JEAN JACQUES ROUSSEAU

COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,

IN-4°, 1780-1789.

VOLUME 7

Mélanges,
tome second

L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.

J.M. GALLANAR, ÉDITEUR


TABLE

DISCOURS SUR CETTE QUESTION.: Quelle est la Vertu la plus nécessaire aux Héros p.3.

DISCOURS DES SCIENCES ET DES ARTS p. 24.

LETTRE A M. L’ABBÉ RAYNAL p.61.

LETTRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Sur le réfutation de son Discours p.65.

REPONSE AU ROI DE POLOGNE DUC DE LORRAINE p.83.

DERNIERE RÉPONSE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU p. 117.

LETTRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, p.153.

LE LÉVITE D’ÉPHRAIM.p. 163

LETTRES A SARA p. 189.

LA REINE FANTASQUE, CONTE p.201.

LE PERSIFLEUR p.221.

TRADUCTION DU PREMIERE LIVRE DE L’HISTOIRE DE TACITE. p.233.

TRADUCTION DE L’APOCOLOKINTOSIS DE SENEQUE p.381.

OLINDE ET SOPHRONIE TIRE DU TASSE p.422..

FRAGMENS POUR UN DICTIONNAIRE DES TERMES D’USAGE EN BOTANIQUE p.461.

LETTRES ÉLÉMENTAIRES SUR LA BOTANIQUE,A MADAME DE L p. 531.

DEUX LETTRES A M. DE M***. sur la formation des Herbiers p.589.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

DISCOURS SUR CETTE QUESTION.
QUELLE EST LA VERTU LA PLUS NÉCESSAIRE AUX HÉROS

& QUELS SONT LES HÉROS À QUI CETTE VERTU A MANQUÉ?
PROPOSÉE EN 1751 PAR L’ACADÉMIE DE CORSE.

[1751; Publication, Paris, 1768 (l’Année littéraire); le Pléiade de édition, t. II, pp. 1262-1274. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. VII, pp. 3-22. Melanges t. II (1781)]

[3]

DISCOURS
SUR
CETTE QUESTION.

Quelle est la Vertu
la plus nécessaire
aux Héros;
& quels sont
les Héros
à qui cette Vertu
a manqué?

Proposée en 1751 par l’Académie de Corse.

GENEVE

M. DCC. LXXXI.

[4]

AVERTISSEMENT

Cette Piece est très-mauvaise, & je le sentis si bien après l’avoir écrite, que je ne daignai pas même l’envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le même sujet, mais non pas de faire bien: car il n’y a jamais de bonne réponse à faire à des questions frivoles. C’est toujours une leçon utile à tirer d’un mauvais écrit:

[5]

DISCOURS
SUR
CETTE QUESTION.

Quelle est la Vertu
la plus nécessaire
aux Héros;
& quels sont
les Héros
à qui cette Vertu
a manqué?

Si je n’étois Alexandre, disoit ce Conquérant, je voudrois être Diogene. Le Philosophie eût-il dit: si je n’etois ce que je fuis, je voudrais être Alexandre. J’en doute; un Conquérant consentiroit plutôt d’être un Sage qu’un Sage d’être un Conquérant. Mais quel homme au monde ne consentiroit pas d’être un Héros? On sent donc que l’Héroïsme a des vertus à lui, qui ne dépendent point de la fortune, mais qui ont besoin d’elle pour se développer. Le Héros est l’ouvrage de la nature, de la fortune, & de lui-même. Pour bien le définir, il faudroit assigner ce qu’il tient de chacun des trois.

Toutes les vertus appartiennent au Sage. Le Héros se dédommage de celles qui lui manquent par l’éclat de celles qu’il possede. Les vertus du premier sont tempérées, mais il est exempt de vices; si le fécond a des défauts, ils sont effacés par l’éclat de ses vertus. L’un toujours vrai n’a point de mauvaises qualités; l’autre toujours grand n’en a point [6] de médiocres. Tous deux sont fermes & inébranlables, mais de différentes manieres & en différentes choses; l’un ne cede jamais que par raison, l’autre jamais que par générosité; les foiblesses sont aussi peu connues du Sage que les lâchetés le sont peu du Héros, & la violence n’a pas plus d’empire sur l’ame de celui-ci que les passions sur, celle de l’autre.

Il y a donc plus de solidité dans le caractere du Sage & plus d’éclat dans celui du Héros; & la préférence se trouveroit décidée en faveur du premier, en se contentant de les considérer ainsi en eux-mêmes. Mais si nous les envisageons par leur rapport avec l’intérêt de la Société, de nouvelles réflexions produiront bientôt d’autres jugemens & rendront aux qualités Héroiques cette prééminence qui leur est due, & qui leur a été accordée dans tous les siecles, d’un commun consentement.

En effet, le soin de sa propre félicité fait toute l’occupation du Sage, & c’en est bien assez sans doute pour remplir la tâche d’un homme ordinaire. Les vues du vrai Héros s’étendent plus loin; le bonheur des hommes est son objets c’est à ce sublime travail qu’il consacre la grande ame qu’il a reçue du Ciel. Les Philosophes, je l’avoue, prétendent enseigner aux hommes l’art d’être heureux, & comme, s’ils devoient s’attendre à former des nations de Sages, ils prêchent aux Peuples une félicité chimérique qu’ils n’ont pas eux-mêmes, & dont ceux-ci ne prennent jamais ni l’idée ni le goût. Socrate vit & déplora les malheurs de sa Patrie; mais c’est à Trasibule qu’il étoit réservé [7] de les finir; & Platon, après avoir perdu son éloquence, son honneur & son tems à la cour d’un Tyran, fut contraint d’abandonner à un autre la gloire de délivrer Syracuse du joug de la tyrannie. Le Philosophe peut donner à l’Univers quelques instructions salutaires; mais ses leçons ne corrigeront jamais ni les Grands qui les méprisent, ni le Peuple qui ne les entend point. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi par des vues abstraites; on ne les rend heureux qu’en les contraignant l’être, & il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer: voilà l’occupation & les talens du Héros; c’est souvent la force à la main qu’il se met en état de recevoir les bénédictions des hommes qu’il contraint d’abord à porter le joug des loix pour les soumettre enfin j’autorité de la raison.

L’Héroïsme est donc, de toutes les qualités de l’ame, celle dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les gouvernent soient revêtus. C’est la collection d’un grand nombre de vertus sublimes, rares dans leur assemblage, plus rares dans leur énergie, & d’autant plus rares encore que l’Héroïsme qu’elles constituent, détaché de tout intérêt personnel, n’a pour objet que la félicite des autres & pour prix que leur admiration.

Je n’ai rien, dit ici de la gloire légitimement due aux grandes actions; je n’ai point parlé de la force de génie ni des autres qualités personnelles nécessaires au Héros, & qui, sans être vertus, servent souvent plus qu’elles au succès des grandes entreprises. Pour placer le vrai Héros a son rang, je n’ai eu recours qu’à ce principe incontestable: que c’est [8] entre les hommes celui qui se rend le plus utile aux autres qui doit être le premier de tous. Je ne crains point que les Sages appellent d’une décision fondée sur cette maxime.

Il est vrai, & je me hâte de l’avouer, qu’il se présente, dans cette maniere d’envisager l’Héroïsme, une objection qui semble d’autant plus difficile à résoudre qu’elle est tirée du fond même du sujet.

Il ne faut point, disoient les Anciens, deux Soleils dans la nature, ni deux Césars sur la terre. En effet, il en est de l’Héroïsme comme de ces métaux recherchés dont le prix consiste dans leur rareté, & que leur abondance rendroit pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a pacifié le Monde l’eût désolé, s’il y eût trouvé un seul rival digne de lui. Telles circonstances peuvent rendre un Héros nécessaire au salut du genre-humain; mais, en quelque tems que ce soit, un peuple de Héros en seroit infailliblement la ruine, &, semblable aux Soldats de Cadmus, il se détruiroit bientôt lui-même.

Quoi donc, me dira-t-on, la multiplication des bienfaiteurs de genre-humain peut-elle être dangereuse aux hommes, & peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous? Oui, sans doute, répondrai-je, quand ils s’y prennent mal, ou qu’ils ne s’en occupent qu’un apparence. Ne nous dissimulons rien; la félicité publique est bien moins la fin des actions du Héros qu’un moyen pour arriver à celle qu’il se propose, & cette fin est presque toujours sa gloire personnelle. L’amour de la gloire a fait des biens & des maux innombrables; l’amour de la Patrie est plus pur dans son principe, & plus sûr dans [9] ses effets; aussi le Monde a-t-il été souvent surcharge de Héros; mais les nations n’auront jamais assez citoyens. Il y a bien de la différence entre l’homme vertueux & celui qui a des vertus; celles du Héros ont rarement leur source dans la pureté de l’ame, &, semblables à ces drogues salutaires, mais peu agissantes, qu’il faut animer par des sels âcres & corrosifs, on diroit qu’elles aient besoin du concours de quelques vices pour leur donner de l’activité.

Il ne faut donc pas se représenter l’Héroïsme sous l’idée d’une perfection morale qui ne lui convient nullement, mais comme un composé de bonnes & mauvaises qualités salutaires ou nuisibles selon les circonstances, & combinées dans une telle proportion qu’il en résulte souvent plus de fortune & de gloire pour celui qui les possede, & quelquefois même plus de bonheur pour les Peuples, que d’une vertu parfaite.

De ces notions bien développées il s’ensuit qu’il peut y avoir bien des vertus contraires à l’Héroïsme; d’autres qui lui soient indifférentes; que d’autres lui sont plus ou moins favorables selon leurs différens rapports avec le grand art de subjuguer les cœurs & d’enlever l’admiration des Peuples; & qu’enfin parmi ces dernieres il doit y en avoir quelqu’une qui lui soit plus nécessaire, plus essentielle, plus indispensable, & qui le caractérise en quelque maniere: c’est cette vertu spéciale & proprement Héroïque qui doit être ici l’objet de mes recherches.

Rien n’est si décisif que l’ignorance, & le doute est aussi rare parmi le Peuple que l’affirmation chez les vrais Philosophes. II y a long-tems que le préjugé vulgaire a prononcé sur la question que nous agitons aujourd’hui, & que la valeur [10] guerriere passe chez la plupart des hommes pour la premiere vertu de Héros. Osons appeller de ce jugement aveugle au Tribunal de la raison, & que les préjugés, si souvent ses ennemis & ses vainqueurs, apprennent a lui céder a leur tour.

Ne nous refusons point à la premiere réflexion que ce sujet fournit, & convenons d’abord que les Peuples ont bien inconsidérément accorde leur estime & leur encens a la vaillance martiale, ou que c’est en eux une inconséquence bien odieuse de croie que ce soit par la destruction des hommes que les bienfaiteurs du genre-humain annoncent leur caractere. Nous sommes à la fois bien mal-adroits & bien malheureux, si ce n’est qu’a force de nous désoler qu’on peut exciter notre admiration. Faut donc croire que, si jamais les jours de bonheur & de paix renaissoient parmi nous, ils en banniroient l’Héroïsme avec le cortege affreux des calamites publiques, & que les Héros seroient tous relégués dans le Temple de Janus, comme on enferme, après la guerre, de vieilles & inutiles armes dans nos Arsenaux.

Je sais qu’entre les qualités qui doivent former le grand homme, le courage est quelque chose; mais hors du combat la valeur n’est rien. Le brave ne fait ses preuves qu’aux jours de bataille; le vrai Héros fait la siennes tous les jours, & ses vertus, pour se montrer quelquefois en pompe, n’en sont pas d’un usage moins fréquent sous un extérieur plus modeste.

Osons le dire. Tant s’en faut que la valeur soit la premiere vertus du Héros, qu’il est douteux même qu’on la doive compter au nombre des vertus. Comment pourroit-on honorer de ce titre une qualité sur laquelle tant de scélérats ont fondé leurs [11] crimes? Non, jamais les Catilinas ni les Cromwels n’eussent rendu leurs noms célebres; jamais l’un n’eût tente la ruine de sa Patrie, ni l’autre asservi la sienne, si la plus inébranlable intrépidité n’eût fait le fond de leur caractere. Avec quelques vertus de plus, me direz-vous, ils eussent été des Héros; dites plutôt qu’avec quelques crimes de moins ils eussent été des hommes.

Je ne passerai point ici en revue ces guerriers funestes, la terreur & le fléau du genre-humain, ces hommes avides de sang & de conquêtes, dont on ne peut prononcer les noms, sans frémir, des Marius, des Totilas, des Tamerlans. Je ne me prévaudrai point de la juste horreur qu’ils ont inspirée aux nations. Et qu’est-il besoin de recourir à des monstres pour établir que la bravoure même la plus généreuse est plus suspecte dans son principe, plus journaliere dans ses exemples, plus funeste dans ses effets qu’il n’appartient à la constance, à la solidité & aux avantages de la vertu. Combien d’actions mémorables ont été inspirées par la honte ou par la vanité? Combien d’exploits, exécutés à la sage du Soleil, sous les yeux des chefs & en présence de toute une armée, ont été démentis dans le silence & l’obscurité de la nuit? Tel est brave au milieu de ses compagnons, qui ne seroit qu’un lâche, abandonné à lui-même; tel a la tête d’un Général qui n’eut jamais le cœur d’un Soldat; tel affronte sur une breche la mort & le fer de son ennemi, qui dans le secret de sa maison ne peut soutenir la vue du fer salutaire d’un Chirurgien.

Un tel étoit brave un tel jour, disoient les Espagnols du tems de Charles-Quint, & ces gens-là se connoissoient en [12] bravoure. En effet, rien peut-être n’est si journalier que sa valeur, & il y a bien peu de guerriers sinceres qui osassent répondre d’eux seulement pour vingt-quatre heures. Ajax épouvante Hector; Hector épouvante Ajax & suit devant Achille. Antiochus le Grand fut brave la moitié de sa vie, & lâche l’autre moitié. Le triomphateur des trois parties du Monde perdit le cœur & la tête à Pharsale. César lui-même fut ému à Dyrrachium, & eut peur à Munda; & le vainqueur de Brutus s’ensuit lâchement devant Octave & abandonna la victoire & l’empire du Monde à celui qui tenon de lui l’un & l’autre. Croira-t-on que ce soit faute d’exemples modernes que je n’en cite ici que d’anciens?

Qu’on ne nous dise donc plus que la palme Héroique n’appartient qu’à la valeur & aux talens militaires. Ce n’est point sur les exploits des grands hommes que leur réputation est mesurée. Cent fois les vaincus ont remporté le prix de là gloire sur les vainqueurs. Qu’on recueille les suffrages & qu’on me dite, lequel est le plus grand d’Alexandre ou de Porus, de Pyrrhus ou de Fabrice, d’Antoine ou de Brutus; de François I dans les fers ou de Charles-Quint triomphant, de Valois vainqueur ou de Coligny vaincu?

Que dirons-nous de ces grands hommes qui, pour n’avoir point souillé leurs mains dans le sang, n’en sont que plus surement immortels? Que dirons-nous du Législateur de Sparte, qui, après avoir, goûté le plaisir de régner, eut les courage de rendre la couronne au légitime possesseur qui ne la lui demandoit pas; de ce doux & pacifique Citoyen qui savoit venger ses injures non par la mort de l’offenseur, mais [13] en le rendant honnête homme? Faudra-t-il démentir l’oracle qui lui accorda presque les honneurs divins, & refuser l’Héroïsme à celui qui a fait des Héros de tous ses compatriotes? Que dirons-nous du législateur d’Athenes qui sut garder sa liberté & sa vertu à la Cour même des tyrans, & osa soutenir en face à un Monarque opulent que la puissance & les richesses ne rendent point un homme heureux? Que dirons-nous du plus grand des Romains & du plus vertueux des hommes, de ce modele des citoyens auquel seul l’oppresseur de la Patrie fit l’honneur de le haïr assez pour prendre la plume contre lui, même après sa mort? Ferons-nous cet affront à l’Héroïsme d’en refuser le titre à Caton d’Utique? Et pourtant cet homme ne s’est point illustré dans les combats, & n’a point rempli le monde du bruit de ses exploits. Je me trompe; il en a fait un, le plus difficile qui ait jamais été entrepris, & le seul qui ne sera point imite, quand d’un corps de gens de guerre il forma une société d’hommes sages, équitables & modestes.

On sait assez que le partage d’Auguste n’étoit pas la valeur. Ce n’est point aux rives d’Actium ni dans les plaines de Philippes qu’il a cueilli les lauriers qui l’ont immortalisé mais bien dans Rome pacifique & rendue heureuse. L’Univers soumis a moins fait pour la gloire & pour la sureté de sa vie que l’équité de ses loix & le pardon de Cinna: tant les vertus sociales sont dans les Héros même préférables au courage! Le plus grand Capitaine du monde meurt assassiné en plein Sénat pour un peu de hauteur indiscrete, pour avoir voulu ajouter un vain titre a un pouvoir réel; & l’auteur odieux [14] des proscriptions, effaçant ses forfaits à force de justice & de clémence, devient le pere de sa Patrie qu’il avoir désolée, & meurt adoré des Romains qu’il avoir asservis.

Qui de nous osera ôter à tous ces grands hommes la couronne Héroïque dont leurs têtes immortelles sont ornées? Qui l’osera refuser à ce guerrier Philosophe & bienfaisant qui d’une main accoutumée à manier les armes, écarte de votre sein ses calamités d’une longue & funeste guerre, & fait briller au milieu de vous avec une magnificence Royale ses sciences & les beaux-arts. O Spectacle digne des tems Héroiques! Je vois les Muses dans tout leur éclat marcher d’un pas assuré parmi vos bataillons, Apollon & Mars se couronner réciproquement & votre Isle encore fumante des ravages de la foudre en braver désormais les éclats à l’abri de ces doubles lauriers. Décidez donc, Citoyens illustres, lesquels ont mieux mérité la palme Héroïque, des Guerriers qui sont accourus à votre defense, ou des Sages qui sont tout pour votre bonheur; ou plutôt épargnez-vous un choix inutile, puisqu’à ce double titre vous n’aurez que les mêmes fronts à couronner.

Aux exemples qui se présentent en foule & qu’il ne m’est pas permis d’épuiser, ajoutons quelques réflexions qui confirment les inductions que j’en veux tirer ici. Assigner le premier rang à la valeur dans le caractere Héroïque, ce seroit donner au bras qui exécute la préférence sur la tête qui projette. Cependant on trouve plus aisément des bras que des têtes. On peut confier à d’autres l’exécution d’un grand projet sans en perdre le principal mérite; mais exécuter le [15] projet d’autrui, c’est rentrer volontairement dans l’ordre subalterne qui ne convient point au Héros.

Ainsi, quelle que soit la vertu qui le caractérise, elle doit annoncer le génie & en être inséparable. Les qualités Héroiques ont bien leur germe dans le cœur, mais c’est dans la tête qu’elles se développent & prennent de la solidité. L’ame la plus pure peut s’égarer dans la route même du bien, si l’esprit & la raison ne la guident, & toues les vertus s’alterent sans le concours de la sagesse. La fermeté dégénere aisément en opiniâtreté, la douceur en foiblesse, le zele en fanatisme, la valeur en férocité. Souvent uni grande entreprise mal concertée fait plus de tort à celui qui la manque qu’un succès mérité ne lui eût fait d’honneur; car le mépris est ordinairement plus fort que l’estime. Il semble même que, pour établir une réputation éclatante, les talens suppléent bien plus aisément aux vertus que les vertus aux talens. Le Soldat du Nord, avec un génie étroit & un courage sans bornes, perdit sans retour, dès le milieu de sa carriere, une gloire acquise par des prodiges de valeur & ce générosité; & il est encore douteux dans l’opinion publique si le meurtrier de Charles Suard n’est point avec tous ses forfaits un des plus grands hommes qui aient jamais existe.

La bravoure ne constitue point un caractere, & c’est au contraire du caractere de celui qui la possede qu’elle tire sa forme particuliere. Elle est vertu dans une ame vertueuse & vice dans un méchant. Le Chevalier Bayard étoit brave; Cartouche l’étoit aussi: mais croira-t-on jamais qu’ils le fussent de la même maniere? La valeur est susceptible de toutes les formes; [16] elle est généreuse ou brutale, stupide ou éclairée, furieuse ou tranquille, selon l’ame qui la possede; selon les circonstances, elle est l’épée du vice ou le bouclier de la vertu; & puisqu’elle n’annonce nécessairement ni la grandeur de l’ame ni celle de l’esprit, elle n’est point la vertu la plus nécessaire au Héros. Pardonnez-le moi, Peuple vaillant & infortuné qui avez si long-tems rempli l’Europe du bruit de vos exploits & de vos malheurs. Non, ce n’est point à la bravoure de ceux de vos Concitoyens qui ont versé leur sang pour leur pays que j’accorderai la Couronne Héroique, mais à leur ardent amour pour la Patrie & à leur constance invincible dans l’adversité. Pour être des Héros avec de tels sentimens, ils auroient même pu se passer d’être braves.

J’ai attaqué une opinion dangereuse & trop répandue; je n’ai pas les mêmes raisons pour suivre dans tous ces détails la méthode des exclusions. Toutes les vertus naissent des différens rapports que la Société a établis entre les hommes. Orle nombre de ces rapports est presqu’infini. Quelle tache seroit-ce donc d’entreprendre de les parcourir? Elle seroit immense; puisqu’il y a parmi les hommes autant de vertus possibles que de vices réels; elle seroit superflue, puisque dans le nombre des grandes & difficiles vertus dont le Héros a besoin pour bien commander, on ne sauroit comprendre comme nécessaires le grand nombre de vertus plus difficiles encore, dont la multitude a besoin pour obéir. Tel a brillé dans le premier rang qui, né dans le dernier, fût mort obscur sans s’être sait remarquer. Je ne sais ce qui fût arrivé d’Epictete, place sur le trône du Monde; mais je sais qu’a la place d’Epictete [17] César lui-même n’eut jamais été qu’un chétif esclave.

Bornons-nous donc, pour abréger, aux divisions établies par les Philosophes, & contentons-nous de parcourir les quatre principales vertus auxquelles ils rapportent toutes les autres, bien sûrs que ce n’est pas dans des qualités accessoires, obscures & subalternes, que son doit chercher la base de Héroïsme.

Mais dirons-nous que la justice soit cette base, tandis que c’est sur l’injustice même que la plupart des grands hommes ont fondé le monument de leur gloire? Les uns enivrés d’amour pour la Patrie n’ont rien trouvé pour la servir & n’ont point hésité d’employer pour son avantage des moyens odieux que leurs généreuses ames n’eussent jamais pu se résoudre à employer pour le leur, d’autres dévorés d’ambition n’ont travaillé qu’à mettre leur pays dans les fers; l’ardeur de la vengeance en a porté d’autres à le trahir. Les uns ont été d’avides conquérans, d’autres d’adroits usurpateurs, d’autres même n’ont pas eu honte de se rendre les Ministres de la tyrannie d’autrui. Les uns, ont méprisé leur devoir, les autres se sont joués de leur foi. Quelques-uns ont été injustes par systême, d’autres par foiblesse, la plupart par ambition: tous sont allés à l’immortalité.

La justice n’est donc pas la vertu qui caractérise le Héros. On ne dira pas mieux que ce soit la tempérance ou la modération, puisque c’est pour avoir manque de cette derniere vertu que les hommes les plus célebres se sont rendus immortels, & que le vice opposé à l’autre n’a empêche nul d’entr’eux de le devenir; pas même Alexandre, que ce vice affreux couvrit du sang de son ami; pas même César, à qui toutes les dissolutions [18] de sa vie n’ôteront pas un seul autel après sa mort.

La prudence est plutôt une qualité de l’esprit qu’une vertu de l’ame. Mais, de quelque maniere qu’on l’envisage, on lui trouve toujours plus de solidité que d’éclat, & elle sert plutôt à faire valoir les autres vertus qu’à briller par elle-même. La prudence, dit Montagne, si tendre & circonspecte, est mortelle ennemie des hautes exécutions, & de tout acte véritablement héroïque: si elle prévient les grandes fautes, elle nuit aussi aux grandes entreprises; car il en est peu ou il ne faille toujours donner au hazard beaucoup plus qu’il ne convient à l’homme sage. D’ailleurs, le caractere de l’Héroïsme est de porter au plus haut degré les vertus qui lui sont propres. Or rien n’approche tant de la pusillanimité qu’une prudence excessive, & l’on ne s’éleve gueres au-dessus de l’homme, qu’en foulant quelquefois aux pieds la raison humaine. La prudence n’est donc point encore la vertu caractéristique du Héros.

La tempérance l’est encore moins, elle à qui l’Héroïsme même, qui n’est qu’une intempérance de gloire, semble donner l’exclusion. Ou sont les Héros que des excès de quelque espece n’ont point avilis? Alexandre, dit-on, fut chaste; mais fut-il sobre? Cet émule du premier vainqueur de l’Inde n’imita-t-il pas ses dissolutions? ne les réunit-il pas, quand à la suite d’une Courtisans il brûla le Palais de Persepolis? Ah, que n’avoit-il une Maîtresse! Dans sa funeste crapule il n’eut point tué son ami. César fut sobre, mais fut-il chaste, lui qui fit connoÎtre à Rome des prostitution inouies & changeoit de sexe a son gré.? Alcibiade eut toutes les sortes d’intempérances, & n’en fut pas moins un des grands hommes de la Grece. Le vieux [19] Caton lui-même aima l’argent & le vin. Il eut des vices ignobles & fut l’admiration des Romains. Or ce Peuple se connoissoit en gloire.

L’homme vertueux est juste, prudent, modéré, sans être pour cela un Héros; & trop fréquemment le Héros n’est rien de toit cela. Ne craignons point d’en convenir; c’est souvent au mépris même de ces vertus que l’Héroïsme a dû son éclat. Que deviennent César, Alexandre, Pyrrhus, Annibal, envisagés de ce côté? Avec quelques vices de moins peut-être eussent-ils été moins célebres; car la gloire est le prix de l’Héroïsme; mais il en faut un autre pour la vertu.

S’il faloit distribuer les vertus à ceux à qui elles conviennent le mieux; l’assignerois à l’homme d’Etat la prudence; au Citoyen la justice; au l’Philosophe la modération; pour la force de l’ame, je la donnerois au Héros, & il n’auroit pas à se plaindre de son partage.

En effet, la force est la vrai fondement de Héroisme; elle est la source ou le supplément des vertus qui le composent, & c’est elle qui le rend propre aux grandes choses. Rassemblez à plaisir les qualités qui peuvent concourir à former le grand homme, si vous n’y joignez la force pour les animer, elles tombent toutes en langueur & l’Héroïsme s’évanouit. Au contraire, la seule force de l’ame donne nécessairement un grand nombre de vertus Héroiques à celui qui en est doue, & supplée à toutes les autres.

Comme on peut faire des actions de vertu sans être vertueux, on peut faire de grandes actions sans avoir droit à l’Héroïsme. Le Héros ne fait pas toujours de grandes actions; [20] mais il est toujours prêt à en faire au besoin, & se montre grand dans toutes les circonstances de sa vie; voir ce qui le distingue de l’homme vulgaire. Un infirme peut prendre, la bêche & labourer quelques momens la terre: mais il s’épuise & se lasse bientôt. Un robuste laboureur ne supporte pas de grands travaux sans cesse; mais il le pourroit sans s’incommoder, & c’est à sa force corporelle qu’il doit ce pouvoir: La force de l’ame est la même chose; elle consiste à pouvoir toujours agir fortement.

Les hommes, sont plus aveugles que méchans; & il y a plus de foiblesse que de malignité dans leurs vices. Nous nous trompons nous-mêmes avant que de tromper les autres, & nos fautes ne viennent que de nos erreurs; nous n’en commettons gueres que parce que nous nous laissons gagner à de petits intérêts présens qui nous font oublier les choses, plus importantes & plus éloignées. De-là toutes les petitesses qui caractérisent le vulgaire, inconstance, légéreté, caprice, fourberie, fanatisme, cruauté: vices qui tous ont leur source dans la foiblesse de l’ame. Au contraire, tout est grand & généreux dans une ame forte, parce qu’elle fait discerner le beau., du spécieux, la réalité de l’apparence, & se fixer à son objet avec cette fermeté qui écarte les illusions & surmonte les plus grands obstacles.

C’est ainsi qu’un jugement incertain & un cœur facile à séduire rendent les hommes foibles & petits. Pour être grand il ne faut que se rendre maître de foi. C’est au-dedans de nous-mêmes que sont nos plus redoutables ennemis; & quiconque aura su les combattre. & les: vaincre, aura. plus fait pour la [21] gloire, au jugement des Sages, que s’il eut conquis l’Univers.

Voilà ce que produit la force de l’ame; c’est ainsi qu’elle peut éclairer l’esprit, étendre le génie & donner de l’énergie & de la vigueur à toutes les autres vertus; elle peut même suppléer à celles qui nous manquent; car celui qui ne seroit ni courageux, ni juste, ni sage, ni modéré par inclination, le sera pourtant par raison, si-tôt qu’ayant surmonte ses passions & vaincu ses préjugés, il sentira combien il lui est avantageux de l’être; si-tôt qu’il sera convaincu qu’il ne peut faire fort bonheur qu’en travaillant à celui des autres. La force est donc la vertu qui caractere l’Héroïsme, & elle l’est encore par un autre argument sans replique que je tire des réflexions d’un. grand homme: les autres vertus, dit Bacon, nous délivrent de la domination des vices; la seule force nous garantit de celle de la fortune. En effet, quelles sont les vertus qui n’ont pas besoin de certaines circonstances pour les mettre en œuvre? De quoi sert la justice avec les tyrans, la prudence avec les insensés, la tempérance dans la misere? Mais tous les événemens honorent l’homme fort, le bonheur & l’adversité servent également à sa gloire, & il ne regne pas moins dans les fers que sur le Trône. Le martyre de Regulus à Carthage, le festin de Caron rejetté du consulat, le sens-froid d’Epictete estropié par son maître ne sont pas moins illustres que les triomphes d’Alexandre & de César; & si Socrate étoit morte dans son lit, on douteroit peut-être aujourd’hui. s’il fut rien, de plus qu’un adroit Sophiste.

Après avoir déterminé la vertu la plus propre au Héros, je devrois parler encore de ceux qui sont parvenus l’Héroïsme [22] sans la posséder. Mais comment y seroient-ils parvenus sans la partie qui seule constitue le vrai héros & qui lui est essentielle? Je n’ai rien à dire là-dessus, & c’est le triomphe de ma cause. Parmi les hommes célebres, dont les noms sont inscrits au Temple de la Gloire, les uns ont manqué de sagesse, les autres de modération; il y en a eu de cruels, d’injustes, d’imprudens, de perfides; tous ont eu des foiblesses; nul d’entr’eux n’a été un homme foibIe. En un mot, toutes les autres vertus ont pu manquer à quelques grands hommes; mais, sans la force de l’ame, il n’y eut jamais de Héros.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

DISCOURS DES SCIENCES ET DES ARTS

DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX
A L’ACADÉMIE
DE DIJON,
EN L’ANNÉE 1750.
SUR CETTE QUESTION PROPOSÉE
PAR LA MÊME ACADÉMIE:
SI LE RÉTABLISSEMENT DES SCIENCES
ET DES ARTS
A CONTRIBUÉ
A ÉPURER
LES MŒURS.

[1749, octobre 1750 - mars 1750; Geneve, novembre 1750; Le manuscrit de 1er Discours a disparu au cours du XIXe siècle; exemplaire de l’édition originale, Société J.-J. Rousseau, Ms. R. 89. Publication, Genève (Paris) janvier 1751; &c. V. le Pléiade édition pp. 1853 ff.; édition critique publiée par George R: Havens, 1946; le Pléiade édition, t. III, pp. 3-30.== du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 23-60. Publication, l’édition Duchesne, 1764(?); l’édition du Peyrou, 1781. Melanges t. II.(1781)]RAPPORT.[1. OBSERVATIONS SUR LE DISCOURS QUI A REMPORTE LE PRIX DE l’ACADÉMIE DE DIJON EN l’ANNÉE 1750, SUR CETTE QUESTION PROPOSÉE PAR LA MÊME ACADÉMIE. [anonymes (Raynal); Mercure de France, juin 1751.] 2. LETTRE À M. L’ABBÉ RAYNAL. [Rousseau; Mercure de France, juin 1751.] 3. DISCOURS DE M. LE ROI, PROFESSEUR DE RHÉTORIQUE AU COLLEGE DU CARDINAL LE MOINE, PRONONCÉ LE 12 AOÛT 1751, DANS LES ECOLES DE SORBONNE, EN PRÉSENCE DE MM. DU PARLEMENT, À L’OCCASION DE LA DISTRIBUTION DES PRIX FONDÉS DANS L’UNIVERSITÉ. [Le Roi.] 4. RÉPONSE AU DISCOURS QUI A REMPORTE LE PRIX DE l’ACADÉMIE DE DIJON, PAR LE ROI DE POLOGNE. [Stanislas Leszczynski (Father Joseph de Menoux), Mercure de France, septembre 1751.]5. OBSERVATIONS DE J.J. ROUSSEAU, SUR LA RÉPONSE À SON DISCOURS. [Rousseau, brochure, octobre 1751.] 6. RÉFUTATION DES OBSERVATIONS de M. J. J. ROUSSEAU de GENEVE, SUR UNE RÉPONSE QUI A ÉTÉ FAITE A SON DISCOURS DANS LE MERCURE de SEPTEMBRE 1751.7. RÉFUTATION DU DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L’ACADÉMIE DE DIJON EN L’ANNÉE 1750, LUE DANS UNE SÉANCE DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DE NANCY, PAR M. GAUTIER, CHANOINE RÉGULIER & PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUE & D’HISTOIRE. [Gautier, Mercure de France, octobre 1751.]8. LETTRE DE J.J. ROUSSEAU À M. GRIMM (Réponse à M. Gautier). [Rousseau, brochure, octobre 1751.] 9. OBSERVATIONS DU M. MÊME M. GAUTIER, SUR LA LETTRE DE M.M. ROUSSEAU À M. GRIMM. 10. DISCOURS SUR LES AVANTAGES DES SCIENCES ET DES ARTS, PRONONCE DANS l’ASSEMBLÉE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES & BELLES-LETTRES de LYON, le 22 JUIN 1751. [Bordes, Mercure de France, juin 1751, décembre 1751 (M.de F.).]11. DERNIÈRE RÉPONSE DE J.J. ROUSSEAU [À BORDE]. [Rousseau, avril 1752.] 12. RÉFUTATION DU DISCOURS QUI REMPORTE LE PRIX A l’ACADÉMIE de DIJON en 1750, PAR UN ACADÉMICIEN de DIJON QUI LUI REFUSE SON SUFFRAGE. [Le Cat, printemps 1752.] 13. LETTRE DE J.J. ROUSSEAU SUR UNE NOUVELLE RÉFUTATION DE SON DISCOURS PAR LE CAT. [Rousseau, brochure, mai 1752.] 14. OBSERVATIONS DE M. LE CAT, SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE l’ACADÉMIE DES SCIENCES DE ROUEN, SUR LE DÉSAVEU DE l’ACADÉMIE DE DIJON, PAR l’AUTEUR DE LA RÉFUTATION DU DISCOURS DU CITOYEN DE GENEVE, &c. [Le Cat, août 1752, V.# 5.]15. DÉSAVEU DE l’ACADÉMIE DE DIJON, AU SUJET DE LA RÉFUTATION ATTRIBUÉE FAUSSEMENT A l’UN DE SES MEMBRES, TIRE DU MERCURE DE FRANCE, Août 1752.16. PRÉFACE D’UNE SECONDE LETTRE À BORDES. [Rousseau, automne 1753; publication, Streckeisen-Moultou, Œuvres et Correspondances inédites, 1861.] 17. SECOND DISCOURS SUR LES AVANTAGES DES SCIENCES ET DES ARTS. [Bordes, août 1752 - printemps 1753.]18. PRÉFACE DE NARCISSE. [Rousseau, 1753.]]

[23]

DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX A L’ACADÉMIE DE DIJON, EN L’ANNÉE 1750. SUR CETTE QUESTION PROPOSÉE PAR LA MÊME ACADÉMIE: SI LE RÉTABLISSEMENT DES SCIENCES & DES ARTS A CONTRIBUÉ A ÉPURER LES MŒURS.

Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis.

Ovid.

[24]

AVERTISSEMENT

Qu’est-ce que la célébrité? Voici le malheureux Ouvrage à qui je dois la mienne. Il est certain que cette Piece, qui m’a valu un prix, & qui m’a fait un nom, est tout au plus médiocre, & j’ose ajouter qu’elle est une des moindres de tout ce Recueil. Quel gouffre de miseres n’eût point évité l’Auteur, si ce premier Ecrit n’eût été reçu que comme il méritoit de l’être! Mais il faloit qu’une faveur d’abord injuste m’attirât par degrés une rigueur qui l’est encore plus.

[25]

PRÉFACE

Voici une des grandes & belles questions qui aient jamais été agitées. Il ne s’agit point dans ce Discours de ces subtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la Littérature, & dont les Programmes d’Académie ne sont pas toujours exempts; mais il s’agit d’une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain.

Je prévois qu’on me pardonnera difficilement le parti que j’ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme universel; & ce n’est pas pour avoir été honoré de l’approbation de quelques Sages, que je dois compter sur celle du Public: aussi mon parti est-il pris; je ne me soucie de plaire ni aux Beaux-Esprits ni aux Gens à la mode. Il y aura dans tous les tems des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siecle, de leur Pays, & de leur Société: tel fait aujourd’hui l’Esprit fort & le Philosophe, qui, par la même raison, n’eût été qu’un fanatique du tems de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels Lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle.

[26] Un mot encore, & je finis. Comptant peu sur l’honneur que j’ai reçu, j’avois, depuis l’envoi, refondu & augmenté ce Discours, au point d’en faire, en quelque maniere, un autre Ouvrage; aujourd’hui, je me suis cru obligé de le rétablir dans l’état où il a été couronné. J’y ai seulement jetté quelques notes & laissé deux additions faciles à reconnoître, & que l’Académie n’auroit peut-être pas approuvées. J’ai pensé que l’équité; le respect & la reconnoissance exigeoient de moi cet avertissement.

[27]

DISCOURS

Decipimur specie recti.

Le rétablissement des Sciences & des Arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs? Voilà ce qu’il s’agit d’examiner. Quel parti dois-je prendre dans cette question? Celui, Messieurs, qui convient à un honnête-homme qui ne fait rien, et qui ne s’en estime pas moins.

Il sera difficile, je le sens, d’approprier ce que j’ai à dire au Tribunal où je comparois. Comment oser blâmer les Sciences devant une des plus savantes Compagnies de l’Europe, louer l’ignorance dans une célebre Académie, & concilier le mépris pour l’étude avec le respect pour les vrais Savans? J’ai vu ces contrariétés; & elles ne m’ont point rebuté. Ce n’est point la Science, que je maltraite, me suis-je dit; c’est la vertu que je défends devant des hommes vertueux. La probité est encore plus chere aux Gens-de-bien que l’érudition aux Doctes. Qu’ai-je donc à redouter? Les lumières de l’Assemblée qui m’écoute? Je l’avoue; mais c’est pour la constitution du discours, & non pour le sentiment de l’Orateur. Les Souverains équitables n’ont jamais balancé à se condamner eux-mêmes dans des discussions douteuses; & la position la plus avantageuse au bon droit, est d’avoir à se défendre contre une partie intègre & éclairée, jugé en sa propre cause.

A ce motif qui m’encourage il s’en joint un autre qui me [28] détermine: c’est qu’après avoir soutenu, selon ma lumière naturelle, le parti de la vérité; quel que soit mon succès, il est un prix qui ne peut me manquer: Je le trouverai dans le fond de mon cœur.

PREMIÈRE PARTIE

C’est un grand & beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts; dissiper, par les lumières de la raison, les ténèbres dans lesquelles la nature l’avoit enveloppé; s’élever au-dessus de lui-même; s’élancer par l’esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de Géant ainsi que le Soleil, la vaste étendue de l’Univers; &, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l’homme & connoître sa nature, ses devoirs & sa fin. Toutes ces, merveilles se sont renouvelées depuis peu de Générations.

L’Europe étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd’hui si éclairée vivoient, il y a quelques siècles, dans un état pire que l’ignorance. Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable que l’ignorance, avoit usurpé, le nom du savoir, & opposoit à son retour un obstacle presque invincible. Il faloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun; elle vint enfin dit côté d’où on l’auroit le moins attendue. Ce fut le stupide Musulman, ce fut l’éternel fléau des Lettres qui les fit renaître parmi nous. La chûte du Trône de Constantin porta dans l’Italie les débris de l’ancienne Grèce. La France s’enrichit à son tour de ces précieuses dépouilles. Bientôt [29] les Sciences suivirent les Lettres; à l’Art d’écrire se joignit l’art de penser; gradation qui paroît étrange, & qui n’est petit-être que trop naturelle; & l’on commença à sentir le principal avantage du commerce des muses, celui de rendre les hommes plus sociables en leur inspirant le désir de se plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.

L’esprit a ses besoins, ainsi que le corps. Ceux-ci sont les fondemens de la société, les autres en font l’agrément. Tandis que le Gouvernement & les lois pourvoient à la sûreté & au bien-être des hommes assemblés; les Sciences, les Lettres & les Arts, moins despotiques & plus puissans peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils sembloient être nés, leur font aimer leur esclavage & forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le besoin éleva les Trônes; les Sciences & les Arts les ont affermis. Puissances de la Terre, aimez les talents, & protégez ceux qui les cultivent.* [*Les Princes voient toujours avec plaisir le goût des Arts agréables & des superfluités dont l’exportation de l’argent ne résulte pas, s’étendre parmi leurs sujets. Car outre qu’ils les nourrissent ainsi dans cette petitesse d’ame si propre à la servitude, ils savent très-bien que tous les besoins que le Peuple se donne, sont autant de chaînes dont il se charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichtyophages dans sa dépendance, les contraignit de renoncer à la pêche & de se nourrir des alimens communs aux autres Peuples; & les Sauvages de l’Amérique qui vont tout nuds & qui ne vivent que du produit de leur chasse, n’ont jamais pu être domptés. En effet, quel joug imposeroit-on à des hommes qui n’ont besoin de rien?] Peuples policés, cultivez-les: Heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat & fin dont [30] vous vous piquez; cette douceur de caractère & cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant & si facile; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.

C’est par cette sorte de politesse, d’autant plus aimable qu’elle affecte moins de se montrer, que se distinguèrent autrefois Athènes & Rome dans les jours si vantés de leur magnificence & de leur éclat: c’est par elle, sans doute, que notre siecle et notre Nation l’emporteront sur tous les tems & sur tous les Peuples. Un ton philosophe sans pédanterie, des manières naturelles & pourtant prévenantes, également éloignées de la rusticité Tudesque & de la Pantomime ultramontaine: voilà les fruits du goût acquis par de bonnes études & perfectionné dans le commerce du monde.

Qu’il seroit doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure étoit toujours l’image des dispositions du cœur; si la décence étoit la vertu; si nos maximes nous servoient de règle; si la véritable Philosophie étoit inséparable du titre de Philosophe! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, & la vertu ne marche guères en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent, & son élégance un homme de goût; l’homme sain & robuste se reconnoît à d’autres marques; c’est sous l’habit rustique d’un Laboureur, & non sous la dorure d’un Courtisan, qu’on trouvera la forcé & la vigueur du corps. La parure n’est pas moins étrangère à la vertu, qui est la forcé & la vigueur de l’ame. L’homme de bien est un Athlete qui se plaît à combattre nud: il méprise tous ces vils ornemens qui gêneroient [31] l’usage de ses forces, & dont la plupart n’ont été inventés que pour cacher quelque difformité.

Avant que l’Art eût façonné nos manières & appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étoient rustiques, mais naturelles; & la différence des procédés annonçoit au premier coup-d’oeil celle des caractères. La nature humaine, ait fond, n’étoit pas meilleure; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, & cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices.

Aujourd’hui que des recherches plus subtiles & un goût plus fin ont réduit l’Art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile & trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jettés dans un même moule: sans cessé la politesse exige, la bienséance ordonne; sans cessé on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paroître ce qu’on est; & dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissans ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire: il faudra donc, pour connoître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire attendre qu’il n’en soit plus tems, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connoître.

Quel cortège de vices n’accompagnera point cette incertitude? Plus d’amitiés sincères; plus d’estime réelle; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, se cacheront sans [32] cessé sous ce voile uniforme & perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne profanera plus par des juremens le nom du Maître de l’Univers, mais on l’insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui; on n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s’éteindront, mais ce sera avec l’amour de la Patrie. A l’ignorance méprisée, on substituera un dangereux Pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices déshonorés, mais d’autres seront décorés du nom de vertus; il faudra ou les avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des Sages du tems, je n’y vois, pour moi, qu’un rafinement d’intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité.* [*J’aime, dit Montagne, à contester & discourir; mais c’est avec peu d’hommes & pour moi. Car de servir de Spectacle aux Grands & faire à l’envi parade de son esprit & de son caquet, je trouvé que c’est un métier très-méséant à un homme d’honneur. C’est celui de tous nos beaux-esprits, hors un.]

Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise. C’est ainsi que nous sommes devenus Gens de bien. C’est aux Lettres, aux Sciences & aux Arts, à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J’ajouterai seulement une réflexion; c’est qu’un Habitant de quelques contrées éloignées qui chercheroit à se former une idée des mœurs Européennes sur l’état des Sciences parmi nous, sur la perfection de nos Arts, sur la bienséance de nos Spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l’affabilité de nos discours, sur nos démonstrations [33] perpétuelles de bienveillance, & sur ce concours tumultueux d’hommes de tout âge & de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l’Aurore jusqu’au coucher du Soleil à s’obliger réciproquement; c’est que cet Etranger, dis-je, devineroit exactement de nos mœurs le contraire de ce qu’elles sont.

Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher: mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle, & nos ames se sont corrompues à mesure que nos Sciences et nos Arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge? Non, Messieurs; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation & l’abaissement journaliers des eaux de l’Océan n’ont pas été plus régulièrement assujettis an cours de l’Astre qui nous éclaire durant la nuit, que le sort des mœurs & de la probité ait progrès des Sciences & des Arts. On a vit la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevoit sur notre horizon, & le même phénomène s’est observé dans tous les tems & dans tous les lieux.

Voyez l’Egypte, cette première école de l’Univers, ce climat si fertile sous un Ciel d’airain, cette contrée célèbre d’où Sésostris partit autrefois pour conquérir le Monde. Elle devient la mere de la Philosophie & des beaux-Arts, & bientôt après, la conquête de Cambyse, puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, & enfin des Turcs.

Voyez la Grèce, jadis peuplée de Héros qui vainquirent deux fois l’Asie, l’une devant Troye, & l’autre dans leurs propres foyers. Les Lettres naissantes n’avoient point porté [34] encore la corruption dans les cœurs de ses Habitans; mais le progrès des Arts, la dissolution des mœurs, & le joug du Macédonien, se suivirent de près; & la Grèce, toujours savante, toujours voluptueuse, & toujours esclave, n’éprouva plus dans ses révolutions que des changemens de maîtres. Toute l’éloquence de Démosthene ne pût jamais ranimer un corps que le luxe & les Arts avoient énervé.

C’est ait tems des Ennius & des Térences que Rome, fondée par un Pâtre, et illustrée par des Laboureurs, commence à dégénérer. Mais après les Ovides, les Catulles, les Martials, & cette foule d’Auteurs obscènes dont les noms seuls alarment la pudeur, Rome, jadis le Temple de la Vertu, devient le Théâtre du crime, l’opprobre des Nations, & le jouet des barbares. Cette Capitale du Monde tombe enfin sous le joug qu’elle avoit imposé à tant de Peuples, & le jour de sa chute fut la veille de celui ou l’on donna à l’un des Citoyens le titre d’Arbitre du bon goût.

Que dirai-je de cette Métropole de l’Empire d’Orient, qui par sa position sembloit devoir l’être du Monde entier, de cet asyle des Sciences & des Arts proscrits du reste de l’Europe, plus petit-être par sagesse que par barbarie? Tout ce que la débauche & la corruption ont de plus honteux; les trahisons, les assassinats & les poisons de plus noir; le concours de tous les crimes de plus atroce; voilà ce qui forme le tissu de l’Histoire de Constantinople; voilà la source pure d’où nous sont émanées les Lumières dont notre siècle se glorifie.

Mais pourquoi chercher dans des tems reculés des preuves d’une vérité dont nous avons sous nos veux des témoignages [35] subsistants. Il est en Asie une contrée immense ou les Lettres honorées conduisent aux premières dignités de l’Etat. Si les Sciences épuroient les mœurs, si elles apprenoient aux hommes à verser leur sang pour la Patrie, si elles animoient le courage; les Peuples de la Chine devroient être sages, libres & invincibles. Mais s’il n’y a point de vice qui les domine, point de crime qui ne leur soit familier; si les lumières des Ministres, ni la prétendue sagesse des Loix, ni la multitude des Habitans de ce vaste Empire, n’ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant & grossier, de quoi lui ont servi tous ses Savans? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont ils sont comblés? seroit-ce d’être peuplé d’esclaves & de méchans?

Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de Peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connoissances ont par leurs vertus fait leur propre bonheur & l’exemple des autres Nations. Tels furent les premiers Perses, Nation singulière chez laquelle on apprenoit la vertu comme chez nous on apprend la Science; qui subjugua l’Asie avec tant de facilité, & qui seule a eu cette gloire que l’histoire de ses institutions ait passé pour un Roman de Philosophie: tels furent les Scythes, dont on nous a laissé de si magnifiques éloges: tels les Germains, dont une plume, lasse de tracer les crimes & les noirceurs d’un Peuple instruit, opulent & voluptueux, se soulageoit à peindre la simplicité, l’innocence et les vertus. Telle avoit été Rome même, dans les tems de sa pauvreté & de son ignorance. Telle enfin s’est montrée jusqu’à nos jours cette nation rustique si vantée pour soit courage que [36] l’adversité n’a pu abattre, & pour sa fidélité que l’exemple n’a pu corrompre.* [*Je n’ose parler de ces Nations heureuses qui ne connoissent pas même de nom les vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages de l’Amérique dont Montagne ne balance point à préférer la simple & naturelle police, non-seulement aux Loix de Platon, mais même à tout ce que la Philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des Peuples. Il en cite quantité d’exemples frappans pour qui les sauroit admirer: mais quoi! dit-il, ils ne portent point de chausses.!]

Ce n’est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d’autres exercices à ceux de l’esprit. Ils n’ignoroient pas que dans d’autres contrées des hommes oisifs passoient leur vie à disputer sur le souverain bien, sur le vice & sur la vertu, et que d’orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confondoient les autres Peuples sous le nom méprisant de barbares; mais ils ont considéré leurs mœurs & appris à dédaigner leur doctrine.* [*De bonne-foi, qu’on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devoient avoir de l’éloquence, quand ils l’écartèrent avec tant de soin de ce Tribunal intègre des Jugemens duquel les Dieux mêmes n’appeloient pas? Que pensoient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur République? Et quand un reste d’humanité porta les Espagnols à interdire à leurs Gens de Loi l’entrée de l’Amérique, quelle idée faloit-il qu’ils eussent de la Jurisprudence? Ne diroit-on pas qu’ils ont cru réparer par ce seul Acte tous les maux qu’ils avoient faits à ces malheureux Indiens.]

Oublierois-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette Cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses Loix, cette République de demi-Dieux plutôt que d’hommes? tant leurs vertus sembloient supérieures à l’humanité? O Sparte! opprobre éternel d’une [37] vaine doctrine! Tandis que les vices conduits par les beaux-arts s’introduisoient ensemble dans Athènes, tandis qu’un Tyran y rassembloit avec tant de soin les ouvrages du Prince des Poètes, tu chassois de tes murs les Arts & les Artistes, les Sciences & les Savans.

L’événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des Orateurs & des Philosophes. L’élégance des bâtimens y répondoit à celle du langage. On y voyoit de toutes parts le marbre & la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C’est d’Athenes que sont sortis ces ouvrages surprenans qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le Tableau de Lacédémone est moins brillant. Là, disoient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, & l’air même du Pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses Habitans que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monumens vaudroient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu’Athènes nous a laissés?

Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général & se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu’on écoute le jugement que le premier & le plus malheureux d’entre eux portoit des Savans & des Artistes de son tems.

«J’ai examiné, dit-il, les Poètes, & je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes & aux autres, qui se donnent pour sages, qu’on prend pour tels, & qui ne sont rien moins.»

«Des Poètes, continue Socrate, j’ai passé aux Artistes. Personne n’ignoroit plus les Arts que moi; personne n’étoit plus convaincu que les Artistes possédoient de fort beaux [38] secrets. Cependant je me suis apperçu que leur condition n’est pas meilleure que celle des Poètes & qu’ils sont, les uns & les autres, dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d’entre eux excellent dans leur Partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout-à-fait leur savoir à mes yeux: de sorte que me mettant à la place de l’Oracle, & me demandant ce que j’aimerois le mieux être, ce que je suis on ce qu’ils sont, savoir ce qu’ils sont appris on savoir que je ne sais rien; j’ai répondu à moi-même & au Dieu: Je veux rester ce que je suis.»

«Nous ne savons, ni les Sophistes, ni les Poètes, ni les Orateurs, ni les Artistes, ni moi, ce que c’est que le vrai, le bon & le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose, au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je n’en suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’Oracle, se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne fais pas.»

Voilà donc le plus Sage des hommes au Jugement des Dieux, & le plus savant des Athéniens ait sentiment de la Grece entière, Socrate, faisant l’éloge de l’ignorance! Croit-on que, s’il ressuscitoit parmi nous, nos Savans & nos Artistes lui feroient changer d’avis? Non, Messieurs: cet homme juste continueroit de mépriser nos vaines Sciences; il n’aideroit point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, & ne laisseroit, comme il a fait, pour tout [39] précepte à ses disciples & à nos neveux, que l’exemple & la mémoire de sa vertu. C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes!

