: mais considérez hors de-là ces mêmes Citoyens & Bourgeois comme individus; que sont-ils, que deviennent-ils? Esclaves d’un pouvoir arbitraire, ils sont livrés sans défense à la merci de vingt-cinq Despotes; les Athéniens du moins en avoient trente. Et que dis-je vingt-cinq? Neuf suffisent pour un jugement civil, treize pour un jugement criminel.* [*Edits civils, Tit.I.Art. XXXVI.] Sept ou huit d’accord dans ce nombre vont être pour vous autant de Décemvirs: encore les Décemvirs furent-ils élus par le Peuple; au lieu qu’aucun de ces Juges n’est de votre choix: & l’on appelle cela être libres!

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HUITIEME LETTRE

J’ai tiré, Monsieur, l’examen de votre Gouvernement présent du Règlement de la Médiation par lequel ce Gouvernement est fixé; mais loin d’imputer aux Médiateurs d’avoir voulu vous réduire en servitude, je prouverois aisément, au contraire, qu’ils ont rendu votre situation meilleure à plusieurs égards qu’elle n’étoit avant les troubles qui vous forcèrent d’accepter leurs bons offices. Ils ont trouvé une Ville en armes; tout étoit à leur arrivée dans un état de crise & de confusion qui ne leur permettoit pas de tirer de cet état la règle de leur ouvrage. Ils sont remontés aux tems pacifiques, ils ont étudié la constitution primitive de votre Gouvernement: dans les progrès qu’il avoit déjà fait, pour le remonter il eût fallu le refondre; la raison, l’équité ne permettoient pas qu’ils vous en donnassent un autre, & vous ne l’auriez pas accepté. N’en pouvant donc ôter les défauts, ils ont borné leurs soins à l’affermir tel que l’avoient laissé vos pères; ils l’ont corrigé même en divers points, & des abus que je viens de remarquer, il n’y en a pas un qui n’existât dans la République long-tems avant que les Médiateurs en eussent pris connoissance. Le seul tort qu’ils semblent vous avoir fait a été d’ôter au Législateur tout exercice du pouvoir exécutif & l’usage de la force à l’appui de la justice: mais en vous donnant une ressource aussi sûre & plus légitime, ils ont changé ce mal apparent en un vrai bienfait; en se rendant garans [332] de vos droits, ils vous ont dispensés de les défendre vous-mêmes. Eh! dans la misère des choses humaines, quel bien vaut la peine d’être acheté du sang de nos frères? La liberté même est trop chere à ce prix.

Les Médiateurs ont pu se tromper, ils étoient hommes; mais ils n’ont point voulu vous tromper; ils ont voulu être justes. Cela se voit, même cela se prouve; & tout montre, en effet, que ce qui est équivoque ou défectueux dans leur ouvrage, vient souvent de nécessité, quelquefois d’erreur, jamais de mauvaise volonté. Ils avoient à concilier des choses presque incompatibles, les droits du Peuple & les prétentions du Conseil, l’empire des Loix & la puissance des hommes, l’indépendance de l’Etat & la garantie du Règlement. Tout cela ne pouvoit se faire sans un peu de contradiction, & c’est de cette contradiction que votre Magistrat tire avantage, en tournant tout en sa faveur, & faisant servir la moitié de vos Loix à violer l’autre.

Il est clair d’abord que le Règlement lui-même n’est point une Loi que les Médiateurs aient voulu imposer à la République, mais seulement un accord qu’ils ont établi entre ses membres, & qu’ils n’ont par conséquent porté nulle atteinte à sa souveraineté. Cela est clair, dis-je, par l’Article XLIV, qui laisse au Conseil général légitimement assemblé le droit de faire aux articles du Règlement tel changement qu’il lui plaît. Ainsi les Médiateurs ne mettent point leur volonté au-dessus de la sienne; ils n’interviennent qu’en cas de division. C’est le sens de l’Article XV.

Mais de-là résulte aussi la nullité des réserves & limitations [333] données dans l’Article III, aux droits & attributions du Conseil général: car si le Conseil général décide que ces réserves & limitations ne borneront plus sa puissance, elles ne la borneront plus; & quand tous les membres d’un Etat souverain règlent son pouvoir sur eux-mêmes, qui est-ce qui a droit de s’y opposer? Les exclusions qu’on peut inférer de l’Article III ne signifient donc autre chose, sinon que le Conseil général se renferme dans leurs limites jusqu’à ce qu’il trouve à propos de les passer.

C’est ici l’une des contradictions dont j’ai parlé, & l’on en démêle aisément la cause. Il étoit d’ailleurs bien difficile aux Plénipotentiaires pleins des maximes de Gouvernemens tout différens, d’approfondir assez les vrais principes du vôtre. La Constitution démocratique a jusqu’à présent été mal examinée. Tous ceux qui en ont parlé, ou ne la connoissoient pas, ou y prenoient trop peu d’intérêt, ou avoient intérêt de la présenter sous un faux jour. Aucun d’eux n’a suffisamment distingué le Souverain du Gouvernement, la puissance législative de l’exécutive. Il n’y a point d’Etat où ces deux pouvoirs soient si séparés, & où l’on ait tant affecté de les confondre. Les uns s’imaginent qu’une Démocratie est un Gouvernement où tout le Peuple est Magistrat & Juge. D’autres ne voient la liberté que dans le droit d’élire ses Chefs, & n’étant soumis qu’à des Princes, croient que celui qui commande est toujours le Souverain. La Constitution démocratique est certainement le chef-d’oeuvre de l’art politique: mais plus l’artifice en est admirable, moins il appartient à tous les yeux de le pénétrer. N’est-il pas vrai, Monsieur, [334] que la première précaution de n’admettre aucun Conseil général légitime que sous la convocation du petit Conseil, & la seconde précaution de n’y souffrir aucune proposition qu’avec l’approbation du petit Conseil, suffisoient seules pour maintenir le Conseil général dans la plus entière dépendance? La troisieme précaution d’y régler la compétence des matieres étoit donc la chose du monde la plus superflue; & quel eût été l’inconvénient de laisser au Conseil général la plénitude des droits suprêmes, puisqu’il n’en peut faire aucun usage qu’autant que le petit Conseil le lui permet? En ne bornant pas les droits de la puissance souveraine, on ne la rendoit pas dans le fait moins dépendante, & l’on évitoit une contradiction: ce qui prouve que c’est pour n’avoir pas bien connu votre Constitution, qu’on a pris des précautions vaines en elles-mêmes, & contradictoires dans leur objet.

On dira que ces limitations avoient seulement pour fin de marquer les cas où les Conseils inférieurs seroient obligés d’assembler le Conseil général. J’entends bien cela; mais n’étoit-il pas plus naturel & plus simple de marquer les droits qui leur étoient attribués à eux-mêmes, & qu’ils pouvoient exercer sans le concours du Conseil général? Les bornes étoient-elles moins fixées par ce qui est au-deçà que par ce qui est au-delà; & lorsque les Conseils inférieurs vouloient passer ces bornes, n’est-il pas clair qu’ils avoient besoin d’être autorisés? Par-là, je l’avoue, on mettoit plus en vue tant de pouvoirs réunis dans les mêmes mains, mais on présentoit les objets dans leur jour véritable; on [335] tiroit de la nature de la chose le moyen de fixer les droits respectifs des divers Corps, & l’on sauvoit toute contradiction.

A la vérité l’Auteur des Lettres prétend que le petit Conseil étant le Gouvernement même, doit exercer à ce titre toute l’autorité qui n’est pas attribuée aux autres Corps de l’Etat; mais c’est supposer la sienne antérieure aux Edits; c’est supposer que le petit Conseil, source primitive de la puissance, garde ainsi tous les droits qu’il n’a pas aliénés. Reconnoissez-vous, Monsieur, dans ce principe celui de votre Constitution? Une preuve si curieuse mérite de nous arrêter un moment.

Remarquez d’abord qu’il s’agit là,* [*Lettres écrites de la Campagne, page 66.] du pouvoir du petit Conseil, mis en opposition avec celui des Syndics, c’est-à-dire, de chacun de ces deux pouvoirs séparé de l’autre. L’Edit parle du pouvoir des Syndics sans le Conseil, il ne parle point du pouvoir du Conseil sans les Syndics; pourquoi cela? Parce que le Conseil sans les Syndics est le Gouvernement. Donc le silence même des Edits sur le pouvoir du Conseil, loin de prouver la nullité de ce pouvoir en prouve l’étendue. Voilà, sans doute, une conclusion bien neuve. Admettons-la toutefois, pourvu que l’antécédent soit prouvé.

Si c’est parce que le petit Conseil est le Gouvernement, que les Edits ne parlent point de son pouvoir, ils diront du moins, que le petit Conseil est le Gouvernement; à moins que de preuve en preuve leur silence n’établisse toujours le contraire de ce qu’ils ont dit.

[336] Or je demande qu’on me montre dans vos Edits où il est dit que le petit Conseil est le Gouvernement; & en attendant je vais vous montrer, moi, où il est dit tout le contraire. Dans l’Edit politique de 1568, je trouve le préambule conçu dans ces termes. Pour ce que le Gouvernement & Estat de cette Ville consiste par quatre Syndicques, le Conseil des vingt-cinq, le Conseil des soixante, des Deux-Cents, du Général, & un Lieutenant en la justice ordinaire, avec autres offices, selon que bonne police le requiert, tant pour l’administration du bien publie que de la justice, nous avons recueilli l’ordre qui jusqu’ici a été observé... afin qu’il soit gardé à l’avenir... comme s’ensuit!

Dès l’Article premier de l’Edit de 1738, je vois encore que cinq Ordres composent le Gouvernement de Genève. Or de ces cinq Ordres les quatre Syndics tout seuls en font un; le Conseil des Vingt-cinq, où sont certainement compris les quatre Syndics, en fait un autre, & les Syndics entrent encore dans les trois suivans. Le petit Conseil sans les Syndics n’est donc pas le Gouvernement.

J’ouvre l’Edit de 1707, & j’y vois à l’Article V, en propres termes, que Messieurs les Syndics ont la direction & le Gouvernement de l’Etat. A l’instant je ferme le Livre, & je dis: certainement selon les Edits le petit Conseil sans les Syndics n’est pas le Gouvernement, quoique l’Auteur des Lettres affirme qu’il l’est.

On dira que moi-même j’attribue souvent dans ces Lettres le Gouvernement au petit Conseil. J’en conviens; mais c’est au petit Conseil présidé par les Syndics; & alors il est certain [337] que le Gouvernement provisionnel y réside dans le sens que je donne à ce mot; mais ce sens n’est pas celui de l’Auteur des Lettres; puisque dans le mien le Gouvernement n’a que les pouvoirs qui lui sont donnés par la Loi, & que dans le sien, au contraire, le Gouvernement a tous les pouvoirs que la Loi ne lui ôte pas.

Reste donc dans toute sa force l’objection des Représentans, que, quand l’Edit parle des Syndics, il parle de leur puissance, & que, quand il parle du Conseil, il ne parle que de son devoir. Je dis que cette objection reste dans toute sa force; car l’Auteur des Lettres n’y répond que par une assertion démentie par tous les Edits. Vous me ferez plaisir, Monsieur, si je me trompe, de m’apprendre en quoi pèche mon raisonnement.

Cependant cet Auteur, très-content du sien, demande comment-si le Législateur n’avoit pas considéré de cet œil le petit Conseil, on pourroit concevoir que dans aucun endroit de l’Edit il n’en réglât l’autorité; qu’il la supposât par-tout, & qu’il ne la déterminât nulle part.* [*Ibid. page 67.]

J’oserai tenter d’éclaircir ce profond mystère. Le Législateur ne règle point la puissance du Conseil, parce qu’il ne lui en donne aucune indépendamment des Syndics; & lorsqu’il la suppose, c’est en le supposant aussi présidé par eux. Il a déterminé la leur, par conséquent il est superflu de déterminer la sienne. Les Syndics ne peuvent pas tout sans le Conseil, mais le Conseil ne peut rien sans les Syndics; il n’est rien [338] sans eux, il est moins que n’étoit le Deux-Cent même lorsqu’il fut présidé par l’Auditeur Sarrazin.

Voilà, je crois, la seule manière raisonnable d’expliquer le silence des Edits sur le pouvoir du Conseil; mais ce n’est pas celle qu’il convient aux Magistrats d’adopter. On eût prévenu dans le Règlement leurs singulières interprétations, si l’on eût pris une méthode contraire, & qu’au lieu de marquer les droits du Conseil général, on eût déterminé les leurs. Mais pour n’avoir pas voulu dire ce que n’ont pas dit les Edits, on a fait entendre ce qu’ils n’ont jamais supposé.

Que de choses contraires à la liberté publique & aux droits des Citoyens & Bourgeois, & combien n’en pourrois-je pas ajouter encore! Cependant tous ces désavantages qui naissoient ou sembloient naître de votre Constitution & qu’on n’auroit pu détruire sans l’ébranler, ont été balancés & réparés avec la plus grande sagesse par des compensations qui en naissoient aussi; & telle étoit précisément l’intention des Médiateurs, qui, selon leur propre déclaration, fut de conserver à chacun ses droits, ses attributions particulières, provenant de la Loi fondamentale de l’Etat. M. Micheli Du Cret, aigri par ses malheurs contre cet ouvrage, dans lequel il fut oublié, l’accuse de renverser l’institution fondamentale du Gouvernement & de dépouiller les Citoyens & Bourgeois de leurs droits; sans vouloir voir combien de ces droits, tant publics que particuliers, ont été conservés ou rétablis par cet Edit, dans les Articles III, IV, X, XI, XII, XXII, XXX, XXXI, XXXII, XXXIV; XLII, & XLIV; sans songer sur-tout que la force de tous ces articles dépend d’un seul [339] qui vous a aussi été conservé. Article essentiel, Article équipondérant à tous ceux qui vous sont contraires, & si nécessaire à l’effet de ceux qui vous sont favorables, qu’ils seroient tous inutiles si l’on venoit à bout d’éluder celui-là, ainsi qu’on l’a entrepris. Nous voici parvenus au point important; mais pour en bien sentir l’importance, il faloit peser tout ce que je viens d’exposer.

On a beau vouloir confondre l’indépendance & la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, & cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître, ne peut être libre; & régner, c’est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne: eux qui comme Othon n’omettent rien de servile pour commander.* [*En général, dit l’Auteur des Lettres, les hommes craignent encore plus d’obéir qu’ils n’aiment à commander. Tacite en jugeoit autrement, & connoissoit le cœur humain. Si la maxime étoit vraie, les Valets des Grands seroient moins insolens avec les Bourgeois; & l’on verroit moins de fainéans ramper dans les Cours des Princes. Il y a peu d’hommes d’un cœur assez sain pour savoir aimer la liberté. Tous veulent commander; à ce prix, nul ne craint d’obéir. Un petit parvenu se donne cent maîtres pour acquérir dix valets. Il n’y a qu’à voir la fierté des nobles dans les Monarchies; avec quelle emphase ils prononcent ces mots de service & de servir; combien ils s’estiment grands & respectables quand ils peuvent avoir l’honneur de dire, le Roi mon maître; combien ils méprisent des Républicains qui ne sont que libres, & qui certainement sont plus nobles qu’eux.] Je ne connois de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a [340] droit d’opposer de la résistance; dans la liberté commune, nul n’a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, & la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction; car, comme qu’on s’y prenne, tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée.

Il n’y a donc point de liberté sans Loix, ni où quelqu’un est au-dessus des Loix: dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la Loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas; il a des chefs, & non pas des maîtres; il obéit aux Loix, mais il n’obéit qu’aux Loix, & c’est par la force des Loix qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats, ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Loix: ils en sont les Ministres, non les arbitres; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand, dans celui qui le gouverne, il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Loix, elle règne ou périt avec elles; je ne sache rien de plus certain.

Vous avez des Loix bonnes & sages, soit en elles-mêmes, soit par cela seul que ce sont des Loix. Toute condition imposée à chacun par tous ne peut être onéreuse à personne, & la pire des Loix vaut encore mieux que le meilleur maître; car tout maître a des préférences, & la Loi n’en a jamais.

Depuis que la Constitution de votre Etat a pris une forme fixe & stable, vos fonctions de Législateur sont finies. La [341] sûreté de l’édifice veut qu’on trouve à présent autant d’obstacles pour y toucher, qu’il faloit d’abord de facilités pour le construire. Le droit négatif des Conseils pris en ce sens est l’appui de la République: l’article VI du Règlement est clair & précis; je me rends sur ce point aux raisonnemens de l’Auteur des Lettres, je les trouve sans réplique; & quand ce droit si justement réclamé par vos Magistrats seroit contraire à vos intérêts, il faudroit souffrir & vous taire. Des hommes droits ne doivent jamais fermer les yeux à l’évidence, ni disputer contre la vérité.

L’ouvrage est consommé, il ne s’agit plus que de le rendre inaltérable. Or l’ouvrage du Législateur ne s’altère & ne se détruit jamais que d’une manière; c’est quand les dépositaires de cet ouvrage abusent de leur dépôt, & se font obéir au nom des Loix en leur désobéissant eux-mêmes.* [*Jamais le Peuple ne s’est rebellé contre les Loix, que les Chefs n’aient commencé par les enfreindre en quelque chose. C’est sur ce principe certain qu’à la Chine, quand il y a quelque révolte dans une Province, on commence toujours par punir le Gouverneur. En Europe les Rois suivent constamment la maxime contraire; aussi voyez comment prosperent leurs Etats! La population diminue par-tout d’un dixième tous les trente ans; elle ne diminue point à la Chine. Le Despotisme oriental se soutient, parce qu’il est plu sévère sur les Grands que sur le Peuple; il tire ainsi de lui-même son propre remède. J’entends dire qu’on commence à prendre à la Porte la maxime Chrétienne. Si cela est, on verra dans peu ce qu’il en résultera.] Alors la pire chose naît de la meilleure, & la Loi qui sert de sauvegarde à la Tyrannie est plus funeste que la Tyrannie elle-même. Voilà précisément ce que prévient le droit de Représentation stipulé dans vos Edits, & restreint, mais confirmé, par la Médiation. Ce droit vous donne inspection, non plus sur la Législation [342] comme auparavant, mais sur l’administration; & vos Magistrats, tout-puissans au nom des Loix, seuls maîtres d’en proposer au Législateur de nouvelles, sont soumis à ses jugemens s’ils s’écartent de celles qui sont établies. Par cet Article seul votre Gouvernement, sujet d’ailleurs à plusieurs défauts considérables, devient le meilleur qui jamais ait existé: car quel meilleur Gouvernement que celui dont toutes les parties se balancent dans un parfait équilibre, où les particuliers ne peuvent transgresser les Loix, parce qu’ils sont soumis à des Juges, & où ces Juges ne peuvent pas non plus les transgresser, parce qu’ils sont surveillés par le Peuple?

Il est vrai que pour trouver quelque réalité dans cet avantage, il ne faut pas le fonder sur un vain droit: mais qui dit un droit, ne dit pas une chose vaine. Dire à celui qui a transgressé la Loi, qu’il a transgressé la Loi, c’est prendre une peine bien ridicule; c’est lui apprendre une chose qu’il sait aussi-bien que vous.

Le droit est, selon Pufendorf, une qualité morale par laquelle il nous est dû quelque chose. La simple liberté de se plaindre n’est donc pas un droit, ou du moins c’est un droit que la nature accorde à tous, & que la Loi d’aucun pays n’ôte à personne. S’avisa-t-on jamais de stipuler dans les Loix que celui qui perdroit un procès auroit la liberté de se plaindre? S’avisa-t-on jamais de punir quelqu’un pour l’avoir fait? Où est le Gouvernement, quelque absolu qu’il puisse être, où tout Citoyen n’ait pas le droit de donner des mémoires au Prince ou à son ministre sur ce qu’il croit utile à l’Etat? & quelle risée n’exciteroit pas un Edit public par lequel on accorderoit [343] formellement aux sujets le droit de donner de pareils mémoires? Ce n’est pourtant pas dans un Etat despotique, c’est dans une République, c’est dans une Démocratie, qu’on donne authentiquement aux Citoyens, aux membres du Souverain, la permission d’user auprès de leur Magistrat de ce même droit que nul Despote n’ôta jamais au dernier de ses esclaves.

Quoi! ce droit de Représentation consisteroit uniquement à remettre un papier qu’on est même dispensé de lire, au moyen d’une réponse sèchement négative?* [*Telle, par exemple, que celle que fit le Conseil le 10 Août 1763, aux Représentations remises le à M. le premier Syndic par un grand nombre de Citoyens & Bourgeois.] Ce droit si solennellement stipulé en compensation de tant de sacrifices, se borneroit à la rare prérogative de demander & ne rien obtenir? Oser avancer une telle proposition, c’est accuser les Médiateurs d’avoir usé avec la Bourgeoisie de Geneve de la plus indigne supercherie; c’est offenser la probité des Plénipotentiaires, l’équité des Puissances médiatrices; c’est blesser toute bienséance, c’est outrager même le bon sens.

Mais enfin quel est ce droit? jusqu’où s’étend-il? comment peut-il être exercé? Pourquoi rien de tout cela n’est-il spécifié dans l’article VII? Voilà des questions raisonnables; elles offrent des difficultés qui méritent examen.

La solution d’une seule nous donnera celle de toutes les autres, & nous dévoilera le véritable esprit de cette institution.

Dans un Etat tel que le vôtre, où la souveraineté est entre [344] les mains du Peuple, le Législateur existe toujours, quoiqu’il ne se montre pas toujours. Il n’est rassemblé & ne parle authentiquement que dans le Conseil général; mais hors du Conseil général, il n’est pas anéanti; ses membres sont épars, mais ils ne sont pas morts; ils ne peuvent parler par des Loix, mais ils peuvent toujours veiller sur l’administration des Loix: c’est un droit, c’est même un devoir attaché à leurs personnes, & qui ne peut leur être ôté dans aucun tems. De-là le droit de Représentation. Ainsi la Représentation d’un Citoyen, d’un Bourgeois, ou de plusieurs, n’est que la déclaration de leur avis sur une matière de leur compétence. Ceci est le sens clair & nécessaire de I’Edit de 1707, dans l’article V qui concerne les Représentations.

Dans cet article on proscrit avec raison la voie des signatures, parce que cette voie est une manière de donner son suffrage, de voter par tête comme si déjà l’on étoit en Conseil général, & que la forme du Conseil général ne doit être suivie que lorsqu’il est légitimement assemblé. La voie des Représentations a le même avantage, sans avoir le même inconvénient. Ce n’est pas voter en Conseil général, c’est opiner sur les matières qui doivent y être portées; puisqu’on ne compte pas les voix, ce n’est pas donner son suffrage, c’est seulement dire son avis. Cet avis n’est, à la vérité, que celui d’un particulier ou de plusieurs; mais ces particuliers étant membres du Souverain, & pouvant le représenter quelquefois par leur multitude, la raison veut qu’alors on ait égard à leur avis, non comme à une décision, mais comme à une proposition qui la demande, & qui la rend quelquefois nécessaire.

[345] Ces Représentations peuvent rouler sur deux objets principaux, & la différence de ces objets décide de la diverse manière dont le Conseil doit faire droit sur ces mêmes Représentations. De ces deux objets, l’un est de faire quelque changement à la Loi, l’autre de réparer quelque transgression de la Loi. Cette division est complete, & comprend toute la matière sur laquelle peuvent rouler les Représentations. Elle est fondée sur I’Edit même, qui, distinguant les termes selon ces objets, impose au Procureur général, de faire des instances ou des remontrances, selon que les Citoyens lui ont fait des plaintes ou des requisitions* [*Requérir n’est pas seulement demander, mais demander en vertu d’un droit qu’on a d’obtenir. Cette acception est établie par toutes les formules judiciaires dans lesquelles ce terme de Palois est employé. On dit requérir justice; on n’a jamais dit requérir grâce. Ainsi dans les deux cas les Citoyens avoient également droit d’exiger que leurs réquisitions ou leurs plaintes, rejetées par les Conseils inférieurs, fussent portées en Conseil général. Mais par le mot ajouté dans l’article VI de I’Edit de 1738, ce droit est restreint seulement au cas de la plainte, comme il sera dit dans le texte.]

Cette distinction une fois établie, le Conseil auquel ces Représentations sont adressées doit les envisager bien différemment selon celui de ces deux objets auquel elles se rapportent. Dans les Etats où le Gouvernement & les Loix ont déjà leur assiette, on doit, autant qu’il se peut, éviter d’y toucher, & sur-tout dans les petites Républiques, où le moindre ébranlement désunit tout. L’aversion des nouveautés est donc généralement bien fondée; elle l’est sur-tout pour vous qui ne pouvez qu’y perdre, & le Gouvernement ne peut apporter un trop grand obstacle à leur établissement: car quelques utiles [346] que fussent des Loix nouvelles, les avantages en sont presque toujours moins sûrs que les dangers n’en sont grands. A cet égard, quand le Citoyen, quand le Bourgeois, a proposé son avis, il a fait son devoir, il doit au surplus avoir assez de confiance en son Magistrat pour le juger capable de peser l’avantage de ce qu’il lui propose & porté à l’approuver s’il le croit utile au bien public. La Loi a donc très-sagement pourvu à ce que l’établissement & même la proposition de pareilles nouveautés ne passât pas sans l’aveu des Conseils, & voilà en quoi doit consister le droit négatif qu’ils réclament, & qui, selon moi, leur appartient incontestablement.

Mais le second objet ayant un principe tout opposé, doit être envisagé bien différemment. Il ne s’agit pas ici d’innover; il s’agit, au contraire, d’empêcher qu’on n’innove; il s’agit non d’établir de nouvelles Loix, mais de maintenir les anciennes. Quand les choses tendent au changement par leur pente, il faut sans cesse de nouveaux soins pour les arrêter. Voilà ce que les Citoyens & Bourgeois, qui ont un si grand intérêt à prévenir tout changement, se proposent dans les plaintes dont parle l’Edit. Le Législateur existant toujours, voit l’effet ou l’abus de ses Loix: il voit si elles sont suivies ou transgressées, interprétées de bonne ou de mauvaise foi; il y veille, il y doit veiller; cela est de son droit, de son devoir, même de son serment. C’est ce devoir qu’il remplit dans les Représentations; c’est ce droit alors, qu’il exerce; & il seroit contre toute raison, il seroit même indécent, de vouloir étendre le droit négatif du Conseil à cet objet-là.

Cela seroit contre toute raison quant au Législateur; parce [347] qu’alors toute la solemnité des Loix seroit vaine & ridicule, & que réellement l’Etat n’auroit point d’autre Loi que la volonté du petit Conseil, maître absolu de négliger, mépriser, violer, tourner à sa mode les règles qui lui seroient prescrites, & de prononcer noir où la Loi diroit blanc, sans en répondre à personne. A quoi bon rassembler solemnellement dans le temple de Saint Pierre, pour donner aux Edits une sanction sans effet; pour dire au petit Conseil: Messieurs, voilà le Corps de Loix que nous établissons dans l’Etat, & dont nous vous rendons les dépositaires, pour vous y conformer quand vous le jugerez à propos, & pour le trangresser quand il vous plaira?

Cela seroit contre la raison quant aux Représentations; parce qu’alors le droit stipulé par un article exprès de I’Edit de 1707, & confirmé par un article exprès de I’Edit de 1738, seroit un droit illusoire & fallacieux, qui ne signifieroit que la liberté de se plaindre inutilement quand on est vexé; liberté qui, n’ayant jamais été disputée à personne, est ridicule à établir par la Loi.

Enfin cela seroit indécent en ce que par une telle supposition la probité des Médiateurs seroit outragée, que ce seroit prendre vos Magistrats pour des fourbes & vos Bourgeois pour des dupes d’avoir négocié, traité, transigé avec tant d’appareil pour mettre une des Parties à l’entière discrétion de l’autre, & d’avoir compensé les concessions les plus fortes par des sûretés qui ne signifieroient rien.

Mais, disent ces Messieurs, les termes de l’Edit sont formels: Il ne sera rien porté au Conseil général qu’il n’ait [348] été traité & approuvé, d’abord dans le Conseil des Vingt-cinq, puis dans celui des Deux-Cents.

Premièrement, qu’est-ce que cela prouve autre chose dans la question présente, si ce n’est une marche réglée & conforme à l’ordre, & l’obligation dans les Conseils inférieurs de traiter & approuver préalablement ce qui doit être porté au Conseil général? Les Conseils ne sont-ils pas tenus d’approuver ce qui est prescrit par la Loi? Quoi! si les Conseils n’approuvoient pas qu’on procédât à l’élection des Syndics, n’y devroit-on plus procéder; & si les sujets qu’ils proposent sont rejettés, ne sont-ils pas contrains d’approuver qu’il en soit proposé d’autres?

D’ailleurs, qui ne voit que ce droit d’approuver & de rejetter, pris dans son sens absolu, s’applique seulement aux propositions qui renferment des nouveautés, & non à celles qui n’ont pour objet que le maintien de ce qui est établi? trouvez-vous du bon sens à supposer qu’il faille une approbation nouvelle, pour réparer les transgressions d’une ancienne Loi? Dans l’approbation donnée à cette Loi, lorsqu’elle fut promulguée, sont contenues toutes celles qui se rapportent à son exécution. Quand les Conseils approuvèrent que cette Loi seroit établie, ils approuvèrent qu’elle seroit observée, par conséquent qu’on en puniroit les transgresseurs; & quand les Bourgeois dans leurs plaintes se bornent à demander réparation sans punition, l’on veut qu’une telle proposition ait de nouveau besoin d’être approuvée? Monsieur, si ce n’est pas-là se moquer des gens, dites-moi comment on peut s’en moquer?

[349] Toute la difficulté consiste donc ici dans la seule question de fait. La Loi a-t-elle été transgressée, ou ne l’a-t-elle pas été? Les Citoyens & Bourgeois disent qu’elle l’a été; les Magistrats le nient. Or voyez, je vous prie, si l’on peut rien concevoir de moins raisonnable en pareil cas que ce droit négatif qu’ils s’attribuent? On leur dit, Vous avez transgressé la Loi: ils répondent, Nous ne l’avons pas transgressée; &, devenus ainsi juges suprêmes dans leur propre cause, les voilà justifiés contre l’évidence par leur seule affirmation.

Vous me demanderez si je prétends que l’affirmation contraire soit toujours l’évidence? Je ne dis pas cela; je dis que quand elle le seroit, vos Magistrats ne s’en tiendroient pas moins contre l’évidence à leur prétendu droit négatif. Le cas est actuellement sous vos yeux; & pour qui doit être ici le préjugé le plus légitime? Est-il croyable, est-il naturel que des particuliers, sans pouvoir, sans autorité, viennent dire à leurs Magistrats qui peuvent être demain leurs Juges; vous avez fait une injustice, lorsque cela n’est pas vrai? Que peuvent espérer ces particuliers d’une démarche aussi folle, quand même ils seroient sûrs de l’impunité? Peuvent-ils penser que des Magistrats si hautains jusques dans leurs torts, iront convenir sottement des torts mêmes qu’ils n’auroient pas? Au contraire, y a-t-il rien de plus naturel que de nier les fautes qu’on a faites? N’a-t-on pas intérêt de les soutenir, & n’est-on pas toujours tenté de le faire lorsqu’on le peut impunément & qu’on a la force en main? Quand le foible & le fort ont ensemble quelque dispute, ce qui n’arrive guères [350] qu’au détriment du premier, le sentiment par cela seul le plus probable est toujours que c’est le plus fort qui a tort.

Les probabilités, je le sais, ne sont pas des preuves; mais dans des faits notoires comparés aux Loix, lorsque nombre de Citoyens affirment qu’il y a injustice, & que le Magistrat accusé de cette injustice affirme qu’il n’y en a pas, qui peut être juge, si ce n’est le publie instruit; & où trouver ce publie instruit à Geneve, si ce n’est dans le Conseil général composé des deux partis?

Il n’y a point d’Etat au monde où le sujet lézé par un Magistrat injuste ne puisse, par quelque voie, porter sa plainte au Souverain, & la crainte que cette ressource inspire est un frein qui contient beaucoup d’iniquités. En France même, où l’attachement des Parlemens aux Loix est extrême, la voie judiciaire est ouverte contre eux en plusieurs cas par des requêtes en cassation d’Arrêt. Les Genevois sont privés d’un pareil avantage; la Partie condamnée par les Conseils ne peut plus, en quelque cas que ce puisse être, avoir aucun recours au Souverain: mais ce qu’un particulier ne peut faire pour son intérêt privé, tous peuvent le faire pour l’intérêt commun: car toute transgression des Loix étant une atteinte portée à la liberté, devient une affaire publique; & quand la voix publique s’élève, la plainte doit être portée au Souverain. Il n’y auroit sans cela ni Parlement, ni Sénat, ni Tribunal sur la terre qui fût armé du funeste pouvoir qu’ose usurper votre Magistrat, il n’y auroit point dans aucun Etat de sort aussi dur que le vôtre. Vous m’avouerez que ce seroit là une étrange liberté!

[351] Le droit de Représentation est intimement lié à votre constitution: il est le seul moyen possible d’unir la liberté à la subordination, & de maintenir le Magistrat dans la dépendance des Loix sans altérer son autorité sur le Peuple. Si les plaintes sont clairement fondées, si les raisons sont palpables, on doit présumer le Conseil assez équitable pour y déférer. S’il ne l’étoit pas, ou que les griefs n’eussent pas ce degré d’évidence qui les met au-dessus du doute, le cas changeroit, & ce seroit alors à la volonté générale de décider; car, dans votre Etat cette volonté est le Juge suprême & l’unique Souverain. Or comme dès le commencement de la République, cette volonté avoit toujours des moyens de se faire entendre, & que ces moyens tenoient à votre Constitution, il s’ensuit que l’Edit de 1707, fondé d’ailleurs sur un droit immémorial & sur l’usage constant de ce droit, n’avoit pas besoin de plus grande explication.

Les Médiateurs ayant eu pour maxime fondamentale de s’écarter des anciens Edits le moins qu’il étoit possible, ont laissé cet article tel qu’il étoit auparavant, & même y ont renvoyé. Ainsi, par le Règlement de la Médiation, votre droit sur ce point est demeuré parfaitement le même, puisque l’article qui le pose est rappelé tout entier.

Mais les Médiateurs n’ont pas vu que les changemens qu’ils étoient forcés de faire à d’autres articles, les obligeoient, pour être conséquens, d’éclaircir celui-ci, & d’y ajouter de nouvelles explications que leur travail rendoit nécessaires. L’effet des Représentations des particuliers négligées est de devenir enfin la voix du Public, & d’obvier ainsi au déni [352] de justice. Cette transformation étoit alors légitime & conforme à la Loi fondamentale, qui, par tout pays, arme en dernier ressort le Souverain de la force publique pour l’exécution de ses volontés.

Les Médiateurs n’ont pas supposé ce déni de justice. L’événement prouve qu’ils l’ont dû supposer. Pour assurer la tranquillité publique, ils ont jugé à propos de séparer du droit la puissance, & de supprimer même les assemblées & députations pacifiques de la Bourgeoisie; mais puisqu’ils lui ont d’ailleurs confirmé son droit, ils devoient lui fournir dans la forme de l’institution d’autres moyens de le faire valoir, à la place de ceux qu’ils lui ôtoient: ils ne l’ont pas fait. Leur ouvrage, à cet égard, est donc resté défectueux; car le droit étant demeuré le même, doit toujours avoir les mêmes effet.

Aussi voyez avec quel art vos Magistrats se prévalent de l’oubli des Médiateurs! En quelque nombre que vous puissiez être, ils ne voient plus en vous que des particuliers; & depuis qu’il vous a été interdit de vous montrer en corps, ils regardent ce corps comme anéanti: il ne l’est pas toutefois, puisqu’il conserve tous ses droits, tous ses priviléges, & qu’il fait toujours la principale partie de l’Etat & du Législateur. Ils partent de cette supposition fausse, pour vous faire mille difficultés chimériques sur l’autorité qui peut les obliger d’assembler le Conseil général. Il n’y a point d’autorité qui le puisse hors celle des Loix, quand ils les observent: mais l’autorité de la Loi qu’ils transgressent retourne au Législateur; & n’osant nier tout-à-fait qu’en pareil cas cette autorité [353] ne soit dans le plus grand nombre, ils rassemblent leurs objections sur les moyens de le constater. Ces moyens seront toujours faciles, si-tôt qu’ils seront permis, & ils seront sans inconvénient, puisqu’il est aisé d’en prévenir les abuse.

Il ne s’agissoit là ni de tumultes, ni de violence; il ne s’agissoit point de ces ressources quelquefois nécessaires, mais toujours terribles, qu’on vous a très-sagement interdites; non que vous en ayez jamais abusé, puisqu’au contraire vous n’en usâtes jamais qu’à la dernière extrémité, seulement pour votre défense, & toujours avec une modération qui peut-être eût dû vous conserver le droit des armes, si quelque Peuple eût pu l’avoir sans danger. Toutefois je bénirai le Ciel, quoi qu’il arrive, de ce qu’on n’en verra plus l’affreux appareil au milieu de vous. Tout est permis dans les maux extrêmes, dit plusieurs fois l’Auteur des Lettres. Cela fût-il vrai, tout ne seroit pas expédient. Quand l’excès de la Tyrannie met celui qui la souffre au-dessus des Loix, encore faut-il que ce qu’il tente pour la détruire lui laisse quelque espoir d’y réussir. Voudroit-on vous réduire à cette extrémité? je ne puis le croire; & quand vous y seriez, je pense encore moins qu’aucune voie de fait pût jamais vous en tirer. Dans votre position, toute fausse démarche est fatale, tout ce qui vous induit à la faire est un piège; & fussiez-vous un instant les maîtres, en moins de quinze jours vous seriez écrasés pour jamais. Quoique fassent vos Magistrats, quoique dise l’Auteur des Lettres, les moyens violens ne conviennent point à la cause juste: sans croire qu’on veuille vous forcer [354] à les prendre, je crois qu’on vous les verroit prendre avec plaisir; & je crois qu’on ne doit pas vous faire envisager comme une ressource ce qui ne peut que vous ôter toutes les autres. La justice & les Loix sont pour vous: ces appuis, je le sais, sont bien faibles contre le crédit & l’intrigue; mais ils sont les seuls qui vous restent: tenez-vous-y jusqu’à la fin.

Eh! comment approuverois-je qu’on voulût troubler la paix civile pour quelque intérêt que ce fût, moi qui lui sacrifiai le plus cher de tous les miens? Vous le savez, Monsieur, j’étois désiré, sollicité; je n’avois qu’à paroître; mes droits étoient soutenus, peut-être mes affronts réparés. Ma présence eût du moins intrigué mes persécuteurs, & j’étois dans une de ces positions enviées, dont quiconque aime à faire un rôle se prévaut toujours avidement. J’ai préféré l’exil perpétuel de ma Patrie; j’ai renoncé à tout, même à l’espérance, plutôt que d’exposer la tranquillité publique: j’ai mérité d’être cru sincère, lorsque je parle en sa faveur.

Mais pourquoi supprimer des assemblées paisibles & purement civiles, qui ne pouvoient avoir qu’un objet légitime, puisqu’elles restoient toujours dans la subordination due au Magistrat? Pourquoi, laissant à la Bourgeoisie le droit de faire des Représentations, ne les lui pas laisser faire avec l’ordre & l’authenticité convenables? Pourquoi lui ôter les moyens d’en délibérer entre elle, &, pour éviter des assemblées trop nombreuses, au moins par ses Députés? Peut-on rien imaginer de mieux réglé, de plus décent, de plus convenable, que les assemblées par compagnies, & la forme de [355] traiter qu’a suivie la Bourgeoisie pendant qu’elle a été la maîtresse de l’Etat? N’est-il pas d’une police mieux entendue de voir monter à l’Hôtel-de-Ville une trentaine de Députés au nom de tous leurs Concitoyens, que de voir toute une Bourgeoisie y monter en foule, chacun ayant sa déclaration à faire, & nul ne pouvant parler que pour soi? Vous avez vu, Monsieur, les Représentans en grand nombre, forcés de se diviser par pelotons, pour ne pas faire tumulte & cohue, venir séparément par bandes de trente ou quarante, & mettre dans leur démarche encore plus de bienséance & de modestie qu’il ne leur en étoit prescrit par la Loi. Mais tel est l’esprit de la Bourgeoisie de Geneve; toujours plutôt en-deçà qu’en-delà de ses droits, elle est ferme quelquefois, elle n’est jamais séditieuse. Toujours la Loi dans le cœur, toujours le respect du Magistrat sous les yeux, dans le tems même où la plus vive indignation devoit animer sa colère, & où rien ne l’empêchoit de la contenter, elle ne s’y livra jamais. Elle fut juste étant la plus forte; même elle sut pardonner. En eût-on pu dire autant de ses oppresseurs? On sait le sort qu’ils lui firent éprouver autrefois; on sait celui qu’ils lui préparoient encore.

Tels sont les hommes vraiment dignes de la liberté, parce qu’ils n’en abusent jamais, qu’on charge pourtant de liens & d’entraves comme la plus vile populace. Tels sont les Citoyens, les membres du Souverain qu’on traite en sujets, & plus mal que des sujets mêmes; puisque, dans les Gouvernemens les plus absolus, on permet des assemblées de Communautés qui ne sont présidées d’aucun Magistrat.

[356] Jamais, comme qu’on s’y prenne, des règlemens contradictoires ne pourront être observés à la fois. On permet, on autorise le droit de Représentation; & l’on reproche aux Représentans de manquer de consistance, en les empêchant d’en avoir! Cela n’est pas juste, & quand on vous met hors d’état de faire en corps vos démarches, il ne faut pas vous objecter que vous n’êtes que des particuliers. Comment ne voit-on point que si le poids des Représentations dépend du nombre des Représentans, quand elles sont générales il est impossible de les faire un à un; & quel ne seroit pas l’embarras du Magistrat, s’il avoit à lire successivement les Mémoires ou à écouter les discours, d’un millier d’hommes, comme il y est obligé par la Loi?

Voici donc la facile solution de cette grande difficulté que l’Auteur des Lettres fait valoir comme insoluble:* [*Page 88.] Que lorsque le Magistrat n’aura eu nul égard aux plaintes des particuliers portées en Représentations, il permette l’assemblée des Compagnies bourgeoises; qu’il la permette séparément, en des lieux, en des tems, différens; que celles de ces Compagnies qui voudront à la pluralité des suffrages appuyer les Représentations, le fassent par leurs Députés. Qu’alors le nombre des Députés représentans se compte; leur nombre total est fixe; on verra bientôt si leurs vœux sont ou ne sont pas ceux de l’Etat.

Ceci ne signifie pas, prenez-y bien garde, que ces assemblées partielles puissent avoir aucune autorité, si ce n’est de faire entendre leur sentiment sur la matière des Représentations. [357] Elles n’auront, comme assemblées autorisées pour ce seul cas, nul autre droit que celui des particuliers: leur objet n’est pas de changer la Loi, mais de juger si elle est suivie; ni de redresser des griefs, mais de montrer le besoin d’y pourvoir: leur avis, fût-il unanime, ne sera jamais qu’une Représentation. On saura seulement par-là si cette Représentation mérite qu’on y défère, soit pour assembler le Conseil général, si les Magistrats l’approuvent, soit pour s’en dispenser, s’ils l’aiment mieux, en faisant droit par eux-mêmes sur les justes plaintes des Citoyens & Bourgeois.

Cette voie est simple, naturelle, sûre, elle est sans inconvénient, Ce n’est pas même une Loi nouvelle à faire, c’est seulement un Article à révoquer pour ce seul cas. Cependant si elle effraye encore trop vos Magistrats, il en reste une autre non moins facile, & qui n’est pas plus nouvelle: c’est de rétablir les Conseils généraux périodiques, & d’en borner l’objet aux plaintes mises en Représentations durant l’intervalle écoulé de l’un à l’autre, sans qu’il soit permis d’y porter aucune autre questions. Ces assemblées, qui, par une distinction très-importante,* [*Voyez le Contrat Social, L. III. Chap.17.] n’auroient pas l’autorité du Souverain, mais du Magistrat suprême, loin de pouvoir rien innover, ne pourroient qu’empêcher toute innovation de la part des Conseils, & remettre toutes choses dans l’ordre de la Législation, dont le Corps dépositaire de la force publique peut maintenant s’écarter sans gêne, autant qu’il lui plaît. En sorte que, pour faire tomber ces assemblées d’elles-mêmes, les Magistrats n’auroient qu’à suivre exactement les Loix: [358] car la convocation d’un Conseil général seroit inutile & ridicule lorsqu’on n’auroit rien à y porter; & il y a grande apparence que c’est ainsi que se perdit l’usage des Conseils généraux périodiques au seizieme siecle, comme il a été dit ci-devant.

Ce fut dans la vue que je viens d’exposer, qu’on les rétablit en 1707, & cette vieille question renouvelée aujourd’hui fut décidée alors par le fait même des trois Conseils généraux consécutifs, au dernier desquels passa l’article concernant le droit de Représentation. Ce droit n’étoit pas contesté, mais éludé: les Magistrats n’osoient disconvenir que lorsqu’ils refusoient de satisfaire aux plaintes de la Bourgeoisie, la question ne dût être portée en Conseil général; mais comme il appartient à eux seuls de le convoquer, ils prétendoient sous ce prétexte, pouvoir en différer la tenue à leur volonté, & comptoient lasser, à force de délais, la constance de la Bourgeoisie. Toutefois son droit fut enfin si bien reconnu, qu’on fit, dès le 9 Avril, convoquer l’assemblée générale pour le 5 Mai, afin, dit le Placard, de lever, par ce moyen, les insinuations qui ont été répandues, que la convocation en pourroit être éludée & renvoyée encore loin.

Et qu’on ne dise pas que cette convocation fut forcée par quelque acte de violence ou par quelque tumulte tendant à sédition, puisque tout se traitoit alors par députation, comme le Conseil l’avoit désiré, & que jamais les Citoyens & Bourgeois ne furent plus paisibles dans leurs assemblées, évitant de les faire trop nombreuses & de leur donner un air imposant. Ils pousserent même si loin la décence, & j’ose dire la [359] dignité, que ceux d’entre eux qui portoient habituellement l’épée, la posèrent toujours pour y assister.* [*Ils eurent la même attention en 1734, dans leurs Représentations du 4 Mars, appuyées de mille ou douze cents Citoyens ou Bourgeois en personne, dont pas un seul n’avoit l’épée an côté. Ces soins, qui paroîtroient minutieux dans tout autre Etat, ne le sont pas dans une Démocratie, & caractérisent peut-être mieux un peuple que des traits plus éclatans.] Ce ne fut qu’après que tout fut fait, c’est-à-dire à la fin du troisième Conseil général, qu’il y eut un cri d’armes causé par la faute du Conseil, qui eut l’imprudence d’envoyer trois Compagnies de la garnison, la baïonnette an bout du fusil, pour forcer deux ou trois cents Citoyens encore assemblés à Saint Pierre.

Ces Conseils périodiques rétablis en 1707, furent révoqués cinq ans après; mais par quels moyens & dans quelles circonstances? Un court examen de cet Edit de 1712 nous fera juger de sa validité.

Premièrement le Peuple, effrayé par les exécutions & proscriptions récentes, n’avoit ni liberté, ni sûreté; il ne pouvoit plus compter sur rien, après la frauduleuse amnistie qu’on employa pour le surprendre. Il croyoit à chaque instant, revoir à ses portes les Suisses qui servirent d’archers à ces sanglantes exécutions. Mal revenu d’un effroi que le début de l’Edit étoit très-propre à réveiller, il eût tout accordé par la seule crainte; il sentoit bien qu’on ne l’assembloit pas pour donner la Loi, mais pour la recevoir.

Les motifs de cette révocation, fondés sur les dangers des Conseils généraux périodiques, sont d’une absurdité palpable à qui connoît le moins du monde l’esprit de votre Constitution [360] & celui de votre Bourgeoisie. On allègue les tems de peste, de famine & de guerre, comme si la famine ou la guerre étoient un obstacle à la tenue d’un Conseil; & quant à la peste, vous m’avouerez que c’est prendre ses précautions de loin. On s’effraye de l’ennemi, des mal-intentionnés, des cabales; jamais on ne vit des gens si timides: l’expérience du passé devoit les rassurer. Les fréquens Conseils généraux ont été, dans les tems les plus orageux, le salut de la République, comme il sera montré ci-après, & jamais on n’y a pris que des résolutions sages & courageuses. On soutient ces assemblées contraires à la Constitution, dont elles sont le plus ferme appui; on les dit contraires aux Edits, & elles sont établies par les Edits; on les accuse de nouveauté, & elles sont aussi anciennes que la Législation. Il n’y a pas une ligne dans ce préambule, qui ne soit une fausseté ou une extravagance; & c’est sur ce bel exposé que la révocation passe, sans programme antérieur qui ait instruit les membres de l’assemblée de la proposition qu’on leur vouloit faire, sans leur donner le loisir d’en délibérer entre eux, même d’y penser, & dans un tems où la Bourgeoisie mal instruite de l’histoire de son Gouvernement s’en laissoit aisément imposer par le Magistrat!

Mais un moyen de nullité plus grave encore, est la violation de l’Edit dans sa partie à cet égard la plus importante, savoir la manière de déchiffrer les billets ou de compter les voix. Car dans l’article 4 de l’Edit de 1707, il est dit qu’on établira quatre Secrétaires ad actum pour recueillir les suffrages, deux des Deux-Cents & deux du Peuple, lesquels seront [361] choisis sur-le-champ par M. le premier Syndic, & prêteront serment dans le Temple: & toutefois dans le Conseil général de 1712, sans aucun égard à l’Edit précédent, on fait recueillir les suffrages par les deux Secrétaires d’Etat. Quelle fut donc la raison de ce changement, & pourquoi cette manœuvre illégale dans un point si capital, comme si l’on eût voulu transgresser à plaisir la Loi ni venoit d’être faite? On commence par violer dans un article l’Edit qu’on veut annuler dans un autre! Cette marche est-elle régulière? Si, comme porte cet Edit de révocation, l’avis du Conseil fut approuvé presque unanimement,* [*Par la manière dont il m’est rapporté qu’on s’y prit, cette unanimité n’étoit pas difficile à obtenir, & il ne tint qu’à ces Messieurs de la rendre complète.

Avant l’assemblée, le Secrétaire d’Etat Mestrezat dit: Laissez-les venir; je les tiens. Il employa, dit-on, pour cette fin, les deux mots, Approbation, & Réjection, qui, depuis, sont demeurés en usage dans les billets: en sorte que, quelque parti qu’on prît, tout revenoit au même. Car si l’on choisissoit Approbation, l’on approuvoit l’avis des Conseils, qui rejettoit l’assemblée périodique; & si l’on prenoit Réjection, l’on rejetait l’assemblée périodique. Je n’invente pas ce fait, & je ne le rapporte pas sans autorité; je prie le lecteur de le croire; mais je dois à la vérité, de dire qu’il ne me vient pas de Geneve, & à la justice d’ajouter que je ne le crois pas vrai: je sais seulement que l’équivoque de ces deux mots abusa bien des votans sur celui qu’ils devoient choisir pour exprimer leur intention, & j’avoue encore que je ne puis imaginer aucun motif honnête, ni aucune excuse légitime à la transgression de la Loi dans le recueillement des suffrages. Rien ne prouve mieux la terreur dont le peuple étoit saisi, que le silence avec lequel il laissa passer cette irrégularité.] pourquoi donc la surprise & la consternation que marquoient les Citoyens en sortant du Conseil, tandis qu’on voyoit un air de triomphe & de satisfaction sur les visages des Magistrats?* [*Ils disoient entre eux en sortant, & bien d’autres l’entendirent: nous venons de faire une grande journée. Le lendemain nombre de Citoyens furent se plaindre qu’on les avoit trompés, & qu’ils n’avoient point entendu rejetter les assemblées générales, mais l’avis des Conseils. On se moqua d’eux.] Ces différentes contenances [362] sont-elles naturelles à gens qui viennent d’être unanimement du même avis?

Ainsi donc, pour arracher cet Edit de révocation, l’on usa de terreur, de surprise, vraisemblablement de fraude, & tout au moins, on viola certainement la Loi. Qu’on juge si ces caractères sont compatibles avec ceux d’une Loi sacrée, comme on affecte de l’appeler?

Mais supposons que cette révocation soit légitime, & qu’on n’en ait pas enfreint les conditions:* [*Ces conditions portent qu’aucun changement à l’Edit n’aura force, qu’il n’ait été approuvé dans ce souverain Conseil. Reste donc à savoir si les infractions de l’Edit ne sont pas des changemens à l’Edit?] quel autre effet peut-on lui donner, que de remettre les choses sur le pied où elles étoient avant l’établissement de la Loi révoquée? & par conséquent, la Bourgeoisie dans le droit dont elle étoit en possession? Quand on casse une transaction, les Parties ne restent-elles pas comme elles étoient avant qu’elle fût passée?

Convenons que ces Conseils généraux périodiques n’auroient eu qu’un seul inconvénient, mais terrible; c’eût été de forcer les Magistrats & tous les Ordres de se contenir dans les bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par cela seul je sais que ces assemblées si effarouchantes ne seront jamais rétablies, non plus que celles de la Bourgeoisie par compagnies; mais aussi n’est-ce pas de cela qu’il s’agit: je n’examine point ici ce qui doit, ou ne doit pas se faire, ce qu on fera, ni ce qu’on [363] ne fera pas. Les expédiens que j’indique simplement comme possibles & faciles, comme tirés de votre constitution, n’étant plus conformes aux nouveaux Edits, ne peuvent passer que du consentement des Conseils, & mon avis n’est assurément pas qu’on les leur propose: mais adoptant un moment la supposition de l’Auteur des Lettres, je résous des objections frivoles; je fais voir qu’il cherche dans la nature des choses des obstacles qui n’y sont point, qu’ils ne sont tous que dans la mauvaise volonté du Conseil; & qu’il y avoit, s’il l’eût voulu, cent moyens de lever ces prétendus obstacles sans altérer la constitution, sans troubler l’ordre, & sans jamais exposer le repos publie.

Mais pour rentrer dans la question, tenons-nous exactement au dernier Edit, & vous n’y verrez pas une seule difficulté réelle contre l’effet nécessaire du droit de Représentation.

1. Celle d’abord de fixer le nombre des Représentans, est vaine par l’Edit même, qui ne fait aucune distinction du nombre, & ne donne pas moins de force à la Représentation d’un seul qu’à celle de cent.

2. Celle de donner à des particuliers le droit de faire assembler le Conseil général est vaine encore; puisque ce droit, dangereux ou non, ne résulte pas de l’effet nécessaire des Représentations. Comme il y a tous les ans deux Conseils généraux pour les élections, il n’en faut point pour cet effet assembler d’extraordinaire. Il suffit que la Représentation, après avoir été examinée dans les Conseils, soit portée au plus prochain Conseil général, quand elle est de nature à [364] l’être.* [*J’ai distingué ci-devant les cas où les Conseils sont tenus de l’y porter, & ceux où ils ne le sont pas.] La séance n’en sera pas même prolongée d’une heure, comme il est manifeste à qui connoît l’ordre observé dans ces assemblées. Il faut seulement prendre la précaution que la proposition passe aux voix avant les élections: car si l’on attendoit que l’élection fût faite, les Syndics ne manqueroient pas de rompre aussi-tôt l’assemblée, comme ils firent en 1735.

3. Celle de multiplier les Conseils généraux, est levée avec la précédente; & quand elle ne le seroit pas, où seroient les dangers qu’on y trouve? C’est ce que je ne saurois voir.

On frémit en lisant l’énumération de ces dangers dans les Lettres écrites de la Campagne, dans l’Edit de 1712, dans la harangue de M. Chouet; mais vérifions. Ce dernier dit que la République ne fut tranquille que quand ces assemblées devinrent plus rares. Il y a là une petite inversion à rétablir. Il faloit dire que ces assemblées devinrent plus rares quand la République fuit tranquille. Lisez, Monsieur, les fastes de votre Ville durant le seizieme siècle. Comment secoua-t-elle le double joug qui l’écrasoit? comment étouffa-t-elle les factions qui la déchiroient? Comment résista-telle à ses voisins avides, qui ne la secouroient que pour l’asservir? Comment s’établit dans son sein la liberté évangélique & politique? Comment sa constitution prit-elle de la consistance? Comment se forma le systême de son Gouvernement? L’histoire de ces mémorables tems est un enchaînement de prodiges. Les Tyrans, les Voisins, les ennemis, les amis, les sujets, les Citoyens, la guerre, la peste, la famine, tout sembloit concourir [365] à la perte de cette malheureuse ville. On conçoit à peine comment un Etat déjà formé eût pu échapper à tous ces périls. Non-seulement Geneve en échappe, mais c’est durant ces crises terribles que se consomme le grand Ouvrage de sa Législation. Ce fut par ses fréquens Conseils généraux,* [*Comme on les assembloit alors dans tous les cas ardus, selon les Edits, & que ces cas ardus revenoient très-souvent dans ces tems orageux, le Conseil général étoit alors plus fréquemment convoqué que n’est aujourd’hui le Deux-Cent. Qu’on en juge par une seule époque. Durant les huit premiers mois de l’année 1540, il se tint dix-huit Conseils généraux, & cette année n’eut rien de plus extraordinaire que celles qui avoient précédé & que celles qui suivirent.] ce fut par la prudence & la fermeté que ses Citoyens y portèrent, qu’ils vainquirent enfin tous les obstacles, & rendirent leur Ville libre & tranquille, de sujette & déchirée qu’elle étoit auparavant; ce fut après avoir tout mis en ordre au-dedans, qu’ils se virent en état de faire au-dehors la guerre avec gloire. Alors le Conseil Souverain avoit fini ses fonctions, c’étoit au Gouvernement de faire les siennes: il ne restoit plus aux Genevois qu’à défendre la liberté qu’ils venoient d’établir, & à se montrer aussi braves soldats en campagne qu’ils s’étoient montrés dignes Citoyens au Conseil: c’est ce qu’ils firent. Vos annales attestent par-tout l’utilité des Conseils généraux; vos Messieurs n’y voient que des maux effroyables. Ils font l’objection, mais l’histoire la résout.

4. Celle de s’exposer aux saillies du Peuple, quand on avoisine de grandes Puissances, se résout de même. Je ne sache point en ceci de meilleure réponse à des sophismes, que des faits constans. Toutes les résolutions des Conseils généraux [366] ont été dans tous les tems aussi pleines de sagesse que de courage; jamais elles ne furent insolentes ni lâches; on y a quelquefois juré de mourir pour la patrie; mais je défie qu’on m’en cite un seul, même de ceux où le Peuple a le plus influé, dans lequel on ait par étourderie indisposé les Puissances voisines, non plus qu’un seul où l’on ait rampé devant elles. Je ne ferois pas un pareil défi pour tous les arrêtés du petit Conseil: mais passons. Quand il s’agit de nouvelles résolutions à prendre, c’est aux Conseils inférieurs de les proposer, au Conseil général de les rejeter ou de les admettre; il ne peut rien faire de plus; on ne dispute pas de cela: cette objection porte donc à faux.