Socrate avoit commencé dans Athènes, le vieux Caton continua dans Rome, de se déchaîner contre ces Grecs artificieux & subtils qui séduisoient la vertu et amollissoient le courage de ses concitoyens. Mais les Sciences, les Arts & la dialectique prévalurent encore: Rome se remplit de Philosophes & d’Orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l’agriculture, on embrassa des sectes, et l’on oublia la Patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d’obéissance aux lois, succédèrent les noms d’Epicure, de Zenon, d’Arcésilas. Depuis que les Savans ont commencé à paroître parmi nous, disoient leurs propres Philosophes, les Gens de bien se sont éclipsés. Jusqu’àlors les Romains s’étoient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier.

O Frabricius! qu’eût pensé votre grande ame, si pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, & que votre nom respectable avoit plus illustrée que toutes ses conquêtes? «Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume & ces foyers rustiques qu’habitoient jadis la modération & la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine? Quel est ce langage étranger? Quelles sont ces mœurs efféminées? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices? Insensés! qu’avez-vous fait? Vous les Maîtres des Nations, vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus! Ce sont des Rhéteurs [40] qui vous gouvernent? C’est pour enrichir des Architectes, des Peintres, des Statuaires & des Histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce & l’Asie? Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres, bridez ces tableaux; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, & dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde & d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de Rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude & le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux? O Citoyens! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts; le plus beau spectacle qui ait jamais parti sous le Ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome, & de gouverner la terre.»

Mais franchissons la distance des lieux & des temps, & voyons ce qui s’est passé dans nos contrées & sous nos yeux; ou plutôt, écartons des peintures odieuses qui blesseroient notre délicatesse, & épargnons-nous la peine de répéter les mêmes chose, sous d’autres noms. Ce n’est point en vain que j’évoquois les mânes de Fabricius; & qu’ai-je fait dire à ce grand homme, que je n’eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV? Parmi nous, il est vrai, Socrate n’eût point bu la ciguë; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amere, la raillerie insultante & le mépris pire cent fois que la mort.

[41] Voilà comment le luxe, la dissolution & l’esclavage ont été de tout tems le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avoit placés. Le voile épais dont elle a couvert tout ses opérations sembloit nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mere arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers; ils seroient pires encore, s’ils avoient eu le malheur de naître savants.

Que ces réflexions sont humiliantes pour l’humanité! que notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la probité seroit fille de l’ignorance? La science & la vertu seroient incompatibles? Quelles conséquences ne tireroit-on point de ces préjugés? Mais, pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu’examiner de près la vanité & le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, & que nous donnons si gratuitement aux connoissances humaines. Considérons donc les Sciences & les Arts en eux-mêmes. Voyons ce qui doit résulter de leur progrès, et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnemens se trouveront d’accord avec les inductions historiques.

[42]

SECONDE PARTIE

C’étoit une ancienne tradition passée de l’Égypte en Grèce, qu’un Dieu ennemi du repos des hommes étoit l’inventeur des sciences.* [*On voit aisément l’allégorie de la fable de Prométhée; & il ne paroît pas que les Grecs qui vont cloué sur le Caucase, en pensassent guères plus favorablement que les Egyptiens de leur Dieu Teuthus. «Le Satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser & embrasser le feu, la première fois qu’il le vit; mais Prometheus lui cria: Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche.» C’est le sujet du frontispice.] Quelle opinion faloit-il donc qu’eussent d’elles les Egyptiens mêmes, chez qui elles étoient nées? C’est qu’ils voyoient de près les sources qui les avoient produites. En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connoissances humaines une origine qui réponde à l’idée qu’on aime à s’en former. L’Astronomie est née de la superstition; l’Eloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la Géométrie, de l’avarice; la Physique, d’une vaine curiosité; toutes, et la Morale même, de l’orgueil humain. Les Sciences & les Arts doivent donc leur naissance à nos vices: nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devoient à nos vertus.

Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit? Sans les injustices des hommes, à quoi serviroit la Jurisprudence? Que deviendroit l’Histoire, s’il n’y avoit ni [43] Tyrans, ni Guerres, ni Conspirateurs? Qui voudroit, en un mot, passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun, ne consultant que les devoirs de l’homme & les besoins de la nature, n’avoit de tems que pour la Patrie, pour les malheureux, et pour ses amis? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée? Cette seule réflexion devroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit sérieusement à s’instruire par l’étude de la Philosophie.

Que de dangers! que de fausses routes dans l’investigation des Sciences? Par combien d’erreurs, mille fois plus dangereuses que la vérité n’est utile, ne faut-il point passer pour arrive elle? Le désavantage est visible; car le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons; mais la vérité n’a qu’une manière d’être. Qui est-ce d’ailleurs qui la cherche bien sincèrement? même avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sur de la reconnoître? Dans cette foule de sentimens différens, quel sera notre Criterium pour en bien juger?* [*Moins on sait, plus on croit savoir. Les Péripatéticiens doutoient-ils de rien? Descartes n’a-t-il pas construit l’Univers avec des cubes & des tourbillons? Et y a-t-il aujourd’hui même, en Europe si mince Physicien, qui n’explique hardiment ce profond mystère de l’électricité, qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais Philosophes?] Et, ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous le trouvons à la fin, qui de nous en saura faire un bon usage?

Si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent. Nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour; [44] & la perte irréparable du tems est le premier préjudice qu’elle causent nécessairement à la société. En politique, comme en morale, c’est un grand mal que de ne point faire de bien; & tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, Philosophes illustres, vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide; quels sont, dans les révolutions des planetes, les rapports des aires parcourues en tems égaux; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexion & de remboursement; comment l’homme voit tout en Dieu; comment l’ame & les corps se correspondent sans communication, ainsi que feroient deux horloges; quels astres peuvent être habités; quels insectes se reproduisent d’une manière extraordinaire? Répondez-moi, dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connoissances; quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissans, ou plus pervers? Revenez donc sur l’importance de vos productions; & si les travaux des plus éclairés de nos savans & de nos meilleurs Citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’Ecrivains obscurs & de Lettrés oisifs qui dévorent en pur perte la substance de l’Etat.

Que dis-je, oisifs? & plût-à-Dieu qu’ils le fussent en effet! Les mœurs en seroient plus saines & la société plus paisible. Mais ces vains & futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes; sapant les fondemens de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à [45] ces vieux mots de Patrie et de Religion, & consacrent leurs talens & leur Philosophie à détruire & avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. Non qu’au fond ils haissent ni la vertu ni nos dogmes; c’est de l’opinion publique qu’ils sont ennemis; & pour les ramener au pied des autels, il suffiroit de les reléguer parmi les Athées. O fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point?

C’est un grand mal que l’abus du tems. D’autres maux pires encore suivent les Lettres & les Arts. Tel est le luxe, né comme eux de l’oisiveté & de la vanité des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences & les arts, & jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre Philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l’expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des États: mais après avoir oublié la nécessité des loix somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes mœurs ne soient essentielles à la durée des Empires, & que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes mœurs? Que le luxe soit un signe certain des richesses; qu’il serve même si l’on veut à les multiplier: que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être ne de nos jours? & que deviendra la vertu, quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit? Les anciens Politiques parloient sans cessé de mœurs & de vertu; les nôtres ne parlent que de commerce & d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendroit à Alger; un autre, en suivant ce calcul, trouvera des pays où un homme ne vaut rien, & d’autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’Etat que la consommation [46] qu’il y fait. Ainsi un Sybarite auroit bien valu trente Lacédémoniens. Qu’on devine donc laquelle de ces deux Républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, & laquelle fit trembler l’Asie.

La Monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un Prince plus pauvre que le moindre des Satrapes de Perse; & les Scythes, le plus misérable de tous les Peuples, a résisté aux plus puissans Monarques de l’Univers. Deux fameuses Républiques se disputèrent l’Empire du Monde; l’une étoit très riche, l’autre n’avoit rien, & ce fut celle-ci qui détruisit l’autre. L’Empire Romain à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l’Univers, fut la proie des gens qui ne savoient pas même ce que c’étoit que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l’Angleterre sans autres trésors que leur bravoure & leur pauvreté. Une troupe de pauvres Montagnards dont toute l’avidité se bornoit à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté Autrichienne, écrasa cette opulente & redoutable Maison de Bourgogne qui faisoit trembler les Potentats de l’Europe. Enfin toute la puissance & toute la sagesse de l’héritier de Charles-Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, & qu’ils apprennent une fois qu’on a de tout avec de l’argent hormis des mœurs & des Citoyens.

De quoi s’agit-il donc précisément dans cette question du luxe? De savoir lequel importe le plus aux Empires d’être, brillans & momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillans, [47] mais de quel éclat? Le goût du faste ne s’associe guère dans les mêmes ames avec celui de l’honnête. Non, il n’est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s’élèvent jamais à rien de grand; & quand ils en auroient la forcé, le courage leur manqueroit.

Tout Artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de ses récompenses. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s’il a le malheur d’être né chez un Peuple & dans des tems où les Savans devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le ton; où les hommes ont sacrifié leur goût aux Tyrans de leur liberté;* [*Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi. C’est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre-humain: mieux dirigé, il pourroit produire autant de bien qu’il fait de mal aujourd’hui. On ne sent point assez quels avantages naîtroient dans la société d’une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre-humain qui gouverne l’autre. Les hommes seront toujours ce qu’il plaira aux femmes: si vous voulez donc qu’ils deviennent grands & vertueux, apprenez aux femmes ce que c’est que grandeur d’ame & vertu. Les réflexions que ce sujet fournit, & que Platon a faites autrefois, mériteroient fort d’être mieux développées par une plume digne d’écrire d’après un tel maître & de défendre une si grande cause.] où, l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, on laissé tomber des chefs-d’oeuvre de Poésie dramatique, et des prodiges d’harmonie sont rebutés? Ce qu’il fera, Messieurs? Il rabaissera son génie ait niveau du son siècle, & aimera mieux composer des ouvrages communs qu’on admire pendant sa vie, que des merveilles qu’on n’admireroit que long-tems après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié [48] de beautés mâles & fortes à notre fausse délicatesse! & combien l’esprit de la galanterie, si fertile en petites choses vous en a coûté de grandes!

C’est ainsi que la dissolution des mœurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard, entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s’en trouvé quelqu’un qui ait de la fermeté dans l’ame & qui refuse de se prêter au génie de son siècle & de s’avilir par des productions puériles, malheur à lui! Il mourra dans l’indigence & dan l’oubli. Que n’est-ce ici un pronostic que je fais & non une expérience que je rapporte! Carle, Pierre; le moment est venu où ce pinceau destiné à augmenter la majesté de nos Temples, par des images sublimes & saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d’un vis-à-vis. Et toi, rival de Praxiteles & des Phidias; toi dont les auroient employé le ciseau à leur faire des Dieux capables d’excuser à nos yeux leur idolâtrie; inimitable Pigal, ta main se résoudra à ravaller le ventre d’un magot, ou il faudra qu’elle démettre oisive.

On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu’on ne se plaise à se rappeler l’image de la simplicité des premiers tems. C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, & dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocens & vertueux aimoient à avoir les Dieux pour témoins de leurs actions, ils habitoient ensemble sous les mêmes cabanes; mais bientôt devenus méchans, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs, & les reléguèrent dans les Temples magnifiques. [49] Ils les en chasserent enfin pour s’y établir eux-mêmes, ou du moins les Temples des Dieux ne se distinguerent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation; & les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit, pour ainsi dire, soutenus, à l’entrée des Palais des Grands, sur des colonnes de marbre, & gravés sur des chapiteaux Corinthiens.

Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent & que le luxe s’étend; le vrai courage s’énerve, les vertus in militaires s’évanouissent, & c’est encore l’ouvrage des sciences & de tous ces arts qui s’exercent dans l’ombre du cabinet. Quand les Goths ravagerent la Grece, toutes les Bibliotheques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l’un d’entre eux, qu’il faloit laisser aux ennemis des meubles si propres à les détourner de l’exercice militaire & à les amuser à des occupations oisives & sédentaires. Charles VIII se vit maître de la Toscane & du Royaume de Naples sans avoir presque tiré l’épée; & toute sa Cour attribua cette facilité inespérée à ce que les Princes & la Noblesse d’Italie s’amusoient plus à se rendre ingénieux & savans, qu’ils ne s’exerçoient à devenir vigoureux & guerriers. En effet, dit l’homme de sens qui rapporte ces deux traits, tous les exemples nous apprennent qu’en cette martiale police & en toutes celle qui lui sont semblables, l’étude des sciences est bien plus propre à amollir & efféminer les courages, qu’à les affermir & les animer.

Les Romains ont avoué que la vertu militaire s’étoit éteinte parmi eux, à mesure qu’ils avoient commencé à se connoître [50] en tableaux, en Gravures, en vases d’Orfévrerie, & à cultiver les beaux-arts; & comme si cette contrée fameuse étoit destinée à servir sans cessé d’exemple aux autres peuples, l’élévation des Médicis et le rétablissement des Lettres ont fait, tomber derechef & peut-être pour toujours cette réputation guerrière que l’Italie sembloit avoir recouvrée il y a quelques siècles.

Les anciennes Républiques de la Grèce avec cette sagesse qui brilloit dans la plupart de leurs institutions avoient interdit à leurs Citoyens tous ces métiers tranquilles & sédentaires qui en affaissant & corrompant le corps, énervent sitôt la vigueur de l’ame. De quel œil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers & la mort, des hommes que le moindre besoin accable, & que la moindre peine rebute? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n’ont aucune habitude? Avec quelle ardeur feront-ils des marches forcées sous des Officiers qui n’ont pas même la forcé de voyager à cheval? Qu’on ne m’objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille, mais on ne me dit point comment ils supportent l’excès du travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons & aux intempéries de l’air. Il ne faut qu’un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluités pour fondre & détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité qu’il vous est si rare d’entendre. Vous êtes braves, je le sais; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes & à [51] Trasimene; César avec vous eût passé le Rubicon, et asservi son pays; mais ce n’est point avec, vous que le premier eût traversé les Alpes, & que l’autre eût vaine vos ayeux.

Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, & il est pour les Généraux un art supérieur à celui de gagner de batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laissé pas d’être un très mauvais officier: dans le soldat même, un peu plus de forcé & de vigueur seroit peut-être plus nécessaire que tant de bravoure qui ne le garantit pas de la mort; & qu’importe à l’Etat que ses troupes périssent par la fiévre & le froid, ou par le fer de l’ennemi?

Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrieres, elle l’est encore plus aux qualités morales. C’est dès nos premières années qu’une éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissemens immenses, où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfans ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part: ils sauront composer des Vers qu’à peine ils pourront comprendre: sans savoir démêler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’art de les rendre méconnoissables aux autres par des argumens spécieux: mais ces mots de magnanimité, d’équité, de tempérance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est; ce doux nom de Patrie lie frappera jamais leur oreille; & s’ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur.* [*Pens. Philosoph.] J’aimerois au tant, disoit un Sage, que mon écolier [52] eût passé le tems dans un Jeu de paume, au moins le corps en seroit plus dispos. Je sais qu’il faut occuper les enfants, & que l’oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il doué qu’ils apprennent? Voilà certes une belle question! Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes,* [*Telle étoit l’éducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs Rois. C’est, dit Montagne, chose digne de très-grande considération, qu’en cette excellente police de Lycurgus, & à la vérité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfans, comme de sa principale charge, & au gîte même des Muses, il s’y fasse si peu mention de la doctrine: comme si cette généreuse jeunesse dédaignant tout autre joug, on ait dû fournir, au lieu de nos Maîtres de sciences, seulement des Maîtres de vaillance, prudence & justice.

Voyons maintenant comment le même Auteur parle des anciens Perses. Platon, dit-il, raconte que le fils aîné de leur succession royale étoit ainsi nourri. Après sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des Eunuques de la premiere autorité près du Roi, à cause de leur vertu. Ceux-ci prenoient charge de lui rendre le corps beau & sain, & après sept ans, le duisoient à monter à cheval & aller à la chasse. Quand il étoit arrivé au quatorzieme, ils le déposoient entre les mains de quatre: le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la Nation. Le premier lui apprenoit la Religion: le second à être toujours véritable, le tiers à vaincre ses cupidités, le quart à ne rien craindre. Tous, ajouterai-je, à le rendre bon, aucun à le rendre savant.

Astyage, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon: c’est, dit-il, qu’en notre école un grand garçon ayant un petit saye, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, & lui ôta son saye qui étoit plus grand. Notre Précepteur m’ayant fait jugé de ce différent, je jugeai qu’il faloit laisser les choses en cet état, & que l’un & l’autre sembloit être mieux accommodé en ce point. Sur quoi il me remontra que j’avois mal fait: car je m’étois arrêté à considérer la bienséance; & il faloit premiérement avoir pourvû à la justice, qui vouloit que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenoit. Et dit qu’il en fut puni, comme on nous punit en nos villages pour avoir oublié le premier aoriste de τυπζω. Mon Régent me feroit une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu’il me persuadât que son école vaut celle-là.] & non ce qu’ils doivent oublier.

Nos jardins sont ornés de statues & nos Galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d’oeuvre de l’art exposés à l’admiration publique? Les défenseurs de la Patrie? ou ces hommes plus grands encore qui l’ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les égaremens du cœur & de la raison, tirées soigneusement de l’ancienne Mythologie, & présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfans; sans doute afin qu’ils aient sous leurs yeux des modeles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire.

[53] D’où naissent tous ces abus, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talens & par l’avilissement des vertus? Voilà l’effet le plus évident de toutes nos études, & la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talens; ni d’un Livré s’il est utile, mais s’il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, & la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu’on me dise, cependant, si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette Académie, est comparable au mérite d’en avoir fondé, le prix?

Le sage ne court point après la fortune; mais il n’est pas insensible à la gloire, et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu, qu’un peu d’émulation auroit animée et rendue avantageuse à la société, tombe en langueur, & s’éteint dans la [54] misère et dans l’oubli. Voilà ce qu’à la longue doit produire par-tout la préférence des talens agréables sur les talens utiles, & ce que l’expérience n’a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences & des arts. Nous avons des Physiciens, des Géomètres, des Chymistes, des Astronomes, des Poetes, des Musiciens, des Peintres; nous n’avons plus de citoyens; ou s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils y périssent indigens & méprisés. Tel est l’état où sont réduits, tels sont les sentimens qu’obtiennent de, nous ceux qui nous donnent du pain, & qui donnent du lait à nos enfans.

Je l’avoue cependant; le mal n’est pas aussi grand qu’il auroit pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, & dans la substance de plusieurs animaux malfaisans le remède à leurs blessures, a enseigné aux Souverains, qui sont ses ministres à imiter sa sagesse. C’est à son exemple que du sein même de sciences & des arts, sources de mille dérèglements, ce grand Monarque dont la gloire ne fera qu’acquérir d’âge en âge un nouvel éclat, tira ces sociétés célèbres chargées à la fois du dangereux dépôt des connoissances humaines, & du dépôt sacré des mœurs, par l’attention qu’elles ont d’en maintenir chez elles toute la pureté, & de l’exiger dans les membres qu’elles reçoivent.

Ces sages institutions, affermies par son auguste successeur, & imitées par tous les Rois de l’Europe, serviront du moins de frein aux gens de lettres, qui tous aspirant à l’honneur d’être admis dans les Académies, veilleront sur eux-mêmes, [55] et tâcheront de s’en rendre dignes par des ouvrages utiles & des mœurs irréprochables. Celles de ces Compagnies, qui pour les prix dont elles honorent le mérite littéraire feront un choix de sujets propres à ranimer l’amour de la vertu dans les cœurs des Citoyens, montreront que cet amour regne parmi elles, & donneront aux Peuples ce plaisir si rare & si doux de voir des sociétés savantes se dévouer à verser sur le Genre-humain, non seulement des lumières agréables, mais aussi des Instructions salutaires.

Qu’on ne m’oppose donc point une objection qui n’est pour moi qu’une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop la nécessité de les prendre, & l’on ne cherche point des remèdes à des maux qui n’existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci portent encore par leur insuffisance le caractère des remèdes ordinaires? Tant d’établissemens faits à l’avantage des savans n’en sont que plus capables d’en imposer sur les objets des sciences, & de tourner les esprits à leur culture. Il semble, aux précautions qu’on prend, qu’on ait trop de Laboureurs & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je ne veux point hazarder ici une comparaison de l’agriculture & de la philosophie: on ne la supporteroit pas. Je demanderai seulement, qu’est-ce que la Philosophie? Que contiennent les écrits des Philosophes les plus connus? Quelles sont les Leçons de ces amis de la sagesse? A les entendre, ne les prendroit-on pas pour une troupe de charlatans criant, chacun de son côté sur une place publique; Venez à moi, c’est moi seul qui ne trompé point? L’un prétend qu’il n’y a point de corps & que tout est en représentation. L’autre, qu’il n’y a d’autre substance [56] que la matière ni d’autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu’il n’y a ni vertus, ni vices, & que le bien & le mal moral sont des chimeres. Celui-là, que les hommes sont des loups & peuvent se dévorer en sûreté conscience. O grands Philosophes! que ne réservez-vous pour vos amis & pour vos enfans ces Leçons profitables; vous en recevriez bientôt le prix, & nous ne craindrions pas de trouver dans les nôtres quelqu’un de vos sectateurs.

Voilà donc les hommes merveilleux à qui l’estime de leurs contemporains a été prodiguée pendant leur vie, & l’immortalité réservée après leur trépas! Voilà les sages maximes que nous avons reçues d’eux, & que nous transmettons d’âge en âge à nos descendans. Le Paganisme, livré à tous les égaremens de la raison humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu’on puisse comparer aux monumens honteux que lui a préparé l’Imprimerie, sous le règne de l’Evangile? Les écrits impies des Leucippes & des Diagoras sont péris avec eux. On n’avoit point encore inventé l’art d’éterniser les extravagances de l’esprit humain. Mais, grâce aux caractères Typographiques* [*A considérer les désordres affreux que l’imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l’avenir par le progrès que le mal fait d’un jour à l’autre, on peut prévoir aisément que les Souverains ne tarderont pas à se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs États, qu’ils en out pris pour l’y introduire. Le Sultan Achmet cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût, avoit consenti d’établir une Imprimerie à Constantinople. Mais à peine la presse fut-elle en train qu’on fut contraint de la détruire & d’en jetter les instrumens dans un puits. On dit que le Calife Omar, consulté sur ce qu’il faloit faire de la bibliotheque d’Alexandrie, répondit en ces termes. Si les Livres de cette bibliotheque contiennent des choses opposées à l’Alcoran, ils sont mauvais, & il faut les brûler. S’ils ne contiennent que la doctrine de l’Alcoran, brûlez-les encore: ils sont superflus. Nos Savans ont cité ce raisonnement comme le comble de l’absurdité. Cependant, supposez Grégoire le Grand à la place d’Omar, & l’Evangile à la place de l’Alcoran, la bibliotheque auroit encore été brûlée, & ce seroit peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre Pontife.] & à l’usage que nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes & des Spinosa resteront à jamais. Allez, écrits célebres [57] dont l’ignorance & la rusticité de nos pères n’auroient point été capables; accompagnez chez nos descendans ces ouvrages plus dangereux encore d’où s’exhale la corruption des mœurs de notre siècle, et portez ensemble aux siècles à venir une histoire fidelle du progrès & des avantages de nos sciences & de nos arts. S’ils vous lisent, vous ne leur laisserez aucune perplexité sur la question que nous agitons aujourd’hui; & à moins qu’ils ne soient plus insensés que nous, ils lèveront leurs mains au Ciel, & diront dans l’amertume de leur cœur «Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les Esprits, délivre-nous des Lumières & des funestes arts de nos Peres, & rends-nous l’ignorance, l’innocence & la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur & qui soient précieux devant toi.»

Mais si le progrès des sciences & des arts n’a rien ajouté à notre félicité; s’il a corrompu nos mœurs, & si la corruption des mœurs a porté atteinte à la pureté du goût, que penserons-nous de cette foule d’Auteurs élémentaires qui ont écarté Temple des Muses les difficultés qui défendoient son abord, & que la nature y avoit répandues comme une épreuve des forces de ceux qui seroient tentés de savoir? Que [58] penserons-nous de ces Compilateurs d’ouvrages qui ont indiscrétement brisé la porte des Sciences & introduit dans leur Sanctuaire une populace indigne d’en approcher; tandis qu’il seroit à souhaiter que tous ceux qui ne pouvoient avancer loin de la carriere des Lettres, eussent été rebutés dès l’entrée, & se fussent jettés dans des Arts utiles à la société? Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un Géomètre subalterne, seroit peut-être devenu un grand fabricateur d’étoffes. Il n’a point falu de maîtres à ceux que la nature destinoit à faire des disciples. Les Verulam, les Descartes & les Newton, ces Précepteurs du Genre-humain, n’en ont point eu eux-mêmes, & quels guides les eussent conduits jusqu’où leur vaste génie les a portés? Des Maîtres ordinaires n’auroient pu que rétrécir leur entendement en le resserrant dans l’étroite capacité du leur: C’est par les premiers obstacles qu’ils ont appris à faire des efforts, & qu’ils se sont exercés à franchit l’espace immense qu’ils ont parcouru. S’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des Sciences & des Arts, ce qu’à ceux qui se sentiront la forcé de marcher seuls sur leurs traces, & de les devancer: C’est à ce petit nombre qu’il appartient tient d’élever des monumens à la gloire de l’esprit humain. Mais si l’on veut que rien ne soit au-dessus de leur génie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances. Voilà l’unique encouragement dont ils ont besoin. L’ame se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, & ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le Prince de l’Eloquence fut Consul de Rome, & le plus grand, peut-être, des Philosophes, Chancelier d’Angleterre. Croit-on que si l’un [59] n’eût occupé qu’une chaire dans quelque Université, & que l’autre n’eût obtenu qu’une modique pension d’Académie; croit-on, dis-je, que leurs ouvrages ne se sentiroient pas de leur état? Que les Rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller: qu’ils renoncent à ce vieux préjugé inventé par l’orgueil des Grands, que l’art de conduire les Peuples est plus difficile que celui de les éclairer: comme s’il étoit plus aisé d’engager les hommes à bien faire de leur bon gré, que de les y contraindre par la forcé. Que les savans du premier ordre trouvent dans leurs Cours d’honorables asyles. Qu’ils y obtiennent la seule récompense digne d’eux; celle de contribuer par leur crédit au bonheur des Peuples à qui ils auront enseigné la sagesse. C’est alors seulement qu’on verra ce que peuvent la vertu, la science & l’autorité animées d’une noble émulation & travaillant de concert à la félicité du Genre-humain. Mais tant que la puissante sera seule d’un côté; les lumières & la sagesse seules d’un autre; les savans penseront rarement de grandes choses, les Princes en feront plus rarement de belles, & les Peuples continueront d’être vils, corrompus & malheureux.

Pour nous, hommes vulgaires, à qui le Ciel n’a point départi de si grands talens & qu’il ne destine pas à tant de gloire, restons dans notre obscurité. Ne courons point après une réputation qui nous échapperoit, & qui, dans l’état présent des choses ne nous rendroit jamais ce qu’elle nous auroit coûté, quand nous aurions tous les titres pour l’obtenir. A quoi bon chercher notre bonheur dans l’opinion d’autrui si nous pouvons le trouver en nous-mêmes? Laissons à d’autres le soin d’instruire [60] les Peuples de leurs devoirs, & bornes-nous à bien remplir les nôtres, nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage.

O vertu! Science sublime des ames simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connoître? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, & ne suffit-il pas pour apprendre tes Loix de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions? Voilà la véritable Philosophie, sachons nous en contenter; & sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s’immortalisent dans la République des Lettres; tâchons de mettre entre eux & nous cette distinction glorieuse qu’on remarquoit jadis entre deux grands Peuples; que l’un savoit bien dire, & l’autre bien faire.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE A M. L’ABBÉ RAYNAL

[Abbé Guillaume-Thomas Raynal]

[1751, mai; Publication, Paris, 1751, juin (Mercure de France, tome II, June 1751); le Pléiade édition, t. III, pp. 31-33. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 61-64. Melanges t. II. (1781)]

[61]

LETTRE
A M. L’ABBÉ RAYNAL,

AUTEUR DU MERCURE DE FRANCE

Tirée du Mercure de Juin 1751, 2°. Volume.

Je dois, Monsieur, des remercîmens à ceux qui vous ont fait passer les observations que vous avez la bonté de me communiquer, & je tâcherai d’en faire mon profit: je vous avouerai pourtant que je trouve mes Censeurs un peu séveres sur ma logique, & je soupçonne qu’ils se seroient montrés moins scrupuleux, si j’avois été de leur avis. Il me semble au moins que s’ils avoient eux-mêmes un peu de cette exactitude rigoureuse qu’ils exigent de moi, je n’aurois aucun besoin des éclaircissemens que je leur vais demander.

L’Auteur semble, disent-ils, préférer la situation où étoit l’Europe avant le renouvellement des sciences; état pire que l’ignorance par le faux savoir ou le jargon qui étoit en regne.

L’Auteur de cette observation semble me faire dire que le faux savoir, ou le jargon scholastique soit préférable à la science; & c’est moi-même qui ai dit qu’il étoit pire que l’ignorance; mais qu’entend-il par ce mot de situation? l’applique-t-il aux lumieres ou aux mœurs, ou s’il confond ces choses que j’ai tant pris de peine à distinguer? Au reste, comme [62] c’est ici le fond de la question, j’avoue qu’il est très-adroit à moi de n’avoir fait que sembler prendre parti là-dessus.

Ils ajoutent que l’Auteur préféré la rusticité à la politesse.

Il est vrai que l’Auteur préféré la rusticité à l’orgueilleuse & fausse politesse de notre siecle, & il en a dit la raison. Et qu’il fait main basse sur tous les savans & les Artistes. Soit puisqu’on le veut ainsi, je consens de supprimer toutes les distinctions que j’y avois mises.

Il auroit dû, disent-ils encore, marquer le point d’où il part, pour désigner l’époque de la décadence: j’ai fait plus; j’ai rendu ma proposition générale: j’ai assigné ce premier degré de la décadence des mœurs au premier moment de la culture des lettres dans tous les pays du monde, & j’ai trouvé le progrès de ces deux choses toujours en proportion. Et en remontant à cette premiere époque, faire comparaison des mœurs de ce tems-là avec les nôtres. C’est ce que j’aurois fait encore plus au long dans un volume in-4. Sans cela nous ne voyons point jusqu’où il faudroit remonter, à moins que ce ne soit au tems, des Apôtres. Je ne vois pas, moi, l’inconvénient qu’il y auroit à cela, si le fait étoit vrai; mais je demande justice au Censeur: voudroit-il que j’eusse dit que le tems de la plus profonde ignorance étoit celui des Apôtres?

Ils disent de plus, par rapport au luxe, qu’en bonne politique on fait qu’il doit être interdit dans les petits Etats, mais que le cas d’un royaume tel que la France, par exemple, est tout différent, les raisons en sont connues.

N’ai-je pas ici encore quelque sujet de me plaindre? ces raisons sont celles auxquelles j’ai tâché de répondre. Bien on [63] mal, j’ai répondu. Or on ne sauroit gueres donner à un Auteur une plus mande marque de mépris qu’en ne lui répliquant que par les mêmes argumens qu’il a réfutés. Mais faut-il leur indiquer la difficulté qu’ils ont à résoudre? la voici: Que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce fois? Voir, ce que je leur ai demandé, & ce que je leur demande encore.

Quant aux deux observations suivantes, dont la premiere commence par ces mots; enfin voici ce qu’on objecte, &c. & l’autre par ceux-ci; mais ce qui touche de plus pris, &c. je supplie le Lecteur de m’épargner la peine de les transcrire. L’Académie m’avoit demande si le rétablissement des sciences & des arts avoit contribue à épurer les mœurs. Telle étoit la question que j’avois à résoudre: cependant voici qu’on me fait un crime de n’en avoir pas résolu une autre. Certainement cette critique est tout au moins fort singuliere. Cependant j’ai presque à demander pardon au Lecteur de l’avoir prévue, car c’est ce qu’il pourroit croire en lisant les cinq ou six dernieres pages de mon Discours.

Au reste, si mes Censeurs s’obstinent à désirer encore des conclusions pratiques, je leur en promets de très-clairement énoncées dans ma premiere réponse.

Sur l’inutilité des loix somptuaires pour déraciner le luxe une fois établi, on dit que l’Auteur n’ignore pas ce qu’il y a à dire là-dessus. Vraiment non, je n’ignore pas que quand un homme est mort, il ne faut point appeller de Médecin.

On ne sauroit mettre dans un trop grand jour des vérités qui heurtent autant de front le goût général, & il importe [64] d’oter toute prise à la chicane. Je ne suis pas tout-à-fait de cet avis, & je crois qu’il faut laisser des osselets aux enfans.

Il est aussi bien des Lecteurs qui les goûteront mieux dans un style tout uni, que sous cet habit de cérémonie qu’exigent les Discours Académiques. Je suis fort du goût de ces Lecteurs-là. Voici donc un point dans lequel je puis me conformer au sentiment de mes Censeurs, comme je fais dès aujourd’hui.

J’ignore quel est l’adversaire dont on me menace dans le post scriptum; tel qu’il puisse être, je ne saurois me résoudre à répondre à un ouvrage, avant que de l’avoir lu, ni à me tenir pour battu, avant que d’avoir été attaqué.

Au surplus, soit que je réponde aux critiques qui me sont annoncées, soit que je me contente de publier l’ouvrage augmenté qu’on me demande, j’avertis mes Censeurs qu’ils pourroient bien. n’y pas trouver les modifications qu’ils esperent; je prévois que quand il sera question de me défendre, je suivrai sans scrupule toutes les conséquences de mes principes.

Je sais d’avance avec quels grands mots on m’attaquera, Lumieres, connoissances, loix, morale, raison, bienséance, égards, douceur, aménité, politesse, éducation, &c. à tout cela je ne répondrai que, par deux autres mots, qui sonnent encore plus sort à mon oreille. Vertu, vérité! m’écrierai-je sans cesse, vérité, vertu! Si quelqu’un n’apperçoit-là que des mots, je n’ai plus rien à lui dire.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

SUR LA REFUTATION DE SON DISCOURS, PAR M. GAUTIER,

Professeur de Mathématiques & d’Histoire, & Membre de l’Académie Royale des Belles-Lettres de Nancy.[LETTRE à Grimm.]

[1751, 1er novembre / Paris; Mercure de France Novembre 1, 1751; le Pléiade édition; t. III; pp. 59-70== Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 65-80. Melanges t. II. (1781)]

[65]

LETTRE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
[à Canon Joseph Gautier]

Sur le réfutation de son Discours, Par M. Gautier, Professeur de Mathématiques & d’Histoire, & Membre de l’Académie Royale des Belles-Lettres de Nancy.

Je vous renvoie, Monsieur, le Mercure d’Octobre que vous avez eu la bonté de me prêter. J’y ai lu avec beaucoup de plaisir la réfutation que M. Gautier a pris la peine de faire de mon Discours;* [*Cette réfutation de M. Gautier sera imprimée dans le premier volume du supplément] mais je ne crois pas être, comme vous le prétendez, dans la nécessité d’y répondre; & voici mes objections.

1. Je ne puis me persuader que pour avoir raison, on soit indispensablement oblige de parler le dernier.

2. Plus je relis la réfutation, & plus je suis convaincu que je n’ai pas besoin de donner à M. Gautier d’autre replique que le Discours même auquel il a répandu. Lisez, je vous prie, dans l’un & l’autre écrit les articles du luxe, de la guerre, [66] des Académies, de l’éducation; lisez la Prosopopée de Louis le-Grand & celle de Fabricius; enfin, lisez la conclusion de M. Gautier & la même, & vous comprendrez ce que je veux dire.

3. Je pense en tout si différemment de M. Gautier, que s’il me faloit relever tons les endroits ou nous ne sommes pas de même avis, je serois oblige de le combattre, même dans les choses que j’aurois dites comme lui, & cela me donneroit un air contrariant que je voudrois bien pouvoir éviter. Par exemple, en parlant de la politesse, il fait entendre très-clairement que pour devenir homme de bien, il est bon de commencer par être hypocrite, & que la fausseté est un chemin sur pour arriver à la vertu. Il dit encore que les vices ornes par la politesse ne sont pas contagieux, comme ils le seroient, s’ils se presentoient de front avec rusticité; que l’art de pénétrer les hommes a fait le même progrès celui de se déguiser; qu’on est convaincu qu’il ne faut pas compter sur eux, à moins qu’on ne leur plaise ou qu’on ne leur soit utile; qu’on fait évaluer les offres spécieuses de la politesse; c’est-à-dire, sans doute, que quand deux hommes se sont des complimens, & que l’un dit à l’autre dans le fond de son cœur; je vous traite comme un sot, & je me moque de vous, l’autre lui répond dans le fond du sien; je sais que vous mentez imprudemment, mais je vous le rends de mon mieux. Si j’avois voulu employer la plus amere ironie, j’en aurois pu dire à-peu-près autant.

4. On voit a chaque page de la réfutation, que l’Auteur n’entend point ou ne veut point entendre l’ouvrage qu’il réfute, [67] ce qui lui est assurément fort commode; parce que répondant sans cesse à sa pensée, & jamais à la mienne, il a la plus belle occasion du monde de dire tout ce qu’il lui plaît. D’un autre cote, si ma replique en devient plus difficile, elle en devient aussi moins nécessaire: car on n’a jamais oui dire qu’un Peintre qui expose en public un tableau soit oblige de visiter les yeux des spectateurs, & de fournir des lunettes à tous ceux qui en ont besoin.

D’ailleurs, il n’est pas bien sur que je me fisse entendre même en répliquant; par exemple, je sais, dirois-je M. Gautier, que nos soldats ne sont point des Réaumurs & des Fontenelles, & c’est tant pis pour eux, pour nous, & sur-tout pour les ennemis. Je sais qu’ils savent rien, qu’ils sont brutaux & grossiers, & toutefois j’ai dit, & je dis encore, qu’ils sont énerves par les Sciences qu’ils méprisent, & par les beaux Arts qu’ils ignorent. C’est un des inconvéniens de la culture des Lettres, que pour quelques hommes qu’elles éclairent, elles corrompent à pure pere toute une nation. Or vous voyez biens, Monsieur, que ceci ne seroit qu’un autre paradoxe inexplicable pour M. Gautier; pour ce M. Gautier qui me demande fièrement ce que les troupes ont de commun avec les Académies; si les soldats en auront plus de bravoure pour être mal vêtus & mal nourris; ce que je veux dire en avançant qu’a force d’honorer les talens on néglige les vertus; & d’autres questions semblables, qui toutes montrent qu’il est impossible d’y répondre intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois que vous conviendrez que ce n’est pas la peine de m’expliquer une seconde fois pour n’être pas mieux entendu que la premiere.

[68] 5. Si je voulois répondre à la premiere partie de la réfutation, ce seroit le moyen de n jamais finir. M. Gautier juge à propos de me prescrire les Auteurs que je puis citer, & ceux qu’il faut que je rejette. Son choix est tout-à-fait naturel; il récuse l’autorité de ceux qui déposent pour moi, & vent que je m’en rapporte à ceux qu’il croit m’être contraires. En vain voudrois-je lui faire entendre qu’un seul témoignage en ma faveur est décisif, tandis que cent témoignages ne prouvent rien contre mon sentiment, parce que les témoins sont parties dans le procès; en vain le prierois-je de distinguer dans les exemples qu’il allègue; en vain lui représenterois-je qu’être barbare ou criminel sont deux choses tout-à-fait différentes, & que les peuples véritablement corrompus sont moins ceux qui ont de mauvaises Loix, que ceux qui méprisent les Loix; sa replique est aisée à prévoir. Le moyen qu’on puisse ajouter foi à des Ecrivains scandaleux, qui osent louer des barbares qui ne savent ni lire ni écrire! Le moyen qu’on puisse jamais supposer de la pudeur à des gens qui vont tout nuds, & de la vertu à ceux qui mangent de la chair crue? II faudra donc disputer. Voilà donc Herodote, Strabon, Pomponius-Mela aux prises avec Xenophon, Justin, Quinte-Curce, Tacite; nous voilà dans les recherches de Critiques, dans les Antiquités, dans l’érudition. Les Brochures se transforment en Volumes, les Livres se multiplient, & la question s’oublie: c’est le sort des disputes de Littérature, qu’après des in-folios d’éclaircissemens, on finit toujours par ne savoir plus ou l’on en est: ce n’est pas la peine de commencer.

Si je voulois répliquer à la seconde Partie, cela seroit bien [69] tôt fait; mais je n’apprendrois rien à personne. M. Gautier se contente, pour m’y réfuter, de dire oui par-tout ou j’ai dit non; & non par-tout ou j’ai dit oui; je n’ai donc qu’a dire encore non par-tout ou j’avois dit non, oui par-tout ou j’avois dit oui, & supprimer les preuves, j’aurai très-exactement répondu. En suivant la méthode de M. Gautier, je ne puis donc répondre aux deux Parties de la réfutation sans en dire trop & peu; or je voudrois bien ne faire ni l’un ni l’autre.

6. Je pourrois suivre une autre méthode, & examiner séparément les raisonnemens de M. Gautier, & le style de la réfutation.

Si j’examinois ses raisonnemens, il me seroit aise de montrer qu’ils portent tous à faux, que l’Auteur n’a point saisi l’etat de la question, & qu’il ne m’a point entendu.

Par exemple, M. Gautier prend la peine de m’apprendre qu’il y a des peuples vicieux qui ne sont pas savans, & je m’étois déjà bien doute que les Kalmouques, les Bedouins, les Caffres n’etoient pas des prodiges de vertu ni d’érudition. Si M. Gautier avoit donne les mêmes soins à me montrer quelque Peuple savant qui ne fut pas vicieux, il rn’auroit surpris davantage. Par-tout il me fait raisonner comme si j’avois dit que la Science est la seule source de corruption parmi les hommes; s’il a cru cela de bonne-foi, j’admire la bonté qu’il a de me répondre.

Il dit quo le commerce du monde suffit pour politesse dont se pique un galant homme; d’ou il conclut qu’on n’est pas fonde à en faire honneur aux Sciences: mais à quoi donc nous permettra-t-il d’en faire honneur? Depuis que les [70] hommes vivent en société, il y a eu des Peuples polis, & d’autres qui ne l’etoient pas. M. Gautier a oublie de nous rendre raison de cette différence.

M. Gautier est par-tout en admiration de la pureté de nos mœurs actuelles. Cette bonne opinion qu’il en a, fait assurément beaucoup d’honneur aux siennes; mais elle n’annonce pas une grande expérience. On diroit au ton dont il en parle qu’il a étudie les hommes comme les Péripatéticiens étudioient la Physique, sans sortir de son cabinet. Quant à moi, j’ai ferré mes Livres; & après avoir écouté parler, les hommes, je les ai regardé agir. Ce n’est pas une merveille qu’ayant suivi des méthodes si différentes, nous nous rencontrions si peu dans nos jugemens: Je vois qu’on ne sauroit employer un langage plus honnête que celui de notre siecle; & voilà ce qui frappe M. Gautier: mais je vois aussi qu’on ne sauroit avoir des mœurs plus corrompues, & voilà ce qui me scandalise. Pensons-nous donc être devenus gens de bien, parce qu’à force de donner des noms décens à nos vices, nous avons, appris à n’en plus rougir?

Il dit encore que quand même on pourroit prouver par, des faits que la dissolution des mœurs à toujours regne avec le sciences, il ne s’ensuivroit pas que le fort de la probité dépende de leur progrès. Après avoir employé la premiere Partie de mon Discours à prouver que ces choses avoient toujours, marche ensemble, j’ai destine la seconde à montrer qu’en effet l’une tenoit à l’autre. A qui donc puis-je imaginer que M. Gautier veut répondre ici?

Il me paroit sur-tout très-scandalise de la maniere dont j’ai [71] parle de l’éducation des Colleges. Il m’apprend qu’on y enseigne aux jeunes gens je ne sais combien de belles choses qui peuvent être d’une bonne ressource pour leur amusement quand ils seront grands, mais dont j’avoue que je ne vois point le rapport avec les devoirs des Citoyens, dont il faut commencer par les instruire. " Nous nous enquérons volontiers fait-il du Grec & du Latin? Ecrit-il en vers ou en prose? Mais s’il est devenu meilleur ou plus avise, c’etoit le principal; & c’est ce qui demeure derrière. Criez d’un Passant à notre Peuple, ô le savant homme! & d’un autre, ô le bon-homme! II ne faudra pas à détourner ses yeux & son respect vers le premier. Il y faudroit un tiers Crieur. O les lourdes têtes!"

J’ai dit que la Nature a voulu nous préserver de la Science comme une mere arrache une arme dangereuse des mains de son enfant, & aux la peine que nous trouvons à nous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. M. Gautier aimeroit autant que j’eusse dit: Peuples, fâchez donc une fois que la Nature ne veut pas que vous vous nourrissiez des productions de la terre; la peine qu’elle a attachée à sa culture est un avertissemen pour vous de la laisser en friche. M. Gautier n’a pas songe, qu’avec un peu de travail, on est sur de faire du pain; mais qu’avec beaucoup d’étude il est très-douteux qu’on parvienne à faire un homme raisonnable. Il n’a pas songe encore que ceci n’est précieusement qu’une observation de plus en ma faveur; car pourquoi la Nature nous a-t-elle impose des travaux nécessaires, si ce n’est pour nous détourner des occupations oiseuses? Mais au mépris qu’il montre pour l’agriculture, on voit aisément que s’il ne tenoit qu’a lui, tous les Laboureurs déserteroient [72] bientôt les Campagnes, pour aller argumenter dans les Ecoles; occupation selon M. Gautier, & je cross, selon bien des Professeurs, fort importante pour le bonheur de l’Etat.

En raisonnant sur un passage de Platon, j’avois présume que peut-être les anciens Egyptiens ne faisoient-ils pas des Sciences tout le cas qu’on auroit pu croire. L’Auteur de la réfutation me demande comment on peut faire accorder cette opinion avec l’inscription qu’Osymandias avoit mise à sa Bibliothèque. Cette difficulté eut pu être bonne du vivant de ce Prince. A présent qu’il est mort, je demande à mon tour ou est la nécessité de faire accorder le sentiment du Roi Osymandias avec celui des Sages d’Egypte. S’il eut compte, & sur-tout pèse les voix, qui me répondra que le mot de poisons n’eut pas été substitue, celui de remedes? Mais passons cette fastueuse Inscription: Ces remèdes sont excellens, j’en conviens, & je l’ai déjà répété bien des fois; mais est-ce une raison pour les administrer inconsidérément, & sans égard aux tempéramens des malades? Tel aliment est très-bon en foi, qui dans un estomac infirme ne produit qu’indigestions & mauvaises humeurs. Que diroit-on d’un Médecin, qui après avoir fait l’éloge de quelques viandes succulentes, concluroit que tous les malades s’en doivent rassasier?

J’ai fait voir que les Sciences & les Arts énervent le courage. M. Gautier appelle cela une façon singuliere de raisonner, & il ne voit point la liaison qui se trouve entre le courage & la vertu. Ce n’est pourtant pas, ce me semble, une chose difficile à comprendre. Celui qui s’est une fois accoutume à préféré sa vie à son devoir, ne tardera gueres a [73] lui préférer encore les choses qui rendent la vie facile agréable.

J’ai dit que la Science convient à quelques grands génies; mais qu’elle est toujours nuisible aux Peuples qui la cultivent. M. Gautier dit que Socrate & Caton, qui blâmoient les Sciences, etoient pourtant eux-mêmes de fort savans Hommes; & il appelle cela m’avoir réfuté.

J’ai dit que Socrate etoit le plus savant des Athéniens c’est de-la que je tire l’au thorite de son témoignage: tout cela n empêche point M. Gautier de m’apprendre que Socrate, etoit savant.

II me blâme d’avoir avance que Caton meprisoit les Philosophes Grecs; & il se fonde sur ce que Carnéade se faisoit un jeu d’établir & de renverser les mêmes propositions; ce qui prévint mal-à-propos Caton contre la Littérature des Grecs. M. Gautier devroit bien nous dire quel etoit le pays & le métier de ce Carnéade.

Sans doute que Carnéade est le seul Philosophe ou le seul savant qui se soit pique de soutenir le pour & le contre, autrement tout ce que dit ici M. Gautier ne signifieroit rien du tout. Je m’en rapporte sur point à son érudition.

Si la réfutation n’est pas abondante en bons raisonnemens; en revanche elle l’est fort en belles déclamations. L’Auteur substitue par-tout les ornemens de l’art à la solidité des preuves qu’il promettoit en commençant; & c’est en prodigant la pompe oratoire dans une réfutation, qu’il me reproche à moi de l’avoir employée dans un Discours Académique.

A quoi tendent donc, dit M. Gautier, les éloquentes déclamations [74] de M. Rousseau? A abolir, s’il etoit possible, les vaines déclamations des Colleges. Qui ne seroit pas indigne de l’entendre assurer que nous avons les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune. J’avoue qu’il y a un peu de flatterie à dire que nous en avons les apparences; mais M. Gautier auroit du mieux que personne me pardonner celle-là. Eh! pourquoi n’a-t-on plus de vertu? c’est qu’on cultive les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts. Pour cela précieusement. Si l’on etoit impolis, rustiques, ignorans, Goths, Huns, ou Vandales, on seroit digne des éloges de M. Rousseau. Pourquoi non? Y a-t-il quelqu’un de ces noms-là qui donne l’exclusion à la vertu? Ne se lassera-t-on point d’invectiver les hommes Ne se lasseront-ils point d’être mechans? Croira-t-on toujours les rendre plus vertueux, en leur disant qu’ils n’ont point de vertu? Croira-t-on les rendre meilleurs, en leur persuadant qu’ils sont assez bons? Sous prétexte d’épurer les mœurs, est-il permis d’en renverser les appuis? Sous prétexte d’éclairer les esprits, faudra-t-il pervertir les ames? O doux nœuds de la société! charme des vrais Philosophes, aimables vertus; c’est par vos propres attraits que vous régnez dans les cœurs; vous ne devez votre empire ni à l’âpreté stoïque, ni à des clameurs barbares, ni aux conseils orgueilleuse rusticité.

Je remarquerai d’abord une chose assez plaisante; c’est que de toutes. les Sectes des anciens Philosophes que j’ai attaquées comme inutiles à la vertu, les Stoïciens sont les seuls que M. Gautier m’abandonne & qu’il semble même vouloir mettre de mon cote. Il a raison; je n’en serai gueres plus fier.

Mais voyons un peu si je pourrois rendre exactement en [75] d’autres termes le sens de cette exclamation: O aimables vertus! c’est par vos propres attraits que vous régnez dans les ames. Vous n’avez pas besoin de tout ce grand appareil d’ignorance & de rusticité. Vous savez aller au cœur par des routes plus simples & plus naturelles.Il suffit de savoir la Rhétorique, la Logique, la Physique, la Métaphysique & les Mathématiques, pour acquérir le droit de vous posséder.

Autre exemple du style de M. Gautier.

Vous savez que les Sciences dont on occupe les jeunes Philosophes dans les Universités, sont la Logique, la Métaphysique, la Morale, la Physique, les Mathématiques élémentaires. Si je l’ai sçu, je l’avois oublie, comme nous faisons tous en devenant raisonnables. Ce sont donc la, selon vous, de stériles spéculations! stériles selon l’opinion commune; mais, selon moi, très-fertiles en mauvaises choses. Les Universités vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité de ces sciences s’est retirée au fond d’un puits. Je ne crois pas avoir appris cela à personne. Cette sentence n’est point de mon invention; elle est aussi ancienne que la Philosophe. Au reste, je fais que les Universités ne me doivent aucune reconnoissance; & je n’ignorois pas, en prenant la plume, que je ne pouvois à la fois faire ma cour aux hommes, & rendre hommage à la vérité. Les grands Philosophes qui les possèdent dans un degré éminent sont sans doute bien surpris d’apprendre qu’ils ne savent rien. Je crois qu’en effet ces grands Philosophes qui possèdent toutes ces grandes sciences dans un degré éminent, seroient très-surpris d’apprendre qu’ils ne savent rien. Mais je serois bien plus surpris moi-même, si [76] ces hommes qui savent tant de choses, savoient jamais celle-là.

Je remarque que M. Gautier, qui me traite par-tout avec la plus grande politesse, n’épargne aucune occasion de me susciter des ennemis; il étend ses soins à cet égard depuis les Régens de College jusqu’à la souveraine puissance. M.. Gautier fait fort bien de justifier les usages du monde; on voit qu’ils ne lui sont point etrangers. Mais revenons à la réfutation.

Toutes ces manieres d’écrire & de raisonner, qui ne vont point à un homme d’autant d’esprit que M. Gautier me paroit en avoir m’ont fait faire une conjecture que vous trouverez hardie, & que je crois raisonnable. Il m’accuse, très-surement sans en rien croire, de n’être point persuade du sentiment que je soutiens. Moi, je le soupçonne, avec plus de fondement d’être en secret de mon avis. Les places qu’il occupe, les circonstances ou il se trouve l’auront mis dans une espece de nécessité de prendre parti contre moi. La bienséance de notre siecle est bonne à bien des choses; il m’aura donc réfute pa bienséance; mais il aura pris toutes fortes de précautions, & employé tout l’art possible pour le faire de maniere à ne persuader personne.

C’est dans cette vue qu’il commence par déclarer très-mal-à-propos que la cause qu’il défend intéresse le bonheur de l’assemble devant laquelle il parle, & la gloire du grand Prince sous les loix duquel il a la douceur ale vivre. C’est précieusement comme s’il disoit; vous ne pouvez, Messieurs, sans ingratitude envers votre respectable Protecteur, vous dispenser de me donner raison; & de plus y c’est votre propre cause que je plaide aujourd’hui devant vous; ainsi de quelque cote que vous envisagiez [77] mes preuves, j’ai droit de compter que vous ne vous rendrez pas difficiles sur leur solitude. Je dis que tout homme qui parle ainsi à plus d’attention à fermer la bouche aux gens que d’envie de les convaincre.

Si vous lisez attentivement la réfutation, vous n’y trouvez presque pas une ligne qui ne semble être la pour attendre & indiquer sa réponse. Un seul exemple suffira pour me faire entendre.

Les victoires que les Athéniens remportent sur les Perses & sur les Lacédémoniens mêmes sont voir les Arts peuvent s’associer avec la vertu militaire. Je demande si ce n’est pas-là une adresse pour rappeller ce j’ai dit de la défaite de Xerxes, & pour me faire songer au dénouement de la guerre du Péloponnèse. Leur gouvernement devenu vénal sous Pericles, prend une nouvelle face; l’amour du plaisir étouffe leur bravoure, les fonctions les plus honorables sont avilies, l’impunité multiplie les mauvais Citoyens, les fonds destines à la guerre sont destines à nourrir la mollesse & l’oisiveté; toutes ces causes de corruption quel rapport ont-elle aux Sciences?

Que fait ici M. Gautier, sinon de rappeller toute la seconde Partie de mon Discours ou j’ai montre ce rapport? Remarquez l’art avec lequel il nous donne pour causes les effets de la corruption, afin d’engager tout homme de bon sens à remonter de lui-même à la premiere cause de ces causes prétendues. Remarquez encore comment, pour en laisser faire la réflexion au Lecteur, il feint d’ignorer ce qu’on ne peut supposer qu’il ignore en effet, & ce que tous les Historiens disent unanimement, que la dépravation des mœurs & du gouvernement des [78] Atheniens furent l’ouvrage des Orateurs. Il est donc certain que m’attaquer de cette maniere, c’est bien clairement m’indiquer les réponses que je dois faire.

Ceci n’est pourtant qu’une conjecture que je ne pretends point garantir. M. Gautier n’approuveroit peut-être pas que je voulusse justifier son savoir aux dépens de sa bonne-foi: mais si en effet il a parle sincèrement en réfutant mon Discours; comment M. Gautier, Professeur en Histoire, Professeur en Mathématique, Membre de l’Académie de Nancy, ne s’est-il pas un peu défie de tous les titres qu’il porte?

Je ne répliquerai donc pas à M. Gautier, c’est un point résolu. Je ne pourrois jamais répondre sérieusement, & suivre la réfutation pied à pied; vous en voyez la raison; & ce seroit mal reconnoître les éloges dont M. Gautier m’honore, que d’employer le ridiculum acri, l’ironie & l’amere plaisanterie. Je crains bien déjà qu’il n’ait que trop à se plaindre du ton de cette Lettre: au moins n’ignoroit-il pas en écrivant sa réfutation, qu’il attaquoit un homme qui ne fait pas assez de cas de la politesse pour vouloir apprendre d’elle a déguiser son sentiment.

Au reste, je suis prêt a rendre à M. Gautier toute la justice qui lui est due. Son Ouvrage me paroit celui d’un homme d’esprit qui a bien des connoissances. D’autres y trouveront peut-être de la philosophie; quant à moi j’y trouve beaucoup d’érudition

Je suis de tout mon cœur, Monsieur, &c,

[79] P. S. Je viens de lire dans la Gazette d’Utrecht du 22 Octobre, une pompeuse exposition de l’ouvrage de M. Gautier, & cette exposition semble faire exprès pour confirmer mes soupçons. Un Auteur qui a quelque confiance en son Ouvrage laisse aux autres le soin d’en faire l’éloge, & se borne a en faire un bon Extrait. Celui de la réfutation est tourne avec tant d’adresse, que, quoiqu’il tombe uniquement sur des bagatelles que je n’avois employées que pour servir de transitions, il n’y en a pas une seule sur laquelle un Lecteur judicieux puisse être de l’avis de M. Gautier.

Il n’est pas vrai, selon lui, que ce soit des hommes que l’Histoire tire son principal intérêt.

Je pourrois laisser les preuves de raisonnement; & pour mettre M. Gautier sur son terrein, je lui citerois des autorités.

Heureux les Peuples dont les Rois ont fait peu de bruit dans l’Histoire.

Si jamais les hommes deviennent sages, leur histoire n’amusera gueres.

M. Gautier dit avec raison qu’une société, fut-elle toute composée d’hommes justes, ne sauroit sans Loix; & il conclut de-la qu’il n’est pas vrai que, sans les injustices des hommes, la Jurisprudence seroit inutile. Un si savant Auteur confondroit-il la Jurisprudence & les Loix?

Je pourrois encore laisser les preuves de raisonnement; & pour mettre M. Gautier sur son terrein, je lui citerois des faits.

Les Lacédémoniens n’avoient ni Jurisconsultes ni Avocats; [80] leurs Loix n’etoient pas même écrites: cependant ils avoient des Loix. Je m’en rapporte à l’érudition de M. Gautier, pour savoir si les Loix etoient plus mal. observées à Lacedemone, que dans les Pays ou fourmillent les Gens de Loi.

Je ne m’arrêterai point à toutes les minuties qui servent de texte à M. Gautier, & qu’il étale dans la Gazette; mais je finirai par cette observation, que je soumets à votre examen.

Donnons par-tout raison à M. Gautier, & retranchons de mon Discours toutes les choses qu’il attaque, mes preuves n’auront presque rien perdu de leur force. Otons de l’écrit de M. Gautier tout ce qui ne touche pas le fond de la question; il n’y restera rien du tout.

Je conclus toujours qu’il ne faut point répondre à M. Gautier.

A Paris, ce premier Novembre 1751.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

REPONSE
AU ROI DE POLOGNE DUC DE LORRAINE,

OU OBSERVATIONS DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
Sur la Réponse qui a été faite à son Discours. [Auguste Stanislas]

[1751, septembre/octobre, Paris.; le Pléiade édition, t. III, pp. 35-57. 1781 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 81-114. Melanges t. II (1781)]

[83]

OBSERVATIONS
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
DE GENEVE.
Sur la Réponse
qui été faite
à son Discours.

Je devrois plutôt un remercîment qu’une replique à l’Auteur Anonyme,* [*L’Ouvrage du Roi de Pologne étant d’abord anonyme & non avoue par l’Auteur, m’obligeoit à lui laisser l’incognito qu’il avoit pris; mais ce Prince, ayant depuis reconnu publiquement ce même Ouvrage, m’a dispense de taire plus long-tems l’honneur qu’il m’a fait. [L’ouvrage du Roi de Pologne sera imprime dans le premier Volume du supplément, au recueil des Ecrits de M. Rousseau]] qui vient d’honorer mon Discours d’une Réponse. Mais ce que je dois à la reconnoissance ne me sera point oublier ce que je dois à la vérité; & je n’oublierai pas, non plus, que toutes les fois qu’il est question de raison, les hommes rentrent dans le droit de la Nature, & reprennent leur premiere égalité.

Le Discours auquel j’ai a répliquer est plein de choses très-vraies & très-bien prouvées, auxquelles je ne vois aucune Réponse: car quoique j’y sois qualifie de Docteur, je serois bien faché d’être au nombre de ceux qui savent à tout.

Ma défense n’en sera pas moins facile: Elle se bornera à comparer avec mon sentiment les vérités qu’on m’objecte; car [84] si je prouve qu’elles ne l’attaquent point, ce sera, je crois; l’avoir assez bien défendu.

Je puis réduire à deux points principaux, toutes les Propositions établies par mon Adversaire; l’un renferme l’éloge des Sciences; l’autre traite de leur abus le les examinerai séparément.

Il semble au ton de la Réponse, qu’on seroit bien aise que j’eusse dit des Sciences beaucoup plus de mal que je n’en ai dit en effet. On y suppose que leur éloge qui se trouve à la tête de mon Discours, a du me coûter beaucoup; c’est, selon l’Auteur, un aveu arrache à la vérité & que je n’ai pas tarde à rétracter.

Si cet aveu est un éloge arrache par la vérité, il faut donc croire que je pensois des Sciences le bien que j’en ai dit; le bien que l’Auteur en dit lui-même n’est donc point contraire à mon sentiment. Cet aveu, dit-on, est arrache par force tant mieux pour ma cause; car cela montre que la vérité est chez moi plus forte que le penchant. Mais sur quoi peut-on juger que cet éloge est force? Seroit-ce pour être mal fait? ce seroit. intenter un procès bien terrible à la sincérité des Auteurs, que d’en juger sur ce nouveau principe. Seroit-ce pour être trop court? Il me semble que j’aurois pu facilement dire moins de choses en plus de pages. C’est, dit-on, que je me suis rétracte; j’ignore en quel endroit j’ai fait cette faute; & tout ce que je puis répondre, c’est que ce n’a pas été mon intention.

La Science est très-bonne en soi, cela est évident; & il faudroit avoir renonce au bon sens, pour dire le contraire. L’Auteur de toutes choses est la source de la vérité; tout connoître [85] est un de ses divins attributs. C’est donc participer en quelque sorte à la suprême intelligence, que d’acquérir des connoissances & d’étendre ses lumieres. En ce sens j’ai loue le savoir, & c’est en ce sens que le loue mon Adversaire. Il s’étend encore sur les divers genres d’utilité que l’Homme peut retirer des Arts & des Sciences; & j’en aurois volontiers dit autant, si cela eut été de mon sujet. Ainsi nous sommes parfaitement d’accord en ce point.

Mais comment se peut-il faire, que les Sciences dont la source est si pure & la fin si louable, engendrent tant d’impiétés, tant d’hérésies, tant d’erreurs, tant de systèmes absurdes, tant de contrariétés, tant d’inepties, tant de Satires ameres, tant de misérables Romans, tant de Vers licencieux, tant de Livres obscènes; & dans ceux qui les cultivent, tant d’orgueil, tant d’avarice, tant de malignité, tant de cabales, tant de jalousies, tant de mensonges, tant de noirceurs, tant de calomnies, tant de lâches & honteuses flatteries? Je disois que c’est parce que la Science toute belle, toute sublime qu’elle est, n’est point faite pour l’homme; qu’il a l’esprit trop borne pour y faire de grands progrès, & trop de passions dans le cœur pour n’en pas faire un mauvais usage; que c’est assez pour lui de bien étudier ses devoirs, & que chacun a reçu toutes les lumieres dont il a besoin pour cette étude. Mon Adversaire avoue de son cote que les Sciences deviennent nuisibles quand on en abuse, & que plusieurs en abusent en effet. En cela, nous ne disons pas, je crois, des choses fort différentes; j’ajoute, il est vrai, qu’on en abuse beaucoup, & qu’on en abuse toujours, & il ne me semble pas que dans la Réponse on ait soutenu le contraire.

[86] Je peux donc assurer que nos principes, & par conséquent, toutes les propositions qu’on en peut déduire n’ont rien d’oppose, & c’est ce que j’avois à prouver. Cependant, quand nous venons à conclure, nos deux conclusions se trouvent contraires. La mienne etoit que, puisque les Sciences sont plus de mal aux mœurs que de bien à la société, il eut été à désirer que les hommes s’y fussent livres avec moins d’ardeur. Celle de mon Adversaire est que, quoique les Sciences fassent beaucoup de mal, il ne faut pas lasser de les cultiver à cause du bien qu’elles font. Je m’en rapporte, non au Public, mais au petit nombre des vrais Philosophes, sur celle qu’il faut préférer de ces deux conclusions.

Il me reste de légères Observations à faire, quelques endroits de cette Réponse, qui m’ont paru manquer un peu de la justesse que j’admire volontiers dans les autres, & qui ont pu contribuer par-la à l’erreur de la conséquence que l’Auteur en tire.

L’ouvrage commence par quelques personnalités que je ne relèverai qu’autant qu’elles seront à la question. L’Auteur m’honore de plusieurs éloges, & c’est assurément m’ouvrir une belle carrière. Mais il y a trop peu de proportion entre ces choses: un silence respectueux sur les objets de notre admiration, est souvent plus convenable, que des louanges indiscrètes.* [*Tous les Princes, bons & mauvais, seront toujours bassement & indifféremment loues, tant qu’il y aura des Courtisans & des Gens de Lettres. Quant aux Princes qui sont de grands Hommes, il leur faut des éloges plus modernes & mieux choisis. La flatterie offense leur vertu, & la louange même peut faire tort à leur gloire. Je fais bien, du moins, que Trajan seroit beaucoup plus grand à mes yeux, si Pline n’eut jamais écrit. Si Alexandre eut été en effet ce qu’il affectoit de paroître, il n’eut point songe à son portrait ni à sa statue; mais pour son Panégyrique, il n’eut permis qu’a un Lacédémonien de le faire, au risque de n’en point avoir. Le seul éloge digne d’un Roi, est celui qui se fait entendre, non par la bouche mercenaire d’un Orateur, mais par la voix d’un Peuple libre. Pour que je prisse plaisir à vos louanges, disoit l’Empereur Julien à des Courtisans qui vantoient sa justice, il faudroit que vous osassiez dire le contraire, s’ils etoit vrai.]

[87] Mon discours, dit-on, a de quoi surprendre;* [*C’est de la question même qu’on pourroit être surpris: grande & belle question s’il en fut jamais, & qui pourra bien n’être pas si-tôt renouvelée. L’Académie Françoise vient de proposer pour le prix d’éloquence de l’année 1752, un sujet fort semblable à celui-là. Il s’agit de soutenir que l’Amour des Lettres inspire l’amour de la la vertu. L’Académie n’a pas juge à de laisser un tel sujet en problème; & cette sage Compagnie a double dans cette occasion le tems qu’elle accordoit ci-devant aux Auteurs, même pour les sujets les plus difficiles.] il me semble que ceci demanderoit quelque éclaircissement. On est encore surpris de le voir couronne; ce n’est pourtant pas un prodige de voir couronner de médiocres ecrits. Dans tout autre sens cette surprise seroit aussi honorable à l’Académie de Dijon, qu’injurieuse à l’intégrité des Académies en général; & il est aise de sentir combien j’en serois le profit de ma cause.

On me taxe par des phrases fort agréablement arrangées de contradiction entre ma conduite & ma doctrine; on me reproche d’avoir cultive moi-même les études que je condamne;* [*Je ne saurois me justifier, comme bien d’autres, sur ce que notre éducation ne dépend point de nous, & qu’on ne nous consulte pas pour nous empoisonner: c’est de très-bon gré que je me suis jette dans l’étude; & c’est de meilleur cœur encore que je l’ai abandonnée, en m’appercevant du trouble qu’elle jettoit dans mon ame sans aucun profit pour ma raison. Je ne veux plus d’un métier trompeur, ou l’on croit beaucoup faire pour la sagesse, en faisant tout pour la vanité.] puisque la Science & la Vertu sont incompatibles, [88] comme on prétend que je m’efforce de le prouver, on me demande d’un ton assez pressant comment j’ose employer l’une en me déclarant pour l’autre.

Il y a beaucoup d’adresse à m’impliquer ainsi moi-même dans la question; cette personnalité ne peut manquer de jetter de l’embarras dans ma Réponse, ou plutôt dans mes Réponses; car malheureusement j’en ai plus d’une à faire. Tachons du moins que la justesse y supplée à l’agrément.

1. Que la culture des Sciences corrompe les.moeurs d’une nation, c’est ce que j’ai ose soutenir, c’est ce que j’ose croire avoir prouve. Mais comment aurois-je pu dire que dans chaque Homme en particulier la Science & la Vertu sont incompatibles, moi qui ai exhorte les Princes à appeller les vrais Savans à leur Cour, & à leur donner leur confiance, afin qu’on voye une fois ce que peuvent la Science & la Vertu réunies pour le bonheur du genre-humain? Ces vrais Savans sont en péril nombre, je l’avoue; car pour bien user de la Science, il faut réunir de grands talens & de grandes Vertus; or c’est ce qu’on peut espérer de quelques ames privilégiées, mais qu’on ne doit point attendre de tout un peuple. On ne sauroit donc conclure de mes principes qu’un homme ne puisse être savant & vertueux tout à la fois.

2. On pourroit encore moins me presser personnellement par cette prétendue contradiction, quand même elle existeroit réellement. J’adore la Vertu, mon cœur me rend ce témoignage; il me dit trop aussi, combien il y a loin de cet amour à la pratique qui fait l’homme vertueux; d’ailleurs, je suis fort éloigner d’avoir de la Science, & plus encore d’en affecter. J’aurois [89] cru que l’aveu ingénu que j’ai fait au commencement de mon discours me garantiroit de cette imputation, je craignois bien plutôt qu’on ne m’accusât de juger des choses que je ne connoissois pas. On sent assez combien il m’etoit impossible d’éviter à la fois ces deux reproches. Que sais-je même, si l’on n’en viendroit point à les réunir, si je ne me hâtois de passer condamnation sur celui-ci, quelque peu mérite qu’il puisse être?

3. Je pourrois rapporter à ce sujet, ce que disoient les Peres de l’Eglise des Sciences mondaines qu’ils meprisoient, & dont pourtant ils se servoient pour combattre les Philosophes Païens. Je pourrois citer la comparaison qu’ils en faisoient avec les vases des Egyptiens voles par les Israélites: mais je me contenterai pour derniere Réponse, de proposer cette question: si quelqu’un venoit pour me tuer & que j’eusse le bonheur de me saisir de son arme, me seroit-il défendu, avant que de la jetter, de m’en servir pour le chasser de chez moi?

Si la contradiction qu’on me reproche n’existe pas, il n’est donc pas nécessaire de supposer que je n’ai voulu que m’égayer sur un frivole paradoxe; & cela me paroit d’autant moins nécessaire, que le ton que j’ai pris, quelque mauvais qu’il puisse être, n’est pas du moins celui qu’on emploie dans les jeux d’esprit.

Il est tems de finir sur ce qui me regarde: on ne gagne jamais rien à parler de soi; & c’est une indiscrétion que le Public pardonne difficilement, même quand on y est force. La vérité est si indépendante de ceux qui l’attaquent & de ceux [90] qui la défendent, que les Auteurs qui en disputent devroient bien s’oublier réciproquement; cela épargneroit beau. coup de papier & d’encre. Mais cette regle si aisée à pratiquer avec moi, ne l’est point du tout vis-à-vis de mon Adversaire; & c’est une différence qui n’est pas a l’avantage de ma replique.

L’Auteur observant que j’attaque les Sciences & les Arts, par leurs effets sur les mœurs, emploie pour me répondre le dénombrement des utilités qu’on en retire dans tous les etats; c’est comme si, pour justifier un accuse, on se contentoit de prouver qu’il se porte fort bien, qu’il a beaucoup d’habileté, ou qu’il est fort riche. Pourvu qu’on m’accorde que les Arts & les Sciences nous rendent malhonnêtes gens, je ne disconviendrai pas qu’ils ne nous soient d’ailleurs très-commodes; c’est une conformité de plus qu’ils auront avec la plupart des vices.

L’Auteur va plus loin, & prétend encore que l’étude nous est nécessaire pour admirer les beautés de l’Univers, & que le spectacle de la nature, expose, ce semble, aux yeux de tous pour l’instruction des simples, exige lui-même beaucoup d’instruction dans les Observateurs pour en être apperçu. J’avoue que cette proposition me surprend: seroit-ce qu’il est ordonne à tous les hommes d’être Philosophes, ou qu’il n’est ordonne qu’aux seuls Philosophes de croire en Dieu? L’Ecriture nous exhorte en mille endroits d’adorer la grandeur & la bonté de Dieu dans les merveilles de ses œuvres; je ne pense pas qu’elle nous ait prescrit nulle part d’étudier la Physique, ni que l’Auteur de la Nature soit moins bien [91] adore par moi qui ne sais rien, que par celui qui connoît & le cèdre, & l’hysope, & la trompe de la mouche, & celle de l’éléphant: Non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit.

On croit toujours avoir dit ce que sont les Sciences, quand on a dit ce qu’elles devroient faire. Cela me paroit pourtant fort différent: l’étude de, l’Univers devroit élever l’homme à son Créateur, je le sais; mais elle n’élevé que la vanité humaine. Le Philosophe, qui se flatte de pénétrer dans les secrets de Dieu, ose associer sa prétendue sagesse à la sagesse éternelle: il approuve, il blâme, il corrige, il prescrit des loix à la nature, & des bornes à la divinité: & tandis qu’occupe de ses vains systèmes, il se donne mille peines pour arranger la machine du monde, le Laboureur qui voit la pluie & le soleil tour à tour fertiliser son champ, admire, loue & bénit la main dont il reçoit ces graces, sans se mêler de la maniere dont elles lui parviennent. Il ne cherche point à justifier son ignorance ou ses vices par son incrédulité. Il ne censure point les œuvres de Dieu, & ne s’attaque point à son maître pour faire briller sa suffisance. Jamais le mot impie d’Alphonse X, ne tombera dans l’esprit d’un homme vulgaire: c’est à une bouche savante que ce blasphème etoit réservé. Tandis que la savante Grece etoit pleine d’Athées, Elien remarquoit* [*Var. Hist. L. 2.c.31.] que jamais Barbare n’avoit mis en doute l’existence de la divinité. Nous pouvons remarquer de même aujourd’hui qu’il n’y a dans toute l’Asie qu’un seul Peuple [92] Lettre, que plus de la moitié de ce Peuple est Athée, & que c’est la seule nation de l’Asie ou l’Athéisme soit connu.

La curiosité naturelle à l’homme, continue-t-on, lui inspire l’envie d’apprendre. Il devroit donc travailler à la contenir, comme tous ses penchans naturels. Ses besoins lui en sont sentir la nécessité. A bien des égards les connoissances sont utiles; cependant les Sauvages sont des hommes, & ne sentent point cette nécessité-là. Ses emplois lui en imposent l’obligation. Ils lui imposent bien plus souvent celle de renoncer à l’étude pour vaquer à ses devoirs.* [*C’est une mauvaise marque pour une société, qu’il faille tant de Science dans ceux qui la conduisent, si les hommes etoient ce qu’ils doivent être, ils n’auroient gueres besoin, d’étudier pour apprendre les choses qu’ils ont à faire. Au reste, Ciceron lui-même qui, dit Montagne, "devoit au savoir tout son vaillant; reprend aucuns de ses amis, d’avoir accoutume de mettre à l’Astrologie, au Droit, à la Dialectique & à la Géométrie plus de à tems que ne méritoient ces Arts, & que cela les divertissoit des devoirs de la vie plus utiles & honestes." Il me semble que dans cette cause commune, les Savans devroient mieux s’entendre entr’eux, & donner au moins des raisons sur lesquelles eux mêmes fussent d’accord.] Ses progrès lui en sont goûter le plaisir. C’est pour c’est même qu’il devroit s’en défier. Ses premieres découvertes augmentent l’avidité qu’il a de savoir. Cela arrive en effet à ceux qui ont du talent. Plus il connoît, plus il sent qu’il a de connoissances à acquérir; c’est-à-dire, que l’usage de tout le tems qu’il perd, est de l’exciter à en perdre encore davantage: mais il n’y a gueres qu’un petit nombre d’hommes de génie en qui la vue de leur ignorance se développé en apprenant, & c’est pour eux seulement que l’étude peut être bonne: à peine les petits [93] ont-ils appris quelque chose qu’ils croient tout savoir, & il n’y a forte de sottise que cette persuasion ne leur fasse dire & faire. Plus il a de connoissances acquises, plus il a de facilite à bien faire. On voit qu’en parlant ainsi l’Auteur a bien plus consulte son cœur qu’il n’a observe les hommes.

Il avance encore, qu’il est bon de connoître le mal pour apprendre à le fuir; & il fait qu’on ne peut s’assurer de sa vertu qu’après l’avoir mise à l’épreuve. Ces maximes sont au moins douteuses & sujettes à bien des discussions. Il n’est pas certain que pour apprendre à bien faire, on soit oblige de savoir en combien de manieres on peut faire le mal. Nous avons un guide intérieur, bien plus infaillible que tous les livres, & qui ne nous abandonne jamais dans le besoin. C’en seroit assez pour nous conduire innocemment, si nous voulions l’écouter toujours; & comment seroit-on oblige d’éprouver ses forces pour s’assurer de sa vertu, si c’est un des exercices de la vertu de fuir les occasions du vice?

L’homme sage est continuellement fur ses gardes, & se défie toujours de ses propres forces: il réserve tout son courage pour le besoin, & ne s’expose jamais mal-à-propos. Le fanfaron est celui qui se vante sans cesse de plus qu’il ne peut faire, & qui, après avoir brave & insulte tout le monde, se laisse battre à la premiere rencontre. Je demande lequel de ces deux portraits ressemble le mieux à un Philosophe aux prises avec ses passions.

On me reproche d’avoir affecte de prendre chez les Anciens mes exemples de vertu. Il y a bien de l’apparence que j’en aurois trouve encore davantage, si j’avois pu remonter plus [94] haut; j’ai cite aussi un peuple moderne, & ce l’est pas ma faute, si je n’en ai trouve qu’un. On me reproche encore dans une maxime générale des parallèles odieux, ou. il entre, dit-on, moins de zele & d’équité que d’envie contre mes compatriotes & d’humeur contre mes contemporains. Cependant, personne, peut-être, n’aime autant que moi son pays & ses compatriotes. Au surplus, je n’ai qu’un mot à répondre. J’ai dit mes raisons & ce sont elles qu’il faut peser. Quant à mes intentions, il en faut laisser le jugement celui-là seul auquel il appartient.

Je ne dois point passer ici sous silence une objection considérable qui m’a déjà été faite par un Philosophe:* [*Pref. de l’Encycl.] N’est-ce point, me dit-on ici, au climat, au tempérament, au manque d’occasion, au défaut d’objet, à l’économie du gouvernement, aux Coutumes, aux Loix, à toute autre cause qu’aux Sciences qu’on doit attribuer cette différence qu’on remarque quelquefois dans les mœurs en différens pays & en différens tems?

Cette question renferme de grandes vues & demanderoit des eclaircissemens trop étendus pour convenir à cet écrit D’ailleurs, il s’agiroit d’examiner les relations très-cachées, mais très-réelles qui se trouvent entre la nature du gouvernement, & le génie, les mœurs & les connoissances des citoyens; & ceci me jetteroit dans des discussions délicates, qui me pourroient mener trop loin. De plus, il me seroit bien difficile de parler de gouvernement, sans donner trop beau jeu à mon [95] Adversaire, & tout bien pèse, ce sont des recherches bonnes à faire à Geneve, & dans d’autres circonstances.

Je passe à une accusation bien plus grave que l’objection précédente. Je la transcrirai dans ses propres termes; car il est important de la mettre fidèlement sous les yeux du Lecteur.

Plus le Chrétien examine l’authenticité de ses Titres, plus il se rassure dans la possession de sa croyance; plus il étudie la révélation, plus il se sortisie dans la foi: C’est dans les divines Ecritures qu’il en découvre l’origine & l’excellence; c’est dans les doctes ecrits des Peres de l’Eglise qu’il en en suit de siele en siecle le développement; c’est dans les Livres de morale & les annales saintes, qu’il en voit les exemples & qu’il s’en fait l’application.

Quoi! l’ignorance enlèvera à la Religion & à la vertu des appuis si puissans! & ce sera à elle qu’un Docteur de Geneve enseignera hautement qu’on doit l’irrégularité des mœurs! On s’étonneroit davantage d’entendre un si étrange paradoxe, si on ne savoit que la singularité d’un système, quelque dangereux qu’il soit, n’est qu’une raison de plus pour qui n’a pour regle que l’esprit particulier.

J’ose le demander à l’Auteur; comment a-t-il pu jamais donner une pareille interprétation aux principes que j’ai établis? Comment a-t-il pu m’accuser de blâmer l’étude de la Religion, moi qui blâme sur-tout l’étude de nos vaines Sciences, parce qu’elle nous détourne de celle de nos devoirs? & qu’est-ce que l’étude des devoirs du Chrétien, sinon celle de sa Religion même.

Sans doute j’aurois du blâmer expressément toutes ces puériles [96] subtilités de la Scholastique, avec lesquelles, sous prétexte d’éclaircir les principes de la Religion, on en anéantit l’esprit en substituant l’orgueil scientifique à l’humilité chrétienne. J’aurois du m’élever avec plus de force contre ces Ministres indiscrets, qui les premiers ont ose porter les mains à l’Arche, pour étayer avec leur foible savoir un édifice soutenu par la main de Dieu. J’aurois du m’indigner contre ces hommes frivoles, qui par leurs misérables pointilleries, ont avili la sublime simplicité de l’Evangile, & réduit en syllogismes la doctrine de Jésus-Christ. Mais il s’agit aujourd’hui de nie défendre, & non d’attaquer.

Je vois que c’est par l’histoire & les faits qu’il faudroit terminer cette dispute. Si je savois exposer en peu de mots ce que les Sciences & la Religion ont eu de commun des le commencement, peut-être cela serviroit-il a décider la question sur ce point.

Le Peuple que Dieu s’etoit choisi, n’a jamais cultive les Sciences, & on ne lui en a jamais conseille l’étude; cependant, si cette étude etoit bonne à quelque chose, il en auroit eu plus besoin qu’un autre. Au contraire, ses Chefs firent toujours leurs efforts pour le tenir sépare autant qu’il etoit possible des Nations idolâtres & savantes qui l’environnoient. Précaution moins nécessaire pour lui d’un cote que de l’autre; car ce Peuple foible & grossier, etoit bien plus aise à séduire par les fourberies des Prêtres de Baal, que par les sophismes Philosophes.

Après des dispersions fréquentes parmi les Egyptiens & les Grecs, la Science eut encore mile peines à germer dans les [97] des Hébreux, Joseph & Philon, qui par-tout ailleurs n’auroient été que deux hommes médiocres, furent des prodiges parmi eux. Les Saducéens, reconnoissables à leur irréligion, furent les Philosophes de Jérusalem; les Pharisiens, grands hypocrites, en furent les Docteurs.* [*On voyoit régner entre ces deux partis, cette haine & ce mépris réciproque qui régnerent de tout tems entre les Docteurs & les Philosophies; c’est-à-dire, entre ceux qui font de leur tête un répertoire de la Science d’autrui, & ceux qui se piquent d’en avoir une à eux. Mettez aux prises le maître de musique & le maître à danser du Bourgeois Gentilhomme, vous aurez l’antiquaire & le bel esprit, le Chymille & l’Homme de Lettres; le Jurisconsulte & le Médecin; le Géometre & le Versificateur: le Théologien & le Philosophe; pour bien juger de tous ces Gens-là, il suffit de s’en rapporter à eux-mêmes, & d’écouter ce que chacun vous dit, non de soi, mais des autres.] Ceux-ci, quoi qu’ils bornassent à peu près leur Science à l’étude de la Loi, faisoient cette étude avec tout le faste & toute la suffisance dogmatique; ils observoient aussi aveu un grande soin toutes les pratiques de la Religion; mais l’Evangile nous apprend l’esprit de cette exactitude, & le cas qu’il en faloit faire: au surplus, ils avoient tous très-peu de Science & beaucoup d’orgueil; & ce n’est pas en cela qu’ils différoient le plus de nos Docteurs d’aujourd’hui.

Dans l’établissement de la nouvelle Loi, ce ne fut point à des Savans que Jésus-Christ voulut confier sa doctrine & son ministère. Il suivit dans son choix la prédilection qu’il a montrée en toute occasion pour les petits & les simples. Et dans les instructions qu’il donnoit à ses disciples, on ne voit pas mot d’étude ni de Science, si ce n’est pour marquer le mépris qu’il faisoit de tout cela. [98] Après la mort de Jésus-Christ, douze pauvres pêcheurs & artisans entreprirent d’instruire & de convertir le monde, Leur méthode croit simple; ils préchoient sans art, mais avec un cœur pénètre, & de tous les miracles dont Dieu honoroit leur foi; le plus frappant croit la sainteté de leur vie; leurs disciples suivirent cet exemple, & le succès fut prodigieux. Les Prêtres Païens alarmes firent entendre aux Princes que l’etat etoit perdu parce que les offrandes diminuoient. Les perfections s’éleverent, & les persécuteurs ne firent qu’accélérer les progrès de cette Religion qu’ils vouloient étouffer. Tous les Chrétiens couroient au martyre, tous les Peuples couroient au baptême: l’histoire de ces premiers tems est un prodige continuel.

Cependant les Prêtres des idoles, non contens de persécuter les Chrétiens, se mirent à les calomnier; les l’Philosophes, qui ne trouvoient pas leur compte dans une Religion qui prêche l’humilité, se joignirent à leurs Prêtres. Les simples se faisoient Chrétiens, il est vrai; mais, les savans se moquoient d’eux, & l’on fait avec quel mépris Saint Paul lui-même fut reçu des Athéniens. Les railleries & les injures pleuvoient de toutes parts sur la nouvelle Secte.Il falut prendre la plume pour se défendre. Saint Justin Martyr* [*Ces premiers ecrivains qui scelloient de leur sang le témoignage de leur plume, seroient aujourd’hui des Auteurs bien scandaleux; car ils soutenoient précisément le même sentiment que moi. Saint Justin dan son entretien avec Triphon, passe en revue les diverses Sectes de Philosophie dont il avoit autrefois effraye, & les rend si ridicules qu’on croiroit lire en Dialogue Lucien: aussi voit-on dans l’Apologie de Tertullien, combien bien le premiers Chrétiens se tenoient offenses d’être pris pour des Philosophes.

Ce seroit, en effet, un détail bien flétrissant pour la Philosophie, que l’exposition des maximes pernicieuses, & des dogmes impies de ses diverses Sectes. Les Epicuriens nioient toute providence, les Académiciens doutoient de l’existence de la Divinité, & les Stoïciens de l’immortalité de l’ame. La Sectes moins célebres n’avoient pas de meilleurs sentimens; en voici un échantillon dans ceux de Théodore, chef d’une des deux branches des Cyrenaiques rapporte par Diogene-Laerce. Sustulit amicitiam quod ea neque insipientibus neque sapientibus adsit... Probabile dicebat prudentem virum non seipsun pro patria periculis exponere, neque enim pro insipientium commodis amittendam esse prudentiam. Furto quoque & adulterio & sacrilegio cum tempestivum erit daturum operam sapientem. Nihil quippe horum turpe natura esse. Sed auferatur de hice vulgaris opinio, quae e stultorium imperitorumque plebecula constata est.... sapientem publice absque ullo pudore ac suspicione scortis congressurum.

Ces opinions sont particulieres, je le fais; mais y a-t-i1 une seule de toutes les Sectes qui ne soit tombée dans quelque erreur dangereuse; & que dirons-nous de la distinction des deux doctrines si avidement reçue de tous les Philosophes, & par laquelle ils professoient en secret des sentimens contraires à ceux qu’ils enseignoient publiquement? Pythagore fut le premier qui fit usage de la doctrine intérieure; il ne la decouvroit à ses disciples qu’après de longues épreuves & avec le plus grand mystère; il leur donnoit en secret des leçons d’Athéisme, offroit solemnellement des Hécatombes à Jupiter. Les Philosophes se trouvèrent si bien de cette méthode, qu’elle se répandit rapidement dans la Grece, & de-là dans Rome; comme en le voit par les ouvrages de Ciceron, qui se moquoit avec ses amis des Dieux immortels, qu’il attestoit avec tant d’emphase sur la Tribune aux harangues.

La doctrine intérieure n’a point été portée d’Europe à la Chine; mais elle y est née aussi avec la Philosophie; & c’est à elle que les Chinois sont redevables de cette foule d’Athées ou de Philosophes qu’ils ont parmi eux. L’Histoire de cette fatale doctrine, faite par un homme instruit & sincere, seroit un terrible coup porte à la Philosophe ancienne & moderne. Mais la Philosophie bravera toujours la raison, la vérité, & le tems même; parce qu’elle a sa source dans l’orgueil humain, plus fort que toutes ces choses.] écrivit le premier l’Apologie de sa [99] foi. On attaqua les Païens à leur tour; les attaquer c’etoit les vaincre; les premiers succès encouragèrent d’autres ecrivains: sous prétexte d’exposer la turpitude du Paganisme, on se jetta [100] dans la mythologie & dans l’érudition;* [*On a fait de justes reproches à Clément d’Alexandre, d’avoir affecte dans ses ecrits une érudition profane, peu convenable à un, Chrétien. Cependant, il semble qu’on excusable alors de s’instruire de la doctrine contre laquelle on avoit à se défendre. Mais qui pourroit voir sans tire toutes les peines que se donnent aujourd’hui nos Savans, pour éclaircir les reveries de la mythologie?] on voulut montrer de 1a Science & du bel esprit, les Livres parurent en foule les mœurs commencèrent à se relâcher.

Bientôt on ne se contenta plus de la simplicité de l’Evangile & de la foi des Apôtres, il falut toujours avoir plus d’esprit que ses.prédécesseurs. On subtilisa sur tout les dogmes; chacun voulut soutenir son opinion, personne ne voulut céder. L’ambition d’être Chef de Secte se fit entendre, les hérésies pullulerent de toutes parts.

L’emportement & la violence ne tardèrent pas à se joindre à la dispute. Ces Chrétiens si doux, qui ne savoient que tendre la gorge aux couteaux, devinrent entr’eux des persécuteurs furieux pires que les idolâtres: tous trempèrent dans les même excès & parti de le parti de la vérité ne fut pas soutenu avec plus de modération que celui de l’erreur. Un autre mal encore plus dangereux naquit de la même source. C’est l’introduction de l’ancienne Philosophie dans la doctrine Chrétienne. A force d’étudier les Philosophes Grecs, on crut y voir des rapports avec le Christianisme. On osa croire que la Religion en deviendroit plus respectable, revêtue de l’autorité de la Philosophie; [101] il fut un tems ou il faloit être Platonicien pour être Orthodoxe; & peu s’en salut que Platon d’abord, & ensuite Aristote ne fut place; sur l’Autel à cote de Jésus-Christ.

L’Eglise s’éleva plus d’une fois contre ces abus. Ses plus illustres défenseurs les déplorerent souvent en termes pleins de force & d’énergie: souvent ils tentèrent d’en bannir toute cette Science mondaine, qui en souilloit la pureté. Un des plus illustres Papes en vint même jusqu’à cet excès de zele de soutenir que c’etoit une chose honteuse d’asservir la parole de Dieu aux regles de la Grammaire.

Mais ils eurent beau crier; entraînes par le torrent, ils furent contraints de se conformer eux-mêmes à l’usage qu’ils condamnoient; & ce fut d’une maniere très-savante, que la plupart d’entr’eux déclamerent contre le progrès des Sciences.

Après de longues agitations, les choses prirent enfin une assiette plus fixe. Vers le dixieme siecle, le flambeau des Sciences cessa d’éclairer la terre; le Clergé demeura plonge dans une ignorance, que je ne veux pas justifier, puisqu’elle ne tomboit pas moins sur les choses qu’il doit savoir que sur celles qui lui sont inutiles, mais à laquelle l’Eglise gagna du moins un peu plus de repos qu’elle n’en avoit épreuve jusque-là.

Après la renaissance des Lettres, les divisions ne tardèrent pas à recommencer plus terribles que jamais. De savans Hommes émurent la quelle, de savans Hommes la soutinrent, & les plus capables se montrèrent toujours les plus obstines. C’est en vain qu’on établit des conférences entre les Docteurs des différens partis: aucun n’y portoit l’amour de la réconciliation, ni peut-être celui de la vérité; tous n’y portoient [102] que le désir de briller aux dépens de leur Adversaire; chacun vouloit vaincre, nul ne vouloit s’instruire; le plus fort imposoit silence au plus foible; la dispute se terminoit toujours par des injures, & la perfection en a toujours été le fruit. Dieu seul fait quand tous ces maux finiront.

Les Sciences sont florissantes aujourd’hui, la Littérature & les Arts brillent parmi nous; quel profit en a tire la Religion? Demandons-le à cette multitude de Philosophes qui se piquent de n’en point avoir. Nos Bibliothèques regorgent de Livres de Théologie; & les Casuistes fourmillent parmi nous. Autrefois nous avions des Saints & point de Casuistes. La 5cience s’étend & la foi s’anéantit. Tout le monde veut enseigner à bien faire, & personne ne vent l’apprendre; nous sommes tous devenus Docteurs, & nous avons cesse d’être Chrétiens.

Non, ce n’est point avec tant d’art & d’appareil que l’Evangile s’est étendu par tout l’Univers, & que sa beauté ravissante a pénétré les cœurs. Ce divin Livre, le seul nécessaire à un Chrétien, & le plus utile de tous à quiconque même ne le seroit pas, n’a besoin que d’être médite pour porter dans l’ame l’amour de son Auteur, & la volonté d’accomplir ses préceptes. Jamais la vertu n’a parle un si doux langage; jamais la plus profonde sagesse ne s’est exprimée avec tant d’énergie & de simplicité. On n’en. quitter point la lecture sans se sentir meilleur qu’auparavant. O vous, Ministres de la Loi qui m’y est annoncée, donnez-vous moins de peine pour m’instruire de tant de choses inutiles. Laissez-la tous ces Livres savans, qui ne savent ni me convaincre, ni me toucher. Prosternez-vous au pied de ce Dieu de miséricorde, que vous vous chargez [103] de me faire connoître & aimer; demandez-lui pour vous cette humilité profonde que vous devez me prêcher. N’étalez point à mes yeux cette Science orgueilleuse, ni ce faste indécent qui vous déshonorent & qui me revotent; soyez touches, vous-même, si vous voulez que je le fois; & sur-tout, montrez-moi dans votre conduite la pratique de cette Loi dont vous prétendez m’instruire. Vous n’avez pas besoin d’en savoir, ni de m’en enseigner davantage, & votre ministère est accompli. Il n’est point en tout cela question de belles-Lettres, ni de Philosophie. C’est ainsi qu’il convient de suivre & de prêcher l’Evangile, & c’est ainsi que ses premiers défenseurs sont fait triompher de routes les Nations, non Aristotelico more, disoient les Peres de l’Eglise, sed Piscatorio.* [*Notre foi, dit Montagne, ce n est pas notre acquêt. Ce n’est pas discours ou par notre entendement que nous avons reçeu notre Religion, c’est par autorité & par commandement etranger. La foiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, & notre aveuglement plus que notre clair-voyance. C’est par l’entremise de notre ignorance que nous sommes savans. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels & terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle & céleste: apportons-y seulement du notre, l’obéissance & la seulement du notre, l’obéissance & la subjection; car, comme il est écrit; je détruirai la sapience des sages, & abattrai la prudence des prudens.]

Je sens que je deniers long, mais j’ai cri, ne pouvoir me dispenser de m’étendre un peu sur un point de l’importance de celui-ci. De plus, les Lecteurs impatiens doivent faire réflexion que c’est une chose bien commode que la critique; car ou l’on attaqua avec un mot, il faut des pages pour se défendre.

Je passe à la deuxieme partie de la Réponse, sur laquelle je [104] tacherai d’être plus court, quoique je n’y trouve gueres moins d’observations à faire.

Ce n’est pas des Sciences, me dit-on, c’est du sein des richesses que sont nés de tout tems la mollesse & le luxe. Je n’avois pas dit non plus, que le luxe fut ne des Sciences; mais qu’ils etoient nés ensemble & que l’un n’alloit gueres sans l’attire. Voici comment j’arrangerois cette généalogie. La premiere source du mal est l’inégalité; de l’inégalité sont venues les richesses; car ces mots de pauvre & de riche sont relatifs, & par-tout ou les hommes seront égaux, il n’y aura ni riches ni pauvres. Des richesses sont nés le luxe & l’oisiveté; du luxe sont venus les beaux-Arts, & de l’oisiveté les Sciences. Dans aucun tems les richesses n’ont été l’appanage des Savans. C’est en cela même que le mal est plus grand, les riches & les savans ne servent qu’a se corrompre mutuellement. Si les riches etoient plus savans, ou que les savans fussent plus riches; les uns seroient de moins lâches flatteurs; les autres aimeroient moins la basse flatterie, & tous en vaudroient mieux. C’est ce qui peut se voir par le petit nombre de ceux qui ont le bonheur d’être savans & riches tout à la fois. Pour un Platon dans l’opulence, pour un Aristippe accrédite à la Cour, combien de Philosophes réduits au manteau & la besace, enveloppes dans leur propre vertu & ignores dans leur solitude? Je ne disconviens pas qu’il n’y ait un grand nombre de Philosophes très-pauvres, & surement très-fâches de l’être: je ne doute pas non plus que ce ne soit à leur seule pauvreté, que la plupart d’entr’eux doivent leur Philosophie; mais quand je voudrois bien les supposer venteux, seroit-ce sur leurs mœurs que le peuple [105] ne voit point, qu-il apprendroit à reformer les siennes? Les Savans n’ont ni le goût, ni le loisir d’amasser de grands biens. Je consens à croire qu’ils n’en ont pas le loisir. Ils aiment l’étude. Celui qui n’aimeroit pas son métier, seroit un homme bien fou, ou biens misérable. Ils vivent dans la médiocrité; il faut être extrêmement dispose en leur faveur pour leur en faire un mérite. Une vie laborieuse & modérée, passée dans le silence de la retraite, occupée de la lecture & du travail, n’est pas assurément une vie voluptueuse & criminelle. Non pas du moins aux yeux des hommes: tout dépend de l’intérieur. Un homme peut être contraint à mener une telle vie, & avoir pourtant l’ame très-corrompue; d’ailleurs qu’importe qu’il soit lui-même vertueux & modeste, si les travaux dont il s’occupe, nourrissent l’oisiveté & gâtent l’esprit de ses concitoyens? Les commodités de la vie pour être souvent le fruit des Arts, n’en sont pas davantage le partage des Artistes. Il ne me paroit gueres qu’ils soient gens à se les refuser; sur-tout ceux qui s’occupant d’Arts tout-à-fait inutiles & par conséquent très-lucratifs, sont plus en Etat de se procurer tout ce qu’ils désirent. Ils ne travaillent que pour les riches. Au train que prennent les choses, je ne serois pas étonne de voir quelque jour les riches travailler pour eux. Et ce sont les riches oisifs qui profitent & abusent des fruits de leur industrie. Encore une fois, je ne vois point que nos Artistes soient des gens si simples & si modestes; le luxe ne sauroit régner dans un ordre de Citoyens, qu’il ne se glisse bientôt parmi tous les autres sous différentes modifications, & par-tout il fait le même ravage.

Le luxe corrompt tour; & le riche qui en jouit, & le misérable [106] qui le convoite. On ne sauroit dire que ce soit un mal en foi de porter des manchettes de point, un habit brode, & une boite émaillée. Mais c’en est un très-grand de faire quelque cas de ces colifichets, d’estimer heureux le peuple qui les porte, & de consacrer à se mettre en etat d’en acquérir de semblables, un tems & des soins que tout homme doit à de plus nobles objets. Je n’ai pas besoin d’apprendre quel est le métier de celui qui s’occupe de telles vues, pour savoir le jugement qui je dois porter de lui.

J’ai passe le beau portrait qu’on nous fait ici des Savans, & je crois pouvoir me faire un mérite de cette complaisance. Mon Adversaire est moins indulgent: non-seulement il m’accorde rien qu’il puisse me refuser; mais plutôt que de passer condamnation sur le mal que je pense de notre vaine & fausse politesse, il aime mieux excuser l’hypocrisie. Il me demande si je voudrois que le vice se montrât à découvert? Assurément je le voudrois. La confiance & l’estime renaitroient entre les bons, on apprendroit à se défier des mechans, & la société en seroit plus sure. J’aime mieux que mon ennemi m’attaque à force ouverte, que de venir en trahison me frappes par derrière. Quoi donc! faudra-t-il joindre le scandale au crime? Je ne sais; mais je voudrois bien qu’on n’y joignit pas la fourberie. C’est une chose très-commode pour les vicieux que tout les maximes qu’on nous débite depuis long-tems sur le scandale: si on les vouloit suivre à la rigueur, il faudroit se laisser piller, trahir, tuer impunément & ne jamais punir personne; car c’est un objet très-scandaleux, qu’un scélérat sur la roue. Mais l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu? Oui, [107] comme celui des assassins de César, qui se prosternoient à ses pieds pour l’égorger plus surement. Cette pensée à beau être brillante, elle a beau être autorisée du nom célébré de son Auteur,* [*Le Duc de la Rochefoucault.] elle n’en est pas plus juste. Dira-t-on jamais d’un filou, qui prend la livrée d’une maison pour faire son coup plus commodément, qu’il rend hommage au maître de la maison qu’il vole? Non, couvrir sa méchanceté du dangereux manteau de l’hypocrisie, ce n’est; point honorer la vertu; c’est l’outrager en profanant ses enseignes; c’est ajouter la lâcheté & la fourberie à tous les autres vices; c’est se fermer pour jamais tout retour vers la probité. Il y a des caracteres élevés qui portent jusques dans le crime je ne sais quoi de fier & de généraux, qui laisse voir au-dedans encore quelque étincelle de ce feu céleste fait pour animer les belles ames. Mais l’ame vile & rampante de l’hypocrite est semblable à un cadavre, ou l’on ne trouve plus ni feu, ni chaleur, ni ressource à la vie. J’en appelle à l’expérience. On a vu de grands scélérats rentrer en eux-mêmes, achever saintement leur carrière & mourir en prédestines. Mais ce que personne n’a jamais vu, c’est un hypocrite devenir homme de biens; on auroit pu raisonnablement tenter la conversion de Cartouche, jamais un homme sage n’eut entrepris celle de Cromwel.

J’ai attribue au rétablissement des Lettres & des Arts, l’élégance & la politesse qui regnent dans nos manieres. L’Auteur de la Réponse me le dispute, & j’en suis étonne, car puisqu’il fait tant de cas de la politesse, & qu’il fait tant [108] de cas des Sciences, je n’apperçois pas l’avantage qui lui reviendra d’ôter à l’une de ces choses l’honneur d’avoir produit l’autre. Mais examinons ses preuves: elles se réduisent à ceci. On ne voit point que les Savans soient plus polis que les autres hommes; au contraire, ils le sont souvent beaucoup moins; donc notre politesse n’est pas l’ouvrage des Sciences.

Je remarquerai d’abord qu’il s’agit moins ici de Sciences que de Littérature, de beaux Arts & d’ouvrages de goût; & nos beaux esprits, aussi. peu Savans qu’on voudra, mais si polis, si répandus, si brillans, si petits-maîtres, se reconnoîtront difficilement à l’air maussade & perdantes que que l’Auteur de la Réponse leur vent donner. Mais passons-lui cet antécédent; accordons, s’il le faut, que les Savans, les Poetes & les beaux esprits sont tous également ridicules; que Messieurs de l’Académie des Belles-Lettres, Messieurs de l’Académie des Sciences, Messieurs de l’Académie Françoise, sont des gens grossiers, qui ne connoissent ni le ton, ni les usages du monde & exclus par etat de la borne compagnie; l’Auteur gagnera peu de chose à cela, & n’en sera pas plus en, droit de nier que la politesse & l’urbanité qui régnant parmi nous soient l’effet du bon goût, puise d’abord chez les anciens & répandu parmi les peuples de l’Europe par les Livres agréables qu’on y publie de toutes parts.* [*Quand il est question d’objets aussi généraux que les mœurs & les manieres d’un peuple, il faut prendre garde de ne pas toujours rétrécir ses vues, sur des exemples particuliers. Ce seroit le moyen de ne jamais appercevoir les sources des choses. Pour savoir si j’ai raison d’attribuer la politesse à la culture des Lettres, il ne faut pas chercher si un Savant ou un autre sont des gens polis; mais il faut examiner les rapports qui peuvent être entre la littérature & la politesse, & voir ensuite quels sont les peuples chez lesquels ces choses se sont trouvées réunies ou séparées. J’en dis autant du luxe, de la liberté, & de routes les autres choses qui influent sur les mœurs d’une Nation, & sur lesquelles j’entends faire chaque jour tant de pitoyables raisonnemens: examiner tout cela en petit & sur quelques individus, ce n’est pas Philosopher, c’est perdre son tems & ses réflexions; car on peut connoître à fond Pierre ou Jaques, & avoir fait très-peu de progrès dans la connoissance des hommes.] Comme les meilleurs maîtres à danser ne sont pas. toujours les gens qui se présentent le mieux, ou [109] peut donner de très-bonnes leçons de politesse, sans vouloir ou pouvoir être fort poli soi-même. Ces pesans Commentateurs qu’on nous dit qui connoissoient tout dans les anciens, hors la grace & la finesse, n’ont pas laisse, par leurs ouvrages utiles, quoique méprises, de tous apprendre à sentir ces beautés qu’ils ne sentoient point. Il en est de même de cet agrément du commerce, & de cette élégance de mœurs qu’on substitue à leur pureté, & qui s’est fait remarquer chez tous les peuples ou les Lettres ont été en honneur; à Athenes, à Rome, à la Chine, par-tout on a vu la politesse & du langage & des manieres accompagne toujours, non les Savans & les Artistes, mais les Sciences & les beaux-Arts.

L’Auteur attaque ensuite les louanges que j’ai données l’ignorance: & me taxant d’avoir parle plus en Orateur qu’en Philosophe, il peint l’ignorance à son tour; & l’on peut bien se douter qu’il ne lui prête pas de belles couleurs.

Je ne nie point qu’il ait raison, mais je ne crois pas avoir tort. Il ne faut qu’une distinction très-juste & très-vraie pour nous concilier.