5. Celle de jetter du doute & de l’obscurité sur toutes les Loix, n’est pas plus solide, parce qu’il ne s’agit pas ici d’une interprétation vague, générale, & susceptible de subtilités; mais d’une application nette & précise d’un fait à la Loi. Le Magistrat peut avoir ses raisons pour trouver obscure une chose claire; mais cela n’en détruit pas la clarté. Ces Messieurs dénaturent la question. Montrer par la lettre d’une Loi qu’elle a été violée, n’est pas proposer des doutes sur cette Loi. S’il y a dans les termes de la Loi un seul sens selon lequel le fait soit justifié, le Conseil, dans sa réponse, ne manquera pas d’établir ce sens. Alors la Représentation perd sa force, & si l’on y persiste, elle tombe infailliblement en Conseil général. Car l’intérêt de tous est trop grand, trop présent, trop sensible, sur-tout dans une Ville de commerce, pour que la généralité veuille jamais ébranler l’autorité, le Gouvernement, la Législation, en prononçant qu’une [367] Loi a été transgressée, lorsqu’il est possible qu’elle ne l’ait pu été.

C’est au Législateur, c’est au rédacteur des Loix à n’en pas laisser les termes équivoques. Quand ils le sont, c’est à l’équité du Magistrat d’en fixer le sens dans la pratique: quand la Loi a Plusieurs sens, il use de son droit en préférant celui qu’il lui plaît; mais ce droit ne va point jusqu’à changer le sens littéral des loix, & à leur en donner un qu’elles n’ont pas: autrement il n’y auroit plus de Loi. La question ainsi posée est si nette qu’il est facile au bon sens de prononcer, & ce bon sens qui prononce se trouve alors dans le Conseil général. Loin que de-là naissent des discussions interminables, c’est par-là qu’au contraire on les prévient; c’est par-là qu’élevant les Edits au-dessus des interprétations arbitraires & particulières que l’intérêt ou la passion peut suggérer, on est sûr qu’ils disent toujours ce qu’ils disent, & que les particuliers ne sont plus en doute, sur chaque affaire, du sens qu’il plaira au Magistrat de donner à la Loi. N’est-il pas clair que les difficultés dont il s’agit maintenant n’existeroient plus, si l’on eût pris d’abord ce moyen de les résoudre?

6. Celle de soumettre les Conseils aux ordres des Citoyens est ridicule. Il est certain que des Représentations ne sont pas des ordres, non plus que la requête d’un homme qui demande justice n’est pas un ordre; mais le Magistrat n’en est pas moins obligé de rendre au suppliant la justice qu’il demande, & le Conseil de faire droit sur les Représentations des Citoyens & Bourgeois. Quoique les Magistrats [368] soient les supérieurs des particuliers, cette supériorité ne les dispense pas d’accorder à leurs inférieurs ce qu’ils leur doivent, & les termes respectueux qu’emploient ceux-ci pour le demander n’ôtent rien au droit qu’ils ont de l’obtenir. Une Représentation est, si l’on veut, un ordre donné au Conseil, comme elle est un ordre donné au premier Syndic à qui on la présente, de la communiquer au Conseil; car c’est ce qu’il est toujours obligé de faire, soit qu’il approuve la Représentation, soit qu’il ne l’approuve pas.

Au reste, quand le Conseil tire avantage du mot de Représentation, qui marque infériorité; en disant une chose que personne ne dispute, il oublie cependant que ce mot employé dans le Règlement n’est pas dans l’Edit auquel il renvoye, mais bien celui de Remontrances qui présente un tout autre sens; à quoi l’on peut ajouter qu’il y a de la différence entre les Remontrances qu’un corps de Magistrature fait à son Souverain, & celles que des membres du Souverain font à un corps de Magistrature. Vous direz que j’ai tort de répondre à une pareille objection; mais elle vaut bien la plupart des autres.

7. Celle enfin d’un homme en crédit contestant le sens ou l’application d’une Loi qui le condamne, & séduisant le public en sa faveur, est telle que je crois devoir m’abstenir de la qualifier. Eh! qui donc a connu la Bourgeoisie de Geneve pour un Peuple servile, ardent, imitateur, stupide, ennemi des loix, & si prompt à s’enflammer pour les intérêts d’autrui? Il faut que chacun ait bien vu le sien compromis dans les affaires publiques, avant qu’il puisse se résoudre à s’en mêler.

[369] Souvent l’injustice & la fraude trouvent des protecteurs; jamais elles n’ont le public pour elles: c’est en ceci que la voix du Peuple est la voix de Dieu; mais malheureusement cette voix sacrée est toujours foible dans les affaires contre le cri de la puissance, & la plainte de l’innocence opprimée s’exhale en murmures méprisés par la tyrannie. Tout ce qui se fait par brigue & séduction, se fait par préférence au profit de ceux qui gouvernent; cela ne sauroit être autrement. La ruse, le préjugé, l’intérêt, la crainte, l’espoir, la vanité, les couleurs spécieuses, un air d’ordre & de subordination, tout est pour des hommes habiles constitués en autorité & versés dans l’art d’abuser le Peuple. Quand il s’agit d’opposer l’adresse à l’adresse, ou le crédit au crédit, quel avantage immense n’ont pas dans une petite Ville les premières familles toujours unies pour dominer, leurs amis, leurs clients, leurs créatures; tout cela joint à tout le pouvoir des Conseils, pour écraser des particuliers qui oseroient leur faire tête, avec des sophismes pour toutes armes? Voyez autour de vous dans cet instant même. L’appui des loix, l’équité, la vérité, l’évidence, l’intérêt commun, le soin de la sûreté particulière, tout ce qui devroit entraîner la foule, suffit à peine pour protéger des Citoyens respectés qui réclament contre l’iniquité la plus manifeste; & l’on veut que chez un Peuple éclairé, l’intérêt d’un brouillon fasse plus de partisans que n’en peut faire celui de l’Etat! Ou je connois mal votre Bourgeoisie & vos Chefs, ou si jamais il se fait une seule Représentation mal fondée, ce qui n’est pas encore arrivé que je sache, l’Auteur, s’il n’est méprisable, est un homme perdu.

[370] Est-il besoin de réfuter des objections de cette espèce quand on parle à des Genevois? Y a-t-il dans votre Ville un seul homme qui n’en sente la mauvaise foi, & peut-on sérieusement balancer l’usage d’un droit sacré, fondamental, confirmé, nécessaire, par des inconvéniens chimériques, que ceux mêmes qui les objectent savent mieux que personne ne pouvoir exister; tandis qu’au contraire ce droit enfreint ouvre la porte aux excès de la plus odieuse Olygarchie, au point qu’on la voit attenter déjà sans prétexte à la liberté des Citoyens, & s’arroger hautement le pouvoir de les emprisonner sans astriction ni condition, sans formalité d’aucune espèce, contre la teneur des Loix les plus précises, & malgré toutes les protestations.

L’explication qu’on ose donner à ces Loix est plus insultante encore que la tyrannie qu’on exerce en leur nom. De quels raisonnemens on vous paye? Ce n’est pas assez de vous traiter en esclaves, si l’on ne vous traite encore en enfants. Eh, Dieu! Comment a-t-on pu mettre en doute des questions aussi claires, comment a-t-on pu les embrouiller à ce point? Voyez, Monsieur, si les poser n’est pas les résoudre? En finissant par-là cette Lettre, j’espère ne la pas allonger de beaucoup.

Un homme peut être constitué prisonnier de trois manières. L’une à l’instance d’un autre homme qui fait contre lui partie formelle; la seconde, étant surpris en flagrant délit, & saisi sur-le-champ, ou, ce qui revient au même, pour crime notoire, dont le Public est témoin; & la troisième, d’office, par la simple autorité du Magistrat, sur des avis secrets, [371] sur des indices, ou sur d’autres raisons qu’il trouve suffisantes.

Dans le premier cas, il est ordonné par les Loix de Geneve que l’accusateur revête les prisons, ainsi que l’accusé; & de plus, s’il n’est pas solvable, qu’il donne caution des dépens & de l’adjugé. Ainsi l’on a de ce côté, dans l’intérêt de l’accusateur, une sûreté raisonnable que le prévenu n’est pas arrêté injustement.

Dans le second cas, la preuve est dans le fait même, & l’accusé est en quelque sorte convaincu par sa propre détention.

Mais dans le troisième cas on n’a ni la même sûreté que dans le premier, ni la même évidence que dans le second, & c’est pour ce dernier cas que la Loi, supposant le Magistrat équitable, prend seulement des mesures pour qu’il ne soit pas surpris.

Voilà les principes sur lesquels le Législateur se dirige dans ces trois cas; en voici maintenant l’application.

Dans le cas de la partie formelle, on a, dès le commencement, un procès en règle qu’il faut suivre dans toutes les formes judiciaires: c’est pourquoi l’affaire est d’abord traitée en première instance. L’emprisonnement ne peut être fait, si, parties ouïes, il n’a été permis par justice.* [*Edits civils. Tit. XII. art. 1] Vous savez que ce qu’on appelle à Geneve la Justice, est le Tribunal du Lieutenant & de ses assistans appelés Auditeurs. Ainsi c’est à ces Magistrats & non à d’autres, pas même aux Syndics, que la plainte en pareil cas doit être portée, & c’est à eux d’ordonner l’emprisonnement des deux parties, [372] sauf alors le recours de l’une des deux aux Syndics, si, selon les termes de l’Edit, elle se sentoit grevée parce qui aura été ordonné.* [*Edits civils, art.2.] Les trois premiers articles du Titre XII, sur les matières criminelles, se rapportent évidemment à ce cas-là.

Dans le cas du flagrant délit, soit pour crime, soit pour excès que la police doit punir, il est permis à toute personne d’arrêter le coupable; mais il n’y a que les Magistrats chargés de quelque partie du pouvoir exécutif, tels que les Syndics, le Conseil, le Lieutenant, un Auditeur, qui puissent l’écrouer; un Conseiller ni plusieurs, ne le pourroient pas; & le prisonnier doit être interrogé dans les vingt-quatre heures. Les cinq articles suivans du même Edit se rapportent uniquement à ce second cas, comme il est clair, tant par l’ordre de la matière, que par le nom de criminel donné au prévenu, puisqu’il n’y a que le seul cas du flagrant délit ou du crime notoire, où l’on puisse appeler criminel un accusé avant que son procès lui soit fait. Que si l’on s’obstine à vouloir qu’accusé & criminel soient synonymes, il faudra par ce même langage, qu’innocent & criminel le soient aussi.

Dans le reste du Titre XII, il n’est plus question d’emprisonnement; &, depuis l’Article 9 inclusivement, tout roule sur la procédure & sur la forme du jugement dans toute espèce de procès criminel. Il n’y est point parlé des emprisonnemens faits d’office.

Mais il en est parlé dans l’Edit politique sur l’Office des [373] quatre Syndics. Pourquoi cela? parce que cet article tient immédiatement à la liberté civile, que le pouvoir exercé sur ce point par le Magistrat, est un acte de Gouvernement plutôt que de Magistrature, & qu’un simple Tribunal de justice ne doit pas être revêtu d’un pareil pouvoir. Aussi l’Edit l’accorde-t-il aux Syndics seuls, non au Lieutenant ni à aucun autre Magistrat.

Or, pour garantir les Syndics de la surprise dont j’ai parlé, l’Edit leur prescrit de mander premièrement ceux qu’il appartiendra, d’examiner, d’interroger, & enfin de faire emprisonner, si mestier est. Je crois que dans un pays libre, la Loi ne pouvoit pas moins faire pour mettre un frein à ce terrible pouvoir. Il faut que les Citoyens aient toutes les sûretés raisonnables qu’en faisant leur devoir ils pourront coucher dans leur lit.

L’article suivant du même Titre rentre, comme il est manifeste, dans le cas du crime notoire & du flagrant délit, de même que l’Article premier du Titre des matières criminelles, dans le même Edit politique. Tout cela peut paroître une répétition: mais dans l’Edit civil, la matière est considérée, quant à l’exercice de la justice, & dans l’Edit politique, quant à la sûreté des Citoyens. D’ailleurs les Loix ayant été faites en différens tems, & ces Loix étant l’ouvrage des hommes, on n’y doit pas chercher un ordre qui ne se démente jamais & une perfection sans défaut. Il suffit qu’en méditant sur le tout & en comparant les articles, on y découvre l’esprit du Législateur & les raisons du dispositif de son ouvrage.

[374] Ajoutez une réflexion. Ces droits si judicieusement combinés, ces droits réclamés par les Représentans en vertu des Edits, vous en jouissiez sous la souveraineté des Evêques, Neuchâtel en jouit sous ses Princes, & à vous, Républicains, on veut les ôter! Voyez les Articles X, XI, & plusieurs autres des franchises de Geneve dans l’Acte d’Ademarus Fabri. Ce monument n’est pas moins respectable aux Genevois que ne l’est aux Anglois la grande Chartre encore plus ancienne, & je doute qu’on fût bien venu chez ces derniers à parler de leur Chartre avec autant de mépris que l’Auteur des Lettres ose en marquer pour la vôtre.

Il prétend qu’elle a été abrogée par les Constitutions de la République.* [*C’étoit par une Logique toute semblable qu’en 1742 on n’eut aucun égard au traité de Soleure de 1579, soutenant qu’il étoit suranné, quoiqu’il fût déclaré perpétuel dans l’Acte même, qu’il n’ait jamais été abrogé par aucun autre, & qu’il ait été rappelé plusieurs fois, notamment dans l’Acte de la Médiation.] Mais au contraire je vois très-souvent dans vos Edits ce mot, comme d’ancienneté, qui renvoie aux usages anciens, par conséquent aux droits sur lesquels ils étoient fondés; & comme si l’Evêque eût prévu que ceux qui devoient protéger les franchises les attaqueroient, je vois qu’il déclare dans l’Acte même qu’elles seront perpétuelles, sans que le non usage ni aucune prescription les puisse abolir. Voici, vous en conviendrez, une opposition bien singulière. Le savant Syndic Chouet dit dans son Mémoire à Milord Townsend que le peuple de Geneve entra, par la Réformation, dans les droits de l’Evêque, qui étoit Prince temporel & spirituel de cette Ville: l’Auteur des Lettres nous assure [375] au contraire que ce même Peuple perdit en cette occasion les franchises que l’Evêque lui avoit accordées. Auquel des deux croirons-nous?

Quoi! vous perdez étant libres, des droits dont vous jouissiez étant sujets! Vos Magistrats vous dépouillent de ceux que vous accordèrent vos Princes! Si telle est la liberté que vous ont acquise vos pères, vous avez de quoi regretter le sang qu’ils verserent pour elle. Cet acte singulier qui vous rendant Souverains vous ôta vos franchises, valoit bien, ce me semble, la peine d’être énoncé; & du moins, pour le rendre croyable, on ne pouvoit le rendre trop solennel. Où est-il donc cet acte d’abrogation? Assurément, pour se prévaloir d’une pièce aussi bizarre, le moins qu’on puisse faire est de commencer par la montrer.

De tout ceci je crois pouvoir conclure avec certitude, qu’en aucun cas possible, la Loi dans Geneve n’accorde aux Syndics, ni à personne, le droit absolu d’emprisonner les particuliers sans astriction ni condition. Mais n’importe: le Conseil en réponse aux Représentations établit ce droit sans réplique. Il n’en coûte que de vouloir, & le voilà en possession. Telle est la commodité du droit négatif.

Je me proposois de montrer dans cette Lettre que le droit de Représentation, intimement lié à la forme de votre Constitution n’étoit pas un droit illusoire & vain; mais qu’ayant été formellement établi par l’Edit de 1707, confirmé par celui de 1738, il devoit nécessairement avoir un effet réel: que cet effet n’avoit pas été stipulé dans l’Acte de la Médiation, parce qu’il ne l’étoit pas dans l’Edit, & qu’il ne l’avoit [376] pas été dans l’Edit; tant parce qu’il résultoit alors par lui-même de la nature de votre Constitution, que parce que le même Edit en établissoit la sûreté d’une autre manière: que ce droit, & son effet nécessaire, donnant seul de la consistance à tous les autres, étoit l’unique & véritable équivalent de ceux qu’on avoit ôtés à la Bourgeoisie; que cet équivalent, suffisant pour établir un solide équilibre entre toutes les parties de l’Etat, montroit la sagesse du Règlement, qui, sans cela, seroit l’ouvrage le plus inique qu’il fût possible d’imaginer; qu’enfin les difficultés qu’on élevoit contre l’exercice de ce droit étoient des difficultés frivoles, qui n’existoient que dans la mauvaise volonté de ceux qui les proposoient, & qui ne balançoient en aucune manière les dangers du droit négatif absolu. Voilà, Monsieur, ce que j’ai voulu faire; c’est à vous à voir si j’ai réussi.

[377]

NEUVIEME LETTRE

J’ai cru, Monsieur, qu’il valoit mieux établir directement ce que j’avois à dire, que de m’attacher à de longues réfutations. Entreprendre un examen suivi des Lettres écrites de la Campagne, seroit s’embarquer dans une mer de sophismes. Les saisir, les exposer, seroit, selon moi, les réfuter; mais ils nagent dans un tel flux de doctrine, ils en sont si fort inondés, qu’on se noie en voulant les mettre à sec.

Toutefois en achevant mon travail, je ne puis me dispenser de jeter un coup-d’oeil sur celui de cet Auteur. Sans analyser les subtilités politiques dont il vous leurre, je me contenterai d’en examiner les principes, & de vous montrer dans quelques exemples le vice de ses raisonnemens.

Vous en avez vu ci-devant l’inconséquence par rapport à moi: par rapport à votre République, ils sont plus captieux quelquefois, & ne sont jamais plus solides. Le seul & véritable objet de ces Lettres est d’établir le prétendu droit négatif dans la plénitude que lui donnent les usurpations du Conseils. C’est à ce but que tout se rapporte; soit directement, par un enchaînement nécessaire; soit indirectement, par un tour d’adresse, en donnant le change au public sur le fond de la question.

Les imputations qui me regardent sont dans le premier cas. Le Conseil m’a jugé contre la Loi: des Représentations s’élèvent. Pour établir le droit négatif, il faut éconduire [378] les Représentans; pour les éconduire il faut prouver qu’ils ont tort; pour prouver qu’ils ont tort, il faut soutenir que je suis coupable, mais coupable à tel point, que, pour punir mon crime, il a falu déroger à la Loi.

Que les hommes frémiroient au premier mal qu’ils font, s’ils voyoient qu’ils se mettent dans la triste nécessité d’en toujours faire, d’être méchans toute leur vie pour avoir pu l’être un moment, & de poursuivre jusqu’à la mort le malheureux qu’ils ont une fois persécuté!

La question criminels se rapporte de la présidence des Syndics dans les Tribunaux criminels, se rapporte au second cas. Croyez-vous qu’au fond le Conseil s’embarrasse beaucoup que ce soient des Syndics ou des Conseillers, qui président, depuis qu’il a fondu les droits des premiers dans tout le Corps? Les Syndics, jadis choisis parmi tout le Peuple,* [*On poussoit si loin l’attention pour qu’il n’y eût dans ce choix ni exclusion ni préférence autre que celle du mérite, que par un Edit qui a été abrogé deux Syndics devoient toujours être pris dans le bas de la ville & deux dans le haut.] ne l’étant plus que dans le Conseil, de chefs qu’ils étoient des autres Magistrats sont demeurés leurs collègues, & vous avez pu voir clairement dans cette affaire que vos Syndics, peu jaloux d’une autorité passagère, ne sont plus que des Conseillers. Mais on feint de traiter cette question comme importante, pour vous distraire de celle qui l’est véritablement, pour vous laisser croire encore que vos premiers Magistrats sont toujours élus par vous, & que leur puissance est toujours la même.

[379] Laissons donc ici ces questions accessoires, que, par la manière dont l’Auteur les traite, on voit qu’il ne prend guères à cœur. Bornons-nous à peser les raisons qu’il allègue en faveur du droit négatif auquel il s’attache avec plus de soin, & par lequel seul, admis ou rejeté, vous êtes esclaves ou libres.

L’art qu’il emploie le plus adroitement pour cela, est de réduire en propositions générales un système dont on verroit trop aisément le foible s’il en faisoit toujours l’application. Pour vous écarter de l’objet particulier, il flatte votre amour-propre en étendant vos vues sur de grandes questions; & tandis qu’il met ces questions hors de la portée de ceux qu’il veut séduire, il les cajole & les gagne, en paroissant les traiter en hommes d’Etat. Il éblouit ainsi le Peuple pour l’aveugler, & change en theses de philosophie des questions qui n’exigent que du bon sens, afin qu’on ne puisse l’en dédire, & que, ne l’entendant pas, on n’ose le désavouer.

Vouloir le suivre dans ses sophismes abstraits, seroit tomber dans la faute que je lui reproche. D’ailleurs, sur des questions ainsi traitées, on prend le parti qu’on veut sans avoir jamais tort: car il entre tant d’élémens dans ces propositions, on peut les envisager par tant de faces, qu’il y a toujours quelque côté susceptible de l’aspect qu’on veut leur donner. Quand on fait pour tout le Public en général un Livre de politique, on y peut philosopher à son aise: l’Auteur, ne voulant qu’être lu & jugé par les hommes instruits de toutes les Nations & versés dans la matière qu’il [380] traite, abstrait & généralise sans crainte; il ne s’appesantit pas sur les détails élémentaires. Si je parlois à vous seul, je pourrois user de cette méthode; mais le sujet de ces Lettres intéresse un Peuple entier, composé, dans son plus grand nombre d’hommes qui ont plus de sens & de jugement que de lecture & d’étude, & qui, pour n’avoir pas le jargon scientifiques, n’en sont que plus propres à saisir le vrai dans toute sa simplicité. Il faut opter en pareil cas entre l’intérêt de l’Auteur & celui des Lecteurs, & qui veut se rendre plus utile doit se résoudre à être moins éblouissant.

Une autre source d’erreurs & de fausses applications, est d’avoir laissé les idées de ce droit négatif trop vagues, trop inexactes; ce qui sert à citer avec un air de preuve les exemples qui s’y rapportent le moins, à détourner vos Concitoyens de leur objet par la pompe de ceux qu’on leur présente, à soulever leur orgueil contre leur raison, & à les consoler doucement de n’être pas plus libres que les maîtres du monde. On fouille avec érudition dans l’obscurité des siècles, on vous promène avec faste chez les Peuples de l’antiquité. On vous étale successivement Athènes, Sparte, Rome, Carthage; on vous jette aux yeux le sable de la Libie, pour vous empêcher de voir ce qui se passe autour de vous.

Qu’on fixe avec précision, comme j’ai tâché de faire, ce droit négatif, tel que prétend l’exercer le Conseil, & je soutiens qu’il n’y eut jamais un seul Gouvernement sur la terre où le Législateur, enchaîné de toutes manières par le corps exécutif, après avoir livré les Loix sans réserve à sa merci, fût réduit à les lui voir expliquer, éluder, transgresser à volonté, [381] sans pouvoir jamais apporter à cet abus d’autre opposition, d’autre droit, d’autre résistance, qu’un murmure inutile & d’impuissantes clameurs.

Voyez en effet à quel point votre Anonyme est forcé de dénaturer la question, pour y rapporter moins mal-à-propos ses exemples.

 Le droit négatif n’étant pas, dit-il, page 110, le pouvoir de faire des Loix, mais d’empêcher que tout le monde indistinctement ne puisse mettre en mouvement la puissance qui fait les Loix, & ne donnant pas la facilité d’innover, mais le pouvoir de s’opposer aux innovations, va directement au grand but que se propose une société politique, qui est de se conserver en conservant sa constitution.

Voilà un Droit négatif très-raisonnable, & dans le sens exposé ce droit est en effet une partie si essentielle de la constitution démocratique, qu’il seroit généralement impossible qu’elle se maintînt, si la Puissance Législative pouvoit toujours être mise en mouvement par chacun de ceux qui la composent. Vous concevez qu’il n’est pas difficile d’apporter des exemples en confirmation d’un principe aussi certain.

Mais si cette notion n’est point celle du droit négatif en question, s’il n’y a pas dans ce passage un seul mot qui ne porte à faux par l’application que l’Auteur en veut faire, vous m’avouerez que les preuves de l’avantage d’un droit négatif tout différent ne sont pas fort concluantes en faveur de celui qu’il veut établir.

Le droit négatif n’est pas celui de faire des Loix. Non, mais il est celui de se passer de Loix. Faire de chaque acte de sa [382] volonté une Loi particulière, est bien plus commode que de suivre des Loix générales, quand même on en seroit soi-même l’Auteur. Mais d’empêcher que tout le monde indistinctement ne puisse mettre en mouvement la puissance qui fait les Loix. Il faloit dire, au lieu de cela: mais d’empêcher que qui que ce soit ne puisse protéger les Loix contre la puissance qui les subjugue.

Qui ne donnant pas la facilité d’innover.... Pourquoi non? Qui est-ce qui peut empêcher d’innover celui qui a la force en main, & qui n’est obligé de rendre compte de sa conduite personne? Mais le pouvoir d’empêcher les innovations. Disons mieux: le pouvoir d’empêcher qu’on ne s’oppose aux innovations.

C’est ici, Monsieur, le sophisme le plus subtil, & qui revient le plus souvent dans l’écrit que j’examine. Celui qui a la puissance exécutive n’a jamais besoin d’innover par des actions d’éclat. Il n’a jamais besoin de constater cette innovation par des actes solemnels. Il lui suffit, dans l’exercice continu de sa puissance, de plier peu-à-peu chaque chose à sa volonté, & cela ne fait jamais une sensation bien forte.

Ceux, au contraire, qui ont l’œil assez attentif & l’esprit assez pénétrant pour remarquer ce progrès & pour en prévoir la conséquence, n’ont, pour l’arrêter, qu’un de ces deux partis à prendre; ou de s’opposer d’abord à la première innovation qui n’est jamais qu’une bagatelle, & alors on les traite de gens inquiets, brouillons, pointilleux, toujours prêts à chercher querelle; ou bien de s’élever enfin contre un abus qui se renforce, & alors on crie à l’innovation. Je défie que, [383] quoi que vos Magistrats entreprennent, vous puissiez en vous y opposant, éviter à la fois ces deux reproches. Mais à choix, préférez le premier. Chaque fois que le Conseil altère quelque usage, il a son but que personne ne voit, & qu’il se garde bien de montrer. Dans le doute, arrêtez toujours toute nouveauté, petite ou grande. Si les Syndics étoient dans l’usage d’entrer au Conseil du pied droit, & qu’ils y voulussent entrer du pied gauche, je dis qu’il faudroit les en empêcher.

Nous avons ici la preuve bien sensible de la facilité de conclure le pour & le contre par la méthode que suit notre Auteur. Car appliquez au droit de Représentation des Citoyens, ce qu’il applique au droit négatif des Conseils, & vous trouverez que sa proposition générale convient encore mieux à votre application qu’à la sienne. Le droit de Représentation, direz-vous, n’étant pas le droit de faire des Loix, mais d’empêcher que la puissance qui doit les administrer ne les transgresse, & ne donnant pas le pouvoir d’innover, mais de s’opposer aux nouveautés, va directement au grand but que se propose une société politique; celui de se conserver en conservant sa constitution. N’est-ce pas exactement-là ce que les Représentans avoient à dire, & ne semble-t-il pas que l’Auteur ait raisonné pour eux? Il ne faut point que les mots nous donnent le change sur les idées. Le prétendu droit négatif du Conseil est réellement un droit positif, & le plus positif même que l’on puisse imaginer, puisqu’il rend le petit Conseil seul maître direct & absolu de l’Etat & de toutes les Loix; & le droit de Représentation pris dans son vrai sens n’est lui-même qu’un droit négatif. Il consiste uniquement à empêcher [384] la puissance exécutive de rien exécuter contre les Loix.

Suivons les aveux de l’Auteur sur les propositions qu’il présente; avec trois mots ajoutés, il aura posé le mieux du monde votre état présent.

Comme il n’y auroit point de liberté dans un Etat où le Corps chargé de l’exécution des Loix auroit droit de les faire parler à sa fantaisie; puisqu’il pourroit faire exécuter comme des Loix ses volontés les plus tyranniques.

Voilà, je pense, un tableau d’après nature; vous allez voir en tableau de fantaisie mis en opposition.

Il n’y auroit point aussi de Gouvernement dans un Etat où le Peuple exerceroit sans règle la puissance législative. D’accord; mais qui est-ce qui a proposé que le peuple exerçât sans règle la puissance législative?

Après avoir ainsi posé un autre droit négatif que celui dont il s’agit, l’Auteur s’inquiète beaucoup pour savoir où l’on doit placer ce droit négatif dont il ne s’agit point, & il établit là-dessus un principe qu’assurément je ne contesterai pas. C’est que, si cette force négative peut sans inconvénient résider dans le Gouvernement, il sera de la nature & du bien de la chose qu’on l’y place. Puis viennent les exemples, que je ne m’attacherai pas à suivre, parce qu’ils sont trop éloignés de nous & de tout point étrangers à la question.

Celui seul de l’Angleterre qui est sous nos yeux, & qu’il cite avec raison comme un modèle de la juste balance des pouvoirs respectifs, mérite un moment d’examen, & je ne me permets ici qu’après lui la comparaison du petit au grand.

[385] Malgré la puissance Royale, qui est très-grande, la Nation n’a pas craint de donner encore au Roi la voix négative. Mais comme il ne peut se passer long-tems de la puissance législative, & qu’il n’y auroit pas de sûreté pour lui à l’irriter, cette force négative n’est dans le fait qu’un moyen d’arrêter les entreprises de la puissance législative, & le Prince, tranquille dans la possession du pouvoir étendu que la Constitution lui assure, sera intéressé à la protéger.* [*Page 117.]

Sur ce raisonnement & sur l’application qu’on en veut faire, vous croiriez que le pouvoir exécutif du Roi d’Angleterre est plus grand que celui du Conseil à Geneve, que le droit négatif qu’a ce Prince est semblable à celui qu’usurpent vos Magistrats, que votre Gouvernement ne peut pas plus se passer que celui d’Angleterre de la puissance législative, & qu’enfin l’un & l’autre ont le même intérêt de protéger la Constitution. Si l’Auteur n’a pas voulu dire cela, qu’a-t-il donc voulu dire, & que fait cet exemple à son sujet?

C’est pourtant tout le contraire à tous égards. Le Roi d’Angleterre, revêtu par les Loix d’une si grande puissance pour les protéger, n’en a point pour les enfreindre: personne en pareil cas ne lui voudroit obéir, chacun craindroit pour sa tête; les Ministres eux-mêmes la peuvent perdre s’ils irritent le Parlement: on y examine sa propre conduite. Tout Anglois, à l’abri des Loix, peut braver la puissance Royale; le dernier du Peuple peut exiger & obtenir la réparation la plus authentique s’il est le moins du monde offensé: supposé que le Prince osât enfreindre la Loi dans la moindre chose, l’infraction [386] seroit à l’instant relevée; il est sans droit, & seroit sans pouvoir pour la soutenir.

Chez vous la Puissance du petit Conseil est absolue à tous égards; il est le Ministre & le Prince, la partie & le Juge tout-à-la-fois: il ordonne & il exécute; il cite, il saisit, il emprisonne, il juge, il punit lui-même: il a la force en main pour tout faire; tous ceux qu’il emploie sont irrécherchables; il ne rend compte de sa conduite ni de la leur à personne; il n’a rien à craindre du Législateur, auquel il a seul droits d’ouvrir la bouche, & devant lequel il n’ira pas s’accuser. Il n’est jamais contraint de réparer ses injustices; & tout ce que peut espérer de plus heureux l’innocent qu’il opprime, c’est d’échapper enfin sain & sauf, mais sans satisfaction ni dédommagement.

Jugez de cette différence par les faits les plus récentes. On imprime à Londres un Ouvrage violemment satyrique contre les Ministres, le Gouvernement, le Roi même. Les imprimeurs sont arrêtés. La Loi n’autorise pas cet arrêt, un murmure publie s’élève, il faut les relâcher. L’affaire ne finit pas là: les Ouvriers prennent à leur tour le Magistrat à partie, & ils obtiennent d’immenses dommages & intérêts. Qu’on mette en parallèle avec cette affaire celle du Sieur Bardin, Libraire à Geneve; j’en parlerai ci-après. Autre cas: il se fait un vol dans la Ville; sans indice & sur des soupçons en l’air, un Citoyen est emprisonné contre les Loix; sa maison est fouillée; on ne lui épargne aucun des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin son innocence est reconnue, il est relâché; il se plaint, on le laisse dire, & tout est fini.

[387] Supposons qu’à Londres j’eusse eu le malheur de déplaire à la Cour, que sans justice & sans raison elle eût saisi le prétexte d’un de mes Livres pour le faire brûler & me décréter: j’aurois présenté requête au Parlement comme ayant été jugé contre les Loix; je l’aurois prouvé, j’aurois obtenu la satisfaction la plus authentique, & le Juge eût été puni, peut-être cassé.

Transportons maintenant M. Wilkes à Geneve, disant, écrivant, imprimant, publiant contre le petit Conseil le quart de ce qu’il a dit, écrit, imprimé, publié hautement à Londres contre le Gouvernement, la Cour, le Prince. Je n’affirmerai pas absolument qu’on l’eût fait mourir, quoique je le pense; mais sûrement il eût été saisi dans l’instant même, & dans peu très-griévement puni.* [*La Loi mettant M. Wilkes à couvert de ce côté, il a falu, pour l’inquiéter, prendre un autre tour, & c’est encore la Religion qu’on a fait intervenir dans cette affaire.]

On dira que M. Wilkes étoit membre du Corps législatif dans son Pays; & moi, ne l’étois-je pas aussi dans le mien? Il est vrai que l’Auteur des Lettres veut qu’on n’ait aucun égard à la qualité de Citoyen. Les règles, dit-il, de la procédure sont & doivent être égales pour tous les hommes: elles ne dérivent pas du droit de la Cité; elles émanent du droit de l’humanité.* [*Page 54.]

Heureusement pour vous, le fait n’est pas vrai;* [*Le droit de recours à la grâce n’appartenoit par l’Edit qu’aux Citoyens & Bourgeois; mais par leurs bons offices ce droit & d’autres furent communiqués aux Natifs & Habitans, qui, ayant fait cause commune avec eux, avoient besoin des mêmes précautions pour leur sûreté; les étrangers en sont demeurés exclus. L’on sent aussi que le choix de quatre parens ou amis, pour assister le prévenu dans un procès criminel, n’est pas fort utile à ces derniers; il ne l’est qu’à ceux que le Magistrat peut avoir intérêt de perdre, & à qui la Loi donne leur ennemi naturel pour Juge. Il est étonnant même qu’après tant d’exemples effrayans les Citoyens & Bourgeois n’aient pas pris plus de mesures pour la sûreté de leurs personnes, & que toute la matière criminelle reste, sans Edits & sans Loix, presque abandonnée à la discrétion du Conseil. Un service pour lequel seul les Genevois & tous les hommes justes doivent bénir à jamais les Médiateurs, est l’abolition de la question préparatoire. J’ai toujours sur les lèvres un rire amer quand je vois tant de beaux Livres, où les Européens s’admirent & se font compliment sur leur humanité, sortir des mêmes Pays où l’on s’amuse à disloquer & briser les membres des hommes, en attendant qu’on sache s’ils sont coupables ou non. Je définis la torture, un moyen presque infaillible employé par le fort pour charger le foible des crimes dont il le veut punir.] & quant [388] à la maxime, c’est sous des mots très-honnêtes, cacher un sophisme bien cruel. L’intérêt du Magistrat, qui, dans votre Etat, le rend souvent partie contre le Citoyen, jamais contre l’Etranger, exige, dans le premier cas que la Loi prenne des précautions beaucoup plus grandes pour que l’accusé ne soit pas condamné injustement. Cette distinction n’est que trop bien confirmée par les faits. Il n’y a peut-être pas, depuis l’établissement de la République, un seul exemple d’un jugement injuste contre un Etranger; & qui comptera dans vos annales combien il y en a d’injustes & même d’atroces contre des Citoyens? Du reste, il est très-vrai que les précautions qu’il importe de prendre pour la sûreté de ceux-ci peuvent sans inconvénient s’étendre à tous les prévenus, parce qu’elles n’ont pas pour but de sauver le coupable, mais de garantir l’innocent. C’est pour cela qu’il n’est fait aucune exception dans l’Article XXX du règlement, [389] qu’on voit assez n’être utile qu’aux Genevois. Revenons à la comparaison du droit négatif dans les deux Etats.

Celui du Roi d’Angleterre consiste en deux choses; à pouvoir seul convoquer & dissoudre le Corps législatif, & à pouvoir rejetter les Loix qu’on lui propose; mais il ne consista jamais à empêcher la puissance législative de connoître des infractions qu’il peut faire à la Loi.

D’ailleurs cette force négative est bien tempérée: premièrement, par la Loi triennale,* [*Devenue septennale par une faute dont les Anglois ne sont pas à se repentir.] qui l’oblige de convoquer un nouveau Parlement au bout d’un certain tems; de plus, par sa propre nécessité, qui l’oblige à le laisser presque toujours assemblé;* [*Le Parlement n’accordant les subsides que pour une année, force ainsi le Roi de les lui redemander tous les ana.] enfin, par le droit négatif de la Chambre des Communes, qui en a, vis-à-vis de lui-même, un non moins puissant que le sien.

Elle est tempérée encore par la pleine autorité que chacune des deux Chambres une fois assemblées a sur elle-même; soit pour proposer, traiter, discuter, examiner les Loix & toutes les matières du Gouvernement; soit par la partie de la puissance exécutive qu’elles exercent & conjointement & séparément, tant dans la Chambre des Communes, qui connoît des griefs publics & des atteintes portées aux Loix, que dans la Chambre des Pairs, Juges suprêmes dans les matières criminelles, & sur-tout dans celles qui ont rapport aux crimes d’Etat.

[390] Voilà, Monsieur, quel est le droit négatif du Roi d’Angleterre. Si vos Magistrats n’en réclament qu’un pareil, je vous conseille de ne le leur pas contester. Mais je ne vois point quel besoin, dans votre situation présente, ils peuvent jamais avoir de la puissance législative, ni ce qui peut les contraindre à la convoquer pour agir réellement, dans quelque cas que ce puisse être; puisque de nouvelles Loix ne sont jamais nécessaires à gens qui sont au-dessus des Loix, qu’un Gouvernement qui subsiste avec ses finances, & n’a point de guerre, n’a nul besoin de nouveaux impôts, & qu’en revêtant le corps entier du pouvoir des chefs qu’on en tire, on rend le choix de ces chefs presque indifférent.

Je ne vois pas même en quoi pourroit les contenir le Législateur, qui, quand il existe, n’existe qu’un instant, & ne peut jamais décider que l’unique point sur lequel ils l’interrogent.

Il est vrai que le Roi d’Angleterre peut faire la guerre & la paix; mais outre que cette puissance est plus apparente que réelle, du moins quant à la guerre, j’ai déjà fait voir ci-devant & dans le Contrat Social que ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour vous, & qu’il faut renoncer aux droits honorifiques quand on veut jouir de la liberté. J’avoue encore que ce Prince peut donner & ôter les places au gré de ses vues, & corrompre en détail le Législateur. C’est précisément ce qui met tout l’avantage du côté du Conseil, à qui de pareils moyens sont peu nécessaires & qui vous enchaîne à moindres frais. La corruption est un abus de la liberté; mais elle est une preuve que la liberté existe, & l’on n’a [391] pas besoin de corrompre les gens que l’on tient en son pouvoir: quant aux places, sans parler de celles dont le Conseil dispose, ou par lui-même ou par le Deux-Cent, il fait mieux pour les plus importantes; il les remplit de ses propres membres, ce qui lui est plus avantageux encore; car on est toujours plus sûr de ce qu’on fait par ses mains, que de ce qu’on fait par celles d’autrui. L’histoire d’Angleterre est pleine de preuves de la résistance qu’ont faite les Officiers Royaux à leurs Princes, quand ils ont voulu transgresser les Loix. Voyez si vous trouverez chez vous bien des traits d’une résistance pareille faite au Conseil par les Officiers de l’Etat, même dans les cas les plus odieux? Quiconque à Geneve est aux gages de la République, cesse à l’instant même d’être Citoyen; il n’est plus que l’esclave & le satellite des Vingt-cinq, prêt à fouler aux pieds la Patrie & les Loix si-tôt qu’ils l’ordonnent. Enfin la Loi, qui ne laisse en Angleterre aucune puissance au Roi pour mal faire, lui en donne une très-grande pour faire le bien; il ne paroît pas que ce soit de ce côté que le Conseil est jaloux d’étendre la sienne.

Les Rois d’Angleterre assurés de leurs avantages, sont intéressés à protéger la Constitution présente, parce qu’ils ont peu d’espoir de la changer. Vos Magistrats, au contraire, surs de se servir des formes de la vôtre pour en changer tout-à-fait le fond, sont intéressés à conserver ces formes comme l’instrument de leurs usurpations. Le dernier pas dangereux qu’il leur reste à faire, est celui qu’ils font aujourd’hui. Ce pas fait, ils pourront se dire encore plus intéressés [392] que le Roi d’Angleterre à conserver la Constitution établie, mais par un motif bien différent. Voilà toute la parité que je trouve entre l’Etat politique de l’Angleterre & le vôtre. Je vous laisse à juger dans lequel est la liberté.

Après cette comparaison, l’Auteur, qui se plaît à vous présenter de grands exemples, vous offre celui de l’ancienne Rome. Il lui reproche avec dédain ses Tribuns brouillons & séditieux: il déplore amèrement, sous cette orageuse administration, le triste sort de cette malheureuse Ville, qui pourtant, n’étant rien encore à l’érection de cette Magistrature, eut sous elle cinq cents ans de gloire & de prospérités, & devint la Capitale du monde. Elle finit enfin parce qu’il faut que tout finisse; elle finit par les usurpations de ses Grands, de ses Consuls, de ses Généraux qui l’envahirent: elle périt par l’excès de sa puissance; mais elle ne l’avoit acquise que par la bonté de son Gouvernement. On peut dire en ce sens que ses Tribuns la détruisirent*.[* Les Tribuns ne sortoient point de la Ville; ils n’avoient aucune autorité hors de ses murs: aussi les Consuls, pour se soustraire à leur inspection, tenoient-ils quelquefois les Comices dans la campagne. Or les fers des Romains ne furent point forgés dans Rome, mais dans ses armées, & ce fut par leurs conquêtes qu’ils perdirent leur liberté. Cette perte ne vint donc pas des Tribuns.

Il est vrai que César se servit d’eux comme Sylla s’étoit servi du Sénat; chacun prenoit les moyens qu’il jugeoit les plus prompts ou les plus sûrs pour parvenir: mais il faloit bien que quelqu’un parvint, & qu’importoit qui de Marius ou de Sylla, de César ou de Pompée, d’Octave ou d’Antoine fût l’usurpateur? Quelque parti qui l’emportât, l’usurpation n’en étoit pas moins inévitable; il faloit des Chefs aux Armées éloignées, & il étoit sûr qu’un de ces Chefs deviendroit le Maître de l’Etat. Le Tribunat ne faisoit pas à cela la moindre chose.

Au reste, cette même sortie que fait ici l’Auteur des Lettres écrites de la Campagne sur les Tribuns du Peuple, avoit été déjà faite en 1715 par M. de Chapeaurouge, Conseiller d’Etat, dans un Mémoire contre l’Office de Procureur-Général. M. Louis le Fort, qui remplissoit alors cette charge avec éclat, lui fit voir dans une très-belle lettre en réponse à ce Mémoire, que le crédit & l’autorité des Tribuns avoient été le salut de la République, & que sa destruction n’étoit point venue d’eux, mais des Consuls. Sûrement le Procureur-Général Le Fort ne prévoyoit guères par qui seroit renouvelé de nos jours le sentiment qu’il réfutoit si bien.]

Au reste je n’excuse pas les fautes du Peuple Romain, je les ai dites dans le Contrat Social: je l’ai blâmé d’avoir [393] usurpé la puissance exécutive qu’il devoit seulement contenir;* [*Voyez le Contrat Social, Livre IV. Chap. V. Je crois qu’on trouvera dans ce chapitre, qui est fort court, quelques bonnes maximes sur cette matière.] j’ai montré sur quels principes le Tribunat devoit être institué, les bornes qu’on devoit lui donner, & comment tout cela se pouvoit faire. Ces règles furent mal suivies à Rome; elles auroient pu l’être mieux. Toutefois voyez ce que fit le Tribunat avec ses abus; que n’eût-il point fait, bien dirigé? Je vois peu ce que veut ici l’Auteur des Lettres: pour conclure contre lui-même, j’aurois pris le même exemple qu’il a choisi.

Mais n’allons pas chercher si loin ces illustres exemples, si fastueux par eux-mêmes & si trompeurs, par leur application. Ne laissez point forger vos chaînes par l’amour-propre. Trop petits pour vous comparer à rien, restez en vous-mêmes, & ne vous aveuglez point sur votre position. Les anciens Peuples ne sont plus un modèle pour les modernes; ils leur sont trop étrangers à tous égards. Vous sur-tout, Genevois, gardez votre place, & n’allez point aux objets [394] élevés qu’on vous présente pour vous cacher l’abyme qu’on creuse au-devant de vous. Vous n’êtes ni Romains, ni Spartiates, vous n’êtes pas même Athéniens. Laissez là ces grands noms qui ne vous vont point. Vous êtes des Marchands, des Artisans, des Bourgeois, toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur travail, de leur trafic, de leur gain; des gens pour qui la liberté même n’est qu’un moyen d’acquérir sans obstacle & de posséder en sûreté.

Cette situation demande pour vous des maximes particulières. N’étant pas oisifs comme étoient les anciens Peuples, vous ne pouvez comme eux vous occuper sans cesse du Gouvernement: mais par cela même que vous pouvez moins y veiller de suite, il doit être institué de manière qu’il vous soit plus aisé d’en voir les manœuvres & de pourvoir aux abus. Tout soin public que votre intérêt exige, doit vous être rendu d’autant plus facile à remplir, que c’est un soin qui vous coûte & que vous ne prenez pas volontiers. Car vouloir vous en décharger tout-à-fait, c’est vouloir cesser d’être libres. Il faut opter, dit le Philosophe bienfaisant, & ceux qui ne peuvent supporter le travail, n’ont qu’à chercher le repos dans la servitude.

Un Peuple inquiet, désœuvré, remuant, &, faute d’affaires particulières, toujours prêt à se mêler de celles de l’Etat, a besoin d’être contenu, je le sais; mais encore un coup, la Bourgeoisie de Geneve est-elle ce Peuple-là? Rien n’y ressemble moins; elle en est l’antipode. Vos Citoyens, tout absorbés dans leurs occupations domestiques & toujours froids sur le reste, ne songent à l’intérêt public que quand le leur [395] propre est attaqué. Trop peu soigneux d’éclairer la conduite de leurs Chefs, ils ne voient les fers qu’on leur prépare que quand ils en sentent le poids. Toujours distraits, toujours trompés, toujours fixés sur d’autres objets, ils se laissent donner le change sur le plus important de tous, & vont toujours cherchant le remède, faute d’avoir su prévenir le mal. A force de compasser leurs démarches, ils ne les font jamais qu’après coup. Leurs lenteurs les auroient déjà perdus cent fois, si l’impatience du Magistrat ne les eût sauvés, & si, pressé d’exercer ce pouvoir suprême auquel il aspire, il ne les eût lui-même avertis du danger.

Suivez l’historique de votre Gouvernement; vous verrez toujours le Conseil, ardent dans ses entreprises, les manquer le plus souvent par trop d’empressement à les accomplir, & vous verrez toujours la Bourgeoisie revenir enfin sur ce qu’elle a laissé faire sans y mettre opposition.

En 1570, l’Etat étoit obéré de dettes & affligé de plusieurs fléaux. Comme il étoit mal-aisé dans la circonstance d’assembler souvent le Conseil général, on y propose d’autoriser les Conseils de pourvoir aux besoins présens: la proposition passe. Ils partent de-là pour s’arroger le droit perpétuel d’établir des impôts, & pendant plus d’un siècle on les laisse faire sans la moindre opposition.

En 1714, on fait, par des vues secretes,* [*Il en a été parlé ci-devant] l’entreprise immense & ridicule des fortifications, sans daigner consulter le Conseil général, & contre la teneur des Edits. En conséquence de ce beau projet, on établit pour dix ans des [396] impôts, sur lesquels on ne le consulte pas davantage. Il s’élève quelques plaintes; on les dédaigne; & tout se tait.

En 1725, le terme des impôts expire, il s’agit de les prolonger. C’étoit pour la Bourgeoisie le moment tardif, mais nécessaire, de revendiquer son droit négligé si long-tems. Mais la peste de Marseille & la Banque royale ayant dérangé le commerce, chacun, occupé des dangers de sa fortune, oublie ceux de sa liberté. Le Conseil, qui n’oublie pas ses vues, renouvelle en Deux-Cent les impôts, sans qu’il soit question du Conseil général.

A l’expiration du second terme les Citoyens se réveillent, &, après cent soixante ans d’indolence, ils réclament enfin tout de bon leur droit. Alors, au lieu de céder ou temporiser, on trame une conspiration.* [*Il s’agissoit de former, par une enceinte barricadée, une espèce de Citadelle autour de l’élévation sur laquelle est l’Hôtel-de-Ville, pour asservir de-là tout le Peuple. Les bois déjà préparés pour cette enceinte, un plan de disposition pour la garnir, les ordres donnés en conséquence aux Capitaines de la garnison, des transports de munitions & d’armes de l’Arsenal à l’Hôtel-de-Ville, le tamponnement de vingt-deux pièces de canon dans un boulevard éloigné, le transmarchement clandestin de plusieurs autres, en un mot tous les apprêts de la plus violente entreprise faits sans l’aveu des Conseils par le Syndic de la Garde & d’autres Magistrats, ne purent suffire, quand tout cela fut découvert, pour obtenir qu’on fît le procès aux coupables, ni même qu’on improuvât nettement leur projet. Cependant la Bourgeoisie, alors maîtresse de la Place, les laissa paisiblement sortir sans troubler leur retraîte, sans leur faire la moindre insulte, sans entrer dans leurs maisons, sans inquiéter leurs familles, sans toucher à rien qui leur appartînt. En tout autre pays le Peuple eût commencé par massacrer ces Conspirateurs, & mettre leurs maisons au pillage.] Le complot se découvre; les Bourgeois sont forcés de prendre les armes, & par [397] cette violente entreprise le Conseil perd en un moment un siècle d’usurpation.

A peine tout semble pacifié, que, ne pouvant endurer cette espèce de défaite, on forme un nouveau complot. Il faut derechef recourir aux armes; les Puissances voisines interviennent, & les droits mutuels sont enfin réglés.

En 1650, les Conseils inférieurs introduisent dans leurs Corps une manière de recueillir les suffrages, meilleure que celle qui est établie, mais qui n’est pas conforme aux Edits. On continue en Conseil général de suivre l’ancienne où se glissent bien des abus, & cela dure cinquante ans & davantage, avant que les Citoyens songent à se plaindre de la contravention ou à demander l’introduction d’un pareil usage dans le Conseil dont ils sont membres. Ils la demandent enfin; & ce qu’il y a d’incroyable, est qu’on leur oppose tranquillement ce même Edit qu’on viole depuis un demi-siècle.

En 1707, un Citoyen est jugé clandestinement contre les Loix, condamné, arquebusé dans la prison, un autre est pendu sur la déposition d’un seul faux-témoin connu pour tel, un autre est trouvé mort. Tout cela passe, & il n’en est plus parlé qu’en 1734, que quelqu’un s’avise de demander au Magistrat des nouvelles du Citoyen arquebusé trente ans auparavant.

En 1736, on érige des Tribunaux criminels sans Syndics. Au milieu des troubles qui régnoient alors, les Citoyens, occupés de tant d’autres affaires, ne peuvent songer à tout. En 1758, on répète la même manœuvre: celui qu’elle regarde veut se plaindre; on le fait taire & tout se tait. En 1762, [398] on la renouvelle encore:* [*Et à quelle occasion! Voilà une inquisition d’Etat à faire frémir. Est-il concevable que dans un Pays libre on punisse criminellement un Citoyen pour avoir, dans une lettre à un autre Citoyen non imprimée, raisonné en termes décens & mesurés sur la conduite du Magistrat envers un troisieme Citoyen? Trouvez-vous des exemples de violences pareilles dans les Gouvernemens les plus absolus? A la retraite de M. de Silhouette, je lui écrivis une lettre qui courut Paris. Cette Lettre étoit d’une hardiesse que je ne trouve pas moi-même exempte de blâme; c’est peut-être la seule chose répréhensible que j’aie écrite en ma vie. Cependant, m’a-t-on dit le moindre mot à ce sujet? On n’y a pas même songé. En France on punit les libelles; on fait très-bien: mais on laisse aux Particuliers une liberté honnête de raisonner entre eux sur les affaires publiques, & il est inouï qu’on ait cherché querelle à quelqu’un pour avoir, dans des lettres restées manuscrites, dit son avis, sans satire & sans invective, sur ce qui se fait dans les Tribunaux. Après avoir tant aimé le Gouvernement républicain, faudra-t-il changer de sentiment dans ma vieillesse, & trouver enfin qu’il y a plus de véritable liberté dans les Monarchies que dans nos Républiques?] les Citoyens se plaignent enfin l’année suivante. Le Conseil répond: vous venez trop tard; l’usage est établi.

En Juin 1762, un citoyen, que le Conseil avoit pris en haine, est flétri dans ses Livre s, & personnellement décrété contre l’Edit le plus formel. Ses parens étonnés demandent, par requête, communication du décret: elle leur est refusée, & tout se tait. Au bout d’un an d’attente, le Citoyen flétri, voyant que nul ne proteste, renonce à son droit de Cité. La Bourgeoisie ouvre enfin les yeux, & réclame contre la violation de la Loi: il n’étoit plus tems.

Un fait plus mémorable par son espèce, quoiqu’il ne s’agisse que d’une bagatelle, est celui du Sieur Bardin. Un Libraire commet à son Correspondant des exemplaires d’un Livre nouveau; avant que les exemplaires arrivent, le Livre [399] est défendu. Le Libraire va déclarer au Magistrat sa commission, & demander ce qu’il doit faire. On lui ordonne d’avertir quand les exemplaires arriveront; ils arrivent, il les déclare; on les saisit; il attend qu’on les lui rende ou qu’on les lui paye; on ne fait ni l’un ni l’autre: il les redemande, on les garde. Il présente requête pour qu’ils soient renvoyés, rendus, ou payés. On refuse tout. Il perd ses Livres; & ce sont des hommes publics, chargés de punir le vol, qui les ont gardés.

Qu’on pèse bien toutes les circonstances de ce fait, & je doute qu’on trouve aucun autre exemple semblable dans aucun Parlement, dans aucun Sénat, dans aucun Conseil, dans aucun Divan, dans quelque Tribunal que ce puisse être. Si l’on vouloit attaquer le droit de propriété sans raison, sans prétexte, & jusque dans sa racine, il seroit impossible de s’y prendre plus ouvertement. Cependant l’affaire passe, tout le monde se tait, &, sans des griefs plus graves, il n’eût jamais été question de celui-là. Combien d’autres sont restés dans l’obscurité, faute d’occasions pour les mettre en évidence?

Si l’exemple précédent est peu important en lui-même, en voici un d’un genre bien différent. Encore un peu d’attention, Monsieur, pour cette affaire, & je supprime toutes celles que je pourrois ajouter.

Le 20 novembre 1763, au Conseil général assemblé pour l’élection du Lieutenant & du Trésorier, les Citoyens remarquent une différence entre l’Edit imprimé qu’ils ont & l’Edit manuscrit dont un Secrétaire d’Etat fait lecture, en ce que l’élection du Trésorier doit par le premier se [400] faire avec celle des Syndics, & par le second avec celle du Lieutenant. Ils remarquent de plus, que l’élection du Trésorier, qui, selon l’Edit, doit se faire tous les trois ans, ne se fait que tous les six ans selon l’usage, & qu’au bout des trois ans, on se contente de proposer la confirmation de celui qui est en place.

Ces différences du texte de la Loi entre le manuscrit du Conseil & l’Edit imprimé, qu’on n’avoit point encore observées, en font remarquer d’autres qui donnent de l’inquiétude sur le reste. Malgré l’expérience qui apprend aux Citoyens l’inutilité de leurs Représentations les mieux fondées, ils en font à ce sujet de nouvelles, demandant que le texte original des Edits soit déposé en Chancellerie ou dans tel autre lieu publie au choix du Conseil, où l’on puisse comparer ce texte avec l’imprimé.

Or vous vous rappellerez, Monsieur, que par l’article XLII de l’Edit de 1738, il est dit qu’on fera imprimer au plutôt un Code général des Loix de l’Etat, qui contiendra tous les Edits & Règlemens. Il n’a pas encore été question de ce Code au bout de vingt-six ans, & les Citoyens ont gardé le silence!* [*De quelle excuse, de quel prétexte peut-on couvrir l’inobservation d’un article aussi exprès & aussi important? Cela ne se conçoit pas. Quand par hasard on en parle à quelques Magistrats en conversation, ils répondent froidement: Chaque Edit particulier est imprimé, rassemblez-les. Comme si l’on étoit sûr que tout fût imprimé, & comme si le recueil de ces chiffons formoit un corps complet, un code général, revêtu de l’authenticité requise & tel que l’annonce l’Article XLII! Est-ce ainsi que ces Messieurs remplissent un engagement aussi formel? Quelles conséquences sinistres ne pourroit-on pas tirer de pareilles omissions?]

[401] Vous vous rappellerez encore, que dans un Mémoire imprimé en 1745, un membre proscrit des Deux-Cents jetta de violens soupçons sur la fidélité des Edits imprimés en 1713, & réimprimés en 1735, deux époques également suspectes. Il dit avoir collationné sur des Edits manuscrits ces imprimés, dans lesquels il affirme avoir trouvé quantité d’erreurs dont il a fait note, & il rapporte les propres termes d’un Edit de 1556, omis tout entier dans l’imprimé. A des imputations si graves le Conseil n’a rien répondu, & les Citoyens ont gardé le silence.

Accordons, si l’on veut, que la dignité du Conseil ne lui permettoit pas de répondre alors aux imputations d’un proscrit. Cette même dignité, l’honneur compromis, la fidélité suspectée exigeoient maintenant une vérification que tant d’indices rendoient nécessaire, & que ceux qui la demandoient avoient droit d’obtenir.

Point du tout. Le petit Conseil justifie le changement fait à l’Edit, par un ancien usage auquel le Conseil général ne s’étant pas opposé dans son origine n’a plus droit de s’opposer aujourd’hui.

Il donne pour raison de la différence qui est entre le Manuscrit du Conseil & l’imprimé, que ce Manuscrit est un recueil des Edits avec les changemens pratiqués, & consentis par le silence du Conseil général; au lieu que l’imprimé n’est que le recueil des mêmes Edits, tels qu’ils ont passé en Conseil général.

Il justifie la confirmation du Trésorier contre l’Edit qui veut que l’on en élise un autre, encore par un ancien usage. [402] Les Citoyens n’apperçoivent pas une contravention aux Edits, qu’il n’autorise par des contraventions antérieures: ils ne font pas une plainte qu’il ne rebute, en leur reprochant de ne s’être pas plaints plutôt.