[110] Il y a une ignorance féroce* [*Je serai fort étonne, si quelqu’un de mes critiques ne part de l’éloge que j’ai fait de plusieurs peuples ignorans & vertueux, pour m’opposer la liste de toutes les troupes de brigands qui ont infecte la terre, & qui, pour l’ordinaire, n’etoient pas de fort savans hommes. Je les exhorte d’avance, à ne pas se fatiguer à cette recherche, à moins qu’ils ne l’estiment nécessaire pour montrer de l’érudition. Si j’avois dit qu’il suffit d’être ignorant pour être vertueux, ce ne pas la peine de me répondre; & par la même raison, je me croira très-dispense de répondre moi-même à ceux qui perdront leur tems à me soutenir le contraire. Voyez le Timon de M. de Voltaire.] & brutale, qui naît d’un mauvais cœur & d’un esprit faux; une ignorance criminelle qui s’étend jusqu’aux devoirs de l’humanité; qui multiplie les vices; qui dégrade la raison, avilit l’ame & rend les hommes semblables aux bêtes: cette ignorance est celle que l’Auteur attaque, & dons il fait un portrait fort odieux & tort ressemblant. Il y a une autre sorte d’ignorance raisonnable, qui consiste à borner sa curiosité à l’étendue des facultés qu’on a reçues; une ignorance modeste, qui naît d’un vif amour pour la vertu, & n’inspire qu’indifférence sur toutes les choses qui ne sont point dignes de remplir le cœur de l’homme, & qui ne contribuent point à le rendre meilleur; une douce & précieuse ignorance, trésor d’une ame pure & contente de foi, qui met toute sa félicite à se replier sur elle-même, se rend témoignage de son innocence, & n’a pas besoin de chercher un faux & vain bonheur dans l’opinion que les autres pourroient avoir de ses lumieres: voilà l’ignorance que j’ai louée, & celle que je demande au Ciel en punition du scandale que j’ai cause aux doctes, par mon mépris déclare pour les Sciences humaines.

Que l’on compare, dit l’Auteur, à ces tems d’ignorance & [111] de barbarie, ces siecles heureux ou les Sciences ont répandu par-tout l’esprit d’ordre & de justice. Ces siecles heureux seront difficiles à trouver; mais on en trouve plus aisément ou, grace aux Sciences, Ordre & Justice ne seront plus que de vains noms faits pour en imposer au peuple, & ou l’apparence en aura été conservée avec soin, pour les détruire en effet plus impunément. On voit de nos jours guerres moins fréquentes, mais plus justes; en quelque tems que ce soit comment la guerre pourra-t-elle être plus juste dans l’un des partis, sans être plus injuste dans l’autre? Je ne saurois concevoir cela! Des actions moins étonnantes, mais plus héroiques. Personne assurément ne disputera à a mon Adversaire le droit de juger de juger de l’héroïsme; mais pense-t-il que ce qui n’est point étonnant pour lui, ne le soit pas pour nous? Des victoires moins sanglantes, mais plus glorieuses; des Conquêtes moins rapides, mais plus assurées; des guerriers moins violens, mais plus redoutes; fâchant vaincre. avec modération, traitant les vaincus avec humanité; l’honneur est leur guide, la gloire leur récompense. Je ne nie pas à l’Auteur qu’il n’y ait de grands hommes parmi nous, il lui seroit trop aise d’en fournir la preuve; ce qui n’empêche point que les peuples ne soient très-corrompus. Au reste, ces choses sont si vagues qu’on pourroit presque les dire de tous les âges; & il est impossible d’y répondre, parce qu’il faudroit feuilleter des Bibliothèques & faire des in-folios pour établir des preuves pour ou contre.

Quand Socrate a maltraite les Sciences, il n’a pu, ce me semble, avoir en vue, ni l’orgueil des Stoïciens, ni la mollesse des Epicuriens, ni l’absurde jargon des Pyrrhoniens, [112] parce qu’aucun de tous ces gens-là n’existoit de son tems. Mais ce léger anacronisme n’est point messéant à mon faire: il a mieux employé sa vie qu’a vérifier des dates, & n’est pas plus oblige de savoir par cœur son Diogene-Laerce, que moi d’avoir vu de près ce qui se passe dans les combats.

Je conviens donc que Socrate n’a songe qu’a relever les vices des Philosophes de son tems: mais je ne fais qu’en conclure sinon que des ce tems-là les vices pulluloient avec les Philosophes. A cela on me répond que c’est l’abus de la Philosophie, & je ne pense pas avoir dit le contraire. Quoi! faut-il donc supprimer toutes les choses dont abuse? Oui sans doute, répondrai-je sans balancer: toutes celles dont l’abus fait plus de mal que leur usage ne fait de bien.

Arrêtons-nous un instant sur cette derniere conséquence, & gardons-nous d’en conclure qu’il faille aujourd’hui brûler les Bibliothèques & détruire les Universités & les Académies. Nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie, & les mœurs n’y gagneroient rien.* [*Les vices nous resteroient, dit le Philosophe que j’ai déjà cite, & nous aurions l’ignorance de plus. Dans le peu de lignes que cet Auteur a écrites sur ce grand sujet, on voit qu’il a tourne les yeux de ce qu’il a vu loin.] C’est avec douleur que je vais prononcer une grande & fatale vérité. Il n’y a qu’un pas du savoir à l’ignorance; & l’alternative de l’un à l’autre est fréquente chez les Nations; mais on n’a jamais vu de une fois corrompu, revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal; en vain vous ôteriez les alimens de la vanité, de l’oisiveté & du luxe; en vain même [113] vous ramèneriez les hommes à cette premiere égalité, conservatrice de l’innocence & source de toute vertu: leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours; il n’y a plus de remede, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourroit guérir, & qu’il est blâmable de désirer & impossible de prévoir.

Laissons donc les Sciences & les Arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu’ils ont corrompus; cherchons à faire une diversion sage, & tachons de donner le change à leurs passions. Offrons quelques alimens à ces tigres, afin qu’ils ne dévorent pas nos enfans. Les lumieres du mâchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité; elles le rendent au moins plus circonspect sur le mal qu’il pourroit faire, par la connoissance de celui qu’il en recevroit lui-même.

J’ai loue les Académies & leurs illustres Fondateurs & j’en répéterai volontiers l’éloge. Quand le mal est incurable, le Médecin applique des palliatifs, & proportionne les remèdes, moins aux besoins qu’au tempérament du malade. C’est aux sages législateurs d’imiter sa prudence; &, ne pouvant plus approprier aux Peuples malades, la plus excellente police, de leur donner du moins, comme Solon, la meilleure qu’ils puissent comporter.

I! y a en Europe un grand Prince, & ce qui est bien plus, un vertueux Citoyen, qui dans la partie qu’il a adoptée & qu’il rend heureuse, vient de former plusieurs institutions en faveur des Lettres. Il a fait en cela une chose très-digne de sa sagesse & de sa vertu. Quand il est question d’etablissemens politiques, c’est le tems & le lieu qui décident de tour. [114] Il faut pour leurs propres intérêts que les Princes favorisent toujours les Sciences & les Arts; j’en ai dit la raison dans l’Etat présent des choses, il faut encore qu’ils les favorisent aujourd’hui pour l’intérêt même des peuples. S’il avoit actuellement parmi nous quelque Monarque assez borne pour penser & agir différemment, ses sujets resteroient pauvres ignorans, & ignorans, & n’en seroient pas moins vicieux. Mon Adversaire a négligé de tires avantage d’un exemple si frappant & si favorable en apparence à sa cause; peut-être est-il le seul qui l’ignore, ou qui n’y ait pas songe. Qu’il souffre donc qu’on le lui rappelle; qu’il ne refuse point à de grandes choses les éloges qui leur sont dus; qu’il les admire ainsi que nous, & ne s’en tienne pas plus fort contre les vérités qu’il attaque.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

DERNIERE RÉPONSE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU [À M. BORDES]

[1752, avril, Geneve; le Pléiade Édition, t. III, pp. 71-96. 1781=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. VII, pp. 115-151. Melanges t. II.]

DERNIERE
RÉPONSE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Ne, dum tacemus, non verecundiae sed diffidentiae causa tacere videamur. Cyprian. contra Demet.

GENEVE

M. DCC. LXXXI.

[117]

DERNIERE
RÉPONSE
DE JEAN-JAQUES ROUSSEAU
DE GENEVE.*

[* Le discours auquel M. Rousseau répond ici est de M. Borde, Académicien de Lyon, & sera imprime dans le premier volume du supplément.]

C’est avec une extrême répugnance que j’amuse de mes disputes des Lecteurs oisifs qui se soucient très-peu de la vérité: mais la maniere dont on vient de l’attaquer me force à prendre sa défense encore une fois, afin que mon silence ne soit pas pris par la multitude pour un aveu, ni pour un dédain par les Philosophes.

II faut me répéter; je le sens bien, & le public ne me le pardonnera pas. Mais les sages diront: Cet homme n’a pas besoin de chercher sans celle de nouvelles raisons; c’est une preuve de la solidité des siennes.*[* Il y a des vérités très-certains qui, au premier coup-d’oeil, paroissent des absurdités, & qui passeront toujours pour telles auprès de la plupart des gens. Allez dire à un homme du Peuple que le soleil est plus près de nous en hiver qu’en été, ou qu’il est couche avant que nous cessions de le voir, il se moquera de vous. Il en est ainsi du sentiment que je soutiens. Les hommes les les plus superficiels ont toujours été les plus prompts à prendre parti contre moi; les vrais Philosophes se hâtent moins; & si j’ai la gloire d’avoir fait quelques prosélytes, ce n’est que parmi ces derniers. Avant que de m’expliquer, j’ai long-tems & profondément médite mon sujet & j’ai taché de 1e considérer par toutes ses faces. Je doute qu’aucun de mes adversaires en puisse dire autant. Au moins n’apperçois-je point dans leurs ecrits de ces vérités lumineuses qui ne frappent pas moins par leur évidence que par leur nouveauté, & qui sont toujours le fruit & la preuve d’une suffisante méditation. J’ose dire qu’ils ne m’ont jamais fait une objection raisonnable que, je n’eusse preuve & à laquelle je n’aye refondu d’avance. Voilà pourquoi je suis réduit à redire toujours les choses les mêmes choses.]

[118] Comme ceux qui m’attaquent ne manquent jamais de de écarter de la question & de supprimer les distinctions essentielles que j’y ai mises, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici donc un sommaire des propositions que j’ai soutenues & que le soutiendrai aussi long-tems que je ne consulterai l’autre intérêt que celui de la vérité.

Les Sciences sont le chef-d’oeuvre du génie & de la raison. L’esprit d’imitation a produit les beaux-Arts, & l’expérience les à perfectionnes. Nous sommes redevables aux arts mécaniques d’un grand nombre d’inventions utiles qui ont ajoute aux charmes & aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je conviens de très-bon cœur assurément. Mais considérons maintenant toutes ces connoissances par rapport aux mœurs.* [*Les connoissances rendent les hommes doux, dit ce Philosophes illustre dont l’ouvrage, toujours profond & quelquefois sublime, respire par-tout l’amour de l’humanité. Il a écrit en ce peu de mots, &, ce qui est rare, sans déclamation, ce qu’on a jamais écrit de plus solide à l’avantage des Lettres. Il est vrai, les connoissances rendent les hommes doux: mais la douceur, qui est la plus aimable des vertus, est, aussi quelquefois une foiblesse de l’ame: la vertu n’est pas toujours douce; elle fait s’armer à propos de sévérité contre le vice, elle s’enflamme d’indignation contre le crime.Et le juste au méchant ne fait point pardonner.

Ce fut une réponse très-sage que celle d’un Roi de Lacedemone à ceux qui louoient en sa présence l’extrême honte de son Collègue Charillus. Et comment seroit-il bon, leur dit-il, s’il ne fait pas être terrible aux méchans? «Quod malos boni oderint, bonnos oportet esse.» Brutus n’etoit point un homme doux; qui auroit le front de dire qu’il n’etoit pas vertueux? Au contraire, il y a des ames lâches & pusillanimes qui n’ont ni feu ni chaleur, & qui ne sont douces que par indifférence pour le biens & pour le mal. Telle est la douceur qu’inspire aux Peuples le goût des Lettres.]

Si des intelligences célestes cultivoient les sciences, il n’en [119] resulteroit que du biens; j’en dis autant des grands hommes, qui sont faits pour guider les autres. Socrate savant & vertueux fut l’honneur de l’humanité: mais les vices des hommes vulgaires empoisonnent les plus sublimes connoissiances de les rendent pernicieuses aux Nations; les mechans en tirent beaucoup de choses nuisibles; les bons en tirent peu d’avantage. Si nul autre que Socrate ne se fut pique de Philosophie à Athenes, le sang d’un juste n’eut point crie vengeance contre la patrie des Sciences & des Arts.* [*Il en a coûté la vie à Socrate pour avoir dit précisément les mêmes choses que moi. Dans le procès qui lui fut intente, l’un de ses accusateurs plaidoit pour les Artistes, l’autre pour les Orateurs, le troisieme pour les Poetes, tous pour la prétendue cause des Dieux. Les Poètes, les Artistes, les Fanatiques, les Rhéteurs triompherent; & Socrate périt. J’ai biens peur d’avoir fait trop d’honneur à mon siecle en avançant que Socrate n’y eut point bu la ciguË. On remarquera que je disois cela des l’année 1752.]

C’est une question à examiner, s’il seroit avantageux aux hommes d’avoir de la science, en supposant que ce qu’ils appellent de ce nom le méritât en effet: mais c’est une folie de prétendre que les chimères de la Philosophie, les erreurs & [120] les mensonges des Philosophes puissent jamais être bons à rien. Serons-nous, toujours dupes des mots? & ne comprendrons-nous jamais qu’études, connoissances, savoir & Philosophie, ne sont que de vains simulacres élevés par l’orgueil humain, & très-indignes des noms pompeux qu’il leur donne?

A mesure que le goût de ces niaiseries s’étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus: car il en coûte moins pour se distinguer par du babil que par de bonnes mœurs, des qu’on est dispense d’être homme de biens pourvu qu’on soit un homme agréable.

Plus l’intérieur se corrompt & plus l’extérieur se compose:* [*Je n’assiste jamais à la représentation d’une Comédie de Moliere que je n’admire la délicatesse des spectateurs, Un mot un peu libre, une expression plutôt grossière qu’obscène, tout blesse leurs chastes oreilles; & je ne doute nullement que les plus corrompus ne soient toujours les plus scandalises. Cependant, si l’on comparoit les mœurs du siecle de Moliere avec celles du notre, quelqu’un croira-t-il que le résultat fut à l’avantage de celui-ci? Quand l’imagination est une fois salie, tout devient pour elle un sujet de scandale, quand on n’a plus rien de bon que l’extérieur, on redouble tous les soins pour le conserver.] c’est ainsi que la culture des Lettres engendre insensiblement politesse. Le goût naît encore de la même source. L’approbation publique étant le premier prix des travaux littéraires, il est naturel que ceux qui s’en occupent réfléchissant sur les moyens de plaire; & ce sont ces réflexions qui a la longue forment le style, épurent le goût, & répandent par-tout les grâces & l’urbanité. Toutes ces choses seront, si l’on veut, le supplément de la vertu: mais jamais on ne pourra dire qu’elles soient la vertu, & rarement elles s’associeront avec elle. Il y [121] aura toujours cette différence, que celui qui se rend utile travaille pour les autres, & que celui qui ne songe qu’a se rendre agréable ne travaille que pour lui. Le flatteur, par exemple, n’épargne aucun soin pour plaire, & cependant il ne fait que du mal.

La vanité & l’oisiveté, qui ont engendre nos sciences, ont aussi engendre le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des Lettres, & le goût des Lettres accompagne souvent celui du luxe:* [*On m’a oppose quelque part le luxe des Asiatiques, par cette même de raisonner qui fait qu’on m’opposer les vices des peuples ignorans. Mais par un malheur qui poursuit mes adversaires, ils se trompent même dans les faits qui ne prouvent rien contre moi. Je fais bien que les peuples de l’Orient ne sont pas moins ignorans que nous; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient aussi vains & ne fassent presque autant de livres. Les Turcs, ceux de tous qui cultivent le moins les Lettres, comptoient parmi eux cinq cents quatre-vingt Poetes classiques vers le milieu du siecle dernier.] toutes ces choses se tiennent assez fidelle compagnie, parce qu’elles sont l’ouvrage des mêmes vices.

Si l’expérience ne s’accordoit pas avec ces propositions démontrées, il faudroit chercher les causes particulieres de cette contrariété. Mais la premiere idée de ces propositions est née elle-même d’une longue méditation sur l’expérience: & pour voir à quel point elle les confirme, il ne faut qu’ouvrir les annales du monde.

Les premiers hommes furent très-ignorans. Comment oseroit-on dire qu’ils etoient corrompus, dans des tems ou les sources de la corruption n’etoient pas encore ouvertes?

A travers l’obscurité des anciens tems & la rusticité des anciens Peuples, on apperçoit chez plusieurs d’entr’eux de fort [122] grandes vertus, sur-tout une sévérité de mœurs qui est une marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l’hospitalité, la justice, &, ce qui est très-important, une grande horreur pour la débauche,* [*Je n’ai nul dessein de faire ma cour aux femmes; je consens qu’elles m’honorent de l’épithète de Pédant si redoutée de tous nos galans Philosophes. Je suis grossier, maussade, impoli par principes, & ne veux point de prôneurs; ainsi je vais dire la vérité tout à mon aise.

L’homme & la femme sont faits pour s’aimer & s’unir; mais passe cette union légitimé, tout commerce d’amour entr’eux est une source affreuse de désordres dans la société & dans les mœurs. Il est certain que les femmes seules pourroient ramener l’honneur & la probité parmi nous: mais elles dédaignent des mains de la vertu un empire qu’elles ne veulent devoir qu’a leurs charmes; ainsi elles ne sont que du mal, & reçoivent souvent elles-mêmes la punition de cette préférence. On a peine à concevoir comment, dans une Religion si pure, la chasteté a pu devenir une vertu basse & monacale capable de rendre ridicule tout homme, & je dirois presque toute femme, qui oseroit s’en piquer; tandis que chez les Païens cette même vertu etoit universellement honorée, regardée comme propre aux grands hommes, & admirée dans leurs plus illustres héros. J’en puis nommer trois qui ne céderont le pas à nul autre, & qui, sans que la Religion s’en’mêlât, ont tous donne des exemples mémorables de continence: Cyrus, Alexandre, & le jeune Scipion. De toutes les raretés que renferme le Cabinet du Roi, je ne voudrois voir que le bouclier d’argent qui fut donne à ce dernier par les Peuples d’Espagne & sur lequel ils avoient fait graver le triomphe de sa vertu: c’est ainsi qu’il appartenoit aux Romains de soumettre les Peuples, autant par la vénération due à leurs mœurs, que par l’effort de leurs armes; c’est ainsi que la ville des Falisques fut subjuguée, & Pyrrhus vainqueur, chasse de l’Italie.

Je me souviens d’avoir lu quelque part une assez bonne réponse du Poete Dryden à un jeune Seigneur Anglois, qui lui reprochoit que dans une de ses Tragédies, Cléomenes s’amusoit à causer tête-a-tête avec son amante au lieu de former quelque entreprise digne de son amour. Quand je suis auprès d’une belle, lui disoit le jeune Lord, je sais mieux mettre le tems à profit: Je crois, lui répliqua Dryden, mais aussi m’avouerez-vous bien que vous n’êtes pas un Héros.] mere seconde de tous les autres [123] vices. La vertu n’est donc pas incompatible avec l’ignorance.

Elle n’est pas non plus toujours sa compagne: car plusieurs peuples très-ignorans etoient très-vicieux. L’ignorance n’est un obstacle ni au bien ni au mal; elle est seulement l’etat naturel de l’homme.* [*Je ne puis m’empêcher de rire en voyant je ne sais combien de fort savans hommes qui m’honorent de leur critique, m’opposer toujours les vices d’une multitude de Peuples ignorans, comme si cela faisoit quelque chose à la question. De ce que la science engendre nécessairement le vice, s’ensuit-il que l’ignorance engendre nécessairement la vertu? Ces manieurs d’argumenter peuvent être bonnes pour des Rhéteurs, ou pour les enfans par lesquels on m’a fait réfuter dans mon pays; mais les Philosophes doivent raisonner d’autre forte.]

On n’en pourra pas dire autant de la science. Tous peuples savans ont été corrompus, & c’est déjà un terrible préjugé contre elle. Mais comme les comparaisons de Peuple à Peuple sont difficiles, qu’il y faut faire entrer un fort grand nombre d’objets, & qu’elles manquent toujours d’exactitude par quelque cote, on est beaucoup plus sur de ce qu’on fait en suivant l’histoire d’un même Peuple, & comparant les progrès de ses connoissances avec les révolutions de ses mœurs. Or, le résultat de cet examen est que le beau tems, le tems de la vertu de chaque Peuple, a été celui do son ignorance; & qu’a mesure qu’il est devenu savant, artiste, & philosophe, il a perdu ses mœurs & sa probité; il est redescendu à cet égard au rang des Nations ignorantes & vicieuses qui sont la bonté de l’humanité. Si l’on vent s’opiniâtrer à y chercher des différences, j’en puis reconnoître une, & la voici: C’est que tous les Peuples barbares, ceux mêmes qui sont sans vertu honorent cependant [124] toujours la vertu, au lieu qu’a force de progrès, les Peuples savans & Philosophes parviennent enfin à la tourner en ridicule & à la mépriser. C’est quand une nation est une fois à ce point qu’on peut dire que la corruption est au comble & qu’il ne faut plus espérer de remèdes.

Tel est le sommaire des choses que j’ai avancées, & dont je cross avoir donne les preuves. Voyons maintenant celui de la Doctrine qu’on m’oppose.

«Les hommes sont mechans naturellement; ils ont été tels avant la formation des sociétés; & par-tout ou les sciences n’ont pas porte leur flambeau, les Peuples, abandonnes aux seules facultés de l’instinct, réduits avec les lions & les ours à une vie purement animale, sont demeures plonges dans la barbarie & dans la misère.»

«La Grece seule dans les anciens tems pensa & s’éleva par l’esprit à tout ce qui peut rendre un Peuple recommendable. Des Philosophes formèrent ses mœurs & lui donnerent des loix.»

«Sparte, il est, vrai, fut pauvre & ignorante par institution & par choix; mais ses loix avoient de grands défauts, ses Citoyens un grand penchant à se laisser corrompre; sa gloire fut peu solide, & elle perdit bientôt ses institutions, ses loix & ses mœurs.»

«Athenes & Rome dégénerent aussi. L’une céda à la fortune de la Macédoine; l’autre succomba sous sa propre grandeur, parce que les loix d’une petite ville n’etoient pas faites pour gouverner le monde: S’il est arrive quelquefois que la gloire des grands Empires n’ait pas dure long-tems avec celle [125] des lettres, c’est qu’elle etoit à son comble lorsque les lettres y ont été cultivées, & que c’est le sort des choses humaines de ne pas durer long-tems dans le même etat. En accordant donc que l’altération des loix & des mœurs aient influe sur ces grands evenemens, on ne sera point force de convenir que les Sciences & les Arts y aient contribue: & l’on peut observer, au contraire, que le progrès & la décadence des lettres est toujours en proportion avec la fortune & l’abaissement des Empires.»

«Cette vérité se confirme par l’expérience des tems, ou l’on voit dans une Monarchie vraie & puissante la prospérité de l’Etat, la culture des Sciences & des Arts, & la vertu guerrière concourir à la fois à la gloire & à la grandeur de l’Empire.»

«Nos mœurs sont les meilleures qu’on puisse avoir; plusieurs vices ont été proscrits parmi nous; ceux qui nous restent appartiennent à l’humanité, & les Sciences n’y ont nulle part.»

«Le luxe n’a rien non plus de commun avec elles; ainsi les désordres qu’il peut causer ne doivent point leur être attribues. D’ailleurs le luxe est nécessaire dans les grands Etats; il y fait plus de bien que de mal; il est utile pour occuper les Citoyens oisifs et donner du pain aux pauvres.»

«La politesse doit être plutôt comptée au nombre des vertus qu’au nombre des vices: elle empêche les hommes de se montrer tels qu’ils sont; précaution très-nécessaire pour les rendre supportables les uns aux autres.»

[126] «Les Sciences out rarement atteint le but qu’elles se proposent; mais au moins elles y visent. On avance a pas dans la connoissance de la vérité: ce qui n’empêche pas qu’on n’y fasse quelque progrès.»

«Enfin quand il seroit vrai que les Sciences & les Arts amollissent le courage, les biens infinis qu’ils nous procurent ne seroient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare & farouche qui fait frémir l’humanité?» Je passe l’inutile & pompeuse revue de ces biens: & pour commencer sur ce dernier point par un aveu propre à prévenir bien du verbiage, je déclare une fois pour toutes que si quelque chose peut compenser la ruine des mœurs, je suis prêt à convenir que les Sciences sont plus de bien que de mal. Venons maintenant au reste.

Je pourrois sans beaucoup de risque supposer tout cela prouve, puisque de tout d’assertions si hardiment avancée, il y en à très-peu qui touchent le fond de la question, moins encore dont on puisse tires contre mon sentiment quelque conclusion valable, & que même la plupart d’entr’elles fourniroient de nouveaux argumens en ma faveur, si ma cause en avoir besoin.

En effet, 1. Si les hommes sont mechans par leur nature, il peut arriver, si son veut, que les Sciences produiront quelque bien entre leurs mains; mais il est très-certain qu’elles y feront beaucoup plus de mal: il ne faut point donner d’armes à des furieux:

2. Si les Sciences atteignent rarement leur but, il y aura toujours beaucoup plus de tems perdu que de tems bien [127] employé. Et quand il seroit vrai que nous aurions trouve les meilleures méthodes, la plupart de nos travaux seroient encore aussi ridicules que ceux d’un homme qui, bien sur de suivre exactement la ligne d’aplomb, voudroit mener un puits jusqu’au centre de la terre.

3. Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire etat ou nous puissions tomber; car il vaudroit encore mieux ressembler à une brebis qu’a un mauvais Ange.

4. La Grece fut redevable de ses mœurs & de ses loix à des Philosophes & à des Législateurs. Je le veux. J’ai déjà dit cent fois qu’il est bon qu’il y ait des Philosophes, pourvu que le Peuple ne se mêle pas de l’être.

5. N’osant avancer que Sparte n’avoit pas de bonnes loix, on blâme les loix de Sparte d’avoir eu de grands défauts: de sorte que, pour rétorquer les reproches que je fais aux Peuples savans d’avoir toujours été corrompus, on reproche aux Peuples ignorans de n’avoir pas atteint la perfection.

6. Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des Empires. Soit Je vois qu’on me parle toujours de fortune & de grandeur. Je parlois moi de mœurs & de vertu.

7. Nos mœurs sont les meilleures que de mechans hommes comme nous puissent avoir; cela peut être. Nous avons proscrit plusieurs vices; je n’en disconviens pas. 1e n’accuse point les hommes de ce siecle d’avoir tous les vices; ils n’ont que ceux des ames lâches; ils sont seulement fourbes & fripons. Quant aux vices qui supposent du courage & de la fermeté, je les en crois incapables.

[128] 8. Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres: mais, s’il n’y avoit point de luxe, il n’y auroit point de pauvres.* [*Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, & en fait périr cent mille dans nos campagnes: l’argent qui circule entre les mains des riches & des Articles pour fournir à leurs superfluités, est perdu pour la subsistance du Laboureur; & celui-ci n’a point d’habit, précisément parce qu’il faut du galon aux autres. Le gaspillage des matieres qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité.

Mes adversaires sont bienheureux que la coupable délicatesse de notre langue m’empêche d’entrer là-dessus dans des détails qui les seroient rougir de la cause qu’ils osent défendre. Il faut des jus dans nos cuisines; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables; voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.] Il occupe les Citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il des Citoyens oisifs? Quand l’agriculture etoit en honneur, il n’y avoit ni misère ni oisiveté, & il y avoit beaucoup moins de vices.

9. Je vois qu’on a fort à Cœur cette cause de luxe, qu’on feint pourtant de vouloir séparer de celle des Sciences & des Arts. Je conviendrai donc, puisqu’on le veut si absolument, que le luxe sert au soutien des Etats, comme les Cariatides servent à soutenir les palais qu’elles décorent; ou plutôt comme ces poutres dont on étaye des bâtimens pourris, & qui souvent achèvent de les renverser. Hommes sages & prudens, sortez de toute maison qu’on étaye.

Ceci peut montrer combien il me seroit aise de retourner en ma faveur la plupart des choses qu’on prétend m’opposer; mais, à parler franchement, je ne les trouve pas assez bien prouvées pour avoir le courage de m’en prévaloir.

[129] On avance que les premiers hommes furent mechans; d’ou il fuit que l’homme est méchant naturellement.* [*Cette note est pour les Philosophes; je conseille aux de la passer.

Si l’homme est méchant par sa nature, il est clair que les Sciences ne feront que le rendre pire; ainsi voilà leur cause perdue par cette seule supposition. Mais il faut bien faire attention que, quoique l’homme soit naturellement bon, comme je le crois, & comme j’ai le bonheur de le sentir, il ne s’ensuit pas pour cela que les Sciences lui soient salutaires; car toute position qui met un peuple dans le cas de les cultiver, annonce nécessairement un commencement de corruption qu’elles accélerent bien vite. Alors le vice de la constitution fait tout le mal qu’auroit pu faire celui de la nature, & les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais penchans.] Ceci n’est pas une affection de légère importance; il me semble qu’elle eut biens valu la peine d’être prouvée. Les Annales de tous les peuples qu’on ose citer en preuve, sont beaucoup plus favorables à la supposition contraire; & il faudroit bien des témoignages pour m’obliger de croire absurdité. Avant que ces mots affreux de tien & de mien fussent inventes; avant qu’il y eut de cette espece d’hommes cruels & brutaux qu’on appelle maîtres, & de cette autre espece d’hommes fripons & menteurs qu’on appelle esclaves; avant qu’il y eut des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim; avant qu’une dépendance mutuelle les eut tous forces à devenir fourbes, jaloux & traîtres; je voudrois bien qu’on m’expliquât en quoi pouvoient consister ces vices, ces crimes qu’on leur reproche avec tant d’emphase. On m’assure qu’on est depuis long-tems désabuse de la chimère de l’Âge d’or. Que n’ajoutoit-on encore qu’il y a long-tems qu’on est désabuse de la chimère de la vertu?

J’ai dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que [130] la science les eut corrompus; & je ne veux pas me rétracter sur ce point, quoiqu’en y regardant de plus près, je ne sois pas sans défiance sur la solidité des vertus d’un peuple si babillard, ni sur la justice des éloges qu’il aimoit tant à se prodiguer & que je ne vois confirmes par aucun autre témoignage. Que m’oppose-t-on à cela? Que les premiers Grecs dont j’ai loue la vertu etoient éclaires & savans, puisque des Philosophes formèrent leurs mœurs & leur donnerent des loix; mais avec cette maniere de raisonner, qui m’empêchera d’en dire autant de toutes les autres Nations? Les Perses n’ont-ils pas eu leurs Mages, les Assyriens leurs Chaldéens, les Indes leurs Gymnosophistes, les Celtes leurs Druides? Ochus n’a-t-il pas brille chez les Phéniciens, Atlas chez les Lybiens, Zoroastre chez les Perses, Zamolxis chez les Thraces? Et plusieurs même n’ont-ils pas prétendu que la Philosophie etoit née chez les Barbares? C’etoient donc des savans à ce compte que tous ces peuples-la? A cote des Miltiade & des Themistocle, on trouvoit, me dit-on, les Aristide & les Socrate. A cote, si l’on veut; car que m’importe? Cependant Miltiade, Aristide, Themistocle, qui etoient des Héros, vivoient dans un tems, Socrate & Platon, qui etoient des Philosophes, vivoient dans un autre; & quand on commença à ouvrir des écoles publiques de Philosophie, la. Grece avilie & dégénéré avoit déjà renonce à sa vertu & vendu sa liberté.

La superbe Asie vit briser ses forces innombrables contre une poignée d’hommes que la Philosophie conduisoit à la gloire. Il est vrai: la Philosophie de l’ame conduit à la véritable gloire, mais celle-là ne s’apprend point dans les livres. Tel est l’infaillible [131] effet des connoissances de l’esprit. Je prie le Lecteur d’être attentif à cette conclusion. Les moeurs & les loix sont la seule source du véritable héroisine. Les sciences n’y ont donc que faire. En un mot, la Grece dut tout aux sciences, & le reste du monde dut tout à la Grece. La Grece ni le monde ne durent donc rien aux loix ni aux mœurs. J’en demande pardon à mes adversaires; mais il n’y a pas moyen de leur passer ces sophismes.

Examinons encore un moment cette préférence qu’on prétend donner à la Grece sur tour les autres peuples, & dont il semble qu’on se soit fait un point capital. J’admirerai, si l’on veut, des peuples qui passent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent sur la terre & vivent de légumes. Cette admiration est en effet très-digne d’un vrai Philosophe: il n’appartient qu’au peuple aveugle & stupide d’admirer des gens qui passent leur vie, non à défendre leur liberté, mais à se voler & se trahir mutuellement pour satisfaire leur mollesse ou leur ambition, & qui osent nourrir leur oisiveté de la sueur du sang & des travaux d’un million de malheureux. Mais est-ce parmi ces gens grossiers qu’on ira chercher le bonheur? On l’y chercheroit beaucoup plus raisonnablement, que la vertu parmi les autres. Quel spectacle nous presenteroit le Genre-humain compose uniquement de laboureurs, de soldats, de chasseurs & de bergers? Un spectacle infiniment plus beau que celui du Genre-humain compose de Cuisiniers, de Poetes, d’Imprimeurs, d’Orfevres, de Peintres & de Musiciens. Il n’y a que le mot soldat qu’il faut rayer du premier Tableau. La Guerre est quelquefois un devoir, & n’est point faire pour être un [132] métier. Tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui: & mourir en servant la patrie est un emploi trop beau pour le confier à des mercenaires. Faut-il donc, pour être dignes du nom d’hommes, vivre comme les lions & les ours? Si j’ai le bonheur de trouver un seul Lecteur impartial & ami de la vérité, je le prie de jeter un coup-d’oeil sur la société actuelle, & d’y remarquer qui sont ceux qui vivent entr’eux comme les lions & les ours, comme les tigres & les crocodiles. Erigera-t-on en vertu les facultés de l’instinct pour se nourrir, se perpétue & se défendre? Ce sont des vertus, n’en doutons pas, quand elles sont guidées par la raison & sagement ménagées r & ce sont, sur-tout, des vertus quand elles sont employées à l’assistance de nos semblables. Je ne vois-ici que des vertus animales peu conformes. A la dignité de notre être. Le corps est exerce, mais l’ame esclave ne fait que ramper & languir. Je dirois volontiers en parcourant les fastueuses recherches de toutes toutes nos Académies: «Je ne vois-là que d’ingénieuses subtilités, peu conformes à la dignité de notre être. L’esprit est exerce, mais l’ame esclave ne sait que ramper & languir.» Otez les Arts du monde, nous dit-on ailleurs, que reste-t-i1? les exercices du corps & les passions. Voyez, je vous prie, comment la raison & la vertu sont toujours oubliées! Les Arts ont donne l’être aux plaisirs de famé, les seuls qui soient dignes de nous. C’est-à-dire qu’ils en ont substitue d’autres à celui de bien faire, beaucoup plus digne de nous encore. Qu’on suive l’esprit de tout ceci, on y verra, comme dans les raisonnemens de la plupart de mes adversaires, un enthousiasme si marque [133] sur les merveilles de l’entendement, que cette autre faculté infiniment plus sublime & plus capable d’élever & d’ennoblir l’ame, n’y est jamais comptée pour rien? Voilà l’effet toujours assure de la culture des lettres. Je suis sur qu’il n’y a pas actuellement un savant qui n’estime beaucoup plus l’éloquence de Ciceron que son zele, & qui n’aimât infiniment mieux avoir compose les Catilinaires que d’avoir sauve son pays.

L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte. Que ne donneroient-ils point pour que cette fatale Sparte n’eut jamais existe? & eux qui prétendent que les grandes actions ne sont bonnes qu’a être célébrées, à quel prix ne voudroient-ils point que les siennes ne l’eussent jamais été. C’est une terrible chose qu’au milieu de cette fameuse Grece qui ne devoit, dit-on, sa vertu qu’a la Philosophie, l’Etat ou la vertu a été la plus pure & à dure le plus long-tems ait été précisément celui ou il n’y avoit point de Philosophes. Les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemples à toute la Grace; toute la Grece etoit corrompue, & il y avoit encore de la vertu à Sparte; toute la Grece etoit esclave, Sparte seule etoit encore libre: cela est dessolant. Mais enfin la fière Sparte perdit ses mœurs & sa liberté, comme les avoit perdues la savante Athenes; Sparte à fini. Que puis-je répondre la à cela?

Encore deux observations sur Sparte, & je passe à autre chose; voici la premiere. Après avoir été plusieurs fois sur le point de vaincre, Athenes fut vaincue, il est vrai; & il est surprenant qu’elle ne l’eut pas été plutôt, puisque l’Attique etoit un pays tout ouvert, & qui ne pouvoit se défendre que [134] par la supériorité de succès. Athenes eut du vaincre par toutes sortes de raisons. Elle etoit plus grande & beaucoup plus peuplée que Lacedemone; elle avoit de grands revenus & plusieurs peuples etoient ses tributaires; Sparte n’avoit rien de tout cela. Athenes sur-tout par l’a position avoit un avantage dont Sparte etoit privée, qui la mit en etat de désoler plusieurs fois le Péloponnèse, & qui devoit seul lui assurer l’Empire de la Grece. C’etoit un port vaste & commode; c’etoit une Marine formidable dont elle etoit redevable à la prévoyance de ce rustre de Themistocle qui ne savoit pas jouer de la flûte. On pourroit donc être surpris qu’Athenes, avec tant d’avantages, ait pourtant enfin succombe. Mais quoique la guerre du Péloponnèse, qui à ruine la Grece, n’ait fait honneur ni à l’une ni à l’autre République, & qu’elle ait surtout été de la part des Lacédémoniens une infraction des maximes de leur sage Législateur, il ne faut pas s’étonner qu’a la longue le vrai courage l’ait emporte sur les ressources, ni même que la réputation de Sparte lui en ait donne plusieurs qui lui facilitèrent la victoire. En vérité, j’ai bien de la honte de savoir ces choses-là, & d’être force de les dire.

L’autre observation ne sera pas moins remarquable. En voici le texte, que je crois devoir remettre sous les yeux du Lecteur.

Je suppose que tous les etats dont la Grece etoit composée, eussent suivi les mêmes loix que Sparte, que nous resteroit-il de cette contrée si célébré? A peine son nom seroit parvenu jusqu’à nous. Elle auroit dédaigne de former des historiens pour transmettre sa gloire à la postérité; le spectacle de ses farouches vertus eut été perdu pour nous; il nous seroit indifférent, [135] par conséquent, qu’elles eussent existe ou non. Les nombreux systèmes de Philosophie qui ont épuise toutes les combinaisons possibles de nos idées, à qui, s’ils n’ont pas étendu beaucoup les limites de notre esprit, nous ont appris du moins ou elles etoient fixées; ces chefs-d’oeuvre d’éloquence & de poésie qui nous ont enseigne toutes les routes du cœur; les Arts utiles ou agréables qui conservent ou embellissent la vie; enfin, l’inestimable tradition des pensées & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire ou le bonheur de leurs pareils: toutes ces précieuses richesses de l’esprit eussent été perdues pour jamais. Les siecles se seroient accumules, les générations des hommes se seroient succédées comme celle des animaux, sans aucun fruit pour la postérité, & n’auroient laisse après elles qu’un souvenir confus de leur existence, le monde auroit vieilli, & les hommes seroient demeures dans une enfance éternelle.

Supposons à notre tour qu’un Lacédémonien pénétré de la force de ces raisons eut voulu les exposer à ses compatriotes; & tachons d’imaginer le discours qu’il eut pu faire dans la place publique de Sparte.

«Citoyens, ouvrez les yeux & sortez de votre aveuglement. Je vois avec douleur que vous ne travaillez qu’a acquérir de la vertu, qu’a exercer votre courage & maintenir votre liberté; & cependant vous oubliez le devoir plus important d’amuser les oisifs des races futures. Dites-moi, à quoi peut être bonne la vertu, si ce n’est a faire du bruit dans le monde? Que vous aura servi d’être gens de bien, quand personne ne parlera de vous? Qu’importera aux siecles à [136] venir que vous vous soyez dévoues à la mort aux Termopiles pour le salut des. Athéniens, si vous ne laissez comme eux ni systèmes de Philosophie, ni vers, ni comédies, ni statues?* [*Périclès avoit de grands talens, beaucoup d’éloquence, de magnificence & de goût: il embellit Athenes d’excellens ouvrages de sculpture, d’édifices somptueux & de chefd’oeuvre dans tous les arts. Aussi Dieu fait comment il a est prône par la foule des ecrivains! Cependant il reste encore à savoir si Périclès a été un bon Magistrat: car dans la conduite des Etats il ne s’agit pas d’élever des statues, mais de bien gouverner des hommes. je ne m’amuserai point à développer les motifs secrets de la guerre du Péloponnèse, qui fut la ruine de la République; je ne rechercherai point si le conseil d’Alcibiade etoit bien ou mal fonde, si Periclés fut justement ou injustement accuse de malversation; je demander seulement si les Athéniens devinrent meilleurs ou pires sous son gouvernement; je prierai qu’on me nomme quelqu’un parmi les Citoyens; parmi esclaves, même parmi ses propres enfans, dont ses soins aient fait un homme de bien. Voilà pourtant, ce me semble, la premiere fonction du Magistrat & du Souverain. Car le plus court & le plus sur moyen de rendre les hommes heureux, n’est pas d’orner leurs villes ni même de les enrichir, mais de les rendre bons.] Hâtez-vous donc d’abandonner des loix qui ne sont bonnes qu’a vous rendre heureux; ne songez qu’a faire beaucoup parler de vous quand vous ne serez plus; & n’oubliez jamais que, si l’on ne celebroit les grands hommes, il seroit inutile de l’être.»

Voilà, je pense, à-peu-près ce qu’auroit pu dire cet homme, si les Ephores l’eussent laisse achever.

Ce n’est pas dans cet endroit seulement qu’on nous avertit que la vertu n’est bonne qu’a faire parler de foi. Ailleurs on nous vante encore les pensées du Philosophe, parce qu’elles sont immortelles & consacrées à l’admiration de tous les siecles; tandis que les autres voient disparoître leurs idées avec le jour, [137] la circonstances, le moment qui les a vu naître. Chez les trois quarts des hommes, le lendemain efface la veille, sans qu’il en reste la moindre trace. Ah! il en reste au moins quelqu’une dans le témoignage d’une bonne conscience, dans les malheureux qu’on a soulages, dans les bonnes actions qu’on a faites, & dans la mémoire de ce Dieu bienfaisant qu’on aura servi en silence. Mort ou vivant, disoit le bon Socrate, l’homme de bien n’est jamais oublie des Dieux.On me répondra, peut-être, que ce n’est pas de ces sortes de pensées qu’on a voulu: parler; & moi je dis, que toutes les autres ne valent pas la peine qu’on en parle.

Il est aise de s’imaginer que faisant si peu de cas de Sparte, on ne montre gueres plus d’estime pour les anciens Romains. On consent à croire que c’etoient de grands hommes, quoiqu’ils ne fissent que de petites choses. Sur ce pied-là j`avoue qu’il y long-tems qu’on n’en fait plus que de grandes. On reproche à leur tempérance & à leur courage de n’avoir pas été de vrais vertus, mais des qualités forcées:* [*Je vois la plupart des esprits de mon tems faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles & généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile, & leur controuvant des occasions & des causes vaines. Grande subtilité! Qu’on me donne faction la plus excellente & pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu fait, à qui les vent étendre, quelle diversité d’images ne souffre notre interne volonté. Ils ne font pas tant malicieusement que lourdement & grossièrement les ingénieux avec leur médisance. La même peine qu’on prend à détracter ces grands noms, & la même licence, je la prendrois volontiers à leur donner un tour d’épaule pour les hausser. Ces rares figures & triées pour l’exemple du monde par le consentement des sages, je ne me feindrois pas de les recharges d’honneur, autant que mon invention pourroit, en interprétation & favorables circonstances. Et il faut croire que les efforts de notre invention sont bien au-dessous de leur mérite. C’est l’office de gens de bien de peindre la vertu la plus belle qu’il se puisse. Et ne messieroit pas quand la passion nous transporteroit à la faveur de si saintes formes. Ce n’est pas Rousseau qui dit tout cela, c’est Montagne.] cependant quelques [138] pages après, on avoue que Fabricius meprisoit l’or de Pyrrhus, & son ne peut ignorer que l’histoire Romaine est pleine d’exemples de la facilite qu’eussent eue à s’enrichir ces Magistrats, ces guerriers vénérables qui faisoient tant de cas de leur pauvreté.* [*Curius refusant les présens de Samnites, disoit qu’il aimoit mieux commander à ceux qui avoient de l’or que d’en avoir lui-même. Curius avoit raison. Ceux qui aiment les richesses sont faits pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les méprisent pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les pauvres aux riches, mais c’est qu’ils veulent s’enrichir à leur tout; sans cela, ils seroient nécessairement les maîtres.] Quant au courage ne fait-on pas que la lâcheté ne sauroit entendre raison? & qu’un poltron ne laisse pas de fuir, quoique sur d’être tue en fuyant? C’est, dit-on, vouloir contraindre un homme sort & robuste à bégayer dans un berceau, que de vouloir rappeller les grands Etats aux petites vertus des petites Républiques. Voilà une phrase qui ne doit pas être nouvelle dans les Cours. Elle eut été très-digne de Tibere ou Catherine de Médicis, & je ne doute pas que l’un & l’autre n’en aient souvent employé de semblables.

Il seroit difficile d’imaginer qu’il salut mesurer la morale avec un instrument d’arpenteur. Cependant on ne sauroit dire que l’étendue des etats soit tout-à-fait indifférente aux mœurs des Citoyens. Il y a surement quelque proportion entre ces choses; je ne sais si cette proportion ne seroit point inverse.* [*La hauteur de mes adversaires me donneroit à la fin de l’indiscrétion, si je continuois à disputer contre eux. Ils croient m’en imposer avec leur mépris pour les petits Etats: ne craignent-ils point que je ne leur demande une fois s’ils est bon qu’il y en ait de grands?] Voilà une importance question à méditer; & je crois qu’on [139] peut bien la regarder encore comme indécise, malgré le ton, plus méprisant que philosophique avec lequel elle est ici tranchée en deux mots.

C’etoit, continue-t-on, la folie de Caton: avec l’humeur & les préjugés héréditaires dans sa famille, il déclama toute sa vie, combattit & mourut sans avoir rien fait d’utile pour sa patrie. Je ne fais s’il n’a rien fait pour sa patrie; mais je sais qu’il a beaucoup fait pour le genre-humain, en lui donnant le spectacle & le modele de la vertu la plus pure qui ait jamais existe: il a appris à ceux qui aiment sincèrement le véritable honneur, à savoir résister aux vices de leur siecle & à détester cette horrible maxime des gens à la mode qu’il faut faire comme les autres; maxime avec laquelle ils iroient loin sans doute, s’ils avoient le malheur de tomber dans quelque bande Cartouchiens. Nos descendans apprendront un jour que dans ce siecle de sages & de Philosophes, le plus vertueux des hommes a été tourne en ridicule & traite de fou, pour n’avoir pas voulu souiller sa grande ame des crimes de ses contemporains, pour n’avoir pas voulu être un scélérat avec César & les autres brigands de son tems.

On vient de voir comment nos Philosophes parlent de Caton. On va voir comment en parloient les anciens l’Philosophes. Ecce spectaculum dignum ad quod respiciat, intentus operi suo, Deus. Ecce par Deo dignum, vir fortis cum mala [140] fortunâ compositus. Non video, inquam, quid habeat in terris Jupiter pulchrius, si convertere animum velit, quàm ut spectet Catonem, jam, partibus non semel fractis, nihilominus inter ruinas publicas erectum.

Voici ce qu’on nous dit ailleurs des premiers Romains. J’admire les Brutes, les Décius, les Lucrece, les Virginius, les Scevola. C’est quelque chose dans le siecle ou nous-sommes. Mais j’admirerai encore plus un etat puisant & bien gouverne. Un etat puissant, & bien gouverne! Et moi aussi vraiment. Où les Citoyens ne seront point condamnés à des vertus si cruelles. J’entends; il est plus commode de vivre dans une constitution de choses ou chacun soit dispense d’être homme de bien. Mais si les Citoyens de cet etat qu’on admire, se trouvoient réduits par quelque malheur ou à renoncer à la vertu, ou à pratiquer ces vertus cruelles, & qu’ils eussent la force de faire leur devoir, seroit-ce donc une raison de les admire moins?

Prenons l’exemple qui révolte le plus notre siecle, & examinons la conduite de Brutes souverain Magistrat, faisant mourir ses enfans qui avoient conspire contre l’Etat dans un moment critique ou il ne faloit presque rien pour le renverser. Il est certain que, s’il leur eut fait grace; son collègue eut infailliblement sauve tous les autres complices, & que la République etoit perdue. Qu’importe, me dira-t-on? Puisque cela est si indifférent, supposons donc qu’elle eut subsiste, & que Brutes ayant condamné à mort quelque malfaiteur,!e coupable lui eut parle ainsi: «Consul, pourquoi me fais-tu mourir? Ai-je fait pis que de trahir ma patrie? & ne suis-je [141] je pas aussi ton enfant?» Je voudrois bien qu’on prit la peine de me dire ce que Brutes auroit pu répondre.

Brutus, me dira-t-on encore, devoir abdiquer le Consulat, plutôt que de faire périr ses enfans. Et moi je dis que tout Magistrat qui, dans une circonstance aussi périlleuse, abandonne le soin de la patrie & abdique la Magistrature, est un traître qui mérite la mort.

Il n’y a point de milieu; il faloit que Brutes fût un infâme, ou que les têtes de Titus & de Tiberinus tombassent par son l’ordre sous la hache des Licteurs. Je ne dis pas pour cela que beaucoup de gens eussent choisi comme lui.

Quoiqu’on ne se décide pas ouvertement pour les derniers tems de Rome, on laisse pourtant assez entende qu’on les préféré aux premiers; & l’on a autant de peine à appercevoir de grands hommes à travers la simplicité de ceux-ci, que j’en ai moi-même à appercevoir d’honnêtes gens à travers la pompe des autres. On oppose Titus à Fabricius: mais on a omis cette différence, qu’au tems de Pyrrhus tous les Romains etoient des Fabricius, au lieu que sous le regne de Tite il n’y avoit que lui seul d’homme de bien.* [*Si Titus n’eut été Empereur, nous n’aurions jamais entendu parler de lui; car il eut continue de vivre comme les autres: & il ne devint homme de bien, que quand, cessant de recevoir l’exemple de son siecle, il lui fut permis d’en donner un meilleur. Privatus atque etiàm sub patre principe, ne odio quidem, nedum vituperatione publicâ caruit. At illi ea fama pro bono cessit, conversaque est in maximas laudes.] J’oublierai, si l’on veut, les actions héroiques des premiers Romains & les crimes des derniers: mais ce que je ne saurois oublier, c’est que la vertu etoit honore des uns & méprisée des autres; [142] & que quand il y avoir des couronnes pour les vainquez des jeux du Cirque, il n’y en avoir plus pour celui qui sauvoit la vie à un Citoyen. Qu’on ne croye pas, au reste, que ceci soit particulier à Rome. Il fut un tems ou la République d’Athenes etoit assez riche pour dépenser des sommes immenses à ses spectacles, & pour payer très-chèrement les Auteurs, les Comédiens, & même les Spectateurs: ce même tems fut celui ou il ne se trouva point d’argent pour défend l’Etat contre les entreprises de Philippe.

Un vient enfin aux peuples modernes; & je n’ai garde suivre les raisonnemens qu’on juge à propos de faire à ce set sujet. Je remarquerai seulement que c’est un avantage peu honorable que celui qu’on se procure, non en réfutant les raisons de son adversaire, mais en l’empêchant de les dire.

Je ne suivrai pas non plus toutes les réflexions qu’on prend la peine de faire sur le luxe, sur la politesse, sur l’admirable éducation de nos enfans,* [*Il ne faut pas demander si les peres & les maîtres seront attentifs à écarter mes dangereux ecrits des yeux leurs enfans & de leurs élevés. En effet, quel affreux désordre, quelle indécence ne seroit-ce point, si ces enfans si bien élevés venoient à dédaigner tout de jolies choses, & à préférer tout de bon la vertu au savoir? Ceci me rappelle la réponse d’un précepteur Lacédémonien à qui l’on demandoit par moquerie ce qu’il enseigneroit à son éleve. Je lui apprendrai, dit-il, à aimer les choses honnêtes. Si je rencontrois un tel homme parmi nous, je lui dirois à l’oreille: gardez-vous bien de parler ainsi; car vous jamais n’auriez de disciples; mais dites que vous leur apprendrez à babiller agréablement, & je vous réponds de votre fortune.] sur les meilleures méthodes pour étendre nos connoissances, sur l’utilité des Science & l’agrément des beaux-Arts, & sur d’autres points dont plusieurs [143] ne me regardent pas, dont quelques-uns se réfutent d’eux-mêmes, & dont les autres ont déjà été réfutes. Je me contenterai de citer encore quelques morceaux pris au hazard, & qui me paroîtront avoir besoin d’éclaircissement. Il faut bien que je me borne à des phrases, dans l’impossibilité de suivre des raisonnemens dont je n’ai pu saisir le fil.

On prétend que les Nations ignorantes qui ont eu des idées de la gloire & de la vertu, sont des exceptions singulieres qui ne peuvent former aucun préjugé les sciences. Fort bien; mais toutes les Nations savantes, avec leurs belles idées de gloire & de vertu, en ont toujours perdu l’amour & la pratique. Cela est sans exception: passons à la preuve. Pour nous en convaincre, jettons les yeux sur l’immense continent de l’Afrique, ou nul mortel n’est assez hardi pour pénétrer, ou assez heureux pour l’avoir tente impunément. Ainsi de ce que nous n’avons pu pénétrer dans le continent de l’Afrique, de ce que nous ignorons ce qui s’y passe, on nous fait conclure que les peuples en sont charges de vices: c’est si nous avions trouve le moyen d’y porter les nôtres, qu’il faudroit tirer cette conclusion. Si j’étois chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferois élever sur la frontière du pays une potence ou je ferois pendre sans rémission le premier Européen qui oseroit y pénétrer & le premier Citoyen qui tenteroit d’en sortir.* [*On me demandera peut-être quel mal peut faire à l’etat un Citoyen qui en sort pour n’y plus rentrer? Il fait du mal aux autres par le mauvais exemple qu’il donne, il en fait à lui-même par les vices qu’il va chercher. De toutes manieres c’est à la loi de la prévenir, & il vaut encore mieux qu’il soit pendu que méchant.] L’Amérique [144] ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l’espece humaine. Sur-tout depuis que les Européens y sont. On comptera cent peuples barbares ou sauvages dans l’ignorance pour un seul vertueux. Soit; on en comptera du moins un: mais de peuple vertueux & cultivant les sciences, on n’en a jamais vu. La terre abandonnée sans culture n’est point oisive; elle produit des poisons, elle nourrit des monstres. Voilà ce qu’elle commence à faire dans les lieux ou le goût des Arts frivoles à fait abandonner celui de l’agriculture. Notre ame, peut-on dire aussi, n’est point oisive quand la vertu l’abandonne. Elle produit des fictions, des Romans, des Satires, des Vers; elle nourrit des vices.

Si des Barbares ont fait des conquêtes, c’est qu’ils etoient très-injustes. Qu’étions-nous donc, je vous prie, quand nous avons fait cette conquête de l’Amérique qu’on admire si fort? Mais le moyen que des gens qui ont du canon, des cartes marines & des boussoles, puisent commettre des injustices! Me dira-t-on que l’événement marque la valeur des Conquérans? Il marque seulement leur ruse & leur habileté; il marque qu’un homme adroit & subtil peut tenir de son industrie les succès qu’un brave homme n’attend que de sa valeur. Parlons sans partialité. Qui jugerons-nous le plus courageux, de l’odieux Cortez subjuguant le Mexique à force de poudre, de perfidie & de trahisons; ou de l’infortune. Guatimozin étendu par d’honnêtes Européens sur des charbons ardens pour avoir ses trésors, tançant un de ses Officiers à qui le même traitement arrachoit quelques plaintes, & lui disant fièrement: Et moi, suis-je sur des roses?

[145] Dire que les sciences sont nées de l’oisiveté, c’est abuser visiblement des termes; elles naissent du loisir; mais elles garantissent de l’oisiveté. De sorte qu’un homme qui s’amuseroit au bord d’un grand chemin à tirer sur les Passans, pourroit dire qu’il occupe son loisir à se garantir de l’oisiveté. Je n’entends point cette distinction de l’oisiveté & du loisir. Mais je sais très-certainement que nul honnête-homme ne peut jamais se vanter d’avoir du loisir, tant qu’il y aura du bien à faire, une Patrie à servir, des malheureux à soulager; & je défie qu’on me montre dans mes principes aucun sens honnête dont ce mot loisir puisse être susceptible. Le Citoyen que ses besoins attachent à la charrue, n’est pas plus occupe que le Géométrie ou l’Anatomiste. Pas plus que l’enfant qui élevé un château de cartes, mais plus utilement. Sous prétexte que le pain est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à labourer la terre? Pourquoi non? Qu’ils paissent même, s’il le faut. J’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs, que s’entre-dévorer dans les villes: il est vrai que tels que je les demande, ils ressembleroient beaucoup à des bêtes; & que tels qu’ils sont, ils ressemblent beaucoup à des hommes.

L’etat d’ignorance est un Etat de crainte de besoin. Tout est danger alors pour notre fragilité. La mort gronde sur nos têtes; elle est cachée dans l’herbe que nous soûlons aux pieds: Lorsqu’on craint tout & qu’on a besoin de tout, quelle disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connoître? Il faut que considérer les inquiétudes continuelles des Médecins & des Anatomistes sur leur vie & sur leur santé, pour savoir [146] si les connoissances servent à nous rassurer sur nos dangers. Comme elles nous en découvert toujours beaucoup plus que de moyens de nous en garantir, ce n’est pas une merveille si elles ne sont qu’augmenter nos alarmes & nous rendre pusillanimes. Les animaux vivent sur tout cela dans une sécurité profonde, & ne s’en trouvent pas plus mal. Une Génisse n’a pas besoin d’étudier la botanique pour apprendre à trier son foin, & le loup dévore sa proie sans songer à l’indigestion. Pour répondre à cela, osera-t-on prendre le parti de l’instinct contre la raison? C’est précisément ce que je demande.

Il semble, nous dit-on, qu’on ait trop de laboureurs, & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je demanderai à mon tour, si l’on craint que les professions lucratives ne manquent de sujets pour les exercer? C’est bien mal connoître l’empire de la cupidité. Tout nous jette des notre enfance dans les conditions utiles. Et quels préjugés n’a-t-on pas à vaincre, quel courage ne faut-il pas, pour oser n’être qu’un Descartes, un Newton, un Locke?

Leibnitz & Newton sont morts combles de biens & d’honneurs, & ils en meritoient encore davantage. Dirons-nous que c’est par modération qu’ils ne se point élevés jusqu’à la charrue? Je connois assez l’empire de la cupidité, pour savoir que tout nous porte aux professions lucratives; voilà pourquoi je dis que tout nous éloigne des professions utiles. Un Hebert, un Lafrenaye, un Dulac, un Martin gagnent plus d’argent en un jour, que tous les laboureurs d’une Province ne sauroient faire en un mois. e pourrois proposer un problème assez singulier sur le passage qui m’occupe actuellement. Ce seroit, en [147] ôtant les deux premieres lignes & le lisant isole, de devine s’il est tire de mes ecrits ou de ceux de mes adversaires.

Les bons livres sont la seule défense des esprits foibles, c’est-à-dire des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple. Premièrement, les Savans ne seront jamais autant, de bons livres qu’ils donnent de mauvais exemples. Secondement, il y aura toujours plus de mauvais livres que de bons. En troisieme lieu, les meilleurs guides que les honnêtes gens puissent avoir, sont la raison & la conscience: Paucis est opus litteris ad mentem bonam. Quant à ceux qui ont l’esprit louche ou la conscience endurcie, la lecture ne peut jamais leur être bonne à rien. Enfin, pour quelque homme que ce soit, il n’y a de livres nécessaires que ceux de la Religion, les seuls que je n’ai jamais condamnés.

On prétend nous faire regretter l’éducation des Perses. Remarquez que c’est Platon qui prétend cela. J’avois cru me faire une sauve-garde de l’autorité de ce Philosophe: mais je vois que rien ne me peut garantir de l’animosité de mes adversaires: Tros Rutulusve fuat; ils aiment mieux se percer l’un l’autre, que me donner le moindre quartier, & se sont plus de mal qu’a moi.* [*Il me passe par la tête un nouveau projet de défense, & je ne réponds pas que je n’aye encore la foiblesse de l’exécuter quelque jour. Cette défense ne sera composée que de raisons tirées des Philosophes; d’ou il s’ensuivra qu’ils ont tous été des bavards comme je le pretends, si l’on trouve leurs raisons mauvaises; ou que j’ai cause gagnées, si on les trouve bonnes.] Cette éducation etoit, dit-on, sondée sur des principes barbares; parce qu’on donnoit un maître pour l’exercice de chaque vertu, quoique la vertu soit indivisible, parce [148] qu’il s’agit de l’inspirer, & non de l’enseigner; d’en faire aimer la pratique, & non d’en démontrer la Théorie. Que de choses n’aurois-je point à répondre? mais il ne faut pas faire au Lecteur l’injure de lui tout dire. Je me contenterai de ces deux remarques. La premiere, que celui qui veut élever un enfant, ne commence pas par lui dire qu’il faut pratiquer la vertu; car il n’en seroit pas entendu; mais il lui enseigne premièrement à être vrai, & puis à être tempérant, & puis courageux, etc & enfin il lui apprend que la collection de toutes ces choses s’appelle vertu. La seconde, que c’est nous qui nous content de démontrer la Théorie; mais les Perses enseignoient la pratique.Voyez mon discours, page 53.

Tous les reproches qu’on fait à la Philosophe attaquent l’esprit humain. J’en conviens. Ou plutôt l’auteur de la nature, qui nous a fait tels que nous sommes. S’il nous a fait Philosophes, à quoi bon nous donner tant de peine pour le devenir? Les Philosophes etoient des hommes; ils se sont trompes; doit-on s’en étonner? C’est quand ils ne se tromperont plus qu’il faudra s’en étonner. Plaignons-les, profitons de leurs fautes, & corrigeons-nous. Oui, corrigeons-nous, & ne philosophons plus.... Mille toutes conduisent à l’erreur, une seule mene à la vérité? Voilà précisément ce que je disois. Faut-il être surpris qu’on se soit mépris si souvent sur celle-ci, & qu’elle ait été découverte si tard? Ah! nous l’avons donc trouvée à la fin!

On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta, non sur les Savans, mais sur les Sophistes, non sur les sciences, mais sur l’abus qu’on en peut faire. Que peut demander de [149] plus celui qui soutient que toutes nos sciences ne sont qu’abus & tous nos Savans que de vrais Sophistes? Socrate étoit chef d’une secte qui enseignoit à douter. Je rabattrois bien de ma vénération pour Socrate, si je croyois qu’il eut eu la sorte vanité de vouloir être chef de secte. Et il censuroit avec justice l’orgueil de ceux qui prétendoient tout savoir. C’est-à-dire l’orgueil de tous les Savans. La vraie science est bien éloignée de cette affections. Il est vrai: mais c’est de la notre que reparle. Socrate est ici témoin contre lui-même. Ceci me paroit difficile à entendre. Le plus savant des Grecs ne rougissoit point de son ignorance. Le plus savant des Grecs ne savoit rien, de son propre aveu; tirez la conclusion pour les autres. Les Sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices. Nos Sciences ont donc leurs sources dans nos vices. Elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil humain. J’ai déjà dit mon sentiment là-dessus. Déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu’a des esprits prévenus. Je ne sais point répondre à cela.

En parlant des bornes du luxe, on prétend qu’il ne faut pas raisonner sur cette matiere du passe au présent. Lorsque le hommes marchoient tout nuds, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots, passa pour un voluptueux; de siecle en siecle, on n’a cesse de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on vouloit dire.

II est vrai que jusqu’à ce tems, le luxe, quoique souvent en regne, avoit du moins été regarde dans tous les âges comme la source funeste d’une infinité de maux. Il etoit réservé à M. Melon de publier le premier cette doctrine empoisonnée, dont [150] la nouveauté lui a acquis plus de sectateurs que la solidité de ses raisons. Je ne crains point de combattre seul dans mon siecle ces maximes odieuses qui ne tendent qu’à détruire & avilir la vertu, & à faire des riches & des misérables, c’est-à-dire, toujours des, mechans.

On croit m’embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe? Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tour. Tout est source de mal au-delà du nécessaire faire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins; & c’est au moins une très-haute imprudence de les multiplier sans nécessité, & de mettre ainsi son ame dans une plus grands dépendance. Ce n’est pas sans raison que Socrate, regardant l’étalage d’une boutique, se félicitoit de n’avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un, que le premier qui porta des sabots etoit un homme punissable, à moins qu’il n’eut mal aux pieds. Quant à nous, nous sommes trop obliges d’avoir des souliers, pour n’être pas dispenses d’avoir de la vertu.

J’ai déjà dit ailleurs que je ne proposois point de bouleverser la société actuelle, de brûler les Bibliothèques & tous les livres, de détruire les Colleges & les Académies: & je dois ajouter ici que’je ne propose point non plus de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire. Je sens bien qu’il ne faut pas former le chimérique projet d’en faire d’honnêtes gens: mais je me suis cru oblige de dire sans déguisement la vérité qu’on m’a demandée. J’ai vu le mal & tache d’en trouver les causes: d’autres plus hardis ou plus insensées pourront chercher le remede.

[151] Je me lasse & je pose la plume pour ne 1a plus reprendre dans cette trop longue dispute. J’apprends qu’un très-grand nombre d’Auteurs* [*Il n’y a pas jusqu’à de petites feuilles critiques faites pour l’amusement des jeunes gens, ou l’on ne m’ait fait l’honneur de se souvenir de moi. Je ne les ai point lues & ne les lirai point très-assurément; mais rien ne m’empêche d’en faire le cas qu’elles méritent, & je ne doute point que tout cela ne soit fort plaisant.] se sont exerces à me réfuter. Je suis très-fache de ne pouvoir répondre à tous; mais je crois avoir montre, par ceux que j’ai choisis* [*On m’assure que M. Gautier m’a fait l’honneur de me répliquer, quoique je ne lui eusse point refondu & que j’eusse même expose mes raisons pour n’en rien faire. Apparemment que M. Gautier ne trouve pas ces raisons bonnes, puisqu’il prend la peine de les réfuter. Je vois bien qu’il faut céder à M. Gautier; & je conviens de très-bon cœur du tort que j’ai eu de ne lui pas répondre; ainsi nous voilà, d’accord. Mon regret est de ne pouvoir réparer ma faute. Car par malheur il n’est plus tems & personne ne sauroit de quoi je veux parler.] pour cela, que ce n’est pas crainte qui me retient à l’égard des autres.

J’ai tache d’élever un monument qui ne dut point à l’Art & sa force & sa solidité: la vérité seule, à qui je l’ai consacre, à droit de le rendre inébranlable: & si je repousse encore une fois les coups qu’on lui porte, c’est plus pour m’honorer moi-même en la défendant, que pour lui prêter un secours dont elle n’a pas besoin.

Qu’il me soit permis de protester en finissant, que le seul amour de l’humanité & de 1a vertu m’a fait rompre le silence; & que l’amertume de mes invectives contre les vices dont je suis le témoin, ne naît que de la douleur qu’ils m’inspirent, & du désir ardent que j’aurois de voir les hommes plus heureux, & sur-tout plus dignes de l’être.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

SUR UNE NOUVELLE REFUTATION DE SON DISCOURS,

par un Académicien de Dijon [Claude-Nicholas Le Cat].

[1752, avril; Lyon, mai 1752; Bibliothéque de Genève; Ms. R. 89; le Pléiade édition, t. III, pp. 97-102. = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 153-160. (1781)]

[153]

LETTRE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

Sur une nouvelle Réfutation
de son Discours,

par un Académicien de Dijon.*

[*L’ouvrage auquel répond M. Rousseau, est une brochure in-8. en deux colonnes, imprimée en 1751, & contenant 132 pages. Dans l’une de ces colonnes est le Discours de M. Rousseau, qui a remporte le Prix de l’Académie de Dijon. Dans l’autre est une Réfutation de ce Discours. On y a joint des apostilles critiques, & une replique, à la réponse faite par M. Rousseau à M. Gautier. Cette replique ainsi que la nouvelle Réfutation, n’ont jamais paru dignes d’être insérées dans les Recueils des Œuvres de M. Rousseau.]

Je viens, Monsieur, de voir une Brochure intitulée: Discours qui a remporte le prix à l’Académie de Dijon en 1750, etc. accompagne de la réfutation de ce Discours, par un Académie de Dijon qui lui à refuse son suffrage; & je pensois en parcourant cet Ecrit, qu’au lieu de s’abaisser jusqu’à être l’Editeur de mon Discours, l’Académicien qui lui refusa son suffrage, auroit bien du publier l’ouvrage auquel il savoit accorde;ç’eût été une très-bonne maniere de réfuter le mien.

Voilà donc un de mes Juges qui ne dédaigne pas de devenir un de mes adversaires, & qui trouve très-mauvais que ses collègues m’aient honore du Prix: j’avoue que j’en ai été moi-même; j’avois tache de le mériter, mais je [154] n’avois rien fait pour l’obtenir. D’ailleurs, quoique je sçusse que les Académies n’adoptent point les sentimens des Auteurs qu’elles couronnent, & que le Prix s’accorde, non à celui qu’on croit avoir soutenu la meilleure cause, mais à celui qui a le mieux parle; même en me supposant dans ce cas, j’étois bien éloigne d’attendre d’une Académie cette impartialité, dont les savans ne se piquent nullement toutes les fois qu’il s’agit de leurs intérêts:

Mais si j’ai été surpris de l’équité de mes Juges, j’avoue que je ne le suis pas moins de l’indiscrétion de mes adversaires: comment osent ils témoigner si publiquement leur mauvaise humeur sur l’honneur que j’ai reçu? comment n’apperçoivent-ils point le tort irréparable qu’ils sont en cela leur propre cause? Qu’ils ne se flattent pas que personne prenne le change sur le sujet de leur chagrin: ce n’est pas parce quel mon Discours est mal fait, qu’ils font fâches de le voir couronne; on en couronne tous les jours d’aussi mauvais, & ils ne disent mot; c’est par une autre raison qui touche de plus près à leur métier, & qui n’est pas difficile à voir. Je savois bien que le Sciences corrompoient les mœurs, rendoient les hommes injustes & jaloux, & leur faisoient tout sacrifier à leur intérêt à leur vaine gloire; mais j’avois cru m’appercevoir que cela se faisoit avec un peu plus de décence & d’adresse: je voyois que les gens de lettres parloient sans cesse d’équité, de modération, de vertu, & que c’etoit sous la sauve-garde sacrée ces beaux mots qu’ils se livroient impunément à leurs passions & à leurs vices; mais je n’aurois jamais cru qu’ils eussent le front de blâmer publiquement l’impartialité de leurs Confrères. [155] Par-tout ailleurs, c’est la gloire des Juges de prononcer selon l’équité contre leur propre intérêt; il n’appartient qu’aux Sciences de faire à ceux qui les cultivent, un crime de leur intégrité: voilà vraiment un beau privilege qu’elles ont la.

J’ose le dire, l’Académie ne Dijon en faisant beaucoup pour ma gloire, a beaucoup fait pour la sienne: un jour à venir les adversaires de ma cause tireront avantage de ce Jugement, pour prouver que la culture des Lettres peut s’associer avec l’équité & le désintéressement. Alors les Partisans de la vérité leur répondront: voilà un exemple particulier qui semble faire contre nous; mais souvenez-vous du scandale que ce Jugement causa dans le tems parmi la foule des gens de Lettres, & de la maniere dont ils s’en plaignirent, & tirez de-la une juste conséquence sur leurs maximes.

Ce n’est pas, à mon avis, une moindre imprudence de se plaindre que l’Académie ait propose son sujet en problème: je laisse à part le peu de vraisemblance qu’il y avoit, que dans l’enthousiasme universel qui regne aujourd’hui, quelqu’un eut le courage de renoncer volontairement au Prix, en se déclarant pour la négative; mais je ne sais comment des Philosophes osent trouver mauvais qu’on leur offre des voies de discussion: bel amour de la vérité, qui tremble qu’on n’examine le pour & le contre! Dans les recherches de Philosophie, le meilleur moyen de rendre un sentiment suspect, c’est de donner l’exclusion au sentiment contraire: quiconque s’y prend ainsi, à bien l’air d’un homme de mauvaise soi, qui se défie de la bonté de sa cause. Toute la France est dans l’attente de la piece qui remportera cette année le Prix à [156] l’Académie Françoise; non-seulement elle effacera très-certainement mon Discours, ce qui ne sera gueres difficile, mais on ne sauroit même douter qu’elle ne soit un chef-d’oeuvre. Cependant, que sera cela à la solution de la question? rien du tout; car chacun dira, après l’avoir lue: Ce discours est fort beau; mais si l’Auteur avoit eu la liberté de prendre le sentiment contraire, il en eut peut-être fait un plus beau encore.

J’ai parcouru la nouvelle réfutation; car c’en est encore une, & je ne fais par quelle fatalité les ecrits de mes adversaires qui portent ce titre si décisif, sont toujours ceux ou je suis le plus mal réfute. Je l’ai donc parcourue cette réfutation, sans avoir le moindre regret à la résolution que l’art prise de ne plus répondre à personne; je me contenterai de citer un seul passage, sur lequel le Lecteur pourra juger si j’ai tort ou raison: le voici.

Je conviendrai qu’on peut être honnête homme sans talens; mais n’est-on engage dans la société qu’a être honnête homme? Et qu’est-ce qu’un honnête homme ignorant & sans talens? un fardeau inutile, à charge même à la terre, &c. Je ne répondrai pas, sans doute, à un Auteur capable d’écrire de cette maniere; mais je crois qu’il peut m’en remercier.

Il n’y auroit gueres moyen, non plus, à moins que de vouloir être aussi diffus que l’Auteur, de répondre à la nombreuse collection des passages latins, des vers de la Fontaine, de Boileau, de Moliere, de Voiture, de Regnard, de M. Gresset, ni à l’histoire de Nemrod, ni à celle des Paysans Picards; car que peut-on dire à un Philosophe, qui nous assure qu’il veut [157] du mal aux ignorans, parce que son Fermier de Picardie, qui n’est pas un Docteur, le paye exactement, à la vérité, mais ne lui donne pas assez d’argent de sa terre? L’Auteur est si occupe de ses terres, qu’il me parle même de la mienne. Une terre à moi! la terre de Jean-Jaques Rousseau! en vérité je lui conseille de me calomnier* [*Si l’Auteur me fait l’honneur de réfuter cette Lettre, il ne faut pas douter qu’il ne me prouve une belle & docte démonstration, soutenue de très-graves autorités, que ce n’est point un crime d’avoir une terre: en effet, il se peut que ce n’en soit pas un pour d’autres, mais c’en seroit un pour moi] plus adroitement.

Si j’avois à répondre à quelque partie de la réfutation, ce seroit aux personnalités dont cette critique est remplie; mais comme elles ne sont rien à la question, je ne m’écarterai point de la constante maxime que j’ai toujours suivie de me refermer dans le sujet que je traite, sans y mêler rien de personnel: le véritable respect qu’on doit au Public, est de lui épargner, non de tristes vérités qui peuvent lui être utiles, mais bien toutes les petites hargneries d’Auteurs* [*On peut voir dans le Discours de Lyon un très-beau modele de la maniere dont il convient aux Philosophes d’attaquer & de combattre sans personnalités & sans invectives. Je me flatte qu’on trouvera aussi dans ma réponse, qui est sous presse, un exemple de la maniere dont on peut défendre ce qu’on croit vrai, avec la force dont on est capable, sans aigreur contre ceux qui l’attaquent.] dont on remplit les Ecrits polémiques, & qui ne sont bonnes qu’a satisfaire une honteuse animosité. On veut que j’aye pris dans Clenard* [*Si je disois qu’une si bizarre citation vient à coup sur de quelqu’un à qui la méthode Grecque de Clenard est plus familière que les Offices de Ciceron, & qui par conséquent semble se porter assez gratuitement pour défenseur des bonnes Lettres; si j’ajoutois qu’il y a des professions, comme par exemple, la Chirurgie, ou l’on emploie tant de termes dérives du Grec, que cela met ceux qui les exercent, dans la nécessite d’avoir quelques notions élémentaires de cette Langue; ce seroit prendre le ton du nouvel adversaire, & répondre comme il auroit pu faire à ma place. Je puis répondre, moi, que quand j’ai hazarde le mot Investigation, j’ai voulu rendre un service à la Langue, en essayant d’y introduire un terme doux, harmonieux, dont le sens est déjà connu, & qui n’a point de synonyme en François. C’est, je crois, toutes les conditions qu’on exige pour autoriser cette liberté salutaire:

Ego cur, acquirere pauca

Si possum, invideor; cum lingua

Catonis & Ennî

Sermonem Patrium ditaverit?

J’ai sur-tout voulu rendre exactement mon idée; je sais, il est vrai, que la premiere regle de tous nos Ecrivains, est d’écrire correctement, &, comme, ils disent, de parler François; c’est qu’ils ont. des prétentions, & qu’ils veulent passer pour avoir la correction & de l’élégance. Ma premiere regle, à moi qui ne me soucie nullement de ce qu’on pensera de mon style, est de me faire entendre: toutes les fois qu’a l’aide de dix solécismes, je pourrai m’exprimer plus fortement ou plus clairement, je balancerai jamais. Pourvu que je sois bien compris des Philosophes, je laisse volontiers les Puristes courir après les mots.] un mot de Ciceron, soit: que j’aye fait des solécismes, à la bonne heure; que je cultive les Belles-Lettres & la Musique, malgré le mal que j’en pense; j’en conviendrai [158] si l’on veut, je dois porter dans un âge plus raisonnable la peine des amusemens de ma jeunesse: mais enfin, qu’i importe tout cela, & au public & à la cause des Sciences? Rousseau peut mal parler François, & que la Grammaire n’en soit pas plus utile à la vertu. Jean-Jaques peut avoir une mauvaise conduite, & que celle des Savans n’en soit pas meilleure: voilà toute la réponse que je ferai, & je crois, toute celle que je dois faire à la nouvelle réfutation.

Je finirai cette Lettre, & ce que j’ai à dire sur un sujet long-tems débattu, par un conseil à mes adversaires, qu’ils [159] mépriseront à coup sûr, & qui pourtant seroit plus avantageux qu’ils ne pensent au parti qu’ils veulent défendre; c’est de ne pas tellement écouter leur zele, qu’ils négligent de consulter leurs forces, & quid valeant humeri. Ils me diront sans doute que j’aurois du prendre cet avis pour moi-même, & cela peut être vrai; mais il y a au moins cette différence que j’étois seul de on parti, au lieu que le leur étant celui de la foule, les derniers venus sembloient dispenses de se mettre sur les rangs, ou obliges de faire mieux que les autres.

De peur que cet avis ne paroisse téméraire ou présomptueux, je joins ici un échantillon des raisonnemens de mes adversaires, par lequel on pourra juger de la justesse & de la force de leurs critiques: Les Peuples de l’Europe, at-je dit, vivoient il y a quelques siecles dans un Etat pire que l’ignorance; je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable qu’elle, avoit usurpe le nom du savoir, & opposoit à son retour un obstacle presque invincible: il faloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun. Les Peuples avoient perdu le sens commun, non parce qu’ils etoient ignorans, mais parce qu’ils avoient la bêtise de croire savoir quelque chose, avec les grands mots d’Aristote & l’impertinente doctrine de Raymond Lulle; il faloit une révolution pour leur apprendre qu’ils ne savoient rien, & nous en aurions grand besoin d’une autre pour nous apprendre la même vérité. Voici là-dessus l’argument de mes adversaires: Cette révolution est due aux Lettres; elles ont ramene le sens commun, de l’aveu de l’Auteur; mais aussi, selon lui, elles ont corrompu les mœurs: il faut donc qu’un Peuple renonce au sens commun pour avoir de bonnes mœurs. [160] Trois Ecrivains de suite ont répété ce beau raisonnement: je leur demande maintenant lequel ils aiment mieux que j’accuse, ou leur esprit, de n’avoir pu pénétrer le sens très-clair ce passage, ou leur mauvaise foi, d’avoir feint de ne pas l’entendre? Ils sont gens de Lettres, ainsi leur choix ne sera pas douteux. Mais que dirons-nous des plaisantes interprétations qu’il plaît à ce dernier adversaire de prêter à la figure de Frontispice? J’aurois cru faire injure aux Lecteurs, & les traiter comme. des enfans, de leur interpréter une allégorie si claire; de leur dire que le flambeau de Prométhée est celui des Sciences fait pour animer les grands génies; que le Satyre, qui voyant le feu pour la premiere fois, court à lui, & veut l’embrasser, représente les hommes vulgaires, qui; séduits par l’éclat des Lettres, se livrent indiscrètement à l’étude; que le Prométhée qui crie & les avertit du danger, est le Citoyen de Geneve. Cette allégorie est juste, belle, j’ose la croire sublime. Que doit-on penser d’un Ecrivain qui l’a méditée, & qui n’a pu parvenir à l’entendre? On peut croire que cet homme-là n’eut pas été un grand Docteur parmi les Egyptiens ses amis.

Je prends donc la liberté de proposer à mes adversaires, & sur-tout au dernier, cette sage leçon d’un Philosophe sur un autre sujet: sachez qu’il n’y a point d’objections qui puissent faire autant de tort à votre parti que les mauvaises reposes; sachez que si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous faisant l’honneur de croire qu’il n’y avoit rien de mieux à dire.

Je suis, &

[Tableau-7-4]

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LE LÉVITE D’ÉPHRAIM

[1762, été; reprise en 1768, été; Bibliothèque de Neuchâtel mss. R. 14-15, 48, 91.; Oeuvres posthumes de J.-J. Rousseau, Genève, 1781; la Pléiade édition t. II, pp. 1205-1223. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 163-186.]

[163]

LE LÉVITE D’ÉPHRAIM.

CHANT PREMIER

Sainte colere de la vertu, viens animer ma voix; je dirai les crimes de Benjamin, & les vengeances d’Israel; je dirai des forfaits inouis, & des châtimens encore plus terribles. Mortels, respectez la beauté, les mœurs, l’hospitalité; soyez justes sans cruauté, miséricordieux sans foible; & fâchez pardonner au coupable, plutôt que de punir l’innocent.

O vous, hommes débonnaires, ennemis de toute inhumanité; vous qui, de peur d’envisager les crimes de vos freres, aimez mieux les laisser impunis, quel tableau viens-je offrir à vos yeux? Le corps d’une femme coupe par pieces; ses membres déchires & palpitans envoyés aux douze Tribus; tout le peuple, saisi d’horreur, élevant jusqu’au Ciel une clameur unanime, s’écriant de concert; non, jamais rien de pareil ne s’est fait en Israel, depuis le jour ou nos Peres sortirent d’Egypte jusqu’à ce jour. Peuple saint, rassemble-toi; prononce fur cet acte horrible, & décerne le prix qu’il a mérite. A de tels forfaits celui qui détourne ses regards est une lâche, un déserteur de la justice; la véritable humanité les envisage, pour connoître, pour les juger, pour les détester. [164] Osons entrer dans ces détails, & remontons à la source des guerres civiles qui firent périr une des Tribus, & côuterent tant de sang aux autres. Benjamin, triste enfant de douleur, qui donnas la mort à ta mere, c’est de ton sein qu’est sorti le crime qui t’a perdu, c’est ta race impie qui put le commettre, & qui devoit trop l’expier.

Dans les jours de liberté ou nul ne régnoit sur le peuple du Seigneur, il fut un tems de licence ou chacun, sans reconnoître ni magistrat ni juge, etoit seul son propre maître & faisoit tout ce qui lui sembloit bon. Israel, alors épars dans les champs, avoit peu de grandes villes, & la simplicité de ses mœurs rendoit superflu l’empire des loix. Mais tous les cœurs n’etoient pas également purs, & les mechans trouvoient l’impunité du vice dans la sécurité de la vertu.

Durant un de ces courts intervalles de calme & d’égalité qui restent dans l’oubli parce que nul n’y commande aux autres & qu’on n’y fait point de mal, un Lévite des monts d’éphraim vit dans Bethléem une jeune fille qui lui plut. Il lui dit: Fille de Juda, tu n’es pas de ma Tribu, tu n’as point de frere; tu es comme les filles de Salphaad, & je ne puis t’épouser selon la loi du Seigneur.* [*Nombres C. XXXVI. v.8. Je sais que les enfans de Lévi pouvoient se marier dans toutes les Tribus, mais non dans le cas suppose.] Mais mon cœur, est à toi; viens avec moi, vivons ensemble; nous serons unis & libres; tu seras mon bonheur, & je serai le tien. Le Lévite etoit jeune & beau; la jeune fille sourit; ils s’unirent, puis il l’emmena dans ses montagnes.

[165] Là, coulant une douce vie, si chere aux cœurs tendes & simples, il goûtoit dans sa retraite les charmes d’un amour partage: la, sur un sistre d’or fait pour chanter les louanges du Très-Haut, il chantoit souvent les charmes de sa jeune épouse. Combien de sois les coteaux du mont Heba1 retentirent de ses aimables chansons? Combien de sois il la, mena sous l’ombrage, dans les vallons de Sichem, cueillir des roses champêtres & goûter le frais au bord des ruisseaux? Tantôt il cherchoit dans les creux des rochers des rayons d’un miel dore dont elle faisoit ses délices; tantôt dans le feuillage des oliviers il tendoit aux oiseaux des pièges trompeurs, & lui apportoit une tourterelle craintive qu’elle baisoit en la flattant, puis l’enfermant dans son sein, elle tressailloit d’aise en la sentant se débattre & palpiter. Fille de Bethléem, lui disoit-il, pourquoi pleures-tu toujours ta famille & ton pays? Les enfans d’Ephraim n’ont-ils point aussi des fêtes, les filles de la riante Sichem sont-elles sans gaîté, les habitans de l’antique Atharot manquent-ils de force & d’adresse? Viens voir leurs jeux & les embellir. Donne-moi des plaisirs, ô ma bien-aimée; en est-il pour moi d’autres que les riens?

Toutefois la jeune fille s’ennuya du Lévite, peut-être parce qu’il ne lui laissoit rien à désirer à désire. Elle se dérobe & s’ensuit vers son pere, vers sa tendre mere, vers ses solâtres sœurs. Elle y croit retrouver les plaisirs innocens de son enfance, comme si elle y portoit le même âge & le même cœur.

Mais le Lévite abandonne ne pouvoir oublier sa volage épouser. Tout lui rappelloit dans sa solitude les jours heureux qu’il avoit passes auprès d’elle; leurs jeux, leurs plaisirs, leurs [166] querelles, & leurs tendres raccommodemens. Soit que le soleil levant dorât la cime des montagnes de Gelboe, soit qu’au soir un vent de mer vint rafraîchir leurs roches brûlantes, il erroit en soupirant dans les lieux qu’avoir aimes l’infidèle, & la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreuvoit son chevet de ses pleurs.

Après avoir flatte quatre mois entre le regret & le dépit; comme un enfant chasse du jeu par les autres feint n’en vouloir plus en brûlant de s’y remettre, puis enfin des pleurant d’y rentrer, le Lévite, entraîne par son amour, prend sa monture, & suivi de son serviteur avec deux ânes d’Epha charges de ses provisions & de dons pour les parens de la jeune fille, il retourne à Bethléem, pour se réconcilier avec elle & tacher de la ramener.

La jeune femme l’appercevant de loin tressaillit, court au-devant de lui, & l’accueillant avec caresses l’introduit dans la maison de son pere; lequel apprenant son arrivée accourt aussi plein de joie, l’embrasse, le reçoit, lui, son serviteur, son équipage, & s’empresse à le bien traiter. Mais le Lévite ayant le cœur serre ne pouvoir parler; néanmoins ému par le bon accueil de la famille, il leva les yeux sur sa jeune épouse, & lui dit: Fille d’Israel, pourquoi me fuis-tu? Quel mal t’ai-je fait? La jeune fille se mit à pleurer en se couvrant le visage. Puis il dit au pere: rendez-moi ma compagne; rendez-la moi pour l’amour d’elle; pourquoi vivroit-elle seule & délaissée? Quel autre que moi peut honorer comme sa femme celle que j’ai reçu vierge?

Le pere regarda sa fille, & la fille avoit le cœur attendri [167] du retour de son mari. Le pere dit donc à son gendre: mon fils, donnez-moi trois jours; passons ces trois jours dans la joie, & le quatrieme jour vous & ma fille partirez en paix. Le Lévite resta donc trois jours avec son beau-pere & toute sa famille, mangeant & buvant familièrement avec eux: & la nuit du quatrieme jour, se levant avant le soleil, il voulut partir. Mais son beau-pere l’arrêtant par la main lui dit: Quoi! voulez-vous partir à jeun? Venez fortifier votre estomac, & puis vous partirez. Ils se mirent donc à table, & après avoir mange & bu, le pere lui dit: mon fils, je vous supplie de vous réjouir avec nous encore aujourd’hui. Toutefois le Lévite se levant vouloir partir; il croyoit ravir à l’amour le tems qu’il passoit loin de sa retraite, livre à d’autres qu’a sa bien-aimée. Mais le pere ne pouvant se résoudre à s’en séparer engagea sa fille d’obtenir encore cette journée; & la fille, caressant son mari, le fit rester jusqu’au lendemain.

Des le matin, comme il etoit prêt à partir, il fut encore arrête par son beau-pere, qui le força de se mettre à table en attendant le grand jour; & le tems s’ecouloit sans qu’ils s’en apperçussent. Alors le jeune homme s’étant lève pour partir avec sa femme & son serviteur, & ayant prépare toute chose; ô, mon fils! lui dit le pere; vous voyez que le jour s’avance & que le soleil est sur son déclin. Ne vous mettez pas si tard en route; de grace, réjouissez mon cœur encore le reste de cette journée; demain des le point du jour vous partirez sans retard: & en disant ainsi, le bon vieillard etoit tout saisi; ses yeux paternels se remplissoient de larmes. Mais le Lévite ne se rendit point, & voulut partir à l’instant.

[168] Que de regrets coûta cette séparation funeste! Que de touchans adieux furent dits & recommences! Que de pleurs les sœurs de la jeune fille versèrent sur son visage! Combien de fois elles la reprirent tour-à-tour dans leurs bras! Combien de fois sa mere éplorée, en la serrant derechef dans les siens, sentit les douleurs d’une nouvelle séparation! Mais son pere en l’embrassant ne pleuroit pas: ses muettes étreintes etoient mornes & convulsives; des soupirs tranchans soulevoient sa poitrine. Hélas! il sembloit prévoir l’horrible sort de l’infortunée. Oh, s’il eut su qu’elle ne reverroit jamais l’aurore! S’il eut su que ce jour etoit le dernier de ses jours....Ils partent enfin, suivis des tendres bénédictions de toute leur famille, & de vœux qui meritoient d’être exauces. Heureuse famille, qui dans l’union la plus pure, coule au sein de l’amitié ses paisibles jours, semble n’avoir qu’un cœur à tous ses membres. Oh innocence des mœurs, douceur d’ame, antique simplicité, que vous êtes aimables! Comment la brutalité du vice a-t-elle pu trouver place au milieu de vous? Comment les fureurs de la barbarie n’ont-elles pas respecte vos plaisirs?

[169]

CHANT SECOND

Le jeune Lévite suivoit sa route avec sa femme, son serviteur & son bagage, transporte de joie de ramener l’amie de son cœur, & inquiet du soleil & de la poussiere, comme une mere qui ramene son enfant chez la nourrice, & craint pour lui les injures de l’air. Déjà l’on découvroit la ville de Jebus à main droite, & ses murs aussi vieux que les siecles, leur offroient un asyle aux approches de la nuit. Le serviteur dit donc à son maître; vous voyez le jour prêt à finir: avant que les ténèbres nous surprennent, entrons dans la ville des Jébuséens, nous y chercherons un asyle, & demain, poursuivant notre voyage, nous pourrons arriver à Geba.

A Dieu ne plaise, dit le Lévite, que je loge chez un peuple infidèle, & qu’un Cananéen donne le couvert au ministre du Seigneur. Non, mais allons jusques à Gabaa chercher l’hospitalité chez nos freres. Ils laissèrent donc Jérusalem derrière eux; ils arrivèrent après le coucher du soleil à la hauteur de Gabaa, qui est de la Tribu de Benjamin. Ils se détournerent pour y passer la nuit, & y étant entres, ils allèrent s’asseoir dans la place publique; mais nul ne leur offrit un asyle, & ils demeuroient à découvert.

Hommes de nos jours, ne calomniez pas les moeurs de vos peres. Ces premiers tems, il est vrai, n’abondoient pas comme les vôtres en commodités de la vie; de vils métaux n’y suffisoient pas à tout: mais l’homme avoit des entrailles qui faisoient [170] le reste: l’hospitalité n’etoit pas vendre, & l’on n’y trafiquoit pas des vertus.Les fils de Jémini n’etoient pas les seuls, sans doute, dont les cœurs de fer fussent endurcis; mais cette dureté n’etoit pas commune. Par-tout avec la patience on trouvoit des freres; le voyageur dépourvu de tout, ne manquoit de rien.

Après avoir attendu long-tems inutilement, le Lévite alloit détacher son bagage, pour en faire à la jeune fille un lit moins dur que la terre nue; quand il apperçut un homme vieux, revenant sur le tard de les champs & de ses travaux rustiques. Cet homme etoit comme lui des monts d’Ephraim, & il etoit venu s’établir autrefois dans cette ville parmi les enfans de Benjamin.

Le vieillard élevant les yeux, vit un homme & une femme assise au milieu de la place, avec un serviteur des bêtes de somme & du bagage. Alors s’approchant, il dit au Lévite: Etranger, d’ou êtes-vous, & ou allez-vous? lequel lui répondit; nous venons de Bethléem, ville de Juda: nous retournons dans notre demeure sur le penchant du mont d’ephraim, d’ou nous étions venus; & maintenant nous cherchions l’hospice du Seigneur; mais nul n’a voulu nous loger. Nous avons du grain pour nos animaux, du pain, du vin pour moi, pour, votre servante, & pour le garçon qui nous suit; nous avons tout ce qui nous est nécessaire, il nous manque seulement le couvert. Le vieillard lui répondit; paix. vous soit mon frere: vous ne resterez point dans la place, si quelque chose vous manque, que le crime en soit sur moi. Ensuite il les mena dans sa maison, fit décharger leur équipage, garnir le râtelier pour leurs bêtes, & ayant fait laver les pieds à ses hôtes, il leur fit un festin de Patriarches, simple & sans faste mais abondant.

[171] Tandis qu’ils etoient à table avec leur cote & sa fille,* [*Dans l’usage antique les femmes de la maison ne se mettoient pas à table avec leurs hôtes, quand c’etoient des hommes; mais lorsqu’il y avoit des femmes, elles s’y mettoient avec elles.] promise à un jeune homme du pays, & que dans 1a gaîté d’un repas offert avec joie, ils se delaissoient agréablement, les hommes de cette ville, enfans de Bélial, sans joug, sans frein, sans retenue, & bravant le Ciel comme les Cyclopes du Mont Etna, vinrent environner la maison, frappant rudement à la porte, & criant au vieillard d’un ton menaçant: Livre-nous ce jeune etranger que sans conge tu reçois dans nos murs, que sa beauté nous paye le prix de cet asyle, & qu’il expie ta témérité. Car ils avoient va le Lévite sur la place, &, par un reste de respect pour le plus sacre de tous les droits, n’avoient pas voulu le loger dans leurs maisons pour lui faire violence; mais ils avoient complote de revenir le surprendre au milieu de la nuit, & ayant sa que le vieillard lui avoit donne retraite, ils accouroient sans justice & sans honte pour l’arracher de sa maison.

Le vieillard entendant ces forcenés, se trouble, s’effraye, & dit au Lévite: nous sommes perdus. Ces mechans ne sont pas des gens que la raison ramene, & qui reviennent jamais de ce qu’ils ont résolu. Toutefois il sort au-devant d’eux pour tacher de les fléchir. Il se prosterne, & levant au Ciel ses mains pures de toute rapine, il leur dit: Oh mes freres! quels discours avez-vous prononces? Ah! ne faites pas ce mal devant le Seigneur; n’outragez-pas ainsi la nature, ne violez pas la sainte hospitalité. Mais voyant qu’ils ne l’écoutoient point, & [172] que, prêts à le maltraiter lui-même, ils alloient forcer la maison, le vieillard au désespoir prit à l’instant son parti, & faisant signe de la main pour se faire entendre au milieu du tumulte, il reprit d’une voix plus forte: non, moi vivant un tel forfait ne déshonorera point mon hôte & ne souillera point ma maison: Mais, ecoutez, hommes cruels, les supplications d’un malheureux pere. J’ai une fille encore vierge, promise à l’un d’entre vous; je vais l’amener pour vous être immolée, mais seulement que vos mains sacrilèges s’abstiennent de toucher au Lévite du Seigneur. Alors, sans attendre leur réponse, il court chercher sa fille pour racheter son. hôte aux dépens de son propre sang.

Mais le Lévite, que jusqu’à cet insistant la terreur rendoit immobile, se réveillant à ce déplorable aspect, prévient le généreux vieillard, s’élance au-devant de lui, le force à rentrer avec sa fille, & prenant lui-même sa compagne bien aimée, sans lui dire un seul mot, sans lever les yeux sur elle, l’entraîne jusqu’à la porte, & la livre à ces maudits. Aussi-tôt ils entourent la jeune fille à demi-morte, la saisissent, se l’arrachent sans pitié; tels dans leur brutale furie qu’au pied de Alpes glacées un troupeau de loups affames surprend une foible génisse, se jette sur elle & la déchire, au retour de l’abreuvoir. Oh misérables, qui détruisez votre espece par les plaisirs destines à la reproduire, comment cette beauté mourante ne glace-t-elle point vos féroces desirs? Voyez ses yeux déjà fermes à la lumière, ses traits effaces, son visage éteint; la pâleur de la mort à.couvert ses joues, les violettes livides en ont chasse les roses, elle n’a plus de voix pour gémir, ses mains n’ont [173] plus de force repousser vos outrages: Hélas! elle est déjà morte! Barbares, indignes du nom d’hommes; vos hurlemens ressemblent aux cris de l’horrible Hyène, & comme ellez, vous dévorez les cadavres.

Les approches du jour qui rechasse les bêtes farouches dans leurs tanières avant disperse ces brigands, l’infortunée use le reste de sa force à se traîner jusqu’au logis du vieillard; elle tombe à la porte la face contre terre & les bras étendus sur le seuil. Cependant, après avoir passe la nuit à remplir la maison de son hôte d’imprécations & de pleurs, le Lévite prêt à sortir ouvre la porte & trouve dans cet etat celle qu’il a tant aimée. Quel spectacle pour son cœur déchire! Il éleve un cri plaintif vers le ciel vengeur du crime: puis, adressant la parole à la jeune fille; lève-toi, lui dit-il, fuyons la malédiction qui couvre cette terre: viens, ô ma compagne! je suis cause de ta perte, je serai ta consolation: périsse l’homme injuste & vil qui jamais te reprochera ta misère; tu m’es plus respectable qu’avant nos malheurs. La jeune fille ne répond point: il se trouble, son cœur saisi d’effroi commence la craindre de plus grands maux: il l’appelle dere-chef, il regarde, il la touche; elle n’etoit plus. O fille trop aimable, & trop aimée! c’est donc pour cela que je t’ai tire de la maison de ton pere? Voilà donc le fort que te préparoit mon amour? Il acheva ces mots prêt à la suivre, & ne lui survéquit que pour la venger.

Des cet instant, occupe du seul projet dont son ame etoit remplie il fut sourd à tout autre sentiment; l’amour, les regrets, la pitié, tout en lui se change en fureur. L’aspect même de ce [174] corps, qui devroit le faire fondre en larmes, ne lui arrache plus ni plaintes ni pleurs: il le contemple d’un œil sec & sombre; il n’y voit plus qu’un objet de rage & de désespoir. Aide de son serviteur, il le charge sur sa monture & l’emporte dans sa maison. La, sans hésiter, sans trembler, le barbare ose couper ce corps en douze pieces; d’une main ferme & sure il frappe sans crainte, il coupe la chair & les os, il sépare la tête & les membres, & après avoir fait aux Tribus ces envois effroyables, il les précede à Maspha, déchire ses vêtemens, couvre sa tête de cendres, se prosterne à mesure qu’ils arrivent & réclame & grands cris la justice du Dieu d’IsraËl.

[175]

CHANT TROISIEME

Cependant vous eussiez vu tout le Peuple de Dieu, s’émouvoir, s’assembler, sortir de ses demeures, accourir de toutes les Tribus à Maspha devant le Seigneur, comme un nombreux; essaim d’abeilles se rassemble en bourdonnant autour de leur Roi. Ils vinrent tous, ils vinrent de toutes parts, de tous les cantons, tous d’accord comme un seul homme depuis Dan jusqu’à Beersabée, & depuis Galaad jusqu’à Maspha.

Alors le Lévite, s’étant présente dans un appareil lugubre, fut interroge par les anciens devant l’assemblée sur le meurtre de la jeune fille, & il leur parla ainsi: «Je suis entre dans Gabaa ville de Benjamin avec ma femme pour y passer la nuit; & les gens du pays ont entoure la maison ou j’étois loge, voulant m’outrager & me faire périr. J’ai été force de livrer ma femme à leur débauche, & elle est morte en sortant de leurs mains. Alors j’ai pris son corps, je l’ai mis en pieces, & je vous les ai envoyées à chacun dans vos limites. Peuple du Seigneur, j’ai dit la vérité; faites ce qui vous semblera juste devant le Très-Haut.»

A l’instant il s’éleva dans tout Israel un seul cri, mais éclatant, mais unanime: Que le sang de la jeune femme retombe sur ses meurtriers. Vive l’Eternel! nous ne rentrerons point dans nos demeures, & nul de nous ne retournera sous’son toit que Gabaa ne soit extermine. Alors le Lévite s’écria d’une forte: béni soit Israel qui punit l’infamie & venge [176] le sang innocent. Fille de Bethléem, je te porte une bonne nouvelle; ta mémoire ne restera point sans honneur. En disant ces mots, il tomba sur sa face, & mourut. Son corps fut honore de funérailles publiques. Les membres de la jeune femme furent rassembles & mis dans le même sépulcre, & tout Israel pleura sur eux.

Les apprêts de la guerre qu’on alloit entreprendre commencèrent par un ferment solemnel de mettre à mort quiconque negligeroit de s’y trouver. Ensuite on fit le dénombrement de tous les Hébreux portans armes, & l’on choisit dix de cent, cent de mille, & mille de dix mille, la dixieme partie de peuple entier, dont on fit une armée de quarante mille hommes qui devoir agir contre Gabaa, tandis qu’un pareil nombre etoit charge des convois de munitions & de vivres pour l’approvisionnement de l’armée. Ensuite le Peuple vint à Silo devant l’arche du Seigneur, en disant; quelle Tribu commandera les autres contre les enfans de Benjamin? Et le Seigneur répondit; c’est le sang de Juda qui crie vengeance; que Juda fait votre chef.

Mais avant de tirer le glaive contre leurs freres, ils envoyèrent à la Tribu de Benjamin des Hérauts, lesquels: dirent aux Benjamites. Pourquoi cette horreur se trouve-t-elle au milieu de vous? Livrez-nous ceux qui l’ont commise, afin qu’ils meurent, & que le mal soit ôte du sein d’Israel.

Les farouches enfans de Jemini, qui n’avoient pas ignore l’assemblée de Malpha, ni la révolution qu’on y avoir prise, s’étant prépares de leur cote, crurent que leur valeur les dispensoit d’être justes. Ils n’écouterent point d’exhortation de [177] leurs freres,&, loin de leur accorder la satisfaction qu’ils leur devoient, ils sortirent en armes de toutes les villes de leurs partages, & accoururent à la défense de Gabaa, sans se laisser essayer par le nombre, & résolus de combattre seuls tout le peuple réuni. L’armée de Benjamin se trouva de vingt-cinq mille hommes tirant l’epée, outre le habitans de Gabaa, au nombre de sept-cents hommes bien aguerris, maniant les armes des deux mains avec la même adresse & tous si excellens tireurs de fronde qu’ils pouvoient attendre un cheveu, sans que la pierre déclinât de cote ni d’autre.

L’armée d’Israel s’étant assemblée & ayant élu ses chefs vint camper devant Gabaa, comptant emporter aisément cette place. Mais les Benjamites étant sortis en bon ordre, l’attaquent, la rompent, la poursuivent avec furie, la terreur les précede & la mort les suit. On voyoit les forts d’Israel en déroute tomber par milliers sous leur epée, & les champs de Rama se couvrir de cadavres, comme les fables d’Elath se couvrent des nuées de sauterelles qu’en vent brûlant apporte & tue en un jour. Vingt-deux mille hommes de l’armée d’Israel périrent dans ce combat: mais leurs freres ne se découragerent point, & se fiant à leur force & à leur grand nombre encore plus qu’a la justice de leur cause, ils vinrent le lendemain se ranger en bataille dans le même lieu.

Toutefois avant que de risquer un nouveau combat, ils etoient montes la veille devant le Seigneur, & pleurant jusqu’au soir en sa présence ils l’avoient consulte sur le sort de cette guerre. Mais il leur dit; allez & combattez; votre devoir dépend-il de l’événement?

[178] Comme ils marchoient donc vers Gabaa, les Benjamites firent une sortie par toutes les portes, & tombant sur eux avec plus de fureur que la veille, ils les désirent, & les poursuivirent avec un tel acharnement, que dix-huit mille hommes de que guerre périrent encore ce jour-la dans l’armée d’Israel. Alors tout le peuple vint derechef se prosterner & pleurer devant le Seigneur, & jeûnant jusqu’au soir, ils offrirent des oblations & des sacrifices.. Dieu d’Abraham, disoient-ils en gémissant, ton peuple, épargné tant de fois dans ta juste colere, périra-t-il pour vouloir ôter le mal de son sein? Puis, s’étant présentes devant l’Arche redoutable, & consultant derechef le Seigneur par la bouche de Phinées fils d’Eléazar, ils lui dirent: marcherons-nous encore contre nos freres, ou laisserons-nous en paix Benjamin? La voix du Tout-Puissant daigna leur répondre: Marchez, & ne vous fiez plus en votre nombre, mais au Seigneur qui donne & ôte le courage comme il lui, plaît: Demain je livrerai Benjamin entre vos mains.

A l’instant ils sentent déjà dans leurs cœurs l’effet de cette promesse. Une valeur froide & sure succédant à leur brutale impétuosité les éclaire & les conduit. Ils s’apprêtent posément au combat, & ne s’y. présentent plus en forcenés, mais en hommes sages & braves qui savent vaincre sans fureur, & mourir sans désespoir. Ils cachent des troupes derrière le coteau de Gabaa, & se rangent en bataille avec le reste de leur armée, ils attirent loin de la ville les Benjamites, qui, sur leurs premiers succès, pleins d’une confiance trompeuse sortent plutôt pour les tuer que pour les combattre; ils poursuivent avec impétuosité l’armée qui cède & recule à dessein devant eux; ils [179] arrivent après elle jusqu’ou se joignent les chemins de Béthel & crient cri s’animant au carnage; ils tombent nous comme les premieres fois. Aveugles, qui dans l’éblouissement d’un vain succès ne voient pas l’Ange de la vengeance qui vole déjà sur leurs rangs, arme du glaive exterminateur.

Cependant le corps de troupes cache derrière le coteau, sort de son embuscade en bon ordre, au nombre de dix mille hommes, & s’étendant autour de la Ville, l’attaque, la force, en passe tous les habitans au fil de l’epée, puis élevant une grande fumée, il donne à l’armée le signal convenu, tandis que le Benjamite acharne, s’excite à poursuivre sa victoire.