Et quant à la communication du texte original des Loix, elle est nettement refusée:* [*Ces refus si durs & si sûrs à toutes les Représentations les plus raisonnables & les plus justes, paroissent peu naturels. Est-il concevable que le Conseil de Geneve, composé dans sa majeure partie d’hommes éclairés & judicieux, n’ait pas senti le scandale odieux, & même effrayant, de refuser à des hommes libres, à des membres du Législateur, la communication du texte authentique des Loix, & de fomenter ainsi comme à plaisir des soupçons produits par l’air de mystère & de ténèbres dont il s’environne sans cesse à leurs yeux? Pour moi, je penche à croire que ces refus lui coûtent, mais qu’il s’est prescrit pour règle de faire tomber l’usage des Représentations, par des réponses constamment négatives. En effet, est-il à présumer que les hommes les plus patiens ne se rebutent pas de demander pour ne rien obtenir? Ajoutez la proposition déjà faite en Deux-Cent d’informer contre les Auteurs des dernières Représentations, pour avoir usé d’un droit que la Loi leur donne. Qui voudra désormais s’exposer à des poursuites, pour des démarches qu’on sait d’avance être sans succès? Si c’est-là le plan que s’est fait le petit Conseil, il faut avouer qu’il le suit très-bien.] soit comme étant contraire aux règles; soit parce que les Citoyens & Bourgeois ne doivent connoître d’autre texte des Loix que le texte imprimé, quoique le petit Conseil en suive un autre & le fasse suivre en Conseil général.* [*Extrait des Registres du Conseil du 7 Décembre 1763, en réponse aux Représentations verbales faites le 21 Novembre par six Citoyens ou Bourgeois.]

Il est donc contre les règles que celui qui a passé un acte ait communication de l’original de cet acte, lorsque les variantes dans les copies les lui font soupçonner de falsification [403] ou d’incorrection, & il est dans la règle qu’on ait deux différens textes des mêmes Loix, l’un pour les particuliers, & l’autre pour le Gouvernement! Ouites-vous jamais rien de semblable? Et toutefois sur toutes ces découvertes tardives, sur tous ces refus révoltans, les Citoyens, éconduits dans leurs demandes les plus légitimes, se taisent, attendent, & demeurent en repos.

Voilà, Monsieur, des faits notoires dans votre Ville, & tous plus connus de vous que de moi; j’en pourrois ajouter cent autres, sans compter ceux qui me sont échappés. Ceux-ci suffiront pour juger si la Bourgeoisie de Geneve est ou fut jamais, je ne dis pas remuante & séditieuse, mais vigilante, attentive, facile à s’émouvoir pour défendre ses droits les mieux établis & le plus ouvertement attaqués.

On nous dit qu’une Nation vive, ingénieuse, & très-occupée de ses droits politiques, auroit un extrême besoin de donner à son Gouvernement une force négative.* [*Page 170.] En expliquant cette force négative on peut convenir du principe; mais est-ce à vous qu’on en veut faire l’application? A-t-on donc oublié qu’on vous donne ailleurs plus de sang-froid qu’aux autres Peuples?* [*Page 154] Et comment peut-on dire que celui de Geneve s’occupe beaucoup de ses droits politiques, quand on voit qu’il ne s’en occupe jamais que tard, avec répugnance, & seulement quand le péril le plus pressant l’y contraint? De sorte qu’en n’attaquant pas si brusquement les droits de la Bourgeoisie, il ne tient qu’au Conseil qu’elle ne s’en occupe jamais.

[404] Mettons un moment en parallèle les deux partis, pour juger duquel l’activité est le plus à craindre, & où doit être placé le droit négatif pour modérer cette activité.

D’un côté je vois un Peuple très-peu nombreux, paisible & froid, composé d’hommes laborieux, amateurs du gain, soumis pour leur propre intérêt aux Loix & à leurs Ministres, tout occupés de leur négoce ou de leurs métiers; tous, égaux par leurs droits & peu distingués par la fortune, n’ont entre eux ni chefs ni cliens; tous, tenus par leur commerce, par leur état, par leurs biens, dans une grande dépendance du Magistrat, ont à le ménager; tous craignent de lui déplaire; s’ils veulent se mêler des affaires publiques, c’est toujours au préjudice des leurs. Distraits d’un côté par des objets plus intéressans pour leurs familles; de l’autre, arrêtés par des considérations de prudence, par l’expérience de tous les tems, lui leur apprend combien dans un aussi petit Etat que le vôtre, où tout particulier est incessamment sous les yeux du Conseil, il est dangereux de l’offenser, ils sont portés par les raisons les plus fortes à tout sacrifier à la paix: car c’est par elle seule qu’ils peuvent prospérer; & dans cet état de choses, chacun, trompé par son intérêt privé, aime encore mieux être protégé que libre, & fait sa cour pour faire son bien.

De l’autre côté je vois dans une petite Ville, dont les affaires sont au fond très-peu de chose, un Corps de Magistrats indépendant & perpétuel, presque oisif par état, faire sa principale occupation d’un intérêt très-grand & très-naturel pour ceux qui commandent, c’est d’accroître incessamment [405] son empire; car l’ambition comme l’avarice se nourrit de ses avantages, & plus on étend sa puissance, plus on est dévoré du désir de tout pouvoir. Sans cesse attentif à marquer des distances trop peu sensibles dans ses égaux de naissance, il ne voit en eux que ses inférieurs, & brûle d’y voir ses sujets. Armé de toute la force publique, dépositaire de toute l’autorité, interprète & dispensateur des Loix, qui le gênent, il s’en fait une arme offensive & défensive, qui le rend redoutable, respectable, sacré pour tous ceux qu’il veut outrager. C’est au nom même de la Loi qu’il peut la transgresser impunément Il peut attaquer la constitution en feignant de la défendre; il peut punir comme un rebelle quiconque ose la défendre en effet. Toutes les entreprises de ce Corps lui deviennent faciles; il ne laisse à personne le droit de les arrêter ni d’en connoître: il peut agir, différer, suspendre; il peut séduire, effrayer, punir ceux qui lui résistent; & s’il daigne employer pour cela des prétextes, c’est plus par bienséance que par nécessité. Il a donc la volonté d’étendre sa puissance, & le moyen de parvenir à. tout ce qu’il veut. Tel est l’état relatif du petit Conseil & de la Bourgeoisie de Geneve. Lequel de ces deux Corps doit avoir le pouvoir négatif pour arrêter les entreprises de l’autre? L’Auteur des Lettres assure que c’est le premier.

Dans la plupart des Etats les troubles internes viennent d’une populace abrutie & stupide, échauffée d’abord par d’insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons adroits, revêtus de quelque autorité qu’ils veulent étendre. Mais est-il rien de plus faux qu’une pareille idée appliquée [406] à la Bourgeoisie de Geneve, à sa partie au moins qui fait face à la puissance pour le maintien des Loix? Dans tous les tems cette partie a toujours été l’ordre moyen entre les riches & les pauvres, entre les chefs de l’Etat & la populace. Cet ordre, composé d’hommes à-peu-près égaux en fortune, en état, en lumières, n’est ni assez élevé pour avoir des prétentions, ni assez bas pour n’avoir rien à perdre. Leur grand intérêt, leur intérêt commun est que les Loix soient observées, les Magistrats respectés, que la constitution se soutienne, & que l’Etat soit tranquille. Personne dans cet ordre ne jouit à nul égard d’une telle supériorité sur les autres, qu’il puisse les mettre en jeu pour son intérêt particulier. C’est la plus saine partie de la République, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous. Aussi voit-on toujours dans leurs démarches communes une décence, une modestie, une fermeté respectueuse, une certaine gravité d’hommes qui se sentent dans leur droit & qui se tiennent dans leur devoir. Voyez, au contraire, de quoi l’autre partie s’étaye: de gens qui nagent dans l’opulence, & du Peuple le plus abject. Est-ce dans ces deux extrêmes, l’un fait pour acheter, l’autre pour se vendre, qu’on doit chercher l’amour de la justice & des Loix? C’est par eux toujours que l’Etat dégénère: Le riche tient la Loi dans sa bourse, & le pauvre aime mieux du pain que la liberté. Il suffit de comparer ces deux partis, pour juger lequel doit porter aux Loix la première atteinte, & cherchez en effet dans votre histoire si tous les complots ne sont pas toujours venus du côté de la Magistrature, & si jamais les [407] Citoyens ont eu recours à la force que lorsqu’il l’a fallu pour s’en garantir.

On raille, sans doute, quand, sur les conséquences du droit que réclament vos Concitoyens, on vous représente l’Etat en proie à la brigue, à la séduction, au premier venu. Ce droit négatif que veut avoir le Conseil fut inconnu jusqu’ici; quels maux en est-il arrivé? Il en fût arrivé d’affreux, s’il eût voulu s’y tenir quand la Bourgeoisie a fait valoir le sien. Rétorquez l’argument qu’on tire de deux cents ans de prospérité; que peut-on répondre? Ce Gouvernement, direz-vous, établi par le tems, soutenu par tant de titres, autorisé par un si long usage, consacré par ses succès, & où le droit négatif des Conseils fut toujours ignoré, ne vaut-il pas bien cet autre Gouvernement arbitraire, dont nous ne connoissons encore ni les propriétés, ni ses rapports avec notre bonheur, & où la raison ne peut nous montrer que le comble de notre misère?

Supposer tous les abus dans le parti qu’on attaque, & n’en supposer aucun dans le sien, est un sophisme bien grossier & bien ordinaire, dont tout homme sensé doit se garantir. Il faut supposer des abus de part & d’autre, parce qu’il s’en glisse par-tout; mais ce n’est pas à dire qu’il y ait égalité dans leurs conséquences. Tout abus est un mal, souvent inévitable, pour lequel on ne doit pas proscrire ce qui est bon en soi. Mais comparez, & vous trouverez d’un côté des maux sûrs, des maux terribles, sans borne & sans fin; de l’autre, l’abus même difficile, qui, s’il est grand, sera passager, & tel, que quand il a lieu, il porte toujours avec lui [408] son remède. Car, encore une fois, il n’y a de liberté possible que dans l’observation des Loix ou de la volonté générale, & il n’est pas plus dans la volonté générale de nuire à tous, que dans la volonté particulière de nuire à soi-même. Mais supposons cet abus de la liberté aussi naturel que l’abus de la puissance. Il y aura toujours cette différence entre l’un & l’autre, que l’abus de la liberté tourne au préjudice du Peuple qui en abuse, & le punissant de son propre tort le force à en chercher le remède; ainsi de ce côté le mal n’est jamais qu’une crise, il ne peut faire un état permanent. Au lieu que l’abus de la puissance ne tournant point au préjudice du puissant, mais du foible, est, par sa nature, sans mesure, sans frein, sans limites. Il ne finit que par la destruction de celui qui seul en ressent le mal. Disons donc qu’il faut que le Gouvernement appartienne au petit nombre, l’inspection sur le Gouvernement à la généralité, & que si de part ou d’autre l’abus est inévitable, il vaut encore mieux qu’un Peuple soit malheureux par sa faute qu’opprimé sous la main d’autrui.

Le premier & le plus grand intérêt public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, & la justice n’est que cette égalité. Le Citoyen ne veut que les Loix & que l’observation des Loix. Chaque particulier dans le Peuple soit bien que s’il y a des exceptions elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, & qui craint les exceptions aime la Loi. Chez les Chefs, c’est toute autre chose: leur état même est un état de préférence, & ils cherchent des préférences [409] par-tout.* [*La justice dans le Peuple est une vertu d’état; la violence & la tyrannie est de même dans les Chefs un vice d’état. Si nous étions à leurs places, nous autres particuliers, nous deviendrions comme eux violens usurpateurs iniques. Quand des Magistrats viennent donc nous prêcher leur intégrité, leur modération, leur justice, ils nous trompent, s’ils veulent obtenir ainsi la confiance que nous ne leur devons pas: non qu’ils ne puissent avoir personnellement ces vertus dont ils se vantent; mais alors ils font une exception, & ce n’est pas aux exceptions que la Loi doit avoir égard.] S’ils veulent des Loix, ce n’est pu pour leur obéir, c’est pour en être les arbitres. Ils veulent des Loix pour se mettre à leur place & pour se faire craindre en leur nom. Tout les favorise dans ce projet. Ils se servent des droits qu’ils ont, pour usurper sans risque ceux qu’ils n’ont pas. Comme ils parlent toujours au nom de la Loi, même en la violant, quiconque ose la défendre contre eux, est un séditieux, un rebelle: il doit périr; & pour eux, toujours sûrs de l’impunité dans leurs entreprises, le pis qui leur arrive est de ne pas réussir. S’ils ont besoin d’appuis, par-tout ils en trouvent. C’est une ligue naturelle que celle des forts, & ce qui fait la foiblesse des foibles, est de ne pouvoir se liguer ainsi. Tel est le destin du Peuple, d’avoir toujours au-dedans & au-dehors ses parties pour juges. Heureux! quand il en peut trouver d’assez équitables pour le protéger contre leurs propres maximes, contre ce sentiment si gravé dans le cœur humain, d’aimer & favoriser les intérêts semblables aux nôtres! Vous avez eu cet avantage une fois, & ce fut contre toute attente. Quand la Médiation fut acceptée, on vous crut écrasés: mais vous eûtes des défenseurs éclairés & fermes, des Médiateurs intègres & généreux: la justice & la vérité triomphèrent. Puissiez-vous être [410] heureux deux fois! vous aurez joui d’un bonheur bien rare, & dont vos oppresseurs ne paroissent guere alarmés.

Après vous avoir étalé tous les maux imaginaires d’un droit aussi ancien que votre Constitution, & qui jamais n’a produit aucun mal, on pallie, on nie ceux du droit nouveau qu’on usurpe, & qui se font sentir dès aujourd’hui. Forcé d’avouer que le Gouvernement peut abuser du droit négatif jusqu’à la plus intolérable tyrannie, on affirme que ce qui arrive n’arrivera pas, & l’on change en possibilité sans vraisemblance ce qui se passe aujourd’hui sous vos yeux. Personne, ose-t-on dire, ne dira que le Gouvernement ne soit équitable & doux; & remarquez que cela se dit en réponse à des Représentations où l’on se plaint des injustices & des violences du Gouvernement. C’est-là vraiment ce qu’on peut appeler du beau style; c’est l’éloquence de Périclès, qui, renversé par Thucydide à la lutte, prouvoit aux spectateurs que c’étoit lui qui l’avoit terrassé.

Ainsi donc, en s’emparant du bien d’autrui sans prétexte, en emprisonnant sans raison les innocens, en flétrissant un Citoyen sans l’ouïr, en jugeant illégalement un autre, en protégeant les Livres obscènes, en brûlant ceux qui respirent la vertu, en persécutant leurs auteurs, en cachant le vrai texte des Loix, en refusant les satisfactions les plus justes, en exerçant le plus dur despotisme, en détruisant la liberté qu’ils devroient défendre, en opprimant la Patrie dont ils devroient être les pères, ces Messieurs se font compliment à eux-mêmes sur la grande équité de leurs jugements; ils s’extasient sur la douceur de leur administration, ils affirment [411] avec confiance que tout le monde est de leur avis sur ce point. Je doute fort, toutefois, que cet avis soit le vôtre, & je suis sûr au moins qu’il n’est pas celui des Représentans.

Que l’intérêt particulier ne me rende point injuste. C’est de tous nos penchans celui contre lequel je me tiens le plus en garde, & auquel j’espère avoir le mieux résisté. Votre Magistrat est équitable dans les choses indifférentes, je le crois porté même à l’être toujours; ses places sont peu lucratives; il rend la justice & ne la vend point; il est personnellement intègre, désintéressé, & je sais que dans ce Conseil si despotique, il règne encore de la droiture & des vertus. En vous montrant les conséquences du droit négatif, je vous ai moins dit ce qu’ils feront, devenus Souverains, que ce qu’ils continueront à faire pour l’être. Une fois reconnus tels, leur intérêt sera d’être toujours justes, & il l’est dès aujourd’hui d’être justes le plus souvent: mais malheur à quiconque osera recourir aux Loix encore, & réclamer la liberté! C’est contre ces infortunés que tout devient permis, légitime. L’équité, la vertu, l’intérêt même ne tiennent point devant l’amour de la domination; & celui qui sera juste, étant le maître, n’épargne aucune injustice pour le devenir.

Le vrai chemin de la tyrannie n’est point d’attaquer directement le bien public; ce seroit réveiller tout le monde pour le défendre: mais c’est d’attaquer successivement tous ses défenseurs, & d’effrayer quiconque oseroit encore aspirer à l’être. Persuadez à tous que l’intérêt publie n’est celui de personne, & par cela seul la servitude est établie; car quand chacun sera sous le joug, où sera la liberté commune? Si quiconque ose [412] parler est écrasé dans l’instant même, où seront ceux qui voudront l’imiter? & quel sera l’organe de la généralité, quand chaque individu gardera le silence? Le Gouvernement sévira donc contre les zélés & sera juste avec les autres, jusqu’à ce qu’il puisse être injuste avec tous impunément. Alors sa justice ne sera plus qu’une économie pour ne pas dissiper sans raison son propre bien.

Il y a donc un sens dans lequel le Conseil est juste, & doit l’être par intérêt: mais il y en a un dans lequel il est du systême qu’il s’est fait d’être souverainement injuste, & mille exemples ont dû vous apprendre combien la protection des Loix est insuffisante contre la haine du Magistrat. Que sera-ce, lorsque, devenu seul maître absolu par son droit négatif, il ne sera plus gêné par rien dans sa conduite, & ne trouvera plus d’obstacle à ses passions? Dans un si petit Etat où nul ne peut se cacher dans la foule, qui ne vivra pas alors dans vivra pas alors dans d’éternelles frayeurs, & ne sentira pas à chaque instant de sa vie le malheur d’avoir ses égaux pour maîtres? Dans les grands Etats les particuliers sont trop loin du Prince & des Chefs pour en être vus, leur petitesse les sauve; & pourvu que le peuple paye, on le laisse en paix. Mais vous ne pourrez faire un pu sans sentir le poids de vos fers. Les parens, les amis, les protégés, les espions de vos maîtres seront plus vos maîtres qu’eux; vous n’oserez ni défendre vos droits, ni réclamer votre bien, crainte de vous faire des ennemis; les recoins les plus obscurs ne pourront vous dérober à la tyrannie, il faudra nécessairement en être satellite ou victime. Vous sentirez à la fois l’esclavage politique & le civil, à peine oserez-vous respirer [413] en liberté. Voilà, Monsieur, où doit naturellement vous mener l’usage du droit négatif tel que le Conseil se l’arroge. Je crois qu’il n’en voudra pas faire un usage aussi funeste, mais il le pourra certainement; & la seule certitude qu’il peut impunément être injuste, vous fera sentir les mêmes maux que s’il l’étoit en effet.

Je vous ai montré, Monsieur, l’état de votre Constitution tel qu’il se présente à mes yeux. Il résulte de cet exposé que cette Constitution, prise dans son ensemble, est bonne & saine, & qu’en donnant à la liberté ses véritables bornes, elle lui donne en même tems toute la solidité qu’elle doit avoir. Car le Gouvernement ayant un droit négatif contre les innovations du Législateur, & le Peuple un droit négatif contre les usurpations du Conseil, les Loix seules regnent & regnent sur tous; le premier de l’Etat ne leur est pu moins soumis que le dernier, aucun ne peut les enfreindre, nul intérêt particulier ne peut les changer, & la Constitution demeure inébranlable.

Mais si au contraire les Ministres des Loix en deviennent les seuls arbitres, & qu’ils puissent les faire parler ou taire à leur gré; un droit de Représentation, seul garant des Loix & de la liberté, n’est qu’un droit illusoire & vain, qui n’ait en aucun cas aucun effet nécessaire; je ne vois point de servitude pareille à la vôtre, & l’image de la liberté n’est plus chez vous qu’un leurre méprisant & puéril, qu’il est même indécent d’offrir à des hommes sensés. Que sert alors d’assembler le Législateur, puisque la volonté du Conseil est l’unique Loi? Que sert d’élire solemnellement des Magistrats qui d’avance étoient déjà vos Juges, & qui ne tiennent de cette élection [414] qu’un pouvoir qu’ils exerçoient auparavant? Soumettez-vous de bonne grâce, & renoncez à ces jeux d’enfans, qui, devenus frivoles, ne sont pour vous qu’un avilissement de plus.

Cet état étant le pire où l’on puisse tomber, n’a qu’un avantage; c’est qu’il ne sauroit changer qu’en mieux. C’est l’unique ressource des maux extrêmes; mais cette ressource est toujours grande, quand des hommes de sens & de cœur la sentent & savent s’en prévaloir. Que la certitude de ne pouvoir tomber plus bas que vous n’êtes, doit vous rendre fermes dans vos démarches! mais soyez sûrs que vous ne sortirez point de l’abyme, tant que vous serez divisés, tant que les uns voudront agir & les autres rester tranquilles.

Me voici, Monsieur, à la conclusion de ces Lettres. Après vous avoir montré l’état où vous êtes, je n’entreprendrai point de vous tracer la route que vous devez suivre, pour en sortir. S’il en est une, étant sur les lieux mêmes, vous & vos Concitoyens la devez voir mieux que moi; quand on sait où l’on est & où l’on doit aller, on peut se diriger sans peine.

L’Auteur des Lettres dit que, si on remarquoit dans un Gouvernement une pente à la violence, il ne faudroit pas attendre à la redresser que la tyrannie s’y fût fortifiée.* [*Page 172.] Il dit encore, en supposant un cas qu’il traite à la vérité de chimere, qu’il resteroit un remède triste, mais légal, & qui, dans ce cas extrême, pourroit être employé comme on emploie la main d’un Chirurgien quand la gangrene se déclare. *[* Page 101.] Si vous êtes ou non dans ce cas supposé [415] chimérique, c’est ce que je viens d’examiner. Mon conseil n’est donc plus ici nécessaire; l’Auteur des Lettres vous l’a donné pour moi. Tous les moyens de réclamer contre l’injustice sont permis quand ils sont paisibles, à plus forte raison sont permis ceux qu’autorisent les loix.

Quand elles sont transgressées dans des cas particuliers, vous avez le droit de Représentation pour y pourvoir. Mais quand ce droit même est contesté, c’est le cas de la garantie. Je ne l’ai point mise au nombre des moyens qui peuvent rendre efficace une Représentation; les Médiateurs eux-mêmes n’ont point entendu l’y mettre, puisqu’ils ont déclaré ne vouloir porter nulle atteinte à l’indépendance de l’Etat, & qu’alors, cependant, ils auroient mis, pour ainsi dire, la clef du Gouvernement dans leur poche.* [*La conséquence d’un tel systême eût été d’établir un Tribunal de la Médiation résidant à Geneve, pour connoîtra des transgressions des Loix. Par ce tribunal la souveraineté de la République eût bientôt été détruite; mais la liberté des Citoyens eût été beaucoup plus assurée qu’elle ne peut l’être si l’on ôte le droit de Représentation. Or de n’être Souverain que de nom, ne signifie pas grand’chose; mais d’être libre en effet signifie beaucoup.] Ainsi dans le cas particulier l’effet des Représentations rejetées est de produire un Conseil général; mais l’effet du droit même de Représentation rejeté paroît être le recours à la garantie. Il faut que la machine ait en elle-même tous les ressorts qui doivent la faire jouer: quand elle s’arrête, il faut appeler l’Ouvrier pour la remonter.

Je vois trop où va cette ressource, & je sens encore mon cœur patriote en gémir. Aussi, je le répète, je ne vous propose rien; qu’oserois-je dire? Délibérez avec vos Concitoyens, & ne comptez les voix qu’après les avoir pesées. Défiez-vous [416] de la turbulente jeunesse, de l’opulence insolente, & de l’indigence vénale; nul salutaire conseil ne peut venir de ces côtés-là. Consultez ceux qu’une honnête médiocrité garantit des séductions de l’ambition & de la misère; ceux dont une honorable vieillesse couronne une vie sans reproche; ceux qu’une longue expérience a versés dans les affaires publiques; ceux qui, sans ambition dans l’Etat, n’y veulent d’autre rang que celui de Citoyens; enfin ceux qui, n’ayant jamais eu pour objet dans leurs démarches que le bien de la Patrie & le maintien des Loix, ont mérité par leurs vertus l’estime du publie, & la confiance de leurs égaux.

Mais sur-tout réunissez-vous tous. Vous êtes perdus sans ressource si vous restez divisés. & pourquoi le seriez-vous, quand de si grands intérêts communs vous unissent? Comment, dans un pareil danger, la basse jalousie & les petites passions osent-elles se faire entendre? Valent-elles qu’on les contente à si haut prix, & faudra-t-il que vos enfans disent un jour en pleurant sur leurs fers; voilà le fruit des dissensions de nos pères? En un mot il s’agit moins ici de délibération que de concorde; le choix du parti que vous prendrez n’est pas la plus grande affaire. Fût-il mauvais en lui-même prenez-le tous ensemble; par cela seul il deviendra le meilleur, & vous ferez toujours ce qu’il faut faire pourvu que vous le fassiez de concert. Voilà mon avis, Monsieur, & je finis par où j’ai commencé. En vous obéissant, j’ai rempli mon dernier devoir envers la Patrie. Maintenant je prends congé de ceux qui l’habitent; il ne leur reste aucun mal à me faire, & je ne puis plus leur faire aucun bien.

TABLE DES LETTRES Et de leur Contenu

LETTRE PREMIERE. Etat de la question par rapport à l’Auteur. Si elle est de la competence des Tribunaux civils. Maniere injuste de la résoudre. Page 123.

LET. II. De la Religion de Geneve. Principes de la Réformation. l’Auteur entame la discussion des miracles. 156

LET. III. Continuation du même sujet. Court examen de quelques autres accusations. 179

LET IV. L’Auteur se suppose coupable; il compare la Procédure à la Loi. 217

LET. V. Continuation du même sujet. Jurisprudence tirée des procédures faites en cas semblables. But de l’Auteur en publiant la profession de foi. 237

LET. VI. S’il est vrai que l’Auteur attaque les Gouvernemens. Courte analyse de son Livre. Le procédure faite à Geneve est sans exemple, & n’a été suivie en aucun Pays. 287

LET. VII. Etat présent du Gouvernement de Geneve, fixé par l’Edit de la Médiation. 300

LET. VIII. Esprit de ces Edit. Contrepoids qu’il donne à la Puissance aristocratique. Entreprise du petit Conseil, d’anéantir ce contrepoids par voie de fait. Examen des inconvéniens allégués. Systême des Edits sur les emprisonnemens. 331

LET. IX. Maniere de raisonner de l’Auteur des Lettres écrites de la Campagne. Son vrai but dans cet Ecrit. Choix de ses exemples. Caractere de la Bourgeoisie de Geneve. Preuve par les faits. Conclusion.

Fin de la Table.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE À M. D’ALEMBERT

[LETTRE À D’ALEMBERT SUR LES SPECTACLES]

[1758, février - 20 mars; édition originale A Amsterdam, chez Marc Michel Rey, 1758, in-8 de xviii p. + 264 p. + 4 p.; autres éditions, Amsterdam, 1759/1782; le Pléiade édition, t. V, pp. 1-125. ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VI, pp. 419-599. «Elle contient un passage, cinq notes et diverses corrections qui n’avaient pas encore paru, et que les éditeurs Moultou et Du Peyrou ont dû transcrire d’un exemplaire annoté par Rousseau, qu’ils avaient en mains.»(Pléiade édition V, 1809 ff) (Melanges I.)]

[419]

JEAN-JACQUES ROUSSEAU CITOYEN
DE GENEVE,
A M. D’ALEMBERT,

De l’Académie Françoise, de l’Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société Royale de Londres, de l’Académie Royale des Belles-Lettres de Suede, & de l’Institut de Bologne:

Sur son Article GENEVE, Dans le VII me. Volume de l’ENCYCLOPEDIE.
ET PARTICULIEREMENT, Sur le Projet d’établir un Théâtre de Comédie en cette Ville.

Dii meliora piis, erroremque hostibus illum.

GENEVE.

M. DCC. LXXXI.

[421]

PRÉFACE

J’ai tort, si j’ai pris en cette occasion la plume sans nécessité. Il ne peut m’être ni avantageux ni agréable de m’attaquer à M. d’Alembert. Je considere sa personne: j’admire ses talens: j’aime ses ouvrages: je suis sensible au bien qu’il a dit de mon pays: honoré moi-même de ses éloges, un juste retour d’honnêteté m’oblige à toutes sortes d’égards envers lui; mais les égards ne l’emportent sur les devoirs que pour ceux dont toute la morale confine en apparences. Justice & vérité, voilà les premiers devoirs de l’homme. Humanité, patrie, voilà ses premieres affections. Toutes les fois que des ménagemens particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable. Puis-je l’être en faisant ce que j’a du? Pour me répondre, il faut avoir une patrie à servir, & plus d’amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire aux hommes.

Comme tout le monde n’a pas sous les yeux l’Encyclopédie, je vais transcrire ici de l’article Geneve le passage qui m’a mis la plume à la main. Il auroit dû l’en faire tomber, si j’aspirois à l’honneur de bien écrire; mais j’ose en rechercher un autre, dans lequel je ne crains la concurrence de personne. En lisant ce passage [422] isole, plus d’un lecteur sera surpris du zele qui l’a pu dicter: en le lissant dans article, on trouvera que la Comédie qui n’est pas à Geneve & qui pourroit y être, tient la huitieme partie de la place qu’occupent les choses qui y font.

«On ne souffre point de Comédie à Geneve: ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes; mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de Comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de remédier à cet inconvénient par des loix séveres & bien exécutées sur la conduite des Comédiens? Par ce moyen Geneve auroit des spectacles & des mœurs, & jouiroit de l’avantage des uns & des autres; les représentations théatrales formeroient le goût des Citoyens, & leur donneroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très-difficile d’acquérir sans ce secours; la littérature en profiteroit sans que le libertinage fit des progrès, & Geneve réuniroit la sagesse de Lacédémone à la politesse d’Athenes. Une autre considération, digne d’une République si sage & si éclairée, devroit peut-être l’engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la profession de Comédien, l’espece d’avilissement où nous avons [423] mis ces hommes si nécessaires au progrès & au soutien des arts, est certainement une des principales causes qui contribuent au déréglement que nous leur reprochons; ils cherchent à se dédommager par les plaisirs, de l’estime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous, un Comédien qui à des mœurs est doublement respectable; mais à peine lui en fait-on gré. Le Traitant qui insulte à l’indigence publique & qui s’en nourrit, le Courtisan qui rampe & qui ne paye point ses dettes: voila l’espece d’hommes que nous honorons le plus. Si les Comédiens étoient non-seulement soufferts à Geneve, mais contenus d’abord par des réglemens sages, protégés ensuite & même considérés des qu’ils en seroient dignes, enfin absolument places sur la même ligne que les autres Citoyens, cette ville auroit bientôt l’avantage de posséder ce qu’on croit si rare & qui ne l’est que par notre faute: une troupe de Comédiens estimables. Ajoutons que cette troupe deviendroit bientôt la meilleure de l’Europe; plusieurs personnes, pleines de goût & de dispositions pour le théâtre, & qui craignent de se déshonorer parmi nous en s’y livrant, accourroient à Geneve, pour cultiver non-seulement sans honte, mais même avec estime un talent si agréable & si peu commun. Le séjour de cette [424] ville, que bien des François regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendroit séjour des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la philosophie & de la liberté; & les Etrangers ne seroient plus surpris de voir que dans une ville où les spectacles décens & réguliers sont défendus, permette des farces grossieres & sans esprit, aussi traites au bon goût qu’aux bonnes mœurs. Ce n’est pas tout: peu-à-peu l’exemple des Comédiens Geneve, la régularité de leur conduite, & la considération dont elle les seroit jouir, serviroient modele aux Comédiens des autres nations & de leçon à ceux qui les ont traites jusqu’ici avec tant de rigueur & même d’inconséquence. On ne les verroit pas d’un côté pensionnés par le gouvernement & de l’autre un objet d’anathême; nos Prêtres perdroient l’habitude de les excommunier & nos bourgeois de les regarder avec mépris; & une petite République auroit la gloire d’avoir reforme l’Europe sur ce point, plus important, petit-être, qu’on ne pense.»

Voilà certainement le tableau le plus agréable & le plus séduisant qu’on pût nous offrir; mais voilà en même tems le plus dangereux conseil qu’on put nous donner. Du moins, tel est mon sentiment, & mes raisons sont dans cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse [425] de Geneve, entraînée par une autorité d’un si grand poids, ne se livrera-t-elle point à des idées aux-quelles elle n’a déjà que trop de penchant? Combien, depuis la publication de ce volume, de jeunes Genevois, d’ailleurs bons Citoyens, n’attendent-ils que le moment de favoriser l’établissement d’un théâtre, croyant rendre un service à la patrie & presque au genre-humain? Voilà le sujet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrois prévenir. Je rends justice aux intentions de M. d’Alembert, j’espere qu’il voudra bien la rendre aux miennes: je n’ai pas plus d’envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperois, ne dois-je pas agir, parler, selon ma conscience & mes lumieres? Ai-je du me taire, L’ai-je pu, sans trahir mon devoir & ma patrie?

Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudroit que je n’eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fis trente ans mon bonheur, il faudroit avoir toujours su t’aimer; il faudroit qu’on ignorât que j’ai eu quelques liaisons avec les Editeurs de l’Encyclopédie, que j’ai fourni. quelques articles à l’ouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des auteurs; il faudroit que mon zele pour mon pays fût moins connu, qu’on supposât l’article Geneve m’eut échappé, ou qu’on ne put [426] inférer de mon silence que j’adhere à ce qu’il contient. Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler, il faut que je désavoue ce que je n’approuve point, afin qu’on ne m’impute pas d’autres sentimens que miens. Mes compatriotes n’ont pas besoin de mes conseils, je le sais bien; mais moi, j’ai besoin de m’honorer, en montrant que je pense comme eux sur maximes.

Je n’ignore pas combien cet écrit, si loin de ce qu’il devroit être, est loin même de ce que j’aurois pu faire en de plus heureux jours. Tant de choses ont concouru à le mettre au-dessous du médiocre où je pouvois autrefois atteindre, que je m’étonne qu’il ne soit pas pire encore: J’écrivois pour ma patrie: s’il étoit vrai qu le zele tînt lieu de talent, j’aurois fait mieux que jamais; mais j’ai vu ce qu’il faloit faire, & n’ai pu l’exécuter. J’ai dit froidement la vérité: qui est-ce qui se soucie d’elle? triste recommandation pour un livre! Pour être utile il faut être agréable, & ma plume à perd cet art-là. Tel me disputera malignement cette perte. Soit: cependant je me sens déchu & l’on ne tombe pas au-dessus de rien.

Premiérement, il ne s’agit plus ici d’un vain babil de Philosophie; mais d’une vérité de pratique importante à tout un peuple. Il ne s’agit plus de parler au petit [427] nombre, mais au public, ni de faire penser les autres, mais d’expliquer nettement ma pensée. Il a donc falu changer de style: pour me faire mieux entendre à tout le monde, j’ai dit moins de choses en plus de mots; & voulant être clair & simple, je me suis trouvé lâche & diffus.

Je comptois d’abord sur une feuille ou deux d’impression tout au plus; j’ai commence à la hâte & mon sujet s’étendant sous ma plume, je l’ai laissée aller sans contrainte. J’étois malade & triste; &, quoique j’eusse grand besoin de distraction, je me sentois si peu en état de penser & d’écrire; que, si l’idée d’un devoir à remplir ne m’eut soutenu, j’aurois jette cent sois mon papier au feu. J’en suis devenu moins sévere à moi-même. J’ai cherche dans mon travail quelque amusement qui me le fit supporter. Je me suis jette dans toutes les digressions qui se sont présentées, sans prévoir, combien, pour soulager mon ennui, j’en préparois peut-être au lecteur.

Le goût, le choix, la correction ne sauroient se trouver dans cet ouvrage. Vivant seul, je n’ai pu le montrer à personne. J’avois un Aristarque sévere & judicieux, j e ne l’ai plus, je n’en veux plus;* [*Ad amicun etsi produxeris gladium, non desperes; est enim regressus ad amicum, Si aperueris os triste, non timeas; est enim concordatio: excepto convitio, & improperio, & superbiâ, & mysterii revelatione, & plagâ dolosâ la hisomnibus effugiet amicus Ecclesiastic. XXII. 26. 27.] [428] je le regretterai sans cesse, & il manque bien plus encore à mon cœur qu’a mes écrits.

La solitude calme l’ame, & appaise les passions le désordre du monde à fait naître. Loin des vices qui nous irritent, on en parle avec moins d’indignation; loin des maux qui nous touchent, le cœur en est moins ému. Depuis que je ne vois plus les hommes, j’ai presque cesse de haïr les méchans. D’ailleurs, le mal qu’ils m’ont fait à moi-même m’ôte le droit d’en dire d’eux. Il faut désormais que je leur pardonne pour ne leur pas ressembler. Sans y songer, je substituerois l’amour de la vengeance à celui de la justice; il vaut mieux tout oublier. J’espere qu’on ne une trouvera plus cette âpreté qu’on me reprochoit, mais qui me faisoit lire; je consens d’être moins lu, pourvu que je vive en paix.

A ces raisons il s’en joint une autre plus cruelle & que je voudrois en vain dissimuler; le public ne la sentiroit que trop malgré moi. Si dans les essais sortis de ma plume ce papier est encore au-dessous des autres, c’est moins la faute des circonstances que la mienne: c’est que je suis au-dessous de moi-même. Les maux du corps épuisent l’ame: à force de souffrir, elle perd [429] son ressort. Un instant de fermentation passagere produisit en moi quelque lueur de talent; il s’est montre tard, il s’est éteint de bonne heure. En reprenant mon Etat naturel, je suis rentré dans le néant. Je n’eus qu’un moment, il est passe; j’ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillirez mon ombre: car pour moi, je ne suis plus

A MONTMORENCI, le 20 Mars 1758.

[430]

JEAN-JAQUES ROUSSEAU CITOYEN DE GENEVE,

A Monsieur D’ALEMBERT

[431] J’ai lu, Monsieur, avec plaisir votre article GENEVE, dans le septieme Volume de l’Encyclopédie.* [*L’article GENEVE qui a donne lieu à cette Lettre de M. Rousseau, sera imprime dans le premier du Supplément, avec les autres pieces qui y ont rapport.] En le relisant avec plus de plaisir encore, il m’a fourni quelques réflexions que, j’ai cru pouvoir offrir, sous vos auspices, au public & à mes Concitoyens. Il. y à beaucoup à louer dans cet article; mais si les éloges dont vous honorez ma Patrie m’ôtent le droit de vous en rendre, ma sincérité parlera pour moi; n’être pas de votre avis sur quelques points. C’est assez m’expliquer sur les autres.

Je commencerai par celui que j’ai le plus de répugnance à traiter, & dont l’examen me convient le moins; mais sur lequel, par la raison que je viens de dire, le silence ne m’est pas permis. C’est le jugement que vous portez de la doctrine de nos Ministres en matiere de foi. Vous avez fait de ce corps respectable un éloge très-beau, très-vrai, très-propre à eux seuls dans tous les Clergés du monde, & qu’augmente encore la considération qu’ils vous ont témoignée, en montrant qu’ils aiment la Philosophie, & ne craignent pas l’œil du Philosophe. Mais, Monsieur, quand on veut honorer les gens, il faut que ce soit à leur maniere, & non pas à la [432] notre, de peur qu’ils ne s’offensent avec raison des louanges nuisibles, qui, pour être données à bonne intention, n’en blessent pas moins l’état, l’intérêt, les opinions, ou les préjugés de ceux qui en sont l’objet. Ignorez-vous que tout nom de Secte est toujours odieux, & que de pareilles imputations, rarement sans conséquence pour des Laïques, ne le sont jamais pour des Théologiens?

Vous me direz qu’il est question de faits & non de louanges, & que le Philosophe à plus d’egard à la vérité qu’aux hommes: mais cette prétendue vérité n’est pas si claire, ni si indifférente, que vous soyez en droit de l’avancer sans bonnes autorités, & je ne vois pas où l’on en peut prendre pour prouver que les sentimens qu’un corps professe & sur lesquels il se conduit, ne sont pas les liens. Vous me direz encore que vous n’attribuez point à tout le corps ecclésiastique les sentimens dont vous parlez; mais vous les attribuez à plusieurs, & plusieurs dans un petit nombre sont toujours une si grande partie que le tout doit s’en ressentir.

Plusieurs Pasteurs de Geneve n’ont, selon vous, qu’un Socinianisme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement, à la face de l’Europe. J’ose vous demander comment vous appris? Ce ne peut être que par vos propres conjectures, ou par le témoignage d’autrui, ou sur l’aveu des Pasteurs en question.

Or dans les matieres de pur dogme & qui ne tiennent point à la morale, comment peut-on juger de la foi d’autrui par conjecture? Comment peut-on même en juger sur la déclaration d’un tiers, contre celle de la personne intéressée? [433] Qui fait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas, & à qui doit-on s’en rapporter là-dessus plutôt qu’a moi-même? Qu’après avoir tire des discours ou des ecrits d’un honnête-homme des conséquences sophistiques & désavoués, un Prêtre acharne poursuive l’Auteur sur ces conséquences, le Prêtre fait son métier & n’étonne personne: mais devons-nous honorer les gens de bien comme un fourbe les persécute; & le Philosophe imitera-t-il des raisonnemens captieux il fut si souvent la victime?

Il resteroit donc à penser, sur ceux de nos Pasteurs que vous prétendez être Sociniens parfaits & rejetter les peines éternelles, qu’ils vous ont confie là-dessus leurs sentimens particuliers: mais si c’etoit en effet leur sentiment, & qu’ils vous l’eussent confié, sans doute ils vous l’auroient dit en secret, dans l’honnête & libre épanchement d’un commerce philosophique; ils l’auroient dit au Philosophe, & non pas à l’Auteur. Ils n’en ont donc rien fait, & ma preuve est sans replique; c’est que vous l’avez publie.

Je ne pretends point pour cela juger ni blâmer la doctrine que vous leur imputez; je dis seulement qu’on n’a nul droit de la leur imputer, à moins qu’ils ne la reconnoissent, & j’ajoute qu’elle ne ressemble en rien à celle dont ils nous instruisent. Je ne sais ce que c’est que le Socinianisme, ainsi je n’en puis parler ni en bien ni en mal; mais, en général, je suis l’ami de toute Religion paisible, où l’on sert l’Etre éternel selon la raison qu’il nous à donnée. Quand un homme ne peut croire ce qu’il trouve absurde, ce n’est pas sa faute, [434] c’est celle de sa raison;* [*Je crois voir un principe qui, bien démontré comme il pourroit l’être, arracheroit à l’instant les armes des mains à l’intolérant & au superstitieux, & calmeroit cette fureur de faire des prosélytes qui semble animer les incrédules. C’est que la raison humaine n’a pas de mesure commune bien déterminée, & qu’il est injuste à tout homme de donner la sienne pour regle à celle des autres. Supposons de la bonne-foi, sans laquelle toute dispute n’est que du caquet. Jusqu’à certain point il y à des principes communs, une évidence commune, & de plus, chacun à sa propre raison qui le détermine; ainsi le sentiment ne mene point au Scepticisme: mais aussi les bornes générales de la raison n’étant point fixées, & nul n’ayant inspection sur celle d’autrui, voilà tout d’un coup le fier dogmatique arrête. Si jamais on pouvoit établir la paix où regnent l’intérêt, l’orgueil, & l’opinion, c’est par-la qu’on termineroit à la fin les dissentions des Prêtres & des Philosophes. Mais peut-être ne seroit ce le compte ni des uns ni des autres: il n’y auroit plus ni persécutions ni disputes; les premiers n’auroient personne à tourmenter; les seconds, personne à convaincre: autant vaudroit quitter le métier.

Si l’on me demandoit la-dessus pour-quoi donc je dispute moi-même? Je repondrois que je parle au plus grand nombre, que j’expose des vérités de pratique, que je me fonde sur l’expérience, que je remplis mort devoir, & qu’après avoir dit ce que je pense, je ne trouve point mauvais qu’on ne soit pas de mon avis.] & comment concevrai-je que Dieu le punisse de ne s’être pas fait un entendement* [*Il faut se ressouvenir que j’ai répondre à un Auteur qui n’est pas Protestant; & je crois lui répondre en effet, en montrant que ce qu’il accuse nos Ministres de faire dans notre Religion, s’y seroit inutilement, & se fait nécessairement dans plusieurs autres sans qu’on y songe.

Le monde intellectuel, sans en excepter la Géométrie, est plein de vérités incompréhensibles, & pourtant incontestables; parce que la raison qui les démontré existantes, ne peut les toucher, pour ainsi dire, à travers les bornes qui l’arrêtent, mais seulement les appercevoir. Tel est le dogme de l’existence de Dieu; tels sont les mysteres admis dans les Communions Protestantes. Les mysteres qui heurtent la raison; pour me servir des terme de M. d’Alembert, sont toute chose. Leur contradiction même les fait rentrer dans ses bornes; elle à toutes les prises imaginables pour sentir qu’ils n’existent pas: car bien qu’on ne puisse voir une chose absurde, rien n’est si clair que l’absurdité. Voilà ce qui arrive, lorsqu’on soutient à la fois deux propositions contradictoires. Si vous me dites qu’un espace d’un pouce est aussi un espace d’un pied, vous ne dites point du tout une chose mystérieuse, obscure, incompréhensible; vous dites, au contraire, une absurdité lumineuse & palpable, une chose évidemment fausse. De quelque genre que soient les démonstrations qui l’établissent, elles ne sauroient l’emporter sur celle qui la détruit, parce qu’elle est tirée immédiatement des notions primitives qui servent de base à toute certitude humaine. Autrement la raison, déposant contre elle-même, nous forceroit à la récuser; & loin de nous faire croire ceci ou cela, elle nous empecheroit de plus rien croire, attendu que tout principe de foi seroit détruit. Tout homme, de quelque Religion qu’il soit, qui dit croire à de pareils mysteres, en impose donc, ou ne fait ce qu’il dit.] contraire à celui qu’il à reçu de lui? Si un Docteur venoit m’ordonner [435] de la part de Dieu de croire que la partie est plus grande que le tout, que pourrois-je penser en moi-même, sinon que cet homme vient m’ordonner d’être fou? Sans doute l’Orthodoxe, qui ne voit nulle absurdité dans les rnysteres, est oblige de les croire: mais si le Socinien y en trouve, qu’a-t-on à lui dire? Lui prouvera-t-on qu’il n’y en à pas? Il commencera, lui, par vous prouver que c’est une absurdité de raisonner sur ce qu’on ne sauroit entendre. Que faire donc? Le laisser en repos.

Je ne suis pas plus scandalisé que ceux qui servent un Dieu clément, rejettent l’éternité des peines, s’ils la trouvent incompatible avec sa justice. Qu’en pareil cas ils interpretent de leur mieux les passages contraires à leur opinion, plutôt que de l’abandonner, que peuvent-ils faire autre chose? Nul plus pénétré que moi d’amour & de respect pour le plus sublime de tous les Livres; il me console & m’instruit [436] tous les jours, quand les autres ne m’inspirent plus que du dégoût. Mais je soutiens que si l’Ecriture elle-même nous donnoit de Dieu quelque idée indigne de lui, il faudroit la rejetter en cela, comme vous rejettez en Géométrie les démonstrations qui menent a des conclusions absurdes: car de quelque authenticité que puisse être le texte sacré, il est encore plus croyable que la Bible soit altérée, que Dieu injuste ou malfaisant.

Voilà, Monsieur, les raisons qui m’empecheroient des blâmer ces sentimens dans d’équitables & modérés Théologiens, qui de leur propre doctrine apprendroient à ne forcer personne à l’adopter. Je dirai plus, des manieres de penser si convenables à une créature raisonnable & foible dignes d’un Créateur juste & miséricordieux, me paroissent préférables à cet assentiment stupide qui fait de l’homme bête, & à cette barbare intolérance qui se plaît à tourmenter des cette vie ceux qu’elle destine aux tourmens éternels dans l’autre. En ce sens, je vous remercie pour ma Patrie de l’esprit de Philosophie & d’humanité que vous reconnoissez dans son Clergé, & de la justice que vous aimez à lui rendre; je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais pour être philosophes & tolérans, [*] Sur la Tolérance Chrétienne, en peut consulter le chapitre qui porte ce titre, dans l’onzieme livre de la Doctrine Chrétienne de M. Professeur Vernet. On y verra par quelles raisons l’Eglise doit apporter encore plus de ménagement & de circonspection dans la censure des erreurs sur la foi, que dans celle des fautes contre les mœurs, & comment s’allient dans les regles de cette censure la douceur du Chrétien, la raison du Sage & le zele du Pasteur.] il ne s’ensuit pas que ses membres [437] soient hérétiques. Dans le nom de parti que vous leur donnez, dans les dogmes que vous dites être les leurs, je ne puis ni vous approuver, ni vous suivre. Quoiqu’un tel système n’ait rien, peut-être, que d’honorable à ceux qui l’adoptent, je me garderai de l’attribuer à mes Pasteurs qui ne l’ont pas adopte; de peur que l’éloge que j’en pourrois faire ne fournit à d’autres le sujet d’une accusation très-grave, &ne nuisit à ceux que j’aurois prétendu louer. Pourquoi me chargerois-je de la profession de foi d’autrui? N’ai-je pas trop appris à craindre ces imputations téméraires? Combien de gens se sont charges de la mienne en m’accusant de manquer de Religion, qui surement ont fort mal lu dans mon cœur? Te ne les taxerai point d’en manquer eux-mêmes: car un des devoirs qu’elle m’impose est de respecter les secrets des consciences. Monsieur, jugeons les actions des hommes, & laissons Dieu juger de leur foi.

En voilà trop, peut-être, sur un point dont l’examen ne m’appartient pas, & n’est pas aussi le sujet de cette Lettre. Les Ministres de Geneve n’ont pas besoin de la plume d’autrui pour se défendre;* [*C’est ce qu’ils viennent de faire, à ce qu’on m’écrit, par une déclaration publique. Elle ne m’est point parvenue dans ma retraite; mais j’apprends que le public l’a reçue avec applaudissement. Ainsi, non-seulement je jouis du plaisir de leur avoir le premier rendu l’honneur qu’ils méritent, mais de celui d’entendre mon jugement unanimement confirme. Je sens bien que cette déclaration rend le début de ma Lettre entièrement superflu, & le rendroit peut-être indiscret dans tout autre-cas: mais étant sur le point de le supprimer, j’ai vu que parlant du même article qui y à donne lieu, la même raison subsistoit encore, & qu’on pourroit toujours prendre mon silence pour une espece de consentement. Je laisse donc ces réflexions d’autant plus volontiers que si elles viennent hors de propos sur une affaire devroient heureusement terminée, elles ne contiennent en général rien que d’honorable à l’Eglise de Geneve, & que d’utile aux hommes en tout pays.] ce n’est pas la mienne qu’ils choisiroient pour cela, & de pareilles discussions sont trop loin de mon inclination pour que je m’y livre avec plaisir; mais [438] ayant à parler du même article où vous leur attribuez des opinions que nous ne leur connoissons point, me cette assertion, c’étoit y paroître adhérer, & c’est ce que je suis fort éloigne de faire. Sensible au bonheur que nous avons de posséder un corps de Théologiens Philosophes & pacifiques, ou plutôt un corps d’Officiers de Morale* [*C’est ainsi que l’Abbé de Saint Pierre appelloit toujours les Ecclésiastiques; soit pour dire ce qu’ils sont en effet, soit pour exprimer ce qu’ils devroient être.] & de Ministres de la vertu, je ne vois naître qu’avec effroi toute occasion pour eux de se rabaisser jusqu’à n’être plus que des Gens d’Eglise. Il nous importe de les conserver tels qu’ils sont. Il nous importe qu’ils jouissent eux-mêmes de la paix qu’ils nous sont aimer, & que d’odieuses disputes de Théologie ne troublent plus leur repos ni le notre. Il nous importe enfin, d’apprendre toujours par leurs leçons & par leur exemple, que la douceur & l’humanité sont aussi les vertus du Chrétien.

Je me hâte de passer à une discussion moins grave & moins sérieuse, mais qui nous intéresse encore assez pour mériter nos réflexions, & dans laquelle j’entrerai plus volontiers, comme étant un peu plus de ma compétence; c’est celle du projet d’établir un Théâtre de Comédie à Geneve. Je n’exposerai point ici mes conjectures sur les motifs qui vous ont [439] pu porter à nous proposer un établissement si contraire à nus maximes. Quelles que soient vos raisons, il ne s’agit pour moi que des nôtres, & tout ce que je me permettrai de dire à votre égard, c’est que vous serez surement le premier Philosophe,* [*De deux célebres Historiens, tous deux Philosophes, tous deux.chers à M.. d’Alembert, le moderne seroit de son avis, peut-être; mais Tacite qu’il aime, qu’il médite, qu’il daigne traduire, le grave Tacite qu’il cite si volontiers, & qu’à l’obscurité près il imite si bien quelquefois, en eut-il été de même?] qui jamais ait excite un peuple libre, une petite Ville, & un Etat pauvre, à se charger d’un spectacle public.

Que de questions je trouve à discuter dans celle que vous semblez résoudre! Si les Spectacles sont bons au mauvais en eux-mêmes? S’ils peuvent s’allier avec les mœurs? Si l’austérité Républicaine les peut comporter? S’il faut les souffrir dans une petite ville? Si la profession de Comédien peut être honnête? Si les Comédiennes peuvent être aussi sages que d’autres femmes? Si de bonnes loix suffisent pour réprimer les abus? Si ces loix peuvent être bien observées? &c. Tout est problême encore sur les vrais effets du Théâtre, parce que les disputes qu’il occasionne ne partageant que les Gens d’Eglise & les Gens du monde, chacun ne l’envisage que par ses préjugés.Voila, Monsieur, des recherches qui ne seroient pas indignes de votre plume. Pour moi, sans croire y suppléer, je me contenterai de chercher dans cet essai les éclaircissemens que vous nous avez rendus nécessaires; vous priant de considérer qu’en disant mon avis à votre exemple, je remplis un devoir envers ma Patrie, & qu’au [440] moins, si je me trompe dans mon sentiment, cette erreur ne peut nuire à personne.

Au premier coup-d’oeil jette sur ces institutions, je vois d’abord qu’un Spectacle est un amusement; & s’il est vrai qu’il faille des amusemens à l’homme, vous conviendrez au moins qu’ils ne sont permis qu’autant qu’ils sont nécessaires, & que tout amusement inutile est un mal, pour un être dont la vie est si courte & le tems si précieux. L’état d’homme à ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, & naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins; & ces plaisirs, d’autant plus doux que celui qui les goûte à l’ame plus saine, rendent quiconque en fait jouir peu sensible à tous les autres. Un Pere, un Fils, un Mari, un Citoyen, ont des devoirs si chers à remplir, qu’ils ne leur laissent rien à dérober à l’ennui. Le bon emploi du tems rend le tems plus précieux encore, & mieux on le met à profit, moins on en fait trouver à perdre, Aussi voit-on constamment que l’habitude du travail rend l’inaction insupportable, & qu’une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles: mais c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples & naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la Scene, comme s’il étoit mal à son aise au-dedans de nous. La nature même à dicte la réponse de ce Barbare* [*Chrysost. in Matth.Hemel. 38.] à qui l’on vantoit les magnificences du Cirque & des Jeux établis à Rome. Les Romains, demande ce bon-homme n’ont-ils à Rome. Les Romains, demanda ce bon-homme, n’ont-ils ni femmes, ni enfans? [441] Le Barbare avoit raison. L’on croit s’assembler au Spectacle, & c’est-là que chacun s’isole; c’est-là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens les vivans. Mais j’aurois du sentir que ce langage n’est plus le saison dans notre siecle. Tachons d’en prendre un qui soit mieux entendu.

Demander si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c’est faire une question trop vague; c’est examiner un rapport avant que d’avoir fixe les termes. Les Spectacles sont faits pour le peuple, & ce n’est que par leurs effets sur lui, qu’on peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des Spectacles d’une infinité d’especes;* [*«Il peut y avoir des spectacles blâmables en eux-mêmes, comme ceux qui sont inhumains, ou indécens & licentieux: tels étoient quelques-uns des spectacles parmi les Paiens. Mais il en est aussi d’indifferens en eux-mêmes qui ne deviennent mauvais que par l’abus qu’on en fait. Par exemple, les pieces de Théâtre n’ont rien de mauvais en tant qu’on y trouve une peinture des caracteres & des actions des hommes, où l’on pourroit même donner des leçons agréables & utiles pour toutes les conditions; mais si l’on y débite une morale relâchée, si les personnes qui exercent cette profession menent une vie licentieuse & servent à corrompre les autres, si de tels spectacles entre-tiennent la vanité, la fainéantise, le luxe, l’impudicité, il est visible alors que la chose tourne en abus, & qu’a moins qu’on ne trouve le moyen de corriger ces abus ou de s’en garantir, il vaut mieux renoncer à cette sorte d’amusement.» Instruction Chret. T. III. L. III. Chap. 16.

Voila l’état de la question bien pose. Il s’agit de savoir si la morale du Théâtre est nécessairement relâchée, si les abus sont inévitables, si les inconvéniens dérivent de la nature de la chose, ou s’ils viennent de causes qu’on ne puisse écarter.] il y a de [442] peuple à peuple une prodigieuse diversité de mœurs, de temperamens de caracteres. L’homme est un, je l’avoue; mais l’homme modifie par les Religions, par les Gouvernemens, par les Loix, par les coutumes, par les préjugés, par les climats, devient si différent de lui-même qu’il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon dans tel tems ou dans tel pays; ainsi les Pieces de Ménandre faites pour le Théâtre d’Athenes, étoient déplacées sur celui de Rome: ainsi les combats des Gladiateurs, qui, sous la République, animoient le courage & la valeur des Romains, n’inspiroient, sous les Empereurs, à la populace de Rome, que l’amour du sang & la cruauté: du même objet offert au même Peuple en différens tems, il apprit d’abord à mépriser sa vie, & ensuite à se jouer de celle d’autrui.

Quant à l’espece des Spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent, & non leur utilité, qui la détermine. Si l’utilité peut s’y trouver, à la bonne heure; mais l’objet principal est de plaire, &, pourvu que le Peuple s’amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu’on ne puisse donner à ces fortes d’etablissemens tous les avantagea dont ils seroient susceptibles, & c’est s’abuser beaucoup quel de s’en former une idée de perfection, qu’on ne sauroit mettre en pratique, sans rebuter ceux qu’on croit instruire. Voilà d’ou naît la diversité des Spectacles, selon les goûts divers des nations. Un Peuple intrépide, grave & cruel, veut des fêtes meurtrieres & périlleuses, où brillent la valeur & le sens-froid. Un Peuple féroce & bouillant veut du sang, des [443] combats, des passions atroces. Un Peuple voluptueux veut de la musique & des danses. Un Peuple galant veut de l’amour de la politesse. Un Peuple badin veut de la plaisanterie & du ridicule. Trahit sua quelque voluptas. Il faut, pour leur plaire, des Spectacles qui favorisent leurs penchans, au lieu qu’il en faudroit qui les modérassent.