Mais les forts d’IsraËl ayant apperçu le signal, firent face à l’ennemi en Baha1-Tamar. Les Benjamites, surpris de voir bataillons d’IsraËl se former, se développer, s’étendre, fondre sur eux, commencèrent à perdre courage, & tournant le dos, ils virent avec effroi les tourbillons de fumée qui leur annonçoient le désastre de Gabaa. Alors frappes de terreur à leur tour, ils connurent que le bras du Seigneur les avoit atteints, & fuyant en déroute vers le désert, ils furent environnes, poursuivis, tues, foules aux pieds; tandis que divers detachemens entrant dans les Villes, y mettoient à mort chacun dans son habitation.

En ce jour de colere & de meurtre, presque toute la Tribu de Benjamin, au nombre de vingt-six mille hommes, périt sous l’epée d’Israel; savoir, dix-huit mille hommes dans leur premiere retraite depuis Menuha jusqu’à l’Est du coteau, cinq [180] mille dans la déroute vers le désert, deux mille qu’on atteignit pris de Guidhon, & le reste dans les places qui furent brûlées, & dont tous les habitans hommes & femmes, jeunes & vieux, grands & petits, jusqu’aux bêtes, furent mis à mort, sans qu’on fit grace à aucun: en sorte que ce beau pays, auparavant si vivant, si peuple, si fertile, & maintenant moissonne par la flamme & par le fer, n’offroit plus qu’une affreuse solitude couverte de cendres & d’ossemens.

Six cents hommes seulement, dernier reste de cette malheureuse Tribu échapperent au glaive d’Israel, & se réfugierent au rocher de Rhimmon, ou ils resterent caches quatre mois, pleurant trop tard le forfait de leurs freres, & la misère ou il les avoit réduits.

Mais les Tribus victorieuses voyant le sang qu’elles avoient verse, sentirent la plaie qu’elles s’etoient faite. Le peuple vint & se rassemblant devant la maison du Dieu fort, éleva autel sur lequel il lui rendit ses hommages, lui offrant des holocaustes & des actions de grâces; puis élevant sa voix, il pleura; il pleura sa victoire après avoir pleure sa défaite, Dieu d’Abraham, s’écrioient-ils dans leur affliction, ah! ou sont tes promesses, & comment ce mal est-il arrive à ton peuple qu’une Tribu soit éteinte en Israel? Malheureux humains qui ne savez ce qui vous est bon, vous avez beau vouloir sanctifier vos passions; elles vous punissent toujours des excès qu’elles vous sont commettre, & c’est en exauçant vos vœux injustes que le Ciel vous les fait expier.

[181]

CHANT QUATRIEME

Après avoir gémi du mal qu’ils avoient fait dans leur colere, les enfans d’Israel y chercheront quelque remede qui put rétablir en son entier la race de Jacob mutilée. Emus de compassion pour les six cents hommes réfugies au rocher de Rhimmon, ils dirent; que serons-nous pour conserver ce dernier & précieux reste d’une de nos Tribus presque éteinte? Car ils avoient jure par le Seigneur, disant; si jamais aucun d’entre nous donne sa fille au fils d’in enfant de Jemini & mêle son sang au sang de Benjamin. Alors pour éluder un ferment si cruel, méditant de nouveaux carnages, ils firent le dénombrement de l’armée, pour voir si, malgré l’engagement solemnel, quelqu’un d’eux avoit manque de s’y rendre, & il ne s’y trouva nul des habitans de Jabés de Galaad. Cette branche des enfans de Manassé, regardant moins à la punition du crime qu’a l’effusion du sang fraternel, s’etoit refusée à des vengeances plus atroces que le forfait, sans considérer que le parjure & la désertion de la cause commune sont pires que la cruauté. Hélas! La mort, la mort barbare fut le prix de leur injuste pitié. Dix mille hommes détaches de l’armée d’Israel reçurent & exécuterent cet ordre effroyable; Allez, exterminez Jabès de Galaad & tous ses habitans, hommes, femmes, enfans, excepte les seules filles vierges que vous amènerez au camp, afin qu’elles soient données en mariage aux enfans de Benjamin. Ainsi pour réparer la désolation de tant et meurtres, ce peuple farouche [182] en commit de plus grands; semblable en sa furie à ces globes de fer lances par nos machines embrasées, lesquels, tombes à terre après leur premier effet, se relèvent avec une impétuosité nouvelle, & dans leurs bonds inattendus, renversent & détruisent des rangs entiers.

Pendant cette exécution funeste, Israel envoya des paroles de paix aux six cents de Benjamin réfugies au rocher de Rhimmon; & ils revinrent parmi leurs freres. Leur retour ne fut point un retour de joie: ils avoient la contenance abattue & les yeux baisses; la honte & le remords couvroient leurs visages & tout Israel consterne, pouffa des lamentations en voyant ces tristes restes d’une de ses Tribus bénites, de laquelle Jacob avoit dit: «Benjamin est un loup dévorant; au matin il déchirera sa proie, & le soir il partagera le butin.»

Après que les dix mille hommes envoyés à Jabès furent de retour, & qu’on eut dénombre les filles qu’ils amenoient, il ne s’en trouva que quatre cents, & on les donna à autant de Benjamites, comme une proie qu’on venoit de ravir pour eux. Quelles noces pour de jeunes vierges timides, dont on vient d’égorger les freres, les peres, les meres devant leurs yeux, & qui reçoivent des liens d’attachement & d’amour par des mains dégoûtantes du sang de leurs proches! Sexe toujours esclave ou tyran, que l’homme opprime ou qu’il adore, & qu’il ne peut pourtant rendre heureux ni l’être, qu’en le laissant égal à lui.

Malgré ce terrible expédient, il restoit deux cents hommes à pourvoir, & ce peuple, cruel dans sa pitié même & à qui le sang de ses freres coûtoit si peu, songeoit peut-être à [183] faire pour eux de nouvelles veuves, lorsqu’un vieillard de Lébona parlant aux anciens leur dit: hommes Israélites, ecoutez l’avis d’un de vos freres. Quand vos mains se lasseront-elles du meurtre des innocens? Voici les jours de la solemnité de l’Eternel en Silo. Dites ainsi aux enfans de Benjamin: Allez, & mettez des embûches aux vignes: puis quand vous verrez que les filles de Silo sortiront pour danser avec des flûtes, alors vous les envelopperez, & ravissant chacun sa femme, vous retournerez vous établir avec elles au pays de Benjamin.

Et quand les peres ou les freres des jeunes filles viendront se plaindre à nous, nous leur dirons; ayez pitié d’eux pour l’amour de nous & de vous-mêmes qui êtes leur freres; puisque n’ayant pu les pourvoir après cette guerre & ne pouvant leur donner nos filles contre le ferment, nous serons coupables de leur perte si nous les laissons périr sans descendans.

Les enfans donc de Benjamin firent ainsi qu’il leur fut dit, & lorsque les jeunes filles sortirent de Silo pour danser, ils s’élancerent & les environnerent. La craintive troupe fuit, se disperse; la terreur succède à leur innocente gâité; chacune appelle à grands cris ses compagnes, & court de toutes ses forces. Les ceps déchirent leurs voiles, la terre est jonchée de leurs parures, la course anime leur teint & l’ardeur des ravisseurs. Jeunes beautés ou courez-vous? En fuyant l’oppresseur qui vous tombez dans des bras qui vous enchaînent. Chacun ravit la sienne, & s’efforçant: de l’appaiser l’effraye encore plus car ses carresses qui par sa violence. Au tumulte qui s’éleve, aux cris qui se sont entendre au loin tout le peule accourt; les peres & meres écartent [184] la foule & veulent dégager leurs files; les ravisseurs autorises défendent leur proie; enfin les anciens font entendre leur voix, & le peuple, ému de compassion pour les Benjamites s’intéresse en leur faveur.

Mais les peres, indignes de l’ouvrage fait à leurs filles, ne cessoient point leurs clameurs. Quoi! s’écrioient-ils avec véhémence, des files d’IsraËl seront-elles asservies & traitées en esclaves sous les yeux du Seigneur? Benjamin nous sera-t-il comme le Moabite & l’Idumeen? Ou est la liberté du peuple de Dieu? Partagée entre la justice & la pitié, l’assemblée prononce enfin que les captives seront remises en liberté & décideront elles-mêmes de leur fort. Les ravisseurs forces de céder à ce jugement les relâchent à regret, & tachent de substituer à la force des moyens plus puissans sur leurs jeunes cœurs. Aussi-tôt elles s’échappent & fuient toutes ensemble; ils les suivent, leur tendent les bras, & leur crient; filles de Silo, ferez-vous plus heureuses avec d’autres? Les restes de Benjamin sont-ils indignes de vous fléchir? Mais plusieurs d’entr’elles, déjà liées par des attachemens secrets palpitoient d’aise d’échapper à leurs ravisseurs. Axa, la tendre Axa parmi les autres, en s’élançant dans les bras de sa mere qu’elle voit accourir, jette furtivement les yeux sur le jeune Elmacin auquel elle etoit promise, & qui venoit plein de douleur & de rage la dégager au prix de son sang. Elmacin la revoit, tend les bras, s’écrie & ne peut parler; la course & l’émotion l’ont mis hors d’haleine. Le Benjamite apperçoit ce transport, ce coup-d’oeil; il devine tout, il gémit & prêt à se retirer il voit arriver le Pere d’Axa.

[185] C’etoit le même vieillard auteur du conseil donne aux Benjamites. Il avoir choisi lui-même Elmacin pour son gendre; mais sa probité l’avoir empêche d’avertir sa fille du risque auquel il exposoit celles d’autrui.

Il arrive, & la prenant par la main: Axa, lui dit-il, tu connois mon cœur; j’aime Elmacin, il eut été la consolation de mes vieux jours: mais le salut de ton peuple & l’honneur de ton pere doivent l’emporter sur lui. Fais ton devoir ma fille, & sauve; toi de l’opprobre parmi mes freres; car j’ai conseille tout ce qui s’est fait. Axa baisse 1a tête & soupire sans répondre; mais enfin levant les yeux, elle rencontre ceux de son vénérable pere. Ils ont plus dit que sa bouche: elle prend son parti. Sa voix foible à tremblante prononce à peine dans un foible & dernier adieu le nom d’Elmacin qu’elle n’ose regarder, & se retournant à l’instant demi-morte, elle tombe dans les bras du Benjamite.

Un bruit s’excite dans l’assemblée. Mais Elmacin s’avance & fait figue de la main. Puis élevant la voix: écoute, ô Axa, lui dit-il, mon vœu solemnel. Puisque je ne puis être à toi, je ne serai jamais à nulle autre: le seul souvenir de nos jeunes ans que l’innocence & l’amour ont embellis me suffit. Jamais le fer n’a passe sur ma tête, jamais le vin n’a mouille mes levres, mon corps est aussi pur que mon cœur: Prêtres du Dieu vivant, je me voue à son service; recevez le azuréen du Seigneur.

Aussi-tôt, comme par une inspiration subite, toutes les filles entraînées par l’exemple d’Axa imitent son sacrifice, & renonçant à leurs premieres amours se livrent aux Benjamites [186] qui les suivoient. A ce touchant aspect il s’éleve un cri de joie au milieu du Peuple. Vierges d’Ephraim, par vous Benjamin va renaître. Béni soit le Dieu de nos peres: il est encore des vertus en Israel,

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES
A SARA

[1757, fin, revu en 1762-1765; Bibliothèque de Neuchâtel, mss. R. 8a, R. 9b; Oeuvres posthumes, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. II, pp. 1290-1298. ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 187-198.]

[185]

LETTRES
A SARA

Jam nec animi credula mutui.

Hor.

[188]

AVERTISSEMENT

On comprendra sans peine comment une espece de défi pu faire écrire ces quatre Lettres. On demandoit si Amant d’un demi-siecle pouvoit ne pas faire rire. II semblé qu’on pouvoit se laisser surprendre à tout âge, qu’un Barbon pouvoit même écrire jusqu’à quatre Lettres d’Amour, & intéresser encore les honnêtes gens, mais qu’il ne pouvoit aller jusqu’à six sans se déshonorer, je n’ai pas besoin de dire ici mes raisons, on peut les sentir en lisant ces Lettres; après leur lecture on en jugera.

[189]

LETTRES
A SARA

PREMIERE LETTRE

Tu lis dans mon cœur, jeune Sara; tu m’as pénétré, je le sens. Cent fois le jour ton œil curieux vient épier l’effet de ces charmes. A ton air satisfait, à tes cruelles bontés, à tes méprisantes agaceries, je vois que tu jouis en secret de ma misere; tu t’applaudis avec un souris moqueur du désespoir où tu plonges un malheureux, pour qui l’amour n’est plus qu’un opprobre. Tu te trompes, Sara, je suis à plaindre, mais je ne suis point à railler: je ne suis point digne de mépris, mais de pitié, pour que je ne m’en impose ni sur ma figure ni sur mon âge, qu’en aimant je me sens indigne de plaire, & que la fatale illusion qui m’égare, m’empêche de te voir telle que tu es sans m’empêcher de me voir tel que je suis. Tu peux m’abuser sur tout, hormis sur moi-même: tu peux me persuader tout au monde, excepté que tu puisses partager mes feux insensés. C’est le pire de mes supplices de me voir comme tu me vois; tes trompeuses caresses ne font pour moi qu’une humiliation de plus, & j’aime avec la certitude affreuse de ne pouvoir être aimé.

Sois donc contente. Hé bien, oui, je t’adore; oui je brûle pour toi de la plus cruelle des passions. Mais tente, si tu l’oses, [190] de m’enchaîner à ton char comme un soupirant à cheveux comme un amant barbon qui veut faire l’agréable, &, dans son extravagant délire, s’imagine avoir des droits sur un jeune objet. Tu n’auras pas cette gloire; Ô Sara, ne t’en flatte pas; tu ne me verras point à tes pieds vouloir t’amuser avec le jargon de la galanterie, ou t’attendrir avec des propos langoureux. Tu peux m’arracher des pleurs, mais ils sont moins d’amour que de rage. Ris, si tu veux, de ma foiblesse; tu ne riras pas, au moins, de ma crédulité.

Je te parle avec emportement de ma passion, parce que l’humiliation est toujours cruelle, & que le dédain est dur à supporter: mais ma passion, toute folle qu’elle est, n’est point emportée; elle est à la fois vive & douce comme toi. Prive de tout espoir, je suis mort au bonheur & ne vis que de ta vie. Tes plaisirs sont mes seuls plaisirs; je ne puis avoir d’autres jouissances que les tiennes, ni former d’autres vœux que tes vœux. J’aimerois mon Rival même si tu l’aimois; si tu ne l’aimois pas, je voudrois qu’il pût mériter ton amour; qu’il eût mon cœur pour t’aimer plus dignement & te rendre plus heureuse. C’est le seul desir permis à quiconque ose aimer sans être aimable. Aime & sois aimée, Ô Sara. Vis contente, je mourrai content.

[191]

SECONDE LETTRE

Puisque je vous ai écrit, je veux vous écrire encore. Ma premiere faute en attire une autre; mais je saurai m’arrêter, soyez-en sure; & c’est la maniere dont vous m’avez traité durant mon délire, qui décidera de mes sentimens à votre égard quand j’en serai revenu. Vous avez beau feindre de n’avoir pas lu ma lettre; vous mentez, je le sais, vous l’avez lue. Oui, vous mentez sans me rien dire, par l’air égal avec lequel vous croyez m’en imposer: si vous êtes la même qu’auparavant, c’est parce que vous avez été toujours fausse, & la simplicité que vous affectez avec moi, me prouve que vous n’en avez jamais eu. Vous ne dissimulez ma folie que pour l’augmenter; vous n’êtes pas contente que je vous écrive si vous ne me voyez encore à vos pieds: vous voulez me rendre aussi ridicule que je peux l’être; vous voulez me donner en spectacle à vous-même, peut-être d’autres, & vous ne vous croyez pas assez triomphante, si je ne suis déshonoré.

Je vois tout cela, fille artificieuse, dans cette feinte modestie par laquelle vous espérez m’en imposer, dans cette feinte égalité par laquelle vous semblez vouloir me tenter d’oublier ma faute, en paroissant vous-même n’en rien savoir. Encore une fois, vous avez lu ma lettre; je le sais, je l’ai vu. Je vous ai vu, quand j’entrois dans votre chambre, poser précipitamment le livre où je l’avois mise; je vous ai vu rougir & marquer un moment de trouble. Trouble séducteur & cruel qui peut-être [192] est encore un de vos pieges, & qui m’a fait plus de mal que tous vos regards. Que devins-je à cet aspect qui m’agite encore? Cent fois en un instant, prêt à me précipiter aux pieds de l’orgueilleuse, que de combats, que d’efforts pour me retenir! Je sortis pourtant, je sortis palpitant de joie d’echapper à l’indigne bassesse que j’allois faire. Ce seul moment me venge de tes outrages. Sois moins fiere, Ô Sara, d’un penchant que je peux vaincre, puisqu’une fois en ma vie j’ai déjà triomphe de toi.

Infortuné! J’impute à ta vanité des fictions de mon amour-propre. Que n’ai-je le bonheur de pouvoir croire que tu t’occupes de moi, ne fût-ce que pour me tyranniser! Mais daigner tyranniser un amant grison, seroit lui faire trop d’honneur encore. Non, tu n’as point d’autre art que ton indifférence; ton dédain fait toute ta coquetterie, tu me désoles sans songe à moi. Je suis malheureux jusqu’à ne pouvoir t’occuper au moins de mes ridicules, & tu méprises ma folie jusqu’à ne daigner pas même t’en moquer. Tu as lu ma lettre, & tu l’as oubliée; tu ne m’as point parlé de mes maux, parce que tu songeois plus. Quoi! je suis donc nul pour toi? Mes fureurs, mes tourmens, loin d’exciter ta pitié, n’excitent pas même ton attention? Ah! où est cette douceur que tes yeux promettent? où est ce sentiment si tendre qui paroît les animer?......... Barbare!...... insensible à mon état tu dois l’être à tout sentiment honnête. Ta figure promet une ame; elle ment, tu n’as que de la férocité...... Ah Sara! j’aurois attendu de ton bon cœur quelque consolation dans ma misere.

[193]

TROISIEME LETTRE

Enfin, rien ne manque plus à ma honte., & je suis aussi humilie que tu l’as voulu. Voilà donc à quoi ont abouti mon dépit, mes combats, mes résolutions, ma constance? Je serois moins avili si j’avois moins résisté. Qui, moi! j’ai fait l’amour en jeune-homme? J’ai passé deux heures aux genoux d’un enfant? j’ai versé sur ses mains des torrens de larmes? j’ai souffert qu’elle me consolât, qù’elle me plaignit, qu’elle essuyât mes yeux ternis par les ans? j’ai reçu d’elle des leçons de raisons, de courage? j’ai bien profité de ma longue expérience & de mes tristes réflexions! Combien de fois j’ai rougi d’avoir été à vingt ans ce que je redeviens à cinquante! Ah, je n’ai donc vécu que pour me déshonorer! Si du moins un vrai repentir me ramenoit à des sentimens plus honnêtes: mais non je me complais malgré moi dans ceux que tu m’inspires, dans le délire ou tu me plonges, dans l’abaissement où tu m’as réduit. Quand je m’imagine à mon âge à genoux devant toi, tout mon cœur se souleve & s’irrite; mais il s’oublie & se perd dans les ravissemens que j’y ai sentis. Ah! je ne me voyois pas alors; je ne voyois que toi, fille adorée: tes charmes, tes sentimens, tes discours remplissoient, formoient tout mon être: j’étois jeune de ta jeunesse, sage de ta raison, vertueux de ta vertu. Pouvois-je mépriser celui que tu honorois de ton estime? Pouvois-je hair celui que tu daignois appeller ton ami? Hélas! cette tendresse de pere que tu me demandois d’un ton [194] si touchant, ce nom de fille que tu voulois recevoir de moi me faisoient bientôt rentrer en moi-même: tes propos si tendres, tes caresses si pures m’enchantoient & me déchiroient, des pleurs d’amour & de rage couloient de mes yeux. Je sentons que je n’étois heureux que par ma misere, & que si j’eusse été plus digne de plaire, je n’aurois pas été si bien traité.

N’importe. J’ai pu porter l’attendrissement dans ton cœur. La pitié le ferme à l’amour, je le sais, mais elle en a pour moi tous les charmes: Quoi! j’ai vu s’humecter pour moi tes beaux yeux? j’ai senti tomber sur ma joue une de tes larmes? O cette larme, quel embrasement dévorant elle a cause! & je ne serois pas le plus heureux des hommes? Ah, combien je le suis au-dessus de ma plus orgueilleuse attente!

Oui, que ces deux heures reviennent sans cesse, qu’elles remplissent de leur retour on de leur souvenir le reste de ma vie. Eh qu’a-t-elle eu de comparable à ce que j’ai senti dans cette attitude? J’étois humilié, j’étois insensé, j’étois ridicule; mais j’étois heureux, & j’ai goûté dans ce court espace plus de plaisirs que je n’en eus dans tout le cours de mes ans. Oui, Sara, oui, charmante Sara, j’ai perdu tout repentir, toute honte; je ne me souviens plus de moi; je ne sens que le feu qui me dévore; je puis dans tes fers braver les huées du monde entier. Que m’importe ce que je peux paroître aux autres? J’ai pour toi le cœur d’un jeune-homme, & cela me suffit. L’hiver a beau couvrir, l’Etna de ses glaces, son sein n’est pas moins embrase.

[195]

QUATRIEME LETTRE

Quoi! C’étoit vous que je redoutois; c’étoit vous que je rougissois d’aimer? O Sara, fille adorable, ame plus belle que ta figure! si je m’estime désormais quelque chose, c’est d’avoir un coeur fait pour sentir tout ton prix. Oui, sans doute, je rougis de l’amour que j’avois pour toi, mais c’est parce qu’il étoit trop rampant, trop languissant, trop foible, trop peu digne de son objet. Il y a six mois que mes yeux & mon coeur devorent tes charmes, il y a six mois que tu m’occupes seule & que je ne vis que pour toi: mais ce n’est que d’hier que j’ai appris à t’aimer. Tandis que tu me parlois & que des discours dignes du Ciel sortoient de ta bouche, je croyois voir changer tes traits, ton air, ton port, ta figure; je ne sais quel feu surnaturel luisoit dans tes yeux, des rayons de lumiere sembloient t’entourer. Ah Sara! Si réellement tu n’es pas une mortelle, si tu es l’Ange envoyé du Ciel pour ramener un coeur qui s’égare, dis-le moi; peut-être il est tems encore. Ne laisse plus profaner ton image par des desirs formés malgré moi. Hélas! si je m’abufe dans mes vœux, dans mes transports, dans mes téméraires hommages, guéris-moi d’une erreur qui t’offense, apprends-moi comment il faut t’adorer.

Vous m’avez subjugué, Sara, de toutes les manieres, & si vous me faites aimer ma folie, vous me la faites cruellement sentir. Quand je compare votre conduite à la mienne, je trouve un sage dans une jeune fille, & je ne sens en moi [196] qu’un vieux enfant. Votre douceur, si pleine de dignité, de raison, de bienséance, m’a dit tout ce que ne m’eût pas dit un accueil plus sévere; elle m’a fait plus rougir de moi que n’eussent fait vos reproches; & l’accent un peu plus grave que vous avez mis hier dans vos discours m’a fait aisément connoître que je n’aurais pas dû vous exposer à me les tenir deux fois. Je vous entends, Sara, & j’espere vous prouver aussi que si je ne suis pas digne de vous plaire par mon amour, je le suis par les sentimens qui l’accompagnent. Mon égarement sera aussi court qu’il a été grand, vous me l’avez montre, cela suffit; j’en saurai sortir, soyez-en sûre: quelque aliéné que je puisse être, si j’en avoir vu toute l’étendue, jamais je n’aurois fait le premier pas. Quand je méritois des censures vous ne m’avez donné que des avis, & vous avez bien voulu ne me voir que foible lorsque j’étois criminel. Ce que vous ne m’avez pas dit, je sais me le dire; je sais donner à ma conduite auprès de vous le nom que vous ne lui avez pas donné & si j’ai pu faire une bassesse sans la connoître, je vous serai voir que je ne porte point un coeur bas. Sans doute c’est moins mon âge que le vôtre qui me rend coupable. Mon mépris pour moi m’empêchoit de voir toute l’indignité de ma démarche. Trente ans de différence ne me montroient que ma honte & me cachoient vos dangers. Hélas! quels dangers? Je n’étois pas allez vain pour en supposer: je n’imaginois pas pouvoir tendre un piege à votre innocence, & si vous eussiez été moins vertueuse, j’étois un suborneur sans en rien savoir.

0 Sara! ta vertu est à des épreuves plus dangereuses, & [197] tes charmes ont mieux à choisir. Mais mon devoir ne dépend ni de ta vertu, ni de tes charmes, sa voix me parle & je le suivrai. Qu’un éternel oubli ne peut-il te cacher mes erreurs! Que ne les puis-je oublier moi-même! Mais non, je le sens, j’en ai pour la vie, & le trait s’enfonce par mes efforts pour l’arracher. C’est mon sort de brûler jusqu’à mon dernier soupir d’un feu que rien ne peut éteindre, et auquel chaque jour ôte un degré d’espérance & en ajoute un de raison. Voilà ce qui ne dépend pas de moi; mais voici, Sara, ce qui en dépend. Je vous donne ma foi d’homme qui ne la faussa jamais, que je ne vous reparlerai de mes jours de cette passion ridicule & malheureuse que j’ai pu peut-être empêcher de naître, mais que je ne puis plus étouffer. Quand je dis que je ne vous en parlerai pas, j’entends que rien en moi ne vous dira ce que je dois taire. J’impose à mes yeux le même silence qu’à ma bouche: mais de grace imposez aux vôtres de ne plus venir m`arracher ce triste secret. Je suis à l’épreuve de tout, hors de vos regards: vous savez trop combien il vous est aise de me rendre parjure. Un triomphe si sûr pour vous & si flétrissant pour moi pourroit-il flatter votre belle ame? Non, divine Sara, ne profane pas le temple où tu es adorée, & laisse au moins quelque vertu dans ce coeur à qui tu as tout ôte.

Je ne puis ni ne veux reprendre le malheureux secret qui m’est échappé; il est trop tard, il faut qu’il vous reste, & il est si peu intéressant pour vous qu’il seroit bientôt oublié si l’aveu ne s’en renouvelloit sans cesse. Ah! je serois trop à plaindre dans ma misere si jamais je ne pouvois me dire que vous la [198] plaignez, & vous devez d’autant plus la plaindre que vous n’aurez jamais à m’en consoler. Vous me verrez toujours tel que je dois être, mais connoissez-moi toujours tel que je suis: vous n’aurez plus à censurer mes discours, mais souffrez mes lettres; c’est tout ce que je vous demande. Je n’approcherai de vous que comme d’une Divinité devant laquelle on impose silence à les passions, Vos vertus suspendront l’effet de vos charmes; votre présence purifiera mon coeur; je ne craindrai point d’être un séducteur en ne vous disant rien qu’il ne vous convienne d’entendre; je cesserai de me croire ridicule quand vous ne me verrez jamais tel; & je voudrai n’être plus coupable, quand je ne pourrai l’être que loin de vous.

Mes Lettres? Non. Je ne dois pas même desirer de vous écrire, & vous ne devez le souffrir jamais. Je vous estimerois moins si vous en étiez capable. Sara, je te donne cette art pour t’en servir contre moi. Tu peux être dépositaire de mon fatal secret, tu n’en peux être la confidente. C’est assez pour moi que tu le saches, ce seroit trop pour toi de l’entendre répéter. Je me tairai: qu’aurois-je de plus à te dire? Bannis-moi, méprise-moi désormais, si tu revois jamais ton amant dans l’ami que tu t’es choisi. Sans pouvoir te fuir, je te dis adieu pour la vie. Ce sacrifice étoit le dernier qui me restoit à te faire. C’étoit le seul qui fût digne de tes vertus & de mon coeur.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LA REINE FANTASQUE,
CONTE

[ca. 1754; Bibliothèque Publique de Neuchâtel ms. R. 37; 15 juin, 1758 Journal encyclopédique (extraits); Oeuvres de Jean Jaques Rousseau, Amsterdam, 1769; le Pléiade édition, t. II, pp. 1177-1192. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. VII, pp.199-220.]

[201]

LA REINE FANTASQUE, CONTE.

Il y avoit autrefois un Roi qui aimoit son peuple...... Cela commence comme un conte de Fée, interrompit le Druide? C’en est un aussi, répondit Jalamir. Il y avoit donc un Roi qui aimoit son peuple, & qui, par conséquent, en étoit adoré. Il avoit fait tous ses efforts pour trouver des Ministres aussi bien intentionnés que lui; mais ayant enfin reconnu la folie d’une pareille recherche, il avoit pris le parti de faire par lui-même toutes les choses qu’il pouvoit dérober à leur mal-faisante activité. Comme il étoit fort entêté du bizarre projet de rendre ses sujets heureux, il agissoit en conséquence, & une conduite si singuliere lui donnoit parmi les Grands un ridicule ineffaçable. Le peuple le bénissoit, mais à la Cour il passoit pour un fou. A cela près, il ne manquoit pas de mérite; aussi s’appelloit-il Phénix.

Si ce Prince étoit extraordinaire, il avoit une femme qui l’étoit moins. Vive, étourdie, capricieuse, folle par la tête, sage par le cœur, bonne par tempérament, méchante par caprice; voilà en quatre mots le portroit de la Reine. Fantasque étoit son nom: nom célèbre qu’elle avoit reçu de ses ancêtres en ligne féminine, & dont elle soutenoit dignement l’honneur. Cette personne si illustre & si raisonnable, étoit le charme & le [202] supplice de son cher époux, car elle l’aimoit aussi fort sincérement, peut-être à cause de la facilité qu’elle avoit à le tourmenter. Malgré l’amour réciproque qui régnoit entre eux, ils passerent plusieurs années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur union. Le Roi en étoit pénétré de chagrin, & la Reine s’en mettoit dans des impatiences dont ce bon Prince ne se ressentoit pas tout seul: elle s’en prenoit à tout le monde, de ce qu’elle n’avoit point d’enfans; il n’y avoit pas un courtisan à qui elle ne demandât étourdiment quelque secret pour en avoir, & qu’elle ne rendît responsable du mauvais succès.

Les médecins ne furent point oubliés; car la Reine avoit pour eux une docilité peu commune, & ils n’ordonnoient pas une drogue qu’elle ne fît préparer très-soigneusement, pour avoir le plaisir de la leur jetter au nez, à l’instant qu’il faloit prendre. Les Derviches eurent leur tour; il falut recourir aux neuvaines, aux vœux, sur-tout aux offrandes; & malheur aux desservans des Temples où Sa Majesté alloit en pélerinage: elle fourrageoit tout, & sous prétexte d’aller respirer un air prolifique, elle ne manquoit jamais de mettre sens dessus-dessous toutes les cellules des Moines. Elle portoit aussi leurs reliques, & s’affubloit alternativement de tous leurs différens équipages: tantôt c’étoit un cordon blanc, tantôt une ceinture de cuir, tantôt un capuchon, tantôt un scapulaire; il n’y avoit sorte de mascarade monastique dont sa dévotion ne s’avisât; & comme elle avoit un petit air éveillé qui la rendoit charmante sous tous ses déguisemens, elle n’en quittoit aucun sans avoir eu soin de s’y faire peindre.

Enfin à force de dévotions si bien faites, à force de [203] médecines si sagement employées, le ciel & la terre exaucèrent les vœux de la Reine; elle devint grosse au moment qu’on commençoit à en désespérer. Je laisse à deviner la joie du Roi & celle du peuple. Pour la sienne, elle alla, comme toutes ses passions jusqu’à l’extravagance: dans ses transports, elle cassoit & brisoit tout; elle embrassoit indifféremment tout ce qu’elle rencontroit, hommes, femmes, courtisans, valets; c’étoit risquer de se faire étouffer que se trouver sur son passage. Elle ne connoissoit point, disoit-elle, de ravissement pareil à celui d’avoir un enfant à qui elle pût donner le fouet tout à son aise, dans ses momens de mauvaise humeur.

Comme la grossesse de la Reine avoit été long-tems inutilement attendue, elle passoit pour un de ces événemens extraordinaires, dont tout le monde veut avoir l’honneur. Les médecins l’attribuoient à leurs drogues, les moines à leurs reliques, le peuple à ses prières, & le Roi à son amour. Chacun s’intéressoit à l’enfant qui devoit naître comme si c’eût été le sien, & tous faisoient des vœux sinceres pour l’heureuse naissance du Prince, car on en vouloit un; & le peuple, les Grands & le Roi réunissoient leurs desirs sur ce point. La Reine trouva fort mauvais qu’on s’avisât de lui prescrire de qui elle devoit accoucher, & déclara qu’elle prétendoit avoir une fille; ajoutant qu’il lui paroissoit assez singulier que quelqu’un osât lui disputer le droit de disposer d’un bien qui n’appartenoit incontestablement qu’à elle seule.

Phénix voulut en vain lui faire entendre raison; elle lui dit nettement que ce n’étoient point-là ses affaires, & s’enferma dans son cabinet pour bouder; occupation chérie à laquelle [204] elle employoit régulièrement au moins six mais de l’année. Je dis six mais, non de suite; c’eût été autant de repos pour son mari, mais pris dans des intervalles propres à le chagriner.

Le Roi comprenoit fort bien que les caprices de la mère ne détermineroient pas le sexe de l’enfant; mais il étoit au désespoir qu’elle donnât ainsi ses travers en spectacle à toute la Cour. Il eût sacrifié tout au monde pour que l’estime universelle eût justifié l’amour qu’il avoit pour elle, & le bruit qu’il fit mal-à-propos en cette occasion ne fut pas la seule folie que lui eût fait faire le ridicule espoir de rendre sa femme raisonnable.

Ne sachant plus à quel Saint se vouer, il eut recours à la Fée Discrète son amie, & la protectrice de son royaume. La Fée lui conseilla de prendre les voies de la douceur, c’est-à-dire de demander excuse à la Reine. Le seul but, lui dit-elle, de toutes les fantaisies des femmes est de désorienter un peu la morgue masculine, & d’accoutumer les hommes à l’obéissance qui leur convient. Le meilleur moyen que vous ayez de guérir les extravagances de votre femme, est d’extravaguer avec elle. Dès le moment que vous cesserez de contrarier ses caprices, assurez-vous qu’elle cessera d’en avoir, & qu’elle n’attend pour devenir sage, que de vous avoir rendu bien complétement fou. Faites donc les choses de bonne grâce, & tâchez de céder en cette occasion, pour obtenir tout ce que vous voudrez dans une autre. Le Roi crut la Fée, & pour se conformer à son avis, s’étant rendu au cercle de la Reine, il la prit à part, lui dit tout bas qu’il étoit fâché d’avoir contesté contre elle mal-à-propos, & qu’il tâcheroit de la dédommager à l’avenir par [205] sa complaisance de l’humeur qu’il pouvoit avoir mise dans ses discours, en disputant impoliment contre elle.

Fantasque qui craignit que la douceur de Phénix ne la couvrît seule de tout le ridicule de cette affaire, se hâta de lui répondre que sous cette excuse ironique elle voyoit encore plus d’orgueil que dans les disputes précédentes, mais que puisque les torts d’un mari n’autorisoient point ceux d’une femme elle se hâtoit de céder en cette occasion comme elle avoit toujours fait: Mon prince & mon époux, ajouta-t-elle tout haut, m’ordonne d’accoucher d’un garçon & je sois trop bien mon devoir pour manquer d’obéir. Je n’ignore pas que quand sa Majesté m’honore des marques de sa tendresse, c’est moins pour l’amour de moi que pour celui de son Peuple, dont l’intérêt ne l’occupe guère moins la nuit que le jour; je dois imiter un si noble désintéressement, & je vois demander au Divan un mémoire instructif du nombre & du sexe des enfans qui conviennent à la famille Royale; mémoire important au bonheur de l’Etat & sur lequel toute Reine doit apprendre à régler sa conduite pendant la nuit.

Ce beau soliloque fut écouté de tout le cercle avec beaucoup d’attention & je vous laisse à penser combien d’éclats de rire furent assez maladroitement étouffés. Ah! dit tristement le Roi en sortant & haussant les épaules; je vois bien que quand on a une femme folle on ne peut éviter d’être un sot.

La Fée Discrète dont le sexe & le nom contrastoient quelques fois plaisamment dans son caractère, trouva cette querelle si réjouissante qu’elle résolut de s’en amuser jusqu’au bout. [206] Elle dit publiquement au Roi qu’elle avoit consulté les Comètes qui prédisent à la naissance des Princes, & qu’elle pouvoit lui répondre que l’Enfant qui naîtroit de lui seroit un garçon; mais en secret elle assura la Reine qu’elle auroit une fille.

Cet avis rendit tout-à-coup Fantasque aussi raisonnable qu’elle avoit été capricieuse jusqu’àlors. Ce fut avec une douceur & une complaisance infinies qu’elle prit toutes les mesures possibles pour désoler le Roi & toute la Cour. Elle se hâta de faire faire une layette des plus superbes, affectant de la rendre si propre à un garçon qu’elle devînt ridicule à une fille; il falut dans ce dessein changer plusieurs modes; mais tout cela ne lui coûtoit rien. Elle fit préparer un beau collier de l’ordre tout brillant de pierreries, & voulut absolument que le Roi nommât d’avance le Gouverneur & le Précepteur du jeune Prince.

Si-tôt qu’elle fut sûre d’avoir une fille elle ne parla que de son fils, & n’omit aucune des précautions inutiles qui pouvoient faire oublier celles qu’on auroit dû prendre. Elle rioit aux éclats en se peignant la contenance étonnée & bête qu’auroient les Grands & les Magistrats qui devoient orner ses couches de leur présence. Il me semble, disoit-elle à la Fée, voir d’un c ôté notre vénérable Chancelier arborer de grandes lunettes pour vérifier le sexe de l’enfant, & de l’autre sa sacrée Majesté baisser les yeux, & dire en balbutiant: je croyois...... la Fée m’avoit pourtant dit...... Messieurs, ce n’est pas ma faute; & d’autres apophtegmes aussi spirituels recueillis par les savans de la Cour & bien tôt portés jusqu’aux extrémités des Indes.

[207] Elle se représentoit avec un plaisir malin le désordre & la confusion que ce merveilleux événement alloit jetter dans toute l’assemblée. Elle se figuroit d’avance les disputes, l’agitation de toutes les Dames du Palois pour réclamer, ajuster, concilier en ce moment imprévu les droits de leurs importantes charges, & toute la Cour en mouvement pour un béguin.

Ce fut aussi dans cette occasion qu’elle inventa le décent & spirituel usage de faire haranguer par les Magistrats en robe, le Prince nouveau-né. Phénix voulut lui représenter que c’étoit avilir la Magistrature à pure perte & jetter un comique extravagant sur tout le cérémonial de la Cour, que d’aller en grand appareil étaler du phébus à un petit Marmot avant qu’il le pût entendre, ou du moins y répondre.

Eh tant mieux! reprit vivement la Reine, tant mieux pour votre fils! Ne seroit-il pas trop heureux que toutes les bêtises qu’ils ont à lui dire fussent épuisées avant qu’il les entendît, & voudriez-vous qu’on lui gardât pour l’âge de raison des discours propres à le rendre fou? Pour Dieu laissez-les haranguer tout leur bien-aise, tandis qu’on est sûr qu’il n’y comprend rien & qu’il en a l’ennui de moins: vous devez savoir de reste qu’on n’en est pas toujours quitte à si bon marché. Il en falut passer par-là, & de l’ordre exprès de sa Majesté les Présidens du Sénat & des Académies commencèrent à composer, étudier, raturer, & feuilleter leur Vaumorière & leur Démosthène pour apprendre à parler à un Embryon.

Enfin le moment critique arriva. La Reine sentit les [208] premières douleurs avec des transports de joie dont on ne s’avise gueres en pareille occasion. Elle se plaignoit de si bonne grâce & pleuroit d’un air si riant qu’on eût cru que le plus grand de ses plaisirs étoit celui d’accoucher.

Aussi-tôt ce fut dans tout le Palois une rumeur épouvantable. Les uns couroient chercher le Roi, d’autres les Princes, d’autres les Ministres, d’autres le Sénat, le plus grand nombre & les plus pressés alloient pour aller & roulant leur tonneau comme Diogène avoient pour toute affaire de se donner un air affairé. Dans l’empressement de rassembler tant de gens nécessaires, la dernière personne à qui l’on songea fut l’accoucheur, & le Roi que son trouble mettoit hors de lui ayant demandé par mégarde une sage-femme, cette inadvertance excita parmi les Dames du Palois des ris immodérés qui joints à la bonne humeur de la Reine, firent l’accouchement le plus gai dont on eut jamais entendu parler.

Quoique Fantasque eût gardé de son mieux le secret de la Fée, il n’avoit pas laissé de transpirer parmi les femmes de sa maison, & celles-ci le gardèrent si soigneusement elles-mêmes, que le bruit fut plus de trois jours à s’en répandre par toute la Ville, de sorte qu’il n’y avoit depuis long-tems que le Roi seul qui n’en sût rien. Chacun étoit donc attentif à la scène qui se préparoit; l’intérêt public fournissant un prétexte à tous les curieux de s’amuser aux dépens de la Famille Royale, ils se faisoient une fête d’épier la contenance de leurs Majestés, & de voir comment avec deux promesses contradictoires, la Fée pourroit se tirer d’affaire & conserver son crédit.

Oh çà, Monseigneur, dit Jalamir au Druide en [209] s’interrompant; convenez qu’il ne tient qu’à moi de vous impatienter dans les règles: car vous sentez bien que voici le moment des digressions, des portraits, & de cette multitude de belles choses que tout auteur homme d’esprit ne manque jamais d’employer à propos dans l’endroit le plus intéressant pour amuser ses lecteurs! Comment, par Dieu, dit le Druide, t’imagines-tu qu’il y en ait d’assez sots pour lire tout cet esprit-là? Apprends qu’on a toujours celui de le passer, & qu’en dépit de Monsieur l’Auteur, on a bien-tôt couvert son étalage des feuillets de son livre. Et toi qui fois ici le raisonneur, penses-tu que tes propos vaillent mieux que l’esprit des autres, & que pour éviter l’imputation d’une sottise, il suffise de dire qu’il ne tiendroit qu’à toi de la faire? Vraiment, il ne faloit que le dire pour le prouver. Et malheureusement je n’ai pas, moi, la ressource de tourner les feuillets. Consolez-vous, lui dit doucement Jalamir; d’autres les tourneront pour vous si jamais on écrit ceci. Cependant, considérez que voilà toute la Cour rassemblée dans la chambre de la Reine; que c’est la plus belle occasion que j’aurai jamais de vous peindre tant d’illustres originaux, & la seule, peut-être, que vous aurez de les connoître. Que Dieu t’entendre, repartit plaisamment le Druide; je ne les connoîtrai que trop par leurs actions: fais-les donc agir si ton histoire a besoin d’eux, & n’en dis mot s’ils sont inutiles: je ne veux point d’autres portraits que les faits. Puisqu’il n’y a pas moyen, dit Jalamir, d’égayer mon récit par un peu de métaphysique, j’en vois tout bêtement reprendre le fil; mais conter pour conter est d’un ennui: vous ne savez pas combien de belles choses vous allez perdre! Aidez-moi, je vous prie, à me retrouver; car [210] l’essentiel m’a tellement emporté, que je ne sois plus à quoi j’en étois du conte.

A cette Reine, dit le Druide impatienté, que tu as tant de peine à faire accoucher & avec laquelle tu me tiens depuis une heure en travail. Oh, oh! reprit Jalamir; croyez-vous que les enfans des Rois se pondent comme des œufs de grive? Vous allez voir si ce n’étoit pas bien la peine de pérorer. La Reine donc, après bien des cris & des ris, tira enfin les curieux de peine & la Fée d’intrigue, en mettant au jour une fille & un garçon plus beaux que la lune & le soleil, & qui se ressembloient si fort, qu’on avoit peine à les distinguer, ce qui fit que dans leur enfance on se plaisoit à les habiller de même. Dans ce moment si désiré, le Roi sortant de la Majesté pour se rendre à la nature, fit des extravagances qu’en d’autres tems il n’eût pas laissé faire à la Reine, & le plaisir d’avoir des Enfans le rendoit si enfant lui même, qu’il courut sur son balcon crier à pleine tête. Mes amis, réjouissez-vous tous; il vient de me naître un Fils, & à vous un Père, & une Fille à ma Femme. La Reine, qui se trouvoit pour la première fois de sa vie à pareille fête, ne s’apperçut pas de tout l’ouvrage qu’elle avoit fait, & la Fée qui connoissoit son esprit fantasque se contenta, conformément à ce qu’elle avoit désiré, de lui annoncer d’abord une Fille. La Reine se la fit apporter, & ce qui surprit fort les spectateurs, elle l’embrassa tendrement, à la vérité, mais les larmes aux yeux & avec un air de tristesse qui cadroit mal avec celui qu’elle avoit eu jusqu’àlors. J’ai déjà dit qu’elle aimoit sincèrement son Epoux: elle avoit été touchée de l’inquiétude & de l’attendrissement qu’elle avoit lu dans ses regards durant ses [211] souffrances. Elle avoit fait dans un tems, à la vérité, singulièrement choisi, des réflexions sur la cruauté qu’il y avoit à désoler un mari si bon, & quand on lui présenta sa Fille, elle ne songea qu’au regret qu’auroit le Roi de n’avoir pas un Fils. Discrète à qui l’esprit de son sexe & le don de féerie apprenoient à lire facilement dans les cœurs, pénétra sur-le-champ ce qui se passoit dans celui de la Reine, & n’ayant plus de raison pour lui déguiser la vérité, elle fit apporter le jeune Prince. La Reine revenue de sa surprise, trouva l’expédient si plaisant, qu’elle en fit des éclats de rire dangereux dans l’état où elle étoit. Elle se trouva mal. On eut beaucoup de peine à la faire revenir, & si la Fée n’eût répondu de sa vie, la douleur la plus vive alloit succéder aux transports de joie dans le cœur du Roi & sur les visages des Courtisans.

Mais voici ce qu’il y eut de plus singulier dans toute cette aventure: le regret sincère qu’avoit la Reine d’avoir tourmenté son mari, lui fit prendre une affection plus vive pour le jeune Prince que pour sa sœur, & le Roi de son c ôté qui adoroit la Reine, marqua la même préférence à la Fille qu’elle avoit souhaitée. Les caresses indirectes que ces deux uniques Epoux se faisoient ainsi l’un à l’autre devinrent bientôt un goût très-décidé, & la Reine ne pouvoit non plus se passer de son Fils que le Roi de sa Fille.

Ce double événement fit un grand plaisir à tout le Peuple, & le rassura du moins pour un tems sur la frayeur de manquer de maîtres. Les esprits-forts qui s’étoient moqués des promesses de la Fée furent moqués à leur tour. mais ils ne se tinrent pas pour battus, disant qu’ils n’accordoient pas même à la Fée [212] l’infaillibilité du mensonge ni à ses prédictions la vertu de rendre impossibles les choses qu’elle annonçoit. D’autres, fondés sur la prédilection qui commençoit à se déclarer, poussèrent l’impudence jusqu’à soutenir qu’en donnant un Fils à la Reine & une Fille au Roi, l’événement avoit de tout point démenti la prophétie.

Tandis que tout se disposoit pour la pompe du baptême des deux nouveaux nés, & que l’orgueil humain se préparoit à briller humblement aux autels des Dieux...... Un moment, interrompit le Druide; tu me brouilles d’une terrible façon. Apprends-moi je te prie, en quel lieu nous sommes. D’abord, pour rendre la Reine enceinte, tu la promenois parmi des reliques & des capuchons. Après cela tu nous as tout-à-coup fait passer aux Indes. A présent tu viens me parler du baptême, & puis des autels des Dieux. Par le grand Tharamis, je ne sois plus si dans la cérémonie que tu prépares nous allons adorer Jupiter, la bonne Vierge, ou Mahomet. Ce n’est pas qu’à moi Druide, il m’importe beaucoup que tes deux bambins soient baptisés ou circoncis, mais encore faut-il observer le costume, & ne pas m’exposer à prendre un Evêque pour le Moufti, & le Missel pour l’Alcoran. Le grand malheur! lui dit Jalamir, d’aussi fins que vous s’y tromperoient bien. Dieu garde de mal tous les Prélats qui ont des sérails & prennent pour de l’arabe le latin du bréviaire: Dieu fasse paix à tous les honnêtes Cafards qui suivent l’intolérance du Prophète de la Mecque, toujours prêts à massacrer saintement le genre-humain pour la plus grande gloire du Créateur: mais vous devez vous ressouvenir que nous sommes dans un pays de Fées, où l’on n’envoie [213] personne en enfer pour le bien de son âme, où l’on ne s’avise point de regarder au prépuce des gens pour les damner ou les absoudre, & où la Mitre & le Turban verd couvrent également les têtes sacrées pour servir de signalement aux yeux des sages, & de parure à ceux des sots.

Je sois bien que les loix de la Géographie qui règlent toutes les Religions du monde, veulent que les deux nouveau-nés soient Musulmans, mais on ne circoncit que les mâles, & j’ai besoin que mes jumeaux soient administrés tous deux; ainsi trouvez bon que je les baptise. Fois, fois, dis le Druide; voilà, foi de Prêtre, un choix le mieux motivé dont j’aye entendu parler de ma vie.

La Reine qui se plaisoit à bouleverser toute l’étiquette, voulut se lever au bout de six jours, & sortir le septième, sous prétexte qu’elle se portoit bien; en effet, elle nourrissoit ses enfans. Exemple odieux dont toutes les femmes lui représentèrent très-fortement les conséquences. mais Fantasque qui craignoit les ravages du lait répandu, soutint qu’il n’y a point de tems plus perdu pour le plaisir de la vie, que celui qui vient après la mort; que le sein d’une femme morte se flétrit pas moins que celui d’une nourrice, ajoutant d’un ton de Duègne, qu’il n’y a point de si belle gorge aux yeux d’un mari, que celle d’une mère qui nourrit ses enfans. Cette intervention des maris, dans les soins qui les regardent si peu, fit beaucoup rire les dames, & la Reine, trop jolie pour l’être impunément, leur parut dès-lors, malgré ses caprices, presque aussi ridicule que son Epoux, qu’elles appeloient par dérision, le Bourgeois de Vaugirard.

Je te vois venir, dit aussi-tôt le Druide, tu voudrois me [214] donner insensiblement le rôle de Schah-bahan, & me faire demander s’il y a aussi un Vaugirard aux Indes, comme un Madrid au Bois de Boulogne, un Opéra dans Paris, & un Philosophe à la Cour. mais poursuis ta rapsodie, & ne me tends plus ces pièges; car n’étant ni marié, ni Sultan, ce n’est pas la peine d’être un sot.

Enfin, dit Jalamir sans répondre au Druide, tout étant prêt, le jour fut pris pour ouvrir les portes du Ciel aux deux nouveau-nés. La Fée se rendit de bon matin au Palois, & déclara aux augustes Epoux qu’elle alloit faire à chacun de leurs enfans un présent digne de leur naissance & de son pouvoir. Je veux, dit-elle, avant que l’eau magique les dérobe à ma protection, les enrichir de mes dons, & leur donner des noms plus efficaces que ceux de tous les pieds-plats du Calendrier, puisqu’ils exprimeront des perfections dont j’aurai soin de le douer en même tems: mais comme vous devez connoître mieux que moi les qualités qui conviennent au bonheur de votre famille & de vos peuples, choisissez vous-mêmes & faites ainsi d’un seul acte de volonté sur chacun de vos deux enfans, ce que vingt ans d’éducation font rarement dans la jeunesse, & que la raison ne fait plus dans un âge avancé.

Aussi-tôt grande altercation entre les deux Epoux. La Reine prétendoit seule régler à sa fantaisie le caractère de toute sa famille; & le bon Prince qui sentoit toute l’importance d’un pareil choix, n’avoit garde de l’abandonner au caprice d’une femme dont il adoroit les folies sans les partager. Phénix vouloit des enfans qui devinssent un jour des gens raisonnables; Fantasque aimoit mieux avoir de jolis enfans, & pourvu qu’ils [215] brillassent à six ans, elle s’embarrassoit fort peu qu’ils fussent des sots à trente. La Fée eut beau s’efforcer de mettre leurs Majestés d’accord; bientôt le caractère des nouveau-nés ne fut plus que le prétexte de la dispute, & il n’étoit pas question d’avoir raison, mais de se mettre l’un l’autre à la raison.

Enfin Discrète imagina un moyen de tout ajuster, sans donner le tort à personne, ce fut que chacun disposât à son gré de l’enfant de son sexe. Le Roi approuva un expédient qui pourvoyoit à l’essentiel, en mettant à couvert des bizarres souhaits de la Reine, l’héritier présomptif de la couronne, & voyant les deux enfans sur les genoux de leur gouvernante, il se hâta de s’emparer du Prince, non sans regarder sa sœur d’un œil de commisération. mais Fantasque, d’autant plus mutinée qu’elle avoit moins raison de l’être, courut comme une emportée à la jeune Princesse, & la prenant aussi dans ses bras: vous vous unissez tous, dit-elle, pour m’excéder, mais afin que les caprices du Roi tournent malgré lui-même au profit d’un de ses enfans, je déclare que je demande pour celui que je tiens, tout le contraire de ce qu’il demandera pour l’autre. Choisissez maintenant, dit-elle au Roi d’un air de triomphe, & puisque vous trouvez tant de charmes à tout diriger, décidez d’un seul mot le sort de votre famille entière. La Fée & le Roi tâchèrent en vain de la dissuader d’une résolution qui mettoit ce Prince dans un étrange embarras; elle n’en voulut jamais démordre, & dit qu’elle se félicitoit beaucoup d’un expédient qui feroit rejaillir sur sa fille tout le mérite que le Roi ne sauroit pas donner à son fils. Ah! dit ce Prince [216] outré de dépit, vous n’avez jamais eu pour votre fille que de l’aversion, & vous le prouvez dans l’occasion la plus importante de sa vie; mais, ajouta-t-il dans un transport de colère dont il ne fut pas le maître, pour la rendre parfaite en dépit de vous, je demande que cet enfant-ci vous ressemble. Tant mieux pour vous & pour lui, reprit vivement la Reine, mais je serai vengée, & votre fille vous ressemblera. A peine ces mots furent-ils lâchés de part & d’autre avec une impétuosité sans égale, que le Roi, désespéré de son étourderie les eût bien voulu retenir; mais c’en étoit fait, & les deux enfans étoient doués sans retour des caractères demandés. Le garçon reçut le nom de Prince Caprice, & la fille s’appella la Princesse Raison, nom bizarre qu’elle illustra si bien qu’aucune femme n’osa le porter depuis.