La Scene, en général, est un tableau des passions humaines, dont l’original est dans tous les cœurs.: mais si le Peintre n’avoit soin de flatter ces passions, les Spectateurs seroient bientôt rebutes, & ne voudroient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d’eux-mêmes. Que s’il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c’est seulement à celles qui ne sont point générales, & qu’on hait, naturellement. Ainsi l’Auteur ne fait encore en cela que suivre le sentiment du public; & alors ces passions de rebut font toujours employées à en faire valoir d’autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des Spectateurs. Il n’y a que la raison qui ne soit bonne a rien sur la Scene. Un homme sans passions, ou qui les domineroit toujours, n’y sauroit intéresser personne; & l’on a déjà remarque qu’un Stoïcien dans la Tragédie, seroit un personnage insupportable: dans la Comédie, il feroit rire, tout au plus.

Qu’on n’attribue donc pas au Théâtre le pouvoir de changer des sentimens ni des mœurs qu’il ne peut que suivre & embellir. Un Auteur qui voudroit heurter le goût général, composeroit bientôt pour lui-seul. Quand Moliere corrigea la Scene comique, il attaqua des modes, des ridicules; mais [444] il ne choqua pas pour cela le goût du public,* [*Pour peu qu’il anticipât, ce Moliere lui-même avoit peine à se soutenir; le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance, parce qu’il le donna trop tôt, & que le public n’etoit pas mur encore pour le Misanthrope.

Tout ceci est fonde sur une maxime évidente; savoir qu’un peuple suit souvent des usages qu’il méprise, au qu’il est prêt à mépriser, si-tôt qu’on osera lui en donner l’exemple. Quand de mon tems on jouoit la fureur des Pantins, on ne faisoit que dire au Théâtre ce que pensoient ceux même qui passoient leur journée à ce sot amusement: mais les goûts constans d’un peuple, ses coutumes, ses vieux préjugés, doivent être respectes sur la Scene. Jamais Poete ne s’est bien trouve d’avoir viole cette loi.] il le suivit ou le développa, comme fit aussi Corneille de C’etoit l’ancien Théâtre qui commençoit à choquer ce goût parce que, dans un siecle devenu plus poli, le Théâtre gardoit sa premiere grossièreté. Aussi le goût général ayant change depuis ces deux Auteurs, si leurs chefs-d’œuvres étoient encore à paroître, tomberoient-ils infailliblement aujourd’hui. Les connoisseurs ont beau les admirer toujours, si le public les admire encore, c’est plus par honte de s’en dédire que par un vrai sentiment de leurs beautés. On dit que jamais une bonne Piece ne tombe; vraiment je le crois bien, c’est que jamais une bonne Piece ne choque les moeurs* [*Je dis le goût ou les mœurs différemment: car bien ces choses ne soit pas l’autre, elles ont toujours une origine commune, & souffrent les mêmes révolutions. Ce qui ne signifie pas que le bon goût & les bonnes, mœurs regnent toujours en même tems, proposition éclaircissemen & discussion; mais qu’un certain état du goût répond toujours à un certain état des mœurs, ce qui est incontestable.] de son tems. Qui est-ce qui doute que, sur nos Théâtres, la meilleure Piece de Sophocle ne tombât tout-à-plat? [445] ne sauroit se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point.

Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangers à pourtant grand soin d’approprier sa Piece aux nôtres. Sans cette précaution, l’on ne réussit jamais, & le succès même de ceux qui l’ont prise à souvent des causes bien différentes de celles que lui suppose un observateur superficiel. Quand Arlequin Sauvage est bien accueilli des Spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu’ils prennent pour le sens & la simplicité de ce personnage, & qu’un seul d’entr’eux voulut pour cela lui ressembler? C’est, tout au contraire, que cette Piece favorise leur tour d’esprit, qui est d’aimer & rechercher les idées neuves & singulieres. Or il n’y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C’est précisément leur aversion pour les choses communes, qui les ramene quelquefois aux choses simples.

Il s’ensuit de ces premieres observations, que l’effet général du Spectacle est de renforcer le caractere national, d’augmenter les inclinations naturelles, & de donner une nouvelle énergie a toutes les passions. En ce sens il sembleroit que cet effet, se bornant à charger & non changer les mœurs établies, la Comédie seroit bonne aux bons & mauvaise aux méchans. Encore dans le premier cas resteroit-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénerent point en vices. Je sais que la Poétique du Théatre prétend faire tout le contraire, & purger les passions en les excitant: mais j’ai peine à bien concevoir cette regle. Seroit-ce que pour devenir tempérant & sage, il faut commercer, par être furieux & fou?

[446] «Eh non! ce n’est pas cela, disent les partisans du Théatre. La Tragédie prétend bien que toutes les passions dont elle fait des tableaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas toujours que notre affection soit la même que celle du personnage tourmente par une passion. Le plus souvent, au-contraire, son but est d’exciter en nous sentimens opposes à ceux qu’elle prête à ses personnages.» Ils disent encore que si les Auteurs abusent du pouvoir d’émouvoir les cœurs, pour mal placer l’intérêt, cette faute doit être attribuée à l’ignorance & à la dépravation des Artistes, & & non point à l’art. Ils disent enfin que la peinture fidelle des passions & des peines qui les accompagnent, suffit seule pour nous les faire éviter avec tout le soin dont nous sommes capables.

Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses que consulter l’état de son cœur à la fin d’une Tragédie. L’émotion, le trouble, & l’attendrissement qu’on sent en soi-même & qui se prolonge après la Piece, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter & régler nos passons? Les impressions vives & touchantes dont nous prenons l’habitude & qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentimens au besoin? Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions, effaceroit-elle celle des transports de plaisir & de joie qu’on en voit au naître, & que les Auteurs ont soin d’embellir encore pour rendre leurs Pieces plus agréables? ne fait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille, & que les combattre l’une par l’autre n’est qu’un [447] moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes? Le seul instrument qui serve à les purger est la raison, & j’ai déjà dit que la raison n’avoit nul effet au Théatre. Nous ne partageons pas les affections de tous les personnages, il est vrai: car, leurs intérêts étant opposes, il faut bien que l’Auteur nous en fasse préférer quelqu’un, autrement nous n’en prendrions point du tout; mais loin de choisir pour cela les passions qu’il veut nous faire aimer, il est force de choisir celles que nous aimons. Ce que j’ai dit du genre des Spectacles doit s’entendre encore de l’intérêt qu’on y fait régner à Londres, un Drame intéressé en faisant haïr les François; à Tunis, la belle passion seroit la pirater: à Messine, une vengeance bien favoureuse; à Goa, l’honneur de brûler des Juifs. Qu’un Auteur* [*Qu’on mette, pour voir sur la Scene françoise, un homme droit & vertueux, mais simple & grossier, sans amour, sans galanterie, & qui ne fasse point de belles phrases; qu’on y mette un sage sans préjugés, qui, ayant reçu un affront d’un Spadassin, refuse de s’aller faire égorger par l’offenseur, & qu’on épuise tout l’art du Théatre pour rendre ces personnages intéressans comme le Cid au peuple François; j’aurai tort, si l’on réussit.] choque ces maximes, il pourra faire une fort belle Piece où l’on n’ira point; & c’est alors qu’il faudra taxer cet Auteur d’ignorance, pour avoir manque à la premiere loi de son art, à celle qui sert de base à toutes les autres, qui est de réussir. Ainsi le Théatre purge les passions qu’on n’a pas, & fomente celles qu’on a Ne voilà-t-il pas un remede bien administre?

II y donc un concours de causes générales & particulieres, qui doivent empêcher qu’on ne puisse donner aux Spectacles [448] la perfection dont on les croit susceptibles, & qu’ils ne produisent les effets avantageux qu’on semble en attendre. Quand on supposeroit même cette perfection aussi grande qu’elle peut être, & le peuple aussi bien dispose qu’on voudra; encore ces effets se réduiroient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sache que trois sortes d’instrumens, à l’aide desquels on puisse agir sur les mœurs d’un peuple; savoir, la force des loix, l’empire de l’opinion, & l’attrait du plaisir. Or les loix n’ont nul accès au Théatre, dont la moindre contrainte* [*Les loix peuvent déterminer les sujets, la forme des Pieces, la maniere de les jouer; mais elles ne sauroient forcer le public a s’y plaire. L’empereur Neron chantant au Théatre faisoit égorger ceux qui s’endormoient; encore ne pouvoit-il tenir tout le monde éveillé, & peu s’en salut que le plaisir d’un court sommeil ne coûtât la vie à Vespasien. Nobles Acteurs de l’Opéra de Paris, ah, si vous eussiez joui de la puissance impériale, je ne gémirois pas maintenant d’avoir trop vécu!] feroit une peine & non pas un amusement. L’opinion n’en dépend point, puisqu’au lieu de faire la loi au public, le Théatre la reçoit de lui; & quant au plaisir qu’on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent.

Examinons s’il en peut avoir d’autres. Le Théatre, me dit-on, dirige comme il peut & doit l’être, rend la vertu aimable le vice odieux. Quoi donc? avant qu’il y eut des Comédies n’aimoit-on point les gens de bien, ne haissoit-on point les mechans, & ces sentimens sont-ils plus foibles dans les lieux dépourvus de Spectacles? Le Théatre rend la vertu aimable. Il opère un grand prodige de faire ce que la nature & la raison sont avant lui! Les mechans sont [449] hais sur la Scene... Sont-ils aimes dans la Société, quand on les y connoît pour tels? Est-il bien sur que cette haine soit plutôt l’ouvrage de l’Auteur, que des forfaits qu’il leur fait commettre? Est-il bien sur que le simple récit de aces forfaits nous en donneroit moins d’horreur que toutes les couleurs dont il nous les peint? Si tout son art consiste à nous montrer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois point ce que cet art a de si admirable, & l’on ne prend la-dessus que trop d’autres leçons sans celle-là Oserai-je ajouter un soupçon qui me vient? Je doute que tout homme à qui l’on exposera d’avance les crimes de Phedre ou de Médée, ne les déteste plus encore au commencement qu’a la fin de la Piece; & si ce doute test fonde, que faut-il penser de cet effet si vante du Théatre?

Je voudrois bien qu’on me montrât clairement sans verbiage par quels moyens il pourroit produire en nous des sentimens que nous n’aurions pas, & nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n’en jugeons en nous-mêmes? Que toutes ces vaines prétentions approfondies sont pueriles & dépourvues.de sens! Ah si la beauté de la vertu l’ouvrage de l’art, il y a long-tems qu’il l’auroit défigurée! Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l’homme est ne bon, je le pense & crois l’avoir prouve; la source de l’intérêt qui nous attache qui est honnête & nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous & non dans les Pieces. Il n’y a point pour produire cet intérêt, mais seulement pour s’en [450] prévaloir. L’amour du beau* [*C’est du beau moral qu’il est ici question. Quoiqu’en disent les Philosophes, cet amour est inné dans l’homme, & sert de principe à la conscience. Je puis citer en exemple de cela, la petite piece de Nanine qui à fait murmurer l’assemblée & s’est soutenue que par la grande réputation de l’Auteur, & cela parce que l’honneur, la vertu, les purs sentimens des la nature y sont préférés à l’impertinent préjugé des conditions.] est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même; il n’y naît point d’un arrangement de scenes; l’Auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve; & de ce pur sentiment qu’il flatte les douces larmes qu’il fait couler.

Imaginez la Comédie aussi parfaite qu’il vous plaira. Où est celui qui, s’y rendant pour la premiere fois, n’y va déjà convaincu de ce qu’on y prouve, & déjà prévenu pour ceux qu’on y fait aimer? Mais ce n’est pas de cela qu’il est question; c’est d’agir conséquemment à ses principes & d’imiter les gens qu’on estime. Le cœur de l’homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnelle à lui. Dans les querelles dont nous sommes purement Spectateurs, nous prenons a l’instant le parti de la justice, & il a point d’acte de méchanceté qui ne nous donne une vive indignation, tant que nous n’en tirons aucun profit: mais quand notre intérêt s’y mêle, bientôt nos sentimens se corrompent; & c’est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. N’est-ce pas un effet nécessaire de la constitution des choses, que le méchant tire un double avantage de son injustice, & de la probité d’autrui? Quel traité plus avantageux pourroit-il faire, que d’obliger le monde entier d’être [451] juste, excepte lui seul; en sorte que chacun lui rendit fidélement ce qui lui est dû, & qu’il ne rendit ce qu’il doit à personne? Il aime la vertu, sans doute, mais il l’aime dans les autres, parce qu’il espere en profiter; il n’en veut point pour lui, parce qu’elle lui seroit coûteuse. Que va-t-il donc voir au Spectacle? Précisément ce qu’il voudroit trouver partout; des leçons uns de vertu pour le public dont il s’excepte, & des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu’on n’exige rien de lui.

J’entends dire que la Tragédie mene à la pitié par la terreur; soit, mais quelle est cette pitié? Une émotion passagere & vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite; un reste de sentiment naturel étouffe bientôt par les passions; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, & n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Ainsi pleuroit le sanguinaire Sylla au récit des maux qu’il n’avoit pas faits lui-même. Ainsi se cachoit le tyran de Phere au Spectacle, de peur qu’on ne le vit gémir avec Andromaque & Priam, tandis qu’il écoutoit sans émotion les cris de tant d’infortunes, qu’on égorgeoit tous les jours par ses ordres. Tacite rapporte que Valerius-Asiaticus, accuse calomnieusement par l’ordre de Messaline qui vouloit le faire périr, se défendit par-devant l’Empereur d’une maniere qui toucha extrêmement ce Prince & arracha des larmes à Messaline elle-même. Elle entra dans une chambre voisine pour se remettre, après avoir tout en pleurant averti Vitellius à l’oreille de ne pas laisser échapper l’accuse. Je ne vois pas au spectacle une de ces pleureuses de loges si fières de leurs [452] larmes que je ne songe à celles de Messaline pour ce pauvre Valerius-Asiaticus.

Si, selon la remarque de Diogene-Laerce, le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’a des maux véritables; si les imitations du Théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne seroit la présence même des objets imites; c’est moins, comme le pense l’Abbé du Bos, parce que les émotions sont plus foibles & ne vont pas jusqu’à la douleur,* [*Il dit que le Poete ne nous afflige qu’autant que nous le voulons; qu’il ne nous fait aimer ses Héros qu’autant qu’il nous plaît. Cela est contre toute expérience. Plusieurs s’abstiennent d’aller à la Tragédie, parce qu’ils en sont émus au point d’en être incommodes; d’autres, honteux de pleurer au Spectacle, y pleurent pourtant malgré eux; & ces effets ne sont pas assez rares pour n’être qu’une exception à la maxime de cet Auteur.] que parce qu’elles sont pures & sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du notre; au-lieu que les infortunes en personne exigeroient de nous des soins, des soulagemens, des consolations, des travaux qui pourroient nous associer à leurs peines, qui couteroient du moins à notre indolence, & dont nous sommes bien aises d’être exemptes. On diroit que notre cœur se resserre, de peur de s’attendrir à nos dépens.

Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, & pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-an encore à exiger de lui N’est-il pas content de lui-même Ne s’applaudit-il pas de sa belle ame Ne s’il pas acquitte de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage [453] qu’il vient de lui rendre Que voudroit-on qu’il fit de plus Qu’il la pratiquât lui-même Il n’a point de rôle à jouer: n’est pas Comédien.

Plus j’y réfléchis, & plus je trouve que tout ce qu’on met représentation au Théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne. Quand je vois le Comte d’Essex, le regne d’Elisabeth se recule à mes yeux de dix siecles, & si l’on jouoit un événement arrive hier dans Paris, on me le feroit supposer du tems de Moliere. Le Théâtre a ses regles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage & ses vêtemens. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, & l’on se croiroit aussi ridicule d’adopter les vertus de ses héros que de parler en vers, & d’endosser un habit à la Romaine. Voilà donc à-peu-près à quoi servent tous ces grandes sentimens & toutes ces brillantes maximes qu’on vante avec tant d’emphase; à les reléguer à jamais sur la Scene, & à nous montrer la vertu comme un jeu de Théâtre, bon pour amuser le public, mais qu’il y auroit de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la Société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures Tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles & sans effet, tous les devoirs de l’homme, à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre: Dieu vous assiste.

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la Scene, & rapprocher dans la Comédie le ton du Théâtre de celui du monde: mais de cette maniere on ne corrige [454] pas, les mœurs, on les peint, & un laid visage ne paroit point laid à celui qui le porte. Que si l’on veut les corrige par leur charge, on quitte la vraisemblance & la nature, & le tableau ne fait plus d’effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules: & de-la résulte un très grand inconvénient, c’est qu’a force de craindre les ridicules, les vices n’effraient plus, & qu’on ne sauroit guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire Pourquoi, Monsieur Parce que les bons ne tournent point les mechans en dérision, mais les écrasent de leur mépris, & que rien n’est moins plaisant & risible que l’indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l’arme favorite du vice. C’est par elle qu’attaquant dans le fond des cœurs le respect qu’on doit à la vertu, il éteint enfin l’amour qu’on lui porte.

Ainsi tout nous force d’abandonner cette vaine idée de perfection qu’on nous veut donner de la forme des Spectacles, diriges vers l’utilité publique. C’est une erreur, disoit le grave Muralt, d’espérer qu’on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le Poete ne peut qu’altérer ces rapports, pour les accommoder au goût du peuple. Dans le cornique il les diminue & les met au-dessous de l’homme; dans le tragique, ils les étend pour les rendre héroïques, & les met au-dessus de l’humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, & toujours nous voyons au Théâtre d’autres êtres que nos semblables. J’ajouterai que cette différence est si vraie & si reconnue qu’Aristote en fait une regle dans sa Poétique. Comoedia enim deteriores, Tragoedia [455] meliores quam nunc sunt imitari conantur. Ne voila-t-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n’est point, & laisse, entre le défaut & l’excès, ce qui est, comme une chose inutile Mais qu’importe la vérité de l’imitation, pourvu que l’illusion y soit Il ne s’agit que de piquer la curiosité du peuple. Ces productions d’esprit, comme la plupart des autres, n’ont pour but que applaudissemens. Quand l’Auteur en reçoit & que les Acteurs les partagent, la Piece est parvenue à son but & l’on n’y cherche point d’autre utilité. Or si le bien est nul, reste le mal, & comme celui-ci n’est pas douteux, la question me paroit décidée; mais, passions à quelques exemples, qui puissent en rendre la solution plus sensible.

Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver, en conséquence des précédentes, que le Théâtre François, avec les défauts qui lui restent, est cependant à-peu-près aussi parfait qu’il peut l’être, soit pour l’agrément, soit pour l’utilité; & que ces deux avantages y sont dans un rapport qu’on ne peut troubler sans ôter à l’un plus, qu’on ne donneroit à l’autre, ce qui rendroit ce même Théâtre moins parfait encore. Ce n’est pas qu’un homme de génie ne puisse inventer un genre de Pieces préférable à ceux qui sont établis; mais ce nouveau genre, ayant besoin pour se soutenir des talens de l’Auteur, périra nécessairement avec lui, & ses successeurs, dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forces de revenir aux moyens communs d’intéresser & de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous Des actions célebres, de grands noms, de grands crimes, & de grandes [456] vertus dans la Tragédie; le comique & le plaisant dans la Comédie; & toujours l’amour dans toutes deux.* [*Les Grecs n’avoient pas besoin de fonder sur l’amour le principal intérêt de leur tragédie, & ne l’y fondoient pas, en effet. La notre, qui n’a pas la même ressource, ne sauroit se passer de cet intérêt. On verra dans la suite la raison de cette différence.] Je demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela?

On me dira que dans ces Pieces le crime est toujours puni, & la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela seroit, la plupart des actions tragiques, n’étant que de pures fables, des événemens qu’on fait être de l’invention du Poete, ne sont pas une grande impression sur les Spectateurs; à force de leur montrer qu’on veut les instruire, on ne les instruit plus. Je réponds encore que ces punitions & ces récompenses s’operent toujours par des moyens si peu communs, qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il n’est, ni ne peut être généralement vrai: car cet objet, n’étant point celui sur lequel les Auteurs dirigent leurs Pieces, ils doivent rarement l’atteindre, & souvent il seroit obstacle un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu’.importe, pourvu qu’on en impose par un air de grandeur Aussi la Scene Françoise, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus réguliere qui ait encore existe, n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres héros: témoin Catilina, Mahomet, Atrée, & beaucoup d’autres.

Je comprends bien qu’il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l’effet moral d’une Tragédie [457] qu’a égard l’objet est rempli quand on s’intéresse pour l’infortune vertueux, plus que pour l’heureux coupable: ce qui n’empêche point qu’alors la prétendue regle ne soit violée. Comme il n’y a personne qui n’aimât mieux être Britannicus que Neron, je conviens qu’on doit compter en ceci pour bonne la Piece qui les représente, quoique Britannicus y périsse. Mais par le même principe, quel jugement porterons-nous d’une Tragédie ou, bien que les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour eux? Où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d’un pédant où Ciceron, le sauveur de la République, Ciceron, de tous ceux qui porterent nom de peres de la patrie, le premier qui en fut honore & le seul qui le mérita, nous est montre comme un vil Rhéteur, un lâche; tandis que l’infame Catilina, couvert de crimes qu’on n’oseroit nommer, prêt d’égorger tous ses magistrats, & de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme & réunit, par ses talens, sa fermeté, son courage, toute l’estime des Spectateurs Qu’il eut, si l’on veut, une ame forte, en étoit il moins un scélérat détestable, & faloit-il donner aux forfaits d’un brigand le coloris des exploits d’un héros à quoi donc aboutit la morale d’une pareille Piece, si ce n’est à encourager des Catalina, & à donner aux mechans habiles le prix de l’estime publique due aux gens de bien Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la Scene; telles sont les mœurs d’un siecle instruit. Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration; & toi, douce & rnodeste Vertu, tu restes toujours sans [458] honneurs! Aveugles que nous au milieu de tant de lumieres! Victimes de nos applaudissemens insensés, n’apprendrons-nous jamais combien mérite de mépris & de haine tout homme qui abuse, pour le malheur du genre-humain, du génie & des talens que lui donna la Nature?

Atrée & Mahomet n’ont pas même la foible ressource du dénouement. Le monstre qui sert de héros à chacune de ces deux Pieces acheve paisiblement les forfaits, en jouit, & l’un des deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragédie:

Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.

Je veux bien supposer que les Spectateurs, renvoyés avec cette belle maxime, n’en concluront pas que le crime a donc un prix de plaisir & de jouissance; mais je demande enfin de quoi leur aura profite la Piece où cette maxime est mise en exemple?

Quant à Mahomet, le défaut d’attacher l’admiration publique au coupable, y seroit d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris, si l’Auteur n’avoit eu soin de porter sur un second personnage un intérêt de respect & de vénération, capable d’effacer ou de balance au moins la terreur & l’étonnement que Mahomet inspire. La scene, sur-tout, qu’ils ont ensemble est conduite avec tant d’art que Mahomet, sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipse par le simple bon sens & l’intrépide vertu de Zopire.* [*Je me souviens d’avoir trouve dans Omar plus de chaleur & d’élévation vis-à-vis de Zopire, que dans Mahomet lui-même; & je prenois cela pour un défaut. En y pensant mieux, j’ai change d’opinion. Omar emporte par son fanatisme ne doit parler de son maître qu’avec cet enthousiasme de zele & d’admiration qui l’éleve au-dessus de l’humanité. Mais Mahomet n’est pas fanatique; c’est un fourbe qui, sachant bien qu’il n’est pas question de faire l’inspire vis-à-vis de Zopire, cherche à le gagner par une confiance affectée & par des motifs d’ambition. Ce ton de raison doit le rendre moins brillant qu’Omar, par cela même qu’il est plus grand & qu’il fait mieux discerner les hommes. Lui-même dit, ou fait entendre tout cela dans la scene. C’etoit donc ma faute si je ne l’avois pas senti: mais voilà ce qui nous arrive à nous autres petits Auteurs. En voulant censurer les ecrits de nos maîtres, notre étourderie nous y fait relever mille fautes qui sont des beautés pour les hommes de jugement.] II faloit un Auteur qui sentit bien [459] sa force, pour oser mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux pareils interlocuteurs. Je n’ai jamais oui faire de cette scene en particulier tout l’loge dont elle me paroit digne; mais je n’en connois pas une au Théâtre François, où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte, & où le sacre caractere de la vertu l’emporte plus sensiblement sur l’élévation du génie.

Une autre considération qui tend à justifier cette Piece, c’est qu’il n’est pas seulement question d’étaler des forfaits, mais les forfaits du fanatisme en particulier, pour apprendre au peuple à le connoître & s’en défendre. Par malheur, de pareils soins sont très-inutiles, & ne sont pas toujours sans danger. Le fanatisme n’est pas une erreur, mais une fureur aveugle & stupide que la raison ne retient jamais. L’unique secret pour l’empêcher de naître est de contenir ceux qui l’excitent. Vous avez beau démontrer à des foux que leurs chefs les trompent, ils n’en sont pas moins ardens à les suivre. Que si le fanatisme existe une fois, je ne vois encore qu’un [460] seul moyen d’arrêter son progrès: c’est d’employer lui ses propres armes. Il ne s’agit ni de raisonner ni de convaincre; il faut laisser-là la philosophie, fermer les livres prendre le glaive & punir les fourbes. De plus, je crains bien, par rapport à Mahomet, qu’aux yeux des Spectateurs, sa grandeur d’ame ne diminue beaucoup l’atrocité de ses crimes; & qu’une pareille Piece, jouée devant des gens en état de choisir, ne fit plus de Mahomet que de Zopires. Ce qu’il y à, du moins, de bien sur, c’est que de pareils exemples ne sont gueres encourageans pour la vertu.

Le noir Atrée n’a aucune de ces excuses, l’horreur qu’il inspire est à pure perte; il ne nous apprend rien qu’y frémir de son crime; & quoiqu’il ne soit grand que par sa fureur, il n’y a pas dans toute la Piece un seul personnage en état par son caractere de partager avec lui l’attention publique: car, quant au doucereux Plisthene, je ne sais comment on l’a pu supporter dans une pareille Tragédie. Seneque n’a point mis d’amour dans la sienne, & puisque l’Auteur moderne a pu se résoudre à l’imiter dans tout le reste, il auroit bien du l’imiter encore en cela. Assurément il faut avoir un bien flexibles pour souffrir des entretiens galans à cote des scenes d’Atrée.

Avant de finir sur cette Piece, je ne puis m’empêcher d’y remarquer un mérite qui semblera peut-être un défaut à bien des gens. Le rôle de Thyeste est peut-être de tous ceux qu’on a mis sur notre Théâtre le plus sentant le goût antique. Ce n’est point un héros courageux, ce n’est point un modele de vertu, on ne peut pas dire non plus que ce soit un [461] scélérat,* [*La preuve de cela, c’est qu’il intéresse. Quant à la faute dont il est puni, elle est ancienne, elle est trop expiée, & puis c’est peu de chose pour un méchant de Théâtre qu’on ne tient point pour tel, s’il ne fait frémir d’horreur.] c’est un homme foible & pourtant intéressant, par cela qu’il est seul qu’il est homme & malheureux. Il me semble aussi que par cela seul, le sentiment qu’il excite est extrêmement tendre & touchant: car cet homme tient de bien près à chacun de nous, au lieu que l’héroïsme nous accable encore plus qu’il ne nous touche; parce qu’après tout, nous n’y avons que faire. Ne seroit-il pas à désirer que nos sublimes Auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation & nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante, de peur que, n’ayant de la pitié que pour des héros malheureux, nous n’en ayons jamais pour personne. Les anciens avoient des héros & mettoient des hommes sur leurs Théâtres; nous, au contraire, nous n’y mettons que des héros, & à peine avons-nous des hommes. Les anciens parloient de l’humanité en phrases moins apprêtées; mais ils savoient mieux l’exercer. On pourroit appliquer à eux & à nous un trait rapporte par Plutarque & que je ne puis m’empêcher de transcrire. Un Vieillard d’Athenes cherchoit place au Spectacle & n’en trouvoit point; de jeunes-gens, le voyant en peine, lui firent signe de loin; il vint, mais ils se serrerent & se moquerent de lui. Le bon-homme fit ainsi le tour du Théâtre, embarrasse de sa personne & toujours hue de la belle jeunesse. Les Ambassadeurs de Sparte s’en apperçurent, & se levant à l’instant placerent honorablement le Vieillard [462] au milieu d’eux. Cette action fut remarquée de tout le Spectacle & applaudie d’un battement de mains universel. Eh, que de maux! s’écria le bon Vieillard, d’un ton de douleur, les Athéniens savent ce qui est honnête, mais les Lacédémoniens le pratiquent. Voilà la philosophie moderne & les mœurs anciennes.

Je reviens à mon sujet. Qu’apprend-on dans Phedre & dans Oedipe, sinon que l’homme n’est pas libre, & qui le Ciel punit des crimes qu’il lui fait commettre Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mere cruelle & dénaturée Suivez la plupart des Pieces du Théâtre François: vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables & des actions atroces, utiles si l’on veut, à donner de l’intérêt aux Pieces & de l’exercice aux vertus, mais dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple a des horreurs qu’il ne devroit pas même connoître & à des forfaits qu’il ne devroit pas supposer possibles. II n’est pas même vrai que le meurtre & le parricide y soient toujours odieux à la faveur de je ne fais quelles commodes suppositions, on les rend permis, ou pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phedre incestueuse & versant le sang innocent. Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mere, ne 1aissent pas d’être des personnages intéressons. Ajoutez que l’Auteur, pour faire parler chacun selon son caractere, est force de mettre dans la bouche des mechans leurs maximes & leur principes, revêtus de tout l’éclat des beaux vers, & débites d’un [463] ton imposant & sentencieux, pour l’instruction du Parterre.

Si les Grecs supportoient de pareils Spectacles, c’etoit comme leur représentant des antiquités nationales qui couroient de tous tems parmi le peuple, qu’ils avoient leurs raisons pour se rappeller sans cesse, & dont l’odieux même entroit dans leurs vues. Dénuée des mêmes motifs & du même intérêt, comment la même Tragédie peut-elle trouver parmi vous des Spectateurs capables de soutenir les tableaux qu’elle leur présente, & les personnages qu’elle y fait agir L’un tue son pere, épouse sa mere, & se trouve le frere de ses enfans. Un autre force un fils d’égorger son pere. Un troisieme fait boire au pere le sang de son fils. On frissonne a la seule idée des horreurs dont on pare la une Scene Françoise, pour l’amusement du Peuple le plus doux & le plus humain qui soit sur la terre Non... je le soutiens, & j’en atteste l’effroi des Lecteurs, les massacres des Gladiateurs n’étoient pas si barbares que ces affreux Spectacles. On voyoit couler du sang, il est vrai; mais on ne souilloit pas son imagination de crimes qui sont frémir la Nature.

Heureusement la Tragédie telle qu’elle existe est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursoufflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est gueres plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, & qu’a proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il n’en est pas ainsi de la Comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, & dont les personnages ressemblent [464] mieux à des hommes. Tout en est mauvais & pernicieux, tout tire à conséquence pour les Spectateurs; & le même du comique étant fonde sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe que plus la Comédie est agréable & parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs: mais sans répéter ce que j’ai déjà dit de sa nature, je me contenterai d’en faire ici l’application, & de jetter un coup-d’oeil sur votre Théâtre comique.

Prenons-le dans sa perfection, c’est-à-dire, à sa naissance. On convient & on le sentira chaque jour davantage, que Moliere est le plus parfait Auteur comique dont les ouvrages nous soient connus; mais qui peut disconvenir aussi que le Théâtre de ce même Moliere, des talens duquel je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école de vices & de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner Son plus grand soin est de tourner la bonté & la simplicité en ridicule, & de mettre la ruse & le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt; ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent & que les plus brillans succès favorisent le plus souvent; enfin l’honneur des applaudissemens, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit.

Examinez le comique de cet Auteur: par-tout nous trouverez que les vices de caractere en sont l’instrument, & défauts naturels le sujet; que la malice de l’un punit la simplicité de l’autre; que les sots sont les victimes des mechans: ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, [465] n’en vaut pas mieux à mettre au Théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les ames perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur dis honnêtes gens.

Dat veniam corvis, vexat censura columbas.

Voila l’esprit général de Moliere & de ses imitateurs. Ce sont des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu; de ces gens, disoit un Ancien, qui savent bien moucher la lampe, mais qui n’y mettent jamais d’huile.

Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la Société; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacres sur lesquels elle est fondée; comment il tourne en dérision les respectables droits des peres sur leurs enfans, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs! il fait rire, il est vrai, & n’en devient que plus coupable, en forçant, par charme invincible, les Sages mêmes de se prêter à des railleries qui devroient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices; mais je voudrois bien que l’on comparait ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un Bourgeois sans esprit & vain qui fait sottement le Gentilhomme, ou du Gentilhomme fripon qui le dupe Dans la Piece dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête-homme N’a-t-il pas pour lui l’intérêt & le Public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre Quel est le plus criminel d’un Paysan assez fou pour épouser une Demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer [466] son époux Que penser d’une Piece où le Parterre applaudit l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, & de la bêtise du Manan puni C’est un grand vice d’être avare & de prêter à usure; mais n’en est-ce pas un grand encore à un fils de voler son pere, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultans reproches, &, quand ce pere irrite lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de ses dons Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable; & la Piece où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs?

Je ne m’arrêterai point à parler des Valets. Ils sont condamnés par tout le monde;* [*Je ne décide pas s’il faut en effet les condamner. Il se peut que les Valets ne soient plus que les instrumens des méchancetés des maîtres, depuis que ceux-ci leur ont ôte l’honneur de l’invention. Cependant je douterois qu’en ceci l’image trop naïve de la Société fut bonne au théâtre. Suppose qu’il faille quelques fourberies dans les Pieces, je ne sais s’il ne vaudroit pas mieux que les Valets seuls en fussent charges & que les honnêtes gens fussent aussi des gens honnêtes, au moins sur la Scene.] & il seroit d’autant moins juste d’imputer à Moliere les erreurs de ses modeles & de son siecle qu’il s’en est corrige lui-même. Ne nous prévalons, ni des irrégularités qui peuvent se trouver dans les ouvrages de sa jeunesse, ni de ce qu’il y a de moins bien dans ses autres Pieces, & passions tout d’un coup à celle qu’on reconnoît unanimement pour son chef-d’œuvre: je veux dire, le Misanthrope.

Je trouve que cette Comédie nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Moliere à compose [467] son Théâtre; & nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au Public, il a consulte le goût le plus général de ceux qui le composent: sur ce goût il s’est forme un modele, & sur ce modele un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ces caracteres comiques, & dont il a distribue les divers traits dans ses Pieces. Il n’a donc point prétendu former un honnête-homme, mais un homme du monde; par conséquent, il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules; &, comme j’ai déjà dit, il a trouve, dans le vice même un instrument très-propre a y réussir. Ainsi voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposes aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de Société, après avoir joue tant d’autres ridicules, il lui restoit à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu: ce qu’il a fait dans le Misanthrope.

Vous ne sauriez me nier deux choses: l’une, qu’Alceste dans cette Piece est un homme droit, sincere, estimable, un véritable homme de bien; l’autre, que l’Auteur lui donne un personnage ridicule. C’en est assez, ce me semble, pour rendre Moliere inexcusable. On pourroit dire qu’il a joue dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu’il n’est pas vrai qu’il ait donne cette haine à son personnage: il ne faut pas que ce nom de Misanthrope en impose, comme si celui qui le porte étoit ennemi du genre-humain. Une pareille haine ne seroit pas un défaut, mais une dépravation de la Nature & le plus grand de tous les vices. Le vrai Misanthrope est un monstre. S’il pouvoit exister, il ne feroit pas [468] rire, il seroit horreur. Vous pouvez avoir vu à la Comédie Italienne une Piece intitulée, la vie est un songe. Si vous vous rappellez le Héros de cette Piece, voilà le vrai Misanthrope.

Qu’est-ce donc que le Misanthrope de Moliere Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siecle & la méchanceté de ses Contemporains; qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se sont réciproquement & les vices dont ces maux sont l’ouvrage. S’il étoit moins touche des erreurs de l’humanité, moins indigne des iniquités qu’il voit, seroit-il plus humain lui-même Autant vaudroit soutenir qu’un tendre pere aime mieux les enfans d’autrui que les siens, parce qu’il s’irrite des fautes de ceux-ci, & ne dit jamais rien aux autres.

Ces sentimens du Misanthrope sont parfaitement développes dans son rôle. Il dit, le l’avoue, qu’il a conçu une haine effroyable contre le genre-humain; mais en quelle occasion le dit-il* [*J’avertis qu’étant sans livres; sans mémoire, & n’ayant pour tous matériaux qu’un confus souvenir des observations que j’ai faites autrefois au Spectacle, je puis me tromper dans mes citations & renverser l’ordre des Pieces. Mais quand mes exemples seroient peu justes, mes raisons ne le seroient pas moins, attendu qu’elles ne sont point tirées de telle ou telle Piece, mais de l’esprit général du Théâtre, que j’ai bien étudie.] Quand, outre d’avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment & tromper l’homme qui le lui demande, il s’en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il est naturel que cette colère dégénéré en emportement & lui fasse dire alors plus qu’il ne pense de sang-froid. D’ailleurs la raison qu’il rend de cette haine universelle en justice pleinement la cause.

[469] les uns, parce qu’ils sont mechans,

Et les autres, pour être aux mechans complaisans.

Ce n’est donc pas des hommes qu’il dit ennemi, mais de la méchanceté des uns & du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avoit ni fripons, ni flatteurs, il aimeroit tout le genre-humain. Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit Misanthrope en ce sens; ou plutôt, les vrais Misanthropes sont fort ceux qui ne pensent pas ainsi: car au fond, je ne connois point de plus grand ennemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charme de tout, encourage incessamment les mechans, & flatte par sa coupable complaisance les vices d’ou naissent tous les désordres de la Société.

Une preuve bien sure qu’Alceste n’est point Misanthrope à la lettre, c’est qu’avec ses brusqueries & ses incartades, il ne laisse pas d’intéresser & de plaire. Les Spectateurs ne voudroient pas, à la vérité, lui ressembler: parce que tant de droiture est fort incommode; mais aucun d’eux ne seroit fâche d’avoir à faire à quelqu’un qui lui ressemblât, ce qui n’arriveroit pas s’il étoit l’ennemi déclare des hommes. Dans toutes les autres Pieces, de Moliere, le personnage ridicule est toujours haïssable ou méprisable; dans celle-là, quoiqu’Alceste ait des défauts réels dont on n’a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre. En cette occasion, la force de la vertu l’emporte sur l’art de l’Auteur & fait honneur à son caractere. Quoique Moliere fit des Pieces répréhensibles, il étoit personnellement [470] honnête-homme, & jamais le pinceau d’un honnête-homme ne sut couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture & de la probité. Il y a plus; Moliere à mis dans la bouche d’Alceste un si grand nombre de ses propres maximes, que plusieurs ont cru qu’il s’etoit voulu peindre lui-même. Cela parut dans le dépit qu’eut le Parterre à la premiere représentation, de n’avoir pas été, sur le Sonnet, de l’avis du Misanthrope: car on vit bien que c’etoit celui de l’Auteur.

Cependant ce caractere si vertueux est présenté comme ridicule; il l’est, en effet, à certains égards, & ce qui démontre que l’intention du Poete est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte qu’il met en opposition avec le sien. Ce Philinte est le Sage de la Piece; un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux; qui sont toujours contens de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres; qui, de leur maison bien fermée, verroient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre-humain sans se plaindre: attendu que Dieu les à doués d’une douceur très-méritoire à supporter les malheurs d’autrui.

On voit bien que le flegme raisonneur de celui-ci est très-propre à redoubler & faire sortir d’une maniere comique [471] les emportemens de l’autre; & le tort de Moliere n’est pas d’avoir fait du Misanthrope un homme colere & bilieux, mais de lui avoir donne des fureurs puériles sur des sujets qui ne devoient pas l’émouvoir. Le caractere du Misanthrope n’est pas a disposition du Poete; il est détermine par la nature de sa passion dominante. Cette passion est une violente haine du vice, née d’un amour ardent pour la vertu, & aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n’y donc qu’une ame grande & noble qui en soit à susceptible. L’horreur & le mépris qu’y nourrit cette même passion pour tous les vices qui l’ont irritée sert encore à les écarter du cœur qu’elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des désordres de la Société, le détache de lui-même pour fixer toute son attention sur le genre-humain. Cette habitude éleve, aggrandit ses idées, détruit en lui des inclinations basses qui nourrissent & concentrent l’amour-propre; & de ce concours naît une certaine force de courage, une fierté de caractere qui ne laisse prise au fond de son ame qu’y des sentimens dignes de l’occuper.

Ce n’est pas que l’homme ne soit toujours homme; que la passion ne le rende souvent foible, injuste, déraisonnable; il n’épie peut-être les motifs caches des actions des autres, avec un secret plaisir d’y voir la corruption de leurs cœurs, qu’un petit mal ne lui donne souvent une grande colere, & qu’en l’irritant à dessein, un méchant adroit ne put parvenir à le faire passer pour méchant lui-même; mais il n’en est pas moins vrai que tous moyens ne sont pas bons à produire ces effets, & qu’ils doivent être assortis à son caractere [472] pour le mettre en jeu: sans quoi, c’est substituer un autre homme au Misanthrope & nous le peindre avec des traits qui ne sont pas les siens.

Voilà donc de quel cote le caractere du Misanthrope doit porter ses défauts, & voilà aussi de quoi Moliere fait un usage admirable dans toutes les scenes d’Alceste avec son ami, où les froides maximes & les railleries de celui-ci, démontant l’autre à chaque instant, lui font dire mille impertinences très-bien placées; mais ce caractere âpre & dur, donne tant de fiel & d’aigreur dans l’occasion, l’éloigne en même tems de tout chagrin puérile qui n’a nul fondement raisonnable, & de tout intérêt personnel trop vif, dont il ne doit nullement être susceptible. Qu’il s’emporte sur tous les désordres dont il n’est que le témoin, ce sont toujours de nouveaux traits au tableau; mais qu’il soit froid sur celui qui s’adresse directement à lui. Car ayant déclare la guerre aux mechans, il s’attend bien qu’ils la lui feront à leur tour. S’il n’avoit pas prévu le mal que lui fera sa franchise, elle seroit une étourderie & non pas une vertu. Qu’une femme fausse le trahisse, que d’indignes amis le déshonorent, que de foibles amis l’abandonnent: il doit le souffrir sans en murmurer. Il connoît les hommes.

Si ces distinctions sont justes, Moliere à mal saisi le Misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur? Non, sans doute. Mais voilà par où le désir de faire rire aux dépens du personnage, l’a force de le dégrader, contre la vérité du caractere.

Après l’aventure du Sonnet, comment Alceste ne s’attend-il [473] point aux mauvais procédés d’Oronte? Peut-il être étonne quand on l’en instruit, comme si c’etoit la premiere fois de sa vie qu’il eut été sincere, ou la premiere fois que sa sincérité lui eut fait un ennemi? Ne doit-il pas se préparer tranquillement à la perte de son procès, loin d’en marquer d’avance un dépit d’enfant?

Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter;
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester.

Un Misanthrope n’a que faire d’acheter si cher le droit de pester, il ne qu’a ouvrir les yeux; & il n’estime pas assez l’argent pour croire avoir acquis sur ce point un nouveau droit par la perte d’un procès: mais il faloit faire rire le Parterre.

Dans la scene avec Dubois, plus Alceste à de sujet de s’impatienter, plus il doit rester flegmatique & froid: parce que l’étourderie du Valet n’est pas un vice. Le Misanthrope & l’homme emporte sont deux caracteres très-différens: c’etoit la l’occasion de les distinguer. Moliere ne l’ignoroit pas; mais il faloit faire rire le Parterre.

Au risque de faire rire aussi le Lecteur à mes dépens, j’ose accuser cet Auteur d’avoir manque de très-grandes convenances, une très-grandes vérité, & peut-être de nouvelles beautés de situation. C’etoit de faire un tel changement à son plan que de sa Piece, en sorte qu’on put mettre les actions de Philinte & d’Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, & dans une conformité parfaite avec leurs [474] caracteres. Je veux dire qu’il faloit que le Misanthrope fut toujours furieux contre les vices publics, & toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il étoit la victime. Au contraire, le philosophe Philinte devoit voir tous les désordres de la Société avec un flegme Stoïque, & se mettre en fureur au moindre mal qui s’adressoit directement à lui. En effet, j’observe que ces gens, si paisibles sur les injustices publiques, sont toujours ceux qui font le plus moindre tort qu’on leur fait, & qu’ils ne gardent leur philosophie qu’aussi long-tems qu’ils n’en ont pas besoin eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandois qui ne vouloit pas sortir de son lit, quoique le feu fut à la maison. La maison brûle, lui crioit-on. Que m’importe? réponde-il, je n’en fuis que le locataire. A la fin le feu pénétra jusqu’à lui. Aussi-tôt il s’élance, il court, il crie, il s’agite; il commence a comprendre qu’il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu’on habite, quoiqu’elle ne nous appartienne pas.

Il me semble qu’en traitant les caracteres en question sur cette idée, chacun des deux eut été plus vrai, plus théâtral, & que celui d’Alceste eut fait incomparablement plus d’effet; mais le Parterre alors n’auroit pu rire qu’aux dépens de l’homme du monde, & l’intention de l’Auteur étoit qu’on rit aux dépens du Misanthrope.* [*Je ne doute point que, sur l’idée que je viens de proposer, un homme de génie ne put faire un nouveaux Misanthrope, non moins vrai, non moins naturel que l’Athénien, égal en mérite à celui de Moliere, & sans comparaison plus instructif. Je ne vois qu’un inconvénient à cette nouvelle Piece, c’est qu’il seroit impossible qu’elle réussit: car, quoiqu’on dise, en choses qui déshonorent, nul ne rit de bon cœur à ses dépens. Nous voilà rentres dans mes principes.]

[475] Dans la même vue, il lui fait tenir quelquefois des propos humeur, d’un goût tout contraire à celui qu’il lui donne. Telle est cette pointe de la Scene du Sonnet:

La peste de ta chute, empoisonneur au Diable!

En eusses-tu fait une a te casser le nez.

pointe d’autant plus déplacée dans la bouche du Misanthrope, qu’il vient d’en critiquer de plus supportables dans le Sonnet d’Oronte; & il est bien étrange que celui qui la fait propose un instant après la chanson du Roi Henri pour un modele de goût. Il ne sert de rien de dire que ce mot échappe dans un moment de dépit: car le dépit ne dite rien moins que des pointes, & Alceste qui passe sa vie a gronder, doit avoir même en grondant, un ton conforme à son tour d’esprit.

Morbleu! vil complaisant! vous louez des sottises.

C’est ainsi que doit parler le Misanthrope en colore. Jamais une pointe n’ira bien après cela. Mais il faloit faire rire le Parterre; & voilà comment on avilit la vertu.

Une chose assez remarquable, dans cette Comédie, est que les charges étrangères que l’Auteur a données au rôle du Misanthrope, l’ont force d’adoucir ce qui étoit essentiel au caractere. Ainsi, tandis que dans toutes ses autres Pieces les caracteres sont charges pour faire plus d’effet, dans celle-ci [476] seule les traits sont émousses pour la rendre plus théâtral. La même Scene dont je viens de parler m’en fournit la preuve. On y voit Alceste tergiverser & user de détours, pour dire son avis à Oronte. Ce n’est point-là le Misanthrope: c’est un honnête homme du monde qui se fait peine de tromper celui qui le consulte. La force du caractere vouloit qu’il lui dit brusquement, votre Sonnet ne vaut rien, jettez le au feu; mais cela auroit ôte le comique qui naît de l’embarras du Misanthrope & de ses je ne dis pas cela répétés, qui pourtant ne sont au fond que des mensonges. Si Philinte, à son exemple, lui eut dit en cet endroit, & que dis-tu donc, traître? qu’avoit-il a répliquer? En vérité, ce n’est pas la peine de rester Misanthrope pour ne l’être qu’a demi: car, si l’on se permet le premier ménagement & la premiere altération de vérité, où sera la raison suffisante pour s’arrêter jusqu’à ce qu’on devienne aussi faux qu’un homme de Cour?

L’ami d’Alceste doit le connoître. Comment ose-t-il lui proposer de visiter des Juges, c’est-à-dire, en termes honnêtes, de chercher à les corrompre? Comment peut-il supposer qu’un homme capable de renoncer même aux bienséances par amour pour la vertu, soit capable de manquer à ses devoirs par intérêt? Solliciter un Juge! Il ne faut pas être Misanthrope, il suffit d’être honnête-homme pour n’en rien faire. Car enfin, quelque tour qu’on donne a la chose, ou celui qui sollicite un Juge l’exhorte à remplir son devoir & alors il lui fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes est & alors il le veut séduire: puisque toute acception de personnes est un crime dans un Juge qui doit connoître l’affaire & non les [477] parties, & ne voir que l’ordre & la loi. Or je dis qu’engager un Juge a faire une mauvaise action, c’est la faire soi-même; & qu’il vaut mieux perdre une cause juste que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net, il n’y a rien à répondre. La morale du monde a d’autres maximes, je ne l’ignore. Il me suffit de montrer que, dans tout ce qui rendoit le Misanthrope si ridicule, il ne faisoit que le devoir d’un homme bien; & que son caractere étoit mal rempli d’avance, si son ami supposoit qu’il put y manquer.

Si quelquefois l’habile Auteur laisse agir ce caractere dans toute sa force, c’est seulement quand cette force rend la Scene plus théâtral, & produit un comique de contraste ou de situation plus sensible. Telle est, par exemple, l’humeur taciturne & silencieuse d’Alceste, & ensuite la censure intrépide & vivement apostrophée de la conversation chez la Coquette.

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de Cour.

Ici l’Auteur a marque fortement la distinction du Médisant & du Misanthrope. Celui-ci, dans son fiel âcre & mordant, abhorre la calomnie & déteste la satire. Ce sont les vices publics, ce sont les mechans en général qu’il attaque. La basse & secrete médisance est indigne de lui, il la méprise & la dans les autres; & quand il dit du mal de quelqu’un, il commence par le lui dire en face. Aussi, durant toute la Piece, ne fait-il nulle part plus d’effet que dans cette Scene: parce qu’il est la ce qu’il doit être & que, s’il fait rire le Parterre, les honnêtes gens ne rougissent pas d’avoir ri.

Mais en général, on ne peut nier que, si le Misanthrope [478] étoit plus Misanthrope, il ne fut beaucoup moins plaisant: parce que sa franchise & sa fermeté, n’admettant jamais de détour, ne le laisseroit jamais dans l’embarras. Ce n’est donc pas par ménagement pour lui que l’Auteur adoucit quelquefois son caractere: c’est au contraire pour le rend plus ridicule. Une autre raison, l’y oblige encore; c’est que le Misanthrope de Théâtre, ayant à parler de ce qu’il voit, doit vivre dans le monde; & par conséquent tempérer sa droiture & les manieres, par quelques-uns de ces égards de mensonge & de fausseté qui composent la politesse & que le monde exige de quiconque.y veut être supporte. S’il s’y montroit autrement, ses discours ne seroient plus d’effet. L’intérêt de l’Auteur est bien de le rendre ridicule, mais non pas fou; & c’est ce qu’il paroitroit aux yeux du Public, s’il étoit tout-à-fait sage.

On a peine à quitter cette admirable Piece, quand on a commence de s’en occuper; &, plus on y songe, plus on y découvre de nouvelles beautés. Mais enfin, puisqu’elle est sans contredit, de toutes les Comédies de Moliere, celle qui contient la meilleure & la plus saine morale, sur celle-là jugeons des autres; & convenons que, l’intention de l’Auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même: en ce qu’il séduit par une apparence de raison: en ce qu’il fait préférer l’usage & les maximes du monde à l’exacte probité: en ce qu’il fait consister la sagesse grand dans un certain milieu entre le vice & la vertu: en ce qu’au grand soulagement des Spectateurs, il leur persuade que, [479] pour être honnête-homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat.

J’aurois trop d’avantage, si je voulois passer de l’examen de Moliere à celui de ses successeurs, qui, n’ayant ni son génie, ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses vues intéressées, en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée & des femmes sans mœurs. Ce sont eux qui les premiers ont introduit ces grossiers équivoques, non moins proscrites par le goût que par l’honnêteté; qui firent long-tems l’amusement des mauvaises compagnies, l’embarras des personnes modestes, & dont le meilleur ton, lent dans ses progrès, n’a pas encore purifie certaines provinces. D’autres Auteurs, plus réserves dans leurs saillies, laissant les premiers amuser les femmes perdues, se chargeront d’encourager les filoux. Regnard un des moins libres, n’est pas le moins dangereux. C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la Police, on joue publiquement au milieu de Paris une Comédie, ou, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête-homme de la Piece, s’occupe avec son digne cortege, de soins que les loix paient de la corde; & qu’au lieu des larmes que la seule humanité fait verser en pareil cas aux indifferens mêmes, on étage, à l’envi, de plaisanteries barbares le triste appareil de la mort. Les droits ses plus sacres, les plus touchans sentimens de la Nature, sont joues dans cette odieuse Scene. Les tours les plus punissables y sont rassembles comme à plaisir, avec un enjouement qui fait passer tout cela pour des gentillesses. Faux-acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y [480] est, & tout y est applaudi. Le mort s’étant avise de renaître, au grand déplaisir de son cher neveu, & ne voulant point ratifier ce qui s’est fait en son nom, on trouve le moyen d’arracher son consentement de force, & tout se termine au gré des Auteurs & des Spectateurs, qui, s’intéressant malgré eux à ces misérables, sortent de la Piece avec cet édifiant souvenir, d’avoir été dans le fond de leurs cœurs, complices des crimes qu’ils ont vu commettre.

Osons le dire sans détour. Qui de nous est assez sûr de lui pour supporter la représentation d’une pareille Comédie, sans être de moitié des tours qui s’y jouent? Qui ne seroit pas un peu flâché si le filou venoit à être surpris ou manquer son coup? Qui ne devient pas un moment filou soi-même en s’intéressant pour lui? Car s’intéresser pour quelqu’un qu’est-ce autre chose que se mettre à sa place? Belle instruction pour la jeunesse que celle où les hommes faits ont bien de la peine a se garantir de la séduction du vice! Est-ci à dire qu’il ne soit jamais permis d’exposer au Théâtre des actions blâmables? Non: mais en vérité, pour savoir mettre un fripon sur la Scene, il faut un Auteur bien honnête-homme.

Ces défauts sont tellement inhérens à notre Théâtre, qu’en voulant les en ôter, on le défigure. Nos Auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des Pieces plus épurées; mais aussi qu’arrive-t-il? Qu’elle n’ont plus de vrai comique & ne produisent aucun effet. Elles instruisent beaucoup, si l’on veut: mais elles ennuient en davantage. Autant vaudroit aller au Sermon.

Dans cette décadence du Théâtre, on se voit contraint [481] d’y substituer aux véritables beautés éclipsées, de petits agrémens capables d’en imposer à la multitude. Ne sachant plus nourrir la force du Comique & des caracteres, on a renforcé l’intérêt de l’amour. On a fait la même chose dans la Tragédie pour suppléer aux situations prises dans des intérêts d’Etat qu’on ne connoît plus, & aux sentimens naturels & simples qui ne touchent plus personne. Les Auteurs concourent a l’envi pour l’utilité publique à donner une nouvelle énergie & un nouveau coloris a cette passion dangereuse; &, depuis Moliere & Corneille, on ne voit plus réussir au Théâtre que des Romans, sous le nom de Pieces dramatiques.

L’amour est le regne des femmes. Ce sont elles qui nécessairement y donnent la loi: parce que, selon l’ordre de la Nature, la résistance leur appartient & que les hommes ne peuvent vaincre cette résistance qu’aux dépens de leur liberté. Un effet naturel de ces sortes de Pieces est donc d’étendre l’empire du Sexe, de rendre des femmes & de jeunes filles les précepteurs du Public, & de leur donner sur les Spectateurs le même pouvoir qu’elles ont sur leurs Amans. Pensez-vous, Monsieur, que cet ordre soit sans inconvénient, & qu’en augmentant avec tant de soin l’ascendant des femmes, les hommes en seront mieux gouvernes?

Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête-homme; mais est-ce d’elles, en général, qu’il doit prendre conseil, & n’y auroit-il aucun moyen d’honorer leur sexe, à moins d’avilir le notre? [482] Le plus charmant objet de la nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible & de le porter au bien, est, je l’avoue, une femme aimable & vertueuse; mais cet objet céleste où se cache-t-il? N’est-il pas bien cruel de le contempler avec tant de plaisir au Théâtre, pour en trouver de si différens dans la Société? Cependant le tableau séducteur fait son effet. L’enchantement cause par ces prodiges de sagesse tourne au profit des femmes sans honneur. Qu’un jeune homme n’ait vu le monde que sur la Scene, le premier moyen qui s’offre à lui pour aller à la vertu est de chercher une maîtresse qui l’y conduise, espérant bien trouver une Constance ou une Cénie* [*Ce n’est point par étourderie que je cite Cénie en cet endroit, quoique cette charmante Piece soit l’ouvrage d’une femme: car, cherchant la vérité de bonne-foi, je ne sais point déguiser ce qui fait contre mon sentiment; & ce n’est pas a une femme, mais aux femmes que je refuse les talens des hommes. J’honore d’autant plus volontiers ceux de l’Auteur de Cénie en particulier, qu’ayant à me plaindre de ses discours, je lui rends un hommage pur & désintéresse, comme tous les éloges sortis de ma plume.] tout au moins. C’est ainsi que, sur la foi d’un modele imaginaire, sur un air modeste & touchant, sur une douceur contrefaite, nescius aurae fallacis, le jeune insensé court se perdre, en pensant devenir un Sage.

Ceci me fournit l’occasion de proposer une espece de problème. Les Anciens avoient en général un très-grand respect pour les femmes;* [*Ils lent donnoient plusieurs noms honorables que nous n’avons plus, ou qui sont bas & surannés parmi nous. On sait quel usage Virgile a fait de celui de Maîtres dans une occasion où les Meres Troyennes n’étoient gueres sages. Nous n’avons la place que le mot de Dames qui ne convient pas à toutes, qui même vieillit insensiblement, & qu’on a tout-à-fait proscrit du ton à la mode, J’observe que les Anciens tiroient volontiers leurs titres d’honneur des droits de la Nature, & que nous ne tirions les nôtres que des droits du rang.] mais ils marquoient ce respect [483] en s’abstenant de les exposer au jugement du public, & croyoient honorer leur modestie, en se taisant sur leurs autres vertus. Ils avoient pour maxime que le pays, où les mœurs étoient les plus pures, étoit celui où l’on parloit le moins des femmes; & que la femme la plus honnête étoit celle dont on parloit le moins. C’est, sur ce principe, qu’un Spartiate, entendant un Etranger faire de rnagnifiques éloges d’une Dame de sa connoissance, l’interrompit-en colère: ne cesseras-tu point, lui dit-il, de médire d’une femme de bien? De-la venoit encore que, dans leur Comédie, les rôles d’amoureuses & de filles à marier ne representoient jamais que des esclaves ou des filles publiques. Ils avoient une telle idée de la modestie du Sexe, qu’ils auroient cru manquer aux égards qu’ils lui devoient, de mettre une honnête fille sur la Scene, seulement en représentation.* [*S’ils en usoient autrement dans les Tragédies, c’est que, suivant le système politique de leur Théâtre, ils n’étoient pas fâches qu’on crut que les personnes d’un haut rang n’ont pas besoin de pudeur, & sont toujours exception aux regles de la morale.] En un mot l’image du vice à découvert les choquoit moins que celle de la pudeur offensée.

Chez nous, au contraire, la femme estimée est celle qui fait le plus de bruit; de qui l’on parle le plus; qu’on voit le plus dans le monde; chez qui l’on dîne le plus souvent; qui donne le plus impérieusement le ton; qui juge, tranche, [484] décide, prononce, assigne aux talens, au mérite, aux vertus, leurs degrés & leurs places; & dont les humbles savans mendient le plus bassement la faveur. Sur la Scene, c’est pis encore. Au fond, dans le monde elles ne savent rien, quoiqu’elles jugent de tout, mais au Théâtre, savantes du savoir des hommes, philosophes, grace aux Auteurs, elles écrasent notre sexe de ses propres talens, & les imbéciles Spectateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu’ils ont pris soin de leur dicter. Tout cela, dans le vrai; c’est se moquer d’elles, c’est les taxer d’une vanité puérile; & je ne doute pas que les plus sages n’en soient indignées. Parcourez la plupart des Pieces modernes: c’est toujours une femme qui sait tout, qui apprend tout; hommes; c’est toujours la Dame de Cour qui fait le Catéchisme au petit Jean de Sainte. Un enfant ne sauroit se nourrir de son pain, s’il n’est coupe par sa Gouvernante. Voilà l’image de ce qui se passe aux nouvelles Pieces. La Bonne est sur le Théâtre, & les enfans sont dans le Parterre. Encore une fois, je ne nie pas que cette méthode n’ait ses avantages, & que de tels précepteurs ne puissent donner du poids & du prix à leurs leçons; mais revenons à ma question. De l’usage antique & du notre, je demande lequel est le plus honorable aux femmes, & rend le mieux à leur sexe les vrais respects qui lui sont dus?

La même cause qui donne, dans nos Pieces tragique & comiques, l’ascendant aux femmes sur les hommes, le donne encore aux jeunes gens sur les vieillards; & c’est un autre renversement ces rapports naturels, qui n’est pas moins répréhensible [485] Puisque l’intérêt y est toujours pour les amans, il s’ensuit que les personnages avances en âge n’y peuvent jamais faire que des rôles en sous-ordre. Ou, pour former le nœud de l’intrigue, ils servent d’obstacle aux vœux des jeunes amans & alors ils sont haïssables; ou ils sont amoureux eux-mêmes & alors ils font ridicules. Turpe senex miles. On en fait dans les Tragédies des tyrans, des usurpateurs; dans les Comédies des jaloux, des usuriers, des pédans, des peres insupportables que tout le monde conspire à tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au Théâtre, voilà quel respect on inspire pour elle aux jeunes gens. Remercions l’illustre Auteur de Zaire & de Nanine d’avoir soustrait à ce mépris le vénérable Luzignan & le bon vieux Philippe Humbert. Il en est quelques autres encore; mais cela suffit-il pour arrêter le torrent du préjugé public, & pour effacer l’avilissement où la plupart des Auteurs se plaisent à montrer l’âge de la sagesse, de l’expérience & de l’autorité? Qui peut douter que l’habitude de voir toujours dans les vieillards des personnages odieux au Théâtre, n’aide a les faire rebuter dans la Société, & qu’en s’accoutumant à confondre ceux qu’on voit dans le monde avec les radoteurs & les Gérontes de la Comédie, on ne méprise tous également? Observez à Paris, dans une assemble, l’air suffisant & vain, le ton ferme & tranchant d’une imprudence jeunesse, tandis que les Anciens, craintifs & modestes, ou n’osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutes. Voit-on rien de pareil dans les Provinces, & dans les lieux où les Spectacles ne sont point établis; & par [486] toute la terre, hors les grandes villes, une tête, des cheveu & des cheveux blancs n’impriment-ils pas toujours du respect? On me dira qu’a Paris les vieillards contribuent à se rendre méprisables, en renonçant au maintien qui leur convient, pour prendre indécemment la parure & les manieres de la jeunesse, & que faisant les galans à son exemple, il est très-simple qu’on la leur préféré dans son métier: mais c’est tout au contraire pour n’avoir nul autre moyen de se faire supporter, qu’ils sont contraints de recourir à celui-là à, & ils aiment encore mieux être soufferts à la faveur de leurs ridicules, que de ne l’être point du tout. Ce n’est pas assurément qu’en faisant les agréables ils le deviennent en effet, & qu’un galant sexagénaire soit un personnage fort gracieux; mais son indécence même lui tourne à profit; c’est un triomphe de plus pour une femme, qui, traînant à son char un Nestor, croit montrer que les glaces de l’âge ne garantissent point des feux qu’elle inspire. Voilà pourquoi les femmes encouragent de leur mieux ces Doyens de Cithere, & ont la malice de traiter d’hommes charmans, de vieux sous qu’elles trouveroient moins aimables s’ils étoient moins extravagans. Mais revenons à mon sujet.

Ces effets ne sont pas les seuls que produit l’intérêt de la Scene uniquement fonde sur l’amour. On lui en attribue beaucoup d’autres plus graves & plus importans, dont je n’examine point ici la réalité, mais qui ont été souvent & sortement allégués par les Ecrivains ecclésiastiques. Les dangers que peut produire le tableau d’une passion contagieuse sont, leur a-t-on répondu, prévenus par la maniere de le [487] présenter; l’amour que expose au Théâtre y est rendu légitime, son but est honnête, souvent il est puni. Fort bien; mais n’est-il pas plaisant qu’on prétende ainsi régler après coup les mouvemens du cœur sur les préceptes de la raison, & qu’il faille attendre evenemens pour savoir quelle impression l’on doit recevoir des situations qui les amènent? Le mal qu’on reproche au Théâtre n’est pas précisément d’inspirer des passions criminelles, mais de disposer l’ame a des sentimens trop, tendres qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas par elles-mêmes un objet détermine, mais elles en sont naître le besoin; elles ne donnent pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir; elles ne choisissent pas la personne qu’on doit aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainsi elles ne sont innocentes ou criminelles que par l’usage que nous en faisons selon notre caractere, & ce caractere est indépendant de l’exemple. Quand il seroit vrai qu’on ne peint au Théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de-la que les impressions en sont plus foibles, que les effets en sont moins dangereux? Comme si les vives images d’une tendresse innocente étoient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible que celles d’un amour criminel, à qui l’horreur du vice sert au moins de contre-poison? Mais si l’idée de l’innocence embellit quelques instants le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les circonstances s’effacent de la mémoire, tandis que l’impression d’une passion si douce [488] reste gravée au fond du cœur. Quand le Patricien Manilius fut chasse du Sénat de Rome pour avoir donne un baiser à sa femme en présence de sa fille, à ne considérer cette action qu’en elle-même, qu’avoit-elle de répréhensible? Rien sans doute: elle annonçoit même un sentiment louable. Mais les chastes feux de la mere en pouvoient inspirer d’impurs à la fille. C’etoit donc, d’une action fort honnête, faire un exemple de corruption. Voilà l’effet des amours permis du Théâtre.

On prétend nous guérir de l’amour par la peinture de ses foiblesses. Je ne sais la-dessus comment les Auteurs s’y prennent; mais je vois que les Spectateurs sont toujours du parti de l’amant foible, & que souvent ils sont faces qu’il ne le soit pas davantage. Je demande si c’est un grand moyen d’éviter de lui ressembler?

Rappelle-vous, Monsieur, une Piece à laquelle je crois me souvenir d’avoir assiste avec vous, il y a quelques années, & qui nous fit un plaisir auquel nous nous attendions peu, soit qu’en effet l’Auteur y eut mis plus de beautés théatrales que nous n’avions pense, soit que l’Actrice prétât son charme ordinaire au rôle qu’elle faisoit valoir. Je veux par de la Bérénice de Racine, Dans quelle disposition d’esprit le Spectateur voit-il commencer cette Piece? Dans un sentiment de mépris pour la foiblesse d’un Empereur & d’un Romain, qui balance comme le dernier des hommes entre sa maîtresse & son devoir; qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit par des plantes efféminées ce caractere presque divin que lui donne l’histoire; qui sait [489] chercher dans un vil soupirant de ruelle le bienfaiteur du monde, & les délices du genre-humain. Qu’en pense le même Spectateur après la représentation? Il finit par plaindre cet homme sensible qu’il meprisoit, par s’intéresser à cette même passion dont il lui faisoit un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu’il est force d’en faire aux loix de la patrie. Voilà ce que chacun de nous eprouvoit à la représentation. Le rôle de Titus, très-bien rendu, eut fait de l’effet, s’il eut été plus digne de lui; mais tous sentirent que l’intérêt principal étoit pour Bérénice, & que c’etoit le sort de son amour qui determinoit l’espece de la catastrophe. Non que ses plaintes continuelles donnassent une grande émotion durant le cours de la Piece; mais au cinquieme Acte, ou, cessant de se plaindre, l’air morne, il l’œil sec & la voix éteinte, elle faisoit parler une douleur froide approchante du désespoir, l’art de l’Actrice ajoutoit au pathétique du rôle, & les Spectateurs vivement touches commençoient à pleurer quand Bérénice ne pleuroit plus. Que signifioit cela, sinon qu’on trembloit qu’elle ne fut renvoyée; qu’on sentoit d’avance la douleur dont son cœur seroit pénétré; & que chacun auroit voulu que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer? Ne voila-t-il pas une Tragédie qui à bien rempli son objet, qui & qui à bien appris aux Spectateurs à surmonter les foiblesses de l’amour.

L’événement dément ces vœux secrets, mais qu’importe? Le dénouement n’efface point l’effet de la Piece. La Reine part sans le congé du Parterre: l’Empereur la renvoie [490] invitus invitam, on peut ajouter invito spectatore Titus a beau rester Romain, il est seul de son parti; tous les Spectateurs ont épouse Bérénice.

Quand même on pourroit me disputer cet effet; quand même on soutiendroit que l’exemple de force & de vertu qu’on voit dans Titus, vainqueur de lui-même, fonds l’intérêt de la Piece, & fait qu’en plaignant Bérénice, on est bien est bien aise de la plaindre; on ne feroit que rentrer en cela dans mes principes: parce que, comme je l’ai déjà dit, les sacrifices faits au devoir & à la vertu ont toujours un charme secret, même pour les cœurs corrompus: & la preuve que ce sentiment n’est point l’ouvrage de la Piece, c’est qu’ils l’ont avant qu’elle commence. Mais cela n’empêche pas que certaines passions satisfaites ne leur semblent préférables à la vertu même, & qui, s’ils sont contens de voir Titus vertueux & magnanime, ils ne le fussent encore plus de le voit heureux & foible, ou du moins qu’ils ne consentissent volontiers à l’être à sa place. Pour rendre cette vérité sensible, imaginons un dénouement tout contraire à celui de l’Auteur. Qu’après avoir mieux consulte son cœur, Titus ne volant ni enfreindre les loix de Rome, ni vendre le bonheur à l’ambition, vienne, avec des maximes opposées, abdiquer l’Empire aux pieds de Bernice; que, pénétrée d’un si grand sacrifice, elle sente que son devoir seroit de refuser la main de son amant, & que pourtant elle l’accepte; que tous deux enivres des charmes de l’amour, de la paix, de l’innocence, & renonçant aux vaines grandeurs, prennent, avec cette douce joie qu’inspirent les vrais mouvemens de la Nature, [491] le parti d’aller vivre heureux & ignores dans un coin de le terre; qu’une Scene si touchante soit animée des sentimens tendres & pathétiques que fournit la matiere & que Racine eut si bien fait valoir; que Titus en quittant les Romains leur adresse un discours, tel que la circonstance & le sujet le comportent: n’est-il pas clair, par exemple, qu’a moins qu’un Auteur ne soit de la derniere mal-adresse, un tel discours doit faire fondre en larmes toute l’assemblée? La Piece, finissant ainsi, sera, si l’on veut, moins bonne, moins instructive, moins conforme à l’histoire, mais en fera-t-elle moins de plaisir, & les Spectateurs en sortiront-ils moins satisfaits? Les quatre premiers Actes subsisteroient à-peu-près tels qu’ils sont, & cependant on en tireroit une leçon directement contraire. Tant il est vrai que les tableaux de l’amour sont toujours plus d’impression que les maximes de la sagesse, & que l’effet d’une Tragédie est tout-à-fait indépendant de celui du dénouement!* [*Il y a dans le septieme Tome de Pamela, un examen très-judicieux de l’Andromaque de Racine, par lequel on voit que cette Piece ne va pas mieux à son but prétendu que toutes les autres.]

Veut-on savoir s’il est sur qu’en montrant les suites funestes des passions immodérées, la Tragédie apprenne à s’en garantir? Que l’on consulte l’expérience. Ces suites funestes sont représentées très-fortement dans Zaïre; il en coûte la vie aux deux Amans, & il en coûte bien plus que la vie a Orosmane: puisqu’il ne se donne la mort que pour se délivrer du plus cruel sentiment qui puisse entrer dans un cœur humain, le remords d’avoir poignarde sa maîtresse. Voilà donc, assurément [492] des leçons très-énergiques. Je serois curieux de trouver quelqu’un, homme ou femme, qui s’osât vanter d’être sorti d’une représentation de Zaïre, bien prémuni contre l’amour. Pour moi, je crois entendre chaque Spectateur dire en son cœur à la fin de la Tragédie: ah! qu’on me donne une Zaïre, je ferai bien en sorte de ne la pas tuer. Si les femmes n’ont pu se lasser de courir en foule à cette Piece enchanteresse & d’y faire courir les hommes, je ne dirai point que c’est pour s’encourager par l’exemple de l’héroïne a n’imiter pas un sacrifice qui lui réussit si mal; mais c’est parce que, de toutes les Tragédies qui sont au Théâtre, nulle autre ne montre avec plus de charmes le pouvoir de l’amour & l’empire de la beauté, & qu’on y apprend encore pour surcroît de profit à ne pas juger sa mairesse sur les apparences. Qu’Orosmane immole Zaïre a sa jalousie, une femme sensible y voit sans effroi le transport de la passion: car c’est un moindre malheur de périr par la main de son amant, que d’en être médiocrement aimée.

Qu’on nous peigne l’amour comme on voudra; il séduit, ou ce n’est pas lui. S’il est mal peint, la Piece est mauvaise; s’il est bien peint, il offusque tout ce qui l’accompagne. Ses combats, ses maux, ses souffrances le rendent plus touchant encore que s’il n’avoit nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes effets rebutent, il n’en devient que plus intéressant par ses malheurs même. On se dit, malgré soi, qu’un sentiment si délicieux console de tout. Une si douce image amollit insensiblement le cœur: on prend de la passion ce qui mene au plaisir, on en laisse ce qui tourmente. Personne [493] ne se croit oblige d’être un héros, & c’est ainsi qu’admirant l’amour honnête on se livre à l’amour criminel.

Ce qui acheve de rendre ses images dangereuses, c’est précisément ce qu’on fait pour les rendre agréables; c’est qu’on ne le voit jamais régner sur la Scene qu’entre des ames honnêtes, c’est que les deux Amans sont toujours des modeles de perfection. Et comment ne s’interesseroit-on pas pour une passion si séduisante, entre deux cœurs dont le caractere est déjà si intéressant par lui-même? Je doute que, dans toutes nos Pieces dramatiques, on en trouve une seule où l’amour mutuel n’ait pas la faveur du Spectateur. Si quelque infortune brûle d’un feu non, partage, on en fait le rebut du Parterre. On croit faire merveilles de rendre un amant estimable où haïssable, selon qu’il est bien ou mal accueilli dans ses amours; de faire toujours approuver au public les sentimens de sa mairesse; & de donner à la tendresse tout l’intérêt de la vertu. Au lieu qu’il faudroit apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l’amour, à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l’estime, & à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet indigne de ses soins. Je ne fâche gueres que le Misanthrope où le héros de la Piece ait fait un mauvais choix.* [*Ajoutons le Marchand de Londres, piece admirable & dont la morale va plus directement au but qu’aucune piece françoise que je connoisse.] Rendre le Misanthrope amoureux n’etoit rien, le coup de génie est de l’avoir fait amoureux d’une coquette. Tout le reste du Théâtre est un trésor de femmes parfaites. On diroit qu’elles s’y sont toutes réfugiées. Est-ce [494] la l’image fidelle de la Société? Est-ce ainsi qu’on nous rend suspecte une passion qui perd tant de gens bien nés? Il s’en faut peu qu’on ne nous fasse croire qu’un honnête homme est oblige d’être amoureux, & qu’une amante aimée ne sauroit n’être pas vertueuse. Nous voilà sort bien instruits!

Encore une fois, je n’entreprends point de juger si c’est bien ou mal fait de fonder sur l’amour le principal intérêt du Théâtre; mais je dis que, si ses peintures sont quelques-fois dangereuses, elles le seront toujours quoiqu’on sasse pour les déguiser. Je dis que c’est en parler de mauvaise foi, ou sans le connoître, de vouloir en rectifier les impressions par d’autres impressions étrangères qui ne les accompagnent point jusqu’au cœur, ou que le cœur en à bientôt séparées; impressions qui même en déguisent les dangers, & donnent à ce sentiment trompeur un nouvel attrait par lequel il perd ceux qui s’y livrent.

Soit qu’on déduise de la nature des Spectacles, en général, les meilleures formes dont ils sont susceptibles; soit qu’on examine tout ce que les lumieres d’un siecle & d’un peuple éclaires ont fait pour la perfection des nôtres; je crois qu’on peut conclure de ces considérations diverses que l’effet moral du Spectacle & des Théâtres ne sauroit jamais être bon ni salutaire en lui-même: puisqu’a ne compter que leurs avantages, on n’y trouve aucune forte d’utilité réelle, sans inconvéniens qui la surpassent. Or par une suite de son inutilité mêmes, le Théâtre, qui peut rien pour corriger les mœurs, beaucoup pour les altérer. En favorisant [495] tous nos penchans, il donne un nouvel ascendant à ceux qui nous dominent; les continuelles émotions qu’on y ressent nous énervent, nous affoiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions; & le stérile intérêt qu’on prend à la vertu ne sert qu’a contenter notre amour propre, sans nous contraindre à la pratiquer. Ceux de mes Compatriotes qui ne désapprouvent pas les Spectacles en eux-mêmes, ont donc tort.

Outre ces effets du Théâtre, relatifs aux choses représentées, il en a d’autres non moins nécessaires, qui se rapportent directement à la Scene & aux personnages représentans, & c’est a ceux-là que les Genevois déjà cites attribuent le de luxe., de parure, & de dissipation dont ils craignent avec raison l’introduction parmi nous. Ce n’est pas seulement la fréquentation des Comédiens, mais celle du Théâtre, qui peut amener ce goût par son, appareil & la parure des Acteurs. N’eut-il, d’autre effet que d’interrompre à certaines heures le cours des affaires civiles & domestiques, & d’offrir une ressource assurée à l’oisiveté, il n’est pas possible que la commodité d’aller tous les jours réguliérement au lieu s’oublier soi-même & s’occuper d’objets etrangers, ne donne au Citoyen d’autres habitudes & ne lui forme de nouvelles mœurs; mais ces changemens seront-ils avantageux ou nuisibles? C’est une question qui dépend moins de l’examen du Spectacle que de celui des Spectateurs. Il est sur que ces changemens les ameneront tous à-peu-près au même point; c’est donc par l’état où chacun étoit d’abord, qu’il faut estimer les différences.

[496] Quand les amusemens sont indifferens par leur nature, (& je veux bien pour un moment considérer les Spectacles comme tels,) c’est la nature des occupations qu’ils rompent qui les fait juger bons ou mauvais; sur-tout lorsqu’ils sont assez vifs pour devenir des occupations eux-mêmes, & substituer leur goût à celui du travail. La raison veut qu’on favorite les amusemens des gens dont les occupations sont nuisibles, & qu’on détourne des mêmes amusemens ceux dont les occupations sont utiles. Une autre considération générale est-qu’il n’est pas bon de laisser à des hommes oisifs & corrompus le choix de leurs amusemens, de peur qu’ils ne les imaginent conformes à leurs inclinations vicieuses, & ne deviennent aussi malfaisans dans leurs plaisirs que dans leurs affaires. Mais laissez un peuple simple & laborieux se délasser de tes travaux, quand & comme il lui plaît; jamais il n’est a craindre qu’il abuse de cette & l’on ne doit point se tourmenter à lui chercher des divertissemens agréables: car, comme il faut peu d’apprêts aux mets que l’abstinence & la faim assaisonnent, il n’en faut pas, non plus, beaucoup aux plaisirs de gens épuises de fatigue, pour qui le repos seul en est un très-doux. Dans une grande ville, pleine de gens intrigans, désoeuvrés, sans Religion, sans principes, dont l’imagination dépravé par l’oisiveté, la fainéantise, par l’amour du plaisir & par de grands besoins, n’engendre que des monstres & n’inspire que des forfaits; dans une grande ville où les mœurs & l’honneur ne sont rien, parce que chacun, dérobant aisément sa conduite aux yeux du public, ne se montre que par son crédit [497] & n’est estime que par ses richesses; la Police ne sauroit trop multiplier les plaisirs permis, ni trop s’appliquer à les rendre agréables, pour ôter aux particuliers la tentation d’en chercher de plus dangereux. Comme les empêcher de s’occuper c’est les empêcher de mal faire, deux heures par dérobées à l’activité du vice sauvent la douzieme partie crimes qui se commettroient; & tout ce que les Spectacles vus ou à voir causent d’entretiens dans les Cafés & autres refuges des fainéans & fripons du pays, est encore autant de gagne pour les peres de famille, soit sur l’honneur de leurs filles ou de leurs femmes, soit sur leur bourse ou sur celle de leurs fils.

Mais dans les petites villes, dans les lieux moins peuples, où les particuliers, toujours sous les yeux du public, sont censeurs nés les uns des autres, & où la Police à sur tous une inspection facile, il faut suivre des maximes toutes contraires. S’il y a de l’industrie, des arts, des manufactures, on doit se garder d’offrir des distractions relâchantes à l’âpre intérêt qui fait ses plaisirs de ses soins, & enrichit le Prince de l’avarice des sujets. Si le pays, sans commerce, nourrit les habitans dans l’inaction, loin de fomenter en eux l’oisiveté à laquelle une vie simple & facile ne les porte déjà que trop, il faut la leur rendre insupportable en les contraignant, à force d’ennui, d’employer utilement un tems dont ils ne sauroient abuser. Je vois qu’a Paris, où l’on juge de tout su apparences, parce qu’on n’a le loisir de rien examiner, on croit à l’air de désoeuvrement & de langueur dont frappent au premier coup-d’oeil la plupart des villes de provinces, [498] que les habitans, plonges dans une stupide inaction n’y sont que végéter, ou tracasser & se brouiller ensemble. C’est une erreur doit on reviendroit aisément si l’on songeoit que la plupart des gens de Lettres qui brillent à Paris, la plupart des découvertes utiles & des inventions nouvelles y viennent de ces provinces si méprisées. Reliez quelque tems dans une petite ville, où vous aurez cru d’abord ne trouver que des Automates: non-seulement vous y verrez bientôt des gens beaucoup plus sensés que vos singes des grandes villes, mais vous manquerez rarement d’y découvrir dans l’obscurité quelque homme ingénieux qui vous surprendra par ses talens, par ses ouvrages, que vous surprendrez encore plus en les admirant, & qui, vous montrant des prodiges de travail, de patience & d’industrie, croira ne vous montrer que des choses communes à Paris. Telle est la simplicité du vrai génie: il n’est ni intrigant, ni actif; il ignore le chemin des honneurs & de la fortune, & ne songe point à le chercher; il ne se compare à personne; toutes les ressources sont en lui seul; insensible aux outrages, & peu sensibles aux louanges, s’il se connoît, il ne s’assigne point sa place & jouit de lui-même sans s’apprécier.

Dans une petite ville, on trouve, proportion gardée, moins d’activité, sans doute, que dans une capitale: parce que les passions sont moins vives & les besoins moins pressans; mais plus d’esprits originaux, plus d’industrie inventive, plus de choses vraiment neuves: parce qu’on y est moins imitateur, qu’ayant peu de modeles, chacun tire plus de lui-même, & met plus du lien dans tout ce qu’il fait: parce que l’esprit [499] humain, moins étendu, moins noyé parmi les opinions vulgaires, s’élabore & fermente mieux dans la tranquille solitude: parce qu’en voyant moins, on imagine davantage enfin, parce que, moins presse du tems, on a plus le loisir d’étendre & digérer ses idées.

Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neufchâtel un spectacle assez agréable & peut-être unique sur la terre. Une montagne entiere couverte d’habitations dont chacune fait le centre, des terres qui en dépendent; en forte que ces maisons, à distances aussi égales que les fortunes des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitans de cette montagne, le recueillement de la retraite & les douceurs de la société. Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de tailles, d’impôts, de subdélégués, de corvées, cultivent, avec tout le soin possible, des biens dont le produit est pour eux, & emploient le loisir que cette culture leur laisse a faire mille ouvrages de leurs mains, & à mettre à profit le génie inventif que leur donna la Nature. L’hiver sur-tout, tems où la hauteur des neiges leur ôte une communication facile, chacun renferme bien chaudement, avec sa nombreuse famille, dans sa jolie & propre maison de bois* [*Je crois entendre un bel-esprit de Paris se récrier, pourvu qu’il ne lise pas lui-même, à cet endroit comme à bien d’autres, démontrer doctement aux Damas, (car c’est sur-tout aux Dames que ces Messieurs démontrent) qu’il est impossible qu’une maison de bois soit chaude. Grossier mensonge! Erreur de physique! Ah, pauvre Auteur! Quant à moi, je crois la démonstration sans replique. Tout ce que je sais, c’est que les Suisses passent chaudement leur hiver au milieu des neiges, dans des maisons de bois [500] qu’il a bâtie lui-même, s’occupe de mille travaux amusans, qui chassent l’ennui de son asyle, & ajoutent à son bien-être. Jamais Menuisier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de profession n’entra dans le pays; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l’est pour autrui; dans la multitude de meubles commodes & même élégans qui composent leur ménage & parent leur logement, on n’en voit pas un qui n’ait été fait de la main du maître. Il leur reste encore du loisir pour inventer & faire mille instrumens divers, d’acier, de bois, de carton, qu’ils vendent aux étrangers, dont plusieurs même parviennent jusqu’à Paris, entre autres ces petites horloges de bois qu’on y voit depuis quelques années. Ils en sont aussi de fer, ils font même des montres; &, ce qui paroit incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l’horlogerie, & fait tous ses outils lui-même.

Ce n’est pas tout: ils ont des livres utiles & sont passablement instruits; ils raisonnent sensément de toutes choses, & de plusieurs avec esprit.* [*Je puis citer en exemple un homme de mérite, bien connu dans Paris, & plus d’une fois honore des suffrages de l’Académie des Sciences. C’est M. Rivaz, célébré Valaisan. Je sais bien qu’il n’a pas beaucoup d’égaux parmi ses compatriotes; mais enfin c’est en vivant comme eux, qu’il apprit à les surpasser.] Ils font des siphons, des aimans, des lunettes, des pompes, des baromètres, des chambres noires; leurs tapisseries sont des multitudes d’instrumens de toute espece; vous prendriez le poêle d’un Paysan pour un attelier de mécanique & pour un cabinet de physique expérimentale. Tous savent un peu dessiner, peindre, chiffrer; la [501] plupart jouent de la flûte, plusieurs ont un peu de musique & chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignes par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition. De ceux que j’ai vus savoir la musique, l’un me disoit l’avoir apprise de son pere, un autre de son tante, un autre de son cousin, quelques-uns croyoient l’avoir toujours sue. Un de leurs plus fréquens amusemens est de chanter avec leurs femmes & leurs enfans les pseaumes à quatre parties; & l’on est tout étonne d’entendre sortir de ces cabanes champêtres, l’harmonie sorte & mâle de Goudimel, depuis si long-tems oubliée de nos savans Artistes.

Je ne pouvois non plus me lasser de parcourir ces charmantes demeures, que les habitans de m’y témoigner la plus franche hospitalité. Malheureusement j’étois jeune: ma curiosité n’etoit que celle d’un enfant; & je songeois plus m’amuser qu’a m’instruire. Depuis trente ans, le peu d’observations que je fis se sont effacées de ma mémoire. Je me souviens seulement que j’admirois sans cesse en ces l’hommes singuliers un mélange étonnant de finesse & de simplicité qu’on croiroit presque incompatibles, & que je n’ai plus observe nulle part. Du-reste, je n’ai rien retenu de leurs mœurs, de leur société, de leurs caracteres. Aujourd’hui que j’y porterois d’autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays? Hélas! il est sur la route du mien!

Après cette légere idée, supposons qu’au sommet de la montagne dont je viens de parler, au centre des habitations, en établisse un Spectacle fixe & peu coûteux, sous prétexte, par exemple, d’offrir une honnête récréation à des gens [502] continuellement occupes, & en état de supporter cette petite dépense; supposons encore qu’ils prennent du.goût pour ce même Spectacle, & cherchons ce qui doit résulter l’on établissement.

Je vois d’abord que, leurs travaux celant d’être leurs amusemens, aussi-tôt qu’ils en auront un autre, celui-ci les dégoûtera des premiers; le zele ne fournira plus tant de loisir, ni les mêmes inventions. D’ailleurs, il y aura chaque jour un tems réel de perdu pour ceux qui assisteront au Spectacle; & son ne se remet pas à l’ouvrage, l’esprit rempli de ce qu’on vient de voir: on en parle, ou l’on y longe. Par conséquent; relâchement de travail: premier préjudice.

Quelque peu qu’on paye à la porte, on paye enfin; c’est toujours une dépense qu’on ne faisoit pas. Il en coûte pour soi, pour sa femme, pour ses enfans, quand on les y mene, & il les y faut mener quelquefois. De plus, un Ouvrier ne va point dans une assemblée se montrer en habit de travail: il faut prendre plus souvent les habits des Dimanches, changer de linge plus souvent, se poudrer, se raser; tout cela coûte du tems & de l’argent. Augmentation de dépense: deuxieme préjudice.

Un travail moins assidu & une dépense plus forte exigent un dédommagement. On le trouvera sur le prix des ouvrages qu’on sera force de renchérir. Plusieurs marchands, rebutes de cette, augmentation, quitteront les Montagnons,* [*C’est le nom qu’on donne dans le pays aux habitans de cette montagne.] & [503] se pourvoiront chez les autres Suisses leurs voisins, qui, sans être moins industrieux, n’auront point de Spectacles, & n’augmenteront point leurs prix. Diminutions de débit: troisieme préjudice.

Dans les mauvais tems, les chemins ne sont pas praticables; & comme il faudra toujours, dans ces tems-là, que la troupe vive, elle n’interrompra pas ses représentations. On ne pourra donc éviter de rendre le Spectacle abordable en tout tems. L’hiver il faudra faire des chemins dans la neige, peut-être les paver; & Dieu veuille qu’on n’y mette pas des lanternes. Voilà des dépenses publiques; par conséquent des contributions de la part des particuliers. établissement d’impôts: quartrieme préjudice.

Les femmes des Montagnons allant, d’abord pour voir, & ensuite pour être vues, voudront être parées; elles voudront l’être avec distinction. La femme de M. le Justicier ne voudra pas se montrer au Spectacle, mise comme celle du maître d’école; la femme du maître d’école s’efforcera de se mettre comme celle, du Justicier. De-la naîtra bientôt une émulation de parure qui ruinera les maris, les gagnera peut-être, & qui trouvera sans cesse mille nouveaux moyens d’éluder les loix somptuaires. Introduction du luxe: cinquieme préjudice.

Tout le reste est facile à concevoir. Sans mettre en ligne de compte les autres inconvéniens dont j’ai parle, ou dont je parlerai dans la suite; sans avoir égard à l’espece du Spectacle & ses effets moraux; je m’en tiens uniquement à ce qui regarde le travail & le gain, & je crois montrer [504] par une conséquence évidente, comment un Peuple aise, mais qui doit son bien-être à son industrie, changeant la réalité contre l’apparence, se ruine à l’instant qu’il veut briller.

Au-reste, il ne faut point se récrier contre la chimère de ma supposition; je lie la donne que pour telle veux, que rendre sensibles du plus au moins ses suites inévitables. Otez quelques circonstances, vous retrouverez ailleurs d’autres Montagnons, & mutatis mutandis, l’exemple à son application.

Ainsi quand il seroit vrai que les Spectacles ne sont mauvais en eux-mêmes, on auroit toujours à chercher s’ils ne le deviendroient point à l’égard du Peuple auquel on les destine. En certains lieux, ils seront utiles pour attirer, les étrangers; pour augmenter la circulation des especes; pour exciter les Artistes; pour varier les modes; pour occuper les gens trop riches nu aspirant à l’être; pour les rendre moins malfaisans; pour distraire le Peuple de ses miseres; pour lui faire oublier ses chefs en voyant ses baladins; pour maintenir de perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue; pour couvrir d’un vernis de procédés la laideur du vice; pour empêcher, en un mot, que les mauvaises mœurs ne dégénerent en brigandage. En d’autres lieux, ils ne serviroient qu’a détruire l’amour du travail; à décourager l’industrie; à ruiner les particuliers; à leur inspirer le goût de l’oisiveté; à leur faire chercher les moyens de subsister sans rien faire: à rendre un Peuple inactif & lâche; à l’empêcher de voir les objets publics & particuliers dont il doit [505] s’occuper; à tourner la sagesse en ridicule; à substituer un jargon de Théâtre; la pratique des vertus; à mettre toute la morale en métaphysique; à travestir les citoyens en beaux esprits, les meres de famille en Petites-Maîtresses, & les filles en amoureuses de Comédie. L’effet général sera le même sur tous les hommes; mais les hommes ainsi changes conviendront plus ou moins à leur pays. En devenant égaux, les mauvais gagneront, les bons perdront encore davantage; tous contracteront un caractere de mollesse, un esprit d’inaction qui ôtera aux uns de grandes vertus, & préservera les autres de méditer de grands crimes.

De ces nouvelles réflexions il résulte une conséquence directement contraire à celle que je tirois des premieres; savoir que, quand le Peuple est corrompu, les Spectacles lui sont bons, & mauvais quand il est bon lui-même. Il sembleroit donc que ces deux effets contraires devroient s’entre-détruire & les Spectacles rester indifferens à tous; mais il y a cette différence que, l’effet qui renforce le bien & le mal, étant tire de l’esprit des Pieces, est sujet comme elles a mille modifications qui le réduisent presque à rien; au lieu que celui qui change le bien en mal & le mal en bien, résultant de l’existence même du Spectacle, est un effet constant, réel, qui revient tous les jours & doit l’emporter à la fin.

Il suit de-la que, pour juger s’il est à propos ou non d’établir un Théâtre en quelque Ville, il faut premiérement savoir si les mœurs y sont bonnes ou mauvaises; question sur laquelle il ne m’appartient peut-être pas de prononcer par rapport à nous. Quoi qu’il en soit, tout ce que je puis accorder la-dessus, [506] c’est qu’il est vrai que la Comédie ne nous sera point de mal, si plus rien ne nous en peut faire.

Pour prévenir les inconvéniens qui peuvent naître de l’exemple des Comédiens, vous voudriez qu’on les forçat d’être honnêtes gens. Par ce moyen, dites-vous, on auroit à la fois des Spectacles & des mœurs, & l’on reuniroit les avantages des uns & des autres. Des Spectacles & des mœurs! Voilà qui formeroit vraiment un Spectacle à voir, d’autant plus que ce seroit la premiere fois. Mais quels sont les moyens que vous nous indiquez pour contenir les Comédiens? Des loix sévères & bien exécutées. C’est au moins avouer qu’ils ont besoin d’être contenus, & que les moyens n’en sont pas faciles. Des loix sévères! La premiere est de n’en point souffrir. Si nous enfreignons celle-là, que deviendra la sévérité des autres? Des loix bien exécutées! Il s’agit de savoir si cela se peut: car la force des loix à sa mesure, celle des vices qu’elles répriment à aussi la sienne. Ce n’est qu’après avoir compare ces deux quantités & trouve que la premiere surpasse l’autre, qu’on peut s’assurer de l’exécution des loix. La connoissance de ces rapports fait la véritable science du Législateur: car, s’il ne s’agissoit que de publier édits sur édits, réglemens sur réglemens, pour remédier aux abus, à mesure qu’ils naissent, on diroit, sans doute, de fort belles choses; mais qui, pour la plupart, resteroient sans effet, & serviroient d’indications de ce qu’il faudroit faire, plutôt que de moyens pour l’exécuter. Dans, le fond, l’institution des loix n’est pas une chose si merveilleuse, qu’avec du sens & de l’équité, tout homme ne put très-bien trouver de lui-même celles qui, bien observées, [507] seroient les plus utiles à la Société. Où est le plus petit écolier de droit qui, ne dressera pas un code d’une morale aussi pure que celle des loix de Platon? Mais ce n’est pas de cela seul qu’il s’agit. C’est d’approprier tellement ce code au Peuple pour lequel il est fait, & aux choses sur lesquelles on y statue, que son exécution s’ensuive du seul concours de ces convenances; c’est d’imposer au Peuple, à l’exemple de Solon, moins les meilleures loix en elles-mêmes, que les meilleures qu’il puisse comporter dans la situation donnée. Autrement, il vaut encore mieux lasser subsister les désordres, que de les prévenir, ou d’y pourvoir par des loix qui ne seront point observées: car sans remédier au mal, c’est encore avilir les loix.

Une autre observation, non moins importante, est que les choses de mœurs & de justice universelle ne se reglent pas, comme celles de justice particuliere & de droit rigoureux, par des édits & par des loix; ou si quelquefois les loix influent sur les mœurs, c’est quand elles en tirent leur force. Alors elles leur rendent cette même force par une sorte de réaction bien connue des vrais politiques. La premiere fonction des Ephores de Sparte, en entrant en charge, étoit une proclamation publique par laquelle ils enjoignoient aux citoyens, non pas d’observer les loix, mais de les aimer, afin que l’observation ne leur en fut point dure. Cette proclamation, qui n’etoit pas un vain formulaire, montre parfaitement l’esprit de l’institution de Sparte, par laquelle les loix & les L mœurs, intimement unies dans les cœurs des citoyens, n’y faisoient, pour ainsi dire, qu’un même corps. Mais ne nous flattons pas de voir Sparte renaître au sein du commerce & de [508] l’amour du gain. Si nous avions les mêmes maximes, on pourroit établir à Geneve un Spectacle sans aucun risque: car jamais citoyen ni bourgeois n’y mettroit le pied.

Par où le gouvernement peut-il donc avoir prise sur les mœurs? Je réponds que c’est par l’opinion publique. Si nos habitudes naissent de nos propres sentimens dans la retraite, elles naissent de l’opinion d’autrui dans la Société. Quand on ne vit pas en soi, mais dans les autres, ce sont leurs jugemens qui reglent tout; rien ne paroit bon ni désirable aux particuliers que ce que le public à juge tel, & le feu bonheur que la plupart des hommes connoissent est d’être estimes heureux.

Quant au choix des instrumens propres à diriger l’opinion publique, c’est une autre question qu’il seroit superflu de résoudre pour vous, & que ce n’est pas ici le lieu de résoudre pour la multitude. Je me contenterai de montrer par exemple sensible que ces instrumens ne sont ni des loix ni des peines, ni nulle espece de moyens coactifs. Cet exemple est sous vos: yeux je le tire de votre patrie, c’est celui du Tribunal des Maréchaux de France, établis juges suprêmes du point-d’honneur:

De quoi s’agissoit-il dans cette institution? de changer l’opinion publique sur les duels, sur la réparation des offenses & sur les occasions où un brave homme est oblige, sous peine d’infamie, de tirer raison d’un affront l’épée à la main. Il s’ensuit de-la;

Premiérement, que la force n’ayant aucun pouvoir sur les esprits, il faloit écarter avec le plus grand soin [509] vestige de violence du Tribunal établi pour opérer ce changement. Ce mot même de Tribunal étoit mal imagine: j’amerois mieux celui deCour-d’honneur. Ses seules armes devoient être l’honneur & l’infamie: jamais de récompense utile, jamais de punition corporelle, point de prison, point d’arrêts, point de Gardes armes. Simplement un Appariteur qui auroit fait ses citations en touchant l’accuse d’une baguette blanche, sans qu’il s’ensuivit aucune autre contrainte pour le faire comparoître. Il est vrai que ne pas comparaître au terme fixe par devant les Juges de l’honneur, c’etoit s’en confesser dépourvu, c’etoit se condamner soi-même. De-la resultoit naturellement note d’infamie, dégradation de noblesse, incapacité de servir le Roi dans ses Tribunaux, dans ses armées, & autres punitions de ce genre qui tiennent immédiatement à l’opinion, ait en sont un effet nécessaire.

Il s’ensuit, en second lieu, que, pour déraciner le préjuge, public, il faloit des Juges d’une grande autorité sur la matiere en question; &, quant à ce point, l’instituteur entra parfaitement dans l’esprit de l’établissement: car, dans une Nation toute guerrière, qui peut mieux juger des justes occasions de montrer son courage & de celles où l’honneur offense demande satisfaction, que d’anciens militaires charges de titres turcs d’honneur, qui ont blanchi sous les lauriers, & prouve cent fois au prix de leur sang, qu’ils n’ignorent pas quand le devoir veut qu’on en répande?

Il suit, en troisieme lieu, que, rien n’étant plus indépendant du pouvoir suprême que le jugement du public, le souverain devoit se garder, sur toutes choses, de mêler ses [510] décision arbitraires parmi des arrêts faits pour représenter ce jugement, &, qui plus est, pour le déterminer. Il devoit s’efforcer au contraire de mettre la Cour-d’honneur au dessus de lui, comme soumis lui-même à ses décrets respectables. II ne faloit donc pas commencer par condamner à mort tous les. duellistes indistinctement; ce qui étoit mettre d’emblée une opposition choquante entre l’honneur & la loi: car la loi même ne peut obliger personne à se déshonorer. Si tout le Peuple a juge qu’un homme est poltron, le Roi, malgré toute sa puissance, aura beau le déclarer brave, personne n’en croira rien; & cet homme, passant alors pour un poltron qui veut être honore par force, n’en sera que plus méprise. Quant à ce que disent les édits, que c’est offenser Dieu de se battre, c’est un avis fort pieux sans doute; mais la loi civile n’est point juge des péchés, &, toutes les fois que l’autorité souveraine voudra s’interposer dans les conflits de l’honneur & de la Religion, elle sera compromise des deux cotes. Les mêmes édits ne raisonnent pas mieux, quand ils disent qu’au-lieu de se battre, il faut s’adresser aux Maréchaux: condamner ainsi le combat sans distinction, sans réserve, c’est commencer par juger soi-même ce qu’on renvoie à leur jugement. On fait bien qu’il ne leur est pas permis d’accorder le duel, même quand l’honneur outrage, n’a plus d’autres ressources; & selon les préjugés du monde, il y a, beaucoup de semblables cas: car, quant aux satisfactions cérémonieuses, dont on a voulu payer l’offense, ce sont de véritables jeux d’enfant.

Qu’un homme ait le droit d’accepter-une réparation pour [511] lui-même & de pardonner à son ennemi, en ménageant cette maxime avec art, on la peut substituer insensiblement au féroce préjuge qu’elle attaque; mais il n’en est pas de même, quand l’honneur des gens auxquels le notre est lie se trouve attaque; des-lors il n’y a plus d’accommodement possible. Si mon pere a reçu un soufflet, si ma sœur, ma femme, ou ma mairesse et insultée, conserverai-je mon honneur en faisant bon marche du leur? Il n’y a ni Maréchaux, ni satisfaction qui suffisent, il faut que je les venge ou que je me déshonore; les édits ne me laissent que le choix du supplice ou de l’infamie. Pour citer un exemple qui se rapporte à mon sujet, n’est-ce pas un concert bien entendu entre l’esprit de la Scene & celui des loix, qu’on aille applaudir au Théâtre ce même Cid qu’on iroit voir pendre à la Grève?

Ainsi l’on a beau faire; ni la raison, ni la vertu, ni les loix ne vaincront l’opinion publique, tant qu’on ne trouvera pas l’art de la changer. Encore une fois, cet art ne tient point à la violence. Les moyens établis ne serviroient, s’ils étoient pratiques, qu’a punir les braves gens & sauver les lâches; mais heureusement ils sont trop absurdes pour pouvoir être employés, & n’ont servi qu’a faire changer de noms aux duels. Comment faloit-il donc s’y prendre? II saloit, ce me semble, soumettre absolument les combats particuliers à la jurisdiction des Maréchaux, soit pour les juger, soit pour les prévenir, soit même pour les permettre. Non-seulement il faloit leur laisser le droit d’accorder le champ quand ils le jugeroient à propos; mais il étoit important qu’ils usassent quelquefois de ce droit, ne fut-ce que [512] pour ôter au public une idée assez difficile à détruire & qui seule annulle toute leur autorité, savoir que, dans les affaires qui passent par devant eux, ils jugent moins sur.leur propre sentiment que sur la volonté du Prince. Alors il n’y avoit point de honte à leur demander le combat dans une occasion nécessaire; il n’y en avoit pas même a s’en abstenir, quand les raisons de l’accorder n’étoient pas jugées suffisantes; mais il y en aura toujours à leur dire: je suis offense, faites en sorte que je sois dispense de me battre.

Par ce moyen, tous les appels secrets seroient infailliblement tombes dans le décri, quand, l’honneur offense pouvant le défendre & le courage le montrer au champ d’honneur, on eut très-justement suspecte ceux qui le caches pour le battre, & quand ceux que la Cour-d’honneur eut juge s’être mal* [*Mal, c’est-à-dire, non-seulement en lâche & avec fraude, mais injustement & sans raison suffisante; ce qui se fut naturellement présume de toute affaire non portée au Tribunal.] battus, seroient, en qualité, de vils assassins, restés soumis aux Tribunaux criminels. Je conviens que plusieurs duels n’étant juges qu’après coup, & d’autres même étant solemnellement autorises, il en auroit d’abord coûte la vie à quelques braves gens; mais c’eût été pour la sauver dans la suite a. des infinités d’autres, au lieu que, du sang qui le verse malgré les édits, naît une raison d’en verser davantage.

Que seroit-il arrive dans la suite? A mesure que la Cour d’honneur auroit acquis de l’autorité sur l’opinion du Peuple; par la sagesse & le poids de les décisions, elle l’seroit de devenue [513] peu-à-peu plus sévere, jusqu’à ce que les occasions légitimes se réduisent tout-à-fait à rien, le point d’honneur eut change de principes, & que les duels fussent entiérement abolis. Un n’a pas eu tous ces embarras la vérité, mais aussi l’on a fait un établissement inutile. Si les duels aujourd’hui sont plus rares, ce n’est pas qu’ils soient méprises ni punis; c’est parce que les mœurs ont change:* [*Autrefois les hommes prenoient querelle au cabaret; on les a dégoûtés de ce plaisir grossier en leur faisant bon marche des autres. Autrefois ils s’égorgeoient pour une mairesse; en vivant plus familièrement avec les femmes, ils ont trouve que ce n’etoit pas la peine de se battre pour elles. L’ivresse & l’amour ôtes, il reste peu d’importans sujets de dispute. Dans le monde on ne se bat plus que pour le jeu. Les Militaires ne se battent plus que pour des passe-droits, ou pour n’être pas forces de quitter le service. Dans ce siecle éclairé chacun sait calculer, à un écu près, ce que valent son honneur & son vie.] & preuve que ce changement vient de causes toutes différer, auxquelles le gouvernement n’a point de part, la preuve que l’opinion publique n’a nullement change sur ce point, c’est qu’après tant de soins mal entendus, tout Gentilhomme qui ne tire pas raison d’un affront, l’épée a la main, n’est moins déshonore qu’auparavant.

Une quatrieme conséquence de l’objet du même établissement, est que, nul homme ne pouvant vivre civilement sans honneur, tous les états où l’on porte une épée, depuis le Prince jusqu’au Soldat, & tous les états même où l’on n’en porte point, doivent ressortir à cette Cour-d’honneur; les uns, pour rendre compte de leur conduite & de leurs actions; les autres, de leurs discours & de leurs maximes: [514] tous également sujets a être honores ou flétris selon la conformité ou l’opposition de leur vie ou de leurs sentimens aux principes de l’honneur établis dans la Nation, & reforme insensiblement par le Tribunal, sur ceux de la justice & de la raison. Borner cette compétence aux nobles & aux rnilitaires, c’est couper, les rejettons & laisser la racine: car si le point d’honneur fait agir la Noblesse, il fait parler le Peuple; les uns ne se battent que parce que les autres les jugent, & pour changer les actions dont l’estime, publique est l’objet, il faut auparavant. changer les jugemens qu’on en porte. Je suis convaincu qu’on ne viendra jamais à bout d’opérer ces changemens sans y faire intervenir les femmes mêmes, de qui dépend en grande partie la maniere de penser des hommes.

De ce principe il suit encore que le Tribunal doit être plus ou moins redoute dans, les diverses conditions, à proportion qu’elles ont plus ou moins d’honneur à perdre, selon les idées vulgaires qu’il faut toujours prendre ici pour regles. Si l’établissement est bien fait, les Grands & les Princes doivent trembler au seul nom de la Cour-d’honneur. Il auroit falu qu’en l’instituant on y eut porte tous les démêlés personnels, existans alors entre les premiers du Royaume; que le Tribunal les eût jugés définitivement autant qu’ils pouvoient l’être par les seules loix de l’honneur; que ces jugemens eussent été sèvres; qu’il y eut eu des cessions de pas & de rang, personnelles & indépendantes du droit des places, des interdictions du port des armes ou de paroître devant la face du Prince, ou d’autres punitions semblables, nulles par elles-mêmes, grieves par l’opinion, jusqu’à l’infamie inclusivement [515] qu’on auroit pu regarder comme la peine capitale décernée par la Cour-d’honneur; que toutes ces peines eussent eu par le concours de l’autorité suprême les mêmes effets qu’a naturellement le jugement public quand la force n’annulle point ses décisions; que le Tribunal n’eut point statue sur des bagatelles, mais qu’il n’eut jamais rien fait à demi; que le Roi même y eut été cite, quand il jetta sa canne par la fenêtre, de peur: , dit-il, de frapper un Gentilhomme;* [*M. de Lauzun, Voila, selon moi, des coups de canne bien noblement appliques.] qu’il eut comparu en accuse avec sa partie; qu’il eut juge solemnellement, condamné à faire réparation au Gentilhomme, pour l’affront indirect qu’il lui avoit fait;& que le Tribunal lui eut en même tems décerne un prix d’honneur, pour la. modération du Monarque dans la colère. Ce prix, qui devoit être un signe très simple: , mais visible, porte par le Roi durant toute sa vie, lui eut été, ce me semble, un ornement plus honorable que ceux de la royauté, & je ne doute pas qu’il ne fut devenu le sujet des chants de plus d’un Poete. Il est certain que, quant à l’honneur, les Rois eux-mêmes sont fournis plus que personne au jugement du public, & peuvent, par conséquent, sans s’abaisser, comparoître au Tribunal qui le représente. Louis XIV étoit digne de faire de ces choses-là, & je crois qu’il les eut faites, si quelqu’un les lui eut suggérées.

Avec toutes ces précautions & d’autres semblables y il est sort douteux qu’on eut réussi: parce qu’une pareille institution est entièrement contraire à l’esprit de.la Monarchie; mais [516] il est très sur que pour les avoir négligées, pour avoir voulu mêler la force & les loix dans des matieres de préjuges & changer le point-d’honneur par la violence, on a compromise l’autorité royale & rendu méprisables des loix qui soient leur pouvoir.

Cependant en quoi consistoit ce préjuge qu’il s’agissoit détruire? Dans l’opinion la plus extravagante & la plus barbare qui jamais entra dans l’esprit humain; savoir, que tous les devoirs de la Société sont supplées par la bravoure; qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur, qu’il est civil, humain, poli, quand il fait se battre; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, si-tôt qu’on soutient tout cela le fer à la main; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée; & qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue. Il y a, je l’avoue, une autre sorte d’affaire où la gentillesse se mêle à la cruauté, & où l’on ne tue les gens que par hazard; c’est celle où l’on se bat au premier sang. Au premier sang! Grand Dieu! Et qu’en veux-tu faire de ce sang, bête féroce! Le veux-tu boire? Le moyen de songer a ces horreurs sans émotion? Tels sont les préjuges que les Rois de France, armes de toute la force publique, ont vainement attaques. L’opinion, reine du monde, n’est point soumise au pouvoir des Rois; ils sont eux-mêmes ses premiers esclaves.

Je finis cette longue digression, qui malheureusement ne sera pas la derniere; & de cet exemple, trop brillant peut-être, si parva licet componere magnis, je revins à des applications [517] plus simples. Un des infaillibles effets d’un Théâtre établi dans une aussi petite ville que la notre, sera de changer nos maximes, ou si l’on veut, nos préjuges & nos opinions publiques; ce qui changera nécessairement nos mœurs contre d’autres, meilleures ou pires, je n’en dis rien encore, mais surement moins convenables à notre constitution. Je demande, Monsieur, par quelles loix efficaces vous remédierez à cela? Si le gouvernement peut beaucoup, sur les mœurs, c’est seulement par son institution primitive: quand une fois il les a déterminées, non-seulement il n’a plus le pouvoir de les changer, à moins qu’il ne change, il a même bien de la peine à les maintenir contre les accidens inévitables qui les attaquent, & contre la pente naturelle qui les altere. Les opinions publiques, quoique si difficiles à gouverner, sont pourtant par elles-mêmes très-mobiles & changeantes. Le hazard, mille causes fortuites, mille circonstances imprévues sont ce que la force & la raison ne sauroient faire; ou plutôt, c’est précieusement parce que le hazard les dirige, que la. force n’y peut rien: comme les des qui partent de la main, quelque impulsion qu’on leur donne, n’en amènent pas plus aisément le point désire.

Tout ce que la sagesse humaine peut faire, est de prévenir les changemens, d’arrêter de loin tout ce qui les amene; mais si-tôt qu’on les souffre & qu’on les autorise, on est rarement maître de leurs effets, & l’on ne peut jamais se répondre de l’être. Comment donc préviendrons-nous ceux dont nous aurons volontairement introduit la cause? A l’imitation de l’établissement dont je viens de parler, nous proposerez-vous [518] d’instituer des Censeurs? Nous en avons déjà;* [*Le Consistoire, & la chambre de la Reforme.] & si toute la force de ce Tribunal, suffit à peine pour nous maintenir tels que nous sommes; quand nous aurons ajoute une nouvelle inclination à la petite des mœurs, que sera-t-il pour arrêter ce progrès? il est clair qu’il n’y pourra plus suffire. La premiere marque de son impuissance à prévenir les abus de la Comédie, sera de la laisser établir. Car il est aise de prévoir que ces deux etablissemens ne sauroient subsister long-tems ensemble, & que la Comédie tournera les Censeurs en ridicule, ou que les Censeurs seront chasser les Comédiens.

Mais il ne s’agit pas seulement ici de l’insuffisance des loir pour réprimer de mauvaises mœurs, en laissant subsister leur cause. On trouvera, je le prévois, que, l’esprit rempli des abus qu’engendre nécessairement le Théâtre, & de l’impossibilité générale de prévenir ces abus, je ne réponds pas assez précieusement à l’expédient propose, qui et d’avoir des Comédiens honnêtes-gens, c’est-à-dire, de les rendre tels. Au fond cette discussion particuliere n’est plus fort nécessaire: tout ce que j’ai dit jusqu’ici des effets de la.Comédie, étant indépendant des mœurs des Comédiens, n’en auroit pas moins lieu, quand ils auroient bien.profite des leçons que vous nous exhortez a leur donner, & qu’ils deviendroient par nos soins autant de modeles de vertu. Cependant par égard au sentiment de ceux de mes compatriotes qui ne voient d’autre danger dans la Comédie que le mauvais exemple des Comédiens, je veux bien rechercher encore, si, [519] même dans leur supposition, cet expédient est praticable avec quelque espoir de succès, & s’il doit suffire pour les tranquilliser.

En commençant par observer les faits avant de raisonner sur les causes, je vois en général que l’état de Comédien est un état de licence & de mauvaises mœurs; que les hommes y sont livres au désordre; que les femmes y menent une vie scandaleuse; que les uns & les autres, avares & prodigues tout à la fois, toujours accables de dettes & toujours versant l’argent a pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations, que peu scrupuleux sur les moyens d’y pourvoir. Je vois encore que, par tout pays, leur profession est déshonorante, que ceux qui l’exercent, excommunies ou non, par-tout méprises,* [*Si les Anglois ont inhume la Oldfield à cote de leurs Rois, ce étoit pas son métier, mais son talent qu’ils vouloient honorer. Chez eux les grands talens anoblissent dans états; les petits. avilissent dans les plus illustres. Et quant à la profession des Comédiens, les mauvais & les médiocres sont méprises à Londres, autant ou plus que partout ailleurs.] & qu’a Paris même, où ils ont plus de considération & une meilleure conduite que par-tout, ailleurs, un Bourgeois craindroit de fréquenter ces mêmes Comédiens qu’on voit tous les jours à la table des Grands. Une troisieme observation, non moins importante, est que ce dédain est plus fort par-tout où les mœurs sont plus pures, & qu’il y a des pays d’innocence & de simplicité où le métier de Comédien est presque en horreur. Voilà des faits incontestables. Vous me direz qu’il n’en résulte que des préjuges. J’en conviens: mais ces préjuges étant universels, [520] il faut leur chercher une cause universelle, & je ne vois pas qu’on la puisse trouver ailleurs que dans la profession même à laquelle ils se rapportent. A cela vous répondez que les Comédiens ne se rendent méprisables que parce qu’on les méprise: mais pourquoi les eût-on méprisés s’ils n’eussent été méprisables? Pourquoi penseroit-on plus mal de leur etat que des autres, s’il n’avoit rien que l’en distingât? Voilà ce qu’il faudroit examiner, peut-être, avant de les justifier aux dépens du public.

Je pourrois imputer ces préjugés aux déclamations des Prêtres, si je ne les trouvois établis chez les Romains avant la naissance du Christianisme, &, non-seulement courans vaguement dans l’esprit du Peuple, mais autorisés par des loix expresses qui déclaroient les Acteurs infâmes, leur ôtoient le titre & les droits de Citoyens Romains, & mettoient les Actrices au rang des prostituées. Ici toute autre raison manque, hors celle qui se tire de la nature de la chose. Les Prêtres païens & les dévots, plus favorables que contraires à des Spectacles qui faisoient partie des jeux consacres à la Religion,* [*Tite-Live dit que les jeux scéniques furent introduits à Rome l’an 390 à l’occasion d’une peste qu’il s’agissoit d’y faire cesser. Aujourd’hui l’on fermeroit les Théâtres pour le même sujet & surement cela seroit plus raisonnable.] n’avoient aucun intérêt à les décrier, & ne les décrioient pas en effet. Cependant, on pouvoit des-lors se récrier, comme vous faites, sur l’inconséquence de déshonorer des gens qu’on protege, qu’on paye, qu’on pensionne; ce qui, à vrai dire, ne me paroît pas si étrange qu’à vous: [521] car il est à propos quelquefois que l’Etat encourage & protege des professions déshonorantes mais utiles, sans que ceux qui les exercent en doivent être plus considérés pour cela.