Voilà donc le futur successeur au trône orné de toutes les perfections d’une jolie femme, & la Princesse sa sœur destinée à posséder un jour toutes les vertus d’un honnête homme, & les qualités d’un bon Roi; partage qui ne paraissoit pas des mieux entendus, mais sur lequel on ne pouvoit plus revenir. Le plaisant fut que l’amour mutuel des deux Epoux agissant en cet instant avec toute la force que lui rendoient toujours, mais souvent trop tard, les occasions essentielles, & la prédilection ne cessant d’agir, chacun trouva celui de ses enfans qui devoit lui ressembler, le plus mal partagé des deux, & songea moins à le féliciter qu’à le plaindre. Le Roi prit sa fille dans ses bras, & la serrant tendrement: hélas, lui dit-il, que te serviroit la beauté même de ta mère, sans son talent pour la faire valoir? Tu seras trop raisonnable pour faire tourner la [217] tête à personne! Fantasque plus circonspecte sur ses propres vérités, ne dit pas tout ce qu’elle pensoit de la sagesse du Roi futur, mais il étoit aisé de douter, à l’air triste dont elle le caressoit, qu’elle eût au fond du cœur une grande opinion de son partage. Cependant le Roi la regardant avec une sorte de confusion, lui fit quelques reproches sur ce qui s’étoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais ils sont votre ouvrage; nos enfans auroient valu beaucoup mieux que nous, vous êtes cause qu’ils ne feront que nous ressembler. Au moins, dit-elle aussi-tôt, en sautant au cou de son mari, je suis sûre qu’ils s’aimeront autant qu’il est possible. Phénix touché de ce qu’il y avoit de tendre dans cette saillie, se consola par cette réflexion qu’il avoit si souvent occasion de faire qu’en effet la bonté naturelle, & un cœur sensible suffisent pour tout réparer.

Je devine si bien tout le reste, dit le Druide à Jalamir en l’interrompant, que j’achèverois le conte pour toi. Ton Prince Caprice fera tourner la tête à tout le monde, & sera trop bien l’imitateur de sa mère pour n’en pas être le tourment. Il bouleversera le Royaume en le voulant réformer. Pour rendre ses sujets heureux, il les mettra au désespoir, s’en prenant toujours aux autres de ses propres torts; injuste pour avoir été imprudent, le regret de ses fautes lui en fera commettre de nouvelles. Comme la sagesse ne le conduira jamais, le bien qu’il voudra faire augmentera le mal qu’il aura fait. En un mot, quoiqu’au fond il soit bon, sensible & généreux, ses vertus mêmes lui tourneront à préjudice, & sa seule étourderie unie à tout son pouvoir, le fera plus haïr que n’auroit fait une méchanceté raisonnée. D’un autre c ôté ta Princesse Raison, [218] nouvelle héroïne du pays des Fées, deviendra un prodige de sagesse & de prudence, & sans avoir d’adorateurs se fera tellement adorer du Peuple, que chacun fera des vœux pour être gouverné par elle: sa bonne conduite avantageuse à tout le monde & à elle-même, ne fera du tort qu’à son frère, dont on opposera sans cesse les travers à ses vertus, & à qui la prévention publique donnera tous les défauts qu’elle n’aura pas, quand même il ne les auroit pas lui-même. Il sera question d’intervertir l’ordre de la succession au trône, d’asservir la marotte à la quenouille, & la fortune à la raison. Les Docteurs exposeront avec emphase les conséquences d’un tel exemple & prouveront qu’il vaut mieux que le peuple obéisse aveuglément aux enragés que le hasard peut lui donner pour maîtres, que de se choisir lui-même des chefs raisonnables; que quoiqu’on interdise à un fou le gouvernement de son propre bien, il est bon de lui laisser la suprême disposition de nos biens & de nos vies; que le plus insensé des hommes est encore préférable à la plus sage des femmes, & que le mâle ou le premier né, fût-il un singe ou un loup, il faudroit en bonne politique qu’une Héroïne ou un Ange, naissant après lui, obéît à ses volontés. Objections & répliques de la part des séditieux, dans lesquelles Dieu soit comme on verra briller ta sophistique éloquence; car je te connois; c’est sur-tout à médire de ce qui se fait, que ta bile s’exhale avec volupté, & ton amere franchise semble se réjouir de la méchanceté des hommes, par le plaisir qu’elle prend à la leur reprocher.

Tubleu, Père Druide, comme vous y allez, dit Jalamir tout surpris; quel flux de paroles! Où diable avez vous pris [219] de si belles tirades? Vous ne prêchâtes de votre vie aussi bien dans le bois sacré, quoique vous n’y parliez pas plus vrai. Si je vous laissois faire, vous changeriez bientôt un conte de Fées en un traité de politique, & l’on trouveroit quelque jour dans les cabinets des Princes Barbe-bleue ou Peau-d’âne au lieu de Machiavel. mais ne vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon Conte.

Pour vous montrer que les dénouemens ne manquent pas au besoin, j’en vois dans quatre mots expédier un non pas aussi savant que le vôtre, mais peut-être aussi naturel, & à coup sûr plus imprévu.

Vous saurez donc que les deux enfans jumeaux étant, comme je l’ai remarqué, fort semblables de figure & de plus habillés de même, le Roi croyant avoir pris son fils tenoit sa fille entre ses bras au moment de l’influence, & que la Reine trompée par le choix de son mari ayant aussi pris son fils pour sa fille, la Fée profita de cette erreur pour douer les deux enfans de la manière qui leur convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de la Princesse, Raison celui du Prince son frère, & en dépit des bizarreries de la Reine, tout se trouva dans l’ordre naturel. Parvenu au Trône après la mort du Roi, Raison fit beaucoup de bien & fort peu de bruit; cherchant plutôt à remplir ses devoirs qu’à s’acquérir de la réputation, il ne fit ni guerre aux étrangers ni violence à ses sujets & reçut plus de bénédictions que d’éloges. Tous les projets formés sous le précédent règne furent exécutés sous celui-ci, & en passant de la domination du Père sous celle du fils, les Peuples deux fois heureux crurent n’avoir pas changé de [220] Maître. La Princesse Caprice, après avoir fait perdre la vie ou la raison à des multitudes d’amans tendres & aimables, fut enfin mariée à un Roi voisin qu’elle préféra, parce qu’il portoit la plus longue moustache & sautoit le mieux à cloche-pied. Pour Fantasque elle mourut d’une indigestion de pieds de Perdrix en ragoût qu’elle voulut manger avant de se mettre au lit où le Roi se morfondoit à l’attendre, un soir qu’à force d’agaceries elle l’avoit engagé à venir coucher avec elle.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[221]

LE PERSIFLEUR

[1747, septembre?; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R.41; (Du Peyrou) Oeuvres posthumes, Geneve, 1781; le Pléiade édition, t. I, pp. 1103-1112. = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 221-231.]

[223]

LE PERSIFLEUR*

[* Ce morceau devoit être la premiere feuille d’un écrit périodique projette, dit l’Auteur, pour être fait alternativement entre M.D... & lui: l’Auteur en esquissa la premiere feuille, & pur des événemens imprévus le projet en demeura-là.]

Des qu’on m’a appris que les Ecrivains qui s’étoient chargés d’examiner les ouvrages nouveaux, avoient, par divers accidens, successivement résigné leurs emplois, je me suis mis en tête que je pourrois fort bien les remplacer; &, comme je n’ai pas la mauvaise vanité de vouloir être modeste avec le Public, j’avoue franchement que je m’en suis trouvé très-capable; je soutiens même qu’on ne doit jamais parler autrement de foi que quand on est bien sur de n’en pas être la dupe. Si j’étois un Auteur contra, j’affecterois peut-être de débiter des contre-vérités à mon désavantage pour tacher à leur faveur, d’amener adroitement dans la même classe les défauts que je serois contraint d’avouer: mais actuellement le stratagême seroit trop dangereux, le Lecteur; par provision, me joueroit infailliblement le tour de tout prendre au pied de la lettre: or, je le demande à mes chers confreres, est-ce là le compte d’un Auteur qui parle mal de soi?

Je sens bien qu’il ne suffit pas tout-à-fait que je sois convaincu de ma grande capacité, & qu’il seroit assez nécessaire que le Public fût de moitié dans cette conviction: mais il maoïste aisé de montrer que cette réflexion, même prise comme il faut, tourne presque toute à mon profit. Car remarquez, [224] je vous prie, que si le Public n’a point de preuves que fois pourvu des talens convenables pour réussir dans l’ouvrage que j’entreprends, on ne peut pas dire non plus, qu’il en ait du contraire. Voilà donc déjà pour moi un avantage considérable sur la plupart de mes concurrens; j’ai réellement vis-à-vis d’eux une avance relative de tout le chemin qu’ils ont fait en arriere.

Je pars ainsi d’un préjugé favorable & je le confirme par les raisons suivantes, très-capables, à mon avis, de dissiper pour jamais toute espece de doute désavantageux sur mon compte.

1. On publié depuis un grand nombre d’années une infinité de journaux, feuilles & autres ouvrages périodiques en tout pays & en toute langue, & j’ai apporté la plus scrupuleuse attention ne jamais rien lire de tout cela. D’où je conclus que n’ayant point la tête farcie de ce jargon, je suis en état d’en tirer des productions beaucoup meilleures en elles-mêmes quoique peut-être en moindre quantité. Cette raison est bon pour le Public, mais j’ai été contraint de la retourner pour mon Libraire, en lui disant que le jugement engendre plus choses à mesure que la mémoire en est moins chargée, & qu’ainsi les matériaux ne nous manqueroient pas.

2. Je n’ai pas non plus trouvé à propos, & à-peu-près la même raison, de perdre beaucoup de tems à l’étude des sciences ni à celle des Auteurs anciens. La Physique systématique est depuis long-tems reléguée dans le pays des Romans, la Physique expérimentale ne me paroît plus que l’art d’arranger agréablement de jolis brimborions, & la Géométrie celui de se passer du raisonnement à l’aide de quelques formules.

[225] Quant aux anciens, il m’a semblé que dans les jugemens que j’aurois à porter, la probité ne vouloit pas que je donnasse les change à mes lecteurs ainsi que faisoient jadis nos savans, en substituant frauduleusement, à mon avis qu’ils attendroient, celui d’Aristote ou de Cicéron dont ils n’ont que faire; grace à l’esprit de nos modernes, il y a long-tems que ce scandale a cessé & je me garderai bien d’en ramener la pénible mode. Je me suis seulement appliqué à la lecture des Dictionnaires & j’y ai fait un tel profit qu’en moins de trois mois, je me suis vu en état de décider de tout avec autant d’assurance & d’autorité que si j’avois eu deux ans d’étude. J’ai de plus acquis un petit recueil de passages latins tirés de divers Poetes, ou je trouverai de quoi broder & enjoliver mes feuilles, en les ménageant avec économie afin qu’ils durent long-tems; je sais combien les vers latins cités à propos donnent de relief à un philosophe, & par la même raison je me suis fourni de quantité d’axiomes & de sentences philosophiques pour orner mes dissertations quand il question de Poésie. Car je n’ignore pas que c’est un devoir indispensable pour quiconque aspire à la réputation d’Auteur célebre, de parler pertinemment de toutes les sciences, hors celle dont il se mêle. D’ailleurs je ne sens point du tout la nécessité d’être sort savant pour juger les ouvrages qu’on nous-donne aujour-d’hui. Ne diroit-on pas qu’il faut avoir lu le P.Pétau, Montfaucon, & être profond dans les Mathématiques, &c. pour juge: Tanzai, Grigri, Angola, Misapouf, & autres sublimes productions de ce siecle.

Ma derniere raison, & dans le fond la seule dont j’avois [226] besoin, est tirée de mon objet même. Le but que je propose dans le travail médité, est de faire l’analyse des ouvrages nouveaux qui paroîtront, d’y joindre mon sentiment & de communiquer l’un & l’autre au public; or dans tout cela je ne vois pas la moindre nécessité d’être savant; juger sainement & impartialement, bien écrire, savoir sa langue; ce sont-là, ce me semble, toutes les connoissances nécessaires en pareil cas: mais ces connoissances, qui. est-ce qui se vante de les posséder mieux que moi & à un plus haut degré; à la vérité, je ne saurois pas bien démontrer que cela soit réellement tout-à-fait comme je le dis, mais c’est justement à cause de cela que je le crois encore plus fort: on ne peut trop sentir soi-même ce qu’on veut persuader aux autres: serois-je donc le premier qui à force de se croire un sort habile homme l’auroit aussi fait croire au public, & si je parviens à lui donner de moi une semblable opinion, qu’elle soit bien ou mal fondée n’est-ce pas pour ce qui me regarde à-peu-près même chose dans le cas dont il s’agit?

On ne peut donc nier que je ne fois très-fondé à m’eriger en Aristarque, en juge souverain des ouvrages nouveaux, louant blâmant, critiquant à ma fantaisie sans que personne soit en droit de me taxer de témérité, sauf à tous & un chacun de se prévaloir contre moi du droit de représailles que je leur accorde de très-grand cœur, desirant, seulement qu’il leur prenne en gré de dire du mal de moi de la même maniere & dans le même sens que je m’avise d’en dire du bien.

C’est par une suite de ce principe d’équité que, n’etant point connu de ceux qui pourroient devenir mes adversaires, je [227] déclare que toute critique ou observation personnelle sera pour toujours bannie de mon journal: ce ne sont que des livres que je vais examiner, le mot d’Auteur ne sera pour moi que l’esprit du livre même, il ne s’étendra point au-delà, & j’avertis positivement que je ne m’en servirai jamais dans un autre sens; de sorte que si, dans mes jours de mauvaise humeur, il m’arrive quelquefois de dire: voilà un sot, un impertinent écrivain, c’est l’ouvrage seul qui sera taxé d’impertinence & de sottise, & je n’entends nullement que l’Auteur ne soit moins un génie du premiere ordre, & peut-être même un digne Académicien. Que sais-je, par exemple, si l’on ne s’avisera point de regaler mes feuilles des épichetes dont je viens de parler: or on voit bien d’abord que je ne cesserai pas, pour d’être un homme de beaucoup mérite.

Comme tout ce que j’ai dit jusqu’à présent paroîtroit un peu vague si je n’ajoutois rien pour exposer plus nettement mon projet & la maniere dont je me propose de l’exécuter, je vais prévenir mon lecteur sur certaines particularités de mon caractere qui le mettront au fait de ce qu’il peut s’attendre à trouver dans mes écrits.

Quand Boileau a dit de l’homme en général qu’il changeoit du blanc au noir, il a croque mon portrait en deux mots, en qualité d’individu. II l’eût rendu plus précis s’il y eût ajouté toutes les autres couleurs avec les nuances intermédiaires. Bien n’est si dissemblable à moi que moi-même; c’est pourquoi il seroit inutile de tenter de me définir autrement que par cette variété singuliere; elle est telle dans mon esprit qu’elle influe de tems à autre jusques sur mes sentimens. Quelquefois je suis [228] un dur & féroce misanthrope; en d’autres momens, j’entre en extase au milieu des charmes de la société & des délices de l’amour. Tantôt je suis austere & dévot, & pour le bien de mon ame je fais tous mes efforts pour rendre durables ces saintes dispositions: mais je deviens bientôt un franc libertin, & comme je m’occupe alors beaucoup plus de mes sens que de ma raison, je m’abstiens constamment d’écrire dans ces momens-là: c’est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient suffisamment prévenus, de peur qu’ils ne s’attendent à trouver dans mes feuilles des choses que certainement ils n’y verront jamais. En un mot, un Protée, un Caméléon, une femme sont des êtres moins changeans que moi. Ce qui doit dés l’abord ôter aux curieux toute espérance de me reconnoître quelque jour à mon caractere: car ils me trouveront toujours sous quelque forme particuliere qui ne sera la mienne que pendant ce moment-là, & ils ne peuvent pas même espérer de me reconnoître à ces changemens; car comme ils n’ont point de période fixe, ils se seront quelquefois d’un instant à l’autre, & d’autres fois je demeurerai des mois entiers dans le même état. C’est cette irrégularité même qui fait le fond de ma constitution. Bien plus; le retour des mêmes objets renouvelle ordinairement en moi des dispositions semblables à celles où je me suis trouvé la premiere fois que je les ai vus, c’est pourquoi je suis assez constamment de la même humeur avec les mêmes personnes. De sorte qu’à entendre séparément tous ceux qui me connoissent rien ne paroîtroit moins varié que mon caractere: mais, allez aux derniers éclaircissemens, l’un vous dira que je suis badin, [229] l’autre grave, celui-ci me prendra pour un ignorant, l’autre pour un homme fort docte; en un mot, autant de têtes, autant d’avis. Je me trouve si bizarrement disposé à cet égard qu’étant un jour aborde par deux personnes à la fois, avec l’une desquelles j’avois accoutume d’être gai jusqu’à la folie, & plus ténébreux qu’Héraclite avec l’autre, je me sentis si puissamment agité que je fus contraint de les quitter brusquement de peur que le contraste des passions opposées ne me fît tomber en syncope.

Avec tout cela, à force de m’examiner, je n’ai pas laissé que de démêler en moi certaines dispositions dominantes & certains retours presque périodiques qui seroient difficiles à remarquer à tout autre qu’à l’observateur le plus attentif, en un mot, qu’a moi-même: c’est à-peu-prés ainsi que toutes les vicissitudes & les irrégularités de l’air, n’empêchent pas que les marins & les habitans de la campagne n’y aient remarqué quelques circonstances annuelles & quelques phénomenes qu’ils ont réduits en regle pour prédire à-peu-prés le tems qu’il sera dans certaines saisons. Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions principales qui changent assez constamment de huit en huit jours, & que j’appelle mes ames hebdomadaires; par l’une je me trouve sagement fou, par l’autre follement sage, mais de telle maniere pourtant que la folie l’emportant sur la sagesse dans l’un & dans l’autre cas, elle a sur-tout manifestement le dessus dans la semaine où je m’appelle sage; car alors, le fond de toutes les matieres que je traite, quelque raisonnable qu’il puisse être en foi, se trouve presque entièrement absorbé par les futilites & les extravagances dont j’ai toujours soin de l’habiller. Pour mon ame folle elle est bien plus sage que cela, [230] car bien qu’elle tire toujours de son propre fond le texte sur lequel elle argumente, elle met tant d’art, tant d’ordre, & tant de force dans ses raisonnemens & dans ses preuves, qu’une folie ainsi déguisée ne differe presque en rien de la sagesse. Sur ces idées que je garantis justes ou à-peu-près, je trouve un petit problême à proposer à mes lecteurs, & je les prie de vouloir bien décider laquelle c’est de mes deux ames qui a dicte cette feuille?

Qu’on ne s’attende donc point à ne voir ici que de sages & graves dissertations, on y en verra sans doute, & où seroit la variété: mais je ne garantis point du tout qu’au milieu de la plus profonde métaphysique, il ne me prenne tout d’un coup une saillie extravagante, & qu’emboîtant mon lecteur dans l’Icosaedre de Bergerac, je ne le transporte tout d’un coup dans la lune; tout comme à propos de l’Arioste & de l’Hypogriphe, je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke ou Mallebranche.

Au reste, toutes matieres seront de ma compétence, j’étends ma jurisdiction indistinctement sur tout ce qui sortira de la presse, je m’arrogerai même, quand le cas y écherra, la droit de révision sur les jugemens de mes confreres; & non content de me soumettre toutes les Imprimeries de France, je me propose aussi de faire de tems en tems de bonnes excursions hors du Royaume, & de me rendre tributaires l’Italie, la Hollande, & même l’Angleterre chacune à son tour, promettant foi de voyageur, la. véracité la plus exacte dans les actes que j’en rapporterai.

Quoique le lecteur se soucie sans doute, assez peu des [231] détails que je lui fais ici de moi & de mon caractere, j’ai résolu de le lui pas lui en faire grace d’une seule ligne; c’est autant pour son profit que pour ma commodité que j’en agis ainsi. Après avoir commencé par me persifler moi-même, j’aurai tout le tems de persifler les autres, j’ouvrirai les yeux, j’écrirai ce que je vois, & l’on trouvera que je me serai assez bien acquitte de ma tâche.

Il me reste à faire excuse d’avance aux Auteurs que je pourrois maltraiter à tort, & au public de tous les éloges injustes que je pourrois donner aux ouvrages qu’on lui présente. Ce ne sera jamais volontairement que je commettrai de pareilles erreurs; je sais que l’impartialite dans un journaliste ne sert qu’à lui faire des ennemis de tous les Auteurs, pour n’avoir pas dit au gré de chacun d’eux assez de bien du lui ni assez de mal de ses confreres: c’est pour cela que je veux toujours rester inconnu, ma grande folie est de vouloir ne consulter que la raison & ne dire que la vérité: de sorte que suivant l’étendue de mes lumieres la disposition de mon esprit on pourra trouver en moi tantôt un critique plaisant & badin, tantôt un censeur sévere & bourru, non pas un satirique amer ni un puérile adulateur. Les jugemens peuvent être faux, mais le juge ne sera jamais inique.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[233]

TRADUCTION DU PREMIERE LIVRE
DE L’HISTOIRE DE TACITE

[235]

AVERTISSEMENT

QUAND j’eus le malheur de vouloir parler au Public, je sentis le besoin d apprendre à écrire, & j’osai sur m’essayer sur Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le latin, & souvent n’entendant point mon Auteur, j’ai dû faire bien des contre-sens particuliers sur ses pensées; mais si je n’en ai point fait un général sur son esprit, j’ai rempli mon but; car je ne cherchois pas à rendre les phrases de Tacite, mais sa style, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce, qu’il eût dit en François.

Ce n’est donc ici qu’un travail d’Ecolier, j’en conviens, & je ne le donne que pour tel: ce n’est de plus qu’un simple fragment, un essai, j’en conviens encore; un si raide joûteur m’a bientôt lassé. Mais ici les essais peuvent être admis en attendant mieux, & avant que d’avoir une bonne traduction complete, il faut supporter encore bien des thêmes. C’est une grande entreprise qu’une pareille traduction: quiconque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vaincre persévérera difficilement. Tout homme en état de suivre Tacite es bientôt tenté d’aller seul.

[237]

TRADUCTION
DU PREMIER LIVRE
DE L’HISTOIRE
DE TACITE.

Je commencerai cet ouvrage par le second Consulat de Galba & l’unique de Vinius. Les 720 premieres années de Rome ont été décrites par divers Auteurs avec l’éloquence & la liberté dont elles étoient dignes. Mais après la bataille d’Actiuni qu’il falut se donner un maître pour avoir la paix, ces grands génies disparurent. L’ignorance des affaires d’une République devenue étrangere à ses Citoyens, le goût effréné de la flatterie, la haine contre les chefs, altérerent la vérité de mille manieres; tout fut loué ou blâmé par passion, sans égard pour la postérité: mais en démêlant les vues de ces Ecrivains, elle se prêtera plus volontiers aux traits de l’envie & de la satire qui la malignité par un faux air d’indépendance, qu’à la basse adulation qui marque la servitude & rebute par sa lâcheté. Quant à moi, Galba, Vitellius, Othon, ne m’ont fait ni bien ni mal: Vespasien commença ma fortune, Tite l’augmenta, Domitien l’acheva, j’en conviens; mais un Historien qui se consacre à la vérité doit parler sans amour & sans haine. Que s’il me reste assez de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche & paisible matiere des regnes de Nerva & de Trajan; rares & heureux tems où l’on peut penser librement, & dire ce que l’on pense!

[239] J’entreprenois une histoire pleine de catastrophes, de combats, de séditions, terrible même durant la paix. Quatre Empereurs égorgés, trois guerres civiles, plusieurs étrangeres & la plupart mixtes. Des succès en Orient, des revers en Occident, des troubles en Illyrie; la Gaule ébranlée, l’Angleterre conquise & d’abord abandonnée; les Sarmates & les Sueves commençant à se montrer; les Daces illustrés par de mutuelles défaites; les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts à prendre les armes; l’Italie, après les malheurs de tant de siecles, en proie à de nouveaux désastres dans celui-ci; des villes écrasées ou consumées dans les fertiles régions de la Campanie; Rome dévastée par le feu, les plus anciens temples brûlés, le Capitole même livré aux flammes par les mains des Citoyens; le culte profané, des adulteres publics, les mers couvertes d’exilés, les isles pleines de meurtres; des cruautés plus atroces dans la Capitale, où les biens, le rang la vie privée ou publique, tout étoit également imputé à crime, & où le plus irrémissible étoit la vertu. Les délateurs non moins odieux par leurs fortunes que par leurs forfaits; les uns faisoient trophée du Sacerdoce & du Consulat, dépouilles de leurs victimes; d’autres tout puissans tant au dedans qu’au dehors, portant par-tout le trouble, la haine & l’effroi: les Maîtres trahis par leurs Esclaves, les Patrons par leurs Affranchis, & pour comble, enfin, ceux qui manquoient d’ennemis, opprimés par leurs amis mêmes.

Ce siecle si fertile en crimes ne fut pourtant pas sans vertus. On vit des meres accompagner leurs enfans dans leur suite, [241] des femmes suivre leurs maris en exil, des parens intrépides, des gendres inébranlables, des esclaves mêmes à l’épreuve des tourmens. On vit de grands hommes, fermes dans toutes les adversités, porter & quitter la vie avec une confiance digne de nos peres. A ces multitudes d’événemens humains se joignirent les prodiges du Ciel & de la Terre, les signes tirés de la foudre, les présages de toute espece, obscurs ou manifestes, sinistres ou favorables. Jamais les plus tristes calamités du peuple Romain, jamais les plus justes jugemens du Ciel ne montrerent avec tant d’évidence que si les Dieux songent à nous, c’est moins pour nous conserver que pour nous punir.

Mais avant que d’entrer en matiere, pour développer les causes des événemens qui semblent souvent l’effet du hazard, il convient d’exposer l’état de Rome, le génie des armées, les mœurs des provinces, & ce qu’il y avoit de sain & de corrompu dans toutes les régions du monde.

Après les premiers transports excités par la mort de Néron, il s’étoit élevé des mouvemens divers non-seulement au Sénat, parmi le Peuple & les Bandes prétoriennes, mais entre tous les chefs & dans toutes les Légions. Le secret de l’Empire étoit enfin dévoilé, & l’on voyoit que le Prince pouvoit s’élire ailleurs que dans la Capitale. Mais le Sénat ivre de joie se pressoit, sous un nouveau Prince encore éloigné, d’abuser de la liberté qu’il venoit d’usurper. Les principaux de l’ordre équestre n’étoient gueres moins contens. La plus saine partie du peuple qui tenoit aux grandes maisons, les cliens, les affranchis des proscrits [243] & des exilés se livroient à l’espérance. La vile populace qui ne bougeoit du Cirque & des Théâtres, les esclaves perfides, ou ceux qui à la honte de Néron vivoient des dépouilles des gens de bien s’affligeoient & ne cherchoient que des troubles.

La milice de Rome de tout tems attachée aux Césars, & qui étoit laissée porter à déposer Néron plus à force d’art & de sollicitations que de son bon gré, ne recevant point le donatif promis au nom de Galba, jugeant de plus, que les services & les récompenses militaires auroient moins lieu durant la paix, & se voyant prévenue dans la faveur du Prince par les Légions qui l’avoient élu, se livroit à son penchant pour les nouveautés, excitée par la trahison de son Préfet Nymphidius qui aspiroit à l’Empire. Nymphidius périt dans cette entreprise; mais après avoir perdu le chef de la sédition, ses complices ne l’avoient pas oubliée, & glosoient sur la vieillesse & l’avarice de Galba. Le bruit de sa sévérité militaire, autrefois si louée, alarmoit ceux qui ne pouvoient souffrir l’ancienne discipline, & quatorze ans de relâchement sous Néron leur faisoient autant aimer les vices de leurs Princes que jadis ils respectoient leurs vertus. On répandoit aussi ce mot de Galba qui eût fait honneur à un Prince plus libéral, mais qu’on interprétoit par son humeur. Je sais choisir mes soldats & non les acheter.

Vinius & Lacon, l’un le plus vil & l’autre le plus méchant des hommes, le décrioient par leur conduite, & la haine de leurs forfaits retomboit sur son indolence. Cependant Galba [245] venoit lentement & ensanglantoit sa route. Il fit mourir Varron Consul désigné, comme complice de Nymphidius, & Turpilien Consulaire, comme Général de Néron. Tous deux, exécutés sans avoir été entendus & sans forme de procès passerent pour innocens. A son arrivée il fit égorger par milliers les Soldats désarmés; présage funeste pour son regne & de mauvais augure même aux meurtriers. La Légion qu’il amenoit d’Espagne jointe à celle que Néron avoit levée, remplirent la Ville de nouvelles Troupes qu’augmentoient encore les nombreux détachemens d’Allemagne, d’Angleterre & d’Illyrie, choisis & envoyés par Néron aux portes Caspiennes où il préparoit la guerre d’Albanie, & qu’il avoit rappellés pour réprimer les mouvemens de Vindex. Tous gens à beaucoup entreprendre, sans chef encore, mais prêts à servir le premier audacieux.

Par hazard on apprit dans ce même tems les meurtres de Macer & de Capiton. Galba fit mettre à mort le premier par l’Intendant Garucianus sur l’avis certain de ses mouvemens en Afrique, & l’autre commençant aussi à remuer en Allemagne fur traité de même avant l’ordre du Prince par Aquinus & Valens Lieutenans-généraux. Plusieurs crurent que Capiton, quoique décrié pour son avarice & pour sa débauche, étoit innocent des trames qu’on lui imputoit, mais que ses Lieutenans s’étant vainement efforcés de l’exciter à la guerre avoient ainsi couvert leur crime, & que Galba, soit par légéreté soit de peur d’en trop apprendre, prit le parti d’approuver une conduite qu’il ne pouvoir plus réparer. Quoiqu’il [247] en soit, ces assassinats firent un mauvais effet; car sous un Prince une fois odieux, tout ce qu’il fait, bien ou mal, lui attire le même blâme. Les affranchis tout puissans à la Cour y vendoient tout; les esclaves ardens à profiter d’une occasion passagere, se hâtoient sous un vieillard d’assouvir leur avidité. On éprouvoit toutes les calamités du regne précédent sans les excuser de même: il n’y avoit pas jusqu’à l’âge de Galba qui n’excitât la risée & le mépris du peuple accoutumé à la jeunesse de Néron, & à ne juger des Princes que sur la figure.

Telle étoit à Rome la disposition d’esprit la plus générale chez une si grande multitude. Dans les Provinces, Rufus, beau parleur, & bon chef en tems de paix, mais sans expérience militaire commandoit en Espagne. Les Gaules conservoient le souvenir de Vindex & des faveurs de Galba, qui venoit de leur accorder le droit de Bourgeoisie Romaine, & de plus, la suppression des impôts. On excepta pourtant de cet honneur les villes voisines des armées d’Allemagne, & l’on en priva même plusieurs de leur territoire; ce qui leur fit supporter avec un double dépit leurs propres pertes & les grâces faites à autrui. Mais où le danger étoit grand à proportion des forces, c’étoit dans les armées d’Allemagne fieres de leur récente victoire, & craignant le blâme d’avoir favorisé d’autres partis; car elles n’avoient abandonné Néron qu’avec peine; Verginius ne s’étoit pas d’abord déclaré pour Galba & s’il étoit douteux qu’il eût aspiré à l’Empire, il étoit sûr que l’armée le lui avoir offert: ceux mêmes qui [249] ne prenoient aucun intérêt à Capiton ne laissoient pas de murmurer de sa mort. Enfin Verginius ayant été rappellé sous un faux-semblant d’amitié, les Troupes privées de leur chef, le voyant retenu & accusé, s’en offensoient comme accusation tacite contre elles-mêmes.

Dans la haute Allemagne Flaccus, vieillard infirme, qui pouvoit à peine se soutenir, & qui n’avoit ni autorité ni fermeté, étoit méprisé de l’armée qu’il commandoit, & ses soldats qu’il ne pouvoir contenir même en plein repos, animés par sa foiblesse ne connoissoient plus de frein. Les Légions de la basse Allemagne resterent long-tems sans chef consulaire; enfin Galba leur donna Vitellius dont le Pere avoit Censeur & trois fois Consul; ce qui parut suffisant. Le calme régnoit dans l’armée d’Angleterre, & parmi tous ces mouvemens de guerres civiles les Légions qui la composoient furent celles qui se comporterent le mieux, soit à cause de leur éloignement & de la mer qui les enfermoit, soit que leurs fréquentes expéditions leur apprissent à ne haïr que l’ennemi. L’Illyrie n’étoit pas moins paisible, quoique ses Légions appellées par Néron eussent durant leur séjour en Italie envoyé des députés à Verginius. Mais ces armées trop séparées pour unir leurs forces & mêler leurs vices, furent par ce salutaire moyen maintenues dans leur devoir.

Rien ne remuoit encore en Orient. Mucianus, homme également célebre dans les succès & dans les revers, tenoit la Syrie avec quatre Légions. Ambitieux dès sa jeunesse, [251] il s’étoit lié aux Grands; mais bientôt voyant sa fortune dissipée, sa personne en danger, & suspectant la colere du Prince, il s’alla cacher en Asie, aussi près de l’exil qu’il fut ensuite du rang suprême. Unissant la mollesse à l’activité, la douceur & l’arrogance, les talens bons & mauvais, outrant la debauche dans l’oisiveté, mais ferme & courageux dans l’occasion: estimable en public, blâmé dans sa vie privée; enfin si séduisant que ses inférieurs, ses proches ni ses égaux ne pouvoient lui résister, il lui étoit plus aisé de donner l’Empire que de l’usurper. Vespasien choisi par Néron faisoit la guerre en Judée avec trois Légions, & se montra si peu contraire à Galba qu’il lui envoya Tite son fils pour lui rendre hommage & cultiver ses bonnes graces comme nous dirons ci-après. Mais leur destin se cachoit encore, & ce n’est qu’après l’événement qu’on a remarqué les signes & oracles qui promettoient l’Empire à Vespasien, & à ses enfans.

En Egypte, c’étoit aux Chevaliers Romains au lieu des Rois, qu’Auguste avoir confié le commandement de la province & des Troupes; précaution qui parut nécessaire dans un pays abondant en bled, d’un abord difficile, & dont le peuple changeant & superstitieux ne respecte ni magistrats ni loix. Alexandre Egyptien gouvernoit alors ce royaume. L’Afrique & ses Légions, après là mort de Macer, ayant souffert la domination particuliere étoient prêtes à se donner au premier venu. Les deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, & toutes les Nations qui n’obéissoient qu’à des [253] Intendans se tournoient pour ou contre selon le voisinage des armées & l’impulsion des plus puissans. Les Provinces sans défense, & sur-tout l’Italie, n’avoient pas même le choix de leurs fers & n’étoient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l’état de l’Empire Romain quand Galba, Consul pour la deuxieme fois, & Vinius son collegue, commencerent leur derniere année & presque celle de la République.

Au commencement de Janvier on reçut avis de Propinquus Intendant de la Belgique, que les Légions de la Germanie supérieure, sans respect pour leur ferment demandoient un autre Empereur, & que pour rendre leur révolte moins odieuse, elles consentoient qu’il fût élu par le Sénat & le Peuple Romain. Ces nouvelles accélérerent l’adoption dont Galba délibéroit auparavant en lui-même & avec ses amis, & dont le bruit étoit grand depuis quelque tems dans toute la ville, tant par la licence des nouvellistes qu’à cause de l’âge avancé de Galba. La raison, l’amour de la patrie dictoient les vœux du petit nombre; mais la multitude passionnée nommant tantôt l’un tantôt l’autre, chacun son protecteur ou son ami, consultoit uniquement ses desirs secrets ou sa haine pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus puissant, devenoit plus odieux en même mesure; car comme sous un maître infirme & crédule les fraudes sont plus profitables & moins dangereuses, la facilité de Galba augmentoit l’avidité des parvenus, qui mesuroient leur ambition sur leur fortune.

[255] Le pouvoir du Prince étoit partagé entre le Consul Vinius & Lacon Préfet du Prétoire. Mais Icelus affranchi de Galba, & qui ayant reçu l’anneau portoit dans l’ordre équestre le nom de Marcian, ne leur cédoit point en crédit. Ces favoris, toujours en discorde, & jusques dans les moindres choses ne consultant chacun que son intérêt, formoient deux factions pour le choix du successeur à l’Empire. Vinius étoit pour Othon. Icelus & Lacon s’unissoient pour le rejetter sans en préférer un autre. Le Public qui ne sait rien taire ne laissoit pas ignorer à Galba l’amitié d’Othon & de Vinius, ni l’alliance qu’ils projettoient entr’eux par le mariage de la fille de Vinius & d’Othon, l’une veuve & l’autre garçon; mais je crois qu’occupé du bien de l’Etat, Galba jugeoit qu’autant eût valu laisser à Néron l’Empire que de le donner à Othon. En effet Othon négligé dans son enfance, emporté dans sa jeunesse, se rendit si agréable à Néron par l’imitation de son luxe que ce fut à lui, comme associé à ses débauches, qu’il confia Poppée la principale de ses courtisanes, jusqu’à ce qu’il se fût défait de sa femme Octavie; mais le soupçonnant d’abuser de son dépôt il le relégua en Lusitanie sous le nom de Gouverneur. Othon ayant administré sa province avec douceur passa des premiers dans le parti contraire; y montra de l’activité, & tant que la guerre dura s’étant distingué par sa magnificence, il conçut tout d’un coup l’espoir de se faire adopter; espoir qui devenoit chaque jour plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre par celle de la Cour de Néron qui comptoit le retrouver en lui.

[257] Mais sur les premieres nouvelles de la sédition d’Allemagne & avant que d’avoir rien d’assuré du côté de Vitellius, l’incertitude de Galba sur les lieux où tomberoit l’effort des armées la défiance des troupes mêmes qui étoient à Rome le déterminerent à se donner un Collegue à l’Empire, comme à l’unique parti qu’il crût lui rester à prendre. Ayant donc assemblé avec Vinius & Lacon, Celsus consul désigné & Geminus préfet de Rome, après quelques discours sur sa vieillesse il fit appeller Pison, soit de son propre mouvement, soit selon quelques-uns̊, à l’instigation de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit lié amitié avec Pison, & le portant adroitement sans paroître y prendre intérêt étoit secondé par la bonne opinion publique. Pison fils de Crassus & de Scribonia, tous deux d’illustres maisons, suivoit les mœurs antiques, homme austere à le juger équitablement, triste & dur selon ceux qui tournent tout en mal, & dont l’adoption plaisoit à Galba par le côté même qui choquoit les autres.

Prenant donc Pison par la main, Galba lui parla, dit-on, de cette maniere. «Si, comme particulier, je vous adoptois, selon l’usage, par-devant les Pontifes, il nous seroit honorable, à moi, d’admettre dans ma famille un descendant de Pompée & de Crassus; à vous, d’ajouter à votre noblesse celle des maisons Lutatienne & Sulpicienne. Maintenant, appellé à l’Empire du consentement des Dieux & des hommes, l’amour de la patrie & votre heureux naturel me portent à vous offrir au sein de la paix, ce pouvoir suprême que la guerre m’a donné & que nos ancêtres se sont disputés [259] par les armes. C’est ainsi que le grand Auguste mit au premier rang après lui, d’abord son neveu Marcellus, ensuite Agrippa son gendre, puis ses petits-fils, & enfin Tibere fils de sa femme: mais Auguste choisit son successeur dans sa maison; je choisis le mien dans la République non que je manque de proches ou de compagnons d’armes; mais je ai point moi-même brigué l’Empire, & vous préférer à mes parens & aux vôtres, c’est montrer assez mes vrais sentimens. Vous avez un frere, illustre ainsi que vous, votre aîné, & digne du rang où vous montez si vous ne l’étiez encore plus. Vous avez passé sans reproche l’âge de la jeunesse & des passions. Mais vous n’avez soutenu jusqu’ici que la mauvaise fortune, il vous reste une épreuve plus dangereuse à faire en résistant à la bonne: car l’adversité déchire l’ame, mais le bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver toujours avec la même constance l’amitié, la foi, la liberté qui sont les premiers biens de l’homme; un vain respect les écartera malgré vous. Les flatteurs vous accableront de leurs fausses caresses, poison de la vraie amitié & chacun ne songera qu’à son intérêt. Vous & moi nous parlons aujourd’hui l’un à l’autre avec simplicité; mais tous s’adresseront à notre fortune plutôt qu’à nous; car on risque beaucoup à montrer leur devoir aux Princes, & rienà leur persuader qu’ils le sont.»

«Si la masse immense de cet empire eût pu garder d’elle-même son équilibre, j’étois digne de rétablir la République; mais depuis long-tems les choses en sont à tel point, [261] que tout ce qui reste à faire en faveur du Peuple Romain, c’est, pour moi, d’employer mes derniers jours à lui choisir un bon maître, & pour vous, d’être tel durant tout le cours des vôtres. Sous les Empereurs précédens l’Etat n’étoit l’heritage que d’une seule famille; par nous le choix de ses chefs lui tiendra lieu de liberté; après l’extinction des Jules & des Claudes l’adoption reste ouverte au plus digne. Le droit du sang & de la naissance ne mérite aucune estime & fait un Prince au hazard: mais l’adoption permet le choix & la voix publique l’indique. Ayez toujours sous les yeux le sort de Néron, fier d’une longue suite de Césars; ce n’est ni le pays désarmé de Vindex, ni l’unique Légion de Galba, mais son luxe & ses cruautés qui nous ont délivrés de son joug, quoiqu’un Empereur proscrit fût alors un événement sans exemple. Pour nous que la guerre & l’estime publique ont élevés, sans mériter d’ennemis, n’esperons pas n’en point avoir: mais après ces grands mouvemens de tout l’Univers, deux Légions émues doivent peu vous effrayer. Ma propre élévation ne fut pas tranquille, ma vieillesse, la seule chose qu’on me reproche, disparoîtra devant celui qu’on a choisi pour la soutenir. Je sais que Néron sera toujours regretté des méchans; c’est à vous & à moi d’empêcher qu’il ne le soit aussi des gens de bien. Il n’est pas tems d’en dire ici davantage & cela seroit superflu si j’ai fait en vous un bon choix. La plus simple & meilleure regle à suivre dans votre conduite, c’est de chercher ce que vous auriez approuvé ou blâmé sous un autre prince. Songez qu’il n’en est pas ici comme des Monarchies [263] où une seule famille commande & tout le reste obéit, & que vous allez gouverner un Peuple qui ne peut supporter ni une servitude extrême ni une entiere liberté.» Ainsi parloit Galba en homme qui fait un souverain, tandis que tous les autres prenoient d’avance le ton qu’on prend avec un souverain déjà fait.

On dit que de toute l’assemblée qui tourna les yeux sur Pison, même de ceux qui l’observoient à dessein, nul ne put remarquer en lui la moindre émotion de plaisir ou de trouble. Sa réponse fut respectueuse envers son Empereur & son pere, modeste à l’égard de lui-même; rien ne parut changé dans son air & dans ses manieres; on y voyoit plutôt le pouvoir que la volonté de commander. On délibéra ensuite si le cérémonie de l’adoption se feroit devant le Peuple, au Sénat, ou dans le Camp. On préféra le Camp pour faire honneur aux Troupes, comme ne voulant point acheter leur saveur par la flatterie ou à prix d’argent, ni dédaigner de l’acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le Peuple environnoit le Palais impatient d’apprendre l’importante affaire qui y traitoit en secret, & dont le bruit s’augmentoit encore par les vains efforts qu’on faisoit pour l’étouffer.

Le dix de Janvier le jour fut obscurci par de grandes pluies accompagnées d’éclairs, de tonnerres & de signes extraordinaires du courroux céleste. Ces présages, qui jadis eussent rompu les Comices ne détournerent point Galba d’aller au Camp. Soit qu’il les méprisât comme des choses fortuites, [265] soit que les prenant pour des signes réels il en jugeât l’événement inévitable. Les gens de guerre étant donc assemblés en grand nombre, il leur dit dans un discours grave & concis, qu’il adoptoit Pison à l’exemple d’Auguste & suivant l’usage militaire qui laisse aux Généraux le choix de leurs Lieutenans. Puis, de peur que son silence au sujet de la sédition ne la fît croire plus dangereuse, il assura fort que n’ayant été formée dans la quatrieme & la dix-huitieme Légion que par un petit nombre de gens, elle s’étoit bornée à des murmures & des paroles, & que dans peu tout seroit pacifié. Il ne mêla dans son discours ni flatteries ni promesses. Les Tribuns, les Centurions & quelques soldats voisins applaudirent, mais tout le reste gardoit un morne silence se voyant privés dans la guerre du donatif qu’ils avoient même exigé durant la paix. Il paroît que la moindre libéralité arrachée à l’austere parsimonie de ce Vieillard eût pu lui concilier les esprits. Sa perte vint de cette antique roideur, & de cet excès de sévérité qui ne convient plus à notre foiblesse.

De-là s’étant rendu au Sénat il n’y parla ni moins simplement ni plus longuement qu’aux soldats. La harangue de Pison fut gracieuse & bien reçue; plusieurs le félicitoient de bon cœur; ceux qui l’aimoient le moins avec plus d’affectation, le plus grand nombre par intérêt pour eux-mêmes sans aucun souci de celui de l’Etat. Durant les quatre jours suivans qui surent l’intervalle entre l’adoption & la mort de Pison, il ne fit ni ne dit plus rien en public.

[267] Cepedant les fréquens avis du progrès de la défection en Allemagne, & la facilité avec laquelle les mauvaises nouvelles s’accréditoient à Rome engagerent le Sénat à envoyer une dépuration aux Légions révoltées, & il sut mis secrétement délibération si Pison ne s’y joindroit point lui-même pour lui donner plus de poids, en ajoutant la majesté impériale à l’autorité du Sénat. On vouloir que Lacon Préfet du prétoire fût aussi du voyage, mais il s’en excusa. Quant aux Députés, le Sénat en ayant laissé le choix à Galba, on vit par la plus honteuse inconstance des nominations, des refus, des substitutions, des brigues pour aller ou pour demeurer selon l’espoir ou la crainte dont chacun étoit agité.

Ensuite il falut chercher de l’argent, &, tout bien pesé, il parut très-juste que l’Etat eut recours à ceux qui l’avoient appauvri. Les dons versés par Néron montoient à plus de soixante millions. Il fit donc citer tous les donataires, leur redemandant les neuf dixiemes de ce qu’ils avoient reçu, & dont à peine leur restoit-il l’autre dixieme partie: car également avides & dissipateurs, & non moins prodigues du bien d’autrui que du leur, ils n’avoient conservé au lieu de terres & de revenus que les instrumens ou les vices qui avoient acquis & consumé tout cela. Trente Chevaliers Romains furent préposés au recouvrement; nouvelle magistrature onéreuse par les brigues & par le nombre. On ne voyoit que ventes, huissiers; & le peuple, tourmenté par ces vexations, ne laissoit pas de se réjouir de voir ceux que Néron [269] avoit enrichis aussi pauvres que ceux qu’il avoit dépouillés. En ce même tems Taurus & Nason Tribuns prétoriens, Pacensis Tribun des milices bourgeoises & Fronto Tribun du guet ayant été cassés, cet exemple servit moins à contenir les Officiers qu’à les effrayer, & leur fit craindre qu’étant tous suspects on ne voulût les chasser l’on après l’autre.

Cependant Othon, qui n’attendoit rien d’un gouvernement tranquille, ne cherchoit que de nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à charge même à des particuliers, son luxe qui l’eût été, même à des Princes, son ressentiment contre Galba, sa haine pour Pison, tout l’excitoit à remuer. Il se forgeoit même des craintes pour irriter ses desirs. N’avoit-il pas été suspect à Néron lui-même? Faloit-il attendre encore l’honneur d’un second exil en Lusitanie ou ailleurs? Les souverains ne voient-ils pas toujours avec défiance & de mauvais œil ceux qui peuvent leur succéder? Si cette idée lui avoit nui près d’un vieux Prince, combien plus lui nuiroit-elle auprès d’un jeune homme naturellement cruel, aigri par un long exil! Que s’ils étoient tentés de se défaire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas, tandis que Galba chanceloit encore, & avant que Pison fût affermi? Les tems de crise sont ceux où conviennent les grands efforts, & c’est une erreur de temporiser quand les délais sont plus dangereux que l’audace. Tous les hommes meurent également; c’est la loi de la nature; mais la postérité les distingue par la gloire ou l’oubli. Que si le même sort attend l’innocent & le coupable, il coupable, il est plus digne d’un homme de courage de ne pas périr sans sujet.

[271] Othon avoit le cœur moins efféminé que le corps. Ses plus familiers esclaves & affranchis, accoutumés à une vie trop licencieuse pour une maison privée, en rappellant la magnificence du Palais de Néron, les adulteres, les fêtes nuptiales, & toutes les débauches des Princes, à un homme ardent après tout cela, le lui montroient en proie à d’autres par son indolence, & à lui s’il osoit s’en emparer. Les Astrologues l’animoient encore, en publiant que d’extraordinaires mouvemens dans les Cieux lui annonçoient une année glorieuse. Genre d’hommes fait pour leurrer les Grands, abuser les simples, qu’on chassera sans cesse de notre Ville, & qui s’y maintiendra toujours. Poppée en avoit secrétement employé plusieurs qui furent l’instrument funeste de son mariage avec l’Empereur. Ptolomée un d’entr’eux qui avoit accompagné Othon, lui avoit promis qu’il survivroit à Néron, & l’événement joint à la vieillesse de Galba, à la jeunesse d’Othon, aux conjectures & aux bruits publics, lui fit ajouter qu’il parviendroit à l’Empire; Othon, suivant le penchant qu’a l’esprit humain de s’affectionner aux opinions par leur obscurité même, prenoit tout cela pour de la science & pour des avis du destin, & Ptolomée ne manqua pas, selon la coutume, d’être l’instigateur du crime dont il avoit été le Prophete.

Soit qu’Othon eût ou non formé ce projet, il est certain qu’il cultivoit depuis long-tems les gens de guerre, comme espérant succéder à l’Empire ou l’usurper. En route, en bataille, au Camp, nommant les vieux soldats par leur nom, &, comme ayant servi avec eux sous Néron, les appellant Camarades, [273] il reconnoissoit les uns, s’informoit des autres, & les aidoit tous de sa bourse ou de son crédit. Il entre-mêloit tout cela de fréquentes plaintes, de discours équivoques sur Galba, & de ce qu’il y a de plus propre à émouvoir le Peuple. Les fatigues des marches, la rareté des vivres, la dureté du commandement, il envenimoit tout, comparant les anciennes & agréables navgations de la Campanie & des Villes Grecques avec les longs & rudes trajets des Pyrénées & des Alpes, où l’on pouvoit à peine soutenir le poids de ses armes.

Pudens, un des confidens de Tigellinus séduisant diversement les plus remuans, les plus obérés, les plus crédules, achevoit d’allumer les esprits déjà échauffés des Soldats, il en vint au point que chaque fois que Galba mangeoit chez Othon l’on distribuoit cent sesterces par tête à la cohorte qui étoit de garde, comme pour sa part du festin; distribution que sous l’air d’une largesse publique Othon soutenoit encore par d’autres dons particuliers. Il étoit même si ardent à les corrompre, & la stupidité du Préfet qu’on trompoit jusques sous ses yeux fut si grande que, sur une dispute de Proculus lancier de la garde avec un voisin pour quelque borne commune, Othon acheta tout le champ du voisin & le donna à Proculus.

Ensuite il choisit pour chef de l’entreprise qu’il méditoit Onomastus un de ses affranchis, qui, lui ayant amené Barbius Veturius tous deux bas officiers des gardes, après les avoir trouvés à l’examen rusés & courageux, il les chargea de dons, de promesses, d’argent pour en gagner d’autres, & l’on vit [275] ainsi deux manipulaires entreprendre & venir à bout de disposer de l’Empire Romain. Ils mirent peu de gens dans le secret, & tenant les autres en suspens, ils les excitoient par divers moyens; les chefs comme suspects par les bienfaits de Nymphidius, les soldats par le dépit de se voir frustrés du donatif si long-tems attendu: rappellant à quelques-uns le souvenir de Néron, ils rallumoient en eux le desir de l’ancienne licence: enfin ils effrayoient tous par la peur d’un changé ment dans la milice.

Si-tôt qu’on fut la défection de l’armée d’Allemagne, le venin gagna les esprits déjà émus des Légions & des Auxiliaires. Bientôt les mal-intentionnés se trouverent si disposés à la sédition, & les bons si tiedes à la réprimer, que le quatorze de Janvier, Othon revenant de souper eût été enlevé, si l’on n’eût craint les erreurs de la nuit, les troupes cantonnées par toute la Ville, & le peu d’accord qui regne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas l’intérêt de l’Etat qui retint ceux qui méditoient à jeun de souiller leurs mains dans le sang de leur Prince, mais le danger qu’un autre ne fût pris dans l’obscurité pour Othon par les soldats des armées de Hongrie & d’Allemagne qui ne le connoissoient pas. Les conjurés étoufferent plusieurs indices de la sédition naissante, & ce qu’il en parvint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon, homme incapable de lire dans l’esprit des soldats, ennemi de tout bon conseil qu’il n’avoir pas donne & toujours résistant à l’avis des Sages.