J’ai lu quelque part que ces flétrissures etoient moins imposées à de vrais Comédiens qu’à des Histrions & Farceurs qui souilloient leurs jeux d’indécence & d’obscénités; mais cette distinction est insoutenable: car les mots de Comédien & d’Histrion etoient parfaitement synonymes, & n’avoient d’autre différence, sinon que’l’un étoit Grec & l’autre Etrusque. Ciceron, dans le livre de l’Orateur, appelle Histrions les deux plus grands Acteurs qu’ait jamais eu Rome, Esope & Roscius; dans son plaidoyer pour ce dernier, il plaint un si honnête-homme d’exercer un métier si peu honnête. Loin de distinguer entre les Comédiens, Histrions & Farceurs, ni entre les Acteurs des Tragédies & ceux des Comédies, la loi couvre indistinctement du même opprobre tous ceux qui montent sur le Théâtre. Quisquis in Scenam prodierit, ait Praextor, infamis est. Il est vrai, seulement, que cet opprobre tomboit moins fur la représentation même, que sur l’etat où l’on en faisoit métier: puisque la Jeunesse de Rome représentoit publiquement, à la fin des grandes Pieces, les Attellanes ou Exodes, sans déshonneur. A cela près, on voit dans mille endroits que tous les Comédiens indifféremment etoient esclaves, & traites comme tels, quand le public n’étoit pas content d’eux.

Je ne sache qu’un seul Peuple qui n’ait pas eu la-dessus les maximes de tous les autres, ce sont les Grecs. Il est certain [522] que, chez eux, la profession du Théâtre étoit si peu déshonnête que la Grece fournit des exemples d’Acteurs charges de certaines fonctions publiques, soit dans l’Etat, soit en Ambassades. Mais on pourroit trouver aisément les raisons de cette exception. 1. La Tragédie ayant été inventée chez les Grecs, aussi-bien que la Comédie, ils ne pouvoient jetter d’avance, une impression de mépris sur un etat dont on ne connoissoit pas encore les effets; &, quand on commença de les connoître, l’opinion publique avoit déjà pris son pli. 2. Comme la Tragédie avoit quelque chose de sacre dans son origine, d abord ses Acteurs furent plutôt regardes comme des Prêtres que comme des Baladins. 3. Tous les sujets des Pieces n’étant tires que des antiquités nationales dont les Grecs etoient idolâtres, ils voyoient dans ces mêmes Acteurs, moins des gens qui jouoient des fables, que des Citoyens instruits qui representoient aux yeux de leurs compatriotes l’histoire de leur pays. 4. Ce Peuple, enthousiaste de sa liberté jusqu’à croire; que les Grecs etoient les seuls hommes libres par nature,* [*Iphigénie le dit en termes exprès dans la Tragédie d’Euripide, qui porte le nom de cette Princesse] se rappelloit avec un vif sentiment de plaisir ses anciens malheurs & les crimes de ses Maîtres. Ces grands tableaux l’instruisoient sans cesse, & il ne pouvoir se défendre d’un peu de respect pour les organes de cette instruction. 5. La Tragédie n’étant d’abord jouée que par des hommes, on ne voyoit point, sur leur Théâtre, ce mélange scandaleux d’hommes & de femmes qui fait des nôtres autant d’écoles de mauvaises mœurs. 6. Enfin leurs Spectacles n’avoient rien de la mesquinerie de [523] ceux d’aujourd’hui. Leurs Théâtres n’etoient point élevés par l’intérêt & par l’avarice; ils. n’etoient point renfermes dans d’obscures prisons; leurs Acteurs n’avoient pas besoin de mettre à contribution les Spectateurs, ni de compter du coin de l’œil les gens qu’ils voyoient paffer la porte, pour être sûrs de leur souper.

Ces grands & superbes Spectacles donnes sous le Ciel, à la face de toute une nation, n’offroient de toutes parts que des combats, des victoires, des prix, des objets capables d’inspirer aux Grecs une ardente émulation, & d’échauffer leurs cœurs de sentimens d’honneur & de gloire. C’est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever & remuer l’ame, que les Acteurs, animes du même zele, partageoient, selon leurs talens, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier, exerce de cette maniere, leur donnât cette fierté de courage & ce noble désintéressement qui sembloit quelquefois élever l’Acteur a son personnage. Avec tout cela, jamais la Grece, excepte Sparte, ne sur citée en exemple de bonnes mœurs; & Sparte, qui ne souffroit point de Théâtre,* [*Voyez sur cette erreur, la Lettre de M. Le Roi. [On la trouvera dans la collection des Lettres de M. Rousseau, à la fin de ce Recueil.] n’avoit garde d’honorer ceux qui s’y montrent.

Revenons aux Romains qui, loin de suivre à cet égard l’exemple des Grecs, en donnerent un tout contraire. Quand [524] leurs loix declaroient les Comédiens infâmes, etoit-ce dans le dessein d’en déshonorer la profession? Quelle eut été l’utilité d’une disposition si cruelle? Elles ne la deshonoroient point, rendoient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable: car jamais les bonnes loix ne changent la nature des choses, elles ne sont que la suivre, & celles-la seules sont observées. Il ne s’agit donc pas de crier d’abord contre les préjugés; mais de savoir premièrement ce ne sont que des préjugés; si la profession de Comédiens n’est point, en effet, déshonorante en elle-même: car, si par malheur elle l’est, nous aurons beau statuer qu’elle ne l’est pas, au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous nous-mêmes.

Qu’est-ce que le talent du Comédien? L’art de se contrefaire, de faire revêtir un autre caractere que le sien, de paroître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensoit réellement, & d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce que la profession du Comédien? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie & aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, & met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincere de dire s’il ne sent pas au fond de son ame qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile & de bas. Vous autres philosophes, qui vous prétendez si fort au-dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas tous de honte si, lâchement travestis en Rois, il vous faloit aller faire aux yeux du public un rôle [525] différent du votre, & exposer vos Majestés aux huées de la populace? Quel est donc, au fond, l’esprit que le Comédien reçoit de son etat? Un mélange de bassesse de fausseté, de ridicule orgueil, & d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme qu’il abandonne.

Je sais que le jeu du Comédien n’est pas celui d’un fourbe qui veut en imposer, qu’il ne prétend pas qu’on le prenne en effet pour la personne qu’il représente, ni qu’on le croye affecte des passions qu’il imite, & qu’en donnant cette imitation pour ce qu’elle est, il la rend tout-à-fait innocente. Aussi ne l’accuse-je pas d’être précisément un trompeur, mais de cultiver pour tout métier le talent de tromper les hommes, & de s’exercer à des habitudes qui, ne pouvant être innocentes qu’au Théâtre, ne servent par-tout ailleurs qu’à mal faire. Ces hommes si bien pares, si bien exerces au ton de la galanterie & aux accens de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes? Ces valets filoux, si subtils de la langue & de la main sur la Scene, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de diffractions utiles? Ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un pere avare pour celle de Léandre ou d’Argan?* [*On a relevé ceci comme outre & comme ridicule. On a eu raison, Il n’y a point de vice dont les Comédiens soient moins accuses que de la friponnerie. Leur métier qui les occupe beaucoup & leur donne même des sentimens d’honneur à certains égards; les éloigne d’une telle bassesse. Je laisse ce passage, parce que je me suis fait une loi de ne rien ôter; mais je le désavoue hautement comme une très-grande injustice.] Par-tout la tentation de [526] mal faire augmente avec la facilite; & il faut que les Comédiens soient plus vertueux que les autres hommes, s’ils sont pas plus corrompus.

L’Orateur, le Prédicateur, pourra-t-on me dire encore, paient de leur personne ainsi que le Comédien. La différence est très grande. Quand l’Orateur se montre, c’est pour parler & non pour se donner en spectacle: il ne représente que lui-même, il ne fait que son propre rôle, ne parle qu’en son propre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu’il pense; l’homme & le personnage étant le même être, il est a sa place; il est dans le cas de tout autre Citoyen qui remplit les fonctions de son etat. Mais un Comédien sur la Scene, étalant d’autres sentimens que les siens, ne disant que ce qu’on lui, fait dire, représentant souvent un être chimérique, s’anéantit, pour ainsi dire, s’annulle avec fort héros; & dans cet oubli de l’homme, s’il en reste quelque chose, c’est pour être le jouet de Spectateurs. Que dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, & se dégradent jusqu’à représenter des personnages auxquels ils seroient bien fâches de ressembler? C’est un grand mal, sans doute, de voir tant de scélérats dans le monde faire des rôles d’honnêtes-gens; mais y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant, de plus. lâche, qu’un honnête-homme à la Comédie faisant le rôle d’un scélérat, & déployant tout fort talent pour faire valoir de criminelles maximes, dont lui-même est pénétré d’horreur?

Si l’on ne voit en tout ceci qu’une profession peu honnête, on doit voir encore une source de mauvaises mœurs dans le désordre des Actrices, qui force & entraîne celui des Acteurs [527] Mais pourquoi ce désordre est-il inévitable? Ah, pourquoi! Dans tout autre tems on n’auroit pas besoin de le demander; mais dans ce siecle où regnent si fiérement les préjuges & l’erreur sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par leur vain savoir, ont ferme leur esprit à la voix de la raison, & leur cœur à celle de la nature.

Dans tout etat, dans tout pays dans toute condition, les deux sexes ont entr’eux une liaison si sorte & si naturelle, que les mœurs de l’un décident toujours de celles de l’autre. Non que ces mœurs soient toujours les meures, mais elles ont toujours le même, degré de bonté, modifie dans chaque sexe par les penchans qui lui sont propres. Les Angloises sont douces & timides. Les Anglois sont durs & féroces. D’où vient cette apparente opposition? De ce que le caractere de chaque sexe est ainsi renforce, & que c’est aussi le caractere national de porter tout à l’extrême.A cela près, tout est semblable. Les deux sexes aiment à vivre à part; tous deux font cas des plaidés de la table; tous deux se rassemblent pour boire après le repas, les hommes du vin, les femmes du thé; tous deux se livrent au jeu sans fureur & s’en sont un métier plutôt qu’une passion; tous deux ont un grand respect pour les choses honnêtes; tous deux aiment la patrie & les loix; tous deux honorent la soi conjugale, &, s’ils la violent, ils ne se font.point un honneur de la violer; la paix domestique plaît à tous deux; tous deux sont silencieux & taciturnes; tous deux difficiles à émouvoir; tous deux emportes dans leurs passions; pour tous deux l’amour est terrible & tragique, il décide du sort de leurs jours, il ne s’agit pas de moins, dit. [528] Muralt, que d’y laisser la raison ou la vie; enfin tous deux se plaisent à la campagne, & les Dames Angloises errent aussi volontiers dans leurs pares solitaires, qu’elles vont se montrer à Vauxhall. De ce goût commun pour la solitude, naît aussi celui des lectures contemplatives & des Romans dont l’Angleterre est inondée.* [*Ils y sont, comme les hommes sublimes ou détestables. On n’a jamais fait encore en quelque langue que ce soit, de Roman égale à Clarisse, ni même approchant.] Ainsi tous deux, plus recueillis avec eux-mêmes, se livrent moins à des imitations frivoles; prennent mieux le goût des vrais plaisirs de la vie, & songent moins à paroître heureux qu’à l’être.

J’ai cite les Anglois par préférence, parce qu’ils sont, de toutes les nations du monde, celle où les mœurs des deux sexes paroissent d’abord le plus contraires. De leur rapport dans ce pays-là nous pouvons conclure pour les autres. Tout la différence consiste en ce que la vie des femmes est un développement continuel de leurs mœurs, au lieu que celle des hommes s’effaçant davantage dans l’uniformité des affaires, il faut attendre pour en juger, de les voir dans les plaisirs. Voulez-vous donc connoître les hommes? Etudiez les femmes. Cette maxime est générale, & jusque-là tout monde sera d’accord avec moi. Mais si j’ajoute qu’il n’y point de bonnes mœurs pour les femmes hors d’une vie retirée & domestique; si je dis que les paisibles soins de la famille & du ménage sont leur partage, que la dignité de leur sexe est dans sa modestie, que la honte & la pudeur sont en elles inséparables de l’honnêteté, que rechercher les regards des [529] hommes c’est déjà s’en laisser corrompre, & que toute femme qui se montre se déshonore: à l’instant va s’élever contre moi cette philosophie d’un jour qui naît & meurt dans le coin d’une grande ville, & veut étouffer de-la le cri de la Nature & la voix unanime du genre-humain.

Préjuges populaires! me crie-t-on. Petites erreurs de l’enfance! Tromperie des loix & de l’éducation! La pudeur n’est rien. Elle n’est qu’une invention des loix sociales pour mettre à couvert les droits des peres & des epoux, & maintenir quelque ordre dans les familles. Pourquoi rougirions-nous des besoins que nous donna la Nature? Pourquoi trouverions-nous un motif de honte dans un acte aussi indifférent en soi, & aussi utile dans ses effets que celui qui concourt a perpétuer l’espece? Pourquoi, les desirs étant égaux des deux parts, les démonstrations en seroient-elles différentes? Pourquoi l’un des sexes se refuseroit-il plus que l’autre aux penchans qui leur sont communs? Pourquoi l’homme auroit-il sur ce point d’autres loix que les animaux?

Tes pourquoi, dit le Dieu, ne finiroient jamais.

Mais n’est pas a l’homme, c’est a son, Auteur qu’il les faut adresser. N’est-il pas plaisant qu’il faille dire pourquoi j’ai honte d’un sentiment naturel, si cette honte ne m’est pas moins naturelle que ce sentiment même? Autant vaudroit me demander aussi pourquoi j’ai ce sentiment. Est-ce à moi de rendre compte de ce qu’à fait la Nature? Par cette maniere de raisonner, ceux qui ne voient pas pourquoi l’homme est existant, devroient nier qu’il existe.

[530] J’ai peur que ces grands scrutateurs des conseils de Dieu n’aient un peu le légèrement pesé ses raisons. Moi qui ne me pique pas de les connoître, j’en crois voir qui leur ont échappe. Quoiqu’ils en disent, la honte qui voile aux yeux d’autrui les plaisirs de l’amour, est quelque chose. Elle est la sauve-garde commune que la Nature à donnée aux deux sexes, dans un etat de foiblesse & d’oubli d’eux-mêmes qui les livre à la merci du premier venu; c’est ainsi qu’elle couvre leur sommeil des ombres de la nuit, afin que durant ce tems de ténèbres ils soient moins exposes aux attaques les uns des autres; c’est ainsi qu’elle fait chercher à tout animal souffrant la retraite & les lieux déserts, afin qu’il souffre & meure cri paix, hors des atteintes qu’il ne peut plus repousser.

A l’égard de la pudeur du sexe en particulier, quelle arme plus douce eût pu donner cette même Nature à celui qu’elle destinoit à se défendre? Les desirs sont égaux! Qu’est-ce à dire? Y a-t-il de part & d’autre mêmes facultés de les satisfaire? Que deviendroit l’espece humaine, si l’ordre de l’attaque & de la défense étoit change? L’assaillant choisiroit au hazard des tems où la victoire seroit impossible; l’assailli seroit liasse en paix, quand il auroit besoin de se rendre, & poursuivi sans relâche, quand il seroit trop foible pour succomber; enfin le pouvoir & la volonté toujours en discorde ne laissant jamais partager les desirs, l’amour ne seroit plus le soutien de la Nature, il en seroit le destructeur & le fléau.

Si les cieux sexes avoient également fait & reçu les avances, la vaine importunité n’eut point été sauvée; des feux toujours languissans dans une ennuyeuse liberté ne se fussent [531] jamais irrites, le plus doux de tous les sentimens eut à peine effleure le cœur humain, & son objet eut été mal rempli. L’obstacle apparent qui semble éloigner cet objet, est au fond ce qui le rapproche. Les voiles par la honte n’en deviennent que plus séduisans; en les gênant la pudeur les enflamme: ses craintes, ses détours, ses réserves, ses timides aveux, sa tendre & naïve finesse, disent mieux ce qu’elle croit taire que la passion ne l’eut dit sans elle: c’est elle qui donne du prix faveurs & de la douceur aux refus. Le véritable amour possède en effet ce que la seule pudeur lui dispute; ce mélange de foiblesse & de modestie le rend plus touchant & plus tendre; moins il obtient, plus la valeur de ce qu’il obtient en augmente, & c’est ainsi qu’il jouit à la fois de ses privations & de ses plaisirs.

Pourquoi, disent-ils, ce qui n’est pas honteux à l’homme, le seroit-il à la femme? Pourquoi l’un des sexes se feroit-il un crime de ce que l’autre se croit permis? Comme si les conséquences etoient les mêmes des deux cotes! Comme si tous les austères devoirs de la femme ne derivoient pas de cela seul qu’un enfant doit avoir un pere. Quand ces importantes considérations nous manqueroient, nous aurions toujours la même réponse à faire, & toujours elle seroit sans replique. Ainsi sa voulu la Nature, c’est un crime d’étouffer sa voix. L’homme peut être audacieux, telle est sa destination:* [*Distinguons cette audace de l’insolence & de la brutalité; car rien ne part de sentimens plus opposes, & n’a d’effets plus contraires. Je suppose l’amour innocent & libre, ne recevant de loix de lui-même; c’est à lui seul qu’il appartient de présider à ses mysteres, & de former l’union des personnes, ainsi que celle des cœurs. Qu’un homme insulte à la pudeur du sexe, & attente avec violence aux charmes d’un jeune objet qui ne sent rien pour lui; sa grossièreté n’est point passionnée, elle est outrageante; elle annonce une ame sans mœurs, sans délicatesse, incapable à la fois d’amour & d’honnêteté. Le plus grand prix des plaisirs est dans l’cœur qui les donne: un véritable amant ne trouveroit que douleur, rage, & désespoir dans la possession même de ce qu’il même de ce qu’il aime, s’il croyoit n’en point être aime.

Vouloir contenter insolemment ses desirs sans l’aveu de celle qui les fait naître, est l’audace d’un Satyre; celle d’un homme est de savoir les témoigner sans déplaire, de les rendre interessans, de faire en sorte qu’on les partage, d’asservir les sentimens avant d’attaquer la personne. Ce n’est pas encore assez d’être aime, les desirs partages ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire; il faut de plus le consentement de les volonté. Le cœur accorde en vain ce que la volonté refuse. L’honnête-homme & l’amant s’en abstient, même quand il pourroit l’obtenir. Arracher ce consentement tacite, c’est user de toute la permise en amour: Le lire dans les yeux, le voir dans les manieres malgré le refus de bouche, c’est l’art de celui qui fait aimer; s’il acheve alors d’être heureux, il n’est brutal, il est honnête; il n’outrage point la pudeur, il la respecte, il la sert; il lui laisse l’honneur de défendre encore ce qu’elle eut abandonne.] il faut bien que quelqu’un se déclaré. Mais toute femme [532] sans pudeur est coupable & dépravée; parce qu’elle foule aux pieds un sentiment naturel à son sexe.

Comment peut-on disputer la vérité de ce sentiment? Toute la terre n’en rendit-elle pas l’éclatant témoignage, la seule comparaison des sexes suffiroit pour la constater. N’est-ce pas la Nature qui pare les jeunes personnes de ces traites si doux qu’un peu de honte rend plus touchans encore? N’est-ce pas elle qui met dans leurs yeux ce regard timide & tendre auquel on résisté avec tant de peine? N’est-ce pas elle qui donne à leur teint plus d’éclat, & à leur peau plus de finesse, afin qu’une modeste rougeur s’y laisse mieux appercevoir? [533] N’est-ce pas elle qui les rend craintives afin qu’elles fuient, & foibles afin qu’elles cèdent? à quoi bon leur donner un cœur plus sensible à la pitié, moins de vitesse à la course, un corps moins robuste, une stature moins haute, des muscles plus délicats, si elle ne les eut destinées à se laisser vaincre? Assujetties au incommodités de la grossesse, & aux douleurs de l’enfantement, ce surcroît de travail exigeoit-il une diminution de forces? Mais pour le réduire à cet etat pénible, il les faloit assez fortes pour ne succomber qu’à leur volonté, & assez foibles pour avoir toujours un prétexte de se rendre. Voilà précisément le point où les à place la Nature.

Passions du raisonnement à l’expérience. Si la pudeur étoit un préjugé de la Société & de l’éducation, ce sentiment devroit augmenter dans les lieux où l’éducation est plus poignée, & où l’on rafine incessamment sur les Loix sociales; il devroit être plus foible par-tout où l’on est reste plus près de l’etat primitif. C’est tout le contraire.* [*Je m’attends à l’objection. Les femmes sauvages n’ont de pudeur: car elles vont nues? Je réponds que les nôtres en ont encore moins: car elles s’habillent. Vouez la fin de cet essai, au sujet des filles de Lacédémone.] Dans nos montagnes les femmes sont timides & modestes, un mot les fait rougir, elles n’osent lever les yeux sur les hommes, & gardent le silence devant eux. Dans les grandes Villes la pudeur est ignoble & basse; c’est la seule chose dont une femme bien élevée auroit honte; & l’honneur d’avoir fait rougir un honnête-homme n’appartient qu’aux femmes du meilleur air.

[534] L’argument tire de l’exemple des bêtes ne conclut point, & n’est pas vrai. L’homme n’est point un chien ni un loup. Il ne faut qu’établir dans son espece les premiers rapports de la Société pour donner à ses sentimens une moralité toujours inconnue aux bêtes. Les animaux ont un cœur & des passions; mais la sainte image de l’honnête & du beau n’entra jamais que dans le cœur de l’homme.

Malgré cela, où a-t-on pris que l’instinct ne produit jamais dans les animaux des effets semblables à ceux que la honte produit parmi les hommes? Je vois tous les jours des preuves du contraire. J’en vois se cacher dans certains besoins, pour dérober aux sens un objet de dégoût; je les vois ensuite, au lieu de fuir, s’empresser d’en couvrir les vestiges. Que manque-t-il à ces soins pour avoir un air de décence & d’honnêteté, sinon d’être pris par des hommes? Dans leurs amours, je vois des caprices, des choix, des refus concertes, qui tiennent de bien près à la maxime d’irriter la passion par des obstacles. A l’infant même où j’écris ceci, j’ai fous les yeux un exemple qui le confirme. Deux jeunes pigeons, dans l’heureux tems de leurs premieres amours, m’offrent un tableau bien différent de la sotte brutalité que leur prêtent nos prétendus sages. La blanche colombe va suivant pas à pas son bien-aime, & prend chasse elle-même aussi-tôt qu’il se retourne. Reste-t-il dans l’inaction? De légers coups de bec le réveillent; s’il se retire, on le poursuit; s’il se défend, un petit vol de six pas l’attire encore; l’innocence de la Nature ménage les agaceries & la molle résistance, avec un art qu’auroit à peine la plus habile coquette. Non, la folâtre Galatée [535] ne faisoit pas mieux, & Virgile eut pu tirer d’un colombier l’une de ses plus charmantes images.

Quand on pourroit nier qu’un sentiment particulier de pudeur fut naturel aux femmes, en seroit-il moins vrai que, dans la Société, leur partage doit être une vie domestique & retirée, & qu’on doit les élever dans des principes qui s’y rapportent? Si la timidité, la pudeur, la modestie qui leur sont propres sont des inventions sociales, il importe à la Société que les femmes acquièrent ces qualités; il importe de les cultiver en elles, & toute femme qui les dédaigne offense les bonnes mœurs. Y a-t-il au monde un spectacle aussi touchant, aussi respectable que celui d’une mere de famille entourée de ses enfans, réglant les travaux de ses domestiques, procurant à son mari une vie heureuse, & gouvernant sagement la maison? C’est-la qu’elle se montre dans toute la dignité d’une honnête-femme; c’est-la qu’elle impose vraiment du respect, & que la beauté partage avec honneur les hommages rendus à la vertu. Une maison dont la maîtresse est absente, est un corps sans ame qui bientôt tombe en corruption; une femme hors de sa maison perd son plus grand lustre, & dépouille de ses vrais ornemens, elle se montre avec indécence. Si elle a un mari, que cherche-t-elle parmi les hommes? Si elle n’en a pas, comment s’expose-t-elle a rebuter, par un maintien peu modeste, celui qui seroit tente de le devenir? Quoiqu’elle puisse faire, on sent qu’elle n’est pas à sa place en public, sa beauté même, qui plaît sans intéresser, n’est qu’un tort de plus que le cœur lui reproche. Que cette impression nous vienne de la nature ou de l’éducation, [536] elle est commune à tous les Peuples du monde; partout on considère les femmes à proportion de leur modestie; par-tout on est convaincu qu’en négligeant les manieres de leur sexe, elles en négligent les devoirs; par-tout on voit qu’alors tournant en effronterie la mâle & ferme assurance de l’homme, elles s’avilissent par cette odieuse imitation, & déshonorent à la fois leur sexe & le notre.

Je sais qu’il regne en quelques pays des coutumes contraires; mais voyez aussi quelles murs elles ont fait naître! Je ne voudrois pas d’autre exemple pour confirmer mes maximes. Appliquons aux mœurs des femmes ce que j’ai dit ci-devant de l’honneur qu’on leur porte. Chez tous les anciens Peuples polices elles vivoient très-renfermées; elles se montroient rarement en public; jamais avec des hommes, elles ne se promenoient point avec eux; elles n’avoient point meilleure place au Spectacle, elles ne s’y mettoient point en montre;* [*Au Théâtre d’Athenes les femmes occupoient une Galerie haute appelée Cercis, peu commode pour voir & pour être vues; mais il par l’aventure de Valerie & de Sylla qu’au Cirque de Rome, elles etoient mêlées avec les hommes.] il ne leur étoit pas même permis d’assister à tous, & l’on fait qu’il y avoit peine de mort contre celles qui s’oseroient montrer aux Jeux Olympiques.

Dans la maison, elles avoient un appartement particulier où les hommes n’entroient point. Quand leurs maris donnoient à manger, elles se presentoient rarement à table; les honnêtes femmes en sortoient avant la fin du repas, & les autres n’y paroissoient point au commencement. Il n’y [537] aucune assemblée commune pour les deux sexes; ils ne passoient point la journée ensemble. Ce soin de ne pas se rassasier, les uns des autres faisoit qu’on s’en revoyoit avec plus de plaisir; il est sur qu’en général la paix domestique étoit mieux affermie, & qu’il régnoit plus d’union entre les epoux* [*On en pourroit attribuer la cause à la facilite du divorce; mais les Grecs en faisoient peu d’usage, & Rome subsista cinq cents ans avant que personne s’y prévalut de la loi qui le permettoit.] qu’il n’en regne aujourd’hui.

Tels etoient les usages des Perses, des Grecs, des Romains, & même des Egyptiens, malgré les mauvaises plaisanteries d’Herodote qui se réfutent d’elles-mêmes. Si quelquefois les femmes sortoient des bornes de cette modestie, le cri public montroit que c’étoit une exception. Que n’a-ton pas dit de la liberté du sexe à Sparte? On peut comprendre aussi par la Lisistratad’Aristophane, combien l’impudence des Athéniennes étoit choquante aux yeux des Grecs; & dans Rome déjà corrompue, avec quel scandale ne vit-on point encore les Dames Romaines se présenter au Tribunal des Triumvirs?

Tout est change. Depuis que des foules de barbares, traînant avec eux leurs femmes dans leurs armées, eurent inonde l’Europe; la licence des camps, jointe à la froideur naturelle des climats septentrionaux, qui rend la réserve moins nécessaire, introduisit une autre maniere de vivre que favoriserent les livres de chevalerie, où les belles Dames passoient leur vie à se faire enlever par des hommes, en tout bien & en tout honneur. Comme ces livres etoient les écoles [538] de galanterie du tems, les idées de liberté qu’ils inspirent s’introduisirent, sur-tout dans les Cours & les grandes villes, où l’on se pique davantage de politesse; par le progrès même de cette politesse, elle dut enfin dégénérer en grossièreté. C’est ainsi que la modestie naturelle au sexe peu-à-peu disparue & que les mœurs des vivandières se sont transmises aux femmes de qualités.

Mais voulez-vous savoir combien ces usages, contraires aux idées naturelles, sont choquans pour qui n’en a pas l’habitude? Jugez-en par la surprise & l’embarras des Etrangers & Provinciaux à l’aspect de ces manieres si nouvelles pour eux. Cet embarras fait l’éloge des femmes de leurs pays, & il est a croire que celles qui le causent en seroient moins fières, si la source leur en étoit mieux connue n’est point qu’elles en imposent, c’est plutôt qu’elles rougir, & que la pudeur chassée par la femme de discours & de son maintien, se réfugie dans le cœur l’homme.

Revenant maintenant à nos, Comédiennes, je demande comment un etat dont l’unique objet est de se montrer au public, & qui pis est, de se montrer pour de l’argent, conviendroit à d’honnêtes femmes, & pourroit compatir en elles avec la modestie & les bonnes mœurs? A-t-on besoin même de disputer sur les différences morales des sexes, pour sentir combien il est difficile que celle qui se met à prix en représentation ne s’y mette bientôt en personne, & ne se laisse jamais tenter de satisfaire des desirs qu’elle prend tant de soin d’exciter? Quoi! malgré mille [539] timides précautions, une femme honnête & sage, exposée au moindre danger, à bien de la peine encore à se conserver un cœur à l’épreuve; & ces jeunes personnes audacieuses, sans autre éducation qu’un système de coquetterie & des rôles amoureux, dans une parure très-peu modeste,* [*Que sera-ce en leur supposant la beauté qu’on a raison d’exiger d’elles? Voyez les Entretiens sur le fils naturel, p. 183..] sans cesse entourées d’une jeunesse ardente & téméraire, au milieu des douces voix de d’amour & du plaisir, résisteront, à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les environnent, aux discours qu’on leur tient, aux occasions toujours renaissantes, & à l’or auquel elles sont d’avance à demi-vendues! il faudroit nous croire une simplicité d’enfant pour vouloir nous en imposer à ce point. Le vice a beau se cacher dans l’obscurité, son empreinte est sur les fronts coupables: l’audace d’une femme est le signe assure de sa honte; c’est pour avoir trop à rougir qu’elle ne rougit plus; & si quelquefois la pudeur survit à la chasteté, que doit-on penser de la chasteté, quand la pudeur même est éteinte?

Supposons, si l’on veut, qu’il y ait eu quelques exceptions; supposons

Qu’il en soit jusqu’à trois que l’on pourroit nommer.

Je veux bien croire là-dessus ce que je n’ai jamais ni vu ni oui-dire. Appellerons-nous un métier honnête celui qui fait d’une honnête femme un prodige, & qui nous porte à mépriser celles qui l’exercent, à moins de compter sur un miracle continuel? L’immodestie tient si bien à leur etat, [540] & elles le sentent si bien elles-mêmes, qu’il n’y en a pas une qui ne se crût ridicule de feindre au moins de prendre pour elle les discours de sagesse & d’honneur qu’elle débite au public. De peur que ces maximes séveres ne fissent un progrès nuisible à son intérêt, l’Actrice est toujours la premiere à parodier son rôle & à détruire son propre ouvrage. Elle quitte, en atteignant la coulisse, la morale du Théâtre aussi-bien que sa dignité, & si son prend des leçons de vertu sur la Scene, on les va bien vite oublier dans les foyers.

Après ce que j’ai dit ci-devant, je n’ai pas besoin, je crois, d’expliquer encore comment le désordre des Actrices entraîne celui des Acteurs; sur-tout dans un métier qui les force à vivre entr’eux dans la plus grande familiarité. J’ai n’ai pas besoin de montrer comment d’un etat déshonorant naissent des sentimens déshonnêtes, ni comment les vices divisent ceux que l’intérêt commun devroit réunir. Je ne m’étendrai pas sur mille sujets de discorde & de querelles, que la distribution des rôles, le partage de la recette, le choix des Pieces, la jalousie des applaudissemens doivent exciter sans cesse, principalement entre les Actrices, sans parler des intrigues de galanterie. Il est plus inutile encore que j’expose les effets que l’association du luxe & de la misère, inévitable entre ces gens-là, doit naturellement produire. J’en ai déjà trop dit pour vous & pour les hommes raisonnables; je n’en dirois jamais assez pour les gens prévenus qui ne veulent pas voir ce que la raison leur montre, mais seulement ce qui convient à leurs passions ou à leurs préjuges.

[541] Si tout cela tient à la profession du Comédien, que ferons-nous, Monsieur, pour prévenir des effets inévitables? Pour moi, je ne vois qu’un seul moyen; c’est d’ôter la cause. Quand les maux de l’homme lui viennent de sa nature ou d’une maniere de vivre qu’il ne peut, changer, les Médecins les préviennent-ils? Défendre au Comédien d’être vicieux, c’est défendre à l’homme d’être malade.

S’ensuit-il de-l’à qu’il faille mépriser tous les Comédiens? Il s’enfuit, au contraire, qu’un Comédien qui à de la modestie, des mœurs, de l’honnêteté est, comme vous l’avez très-bien dit, doublement estimable: puisqu’il montre par-la que l’amour de la vertu l’emporte en lui sur les passions de l’homme, & sur l’ascendant de sa profession. Le seul tort qu’on lui peut imputer est de l’avoir embrassée; mais trop souvent un écart de jeunesse décide du fort de la vie, & quand on se sent un vrai talent, qui peut résulter à son attrait? Les grands Acteurs portent avec eux leur excuse; ce sont les mauvais qu’il faut mépriser.

Si j’ai reste si long-tems dans les termes de la proposition générale, ce n’est pas que je n’eusse eu plus d’avantage encore à l’appliquer précisément à la Ville de Geneve; mais la répugnance de mettre mes Concitoyens sur la Scene m’à fait différer autant que je l’ai pu de parler de nous. Il y faut pourtant venir à la fin, & je n’aurois rempli qu’imparfaitement ma tache, si je ne cherchois, sur notre situation particuliere, ce qui résultera de l’établissement d’un Théâtre dans notre Ville, au cas que votre avis & vos raisons déterminent le gouvernement à l’y souffrir. Je me bornerai à [542] des effets si sensibles qu’ils ne puissent être contestes personne qui connoisse un peu notre constitution.

Geneve est riche, il est vrai; mais, quoiqu’on n’y voye point ces énormes disproportions de fortune qui appauvrissent tout un pays pour enrichir quelques habitans & sèment la misère autour de l’opulence, il est certain que, si quelques Genevois possèdent d’allez grands biens, plusieurs vivent dans une disette assez dure, & que l’aisance du plus grand nombre vient d’un travail assidu, d’économie & de modération, plutôt que d’une richesse positive. Il y a bien des Villes plus pauvres que la notre où le bourgeois peut donner beaucoup plus ses plaisirs, parce que le territoire qui le nourrit ne s’épuise pas, & que son tems n’étant d’aucun prix, il peut le perdre sans préjudice. Il n’en va pas ainsi parmi nous, qui, sans terres pour subsister, n’avons tous que notre industrie. Le peuple Genevois ne se soutient qu’à force de travail, & n’a le nécessaire qu’autant qu’il se refuse tout superflu: c’est une des raisons de nos loix somptuaires. Il me semble que ce qui doit d’abord frapper tout Etranger entrant dans Geneve, c’est l’air de vie & d’activité qu’il y voit régner. Tout s’occupe, tout est en mouvement, tout s’empresse à son travail & à ses affaires. Je ne crois pas que nulle autre aussi petite Ville au monde offre un pareil spectacle. Visitez le quartier St. Gervais; toute l’horlogerie de l’Europe y paroit rassemblée. Parcourez le Molard & les rues baffes, un appareil de commerce en grand, des monceaux de ballots, de tonneaux confusément jettes, une odeur d’Inde & de droguerie vous font imaginer un port de mer. Aux Paquis, aux Eaux-vives, le bruit & l’aspect des [543] fabriques d’indienne & de toile peinte semblent vous transporter a Zurich. La Ville se multiplie en quelque forte par les travaux qui s’y font, & j’ai vu des gens, sur ce premier coup-d’œil, en estimer le Peuple à cent mille ames. Lesbras, l’emploi du tems; la vigilance, l’austère parsimonie; voilà les trésors du Genevois, voilà avec quoi nous attendons un amusement de gens oisifs, qui, nous ôtant à la fois le tems & l’argent, doublera réellement notre perte.

Geneve ne contient pas vingt-quatre mille ames, vous en convenez. Je vois que Lyon bien plus riche à proportion, & du moins cinq ou six fois plus peuple entretient exactement un Théâtre, & que, quand ce Théâtre est un Opéra, la Ville n’y sauroit suffire. Je vois que Paris, la Capitale de la France & le gouffre des richesses de ce grand Royaume, en entretient trois assez médiocrement, & un quatrieme en certains tems de l’année. Supposons ce quatrieme* [*Si je ne compte point le Concert Spirituel, c’est qu’au lieu d’être un Spectacle ajoute aux autres, il n’en est que le supplément. Je ne compte pas, non plus, les petits Spectacles de la Foire; mais aussi je la compte toute l’année, au lieu qu’elle ne dure pas six mois. En recherchant, par comparaison, s’il est possible qu’une troupe subsiste à Geneve, je suppose par-tout des rapports plus favorables a l’affirmative, que ne le donnent les faits connus.] permanent. Je vois que, dans plus de six cents mille habitans, ce rendez-vous de l’opulence & de l’oisiveté fournit à peine journellement au Spectacle mille ou douze cents Spectateurs, tout compense. Dans le reste du Royaume, je vois Bordeaux, Rouen, grands ports de mer; je vois Lille, Strasbourg, grandes Villes de guerre, pleines d’Officiers oisifs qui [544] passent leur vie à attendre qu’il soit midi & huit heures; avoir un Théâtre de Comédie: encore faut-il des taxes involontaires pour le soutenir. Mais combien d’autres Villes incomparablement plus grandes que la notre, combien de sièges de Parlemens & de Cours souveraines ne peuvent entretenir une Comédie à demeure?

Pour juger si nous sommes en etat de mieux faire, prenons un terme de comparaison bien connu, tel, par exemple, que la Ville de Paris. Je dis donc que, si plus de six cents mille habitans ne fournissent journellement & l’un dans l’autre aux Théâtres de Paris que douze cents Spectateurs, moins de vingt-quatre mille habitans n’en fourniront certainement pas plus de quarante-huit à Geneve. Encore faut-il déduire les gratis de ce nombre, & supposer qu’il n’y a pas proportionnellement moins de désoeuvrés à Geneve qu’à Paris; supposition qui me paroit insoutenable.

Or si les Comédiens François, pensionnes du Roi, & propriétaires de leur Théâtre, ont bien de la peine à se soutenir à Paris avec une assemblée de trois cents Spectateurs par représentation* [*Ceux qui ne vont aux Spectacles que les beaux jours où l’assemblée est nombreuse, trouveront cette estimation trop foible; mais ceux qui pendant dix ans les auront suivis, comme moi, bons & mauvais jours, la trouveront surement trop forte. S’il faut donc diminuer le nombre journalier de trois cents Spectateurs à Paris, il faut diminuer proportionnellement celui de quarante-huit à Geneve; ce qui renforce mes objections.] je demande comment les Comédiens de Geneve se soutiendront avec une assemblée de quarante-huit Spectateurs pour toute ressource? Vous me direz qu’on vit à meilleur compte à Geneve qu’à Paris. Oui, mais les billets [545] d’entrées coûteront aussi moins à proportion; & puis, la dépense de la table n’est rien pour les Comédiens. Ce sont les habits, c’est la parure qui leur coûte; il faudra faire venir tout cela de Paris, ou dresse des Ouvriers mal-adroits. C’est dans les lieux où toutes ces choses sont communes qu’on les fait à meilleur marche. Vous direz encore qu’on les assujettira à nos loix somptuaires. Mais c’est en vain qu’on voudroit porter la reforme sur le Théâtre; jamais Cléopatre & Xercès ne goûteront notre simplicité. L’etat des Comédiens, étant de paroître, c’est leur ôter le goût de leur métier de les en empêcheur, & je doute que jamais bon Acteur consente à se faire Quakre. Enfin, l’on peut m’objecter que la Troupe de Geneve, étant bien moins nombreuse que celle de Paris, pourra subsister à bien moindres frais. D’accord: mais cette différence sera-t-elle en raison de celle de 48 à 300? Ajoutez qu’une Troupe plus nombreuse à aussi l’avantage de pouvoir jouer plus souvent, au lieu que dans une petite Troupe où les doubles manquent, tous ne sauroient jouer tous les jours; la maladie, l’absence d’un seul Comédien fait manquer une, représentation, & c’est autant de perdu pour la recette.

Le Genevois aime excessivement la campagne: on en peut juger par la quantité de maisons répandues autour de la Ville. L’attrait de la chasse & la Beauce des environs entretiennent ce goût salutaire. Les portes, fermées avant la nuit, ôtant la liberté de la promenade au dehors & les maisons de campagne étant si près, fort peu de gens aises couchent en Ville durant l’été. Chacun ayant passe la journée à ses affaires, part le soir à portes fermantes, & va dans sa petite retraite respirer [546] l’air le plus pur, & jouir du plus charmant paysage qui soit sous le Ciel. Il y a même beaucoup de Citoyens & Bourgeois qui y résident toute l’année, & n’ont point d’habitation dans Geneve. Tout cela est autant de perdu pour la Comédie, & pendant toute la belle saison il ne restera presque pour l’entretenir, que des gens qui n’y vont jamais à Paris, c’est toute autre chose: on allie fort bien la Comédie avec la campagne; & tout l’été l’on ne voit à l’heure où finissent les Spectacles, que carrosses sortir des portes. Quant aux gens qui couchent en Ville, la liberté d’en sortir à toute heure les tente moins que les incommodités qui l’accompagnent ne les rebutent. On s’ennuie si-tôt des promenades publiques, il faut aller chercher si loin la campagne, l’air en est si empeste d’immondices & la vue si peu attrayante, qu’on mieux aller s’enfermer au Spectacle. Voilà donc encore une différence au désavantage de nos Comédiens & une moitie de l’année perdue pour eux. Pensez-vous, Monsieur, qu’ils trouveront aisément sur le reste à remplir un si grand vide? Pour moi je ne vois aucun autre remede à cela que de changer l’heure où l’on ferme les portes, d’immoler notre sûreté à nos plaisirs, & de laisser une Place-Forte ouverte pendant la nuit,* [*Je sais que toutes nos grandes fortifications sont la chose du monde plus inutile, & que, quand nous aurions assez de troupes pour les défendre, cela seroit fort inutile encore: car surement on ne viendra pas nous assiéger. Mais pour n’avoir point de siège à craindre, nous n’en devons pas moins veiller à nous garantir de tout surprise: rien n’est si facile que d’assembler des gens de guerre à notre voisinage. Nous avons trop appris l’usage qu’on en peut faire, & nous devons songer que les plus mauvais droits hors d’une place, se trouvant excellens quand on est dedans.] au milieu de trois Puissances dont la plus éloignée n’a pas demi-lieue à faire pour arriver à nos glacis.

[547] Ce n’est pas tout: il est impossible qu’un établissement si contraire à nos anciennes maximes soit généralement applaudi. Combien de généreux Citoyens verront avec indignation ce monument du luxe & de la mollesse s’élever sur les ruines de notre attique simplicité, & menacer de loin la liberté publique? Pensez-vous qu’ils iront autoriser cette innovation de leur presque, après l’avoir hautement improuvée? Soyez sur que plusieurs vont sans scrupule au Spectacle à Paris, qui n’y mettront jamais les pieds à Geneve: parce que le bien de la patrie leur est: plus cher que leur amusement. Où sera l’imprudente mere qui osera mener sa fille à cette dangereuse école, & combien de femmes respectables croiroient se déshonorer en y allant elles-mêmes? Si quelques personnes s’abstiennent à Paris d’aller au Spectacle, c’est uniquement par un principe de Religion qui surement ne sera pas moins fort parmi nous, & nous aurons de plus les motifs de mœurs, de vertu, de patriotisme qui retiendront encore ceux que la Religion ne retiendroit pas.* [*Je n’entends point par-la qu’on puisse être vertueux sans Religion, j’eus long-tems cette opinion trompouse, dont je suis trop désabusé. Mais j’entends qu’un Croyant peut s’abstenir quelquefois, par des motifs de vertus purement sociales, de certaines actions indifférentes par elles-même & qui n’intéressent point immédiatement la conscience, comme est celle d’aller aux Spectacles, dans un lieu où il n’est pas bon qu’on les souffre.]

J’ai fait voir qu’il est absolument impossible qu’un Théâtre de Comédie se soutienne à Geneve par le seul concours Spectateurs. Il faudra donc de deux choses l’une; ou que les [548] riches se cotisent pour le soutenir, charge onéreuse qu’assurément ils ne seront pas d’humeur à supporter long-tems; ou que l’Etat s’en mêle & le soutienne à ses propres frais. Mais comment le soutiendra-t-il? Sera-ce en retranchant, sur les dépenses nécessaires auxquelles suffit à peine son modique revenu, de quoi pourvoir à celle-là? Où bien destinera-t-il à cet usage important les sommes que l’économie & l’intégrité de l’administration permet quelquefois de mettre en réservé pour les plus pressans besoins? Faudra-t-il reformer notre petite garnison & garder nous-mêmes nos portes? Faudra-t-il réduire les foibles honoraires de nos Magistrats, ou nous ôterons-nous pour cela toute ressource au moindre accident imprévu? Au défaut de ces expédiens, je n’en vois qu’un qui soit praticable, c’est la voie des taxes & impositions, c’est d’assembler nos Citoyens & Bourgeois en conseil général dans le temple de S. Pierre, & la de leur proposer gravement d’accorder un impôt pour l’établissement de la Comédie. A Dieu ne plaise que je croie nos sages & dignes Magistrats capables de faire jamais une proposition semblable; & sur votre propre Article, on peut juger assez comment elle seroit reçue.

Si nous avions le malheur de trouver quelque expédient propre à lever ces difficultés, ce seroit tant pis pour nous car cela ne pourroit se faire qu’à la faveur de quelque vice secret qui, nous affoiblissant encore dans notre petitesse, nous perdroit enfin tôt ou tard. Supposons pourtant qu’un beau zele du Théâtre nous fit faire un pareil miracle; supposons les Comédiens bien établis dans Geneve, bien contenus par nos [549] loix, la Comédie florissante & fréquentée; supposons enfin notre, Ville dans l’etat où vous dites qu’ayant des mœurs & des Spectacles, elle reuniroit les avantages des uns & des autres: avantages au reste qui me semblent peu compatibles, car celui des Spectacles n’étant que de suppléer aux mœurs est nul par-tout où les mœurs existent.

Le premier effet sensible de cet établissement sera, comme je l’ai déjà dit, une révolution dans nos usages, qui en produira nécessairement une dans nos mœurs. Cette révolution sera-t-elle bonne ou mauvaise? C’est ce qu’il est tems d’examiner.

Il n’y a point d’Etat bien constitué où l’on ne trouve des usages qui tiennent à la forme du gouvernement & servent à la maintenir. Tel étoit, par exemple, autrefois à Londres celui des coteries, si mal-à-propos tournées en dérision par les Auteurs du Spectateur; à ces coteries, ainsi devenues ridicules ont succède les cafés & les mauvais lieur. Je doute que le Peuple Anglois ait beaucoup gagne au change. Lies coteries semblables sont maintenant établies à Geneve sous le nom de cercles, & j’ai lieu, Monsieur, de juger par votre Article que vous n’avez point observe sans estime le ton de sens & de raison qu’elles y sont régner. Cet usage est ancien parmi nous, quoique son nom ne le fait pas. Les coteries existoient dans mon enfance sous le nom de sociétés; mais la forme en étoit moins bonne & moins régulière. L’exercice des armes qui nous rassemble tous les printems, les divers prix qu’on tire une partie de l’année, les, fêtes militaires que ces prix occasionnent, le goût de la chasse commun, [550] à tous les Genevois, réunissant fréquemment les hommes, leur donnoient occasion de former entr’eux des sociétés de table, des parties de campagne, & enfin des liaisons d’amitié; mais ces assemblées n’ayant pour objet que le plaisir, & la joie ne se formoient gueres qu’au cabaret. Nos discordes civiles, où la nécessité des affaires obligeoit de s’assembler plus souvent & de délibérer de sang-froid, firent changer ces sociétés tumultueuses en des rendez-vous plus honnêtes. Ces rendez-vous prirent le nom de cercles, & d’une fort trille cause sont sortis de très-bons effets.* [*Je parlerai ci-après des inconvéniens.]

Ces cercles sont des sociétés de douze ou quinze personnes qui louent un appartement commode qu’on pourvoit à frais communs de meubles & de provisions nécessaires. C’est dans cet appartement que se rendent tous les après-midi ceux des associes que leurs affaires ou leurs plaisirs ne retiennent point ailleurs. On s’y rassemble, & la, chacun se livrant sans gêne aux amusemens de son goût, on joue, on cause on lit, on boit, on fume. Quelquefois on y soupe, mais rarement: parce que le Genevois est range & se plaît à vivre avec sa famille. Souvent aussi l’on va se promener ensemble, & les amusemens qu’on se donne sont des exercices propres à rendre & maintenir le corps robuste. Les femmes & les filles, de leur côte, se rassemblent par sociétés, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. L’objet de cette réunion est un petit jeu de commerce, un goûter, &, comme on peut bien croire, un intarissable babil. Les hommes, sans [551] être fort sévèrement exclus de ces sociétés, s’y mêlent assez rarement; & je penserois plus mal encore de ceux qu’on y voit toujours que de ceux qu’on n’y voit jamais.

Tels sont les amusemens journaliers de la bourgeoisie de Geneve. Sans être dépourvus de plaisir & de gaîté, ces amusemens ont quelque chose de simple & d’innocent qui convient à des mœurs républicaines; mais, des l’instant qu’il y aura Comédie, adieu les cercles, adieu les sociétés! Voilà la révolution que j’ai prédite, tout cela tombe nécessairement; & si vous m’objectez l’exemple de Londres cite par moi-même, o les Spectacles établis n’empechoient point les coteries, je répondrai qu’il y a, par rapport à nous, une différence extrême: c’est qu’un Théâtre, qui n’est qu’un point dans cette Ville immense, sera dans la nôtre un grand objet qui absorbera tout.

Si vous me demandez ensuite où est le mal que les cercles soient abolis.... Non, Monsieur, cette question ne viendra pas d’un Philosophe. C’est un discours de femme ou de jeune-homme qui traitera nos cercles de corps-de-garde, & croira sentir l’odeur du tabac. Il faut pourtant répondre: car pour cette fois, quoique je m’adresse à vous, j’écris pour le Peuple & sans doute il y paroit; mais vous m’y avez force.

Je dis premiérement que, si c’est une mauvaise chose que l’odeur du tabac, c’en est: une fort bonne de rester maître de son bien, & d’être sur de coucher chez foi. Mais j’oublie déjà que je n’écris pas pour des d’Alembert. II faut m’expliquer d’une autre maniere.

[552] Suivons les indications de la Nature, consultons le bien de la Société; nous trouverons que les deux sexes doivent se rassembler quelquefois, & vivre ordinairement sépares. Je l’ai dit tantôt par rapport aux femmes, je le dis maintenant par rapport aux hommes. Ils se sentent autant & plus qu’elles de leur trop intime commerce; elles n’y perdent que leurs mœurs, & nous y perdons à la fois nos mœurs & notre constitution: car ce sexe plus foible, hors d’etat de prendre notre maniere de vivre trop pénible pour lui, nous force de prendre la sienne trop molle pour nous, & ne voulant plus souffrir de séparation, faute de pouvoir se rendre hommes, les femmes nous rendent femmes.

Cet inconvénient qui dégrade l’homme, est très-grand par-tout; mais c’est sur-tout dans les Etats comme le notre qu’il importe de le prévenir. Qu’un Monarque gouverne hommes ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent pourvu qu’il soit obéi; mais dans une république, il faut des hommes.* [*On me dira qu’il en faut aux Rois pour la guerre. Point du tout. Au lieu de trente mille hommes, ils n’ont, par exemple, qu’a lever cent mille femmes. Les femmes ne manquent pas de courage: elles préferent l’honneur à la vie; quand elles se battent, elles se battent bien. L’inconvénient de leur sexe est de ne pouvoir supporter les fatigues de la guerre & l’intempérie des saisons. Le secret est donc d’en avoir toujours triple de ce qu’il en faut se battre, afin de sacrifier les deux autres tiers aux maladies & à la moralité.

Qui croiroit que plaisanterie, dont on voit assez l’application, ait été prise en France au pied de la Lettre par des gens d’esprit?]

Les Anciens passoient presque leur vie en plein air, ou vaquant à leurs affaires, ou réglant celles de l’Etat sur la [553] place publique, ou le promenant à la campagne, dans des jardins, au bord de la mer, à la pluie, au soleil, & presque toujours tête nuée.* [*Après la bataille gagnée par Cambise sur Psammenite, on distinguoit parmi les mots les Egyptiens qui avoient toujours la tête nue, à l’extrême durent de leurs cranes: au lieu que les Perses, toujours coeffés de leurs grosses tiares, avoient les cranes si tendres qu’on les brisoit sans effort. Hérodote lui-même fut, long-tems après, témoin de cette différence.] à tout cela, point de femmes; mais on savoit bien les trouver au besoin, & nous ne voyons point par leurs ecrits & par les échantillons de leurs conversations qui nous restent, que l’esprit, ni le goût, ni l’amour même, perdissent rien à cette réserve. Pour nous, nous avons pris des manieres toutes contraires: lâchement dévoues aux volontés du sexe que nous devrions protéger & non servir, nous avons appris à le mépriser en lui obéissant, à l’outrager pat nos soins railleurs; & chaque femme de Paris rassemble dans son appartement un serrail d’hommes plus femmes qu’elle, qui savent rendre à la beauté toutes toutes d’hommages, hors celui du cœur dont elle est digne. Mais voyez ces mêmes hommes toujours contraints dans ces prisons volontaires, se lever, se rasseoir, aller & venir sans cesse à la cheminée, à la fenêtre, prendre & poser cent fois un écran, feuilleter des livres, parcourir des tableaux, tourner, pirouetter par la chambre, tandis que l’idole étendue sans mouvement dans sa chaise longue, n’a d’actif que 1a langue & les yeux. D’ou vient cette différence, si ce n’est que la Nature qui impose aux femmes cette vie sédentaire & casanière, en prescrit aux hommes une toute opposée, & que [554] cette inquiétude indique en eux un vrai besoin? Si les Orientaux, que la chaleur du climat fait assez transpirer, sont peu d’exercice & ne se promènent point, au moins ils vont s’asseoir en plein air & respirer à leur aise; au lieu qu’ici les femmes ont grand soin d’étouffer leurs amis amis dans de bonnes chambres bien fermées.

Si l’on compare la. force des hommes anciens à celle des hommes d’aujourd’hui, on n’y trouve aucune espece d’égalité. Nos exercices.de l’Académie sont des jeux d’enfans auprès de ceux de l’ancienne Gymnastique: on a quitte la paume, comme trop fatigante; on ne peut plus voyager à cheval. Je ne dis rien de nos troupes. On ne conçoit plus les marches des Armées Grecques & Romaines: le chemin, le travail, le fardeau du Soldat Romain fatigue seulement le lire, & accable l’imagination. Le cheval n’etoit pas permis aux Officiers d’infanterie. Souvent les Généraux faisoient à pied les mêmes journées que leurs Troupes. Jamais les deux Catons n’ont autrement voyage, ni seuls, ni avec leurs armées. Othon lui-même, l’efféminé Othon, marchoit arme de fer à la tête de la sienne, allant au devant de Vitellius. Qu’on trouve à présent un seul homme de guerre capable d’en faire autant. Nous sommes déchus en tout. Nos Peintres & nos Sculpteurs se plaignent de ne plus trouver modeles comparables à ceux de l’antique. Pourquoi cela? L’homme a-t-il dégénéré.? L’espece a-t--elle une décrépitude physique, ainsi que l’individu? Au contraire; les Barbares du nord qui ont, pour ainsi dire, peuple l’Europe d’une nouvelle race, etoient plus grands & plus sorts que les Romains [555] qu’ils ont vaincus & subjugues. Nous devrions donc être plus forts nous-mêmes qui, pour la. plupart, descendons de ces nouveaux venus; mais les premiers Romains vivoient en hommes,* [*Le Romains etoient les hommes les plus petits & les plus foibles de tous les peuples de l’Italie; & cette différence étoit si grande, dit Tite-Live, qu’elle s’appercevoit au premier coup-d’oeil dans les troupes des uns & les autres. Cependant l’exercice & la discipline prévalurent tellement sur la Nature, que les foibles firent ce que ne pouvoient faire les forts, & les vainquirent.] & trouvoient dans leurs continuels exercices la vigueur que la Nature leur avoir refusée, au lieu que nous perdons la nôtre dans la vie indolente & lâche où nous réduit la dépendance du sexe. Si les Barbares dont je viens de parler vivoient avec les femmes, ils ne vivoient pas pour cela comme elles; c’etoient elles qui avoient le courage de vivre comme eux, ainsi que faisoient aussi celles de Sparte. La femme se rendoit robuste, & l’homme ne s’énervoit pas.

Si ce soin de contrarier la Nature est nuisible au corps, il l’est encore plus à l’esprit. Imaginez quelle peut être la trempe de lame d’un homme uniquement occupe de l’importante affaire d’amuser les femmes, & qui passe sa vie entiere à faire pour elles, ce qu’elles devroient faire pour nous, quand épuises de travaux dont elles sont incapables, nos esprits ont besoin de délassement. Livres à ces pueriles habitudes à quoi pourrions-nous jamais nous élever de grand? Nos talens, nos ecrits se sentent de nos frivoles occupations:* [*Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connoissent à aucun, & n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grace, quelquefois même de la philosophie & du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talens, & tout ce qui s’acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe & embrase l’ame, ce génie qui consume & dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissemens jusqu’au fond des cœurs, manqueront toujours aux ecrits des femmes: ils sont tous froids jolis comme elles; ils auront tant d’esprit que vous voudrez, jamais d’ame; ils seroient cent fois plutôt sensés que passionnes. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même. La seule Sapho, que je sache une autre, mériterent d’être exceptées. Je parierois tout au monde les Lettres Portugaises ont été écrites par un homme. Or par-tout où dominent les femme, leur, goût doit aussi dominer: & voilà ce qui détermine celui de notre siecle.] agréables, si l’on veut, mais petits & froids comme [556] nos sentimens, ils ont pour tout mérite ce tour facile qu’on n’a pas grand’peine à donner à des riens. Ces foules d’ouvrages éphémeres qui naissent journellement n’étant faits que pour amuser des femmes, & n’ayant ni force ni profondeur, volent tous de la toilette au comptoir. C’est le moyen de récrire incessamment les mêmes, & de les rendre toujours nouveaux. On m’en citera deux ou trois qui serviront d’exceptions; mais moi j’en citerai cent mille qui confirmeront la regle. C’est: pour cela que la plupart des productions de notre âge passeront avec lui, & la postérité croira qu’on fit bien peu de livres, dans ce même siecle où l’on en fait tant.

Il ne seroit pas difficile de montrer qu’au lieu de gagner à ces usages, les femmes y perdent. On les flatte sans les aimer; on les sert sans les honorer; elles sont entourées d’agréables, mais elles n’ont plus d’amans; & le pis est que les premiers, sans avoir les sentimens des autres, n’en usurpent pas moins tous les droits. La société des [557] sexes, devenue trop commune & trop facile, à produit ces deux effets; & c’est ainsi que l’esprit général de la galanterie étouffe à la fois le génie & l’amour.

Pour moi, j’ai peine à concevoir comment on rend assez peu d’honneur aux femmes, pour leur oser adresser sans cesse ces fades propos galans, ces complimens insultans & moqueurs, auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne-foi; les outrager par ces evidens mensonges, n’est-ce pas leur déclarer assez nettement qu’on ne trouve aucune vérité obligeante à leur dire? Que l’amour se fasse illusion sur les qualités de ce qu’on aime, cela n’arrive que trop souvent; mais est-il question d’amour dans tout ce maussade jargon? Ceux-mêmes qui s’en servent, ne s’en servent-ils pas également pour toutes les femmes, & ne seroient-ils pas au désespoir qu’on les crut sérieusement amoureux d’une seule? Qu’ils ne s’en inquiètent pas. Il faudroit avoir d’étranges idées de l’amour pour les en croire capables, & rien n’est plus éloigne de son ton que celui de la galanterie. De la maniere que je conçois cette passion terrible, son trouble, ses egaremens, ses palpitations, ses transports, ses brûlantes expressions, son silence plus énergique, ses inexprimables regards que leur timidité rend téméraires & qui montrent les desirs par la crainte, il me semble qu’après un langage aussi véhément, si l’amant venoit à dire une seule fois, je vous aime, l’amante indignée lui diroit, vous aime n’aimez plus, & ne le reverroit de sa vie.

Nos cercles conservent encore parmi nous quelque image des mœurs antiques. Les hommes entr’eux, dispenses de [558] rabaisser leurs idées à la portée des femmes & d’habiller galamment 1a raison, peuvent se livrer à des discours graves & sérieux sans crainte du ridicule. On ose parler de patrie de vertu sans passer pour rabâcheur, on ose être soi-même sans s’asservir aux maximes d’une caillette. Si le tour de la conversation devient moins poli, les raisons prennent plus de poids; on ne se paye point de plaisanterie, ni de gentillesse. On ne se tire point d’affaire par de bons mots. On ne se ménage point dans la dispute: chacun, se sentant attaque de toutes les forces de son adversaire, est oblige d’employer toutes les tiennes pour se défendre; voilà comment l’esprit acquiert de la justesse & de la vigueur. S’il se mêle à tout cela quelque propos licencieux, il ne faut point trop s’en effaroucher: les moins grossiers ne sont pas toujours les plus honnêtes, & ce langage un peu rustaut est préférable encore à ce style plus recherche dans lequel les deux sexes se séduisent mutuellement & se familiarisent décemment avec le vice. La maniere de vivre, plus conforme aux inclinations de l’homme, est: aussi mieux assortie à son tempérament. Un ne reste point toute la journée établi sur une chaise. On se livre à des jeux d’exercice, on va, on vient, plusieurs cercles se tiennent à la campagne, d’autres s’y rendent. On a des jardins pour la promenade, des cours spacieuses pour s’exercer, un grand lac pour nager, tout le pays ouvert pour la chasse; dc il ne faut pas croire que cette chasse se fasse aussi commodément qu’aux environs de Paris où l’on trouve le gibier sous ses pieds & où l’on tire à cheval. Enfin ces honnêtes & innocentes institutions rassemblent [559] tout ce qui peut contribuer à former dans les mêmes hommes des amis, des citoyens, des soldats, & par conséquent tout ce qui convient le mieux à un peuple libre.

On accuse d’un défaut les sociétés des femmes, c’est de les rendre médisantes & satiriques; & l’on peut bien comprendre, en effet, que les anecdotes d’une petite ville n’échappent pas à ces comités féminines; on pense bien aussi que les maris absens y sont peu ménages, & que toute femme jolie. & fêtée n’a pas beau jeu dans le cercle de sa voisine. Mais peut-être y a-t-il dans cet inconvénient plus de bien que de mal, & toujours est-il incontestablement moindre que ceux dont il tient la place: car lequel vaut mieux qu’une femme dise avec ses amies du mal de son mari, ou que, tête-à-tête avec un homme, elle lui en fasse, qu’elle critique le désordre de sa voisine, ou qu’elle l’imite? Quoi-que les Genevoises disent assez librement ce qu’elles savent & quelquefois ce qu’elles conjecturent, elles ont une véritable horreur de la calomnie & l’on ne leur entendra jamais intenter contre autrui des accusations qu’elles croient fausses; tandis qu’en d’autres pays les femmes, également coupables par leur silence & par leurs discours, cachent de peur de représailles le mal qu’elles savent & publient par vengeance celui qu’elles ont invente.

Combien de scandales publics ne retient pas la crainte d ces sévères observatrices? Elles sont presque dans notre ville la fonction de Censeurs. C’est ainsi que dans les beaux tems de Rome, les Citoyens, surveillans les uns des autres, [560] s’accusoient publiquement par zele, pour la justice; mais quand Rome fut corrompue & qu’il ne resta plus rien à faire pour les bonnes mœurs que de cacher les mauvaises, la haine des vices qui les démasque en devint un. Aux citoyens zèles succederent des délateurs infames, & au lieu qu’autrefois les bons accusoient les mechans, ils en furent accuses à leur tour. Grace au Ciel, nous sommes loin d’un terme si funeste. Nous ne sommes point réduits à nous cacher à nos propres yeux, de peur de nous faire horreur. Pour moi, je n’en aurai pas meilleure opinion des femmes, quand elles seront plus circonspectes: on se ménagera davantage, quand on aura plus de raisons de se ménager, & quand chacune aura besoin pour elle-même de la discrétion dont elle donnera l’exemple aux autres.

Qu’on ne s’alarme donc point tant du caquet des sociétés de femmes: Qu’elles médisent tant qu’elles voudront, pourvu qu’elles médisent entr’elles. Des femmes véritablement corrompues ne sauroient supporter long-tems cette maniere de vivre, & quelque chere que leur put être la médisance, elles voudroient médire avec des hommes. Quoiqu’on m’ait pu dire à cet égard, je n’ai jamais vu aucune de ces sociétés, sans un secret mouvement d’estime & de respect pour celles qui la composoient. Telle est me disois-je, la destination de la Nature, qui donne différens goûts aux deux sexes, afin qu’ils vivent sépares & chacun a sa maniere.* [*Ce principe, auquel tiennent toutes bonnes mœurs, est développé d’une maniere plus claire & plus étendue dans Manuscrit dont je suis dépositaire & que je me propose de publier, s’il me reste assez de tems pour cela, quoique cette annoncée ne soit gueres propre à lui concilier d’avance la faveur des Dames.

On comprendra facilement que le Manuscrit dont je parlois dans cette note, étoit celui de la Nouvelle Heloise, qui parut deux ans après cet Ouvrage.] Ces [561] aimables personnes passent ainsi leurs jours, livrées aux occupations qui leur conviennent, ou à des amusemens innocens & simples, très-propres à toucher un cœur honnête & à donner bonne opinion d’elles. Je ne sais ce qu’elles ont dit, mais elles ont vécu ensemble; elles ont pu parler des hommes, mais elles se sont passées d’eux; & tandis qu’elles critiquoient si sévèrement la conduite des autres, au moins la leur étoit irréprochable.

Les cercles d’hommes ont aussi leurs inconvéniens, sans doute; quoi d’humain n’a pas les siens? On joue, on boit, on s’enivre, on passe les nuits; tout cela peut être vrai, tout cela peut être exagère. Il y a par-tout mélange de bien & de mal, mais à diverses mesures. On abuse de tout axiome trivial, sur lequel on ne doit ni tout rejetter ni tout admettre. La regle pour choisir est simple. Quand le bien surpasse le mal, la chose doit être admise malgré ses inconvéniens; quand le mal surpasse le bien, il la faut rejetter même avec ses avantages. Quand la chose est bonne en elle-même & n’est mauvaise que dans ses abus, quand les abus ne peuvent être. prévenus sans beaucoup de peine, ou tolères sans grand préjudice, ils peuvent servir de prétexte & non de raison pour abolir un usage utile; mais ce qui est mauvais en soi sera toujours mauvais,* [*Je parle dans l’ordre moral car dans l’ordre physique il n’y a rien d’absolument mauvais. Le tout est bien.] quoiqu’on fasse pour [562] en tirer un bon usage. Telle est la différence essentielle des cercles aux spectacles.

Les citoyens d’un même Etat, les habitans d’une même ville ne sont point des Anachoretes, ils ne sauroient vivre toujours seuls & sépares; quand ils le pourroient, il ne faudroit pas les y contraindre. Il n’y a que le plus farouche despotisme qui s’alarme à la vue de sept ou huit hommes assembles, craignant toujours que leurs entretiens ne roulent sur leurs miseres.

Or de toutes les sortes de liaisons qui peuvent rassembler les particuliers dans une ville comme la notre, les cercles forment, sans contredit, la plus raisonnable, la plus honnête, & la moins dangereuse: parce qu’elle ne veut ni ne peut se cacher, qu’elle est publique, permise, & que l’ordre & la regle y regnent. Il est même facile à démontrer que les abus qui peuvent en résulter naîtroient également de toutes les autres, ou qu’elles en produiroient de plus grands encore. Avant de songer à détruire un usage établi, on doit avoir bien pèse ceux qui s’introduiront à sa place. Quiconque en pourra proposer un qui soit praticable & duquel ne résulté aucun abus, qu’il le propose, & qu’ensuite les cercles soient abolis: à la bonne heure. En attendant, laissons, s’il le faut, passer la nuit à boire à ceux qui, sans cela, la passeroient peut-être à faire pis.

Toute intempérance est vicieuse, & sur-tout celle qui nous ôte la plus noble de nos facultés. L’excès c u vin dégrade l’homme, aliène au moins sa raison pour un tems & l’abrutit à la longue. Mais enfin, le goût du vin n’est pas un [563] crime, il en fait rarement commettre, il rend l’homme stupide & non pas mâchant.* [*Ne calomnions point le vice même, n’a-t-il pas assez de sa laideur? Le vin ne donne pas de la méchanceté, il la décele. Celui qui tua Clitus dans l’ivresse, fit mourir Philotas de sang-froid. Si l’ivresse à ses fureurs, quelle passion n’a pas les siennes? La différence est que les autres restent au fond de l’ame & que celle-là s’allume & éteint à l’instant. A ces emportement près, qui passe & qu’on évite aisément, soyons surs que quiconque fait dans le vin de mechans actions, couve à jeun de mechans desseins.] Pour une querelle passagere qu’il cause, il forme cent attachemens durables. Généralement parlant, les buveurs ont de la cordialité, de la franchise; ils sont presque tous bons, droits, justes, fideles, braves & honnêtes gens, à leur défaut pris. En osera-t-on dire autant des vices qu’on substitue à celu-il à, ou bien prétend-on faire de toute une ville un peuple d’hommes sans défauts & retenus en toute chose? Combien de vertus apparentes cachent souvent des vices réels! le sage est sobre tsar tempérance, le fourbe l’est par fausseté. Dans les pays de mauvaises mœurs, d’intrigues, de trahisons, d’adultères, on redoute un etat d’indiscrétion où le cœur se montre sans qu’on y songe. Par-tout les gens qui abhorrent le plus l’ivresse sont ceux qui ont le plus d’intérêt à s’en garantir. En Suisse elle est presque en estime, à Naples elle est en horreur; mais au fond laquelle est le plus à craindre, de l’intempérance du Suisse ou de la réserve de l’Italien.

Je le répete, il vaudroit mieux être sobre & vrai, non-seulement pour soi, même pour la Société: car tout ce qui est mal en morale est mal encore en politique. Mais le prédicateur [564] dicateur s’arrête au mal personnel, le magistrat ne voit que les conséquences publiques; l’un n’a pour objet que la perfection de l’homme où l’homme n’atteint point, l’autre que le bien de l’Etat autant qu’il y peut atteindre; ainsi tout ce qu’on a raison de blâmer en chaire ne doit pas être puni par les loix. Jamais peuple n’a péri par l’excès du vin, tous périssent par le désordre des femmes. La raison de cette différence est claire: le premier de ces deux vices détourne des autres, le second les engendre tous. La diversité des âges y fait encore. Le vin tente moins la jeunesse & l’abat moins aisément; un sang ardent lui donne d’autres desirs; dans l’âge des passions toutes s’enflamment au feu d’une seule, la raison s’altere en naissant, & l’homme, encore indompté devient indisciplinable avant que d’avoir porte le joug des loix. Mais qu’un sang à demi-glace cherche un secours qui le ranime, qu’une liqueur bienfaisante supplée aux esprits qu’il n’a plus;* [*Platon dans ses Loix permet aux seuls vieillards l’usage du vin, & même il leur en permit quelquefois l’excès.] quand un vieillard abuse de ce doux remede, il a déjà rempli ses devoirs envers sa patrie, il ne la prive que du rebut de ses ans. Il a tort, sans doute: il cesse avant la mort d’être citoyen. Mais l’autre ne commence pas même à l’être: il se rend plutôt l’ennemi public, par la séduction de les complices, par l’exemple & l’effet de ses mœurs corrompue, sur-tout par la morale pernicieuse qu’il ne manque pas de répandre pour les autoriser. Il vaudroit mieux qu’il n’eut point existe.

De la passion du jeu naît un plus dangereux abus, mais [565] qu’on prévient ou réprime aisément. C’est une affaire de police, dont l’inspection devient plus facile & mieux séante dans les cercles que dans les maisons particulieres. L’opinion peut beaucoup encore en ce point; & si-tôt qu’on voudra mettre en honneur les jeux d’exercice & d’admire, les cartes, les des, les jeux de hazard tomberont infailliblement. Je ne crois pas même, quoiqu’on en dise, que ces moyens oisifs & trompeurs de remplir sa bourse, prennent jamais grand crédit chez un.peuple raisonneur & laborieux, qui connoît trop le prix du tems & de l’argent pour aimer à les perdre ensemble.

Conservons donc les cercles, même avec leurs défauts: car ces défauts ne sont pas dans les cercles, mais dans les hommes qui les composent; & il n’y a point dans la vie sociale de forme imaginable sous laquelle ces mêmes défauts ne produisent de plus nuisibles effets. Encore un coup, ne cherchons point la chimère de la perfection; mais le mieux possible selon la nature de l’homme & la constitution de la Société. Il y a tel Peuple à qui je dirois: détruisez cercles & coteries, ôtez toute barrière de bienséance entre les sexes, remontez, s’il est possible, jusqu’à n’être que corrompus; mais vous, Genevois, évitez de le devenir, s’il est tems encore. Craignez le premier pas qu’on ne fait jamais seul, & songez qu’il est plus aise de garder de bonnes mœurs que de mettre un terme aux mauvaises.

Deux ans seulement de Comédie & tout est bouleverse. L’on ne sauroit se partager entre tant d’amusemens: l’heure des Spectacles étant celle des cercles, les fera dissoudre; il s’en détachera trop de membres; ceux qui resteront seront [566] trop peu assidus pour être d’une grande ressource les uns aux mures & laisser subsister long-tems les associations. Les deux ses réunis journellement dans un même lieu; les parties qui se lieront pour s’y rendre; les manieres de vivre qu’on y verra dépeintes & qu’on s’empressera d’imiter; l’exposition des Dames & Demoiselles parées tout de leur mieux & mises en étalage dans des loges comme sur le devant d’une boutique, en attendant les acheteurs; l’affluence de la belle jeunesse qui viendra de son cote s’offrir en montre, & trouva bien plus beau de faire des entrechats au Théâtre que l’exercice à Plain-Palais; les petits soupers de femmes qui s’arrangeront en sortant, ne fut-ce qu’avec les Adrices; enfin le mépris des anciens usages qui résultera de l’adoption des nouveaux; tout cela substituera bientôt l’agréable vie de Paris & les bons airs de France à notre ancienne simplicité, & je doute un peu que des Parisiens à Geneve y conservent long-tems le goût de notre gouvernement.

Il ne faut point le dissimuler, les intentions sont droites encore, mais les mœurs inclinent déjà visiblement vers décadence, cet nous suivons de loin les traces des mêmes peuples dont nous ne laissons pis de craindre le fort. Par exemple, on m’assure que l’éducation de la jeunesse est généralement beaucoup meilleure qu’elle n’etoit autrefois; ce qui pour tant ne peut gueres se prouver qu’en montrant qu’elle fait de meilleurs citoyens. Il est certain que les enfans sont mieux révérence; qu’ils savent plus galamment donner la main aux Dames, & leur dire une infinité de gentillesses pour lesquelles je leur ferois, moi, donner le fouet; qu’ils savent [567] décider, trancher, interroger, couper la parole aux hommes, importuner tout le monde sans modestie & sans discrétion. On me dit que cela les forme; je conviens que cela les forme à être impertinens & c’est, de routes les choses qu’ils apprennent par cette méthode, la seule qu’ils n’oublient point. Ce n’est pas tout. Pour les retenir auprès des femmes qu’ils sont destines à désennuyer, on a soin de élever précieusement comme elles: on les garantit du soleil, du vent, de la pluie, de la poussiere, afin qu’ils ne puissent jamais rien supporter de tout cela. Ne pouvant les préserver entièrement du contact de l’air, on fait du moins qu’il ne leur. arrive qu’après avoir perdu la moitie de d’on ressort. On les prive de tout exercice, on leur ôte toutes leurs facultés, on les rend ineptes à tout autre usage qu’aux soins auxquels ils sont destines; & la seule chose que les femmes n’exigent pas de ces vils esclaves est de se consacrer à leur service à la façon des Orientaux. à cela près, tout ce qui les distingue d’elles, c’est que la Nature leur en ayant refuse les grâces, ils y substituent des ridicules. A mon dernier voyage à Geneve, j’ai déjà vu plusieurs de ces jeunes Demoiselles en juste-au-corps, les dents blanches, la main potelée, la voie flûtée, un joli parasol verd à la main, contrefaire assez mal-adroitement les hommes..

On étoit plus grossier de mon tems. Les enfans rustiquement élevés n’avoient point de teint à conserver, & ne craignoient point les injures de l’air auxquelles ils s’etoient aguerris de bonne heure. Les peres les menoient avec eux à la chasse, en campagne, à tous leurs exercices, dans toutes les sociétés. Timides & modestes devant les gens âges., ils etoient hardis, [568] fiers, querelleurs entr’eux; ils n’avoient point de frisure à conserver; ils se défioient à la lutte, à la course, aux coups; ils se battoient à bon escient, se blessoient quelquefois, & puis s’embrassoient en pleurant. Ils revenoient au logis suans, essouffles, déchires, c’etoient de vrais polissons; mais ces poussons ont fait des hommes qui ont dans le cœur du zele pour servir la patrie, & du sang à verser pour elle. Plaise à Dieu qu’on en puisse dire autant un jour de nos beaux petits Messieurs requinques, & que ces hommes de quinze ans ne soient pas des enfans à trente!

Heureusement ils ne sont point tous ainsi. Le plus grand nombre encore à garde cette antique rudesse, conservatrice de la bonne constitution ainsi que des bonnes mœurs. Ceux même qu’une éducation trop délicate amollit pour un tems, seront contraints étant grands de se plier aux habitudes de leurs compatriotes. Les uns perdront leur âpreté dans le commerce du monde; les autres gagneront des forces en les exerçant; tous deviendront, je l’espere, ce que furent leurs ancêtres ou du moins ce que leurs peres sont aujourd’hui. Mais ne nous flattons pas de conserver notre liberté en renonçant aux mœurs qui nous l’ont acquise.

Je reviens à nos Comédies & toujours en leur supposant un succès qui me paroit impossible, je trouve que ce succès attaquera notre constitution, non-seulement d’une maniere indirecte en attaquant nos mœurs, mais immédiatement en rompant l’équilibre qui doit régner entre les diverses parties de l’Etat, pour conserver le corps entier dans son assiette.

Parmi plusieurs raisons que j’en pourrois donner, je me [569] contenterai d’en choisir une qui convient mieux au plus grand nombre: parce qu’elle se borne à des considérations d’intérêt & d’argent, toujours plus sensibles au vulgaire que des effets moraux dont il n’est pas en etat de voir les liaisons avec leurs causes, ni l’influence sur le destin de l’Etat.

On peut considérer les Spectacles, quand ils réussissent; comme une espece de taxe qui, bien que volontaire, n’en est pas moins onéreuse au peuple: en ce qu’elle lui fournit une continuelle occasion de dépense à laquelle il ne résiste pas. Cette taxe est mauvaise: non-seulement parce qu’il n’en revient rien au souverain; mais sur-tout parce que la répartition, loin d’être proportionnelle, charge le pauvre au-delà de ses forces & soulage le riche en suppléant aux amusemens plus coûteux qu’il se donneroit au défaut de celui-là. Il suffit, pour en convenir, de faire attention que la différence du prix des places n’est, ni ne peut être en proportion de celle des fortunes des gens qui les remplissent. A la Comédie Françoise, les premieres loges & le théâtre sont à quatre francs pour l’ordinaire & à six quand on tierce; le parterre est à vingt sols, on a même tente plusieurs fois de l’augmenter. Or on ne dira pas que le bien des plus riches qui vont au théâtre n’est que le quadruple du bien des plus pauvres qui vont au parterre. Généralement parlant, les premiers sont d’une opulence excessive, & la plupart des autres n’ont rien* [*Quand ou augmenteroit la différence du prix des places en proportion de celle des fortunes, on ne rétabliroit point pour cela l’équilibre. Ces places inférieures, mises à trop bas prix, seroient abandonnées à la populace, & chacun, poux en occuper de plus honorables, dépenseroit toujours au-delà de ses moyens. C’est une observation qu’on peut faire aux Spectacles de la Foire. La raison de ce désordre est que les premiers rangs sont alors un terme fixe dont les autres se rapprochent toujours, sans qu’on le puisse éloigner. Le pauvre tend sans cesse à s’élever au-dessus de ses vingt sols; mais le riche, pour le fuir, n’a plus d’asyle au-delà de ses quatre francs; il faut, malgré lui, qu’il se laisse accoster &, si son orgueil en souffre, sa bourse en profite.] [570] Il en est de ceci comme des impôts sur le bled, sur le vin, sur le vin, sur le sel, sur toute chose nécessaire à la vie, qui ont un air de justice au premier coup-d’oeil, & sont au fond très-iniques: car le pauvre qui ne peut dépenser que pour son nécessaire est force de jetter les trois quarts de ce qu’il dépense en impôts, tandis, que ce même nécessaire n’étant que la moindre partie de la dépense du riche l’impôt lui est presque insensible.* [*Voila pourquoi les imposteurs de Bodin & autres fripons publics établissent toujours leurs monopoles sur les choses nécessaires à la vie, afin d’affamer doucement le peuple, sans que le riche en murmure. Si le moindre objet de luxe ou de faste étoit attaque, tout seroit perdu; mais, pourvu que les grands soient contens, qu’importe que le peuple vive?] De cette maniere, celui qui à peu paye beaucoup & celui qui à beaucoup paye peu; je ne vois pas quelle grande justice on trouve à cela.

On me demandera qui force le pauvre d’aller aux Spectacles? Je répondrai, premiérement, ceux qui les établissent & lui en donnent la tentation; en second lieu, sa pauvreté même qui, le condamnant à des travaux continuels, sans espoir de les voir finir, lui rend quelque délassement plus nécessaire pour les supporter. Il ne se tient point malheureux de travailler sans relâché, quand tout le monde en fait de même; mais n’est-il pas cruel à celui qui travaille de se priver des récréations [571] des gens oisifs? Il les partage donc; & ce même amusement, qui fournit un moyen d’économie au riche, affoiblit doublement le pauvre, soit par un surcroît réel de dépenses, soit par moins de zele au travail, comme je l’ai ci-devant expliqué.

De ces nouvelles réflexions, il suit évidemment, ce me semble, que les Spectacles modernes, où l’on n’assiste qu’a prix d’argent, tendent par-tout à favoriser & augmenter l’inégalité des fortunes, moins sensiblement, il est vrai, dans les capitales que dans une petite ville comme la nôtre. Si j’accorde que cette inégalité, portée jusqu’à certain point, peut avoir ses avantages, vous m’accorderez bien aussi qu’elle doit avoir des bornes, sur-tout dans un petit Etat, & sur-tout dans une République. Dans une Monarchie où tous les ordre sont intermédiaires entre le l’Prince & le Peuple, il peut être assez indifférent que quelques hommes passent de l’un à l’autre: car, comme d’autres les remplacent, ce changement n’interrompt point la progression. Mais dans une Démocratie où les sujets & le souverain ne sont que les mêmes hommes considères sous différens rapports, si-tôt que le plus petit nombre l’emporte en richesses sur le plus grand, il faut que l’Etat périsse ou change de forme. Soit que le riche devienne plus riche ou le pauvre plus indigent, la différence des fortunes n’en augmente pas moins d’une maniere que de l’autre; & cette différence, portée au-delà de sa mesure, est ce qui détruit l’équilibre dont j’ai parle.

Jamais dans une Monarchie l’opulence d’un particulier ne peut le mettre au-dessus du Prince; mais dans une République elle peut aisément le mettre au-dessus des loix. Alors [572] le gouvernement n’a plus de force, & le riche est toujours le vrai souverain. Sur ces maximes incontestables, il reste à considérer si l’inégalité n’a pas atteint parmi nous le dernier terme où elle peut parvenir sans ébranler la République. Je m’en rapporte la-dessus à ceux qui connoissent mieux que moi notre constitution & la répartition de nos richesses. Ce que je sais: c’est que, le tems seul donnant à l’ordre des choses une pente naturelle vers cette inégalité & un progrès successif jusqu’à son dernier terme, c’est une grande imprudence de l’accélérer encore par des établissemens qui la favorisent. Le grand Sully qui nous aimoit, nous l’eut bien su dire: Spectacles & Comédies dans toute petite République & sur-tout dans Geneve, affoiblissement d’Etat.

Si le seul établissement du Théâtre nous est si nuisible, quel fruit tirerons-nous des Pieces qu’on y représente? Les avantages même qu’elles peuvent procurer aux Peuples pour quels elles ont été composées nous tourneront à préjudice, en nous donnant pour instruction ce qu’on leur a donne pour censure, ou du moins en dirigeant nos goûts & nos inclinations sur les choses du monde qui nous conviennent le moins. La Tragédie nous représentera des tyrans & des héros. Qu’en avons-nous à faire? Sommes-nous faits pour en avoir ou le devenir? Elle nous donnera une vaine admiration de puissance & de la grandeur. De quoi nous servira-t-elle? Serons-nous plus grands ou plus puissans pour cela? Que nous importe d’aller étudier sur la Scene les devoirs des rois, en négligeant de remplir les nôtres? La stérile admiration des vertus de Théâtre nous dédommagera-t-elle des vertus simples [573] & modestes qui sont le bon citoyen? Au lieu de nous guérir de nos ridicules, la Comédie nous portera ceux d’autrui: elle nous persuadera que nous avons tort de mépriser des vices qu’on estime si sort ailleurs. Quelque extravagant que soit un marquis c’est un marquis enfin. Concevez combien ce titre sonne dans un pays assez heureux pour n’en point avoir; & qui fait combien de courtauds croiront se mettre à la mode, en imitant les marquis du siecle dernier? Je ne répétera point ce que j’ai déjà dit de la bonne-foi toujours raillée, du vice adroit toujours triomphant, & de l’exemple continuel des forfaits mis en plaisanterie. Quelles leçons pour un Peuple dont tous les sentimens ont encore leur droiture naturelle, qui croit qu’un scélérat est toujours méprisable & qu’un homme de bien ne peut être ridicule! Quoi! Platon bannissoit Homere de sa République & nous souffrirons Moliere dans la nôtre! Que pourroit-il nous arriver de pis que de ressembler aux gens qu’il nous peint, même à ceux qu’il nous fait aimer

J’en ai dit assez, je crois, sur leur chapitre & je ne pense gueres mieux des héros de Racine, de ces héros si pares, si doucereux, si tendres, qui, sous un air de courage & de vertu, ne nous montrent que les modeles de jeunes-gens dont j’ai parle, livres à la galanterie, à la mollesse, à l’amour, à tout ce qui peut efféminer l’homme & à l’attiédir sur le goût de ses véritables devoirs. Tout le Théâtre François ne respire que la tendresse: c’est la grande vertu à laquelle on y sacrifie toutes les autres, ou du-moins qu’on y rend la plus chere aux Spectateurs. Je ne dis pas qu’on ait tort en cela, quant à l’objet du [574] Poete: je sais que l’homme sans passions est une chimère; que l’intérêt du Théâtre n’est fonde que sur les passions; que le cœur ne s’intéresse point à celles qui lui sont étrangères, ni à celles qu’on n’aime pas à voir en autrui, quoiqu’on y soit sujet soi-même. L’amour de l’humanité, celui de la patrie, sont les sentimens dont les peintures touchent le plus ceux qui en sont pénétrés; mais quand ces deux passions sont éteintes, il ne reste que l’amour proprement dit, pour leur suppléer: parce que son charme est plus naturel & s’efface plus difficilement du cœur que celui de toutes les autres. Cependant il n’est pas également convenable à tous les hommes: c’est plutôt comme supplément des bons sentimens que comme bon sentiment lui-même qu’on peut l’admettre; non qu’il ne soit louable en soi, comme toute passion bien réglée, mais parce que les excès en sont dangereux & inévitables.

Le plus mâchant des hommes est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtresse que de s’aimer seul au monde. Mais quiconque aime tendrement ses parens, ses amis, sa patrie, & le genre-humain, se dégrade par un attachement désordonne qui nuit bientôt à tous les autres & leur est infailliblement préféré. Sur ce principe, je dis qu’il y a des pays où leurs mœurs sont si mauvaises qu’on seroit trop heureux d’y pouvoir remonter à l’amour; d’autres où elles sont assez bonnes pour qu’il soit fâcheux d’y descendre, & j’ose croire le mien dans ce dernier cas. J’ajouterai que les objets trop passionnes sont plus dangereux à nous [575] montrer qu’y personne: parce que nous n’avons naturellement que trop de penchant à les aimer. Sous un air flegmatique & froid, le Genevois cache une ame ardente & sensible, plus facile à émouvoir qu’a retenir. Dans ce séjour de la raison, la beauté n’est pas étrangère, ni sans empire; le levain de la mélancolie y fait souvent fermenter l’amour; les hommes n’y sont que trop capables de sentir des passions violentes, les femmes, de les inspirer; & les tristes effets qu’elles y ont quelquefois produits ne montrent que trop le danger de les exciter par des Spectacles touchans & tendres. Si les héros de quelques Pieces soumettent l’amour au devoir, en admirant leur force, le cœur se prêté à leur foiblesse; on apprend moins, à se donner leur courage qu’a se mettre dans le cas d’en avoir besoin. C’est plus d’exercice pour la vertu; mais qui l’ose exposer à ces combats, mérite d’y succomber. L’amour, l’amour même prend son masque pour la surprendre; il se pare de fort enthousiasme; il usurpe sa force; il affecte son langage, & quand on s’apperçoit de l’erreur, qu’il est tard pour en revenir! Que d’hommes bien nés, séduits, par ces apparences, d’amans tendres & généreux qu’ils etoient d’abord, sont devenus par degrés de vils corrupteurs, sans mœurs; sans respect pour la foi conjugale, sans égards pour les droits de la confiance & de l’amitié! Heureux qui fait se reconnoître au bord du précipice & s’empêcher d’y tomber! Est-ce au milieu d’une course rapide qu’on doit espérer de s’arrêter? Est-ce en s’attendrissant tous les jours qu’on apprend à surmonter la tendresse? On triomphe aisément d’un foible penchant; mais celui qui connut le véritable amour & l’a su vaincre, ah! [576] pardonnons à ce mortel, s’il existe, d’oser présenter à la vertu!

Ainsi de quelque maniere qu’on envisage les choses, la même vérité nous frappe toujours. Tout ce que les Pieces de Théâtre peuvent avoir d’utile à ceux pour qui elles ont été faites, nous deviendra préjudiciable, jusqu’au goût que nous croirons avoir acquis par elles, & qui ne sera qu’un faux goût, sans tact sans délicatesse, substitue mal-à-propos parmi nous a la solidité de la raison. Le goût tient à plusieurs choses: les recherches d’imitation qu’on voit au Théâtre, les comparaisons qu’on a lieu d’y faire, les réflexions sur l’art de plaire aux Spectateurs, peuvent le faire germer, mais non suffire à son développement. Il faut de grandes Villes, il faut des beaux-arts & du luxe, il faut un commerce intime entre les citoyens, il faut une étroite dépendance les uns des autres, il faut de la galanterie & même de la débauche, il faut des vices qu’on soit force d’embellir, pour faire chercher à tout pas formes agréables, & réussir à les trouver. Une partie de ces choses nous manquera toujours, & nous devons trembler d’acquérir l’autre:

Nous aurons des Comédiens, mais quels? Une bonne Troupe viendra-t-elle de but-en-blanc s’établir dans une Ville de vingt-quatre mille ames? Nous en aurons donc d’abord de mauvais, & nous serons d’abord de mauvais juges. Les formerons-nous, ou s’ils nous formeront? Nous aurons de bonnes Pieces; mais, les recevant pour telles sur la parole d’autrui, nous serons dispenses de les examiner, & ne gagnerons pas plus à les voir jouer qu’a les lire. Nous n’en serons pas moins [577] les connoisseurs, les arbitres du Théâtre; nous n’en voudrons pas moins décider pour notre argent., & n’en serons, que plus ridicules. On ne l’est point pour manquer de goût, quand on le méprise; mais c’est l’être que de s’en piquer & n’en avoir qu’un mauvais. Et qu’est-ce au fond que ce goût si vante? L’art de se connoître en petites choses. En vérité, quand on en a une aussi grande.a conserver que la liberté, tout le reste, est bien puérile.

Je ne vois qu’un remede à tant d’inconvéniens: c’est que, pour nous approprier les Drames de notre Théâtre, nous les composons nous-mêmes., & que nous ayons des Auteurs avant des Comédiens. Car il n’est pas bon qu’on nous montre toutes sortes d’imitations, mais seulement celles des choses honnêtes, & qui conviennent à des hommes libres.* [*Si quis ergo in nostram urbem venerit, qui animi sapientià in omnes possit sese vertere formas, & omnia imitari, volueritque poemata sua oftentare, venerabimur quidem ipsum, ut sacrum, admirabilem, & jucundum: dicemus auteur non esse ejusmodi hominem in republica nostra, neque fas esse ut insit, mittemusque in aliam urbem, unguento caput ejus perungentes; lanaque coronantes. Nos autem austeriori minusque jucundo utemut Poetà, fabularumque fictore, utilitatis gratià, qui decori nobis rationem exprimat, & quae dici debent dicat in his formulis quas à principio pro legibus tulimus, quando cives erudire aggressi fumus. Plat. de Rep. Lib. III.] Il est sur que des Pieces tirées comme celles des Grecs des malheurs passes de la patrie, ou des défauts présens du peuple, pourroient offrir aux spectateurs des leçons utiles. Alors quels seront les héros de nos Tragédies. Des Berthelier? des Levrery? Ah, dignes citoyens! Vous fûtes des héros, sans doute; mais votre obscurité vous avilit, vos noms communs [578] déshonorent vos grandes ames,*

[* Philibert Berthelier fut le Caton de notre patrie, avec cette différence que la liberté publique finit par l’un & commença par l’autre. II tenoit une belette privée quand il fut arrête; il rendit son épée avec cette fierté qui sied si bien à la vertu malheureuse y puis il continua de jour avec sa belette, sans daigner répondre aux outragés de ses gardes. Il mourut comme doit mourir un martyr de la liberté.

Jean Levrery fut le Favonius de Berthelier; non pas en imitant puérilement ses discours & ses manieres, mais en mourant volontairement comme lui: sachant bien que l’exemple de sa mort seroit plus utile à son pays que sa vie. Avant d’aller à l’échafaud, il écrivit sur le mur de sa prison cette épitaphe qu’on avoit faite à son prédécesseur.

Quid mihi mors nocuit? Virtus post

fata virescit:

Nec cruce, nec saevi gladio perit illaTyranni]

& nous ne sommes plus assez grands nous-mêmes pour vous savoir admirer. Quels seront nos tyrans? Des Gentilshommes de la cuiller,* [*C’etoit une confrérie de Gentilshommes Savoyards qui avoient fait vœu de brigandage contre la ville de Geneve, & qui, pour marque de leur association, portoient une cuiller pendue au cou.] des Evêques des Geneve, des Comtes de Savoie, des ancêtres d’une maison avec laquelle nous venons de traiter, & à qui tous devons du respect? Cinquante ans plutôt, je ne repondrois pas que le Diable* [*J’ai lu dans ma jeunesse une Tragédie de l’escalade, où le Diable étoit en effet un des Acteurs, On me disoit que cette Piece ayant une fois été représentée, ce personnage en entrant sur la Scene se trouva double, comme si l’original eut été jaloux qu’on eut l’audace de le contrefaire, & qu’a l’instant l’effroi fit fuir tout le monde & finir lu représentation. Ce conte est burlesque, & le paroîtra bien plus à Paris qu’a Geneve: cependant, qu’on se prêté aux suppositions, on trouvera dans, cette double apparition un effet théâtral & vraiment effrayant. Je n’imagine qu’un Spectacle plus simple & plus terrible encore; c’est celui de la main sortant du mur & traçant des mots inconnus au festin de Balthazar. Cette seule idée fait frissonner. Il me semble que nos Poetes Lyriques sont loin de ces inventions sublimes; ils font, pour épouvanter un fracas de décorations sans effet. Sur la Scene même il ne faut pas tout dire à la vue; mais ébranler l’imagination] & l’Antéchrist n’y eussent aussi fait leur rôle. Chez les Grecs, peuple d’ailleurs assez badin, tout étoit grave & sérieux, si-tôt qu’il s’agissoit de la patrie; mais dans ce siecle plaisant où rien n’échappe au ridicule, hormis la. puissance, on n’ose parler d’héroïsme [579] que dans les grands Etats, quoiqu’on n’en trouve que dans les petits.

Quant à la Comédie, il n’y faut pas songer. Elle causeroit chez nous les plus affreux désordres; elle serviroit d’instrument aux factions, aux partis, aux vengeances particulieres. Notre ville est si petite que les peintures de mœurs les plus générales dégénéreroient bientôt en satires & personnalités. L’exemple de l’ancienne, Athenes, ville incomparablement plus peuplée que Geneve, nous offre une leçon frappante: c’est au Théâtre qu’on y prépara l’exil de plusieurs grands hommes & la mort de Socrate, c’est par la fureur du Théâtre qu’Athenes périt & ses désastres ne justifièrent que trop le chagrin qu’avoit témoigné Solon, aux premieres représentations de Thespis. Ce qu’il y a de bien sur pour nous, c’est qu’il faudra mal augurer de la République, quand on verra les citoyens travestis en beaux-esprits, s’occuper à faire des vers François & des Pieces de Théâtre, talens qui ne sont point les nôtres & que nous ne posséderons jamais. Mais que M. de Voltaire daigne nous composer des Tragédies sur, le modele de la mort de César, du premier acte de Brutus, &, s’il nous faut absolument un Théâtre, qu’il s’engage [580] à le remplir toujours du son génie, & à vivre autant que ses Pieces.

Je serois d’avis qu’on pesât mûrement toutes ces réflexions, avant de mettre en ligne de compte le goût de parure & de dissipation que doit produire parmi notre jeunesse l’exemple des Comédiens; mais enfin cet exemple aura son effet encore, & si généralement par-tout les loix sont insuffisantes pour réprimer des vices qui naissent de la nature des choses, comme je crois l’avoir montre, combien plus le seront-elles parmi nous où le premier signe de leur foiblesse sera l’établissement des Comédiens? Car ce ne seront point eux proprement qui auront introduit ce goût de dissipation: au contraire, ce même goût les aura prévenus, les aura introduits eux-mêmes, & ils ne seront que fortifier un penchant déjà tout forme, qui, les ayant fait admettre, à plus forte raison les sera maintenir avec leurs défauts. Je m’appuie toujours sur la supposition qu’ils subsisteront commodément dans une aussi petite ville, & je dis que si nous les honorons, comme vous le prétendez, dans un pays où tous sont à-peu-près égaux, ils seront les égaux de tout le monde, & auront de plus la faveur publique qui leur est naturellement acquise. Ils ne seront point, comme ailleurs, tenus en respect par les grands dont ils recherchent la bienveillance & dont ils craignent la disgrâce. Les Magistrats leur en imposeront: soit. Mais ces Magistrats auront été particuliers; ils auront pu, être familiers avec eux, ils auront des enfans qui le seront encore, des femmes qui aimeront le plaisir. Toutes ces liaisons seront des moyens d’indulgence & [581] de protection, auxquels il sera impossible de résister toujours. Bientôt les Comédiens, surs de l’impunité, la procureront encore à leurs imitateurs; c’est par eux qu’aura commence le désordre, mais on ne voit plus où il pourra s’arrêter. Les femmes, la jeunesse, les riches, les gens oisifs, tout sera pour eux, tout éludera des loix qui les gênent, tout favorisera leur licence: chacun, cherchant à les satisfaire, croira travailler pour ses plaisirs. Quel homme osera s’opposer à ce torrent, si ce n’est peut-être quelque ancien Pasteur rigide qu’en n’écoutera point, & dont le sens & la gravite passeront pour pédanterie chez une jeunesse inconsidérée? Enfin pour peu qu’ils joignent d’art & de manege à leur succès, je ne leur donne pas trente ans pour être les arbitres de l’Etat.* [*On doit toujours se souvenir que, pour que la Comédie se soutienne à Geneve, il faut que ce goût y devienne une fureur; s’il n’est que modéré, il faudra qu’elle tombe. La raison veut donc qu’en examinant les effets du Théâtre, on les mesure sur une cause capable de le soutenir.] On verra les aspirans aux charges briguer leur faveur pour obtenir les suffrages; les élections se seront dans les loges des Actrices, & les chefs d’un Peuple libre seront les créatures d’une bande d’Histrions. La plume tombe des mains a cette idée. Qu’on l’écarte tant qu’on voudra, qu’on m’accuse d’outrer la prévoyance; je n’ai plus qu’un mot à dire. Quoiqu’il arrive, il faudra que ces gens-là reforment leurs mœurs parmi nous, ou qu’ils corrompent les nôtres. Quand cette alternative aura cessé de nous effrayer, les Comédiens pourront venir, ils n’auront plus de mal à nous faire.

Voila, Monsieur, les considérations que j’avois à proposer [582] au public & à vous sur la question qu’il vous à plu d’agiter dans un article où elle etoit, à mon avis, tout-à-fait étranger. Quand mes raisons, moins sortes qu’elles ne me paroissent, n’auroient pas un poids suffisant pour contre-balancer les vôtres, vous conviendrez au moins que, dans un aussi petit Etat que la République de Geneve, toutes innovations sont dangereuses, & qu’il n’en faut jamais faire sans des motifs urgens & graves. Qu’on nous montre donc la pressante nécessité de celle-ci. Où sont les désordres qui nous forcent de recourir à un expédient si suspect? Tout est-il perdu sans cela? Notre ville est-elle si grande, le vice & l’oisiveté y ont ils déjà fait un tel progrès qu’elle ne puisse plus désormais subsister sans Spectacles? Vous nous dites qu’elle en souffre de plus mauvais qui choquent également le goût & les mœurs; mais il y a bien de la différence entre montrer de mauvaises mœurs & attaquer les bonnes: car ce dernier effet dépend moins des qualités du Spectacle que de l’impression qu’il cause. En ce sens, quel rapport entre quelques farces passagères & une Comédie à demeure, entre les polissonneries d’un Charlatan & les représentations régulières des Ouvrages Dramatiques, entre des tréteaux de Foire élevés pour réjouir la populace & un Théâtre estime où les honnêtes-gens penseront s’instruire? L’un de ces amusemens est sans conséquence & reste oublie des le lendemain; mais l’autre est une affaire importante qui mérite toute l’attention du gouvernement. Par tout pays il est permis d’amuser les enfans, & peut être enfant. lui veut sans beaucoup d’inconvéniens. Si ces fades Spectacles manquent de goût, tant mieux: on s’en rebutera plus vite; s’ils [583] sont grossiers, ils seront moins séduisans. Le vice ne s’insinue gueres en choquant l’honnêteté, mais en prenant son image; & les mots sales sont plus contraires à la politesse qu’aux bonnes mœurs. Voilà pourquoi les expressions sont toujours plus recherchées & les oreilles plus scrupuleuses dans les pays plus corrompus. S’apperçoit-on que les entretiens de la halle enchaussent beaucoup la jeunesse qui les écoute? Si font bien les discrets propos du Théâtre, & il vaudroit mieux qu’une fille vit cent parades qu’une seule représentation de l’Oracle.

Au reste, j’avoue que j’aimerois mieux, quant à moi, que nous pussions nous passer entièrement de tous ces tréteaux, & que petits & grands nous sussions tirer nos plaisirs & nos devoirs de notre Etat & de nous-mêmes; mais de ce qu’on devroit peut-être chasser les Bateleurs, il ne s’ensuit pas qu’il faille appeller les Comédiens. Vous avez vu dans votre propre pays, la ville de Marseille se défendre long-tems d’une pareille innovation, résister même aux ordres réitérés du Ministre, & garder encore, dans ce mépris d’un amusement frivole, une image honorable de son ancienne liberté. Quel exemple pour une ville qui n’a pas encore perdu la sienne!

Qu’on ne pense pas, sur-tout, faire un pareil établissement par maniere d’essai, saut à l’abolir quand on en sentira les inconvéniens: car ces inconvéniens ne se détruisent pas avec le Théâtre qui les produit, ils rester quand leur cause est ôtée, &, des qu’on commence à les sentir, ils sont irrémédiables. Nos mœurs altérées, nos goûts changes ne se rétabliront pas comme ils se seront corrompus; nos plaisirs mêmes, nos innocens plaisirs auront perdu leurs charmes; le [584] Spectacle nous en aura dégoûtés pour toujours. L’oisiveté devenue nécessaire, les vides du tems que nous ne saurons plus remplir, nous rendront à charge à nous-mêmes; les Comediens en partant nous laisseront l’ennui pour arrhes de leur retour; il nous forcera bientôt à les rappeller ou a faire pis. Nous aurons mal fait d’etablir la Comedie, nous serons mal de la laisser subsister, nous serons mai de la detruire: après la premiere faute, nous n’aurons plus que le choix de nos maux.

Quoi! ne faut-il donc aucun Spectacle dans une République? Au contraire, il en faut beaucoup. C’est dans les Républiques qu’ils sont nés, c’est dans leur sein qu’on les voit briller avec un véritable air de fête. A quels peuples convient-il mieux de s’assembler souvent & de former entre eut les doux liens du plaisir & de la joie, qu’a ceux qui ont tant de raisons de s’aimer & de rester à jamais unis? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques; ayons-en, davantage encore, je n’en serai que plus charme. Mais n’adoptons point ces Spectacles exclusifs qui renferment tristement un. petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs & immobiles dans le silence & l’inaction; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude & de l’inégalité. Non, Peuples heureux, ce ne sont pas 1a vos fêtes! C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler & vous livrer au doux sentiment de votre bonheur. Que vos plaisirs ne soient, effémines ni mercenaires, que rien de ce qui sent la contrainte & l’intérêt ne les empoisonne [585] poisonne, qu’ils soient libres & généreux comme vous; que le soleil éclaire vos innocens Spectacles; vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu’il puisse éclairer.

Mais quels seront enfin les objets de ces Spectacles? Qu’y montrera-t-on? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, par-tout où regne l’affluence, le bien-être y regne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronne de fleurs, rassemblez-y le Peuple, & vous aurez une fête. Faites mieux encore: donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-memes; faites que chacun se voye & s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. Je n’ai pas besoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs: il en est de plus modernes, il en est d’existans encore, & je les trouve précisément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues, des prix publics, des Rois de l’arquebuse, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des etablissemens si utiles* [*Il ne suffit pas que le peuple ait du pain & vive dans sa condition. Il faut qu’il y vive agréablement, afin qu’il en remplisse mieux les devoirs, qu’il se tourmente moins pour en sortir, & que l’ordre public soit mieux établi. Les bonnes mœurs tiennent plus qu’on ne pense à ce que chacun se plaise dans son etat. Le manège & l’esprit d’intrigue viennent l’inquiétude & de mécontentement, tout va mal quand l’un aspire à l’emploi d’un autre. Il faut aimer son métier pour le bien faire. L’assiette de l’Etat n’est bonne & solide que quand, tous se sentant à leur place, les forces particulieres se réunissent & concourent au bien public; au lieu, de s’user l’une contre l’autre, comme elles sont dans tout Etat mal constitue. Cela pose, que doit-on penser de ceux qui voudroient ôter au peuple les fêtes, les plaisirs & toute espece d’amusement, comme autant de distractions qui le détournent de son travail? Cette maxime est barbare & fausse. Tant pis, si le peuple n’a de tems que pour gagner son pain, il lui en faut encore pour le manger avec joie: autrement il ne le gagnera pas’long-tems. Ce Dieu juste & bienfaisant, qui veut qu’il s’occupe, veut aussi qu’il se délasse: la nature lui impose également l’exercice & le repos, le plaisir & la peine. Le dégoût du travail accable plus les malheureux que le travail même. Voulez-vous donc rendre un peuple actif & laborieux? Donnez-lui des fêtes, offrez-lui des à amusemens qui lui fassent aimer son etat & l’empêchent d’en envier un plus doux. Des jours ainsi perdus seront mieux valoir tous les autres. Présidez à ses plaisirs pour les rendre honnêtes; c’est le vrai moyen d’animer ses travaux.] & si agréables; on ne peut trop avoir de semblables Rois. Pourquoi ne serions-nous pas, pour nous rendre dispos & robustes, ce que nous saisons pour nous exercer [586] aux armes? La République a-t-elle moins besoin d’ouvriers que de soldats? Pourquoi, sur le modele des prix militaires, ne fondrions-nous pas d’autres prix de Gymnastique, pour la lutte, pour la course, pour le disque, pour divers exercices du corps? Pourquoi n’animerions-nous pas nos Bateliers par des joutes sur le Lac? Y auroit-il au monde un plus brillant spectacle que de voir sur ce vaste & superbe bassin, des centaines de bateaux, élégamment équippés, partir à la fois au signal donne, pour aller enlever un drapeau arbore au but, puis servir de cortege au vainqueur revenant en triomphe recevoir le prix mérite. Toutes ces sortes de fêtes ne sont dispendieuses qu’autant qu’on le veut bien, & le seul concours les rend assez magnifiques. Cependant il faut y avoir assiste chez le Genevois, pour comprendre avec quelle ardeur il s’y livre. On ne le reconnoît plus ce n’est plus ce peuple si range qui ne se départ point de ses regles économiques; ce n’est plus ce long raisonneur qui pèse tout jusqu’à la plaisanterie à la balance du jugement. [587] Il est vif, gai, caressant; son cœur est alors dans ses yeux, comme il est toujours sur ses lèvres; il cherche a communiquer sa joie & ses plaisirs; il invite, il presse, il force, il se dispute les survenans. Toutes les sociétés n’en sont qu’une, tout devient commun à tous. Il est presque indifférent à quelle table on se mette: ce seroit l’image de celle de Lacédémone, s’il n’y régnoit un peu plus de profusion; mais cette profusion même est alors bien placée, & l’aspect de l’abondance rend plus touchant celui de la liberté qui la produit.

L’hiver, tems consacre au commerce prive des amis, convient moins aux fêtes publiques. Il en est pourtant une espece dont je voudrois bien qu’on le fit moins de scrupule, savoir les bals entre de jeunes personnes à marier. Je n’ai jamais bien conçu pourquoi l’on s’effarouche si fort de la danse & des assemblées qu’elle occasionne: comme s’il y avoit plus de mal à danser qu’a chanter; que l’un & l’autre de ces amusemens ne fut pas également une inspiration de la Nature; & que ce fut un crime à ceux qui sont destines à s’unir de s’égayer en commun par une honnête récréation. L’homme & la femme ont été formes l’un pour l’autre. Dieu veut qu’ils suivent leur destination, & certainement le premier & le plus saint de tous les liens de la Société est le mariage. Toutes les fausses Religions combattent la Nature; la nôtre seule, qui la suit & la regle, annonce une institution divine & convenable à l’homme. Elle ne doit point ajouter sur le mariage, aux embarras de l’ordre civil, des difficultés que l’evangile ne prescrit pas & que [588] tout bon Gouvernement condamné. Mais qu’on me dite où de jeunes personnes à marier auront occasion de prendre du goût l’une l’autre, & de se voir avec plus de décence & de circonspection que dans une assemblée où les yeux du public incessamment ouverts sur elles les forcent à la réserve, à la modestie, à s’observer avec le plus grand soin? En quoi Dieu est-il offense par un exercice agréable, salutaire, propre à la vivacité des jeunes-gens, qui consisté à se présenter l’un à l’autre avec grace & bienséance, & auquel le spectateur impose une gravite dont on n’oseroit sortir un instant? Peux-on imaginer un moyen plus honnête, de ne point tromper autrui, du moins quant à la figure, & de se montrer avec les agrémens & les défauts qu’on peut avoir; aux gens qui ont intérêt de nous bien connoître avant de s’obliger à nous aimer? Le devoir de se chérir réciproquement n’emporte-t-il pas celui de se plaire, & n’est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses & chrétiennes qui cherchent à s’unir, de préparer ainsi leurs cœurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose?

Qu’arrive-t-il dans ces lieux où regne une contrainte éternelle, où l’on punit comme un crime la plus innocente gaîté, où les jeunes-gens des deux sexes n’osent jamais s’assembler en public, & où l’indiscrète sévérité d’un Pasteur ne fait prêcher au nom de Dieu qu’une gêne servile, & la tristesse, & l’ennui? On élude une tyrannie insupportable que la Nature & la Raison désavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouée & folâtre, on en substitue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertes prennent [589] la place des assemblées publiques. à force de se cacher comme si l’on étoit coupable, on est tente de le devenir. L’innocente joie aime à s’évaporer au grand jour; mais le vice est ami des ténèbres, & jamais l’innocence & le mystère n’habitèrent long-tems ensemble.

Pour moi, loin de blâmer de si simples amusemens, je voudrois au contraire qu’ils fussent publiquement autorités, & qu’on y prévint tout désordre particulier en les convertissant en bals solennels & périodiques, ouverts indistinctement à toute la jeunesse à marier. Je voudrois qu’un Magistrat,* [*A chaque corps de métier, à chacune des sociétés publiques dont est compose notre Etat, préside un de ces Magistrats, sous le nom de Seigneur-Commis. Ils assistent a toutes les assemblées & même aux festins. Leur présence n’empêche point une honnête familiarité entre les membres de l’association; mais elle maintient tout le monde dans le respect qu’on doit porter aux loix, aux mœurs, à la décence, même au sein de la joie & du plaisir. Cette institution est très-belle, & forme un des grands liens qui unissent le peuple à ses chefs.] nomme par le Conseil; ne dédaignât pas de présider à ces bals. Je voudrois que les peres & meres y assistent, pour veiller sur leurs enfans, pour être témoins de leur grace & de leur adresse, des applaudissemens qu’ils auroient mérites, & jouir ainsi du plus doux spectacle qui puisse toucher un cœur paternel. Je voudrois qu’en général toute personne mariée y fut admise au nombre des spectateurs & des juges, sans qu’il fut permis à aucune de profaner la dignité conjugale en dansant elle-même: car à quelle fin honnête pourroit-elle se donner ainsi en montre au public? Je voudrois qu’on format dans la salle une enceinte [590] commode & honorable, destinée aux gens âgés de l’un & de l’autre sexe, qui ayant déjà donne des citoyens à la patrie, verroient encore leurs petits enfans se préparer à le devenir. Je voudrois que nul n’entrât ni ne sortit sans saleur ce parquet, & que tous les couples de jeunes-gens vinssent, avant de commencer leur danse & après l’avoir finie, y faire une profonde révérence, pour s’accoutumer de bonne heure à respecter la vieillesse. Je ne doute pas que cette agréable réunion des deux termes de la vie humaine ne donnât à cette assemblée un certain coup-d’oeil attendrissant, & qu’on ne vit quelquefois couler dans le parquet des larmes de joie & de souvenir, capables, peut-être, d’en arracher. à un spectateur sensible. Je voudrois que tous les ans, au dernier bal, la jeune personne qui, durant les précédens, se seroit comportée le plus honnêtement, le plus modestement, & auroit plû davantage à tout le monde au jugement du Parquet, fût honorée d’une couronne par la main du Seigneur-Commis,* [*Voyez la note précédente.] & du titre de Reine du bal qu’elle porteroit toute l’année. Je voudrois qu’a la clôture de la même assemblée on la reconduisît en cortege, que le pere & la mere fussent félicités & remerciés d’avoir une fille si bien née & de l’élever si bien. Enfin je voudrois que, si elle venoit à se marier dans le cours de l’an, la Seigneurie lui fit un présent, ou lui accordât quelque distinction publique, afin que cet honneur fut une chose assez sérieuse pour ne pouvoir jamais devenir un sujet de plaisanterie.

Il est vrai qu’on auroit souvent à craindre un peu de partialité, [591] si l’âge des Juges ne laissoit toute la préférence au mérite; & quand la beauté modeste seroit quelquefois favorisée, quel en seroit le grand inconvénient? Ayant plus d’assauts à soutenir, n’a-t-elle pas besoin d’être plus encouragée? N’est-elle pas un don de la Nature, ainsi que les talens? Où est le mal qu’elle obtienne quelques honneurs qui l’excitent à s’en rendre digne & puissent contenter l’amour-propre, sans offenser la vertu?

En perfectionnant ce projet dans les mêmes vues, sous un air de galanterie & d’amusement, on donneroit à ces fêtes plusieurs fins utiles qui en seroient un objet important de police & de bonnes mœurs. La jeunesse, ayant des rendez-vous surs & honnêtes, seroit moins tentée d’en chercher de plus dangereux. Chaque sexe se livreroit plus patiemment, dans les intervalles, aux occupations & aux plaisirs qui lui sont propres, & s’en consoleroit plus aisément d’être prive du commerce continuel de l’autre. Les particuliers de tout etat auroient la ressource d’un spectacle agréable, sur-tout aux peres & meres. Les soins pour la parure de leurs filles seroient pour les femmes un objet d’amusement qui seroit diversion à beaucoup d’autres; & cette parure, ayant un objet innocent & louable, seroit-là tout-à-fait à sa place. Ces occasions de s’assembler pour s’unir, & d’arranger des etablissemens, seroient des moyens fréquens de rapprocher des familles divisées & d’affermir la paix, si nécessaire dans notre Etat. Sans altérer l’autorité des peres, les inclinations des enfans seroient un peu plus en liberté; le premier choix dependroit un peu plus de leur cœur; les convenances d’âge, [592] d’humeur, de goût, de caractere seroient un peu plus consultées; on donneroit moins à celles d’etat & de biens qui font des nœuds mal assortis, quand on les suit aux dépens des autres. Les 1iaisons devenant plus faciles, les mariages seroient plus fréquens; ces mariages, moins circonscrits pas les mêmes conditions, previendroient les partis, tempererpoient l’excessive inégalité, maintiendroient mieux le corps du Peuple dans l’esprit de sa constitution; ces bals ainsi diriges ressembleroient moins à un spectacle public qu’a l’assemblée d’une grande famille, & du sein de la joie & des plaisirs naîtroient la conservation, la concorde, & la prospérité de la République.* [*Il me paroit plaisant d’imaginer quelquefois les jugemens que plusieurs porteront de mes goûts sur mes ecrits. Sur celui-ci l’on ne manquera pas de dire: cet homme est fou de la danse, je m’ennuie à voir danser: il ne peut souffrir la Comédie; j’aime la comédie à la passion: il a de l’aversion pour les femmes, je ne serai que trop bien justifie la-dessus: il est mécontent des Comédiens, j’ai tout sujet de m’en louer & l’amitié du seul d’entr’eux que j’ai connu particulièrement ne peut qu’honorez un honnête-homme. Même jugement sur les Poetes dont je suis force de censurer les Pieces: ceux qui sont morts ne seront pas de mon goût, & je serai pique contre les vivans. La vérité est que Racine me charme & que je n’ai jamais manque volontairement une représentation de Moliere. Si j’ai moins parle de Corneille, c’est qu’ayant peu fréquente ses Pieces & manquant de livres, il ne m’est pas assez reste dans la mémoire pour le citer. Quant à l’Auteur d’Atrée & de Catilina, je ne l’ai jamais vu qu’une fois & ce fut pour en recevoir un service. J’estime son génie & respecte sa vieillesse; mais, quelque honneur que je porte à sa personne, je ne dois que justice à ses Pieces, & je ne sais point acquitter mes dettes aux dépens du bien public & de la vérité. Si mes ecrits m’inspirent quelque fierté, c’est par la pureté d’intention qui les dicte, c’est par un désintéressement dont peu d’auteurs m’ont donne l’exemple, & que fort peu voudront imiter. Jamais vue particuliere ne fouilla le désir d’être utile aux autres qui m’a mis la plume à la main, & j’ai presque toujours écrit contre mon propre intérêt. Vitam impendere vero: voilà la devise que j’ai choisie & dont je me sens digne. Lecteurs, je puis me tromper moi-même, mais non pas vous tromper volontairement; craignez mes erreurs & non ma mauvaise sui. L’amour du bien public est la feule passion qui me fait parler au public; je sais alors m’oublier moi-même, &, si quelqu’un m’offense, je me tais sur son compte de peur que la colère ne me rende injuste. Cette maxime est bonne à mes ennemis, en ce qu’ils me nuisent à leur aise & sans crainte de représailles aux Lecteurs qui ne craignent pas que ma haine leur en impose, & surtout à moi qui, restant en paix tandis qu’on m’outrage, n’ai du moins que le mal qu’on me fait & non celui. que j’éprouverois encore à le rendre. Sainte & pure vérité à qui j’ai consacre ma vie, non jamais mes passions ne souilleront le sincere amour que j’ai pour toi; l’intérêt ni la crainte ne sauroient altérer l’hommage que j’aime à t’offrir, & ma plume ne te refusera jamais rien que ce qu’elle craint d’accorder à la vengeance!]

Sur ces idées, il seroit aise d’établir à peu de frais & sans danger, plus de spectacles qu’il n’en faudroit pour rendre le [593] séjour de notre Ville agréable & riant, même aux etrangers qui, ne trouvant rien de pareil ailleurs, y viendroient au moins pour voir une chose unique. Quoiqu’a dire le vrai, sur beaucoup de fortes raisons, je regarde ce concours comme un inconvénient bien plus que comme un avantage; & je suis persuade, quant à moi, que jamais etranger n’entra dans Geneve, qu’il n’y ait fait plus de mal que de bien.

Mais savez-vous, Monsieur, qui l’on devroit s’efforcer d’attirer & de retenir dans nos murs? Les Genevois mêmes qui, avec un, sincere amour pour leur pays, ont tous une si grande inclination pour les voyages qu’il n’y a point de contrée où l’on n’en trouve de répandus. La moitie de nos Citoyens épars dans le reste de l’Europe & du Monde, vivent & meurent loin de la Patrie; & je me citerois moi-même [594] avec plus de douleur, si j’y étois moins inutile. Je sais que nous sommes forces d’aller chercher au coin les ressources que notre terrein nous refuse, & que nous pourrions difficilement subsister, si nous nous y tenions renfermes; mais au moins que ce bannissement ne soit pas éternel pour tous. Que ceux dont le Ciel à béni les travaux viennent, comme l’abeille, en rapporter le fruit dans la ruche; réjouir, leurs concitoyens du spectacle de leur fortune; animer l’émulation des jeunes-gens; enrichir leur pays de leur richesse; & jouir modestement chez eux des biens honnêtement acquis chez les autres. Sera-ce avec des Théâtres, toujours moins parfaits chez nous qu’ailleurs, qu’on les y sera revenir? Quitteront-ils la Comédie de Paris ou de Londres pour aller revoir celle de Geneve? Non; non, Monsieur, ce n’est pas ainsi qu’on les peut ramener. Il faut que chacun sente qu’il ne sauroit trouver, ailleurs ce qu’il a laisse dans son pays; il faut qu’un charme invincible le rappelle au séjour qu’il ni auroit point du quitter; il faut que le souvenir de leurs premiers exercices, de leurs premiers spectacles, de leurs premiers plaisirs, reste profondément grave, dans leurs cœurs; il faut que les douces impressions faites durant la jeunesse demeurent & le renforcent dans un âge avance, tandis que mille autres s’effacent; il faut qu’au milieu de la pompe des grands Etats & de leur triste magnificence, une voix secrete leur crie incessamment au fond de lame: ah! où sont les jeux & les fêtes de ma jeunesse? Où est la concorde des citoyens? Où est la fraternité publique? Où est la pure joie & la véritable allégresse? Où font la paix, la liberté, [595] l’équité, l’innocence? Allons rechercher tout cela. Mon Dieu! avec le cœur du Genevois, avec une ville aussi riante, un pays aussi charmant, un gouvernement aussi juste, des plaisirs si vrais & si purs, & tout ce qu’il faut pour savoir les goûter, à quoi tient-il que nous n’adorions tous la patrie?

Ainsi rappelloit ses citoyens, par des fêtes modestes & des jeux sans éclat, cette Sparte que je n’aurai jamais allez citée pour l’exemple que nous devrions en tirer; ainsi dans Athenes parmi les beaux-arts, ainsi dans Suse au sein du luxe & de la mollesse, le Spartiate ennuyé soupiroit après les grossiers festins & les fatigans exercices. C’est à Sparte que, dans une laborieuse oisiveté, tout étoit plaisir & Spectacle; c’est-là que les plus rudes travaux paissoient pour des récréations, & que les moindres délassemens formoient une instruction publique, c’est-là que les citoyens, continuellement assembles, consacroient la vie entiere à des amusemens qui faisoient la grande affaire de l’Etat, & à des jeux dont on ne se délassoit qu’a la guerre.

J’entends déjà les plaisans me demander si, parmi tant de merveilleuses instructions, je ne veux point aussi, dans nos; Fêtes Genevoises, introduire les danses des jeunes Lacédémoniennes? Je réponds que je voudrois bien nous croire les yeux & les cœurs assez chastes pour supporter un tel Spectacle, & que de jeunes personnes dans cet etat fussent Geneve comme à Sparte couvertes de l’honnêteté publique; mais, quelque estime que je fasse de mes compatriotes, je sais trop combien il y a loin d’eux aux Lacédémoniens, & je ne leur propose [596] des institutions de ceux-ci que celles dont ils ne sont pas encore incapables. Si le sage Plutarque s’est charge de justifier l’usage en question, pourquoi faut-il que je m’en charge après lui? Tout est dit, en avouant que cet usage ne convenoit qu’aux élevés de Lycurgue; que leur vie frugale & laborieuse, leurs mœurs pures & sévères, la force dame qui leur étoit propre, pouvoient seules rendre innocent sous leurs yeux, un spectacle si choquant pour tout peuple qui n’est qu’honnête.

Mais pense-t-on qu’au fond l’adroite parure de nos femmes air moins son danger qu’une nudité absolue, dont l’habitude tourneroit bientôt les premiers effets en indifférence & peut-être en dégoût? Ne fait-on pas que les statues & les tableaux n’offensent les yeux que quand un mélange de vêtemens rend les nudités obscènes? Le pouvoir immédiat des sens est foible & borne: c’est par l’entremise de l’imagination qu’ils sont leurs plus grands ravages; c’est elle qui prend soin d’irriter les desirs, en prêtant à leurs objets encore plus d’attraits que ne leur en donna la. Nature; c’est elle qui découvre à l’œil avec scandale ce qu’il ne voit pas seulement comme nud, mais comme devant être habille. Il n’y a point de vêtement si modeste au travers duquel un regard enflamme par l’imagination n’aille porter les desirs. Une jeune Chinoise; avançant un bout de pied couvert & chausse, sera plus de ravage à Pékin que n’eut fait la plus belle fille du monde dansant toute nue au bas du Tagete. Mais quand on s’habille avec autant d’art & si peu d’exactitude que les femmes font aujourd’hui, quand on ne montre moins que pour faire désirer davantage, quand l’obstacle qu’on oppose aux yeux ne sert qu’a [597] mieux irriter l’imagination, quand on ne cache une parte de l’objet que pour parer celle qu’on expose

Heu! male tum mites defendit pampinus uvas.

Terminons ces nombreuses digressions. Grace au Ciel voici la derniere: je suis à la fin de cet écrit. Je donnois les fêtes de Lacedemone pour modele & celles que je voudrois voir parmi nous. Ce n’est pas seulement par leur objet, mais aussi par leur simplicité que je les trouve recommandables: sans pompe, sans luxe, sans appareil; tout y respiroit, avec un charme secret de patriotisme qui les rendoit intéressantes, un certain esprit martial convenable à des hommes libres;* [*Je me souviens d’avoir été frappe dans mon enfance d’un spectacle assez simple, & dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le tems &!a diversité des objets. Le Régiment de St. Gervais avoit fait l’exercice, &, selon la coutume, on avoit loupe par compagnies; la plupart de ceux qui les composoient se rassemblèrent après le soupe dans la place de St. Gervais, & se mirent à danser tous ensemble, officiers & soldats, autour de la fontaine, sur!e bassin de laquelle etoient montes les Tambours, les Fifres, & ceux qui portoient les flambeaux. Une danse de gens égayes par un long repas sembleroit n’offrir rien de fort intéressant à voir; cependant, l’accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, & formant. une longue bande qui serpentoit en cadence & sans confusion, avec mille tours & retours, mille especes d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animoient, le bruit des tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formoit une sensation très-vive qu’on ne pouvoit supporter de sang-froid. Il étoit tard, les femmes etoient couchées toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnoient un nouveau zele aux acteurs; elles ne purent tenir long-tems à leurs fenêtres, elles descendirent; les maîtresses venoient voir leurs maris, les servantes apportoient du vin, les enfans même éveilles par le bruit accoururent demi-vêtus entre les peres & les meres. La danse fut suspendue; ce ne furent qu’embrassemens, ris, santés, carresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurois peindre, mais que, dans l’alégresse universelle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon pere, en m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir & partager encore. Jean-Jaques, me disoit-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois; ils sont tous amis, ils sont tous frères; la joie & la concorde regne au milieu d’eux. Tu es Genevois: tu verras un jour d’autres peuples; mais, quand tu voyagerois autant que ton pere, tu ne trouveras jamais leur pareil.

On voulut recommencer la danse, il n’y eut plus moyen: on ne savoit, plus ce qu’on faisoit, toutes les têtes etoient tournées d’une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir reste quelque tems encore à rire & à causer sur la place il falut se séparer, chacun se retira paisiblement avec sa famille; & voilà comment ces aimables & prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. Je sens bien que ce Spectacle dont je fus si touche, seroit sans attrait pour mille autres: il faut des yeux faits pour le voir, & un cœur fait pour le sentir. Non, il n’y a de pure joie que la joie publique, & les vrais sentimens de la Nature ne regnent que sur le peuple. Ah! Dignité, fille de l’orgueil & mere de l’ennui, jamais tes tristes esclaves eurent-ils un pareil moment en leur vie?] [598] sans affaires & sans plaisirs, au moins de ce qui porte ces noms parmi nous, ils passoient, dans cette douce uniformité, la journée, sans la trouver trop longue, & la vie, sans la trouver trop courte. Ils s’en retournoient chaque soir, gais & dispos, prendre leur frugal repas, contens de leur patrie, de leurs concitoyens, & d’eux-mêmes. Si l’on demande quelque exemple de ces divertissemens publics, en voici un rapporte par Plutarque. Il y avoit, dit-il, toujours trois danses en autant de bandes, selon la différence des âges; & ces danses se faisoient au chant de chaque bande. Celle des vieillards commençoit la premiere, en chantant le couplet suivant.

[599]

Nous avons été jadis

Jeunes, vaillans, & hardis.

Suivoit celle des hommes qui chantoient à leur tour, en frappant de leurs armes en cadence.

Nous le sommes maintenant,

A l’épreuve à tout venant.

Ensuite venoient les enfans qui leur repondoient en chantant de toute leur force.

Et nous bientôt le serons,

Qui tous vous surpasserons.

Voila, Monsieur, les Spectacles qu’il faut à des Républiques. Quant à celui dont votre article Geneve m’a force de traiter dans cet essai, si jamais l’intérêt particulier vient à bout de l’établir dans nos murs, j’en prévois les tristes effets; j’en ai montre quelques-uns, j’en pourrois montrer davantage; mais c’est trop craindre un malheur imaginaire que la vigilance de nos Magistrats saura prévenir. Je ne pretends point instruire des hommes plus sages que moi. Il me suffit d’en avoir dit assez pour consoler la jeunesse de mon pays d’être privée d’un amusement qui coûteroit si cher à la patrie. J’exhorte cette heureuse jeunesse à profiter de l’avis qui termine votre article. Puisse-t-elle connoître & mériter son sort! Puisse-t-elle sentir toujours combien le solide bonheur est préférable aux vains plaisirs qui le détruisent! Puisse-t-elle transmettre à ses descendans les vertus, la liberté, la paix qu’elle tient de ses peres! C’est le dernier vœu par lequel je finis mes ecrits, c’est celui par lequel finira ma vie.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[601]

RÉPONSE
A UNE LETTRE ANONYME

dont le contenu se trouve en Caractere Italique dans cette Réponse.

[1758 / 1782 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VI, pp. 601-605.]

Je suis sensible aux attentions dont m’honorent ces Messieurs que je ne connois point; mais il faut que je réponde à ma maniere; car je n’en ai qu’une.

Des gens de Loix qui estiment, &c. M. Rousseau, ont été surpris & affligés de son opinion, dans sa Lettre à M. d’Alembert, sur le Tribunal des Maréchaux de France.

J’ai cru dire des vérités utiles. Il est triste que de telles vérités surprennent; plus triste, qu’elles affligent; & bien plus triste encore, qu’elles affligent des gens de Loi.

Un Citoyen aussi éclairé que M. Rousseau.

Je ne suis point un Citoyen éclairé; mais seulement un Citoyen zélé.

N’ignore pas qu’on ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Je l’ignorois: je l’apprends, mais qu’on me permette à mon tour une petite question. Bodin, Loisel, Fénelon, Boulainvilliers, l’Abbé de S. Pierre, le Président de Montesquieu, le Marquis de Mirabeau, l’Abbé de Mabli, tous bons François & gens éclairé, ont-ils ignoré qu’on ne peut justement [602] dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation? On a tort d’exiger qu’un Etranger soit plus savant qu’eux sur ce qui est juste ou injuste dans leur pays.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Cette maxime peut avoir une application particuliere & circonscrite, selon les lieux & les personnes. Voici la premiere fois, peut-être, que la justice est opposée à la vérité.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Si quelqu’un de nos Citoyens m’osoit tenir un pareil discours à Geneve, je le poursuivrois criminellement, comme traître à la Patrie.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

II y a dans l’application de cette maxime quelque chose que je n’entends point. J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve, imprime un Livre en Hollande, & voilà qu’on lui dit en France qu’on ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les défauts de la Législation! ceci me paroît bizarre. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’être votre compatriote; ce n’est point pour vous que j’écris; je n’imprime point dans votre pays; je ne me soucie point que mon Livre y vienne; si vous me lisez ce n’est pas ma faute.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la Nation les fautes de la Législation.

Quoi donc! si-tôt qu’on aura fait une mauvaise institution dans quelque coin du monde, à l’instant il faudra que tout [603] l’Univers la respecte en silence? Il ne sera plus permis à personne de dire aux autres Peuples qu’ils seroient mal de l’imiter? Voilà des prétentions assez nouvelles, & un fort singulier droit des gens.

Les Philosophes sont faits pour éclairer le Ministere, le détromper de ses erreurs, & respecter ses fautes.

Je ne fais pourquoi sont faits les Philosophes, ni ne me soucie de le savoir.

Pour éclairer le Ministere.

J’ignore si l’on peut éclairer le Ministere.

Le détromper de ses erreurs.

J’ignore si l’on peut détromper le Ministere de ses erreurs.

Et respecter ses fautes.

J’ignore si l’on peut respecter les fautes du Ministere.

Je ne sais rien de ce qui regarde le Ministere; parce que ce mot n’est pas connu dans mon pays & qu’il peut avoir des sens que je n’entends pas.

De plus, M. Rousseau ne nous paroît pas raisonner en politique.

Ce mot sonne trop haut pour moi. Je tâche de raisonner en bon Citoyen de Geneve. Voilà tout.

Lorsqu’il admet dans un Etat une autorité supérieure à l’autorité souveraine.

J’en admets trois seulement. Premiérement, l’autorité de Dieu, & puis celle de la Loi naturelle qui dérive de la constitution de l’homme, & puis celle de l’honneur plus forte sur un cœur honnête que tous les Rois de la terre.

Ou du moins indépendante d’elle.

[604] Non pas seulement indépendantes, mais supérieures. Si jamais l’autorité souveraine* [*Nous pourrions bien ne pas nous entendre les uns les autres sur le sens que nous donnons à ce mot, & comme il n’est pas bon que nous nous entendions mieux, nous ferons bien de n’en pas disputer.] pouvoit être en conflit avec une des trois précédentes, il faudroit que la premiere cédât en cela. Le blasphémateur Hobbes est en horreur pour avoir soutenu le contraire.

Il ne se rappelloit pas dans ce moment le sentiment de Grotius.

Je ne saurois me rappeller ce que je n’ai jamais su, & probablement je ne faurai jamais ce que je ne me soucie point d’apprendre.

Adopté par les Encyclopédistes.

Le sentiment d’aucun des Encyclopédistes n’est une regle pour ses collegues. L’autorité commune est celle de la raison. Je n’en reconnois point d’autre.

Les Encyclopédistes ses confreres.

Les amis de la vérité sont tous mes confreres.

Le tems nous empêche d’exposer plusieurs autres objections.

Le devoir m’empêcheroit peut-être de les résoudre. Je sais l’obéissance & le respect que je dois dans mes actions & dans mes discours aux Loix & aux maximes du pays dans lequel j’ai le bonheur de vivre. Mais il ne s’ensuit pas de-là que je ne doive écrire aux Genevois que ce qui convient aux Parisiens.

Qui exigeroient une conversation.

Je n’en dirai pas plus en conversation que par écrit, il [605] n’y a que Dieu & le Conseil de Geneve à qui je doive compte de mes maximes.

Qui priveroit M. Rousseau d’un tems précieux pour lui & pour le public.

Mon tems est inutile au public, & n’est plus d’un grand prix pour moi-même. Mais j’en ai besoin pour gagner mon pain; c’est pour cela que je cherche la solitude.

A Montmorency, le 15 Octobre 1758.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[607]

DE L’IMITATION THÉÂTRAL

ESSAI TIRE DES DIALOGUES DE PLATON

[1758 et 1763 ("le manuscrit a disparu" Pléiade édition t. V, 1831ff.); Oeuvres de M. Rousseau, nouvelle édition, Neuchâtel, 1764, t. V pp. 1-38; le Pléiade édition, V, pp. 1195-1211. ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VI, pp. 607-633. Melanges t. I.]

[609]

AVERTISSEMENT

Ce petit écrit n’est qu’une espece d’extrait de divers endroits où Platon traite de l’Imitation théatrale. Je n’y ai gueres d’autre part que de les avoir rassemblés & liés dans la forme d’un discours suivi, au lieu de celle du Dialogue qu’ils out dans l’original. L’occasion de ce travail fut la Lettre À M. d’Alembert sur les Spectacles; mais n’ayant pu commodément l’y faire entrer, je le mis à part pour être employé ailleurs, ou tout-à-fait supprimé. Depuis lors cet écrit étant sorti de mes mains, se trouva compris, je ne sais comment, dans un marché qui ne me regardoit pas. Le Manuscrit m’est revenu: mais le Libraire l’a réclamé comme acquis par lui de bonne-foi, & je n’en veux pas dédire celui qui le lui a cédé. Voilà comment cette bagatelle passe aujourd’hui à l’Impression.

[611]

DE L’IMITATION THÉATRALE.

Plus je songe à l’établissement de notre République imaginaire, plus il me semble que nous lui avons prescrit des loix utiles & appropriées à la nature de l’homme. Je trouve, sur-tout, qu’il importoit de donner, comme nous avons fait, des bornes à la licence des Poetes, & de leur interdire toutes les parties de leur art qui se rapportent à l’imitation. Nous reprendrons même, si vous voulez, ce sujet, à présent que les choses plus importantes sont examinées; &, dans l’espoir que vous ne me dénoncerez pas à ces dangereux ennemis, je vous avouerai que je regarde tous les Auteurs dramatiques, comme les corrupteurs du peuple, ou de quiconque, se laissant amuser par leurs images, n’est pas capable de les considérer sous leur vrai point de vue, ni de donner à ces fables le correctif dont elles ont besoin. Quelque respect que j’aye pour Homere, leur modele & leur premier maître, je ne crois pas lui devoir plus qu’à 1a vérité; & pour commencer par m’assurer d’elle, je vais d’abord rechercher ce que c’est qu’imitation.

Pour imiter une chose, il faut en avoir l’idée. Cette idée est abstraite, absolue, unique & indépendante du nombre [612] d’exemplaires de cette chose qui peuvent exister dans la Nature. Cette idée est toujours antérieure à son exécution car l’Architecte qui construit un Palais, a l’idée d’un Palais avant que de commencer le sien. Il n’en fabrique pas le modele, il le suit, & ce modele est d’avance dans son esprit.

Borné par son art à ce seul objet, cet Artiste ne sait faire que son Palais ou d’autres Palais semblables: mais il y en a de bien plus universels, qui sont tout ce que peut exécuter au monde quelque ouvrier que ce soit, tout ce que produit la Nature, tout ce que peuvent faire de visible au ciel, sur la terre, aux enfers, les Dieux mêmes. Vous comprenez bien que ces Artistes si merveilleux sont des Peintres, & même le plus ignorant des hommes en peut faire autant avec un miroir. Vous me direz que le Peintre ne fait pas ces choses, mais leurs images: autant en fait l’ouvrier qui les fabrique réellement, puisqu’il copie un modele qui existoit avant elles.

Je vois-là trois Palais bien distincts. Premiérement le modele ou l’idée originale qui existe dans l’entendement de l’Architecte, dans la Nature, ou tout au moins dans son Auteur avec toutes les idées possibles dont il est la source: en second lieu, le Palais de l’Architecte, qui est l’image de ce modele; & enfin le Palais du Peintre, qui est l’image de celui de l’Architecte. Ainsi, Dieu, l’Architecte & le Peintre sont les auteurs de ces trois Palais. Le premier Palais est l’idée originale, existante par elle-même; le second en est l’image; le troisieme est l’image de l’image, ou ce que nous appellons proprement imitation. D’où il suit que l’imitation [613] ne tient pas, comme on croit, le second rang, mais le troisieme dans l’ordre des êtres, & que, nulle image n’étant exacte & parfaite, l’imitation est toujours d’un degré plus loin de la vérité qu’on ne pense.

L’Architecte peut faire plusieurs Palais sur le même modele, le Peintre, plusieurs tableaux du même Palais: mais quant au type ou modele original, il est unique; car si l’on supposoit qu’il y en eût deux semblables, ils ne seroient plus originaux; ils auroient un modele original, commun à l’un & à l’autre; & c’est celui-là seul qui seroit le vrai. Tout ce que je dis ici de la peinture est applicable à l’imitation théatrale: mais avant d’en venir-là, examinons plus en détail les imitations du Peintre.

Non-seulement il n’imite dans ses tableaux que les images des choses; savoir, les productions sensibles de la Nature, & les ouvrages des Artistes; il ne cherche pas même à rendre exactement la vérité de l’objet, mais l’apparence: il le peint tel qu’il paroît être, & non pas tel qu’il est. Il le peint sous un seul point de vue, & choisissant ce point de vue à sa volonté, il rend, selon qu’il lui convient, le même objet agréable ou difforme aux yeux des spectateurs. Ainsi jamais il ne dépend d’eux de juger de la chose imitée en elle-même; mais ils sont forcés d’en juger sur une certaine apparence, & comme il plaît à l’imitateur: souvent même ils n’en jugent que par habitude, & il entre de l’arbitraire jusques dans l’imitation.* [*L’expérience nous apprend que la belle harmonie ne flatte point une oreille non prévenue, qu’il n’y a que la seule habitude qui nous rende agréables les consonnances, & nous les fasse distinguer des intervalles les plus discordans. Quant à la simplicité des rapports sur laquelle on a voulu fonder le plaise de l’harmonie, j’ai fait voir dans l’Encyclopédie au mot Consonnance, que ce principe est insoutenable, & je crois facile à prouver que toute notre harmonie est une invention barbare & gothique qui n’est devenue que par trait de tems, un art d’imitation. Un Magistrat studieux qui, dans ses momens de loisir, au lieu d’aller entendre de la musique, s’amuse à en approfondir les systêmes, a trouvé que la rapport de la quinte n’est de deux à trois que par approximation, & que ce rapport est rigoureusement incommensurable. Personne au moins ne sauroit nier qu’il ne soit tel sur nos clavecins en vertu du tempérament; ce qui n’empêche pas ces quintes ainsi tempérées de nous paroître agréables. Or où est, en pareil cas, la simplicité du rapport qui devroit nous les rendre telles? Nous ne, savons point encore si notre systême de musique n’est pas fondé sur de pures conventions; nous ne savons point si les principes n’en sont pas tout-à-fait arbitraires, & si tout autre systême, substitué à celui-là, ne parviendroit pas, par l’habitude, à nous plaire également. C’est une question discutée ailleurs. Par une analogie assez naturelle, ces réflexions pourroient en exciter d’autres au sujet de la peinture sur le ton d’un tableau, sur l’accord des couleurs, sur certaines parties du dessin où il entre peut-être plus d’arbitraire qu’on ne pense, & où l’imitation même peut avoir des regles de convention. Pourquoi lis Peintres n’osent-ils entreprendre des imitations nouvelles, qui n’ont contr’elles que leur nouveauté, & paroissent d’ailleurs tout-à-fait du ressort de l’art? Par exemple, c’est un jeu pour eux de faire paroître en relief une surface plane: pourquoi donc nul d’entr’eux n’a-t-il tenté de donner l’apparence d’une surface plane à un relief? S’ils font qu’un plafond paroisse une voûte, pourquoi ne font-ils pas qu’une voûte paroisse un plafond? Les ombres diront-ils, changent d’apparence à divers points de vue; ce qui n’arrive pas de même aux surfaces planes. Levons cette difficulté, & prions un Peintre de peindre & colorier une statue de maniere qu’elle paroisse plate, rase, & de la même couleur, sans aucun dessin, dans un seul jour & sous un seul point de vue. Ces nouvelles considérations ne seroient peut-être pas indignes d’être examinées par l’amateur éclairé qui a si bien philosophé sur cet art.]

[614] L’Art de représenter les objets est fort différent de celui de les faire connoître. Le premier plaît sans instruire; le second instruit sans plaire. L’Artiste qui leve un plan & prend [615] des dimensions exactes, ne fait rien de fort agréable à la vue; aussi son ouvrage n’est-il recherché que par les gens de l’art. Mais celui qui trace une perspective, flatte le peuple & les ignorans, parce qu’il ne leur fait rien connoître, & leur offre seulement l’apparence de ce qu’ils connoissoient déjà. Ajoutez que la mesure, nous donnant successivement une dimension & puis l’autre, nous instruit lentement de la vérité des choses; au lieu que l’apparence nous offre le tout à la fois, &, sous l’opinion d’une plus grande capacité d’esprit, flatte le sens en séduisant l’amour-propre.

Les représentations du Peintre, dépourvues de toute réalité, ne produisent même cette apparence, qu’a l’aide de quelques vaines ombres & de quelques légers simulacres qu’il fait prendre pour la chose même. S’il y avoit quelque mélange de vérité dans ses imitations, il faudroit qu’il connût les objets qu’il imite; il seroit Naturaliste, Ouvrier, Physicien, avant d’être Peintre. Mais au contraire, l’étendue de son art n’est fondée que sur son ignorance; & il ne peint tout, que parce qu’il n’a besoin de rien connoître. Quand il nous offre un Philosophe en méditation, un Astronome observant les astres, un Géometre traçant des figures, un Tourneur dans son attelier, fait-il pour cela tourner, calculer, méditer, observer les astres? Point du tout; il ne fait que peindre. Hors d’état de rendre raison d’aucune des choses qui sont dans son tableau, il nous abuse doublement par ses imitations, soit en [616] nous offrant une apparence vague & trompeuse, dont ni lui ni nous ne saurions distinguer l’erreur; soit en employant des mesures fausses pour produire cette apparence, c’est-à-dire, en altérant toutes les véritables dimensions selon les loix de la perspective: de sorte que, si le sens du spectateur ne prend pas le change & se borne à voir le tableau tel qu’il est, il se trompera sur tous les rapports des choses qu’on lui présente, ou les trouvera tous faux. Cependant l’illusion sera telle que les simples & les enfans s’y méprendront, qu’ils croiront voir des objets que le Peintre lui-même ne connoît pas, & des ouvriers à l’art desquels il n’entend rien.

Apprenons par cet exemple à nous défier de ces gens universels, habiles dans tous les arts, versés dans toutes les sciences, qui savent tout, qui raisonnent de tout, & semblent réunir à eux seuls les talens de tous les mortels. Si quelqu’un nous dit connoître un de ces hommes merveilleux, assurons-le, sans hésiter, qu’il est la dupe des prestiges d’un charlatan, & que tout le savoir de ce grand Philosophe n’est fondé que sur l’ignorance de ses admirateurs, qui ne savent point distinguer l’erreur d’avec la vérité, ni l’imitation d’avec la chose imitée.

Ceci nous mene à l’examen des Auteurs tragiques & d’Homere leur chef.* [*C’étoit le sentiment commun des Anciens, que tous leurs Auteurs tragiques n’étoient que les copistes & les imitateurs d’Homere. Quelqu’un disoit des Tragédies d’Euripide: ce sont les restes des festins d’Homere, qu’un convive emporte chez lui.] Car plusieurs assurent qu’il faut qu’un Poete tragique sache tout; qu’il connoisse à fond les vertus & les [617] vices, la politique & la morale, les loix divines & humaines, & qu’il doit avoir la science de toutes les choses qu’il traite, ou qu’il ne sera jamais rien de bon. Cherchons donc si ceux qui relevent la Poésie à ce point de sublimité ne s’en laissent point imposer aussi par l’art imitateur des Poetes; si leur admiration pour ces immortels ouvrages ne les empêche point de voir combien ils sont loin du vrai, de sentir que ce sont des couleurs sans consistance, de vains fantômes, des ombres; & que, pour tracer de pareilles images, il n’y a rien de moins nécessaire que la connoissance de la vérité: ou bien, s’il y a dans tout cela quelque utilité réelle, & si les Poetes savent en effet cette multitude de choses dans le Vulgaire trouve qu’ils parlent si bien.

Dites-moi, mes amis, si quelqu’un pouvoit avoir à son choix le portrait de sa maîtresse ou l’original, lequel penseriez-vous qu’il choisît? Si quelque Artiste pouvoit faire également la chose imitée ou son simulacre, donneroit-il la préférence au dernier, en objets de quelque paix, & se contenteroit-il d’une maison en peinture, quand il pourroit s’en faire une en effet? Si donc l’Auteur tragique savoit réellement les choses qu’il prétend peindre, qu’il eût les qualités qu’il décrit, qu’il fût faire lui-même tout ce qu’il fait faire à ses personnages, n’exerceroit-il pas leurs talens? Ne pratiqueroit-il pas leurs vertus? N’éleveroit-il pas des monumens à sa gloire plutôt qu’à la leur? Et n’aimeroit-il pas mieux faire lui-même des actions louables, que se borner à louer celles d’autrui? Certainement le mérite en seroit tout autre; & il n’y a pas de raison pourquoi, pouvant le plus, il se borneroit au moins. [618] Mais que penser de celui qui nous veut enseigner ce qu’il n’pas pu apprendre? Et qui ne riroit de voir une troupe imbécille aller admirer tous les ressorts de la politique & du cœur humain mis en jeu par un étourdi de vingt ans, à qui le moins sensé de l’assemblée ne voudroit pas confier la moindre de ses affaires?

Laissons ce qui regarde les talens & les arts. Quand Homere parle si bien du savoir de Machaon, ne lui demandons point compte du sien sur la même matière. Ne nous informons point des malades qu’il a guéris, des éleves qu’il a faits en médecine, des chefs-d’oeuvre de gravure & d’orfévrerie qu’il a finis, des ouvriers qu’il a formés, des monumens de son industrie. Souffrons qu’il nous enseigne tout cela, sans savoir s’il en est instruit. Mais quand il nous entretient de la guerre, du gouvernement, des loix, des sciences qui demandent la plus langue étude & qui importent le plus au bonheur des hommes, osons l’interrompre un moment & l’interroger ainsi: divin Homere! nous admirons vos leçons; & nous n’attendons, pour les suivre, que de voir comment vous les pratiquez vous-même; si vous êtes réellement ce que vous vous efforcez de paroître; si vos imitations n’ont pas le troisieme rang, mais le second après la vérité, voyons en vous le modele que vous nous peignez dans vos ouvrages; montrez-nous le Capitaine, le Législateur & le Sage; dont vous nous offrez si hardiment le portrait. La Grece & le Monde entier célebrent les bienfaits des grands hommes qui posséderent ces arts sublimes dont les préceptes vous coûtent si peu. Lycurgue donna des loix à Sparte, Charondas [619] à la Sicile & à l’Italie, Minos aux Crétois, Solon à nous. S’agit-il des devoirs de la vie, du sage gouvernement de la maison, de la conduite d’un Citoyen dans tous les états? Thalès de Milet & le Scythe Anacharsis donnerent à la fois l’exemple & les préceptes. Faut-il apprendre à d’autres ces mêmes devoirs, & instituer des Philosophes & des Sages qui pratiquent ce qu’on leur a enseigné? Ainsi fit Zoroastre aux Mages, Pythagore à ses disciples, Lycurgue à ses concitoyens. Mais vous, Homere, s’il est vrai que vous ayez excellé en tant de parties; s’il est vrai que vous puissiez instruire les hommes & les rendre meilleurs; s’il est vrai qu’à l’imitation vous ayez joint l’intelligence & le savoir aux discours; voyons les travaux qui prouvent votre habileté, les Etats que vous avez institués, les vertus qui vous honorent, les disciples que vous avez faits, les batailles que vous avez gagnées, les richesses que vous avez acquises. Que ne vous êtes-vous concilié des foules d’amis, que ne vous êtes-vous fait aimer & honorer de tout le monde? Comment se peut-il que nous n’ayez attiré près de vous que le seul Cléophile? encore d’en fites-vous qu’un ingrat. Quoi! un Protagore d’Abdère, un Prodicus de Chio, sans sortir d’une vie simple & privée, ont attroupé leurs contemporains autour d’eux, leur ont persuadé d’apprendre d’eux seuls l’art de gouverner son pays, sa famille & soi-même; & ces hommes si merveilleux, un Hésiode, un Homere, qui savoient tout, qui pouvoient tout apprendre aux hommes de leur tems, en ont été négligés au point d’aller errans, mendiant par-tout l’univers; & chantant leurs vers de ville en ville, comme de vils Baladins! Dans [620] ces siecles grossiers, où le poids de l’ignorance commençoit à se faire sentir, où le besoin & l’avidité de savoir concouroient à rendre utile & respectable tout homme un peu plus instruit que les autres, si ceux-ci eussent été aussi savans qu’ils sembloient l’être, s’ils avoient eu toutes les qualités qu’ils faisoient briller avec tant de pompe, ils eussent passé pour des prodiges; ils auroient été recherchés de tous; chacun se seroit empressé pour les avoir, les posséder, les retenir chez soi; & ceux qui n’auroient pu les fixer avec eux, les auroient plutôt suivis par toute la terre, que de perdre une occasion si rare de s’instruire & de devenir des Héros pareils à ceux qu’on leur faisoit admirer.* [*Platon ne veut pas dite qu’un homme entendu pour ses intérêts & versé dans les affaires lucratives, ne puisse, en trafiquant de la Poésie, où par d’autres moyens, parvenir à une grande fortune. Mais il est fort différent de s’enricher & s’illustrer par le métier de Poete, ou de s’enrichir & de s’illustrer par les talens que le Poete prétend enseigner. Il est vrai qu’on pouvoit alléguer à Platon l’exemple de Tirtée; mais il se fût tiré d’affaire avec une distinction, en le considérant plutôt comme Orateur que comme Poete.]

Convenons donc que tous les PoEtes, à commencer par Homere, nous représentent dans leurs tableaux, non le modele des vertus, des talens, des qualités de l’ame, ni les autres objets de l’entendement & des sens qu’ils n’ont pas en eux-mêmes, mais les images de tous ces objets tirées d’objets étrangers; & qu’ils ne sont pas plus près en cela de la vérité, quand ils nous offrent les traits d’un Héros ou d’un Capitaine, qu’un Peintre qui, nous peignant un Géometre ou un Ouvrier, ne regarde point à l’art où il n’entend rien, mais seulement aux couleurs & à la figure. [621] Ainsi sont illusion les noms & les mots à ceux qui, sensibles au rhythme & à l’harmonie, se laissent charmer à l’art enchanteur du Poete, & se livrent à la séduction par l’attrait du plaisir; en sorte qu’ils prennent les images d’objets qui ne sont connus, ni d’eux, ni des auteurs, pour les objets mêmes, & craignent d’être détrompés d’une erreur qui les flatte, soit en donnant le change à leur ignorance, soit par les sensations agréables dont cette erreur est accompagnée.

En effet, ôter au plus brillant de ces tableaux le charme des vers & les ornemens étrangers qui l’embellissent; dépouillez-le du coloris de la Poésie ou du style, & n’y laissez que le dessein, vous aurez peine à le reconnoître: ou, s’il est reconnoissable, il ne plaira plus; semblable à ces enfans plutôt jolis que beaux, qui, parés de leur seule fleur de jeunesse, perdent avec elle toutes leurs graces, sans avoir rien perdu de leurs traits.

Non-seulement l’imitateur ou l’auteur du simulacre ne connoît que l’apparence de la chose imitée, mais la véritable intelligence de cette chose n’appartient pas même à celui qui l’a faite. Je vois dans ce tableau des chevaux attelés au char d’Hector; ces chevaux ont des harnois, des mors, des rênes; l’Orsevre, le Forgeron; le Sellier ont fait ces diverses choses, le Peintre les a représentées; mais, ni l’Ouvrier qui les fait, ni le Peintre qui les dessine ne savent ce qu’elles doivent être: c’est à l’Ecuyer ou au Conducteur qui s’en sert à déterminer leur forme sur leur usage; c’est à lui seul de juger si elles sont bien ou mal, & d’en corriger les [622] défauts. Ainsi dans tout instrument possible, il y a trois objets de pratique à considérer, savoir l’usage, la fabrique & l’imitation. Ces deux derniers arts dépendent manifestement du premier, & il n’y a rien d’imitable dans la nature à quoi l’on ne puisse appliquer les mêmes distinctions.

Si l’utilité, la bonté, la beauté d’un instrument, d’un animal, d’une action se rapportent à l’usage qu’on en tire; s’il n’appartient qu’à celui qui les met en œuvre d’en donner le modele & de juger si ce modele est fidélement exécuté: loin que l’imitateur soit en état de prononcer sur les qualités pies choses qu’il imite, cette décision n’appartient pas même à celui qui les a faites. L’imitateur suit l’ouvrier dont il copie, l’ouvrage, l’Ouvrier suit l’Artiste qui fait s’en servir, & ce dernier seul apprécie également la chose & son imitation; ce qui confirme que les tableaux du Poete & du Peintre n’occupent que la troisieme place après le premier modele ou la vérité.

Mais le Poete, qui n’a pour juge qu’un Peuple ignorant auquel il cherche à plaire, comment ne défigurera-t-il pas, pour le flatter, les objets qu’il lui présente? Il imitera ce qui paroît beau à la multitude, sans se soucier s’il l’est en effet. S’il peint la valeur, aura-t-il Achille pour juge? S’il peint la ruse, Ulysse le reprendra-t-il? Tout au contraire Achille & Ulysse seront ses personages; Thersite & Dolon ses spectateurs.

Vous m’objecterez que le Philosophe ne fait pas non plus lui-même tous les arts dont il parle, & qu’il étend souvent ses idées aussi loin que le Poete étend ses images. J’en conviens: [623] mais le Philosophe ne se donne pas pour savoir la vérité, il la cherche, il examine, il discute, il étend nos vues, il nous instruit même en se trompant; il propose ses doutes pour des doutes, ses conjectures pour des conjectures, & n’affirme que ce qu’il fait. Le Philosophe qui raisonne, soumet ses raisons à notre jugement; le Poete & l’imitateur, se fait juge lui-même. En nous offrant ses images, il les affirme conformes à la vérité: il est donc obligé de la connoître, si son art a quelque réalité; en peignant tout, il se donne pour tout savoir. Le Poete est le Peintre qui fait l’image; le Philosophe est l’Architecte qui leve le plan: l’un ne daigne pas même approcher de l’objet pour le peindre; l’autre, mesure avant de tracer.

Mais de peur de nous abuser par de fausses analogies, tâchons de voir plus distinctement à quelle partie, a quelle faculté de notre ame se rapportent les imitations du Poete, & considérons d’abord d’où vient l’illusion de celles du Peintre. Les mêmes corps vus à diverses distances ne paroissent pas de même grandeur, ni leurs figures également sensibles, ni leurs couleurs de la même vivacité. Vus dans l’eau, ils changent d’apparence; ce qui étoit droit, paroît brisé; l’objet paroît flotter avec l’onde. A travers un verre sphérique ou creux, tous les rapports des traits sont changés; à l’aide du clair, & des ombres, une surface plane se releve ou se creuse au gré du Peintre; son pinceau grave des traits aussi profonds que le ciseau du Sculpteur, & dans les reliefs qu’il fait tracer sur la toile, le toucher démenti par la vue, laisse à douter auquel des deux on doit se fier. [624] Toutes ces erreurs sont évidemment dans les jugemens précipités e l’esprit. C’est cette foiblesse de l’entendement humain, toujours presse de juger sans connoître, qui donne prise à tous ces prestiges de magie par lesquels l’Optique & la Mécanique abusent nos sens. Nous concluons, sur la seule apparence, de ce que nous connoissons à ce que nous ne connoissons pas., & nos inductions fausses sont la source de mille illusions.

Quelles ressources nous sont offertes contre ces erreurs? Celles de l’examen & de l’analyse. La suspension de l’esprit, d’art de mesurer, de peser, de compter, sont les secours que l’homme a pour vérifier les rapports des sens, afin qu’il ne juge pas de ce qui est grand ou petit, rond ou quarré, rare ou compacte, éloigné ou proche, par ce paroît l’être, mais par ce que le nombre, la mesure & le poids lui donnent pour tel. La comparaison, le jugement des rapports trouvés par ces diverses opérations, appartiennent incontestablement à la faculté raisonnante, & ce jugement est souvent en contradiction avec celui que l’apparence des choses nous fait porter. Or nous avons vu ci-devant que ce ne sauroit être par la même faculté de l’ame, qu’elle porte des jugemens contraires des mêmes choses considérées sous les mêmes relations. D’où il suit que ce n’est point la plus noble de nos facultés, savoir la raison; mais une faculté différente & inférieure, qui juge sur l’apparence, & se livre au charme de l’imitation. C’est ce que je voulois exprimer ci-devant, en disant que la Peinture, & généralement l’art d’imiter, exerce ses opérations loin de la vérité des choses, en s’unissant [625] à une partie de notre ame dépourvue de prudence & de raison, & incapable de rien connoître par elle-même de réel & de vrai* [*Il ne faut pas prendre ici ce mot de partie dans un sens exact, comme si Platon supposoit l’ame réellement divisible ou composée. La division qu’il suppose & qui lui fait employer le mot de parties, ne tombe que sur les divers genres d’opérations par lesquelles l’ame se modifie, & qu’on appelle autrement facultés.] Ainsi l’art d’imiter, vil par sa nature & par la faculté de l’ame sur laquelle il agit, ne peut que l’être encore par ses productions, du moins quant au sens matériel qui nous fait juger des tableaux du Peintre. Considérons maintenant le même art appliqué par les imitations du Poete immédiatement au sens interne, c’est-à-dire, à l’entendement.

La Scene représente les hommes agissant volontairement ou par force, estimant leurs actions bonnes ou mauvaises, selon le bien ou le mal qu’ils pensent leur en revenir, & diversement affectes, à calife d’elles, de douleur ou de volupté. Or, par les raisons que nous avons déjà discutées, il est impossible que l’homme, ainsi présenté, soit jamais d’accord avec lui-même; & comme l’apparence & la réalité des objets sensibles lui en donnent des opinions contraires, de même il apprécie différemment les objets de ses actions, selon qu’ils sont éloignés ou proches, conformes ou opposés à ses passions; & ses jugemens, mobiles comme elles, mettent sans cesse en contradiction ses desirs, sa raison, sa volonté & toutes les puissances de son ame.

La Scene représente donc tous les hommes, & même ceux qu’on nous donne pour modelés, comme affectés autrement [626] qu’ils ne doivent l’être pour se maintenir dans l’etat de modération qui leur convient. Qu’un homme sage & courageux perde son fils, son ami, sa maîtresse, enfin l’objet le plus cher à son cœur; on ne le verra point s’abandonner à une douleur excessive & déraisonnable; & si la foiblesse humaine ne lui permet pas de surmonter tout-à-fait son affliction, il la tempérera par la constance; une juste honte lui sera renfermer en lui-même une partie de ses peines; &, contraint de paroître aux yeux des hommes, il rougiroit de dire & faire en leur présence plusieurs choses qu’il dit & fait étant seul. Ne pouvant être en lui tel qu’il veut, il tâche au moins de s’offrir aux autres tel qu’il doit être. Ce qui le trouble & l’agite, c’est la douleur & la passion; ce qui l’arrête & le contient, c’est la raison & la loi; & dans ces mouvemens opposés, sa volonté se déclare toujours pour la derniere.

En effet, la raison veut qu’on supporte patiemment l’adversité, qu’on n’en aggrave pas le poids par des plaintes inutiles, qu’on n’estime pas les choses humaines au-delà de leur prix, qu’on n’épuise pas, à pleurer ses maux, les forces qu’on a pour les adoucir, & qu’enfin l’on songe quelquefois qu’il est impossible à l’homme de prévoir l’avenir, & de se connoître assez lui-même pour savoir si ce qui lui arrive est un bien ou un mal pour lui.

Ainsi se comportera l’homme judicieux & tempérant, en proie à la mauvaise fortune. Il tâchera de mettre à profit ses revers mêmes, comme un joueur prudent cherche à tirer parti d’un mauvais point que le hazard lui amene; &, sans se lamenter comme un enfant qui tombe & pleure auprès de la [627] pierre qui sa frappé, il saura porter, s’il le faut, un fer salutaire à sa blessure, & la faire saigner pour la guérir. Nous dirons donc que la constance & la fermeté dans les disgraces sont l’ouvrage de la raison, & que le deuil, les larmes, le désespoir, les gémissemens appartiennent à une partie de lame opposée à l’autre, plus débile, plus lâche, & beaucoup inférieure en dignité.

Or c’est de cette partie sensible & foible que se tirent les imitations touchantes & variées qu’on voit sur la Scene. L’homme ferme, prudent, toujours semblable à lui-même, n’est pas si facile à imiter; &, quand il le seroit, l’imitation, moins variée, n’en seroit pas si agréable au Vulgaire; il s’intéresseroit difficilement à une image qui n’est pas la sienne, & dans laquelle il ne reconnoîtroit ni ses mœurs, ni ses passions: jamais le cœur humain ne s’identifie avec des objets qu’il sent lui être absolument étrangers. Aussi l’habile Poete, le Poete qui fait l’art de réussir, cherchant à plaire au Peuple & aux hommes vulgaires, se garde bien de leur offrir la sublime image d’un cœur maître de lui, qui n’écoute que la voix de la sagesse; mais il charme les spectateurs par des caracteres toujours en contradiction, qui veulent & ne veulent pas, qui sont retentir le Théatre de cris & de gémissemens, qui nous forcent à les plaindre, lors même qu’ils sont leur devoir, & à penser que c’est une triste chose que la vertu, puisqu’elle rend ses amis si misérables. C’est par ce moyen, qu’avec des imitations plus faciles & plus diverses, le Poete émeut & flatte davantage les spectateurs.

Cette habitude de soumettre à leurs passions les gens qu’on [628] nous fait aimer, altere & change tellement nos jugement sur les choses, louables, que nous nous accoutumons à honorer la foiblesse d’ame sous le nom de sensibilité, & à traiter d’hommes durs & sans sentiment ceux en qui la sévérité du devoir l’emporte, en toute occasion, sur les affections naturelles. Au contraire, nous estimons comme gens d’un bon naturel ceux qui, vivement affectés de tout, sont l’éternel jouet des événemens; ceux qui pleurent comme des femmes la perte de ce qui leur fut cher; ceux qu’une amitié desordonnée rend injustes pour servir leurs amis; ceux qui ne connoissent d’autre regle que l’aveugle penchant de leur cœur; ceux qui, toujours loués du sexe qui les subjugue & qu’ils imitent, n’ont d’autres vertus que leurs passions, ni d’autre mérite que leur foiblesse. Ainsi légalité, la force, la constance, l’amour de la justice, l’empire de la raison, deviennent insensiblement des qualités haïssables, des vices que l’on décrie; les hommes se sont honorer par-tout ce qui les rend dignes de mépris; & ce renversement des saines opinions est l’infaillible effet des leçons qu’on va prendre au Théatre.

C’est donc avec raison que nous blâmions les imitations du Poete & que nous les mettions au même rang que celles du Peintre, soit pour être également éloignées de la vérité, soit parce que l’un & l’autre flattant également la partie sensible de l’ame, & négligeant la rationelle, renversent l’ordre de nos facultés, & nous sont subordonner le meilleur au pire. Comme celui qui s’occuperoit dans la République à soumettre les bons aux méchans, & les vrais chefs aux [629] rebelles, seroit ennemi de la Patrie & traître à l’Etat: ainsi le Poete imitateur porte les dissentions & la mort dans la République de l’ame, en élevant & nourrissant les plus viles facultés aux dépens des plus nobles, en épuisant & usant ses forces sur les choses les moins dignes de l’occuper, en confondant par de vains simulacres le vrai beau avec l’attrait mensonger qui plaît à la multitude, & la grandeur apparente avec la véritable grandeur.

Quelles ames fortes oseront se croire a l’épreuve du soin que prend le Poete de les corrompre ou de les décourager? Quand Homere ou quelque Auteur tragique nous montre un Héron surchargé d’affliction, criant, lamentant, se frappant la poitrine: un Achille, fils d’une Déesse, tantôt étendu par terre & répandant des deux mains du fable ardent sur sa tête; tantôt errant comme un forcené sur le rivage, & mêlant au bruit des vagues ses hurlemens effrayans: un Priam, vénérable par sa dignité, par son grand âge, par tant d’illustres enfans, se roulant dans la fange, souillant ses cheveux blancs, faisant retentir l’air de ses imprécations, & apostrophant les Dieux & les hommes; qui de nous, insensible à ces plaintes, ne s’y livre pas avec une sorte de plaisir? Qui ne sent pas naître en soi-même le sentiment qu’on nous représente? Qui ne loue pas sérieusement l’art de l’Auteur, & ne le regarde pas comme un grand Poete, à causé de l’expression qu’il donne à ses tableaux, & des affections qu’il nous communique? Et cependant, lorsqu’une affliction domestique & réelle nous atteint nous-mêmes, nous nous glorisions de la supporter modérément, de ne nous en point [630] laisser accabler jusqu’aux larmes; nous regardons alors le courage que nous nous efforçons d’avoir comme une vertu d’homme, & nous nous croirions aussi lâches que des femmes, de pleurer & gémir comme ces Héros qui nous ont touchés sur la Scene. Ne sont-ce pas de fort utiles Spectacles que ceux qui nous font admirer des exemples que nous rougirions d’imiter, & où l’on nous intéresse à des foiblesses dont nous avons tant de peine à nous dans nos propres calamités? La plus noble faculté de l’ame, perdant ainsi l’usage & l’empire d’elle-même, s’accoutume à fléchir sous la loi des passions; elle ne réprime plus nos pleurs & nos cris; elle nous livre à notre attendrissement pour des objets qui nous sont étrangers; & sous prétexte de commisération pour des malheurs chimériques, loin de s’indigner qu’un homme vertueux s’abandonne à des douleurs excessives, loin de nous empêcher de l’applaudir dans son avilissement, elle nous laisse applaudir nous-mêmes de la pitié qu’il nous inspire; c’est un plaisir que nous croyons avoir gagné sans foiblesse, & que nous goûtons sans remords.

Mais en nous laissant ainsi subjuguer aux douleurs d’autrui, comment résisterons-nous aux nôtres; & comment supporterons-nous plus courageusement nos propres maux que ceux dont nous n’appercevons qu’une vaine image? Quoi! serons-nous les seuls gui n’aurons point de prise sur notre sensibilité? Qui est-ce qui ne s’appropriera pas dans l’occasion ces mouvemens auxquels il se prête si volontiers? Qui est-ce qui saura refuser à ses propres malheurs les larmes qu’il prodigue à ceux d’un autre? J’en dis autant de la Comédie, [631] du rire indécent qu’elle nous arrache, de l’habitude qu’on y prend de tourner tout en ridicule, même les objets les plus sérieux & les plus graves, & de l’effet presque inévitable par lequel elle change en bouffons & plaisans de Théatre, les plus respectables des Citoyens. J’en dis autant de l’amour, de la colere, & de toutes les autres passions, auxquelles devenant de jour en jour plus sensibles par amusement & par jeu, nous perdons toute force pour leur résister, quand elles nous assaillent tout de bon. Enfin, de quelque sens qu’on envisage le Théatre & ses imitations, on voit toujours, qu’animant & fomentant en nous les dispositions qu’il faudroit contenir & réprimer, il fait dominer ce qui devroit obéir; loin de nous rendre meilleurs & plus heureux, il nous rend pires & plus malheureux encore, & nous fait payer aux dépens de nous-mêmes le soin qu’on y prend de nous plaire & de nous flatter.

Quand donc, ami Glaucus, vous rencontrerez des enthousiastes d’Homere; quand ils vous diront qu’Homere est l’instituteur de la Grece & le maître de tous les arts; que le gouvernement des Etats, la discipline civile, l’éducation des hommes & tout l’ordre de la vie humaine sont enseignés dans ses écrits; honorez leur zele; aimez & supportez-les, comme des hommes doués de qualités exquises; admirez avec eux les merveilles de ce beau génie; accordez-leur avec plaisir qu’Homere est le Poete par excellence, le modele & le chef de tous les Auteurs tragiques. Mais songez toujours que les Hymnes en l’honneur des Dieux, & les louanges des grands hommes, sont la seule espece de Poésie qu’il [632] faut admettre dans la République; & que si l’on y souffre une fois cette Muse imitative qui nous charme & nous trompe par la douceur de ses accens, bientôt les actions des hommes n’auront plus pour objet, ni la loi, ni les choses bonnes & belles, mais la douleur & la volupté: les passions excitées domineront au lieu de la raison: les Citoyens ne seront plus des hommes vertueux & justes, toujours soumis au devoir & à l’équité, mais des hommes sensibles & foibles qui seront le bien ou le mal indifféremment, selon qu’ils seront entraînés par leur penchant. Enfin, n’oubliez jamais qu’en bannissant de notre Etat les Drames & Pieces de Théatre, nous ne suivons point un entêtement barbare, & ne méprisons point les beautés de l’art; mais nous leur préférons les beautés immortelles qui résultent de l’harmonie de l’ame, & de l’accord de ses facultés.

Faisons plus encore. Pour nous garantir de toute partialité, & ne rien donner à cette antique discorde qui regne entre les Philosophes & les Poetes, n’ôtons rien à la Poésie & à l’imitation de ce qu’elles peuvent alléguer pour leur defense, ni à nous des plaisirs innocens qu’elles peuvent nous procurer. Rendons cet honneur à la vérité d’en respecter jusqu’à l’image, & de laisser la liberté de se faire entendre à tout ce qui le renomme d’elle. En imposant silence aux Poetes, accordons à leurs amis la liberté de les défendre & de nous montrer, s’ils peuvent, que l’art condamné par nous comme nuisible, n’est pas seulement agréable, mais utile à la République & aux Citoyens. Ecoutons leurs raisons d’une oreille impartiale, & convenons de bon cœur que nous aurons [633] beaucoup gagné pour nous-mêmes, s’ils prouvent qu’on peut se livrer sans risque à de si douces impressions. Autrement, mon cher Glaucus, comme un homme sage, épris des charmes d’une maîtresse, voyant sa vertu prête a l’abandonner, rompt, quoiqu’à regret, une si douce chaîne, & sacrifie l’amour au devoir & à la raison; ainsi, livrés dès notre enfance aux attraits séducteurs de la Poésie, & trop sensibles peut-être à ses beautés, nous nous munirons pourtant de force & de raison contre ses prestiges: si nous osons donner quelque chose au goût qui nous attire, nous craindrons au moins de nous livrer à nos premieres amours: nous nous dirons toujours qu’il n’y a rien de sérieux ni d’utile dans tout cet appareil dramatique: en prêtant quelquefois nos oreilles à la Poésie, nous garantirons nos cœurs d’être abusés par elle, & nous ne souffrirons point qu’elle trouble l’ordre & la liberté, ni dans la République intérieure de l’ame, ni dans celle de la société humaine. Ce n’est pas une légere alternative que de se rendre meilleur ou pire, & l’on ne sauroit peser avec trop de soin la délibération qui nous y conduit. O mes amis! c’est, je l’avoue, une douce chose de se livrer aux charmes d’un talent enchanteur, d’acquérir par lui des biens, des honneurs, du pouvoir, de la gloire: mais la puissance, & la gloire, & la richesse, & les plaisirs, tout s’éclipse & disparoît comme une ombre, auprès de la justice & de la vertue.

FIN.


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