Le quinze de Janvier comme Galba sacrifioit au Temple d’Apollon, l’Aruspice Umbricius sur le triste aspect des entrailles [277] lui dénonça d’actuelles embûches & un ennemi domestique, tandis qu’Othon qui étoit présent, se réjouissoit de ces mauvais augures & les interprétoit favorablement pour ses desseins. Un moment après, Onomastus vint lui dire que l’Architecte & les Experts l’attendoient; mot convenu pour lui annoncer l’assemble des soldats & les apprêts de la conjuration. Othon fit croire à ceux qui demandoient où il alloit, que, prêt d’acheter une vieille maison de campagne, il vouloit auparavant la faire examiner; puis, suivant l’affranchi à travers le Palais de Tibere au Vélabre, & de-là vers la colonne dorée sous le Temple de Saturne, il fut salué Empereur par vingt-trois soldats, qui le placerent aussi-tôt sur une Chaire curule tout consterné de leur petit nombre, & l’environnerent l’épée à la main. Chemin faisant, ils furent joints par un nombre à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns instruits du complot, l’accompagnoient à grands cris avec leurs armes, d’autres frappés du spectacle se disposoient en silence à prendre conseil de l’événement.

Le Tribun Martialis qui étoit de garde au Camp, effrayé d’une si prompte & si grande entreprise, ou craignant que la sédition n’eût gagné ses soldats & qu’il ne fût tué en s’y opposant, fut soupçonne par plusieurs d’en être complice. Tous les autres Tribuns & Centurions préférerent aussi le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel sut l’état des esprits qu’un petit nombre ayant entrepris un forfait détestable, plusieurs l’approuverent & tous le souffrirent.

[279] Cependant Galba, tranquillement occupé de son sacrifice, importunoit les Dieux pour un Empire qui n’étoit plus à lui, quand tout-à-coup un bruit s’éleva que les troupes enlevoient un Senateur qu’on ne nommoit pas, mais qu’on fut ensuite être Othon. Aussi-tôt on vit accourir des gens de tous les quartiers & à mesure qu’on les rencontroit plusieurs augmentoient le mal & d’autres l’exténuoient, ne pouvant en cet instant même renoncer à la flatterie. On tint conseil & il fut résolu que Pison fonderoit la disposition de la cohorte qui étoit de garde au Palais, réservant l’autorité encore entière de Galba pour de plus pressans besoins. Ayant donc assemblé les soldats devant les degrés du Palais, Pison leur parla ainsi. «Compagnons, il y a six jours que je fus nommé César sans prévoir l’avenir & sans savoir si ce choix me seroit utile ou funeste. C’est à vous d’en fixer le sort pour la République & pour nous; ce n’est pas que je craigne pour moi-même, trop instruit par mes malheurs à ne point compter sur la prospérité. Mais je plains mon pere, le Sénat,& l’Empire, en nous voyant réduits à recevoir la mort ou à la donner, extrêmité non moins cruelle pour des gens de bien, tandis qu’après les derniers mouvemens on se félicitoit que Rome eut été exempte de violence & de meurtres, & qu’on espéroit avoir pourvu par l’adoption à prévenir toute cause de guerre après la mort de Galba.»

«Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes mœurs; on a peu besoin de vertus pour se comparer à Othon. Ses vices dont il fait toute sa gloire ont ruiné l’Etat quand il [281] étoit ami du Prince. Est-ce par son air, par sa démarche, par sa parure efféminée qu’il se croit digne de l’Empire? On se trompe beaucoup si l’on prend son luxe pour de la libéralité. Plus il saura perdre, & moins il saura donner. Débauches, festins, attroupemens de femmes, voilà les projets qu’il médite, &, selon lui, les droits de l’empire, dont la volupté sera pour lui seul, la honte & le déshonneur pour tous; car jamais souverain pouvoir acquis par le crime ne fut vertueusement exercé. Galba fut nommé César par le genre-humain, & je l’ai été par Galba de votre consentement: Compagnons, j’ignore s’il vous est indifférent que la République, le Sénat & le Peuple ne soient que de vains noms, mais je sais au moins qu’il vous importe que des scélérats ne vous donnent pas un Chef.»

«On a vu quelquefois des Légions se révolter contre leurs Tribuns. Jusqu’ici votre gloire & votre fidélité n’ont reçu nulle atteinte, & Néron lui-même vous abandonna plutôt qu’il ne fut abandonné de vous. Quoi! verrons-nous une trentaine au plus de déserteurs & de transfuges à qui l’on ne permettroit pas de se choisir seulement un officier, faire un Empereur? Si vous souffrez un tel exemple, si vous partagez le crime en le laissant commettre, cette licence passera dans les provinces; nous périrons par les meurtres & vous par les combats; sans que la solde en soit plus grande pour avoir égorgé son Prince, que pour avoir fait son devoir: mais le donatif n’en vaudra pas moins, reçu de nous pour le prix de la fidélité, que d’un autre pour le prix de la trahison.»

[283] Les Lanciers de la garde ayant disparu, le reste de la cohorte, sans paroître mépriser le discours de Pison, se mit en devoir de préparer lies Enseignes plutôt par hazard, &, comme il arrive en ces momens de trouble, sans trop savoir ce qu’on faisoit, que par une feinte insidieuse comme on l’a cru dans la suite. Celsus fut envoyé au détachement de l’armée d’Illyrie vers le Portique de Vipsanius. On ordonna aux Primipilaires Serenus & Sabines d’amener les soldats Germains du Temple de la liberté. On se défioit de la Légion marine, aigrie par le meurtre de ses soldats que Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les Tribuns Cerius, Subrinus & Longinus allerent au Camp Prétorien pour tâcher d’étouffer la sédition naissante avant qu’elle eût éclaté. Les soldats menacerent les deux premiers; mais Longin fut maltraité & désarmé, parce qu’il n’avoit pas passé par les grades militaires, & qu’étant dans la confiance de Galba, il en étoit plus suspect aux rebelles. La Légion de mer ne balança pas à se joindre aux Prétoriens. Ceux du détachement d’Illyrie présentant à Celsus la pointe des armes ne voulurent point l’écouter. Mais les troupes d’Allemagne hésiterent long-tems, n’ayant pas encore recouvré leurs forces & ayant perdu toute mauvaise volonté, depuis que revenues malades de la longue navigation d’Alexandrie où Neron les avoit envoyées, Galba n’épargnoit ni soin ni dépense pour les rétablir. La foule du Peuple & des esclaves qui durant ce tems remplissoient le Palais, demandoit à cris perçans la mort d’Othon & l’exil des conjurés, comme ils auroient demandé quelque scene dans les jeux publics; non que le jugement ou le zele excitât des clameurs qui changerent [285] d’objet dès le même jour, mais par l’usage établi d’enivrer chaque Prince d’acclamations effrénées & de vaines flatteries.

Cependant Galba flottoit entre deux avis: celui de Vinius étoit qu’il faloit armer les esclaves, rester dans le Palais, & en barricader les avenues; qu’au lieu de s’offrir à des gens échauffés, on devoit laisser le tems aux révoltés de se repentir & aux fideles de se rassurer; que si la promptitude convient aux forfaits, le tems favorise les bons desseins, qu’enfin l’on auroit toujours la même liberté d’aller s’il étoit nécessaire, mais qu’on n’étoit pas sûr d’avoir celle du retour au besoin.

Les autres jugeoient qu’en se hâtant de prévenir le progrès d’une sédition foible encore & peu nombreuse on épouvanteroit Othon même, qui, s’étant livré furtivement à des inconnus profiteroit, pour apprendre à représenter, de tout le tems qu’on perdroit dans une lâche indolence. Faloit-il attendre qu’ayant pacifié le Camp il vînt s’emparer de la place & monter au Capitole aux yeux même de. Galba, tandis qu’un si grand Capitaine & ses braves amis renfermés dans les portes & le seuil du Palais l’inviteroient pour ainsi dire à les assiéger? Quel secours pouvoit-on se promettre des esclaves si on laissoit refroidir la faveur de la multitude & sa premiere indignation plus puissante que tout le reste? D’ailleurs, disoient-ils le parti le moins honnête est aussi le moins sûr, & dût-on succomber au péril, il vaut encore mieux l’aller chercher; [287] Othon en sera plus odieux & nous en aurons plus d’honneur. Vinius résistant à cet avis fut menacé par Lacon à l’instigation d’Icelus, toujours prêt à servir sa haine particuliere aux dépens de l’Etat.

Galba sans hésiter plus long-tems choisit le parti le plus spécieux. On envoya Pison le premier au Camp, appuyé du crédit que devoient lui donner sa naissance, le rang auquel il venoit de monter, & sa colere contre Vinius, véritable, ou supposée telle par ceux dort Vinius étoit haï & que leur haine rendoit crédules. A peine Pison fut parti qu’il s’éleva un bruit, d’abord vague & incertain, qu’Othon avoit été tué dans le Camp. Puis, comme il arrive aux mensonges importans, il se trouva bientôt des témoins oculaires du fait, qui persuaderent aisément tous ceux qui s’en réjouissoient ou qui s’en soucioient peu. Mais plusieurs crurent que ce bruit étoit répandu & fomenté par les amis d’Othon, pour attirer Galba par le leurre d’une bonne nouvelle.

Ce fut alors que les applaudissemens & l empressement outré gagnant plus haut qu’une populace imprudente, la plupart des Chevaliers & des Sénateurs, rassurés & sans précaution forcerent les portes du Palais, & courant au-devant de Galba, se plaignoient que l’honneur de le venger leur eût été ravi. Les plus lâches, & comme l’effet le prouva, les moins capables d’affronter le danger, téméraires en paroles, & braves de la langue, affirmoient tellement ce qu’ils savoient le moins, que, faute, d’avis certains, & vaincu par ces clameurs, Galba prit une [289] cuirasse, & n’étant ni d’âge ni de force à soutenir le choc de la foule, se fit porter dans sa chaise. Il rencontra sortant du Palais un Gendarme nommé Julius Atticus qui, montrant son glaive tout sanglant, s’écria qu’il avoit tué Othon. Camarade, lui dit Galba, qui vous l’a commandé? Vigueur singuliere d’un homme attentif à réprimer la licence militaire, & qui ne se laissoit pas plus amorcer par les flatteries, qu’effrayer par les menaces!

Dans le Camp les sentimens n’étoient plus douteux ni parragés, & le zele des soldats étoit tel que, non contens d’environner Othon de leurs corps & de leurs bataillons, ils le placerent au milieu des Enseignes & des Drapeaux dans l’enciente où étoit peu auparavant la Statue d’or de Galba. Ni Tribuns ni Centurions ne pouvoient approcher, & les simples soldats crioient qu’on prît garde aux Officiers. On n’entendoit pas les clameurs, tumultes, exhortations mutuelles. Ce n’étoient pas les tiedes & les discordantes acclamations d’une populace qui flatte son maître, mais tous les soldats qu’on voyoit accourir en foule étoient pris par la main, embrassés tout armés, amenés devant lui, & après leur avoir dicté le ferment, ils recommandoient l’Empereur aux Troupes & les Troupes à l’Empereur. Othon de son côté, tendant les bras, saluant la multitude, envoyant des baisers, n’omettoit rien de servile pour commander.

Enfin après que toute la Légion de mer lui eut prêté le serment, se confiant en ses forces, & voulant animer en commun tous ceux qu’il avoit excités en particulier, il monta sur le rempart du Camp & leur tint ce discours.

[291] «Compagnons, j’ai peine à dire sous quel titre je me présente en ce lieu: car élevé par vous à l’Empire je ne puis me regarder comme particulier, ni comme Empereur tandis qu’un autre commande, & l’on ne peut savoir quel nom vous convient à vous-mêmes qu’en décidant si celui que vous protégez est le Chef ou l’ennemi du Peuple Romain. Vous entendez que nul ne demande ma punition qui ne demande aussi la vôtre, tant il est certain que nous ne pouvons nous sauver ou périr qu’ensemble, & vous devez juger de la facilité avec laquelle le clément Galba a peut-être déjà promis votre mort par le meurtre de tant de milliers de soldats innocens que personne ne lui demandoit. Je frémis en me rappellant l’horreur de son entrée, & de son unique victoire, lorsqu’aux yeux de toute la Ville il fit décimer les prisonniers supplians qu’il avoit reçus en grace. Entré dans Rome sous de tels auspices, quelle gloire a-t-il acquise dans le gouvernement, si ce n’est d’avoir fait mourir Sabinus & Marcellus en Espagne, Chilon dans les Gaules, Capiton en Allemagne, Macer en Afrique, Cingonius en route, Turpilien dans Rome, & Nymphidius au Camp? Quelle armée ou quelle Province si reculée sa cruauté n’a-t-elle point souillée & deshonorée, ou selon lui lavée & purifiée avec du sang? Car traitant les crimes de remedes & donnant de faux noms aux choses, il appelle la barbarie sévérité, l’avarice économie, & discipline tous les maux qu’il vous fait souffrir. Il n’y a pas sept mois que Néron est mort, & Icelus a déjà plus volé que n’ont fait Elius, Polyclete & Vatinius. Si Vinius lui-même eût été Empereur, il eût gouverné avec moins d’avarice & de licence [293] mais il nous commande comme à ses sujets & nous dédaigne comme ceux d’un autre. Ses richesses seules suffisent pour ce donatif qu’on vous vante sans cesse & qu’on ne vous donne jamais.»

«Afin de ne pas même laisser d’espoir à son successeur, Galba a rappellé d’exil un homme qu’il jugeoit avare & dur comme lui. Les Dieux vous ont avertis par les plus signes les plus évidens qu’ils désapprouvoient cette élection: le Sénat le Peuple & le Romain ne lui sont pas plus favorables; mais leur confiance est toute en votre courage; car vous avez la force en main pour exécuter les choses honnêtes, & sans vous les meilleurs desseins ne peuvent avoir d’effet. Ne croyez pas qu’il soit ici question de guerres ni de périls, puisque toutes les troupes sont pour nous, que Galba n’a qu’une cohorte en toge, dont il n’est pas le chef, mais le prisonnier, & dont le seul combat à votre aspect & à mon premier signe va être à qui m’aura le plutôt reconnu. Enfin ce n’est pas le cas de temporiser dans une entreprise qu’on ne peut louer qu’après l’exécution.»

Aussi-tôt ayant fait ouvrir l’Arsenal, tous coururent aux armes sans ordre, sans regle, sans distinction des Enseignes prétoriennes & des Légionnaires, de l’écu des Auxiliaires & du bouclier Romain. Et sans que ni Tribun ni Centurion s’en mêlât, chaque soldat devenu son propre officier s’animoit & s’excitoit lui-même à mal faire par le plaisir d’affliger les gens de bien.

[295] Déjà Pison, effrayé du frémissement de la sédition croissante & du bruit des clameurs qui retentissoit jusques dans la Ville, s’étoit mis à la suite de Galba qui s’acheminoit vers la place: déjà, sur les mauvaises nouvelles apportées par Celsus, les uns parloient de retourner au Palais, d’autres d’aller au Capitole, le plus grand nombre d’occuper les rostres. Plusieurs se contentoient de contredire l’avis des autres, &, comme il arrive dans les mauvais succès, le parti qu’il n’étoit plus tems de prendre, sembloit alors le meilleur. On dit que Lacon méditoit à l’insu de Galba de faire tuer Vinius; soit qu’il espérât adoucir les soldats par ce châtiment, soit qu’il le crût complice d’Othon, soit enfin par un mouvement de haine. Mais le tems & le lieu l’ayant fait balancer par la crainte de ne pouvoir plus arrêter le sang après avoir commencé d’en répandre, l’effroi des survenans, la dispersion du cortege, & le trouble de ceux qui étoient d’abord montrés si pleins de zele & d’ardeur, acheverent de l’en détourner.

Cependant entraîné çà & là, Galba cédoit à l’impulsion des flots de la multitude, qui, remplissant de toutes parts les Temples & les Basiliques, n’offroit qu’un aspect lugubre. Le Peuple & les Citoyens, l’air morne & l’oreille attentive, ne poussoient point de cris: il ne régnoit ni tranquillité ni tumulte, mais un silence qui marquoit à la fois la frayeur & l’indignation. On dit pourtant à Othon que le Peuple prenoit les armes, sur quoi il ordonna de forcer les passages & d’occuper les postes importans. Alors, comme s’il eût été question, non de massacre dans leur Prince un vieillard désarmé, mais de rerverser Pacore [297] ou Vologese du Trône des Arsacides, on vit les soldats Romains, écrasant le Peuple, foulant aux pieds les Sénateurs, pénétrer dans la place à la course de leurs chevaux & à la pointe de leurs armez, sans respecter le Capitole ni les Temples des Deux, sans craindre les Princes présens & à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés.

A peine apperçut-on les troupes d’Othon, que l’Enseigne de l’escorte de Galba appellé, dit-on, Vergilio, arracha l’image de l’Empereur & la jetta par terre. A l’instant tous les soldats se déclarent, le Peuple fuit, quiconque hésite voit le fer prêt à le percer. Près du Lac de Curtius, Galba tomba de sa chaise par l’effroi de ceux qui le portoient, & fut d’abord enveloppé. On a rapporté diversement ses dernieres paroles selon la haine ou l’admiration qu’on avoit pour lui. Quelques-uns disent qu’il demanda d’un ton suppliant quel mal il avoit fait, priant qu’on lui laissât quelques jours pour payer le donatif: Mais plusieurs assurent que, présentant hardiment la gorge aux soldats, il leur dit de frapper s’ils croyoient sa mort utile à l’Etat. Les meurtriers écouterent peu ce qu’il pouvoit dire. On n’a pas bien su qui l’avoit tué: les uns nomment Terentius, d’autres Lecanius; mais le bruit commun est que Camurius soldat de la quinzieme Légion lui coupa la gorge. Les autres lui déchiqueterent cruellement les bras & les jambes, car la cuirasse couvroit la poitrine, & leur barbare férocité chargeoit encore de blessures un corps déjà mutilé.

[299] On vint ensuite à Vinius, dont il est pareillement douteux si le subit effroi lui coupa la voix, ou s’il s’écria qu’Othon n’avoit point ordonné sa mort: paroles qui pouvoient être l’effet de sa crainte, ou plutôt l’aveu de sa trahison, sa vie & sa réputation portant à le croire complice d’un crime dont il étoit cause.

On vit ce jour-là dans Sempronius Densus un exemple mémorable pour notre tems. C’étoit un Centurion de la cohorte Prétorienne, chargé par Galba de la garde de Pison. Il se jetta le poignard à la main au-devant des soldats en leur reprochant leur crime, & du geste & de la voix attirant les coups sur lui seul, il donna le tems à Pison de s’échapper, quoique blessé. Pison se sauva dans le Temple de Vesta, où il reçut asyle par la piété d’un esclave qui le cacha dans sa chambre; précaution plus propre à différer sa mort que la Religion ni le respect des Autels. Mais Florus, soldat des cohortes Britanniques, qui depuis long-tems avoit été fait Citoyen par Galba, & Statius Murcus Lancier de la garde, tous deux particuliérement altérés du sang de Pison, vinrent de la part d’Othon le tirer de son asyle & le tuerent à la porte du Temple.

Cette mort fut celle qui fit le plus de plaisir à Othon, & l’on dit que ses regards avides ne pouvoient se lasser de considérer cette tête: soit que, délivré de toute inquiétude, il commençât alors à se livrer à la joie, soit que son ancien respect [301] pour Galba & son amitié pour Vinius mêlant à sa cruauté quelque image de tristesse, il se crût plus permis de prendre plaisir à la mort d’un concurrent & d’un ennemi. Les têtes furent mises chacune au bout d’une pique & portées parmi les Enseignes des cohortes & autour de l’Aigle de la Légion. C’étoit à qui croit parade de ses mains sanglantes; à qui, faussement ou nom, se vanteroit d’avoir commis ou vu ces assassinats, comme d’exploits glorieux & mémorables. Vitellius trouva dans la suite plus de cent vingt placets de gens qui demandoient récompense pour quelque fait notable de ce jour-là. Il les fit tous chercher & mettre à mort, non pour honorer Galba, mais selon la maxime des Princes de pourvoir à leur sureté presente par la crainte des châtimens futurs.

Vous eussiez cru voir un autre Sénat & un autre Peuple. Tout accouroit au Camp; chacun s’empressoit à devancer les autres, à maudire Galba, à vanter le bon choix des troupes, à baiser les mains d’Othon; moins le zele étoit sincere, plus on affectoit d’en montrer. Othon, de son côté, ne rebutoit personne, mais des yeux & de la voix tâchoit d’adoucir l’avide férocité des soldats. Ils ne cessoient de demander le supplice de Celsus Consul désigné, & jusqu’à l’extrémité fidele ami de Galba. Son innocence & ses services étoient des crimes qui les irritoient. On voyoit qu’ils ne cherchoient qu’à faire périr tout homme de bien & commencer les meurtres & le pillage. Mais Othon qui pouvoit commander des assassinats, n’avoir pas encore assez d’autorité pour les défendre. Il fit donc lier Celsus, affectant une grande colere, & le sauva d’une mort présente en feignant de le réserver à des tourmens plus cruels.

[303] Alors tout se fit au gré des soldats. Les Prétoriens Le choisirent eux-mêmes leurs Préfets. A Firmus, jadis Manipulaire, puis Commandant du guet, & qui du vivant même de Galba s’étoit attaché à Othon, ils joignirent Licinius Proculus, que son étroite familiarité avec Othon fit soupçonner d’avoir favorisé ses desseins. En donnant à Sabinus la Préfecture de Rome, ils suivirent le sentiment de Néron sous lequel il avoit eu le même emploi; mais le plus grand nombre ne voyoit en lui que Vespasien son frere. Ils solliciterent l’affranchissement des tributs annuels que, sous le nom de congés à tems les simples soldats payoient aux Centurions. Le quart des Manipulaires étoit aux vivres ou dispersé dans le Camp, & pourvu que le droit du Centurion ne fût pas oublié, il n’y avoit sorte de vexation dont ils s’abstinssent, ni sorte de métier dont ils rougissent. Du profit de leurs voleries & des plus serviles emplois ils payoient l’exemption du service militaire, & quand ils s’étoient enrichis, les Officiers les accablant de travaux & de peine les forçoient d’acheter de nouveaux congés. Enfin, épuisés de dépense & perdus de mollese ils revenoient au manipule pauvres & fainéans, de laborieux qu’ils en étoient partis & de riches qu’ils y devoient retourner. Voilà comment, également corrompus tour-à-tour par la licence & par la misere ils ne cherchoient que mutineries, révoltes & guerres civiles. De peur d’irriter les Centurions en gratifiant les soldats à leurs dépens, Othon promit de payer du fisc les congés annuels; établissement utile, & depuis confirmé par tous les bons Princes pour le maintien de la discipline. Le Préfet Lacon qu’on feignit de reléguer dans une isle, fut tué par un garde envoyé pour cela par Othon. Icelus fut puni publiquement en qualité d’affranchi.

[305] Le comble des maux dans un jour si rempli de crimes fut l’alégresse qui le termina. Le Préteur de Rome convoqua le Sénat, & tandis que les autres Magistrats outroient à l’envi l’adulation, les Sénateurs accourent, décernent à Othon la puissance Tribunicienne, le nom d’Auguste, & sous les honneurs des Empereurs précédens, tâchant d’effacer ainsi les injures dont ils venoient de le charger & auxquelles il ne parut point, sensible. Que ce fût clémence ou délai de sa part, c’est ce que le peu de tems qu’il a régné n’a pas permis de savoir.

S’étant fait conduire au Capitole, puis au Palais, il trouva la place ensanglantée des morts qui y étoient encore étendus, & permit qu’ils fussent brûlés & enterrés. Verania femme de Pison, Scribonianus son frere, & Crispine fille de Vinius, recueillirent leurs corps, & ayant cherché les têtes, les racheterent des meurtriers qui les avoient gardées pour les vendre.

Pison finit ainsi la trente-unieme année d’une vie passée avec moins de bonheur que d’honneur. Deux de ses freres avoient été mis à mort, Magnus par Claude & Crassus par Néron. Lui-même après un long exil fut six jours César, & par une adoption précipitée sembla n’avoir été préféré à son aîné que pour être mis à mort avant lui. Vinius vécut quarante-sept ans avec des mœurs inconstantes, Son Pere étoit de famille Prétorienne; son aïeul maternel fut au nombre des proscrits. Il fit avec infamie ses premieres armes sous Calvisius Sabinus Lieutenant-général, dont la femme indécemment curieuse de voir l’ordre du Camp, y entra de nuit en habit d’homme, & [307] avec la même impudence parcourut les gardes & tous les postes, après avoir commencé par souiller le lit conjugal; crime dont on taxa Vinius d’être complice. Il fut donc chargé de chaînes par ordre de Caligula: mais bientôt les révolutions des tems l’ayant fait délivrer, il monta sans reproche de grade en grade. Après sa Préture il obtint avec applaudissement le commandement d’une Légion; mais se déshonorant derechef par la plus servile bassesse il vola une coupe d’or dans un festin de Claude, qui ordonna le lendemain que de tous les convives on servît le seul Vinius en vaisselle de terre. Il ne laissa pas de gouverner ensuite la Gaule Narbonnoise en qualité de Proconsul avec la plus sévere intégrité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba, il se montra prompt, hardi, rusé, méchant, habile selon ses desseins, & toujours avec la même vigueur. On n’eut point d’égard à son testament à cause de ses grandes richesses mais la pauvreté de Pison fit respecter ses dernieres volontés.

Le corps de Galba, négligé long-tems & chargé de mille outrages dans la licence des ténebres, reçut une humble sépulture dans ses jardins particuliers par les soins d’Argius son lntendant & l’un de ses plus anciens domestiques. Sa tête plantée au bout d’une lance & défigurée par les Valets & Goujats, fut trouvée le jour suivant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Héron qu’il avoit fait punir, & mise avec son corps déjà brillé. Telle fut la fin de Sergius Galba après soixante & treize ans de vie & de prospérité sous cinq Princes, & plus heureux sujet que Souverain. Sa noblesse étoit ancienne & sa fortune immense: il avoir un génie [309] médiocre, point de vices & peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cherchoit la réputation; sans convoiter les richesses d’autrui; il étoit ménager des siennes, avare de celles de l’Etat. Subjugué par ses amis & ses affranchis, & juste ou méchant par leur caractere, il laissoit faire également le bien & le mal, approuvant l’un & ignorant. l’autre: mais un grand nom & le malheur des tems lui faisoient imputer à vertu ce qui n’étoit qu’indolence. Il avoit servi dans sa jeunesse en Germanie avec honneur, & s’étoit bien comporté dans le Proconsulat d’Afrique: devenu vieux, il gouverna l’Espagne citérieure avec la même équité. En un mot, tant qu’il fut homme privé il parut au-desssus de son état, & tout le monde l’eût jugé digne de l’Empire, s’il n’y fût jamais parvenu.

A la consternation que jetta dans Rome l’atrocité de ces récentes exécutions & à la crainte qu’y causoient les anciennes mœurs d’Othon, se joignit un nouvel effroi par la défection de Vitellius qu’on avoit cachée du vivant de Galba, en laissant croire qu’il n’y avoit de révolte que dans l’armée de la haute Allemagne. C’est alors qu’avec le Sénat & l’ordre équestre, qui prenoient quelque part aux affaires publiques, le peuple même déploroit ouvertement la fatalité du sort, qui sembloit avoir suscité pour la perte de l’Empire deux hommes, les plus corrompus des mortels par la mollesse, la débauche, l’impudicité. On ne voyoit pas seulement renaître les cruautés commises durant la paix, mais l’horreur des guerres civiles où Rome avoir été si souvent prise par ses [311] propres, troupes, l’Italie dévastée, les Provinces ruinées, Pharsale, Philippes, Perouse, & Modene, ces noms célebres par la désolation publique revenoient sans cesse à la bouche. Le monde avoir été presque bouleversé quand des hommes dignes du souverain pouvoir se le disputerent. Jules & Auguste vainqueurs avoient soutenu l’Empire; Pompée & Brutus eussent relevé la République; mais étoit-ce pour Vitellius ou pour Othon qu’il faloit invoquer les Dieux, & quelque parti qu’on prît entre de tels compétiteurs, comment éviter de faire des vœux impies & des prieres sacrileges quand l’événement de la guerre ne pouvoir dans le vainqueur montrer que le plus méchant? Il y en avoit qui songeoient à Vespasien & à l’armée d’Orient; mais quoiqu’ils préférassent Vespasien aux deux autres, ils ne laissoient pas de craindre cette nouvelle guerre comme une source de nouveaux malheurs; outre que la réputation de Vespasien étoit encore équivoque; car il est le seul parmi tant de Princes que le rang suprême ait changé en mieux.

Il faut maintenant exposer l’origine & les causes des mouvement de Vitellius. Après la défaite & la mort de Vindex, l’armée, qu’une victoire sans danger & sans peine venoit d’enrichir, fiere de sa gloire & de son butin & préférant le pillage à la paye ne cherchoit que guerres & que combats. Long-tems le service avoit été infructueux & dur, soit par la rigueur du climat & des saisons, soit par la sévérité de la discipline, toujours inflexible durant la paix, mais que les flatteries des séducteurs & l’impunité des traîtres énervent [313] dans les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout s’offroit à qui sauroit s’en servir & s’en illustrer, &, au lieu qu’avant la guerre les armées étant éparses sur les frontieres, chacun ne connoissoit que sa compagnie & son bataillon, alors les Légions rassemblées contre Vindex ayant comparé leur force à celles des Gaules, n’attendoient qu’un nouveau prétexte pour chercher querelle à des peuples qu’elles ne traitoient plus d’amis & de compagnons, mais de rebelles

& de vaincus. Elles comptoient sur la partie des Gaules qui confine au Rhin & dont les habitans ayant pris le même parti les excitoient alors puissamment contre les Galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils avoient donné à ses partisans. Le Soldat animé contre les Héduens & les Séquanois & mesurant sa colere sur leur opulence, dévoroit déjà dans son cœur le pillage des villes & des champs, & les dépouilles des Citoyens; son arrogance & son avidité, vices communs à qui se sent le plus fort, s’irritoient encore par les bravades des Gaulois, qui pour faire dépit aux Troupes, se vantoient de la remise du quart des tributs, & du droit qu’ils avoient reçu de Galba.

A tout cela se joignoit un bruit adroitement répandu & inconsidérément adopté que les Légions seroient décimées & les plus braves Centurions cassés. De toutes parts venoient des nouvelles fâcheuses: rien de Rome que de sinistre; la mauvaise volonté de la Colonie Lyonnoise & son opiniâtre attachement pour Néron étoit la source de mille faux bruits. Mais la haine & la crainte particuliere, jointe à la [315] sécurité générale qu’inspiroient tant de forces réunies, fournissoient dans se Camp une assez ample matiere en mensonge & à la crédulité.

Au commencement de Décembre Vitellius arrivé dans la Germanie inférieure visita soigneusement les quartiers, où, quelquefois avec prudence & plus souvent par ambition, il effaçoit l’ignominie, adoucissoit les châtimens, & rétablissoit chacun dans son rang ou dans son honneur. Il répara surtout avec beaucoup d’équité, les injustices que l’avarice & la corruption avoient fait commettre à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de guerre. On lui obéissoit plutôt comme à un Souverain que comme à un Proconsul, mais il étoit souple avec les hommes fermes. Libéral de son bien, prodigue de celui d’autrui, il étoit d’une profusion sans mesure, que ses amis, changeant par l’ardeur de commander, ses vertus en vices, appelloient douceur & bonté. Plusieurs dans le Camp cachoient, sous un air modeste & tranquille, beaucoup de vigueur à mal faire: mais Valens & Cecina Lieutenans-généraux, se distinguoient par une avidité sans bornes qui n’en laissoit point à leur audace. Valens sur-tout, après avoir étouffé les projets de Capiton & prévenu l’incertitude de Verginius, outré de l’ingratitude de Galba, ne ces soit d’exciter Vitellius, en lui vantant le zele des Troupes. Il lui disoit que sur sa réputation Hordeonius ne balanceroit pas un moment, que l’Angleterre seroit pour lui, qu’il auroit des secours de l’Allemagne, que toutes les provinces flottoient sous le gouvernement précaire [317] & passager d’un vieillard; qu’il n’avoir qu’à tendre les bras à la fortune & courir au-devant d’elle, que les doutes convenoient à Verginius simple Chevalier Romain, fils d’un pere inconnu, & qui, trop au-dessous du rang suprême pouvoit le refuser sans risque. Mais quant à lui dont le Pere avoit eu trois Consulats, la Censure, & César pour collegue, que plus il avoit de titres pour aspirer à l’Empire, plus il lui étoit dangereux de vivre en homme privé. Ces discours agitant Vitellius, portoient dans son esprit indolent plus de désirs que d’espoir.

Cependant Cecina, grand, jeune, d’une belle figure, d’une démarche imposante, ambitieux, parlant bien, flattoit & gagnoit les soldats de l’Allemagne supérieure. Questeur en Bétique, il avoir pris des premiers le parti de Galba qui lui donna le commandement d’une Légion; mais ayant reconnu qu’il détournoit les deniers publics, il le fit accuser de péculat; ce que Cecina supportant impatiemment, il s’efforça de tout brouiller & d’ensevelir ses fautes sous les ruines de la République. Il y avoit déjà dans l’armée assez de penchant à la révolte; car elle avoir de concert pris parti contre Vindex, & ce ne fut qu’après la mort de Néron qu’elle se déclara pour Galba, en quoi même elle se laissa prévenir par les cohortes de la Germanie inférieure. De plus, les peuples de Treves, de Langres & de toutes les Villes dont Galba avoir diminué le territoire & qu’il avoit maltraitées par de rigoureux Edits, mêlés dans les quartiers des Légions les excitoient par des discours séditieux, & les soldats corrompus par les habitans [319] n’attendoient qu’un homme qui voulût profiter de l’offre qu’ils avoient faite à Verginius. La Cité de Langres avoit selon l’ancien usage envoyé aux Légions le présent des mains enlacées, en Ligne d’hospitalité. Les députés affectant une contenance affligée commencerent à raconter de chambrée en chambrée les injures qu’ils recevoient & les graces qu’on faisoit aux Cités voisines; puis, se voyant écoutés ils échauffoient les esprits par l’énumération des mécontentemens donnés à l’armée & de ceux qu’elle avoit encore à craindre.

Enfin tout se préparant à la sédition, Hordéqnius renvoya les députes & les fit sortir de nuit pour cacher leur départ. Mais cette précaution réussit mal, plusieurs assurant qu’ils avoient été massacrés, & que, si l’on ne prenoit garde à soi, les plus braves soldats qui avoient osé murmurer de ce qui se passoit seroient ainsi tués de nuit à l’insu des autres. Là-dessus les Légions s’étant liguées par un engagement secret, on fit venir les auxiliaires, qui d’abord donnerent de l’inquiétude aux cohortes & à la cavalerie qu’ils environnoient, & qui craignirent d’en être attaquées. Mais bientôt tous avec la même ardeur prirent le même parti; mutins plus d’accord dans la révolte qu’ils ne furent dans leur devoir.

Cependant le premier Janvier les Légions de la Germanie inférieure prêterent solemnellement le serment de fidélité à Galba, mais à contre-cœur & seulement par la voix de quelques-uns dans les premiers rangs; tous les autres gardoient le silence, chacun n’attendant que l’exemple de son voisin, [321] selon la disposition naturelle aux hommes de seconder avec courage les entreprises qu’ils n’osent commencer. Mais l’émotion n’étoit pas la même dans toutes les Légions. Il régnoit un si grand trouble dans la premiere & dans la cinquieme, que quelques-uns jetterent des pierres aux images de Galba. La quinzieme & la seizieme, sans aller au-delà du murmure & des menaces, cherchoient le moment de commencer la révolte. Dans l’armée supérieure la quatrieme & la vingt-deuxieme Légion, allant occuper les mêmes quartiers, briserent les images de Galba ce même premier de Janvier, la quatrieme sans balancer, la vingt-deuxieme ayant d’abord hésité se détermina de même: mais pour ne pas paroître avilir la majesté de l’Empire, elles jurerent au nom du Sénat & du Peuple Romain, mots surannés depuis long-tems. On ne vit ni Généraux ni Officiers faire le moindre mouvement en faveur de Galba; plusieurs même, dans le tumulte, cherchoient à l’augmenter, quoique jamais de dessus le Tribunal ni par de publiques harangues; de sorte que jusques-là on n’auroit su à qui s’en prendre.

Le Proconsul Hordéonius, simple spectateur de la révolte, n’osa faire le moindre effort pour réprimer les séditieux, contenir ceux qui flottoient, ou ranimer les fideles: négligent & craintif, il fut clément par lâcheté. Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, tous quatre Centurions de la vingt-deuxieme Légion, ayant voulu défendre les images de Galba, les soldats se jetterent sur eux & les lierent. Après cela, il ne fut plus question de [323] la foi promise ni du ferment prêté; & comme il arrive dans les séditions, tout fut bientôt du côté, du plus grand nombre. La même nuit, Vitellius étant à table à Cologne, l’Enseigne de la quatrieme Légion le vint avertir que les deux Légions, après avoir renversé les images de Galba, avoient juré fidélité au Sénat & au Peuple Romain; ferment qui fut trouvé ridicule. Vitellius, voyant l’occasion favorable & résolu de s’offrir pour chef, envoya des Députés annoncer aux Légions que l’armée supérieure s’étoit révoltée contre Galba, qu’il faloit se préparer à faire la guerre aux rebelles, ou, si l’on aimoit mieux la paix, à reconnoître un autre Empereur, & qu’ils couroient moins de risque à l’élire qu’à l’attendre.

Les quartiers de la premiere Légion étoient les plus voisins. Fabius Valens Lieutenant-général fut le plus diligent, & vint le lendemain à la tête de la Cavalerie, de la Légion & des Auxiliaires saluer Vitellius Empereur. Aussi-tôt ce fut parmi les Légions de la province à qui préviendroit les autres; & l’armée supérieure laissant ces mots spécieux de Sénat & de Peuple Romain, reconnut aussi Vitellius le trois de Janvier, après s’être jouée durant deux jours du nom de la République. Ceux de Treves, de Langres & de Cologne, non moins ardens que les gens de guerre, offroient à l’envi selon leurs moyens, troupes, chevaux, armes, argent, Ce zele ne se bornoit pas aux chefs des Colonies & des quartiers, animés par le concours présent, & par les avantages que leur promettoit la victoire; mais les manipules & même les simples soldats transportés par instinct, [325] & prodigues pas avarice, venoient, faute d’autres biens, offrir leur paye, leur équipage, & jusqu’aux ornemens d’argent dont leurs armes étoient garnies.

Vitellius, ayant remercié les troupes de leur zele, commit aux Chevaliers Romains le service auprès du Prince que les affranchis faisoient auparavant. Il acquitta du fisc les droits dus aux Centurions par les Manipulaires. Il abandonna beaucoup de gens à la fureur des soldats, & en sauva quelques-uns en feignant de les envoyer en prison. Propinquus Intendant de la Belgique, fut tué sur-le-champ: mais Vitellius fut adroitement soustraire aux Troupes irritées Julius Burdo Commandant de l’armée navale, taxé d’avoir intenté des accusations & ensuite tendu des pieges à Fonteius Capiton. Capiton étoit regretté, & parmi ces furieux on pouvoit tuer impunément, mais non pas épargner sans ruse. Burdo fut donc mis en prison, & relâché bientôt après la victoire quand les Soldats furent appaisés. Quant au Centurion Crispinus qui s’étoit souillé du sang de Capiton, & dont le crime n’étoit pas équivoque à leurs yeux ni la personne regrettable à ceux de Vitellius, il fut livré pour victime à leur vengeance. Julius Civilis, puissant chez les Bataves, échappa au péril par la crainte qu’on eut que son supplice n’aliénât un peuple si féroce; d’autant plus qu’il y avoir dans Langres huit cohortes Bataves auxiliaires de la quatrieme Légion, lesquelles s’en étoient séparées par l’esprit de discorde qui régnoit en ce tems-là, & qui pouvoient produire un grand effet en se déclarant pour ou contre. Les Centurions Nonius, Donatius, Romilius, Calpurnius dont nous avons parlé, [327] furent tués par l’ordre de Vitellius comme coupables de fidélité, crime irrémissible chez des rebelles. Valerius Asiaticus Commandant de la Belgique, & dont peu après Vitellius épousa la fille, se joignit à lui. Julius Blaesus Gouverneur du Lyonnois en fit de même avec les troupes qui venoient à Lyon; savoir, la Légion d’Italie & l’Escadron de Turin: celles de la Rhétique ne tarderent point à suivre cet exemple.

Il n’y eut pas plus d’incertitude en Angleterre. Trébellius Maximus qui y commandoit s’étoit fait haïr & mépriser de l’armée par ses vices & son avarice; haine que fomentoit Roscius Caelius Commandant de la vingtieme Légion brouillé depuis long-tems avec lui, mais à l’occasion des guerres civiles devenu son ennemi déclaré. Trébellius traitoit Caelius de séditieux, de perturbateur de la discipline; Caelius l’accusoit à son tour de piller & ruiner les Légions. Tandis que les Généraux se déshonoroient par ces opprobres mutuels, les Troupes perdant tout respect en vinrent à tel excès de licence que les cohortes & la cavalerie se joignirent à Caelius, & que Trébellius abandonné de tous & chargé d’injures, fut contraint de se réfugier auprès de Vitellius. Cependant, sans chef consulaire, la Province ne laissa pas de rester tranquille, gouvernée par les Commandans des Légions, que le droit rendoit tous égaux, mais que l’audace de Caelius tenoit en respect.

Après l’accession de l’armée Britannique, Vitellius, bien pourvu d’armes & d’argent, résolut de faire marcher ses troupes par deux chemins & sous deux Généraux. Il chargea Fabius [329] Valens d’attirer à son parti Gaules, ou sur leur refus de les ravager, & de déboucher en Italie par les Alpes Cotiennes: il ordonna à Cecina de gagner la crête des Pennines par le plus court chemin. Valens eut l’élite de l’armée inférieure avec l’Aigle de la cinquieme Légion, & assez de Cohortes & de Cavalerie pour lui faire une armée de quarante mille hommes. Cecina en conduisit trente mille de l’armée supérieure, dont la vingt-unieme Légion faisoit la principale force. On joignit à l’une & à l’autre armée des Germains auxiliaires dont Vitellius recruta aussi la sienne, avec laquelle il se préparoit à suivre le sort de la guerre.

Il y avoir entre l’armée & l’Empereur une opposition bien étrange. Les soldats pleins d’ardeur, sans se soucier de l’hiver ni d’une paix prolongée par indolence, ne demandoient qu’à combattre, & persuadés que la diligence est sur-tout essentielle dans les guerres civiles, où il est plus question d’agir que de consulter, ils vouloient profiter de l’effroi des Gaules & des lenteurs de l’Espagne pour envahir l’Italie & marcher à Rome. Vitellius, engourdi & dès le milieu du jour surchargé d’indigestions & de vin, consumoit d’avance les revenus de l’Empire dans un vain luxe & des festins immenses; tandis que le zele & l’activité des troupes suppléoient au devoir du chef, comme si, présent lui-même, il eût encouragé les braves & menacé les lâches.

Tout étant prit pour le départ, elles en demanderent l’ordre, & sur-le-champ donnerent à Vitellius le surnom de Germanique: [331] mais même après la victoire il défendit qu’on le nommât César. Valens & son armée eurent un favorable augure pour la guerre qu’ils alloient faire: car le jour même du départ, un Aigle planant doucement à la tête des Bataillons, sembla leur servir de guide, & durant un long espace les soldats pousserent tant de cris de joie & l’Aigle s’en effraya si peu, qu’on ne douta pas sur ces présages d’un grand & heureux succès.

L’armée vint à Treves en toute sécurité comme chez des alliés. Mais, quoiqu’elle reçût toutes sortes de bons traitemens à Divolure, Ville de la Province de Metz, une terreur panique fit prendre sans sujet les armes aux soldats pour la détruire. Ce n’étoit point l’ardeur du pillage qui les animoit, mais une fureur, une rage d’autant plus difficile à calmer qu’on en ignoroit la cause. Enfin après bien des prieres, & le meurtre de quatre mille hommes, le Général sauva le reste de la Ville. Cela répandit une telle terreur dans les Gaules, que de toutes les Provinces où passoit l’armée on voyoit accourir le peuple & les Magistrats supplians, les chemins se couvrir de femmes, d’enfans, de tous les objets les plus propres à fléchir un ennemi même, & qui sans avoir de guerre imploroient la paix.

A Toul, Valens apprit la mort de Galba & l’élection d’Othon. Cette nouvelle, sans effrayer ni réjouir les troupes ne changea rien à leurs desseins, mais elle détermina les Gaulois, qui, haïssant également Othon & Vitellius, craignoient de plus celui-ci. On vint ensuite à Langres, Province voisine, & du parti de l’armée; elle y fut bien reçue & s’y comporta honnêtement. [333] Mais cette tranquillité fut troublée par les excès des Cohortes détachées de la quatorzieme Légion, dont j’ai parlé ci-devant, & que Valens avoir jointes à son armée. Une querelle qui devint émeute s’éleva entre les Bataves & les Légionnaires, & les uns & les autres ayant ameuté leurs camarades, on étoit sur le point d’en venir aux mains, si par le châtiment de quelques Bataves, Valens n’eût rappellé les autres à leur devoir. On s’en prit mal-à-propos aux Eduens du sujet de la querelle. Il leur fut ordonné de fournir de l’argent, des armes & des vivres gratuitement. Ce que les Eduens firent par force, les Lyonnois le firent volontiers: aussi furent-ils délivrés de la Légion Italique & de l’escadron de Turin qu’on emmenoit, & on ne laissa que la dix-huitieme Cohorte à Lyon, son quartier ordinaire. Quoique Manlius Valens Commandant de la Légion Italique eût bien mérité de Vitellius, il n’en reçut aucun honneur. Fabius l’avoit desservi secrétement, & pour mieux le tromper, il affectoit de le louer en public.

Il régnoit entre Vienne & Lyon d’anciennes discordes que la derniere guerre avoir ranimées: il y avoit eu beaucoup de sang versé de part & d’autre, & des combats plus fréquens & plus opiniâtres que s’il n’eût été question que des intérêts de Galba ou de Néron. Les revenus publics de la Province de Lyon avoient été confisqués par Galba sous le nom d’amende. Il fit, au contraire, toute sorte d’honneurs aux Viennois, ajoutant ainsi l’envie à la haine de ces deux Peuples, séparés seulement par un fleuve, qui n’arrêtoit pas leur animosité. Les Lyonnois animant donc le soldat, l’excitoient à détruire Vienne [335] qu’ils accusoient de tenir leur Colonie assiégée de s’être déclarée pour Vindex, & d’avoir ci-devant fourni des troupes pour service de Galba. En leur montrant ensuite la grandeur du butin ils animoient la colere par la convoitise, & non contens de les exciter en secret: «Soyez, leur disoient-ils hautement, nos vengeurs & les vôtres, en détruisant la source de toutes les guerres des Gaules. Là, tout vous est étranger ou ennemi; ici vous voyez une Colonie romaine & une portion de l’armée toujours fidelle à partager avec vous les bons & les mauvais succès: la fortune peut nous être contraire; ne nous abandonnez pas à des ennemis irrités.» Par de semblables discours ils échaufferent tellement l’esprit des soldats, que les Officiers & les Généraux désespéroient de les contenir. Les Viennois, qui n’ignoroient pas le péril, vinrent au-devant de l’armée avec des voiles & des bandelettes, & se prosternant devant les soldats, baisant leurs pas, embrassant leurs genoux & leurs armes ils calmerent leur fureur. Alors Valens leur ayant fait distribuer trois cents sesterces par tête, on eut égard à l’ancienneté & à la dignité de la Colonie, & ce qu’il dit pour le falot & la conservation des habitans, fut écouté favorablement. On désarma pourtant la Province, & les particuliers furent obligés de fournir à discrétion des vivres au soldat: mais on ne douta point qu’ils n’eussent à grand prix acheté le Général. Enrichi tout-à-coup après avoir long tems sordidement vécu, il cachoit mal le changement de sa fortune, & se livrant sans mesure à tous ses desirs irrités par une longue abstinence, il devint un Vieillard prodigue d’un jeune-homme indigent qu’il avoit été.

[337] En poursuivant lentement sa route, il conduisit l’armée sur les confins des Allobroges & des Voconces, & par le plus infame commerce il régloit les séjours & les marches sur l’argent qu’on lui payoit pour s’en délivrer. Il imposoit les propriétaires des terres & les Magistrats des Villes avec une telle dureté, qu’il fut prêt à mettre le feu au Luc Ville des Voconces, qui l’adoucirent avec de l’argent. Ceux qui n’en avoient point l’appaisoient en lui livrant leurs femmes & leurs filles. C’est ainsi qu’il marcha jusqu’aux Alpes.

Cecina fut plus sanguinaire & plus âpre au butin. Les Suisses, nation Gauloise, illustre autrefois par ses armes & ses soldats, & maintenant par ses ancêtres, ne sachant rien de la mort de Galba & refusant d’obéir à Vitellius, irriterent l’esprit brouillon de son Général. La vingt-unieme Légion ayant enlevé la paye destinée à la garnison d’un Fort où les Suisses entretenoient depuis long-tems des milices du pays, fut cause par sa pétulance & son avarice dû commencement de la guerre. Les Suisses irrités intercepterent des lettres que l’armée d’Allemagne écrivoit à celle de Hongrie, & retinrent prisonniers un Centurion & quelques soldats. Cecina qui ne cherchoit que la guerre & prévenoit toujours la réparation par la vengeance, leve aussi-tôt son camp & dévaste le pays. Il détruisit un lieu que ses eaux minérales faisoient fréquenter & qui durant une longue paix s’étoit embelli comme une Ville. Il envoya ordre aux auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les Suisses qui faisoient face à la Légion. Ceux-ci, féroces loin du péril & lâches devant l’ennemi, élurent bien au premier tumulte Claude Sévere pour leur Général, [339] mais ne sachant ni s’accorder dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs, ni se servir de leurs armes, ils se laissoient défaire, tuer par nos vieux soldats, & forcer dans leurs Places dont tous les murs tomboient en ruines. Cecina d’un côté avec une bonne armée, de l’autre les Escadrons & les Cohortes Rhétiques composés d’une jeunesse exercée aux armes & bien disciplinée, mettoit tout à feu & à sang. Les Suisses, dispersés entre deux, jettant leurs armes & la plupart épars ou blasés se réfugierent sur les montagnes, d’où chassés par une Cohorte Thrace qu’on détacha après eux & poursuivis par l’armée des Rhétiens, on les massacroit dans les forêts & jusques dans leurs cavernes. On en tua par milliers & l’on en vendit un grand nombre. Quand on eut fait le dégât, on marcha en bataille à Avanche Capitale du pays. Ils envoyerent des députés pour se rendre & furent reçus à discrétion. Cecina fit punir Julius Alpinus un de leurs Chefs, comme auteur de la guerre, laissant au jugement de Vitellius la grace ou le châtiment des autres.

On auroit peine à dire qui, du soldat ou de l’Empereur, se montra le plus implacable aux députés Helvétiens. Tous les menaçant des armes & de la main, crioient qu’il faloit détruire leur Ville, & Vitellius même ne pouvoit modérer sa fureur. Cependant Claudius Cossus un des Députés, connu par son éloquence, sut l’employer avec tant de force & la cacher avec tant d’adresse sous un air d’effroi, qu’il adoucit l’esprit des soldats, & selon l’inconstance ordinaire au Peuple, les rendit aussi portés à la clémence qu’ils l’étoient d’abord à la cruauté. [341] De sorte qu’après beaucoup de pleurs, ayant imploré grace d’un ton plus rassis, ils obtinrent le falut & l’impunité de leur Ville.

Cecina s’étant arrêté quelques jours en Suisse pour attendre les ordres de Vitellius & se préparer au passage des Alpes, y reçut l’agréable nouvelle que la Cavalerie Syllanienne qui bordoit le l’ô s’étoit soumise à Vitellius. Elle avoit servi sous lui dans son Proconsulat d’Afrique, puis Néron l’ayant rappellée pour l’envoyer en Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle étoit ainsi demeurée en Italie, où ses Décurions à qui Othon étoit inconnu & qui se trouvoient liés à Vitellius, vantant la force des Légions qui s’approchoient & ne parlant que des armées d’Allemagne, l’attirerent dans son parti. Pour ne point s’offrir les mains vides, ces Troupes déclarerent à Cecina qu’elles joignoient aux possessions de leur nouveau Prince les forteresses d’au-de-là du Pô; savoir Milan, Novarre, Yvrée & Verceil; & comme une seule Brigade de Cavalerie ne suffisoit pas pour garder une si grande partie de l’Italie, il y envoya les Cohortes des Gaules, de Lusitanie & de Bretagne auxquelles il joignit les Enseignes Allemandes & l’Escadron de Sicile. Quant à lui, il hésita quelque tems s’il ne traverseroit point les Monts Rhétiens pour marcher dans la Norique contre l’Intendant Petronius, qui, ayant rassemblé les Auxiliaires & fait couper les ponts, sembloit vouloir être fidele à Othon. Mais craignant de perdre les Troupes qu’il avoit envoyées devant lui, trouvant aussi plus de gloire à conserver l’Italie, & jugeant qu’en quelque lieu que l’on combattit, la Norique ne pouvoit [343] échapper au vainqueur, il fit passer les Troupes des Alliés, & même les pesans Bataillons Légionnaires par les Alpes Pennines, quoiqu’elles fussent encore couvertes de neige.

Cependant, au lieu de s’abandonner aux plaisirs & à la mollesse. Othon renvoyant à d’autres tems le luxe & la volupté, surprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la gloire de l’Empire. Mais ces fausses vertus ne faisoient prévoir qu’avec plus d’effroi le moment où ses vices reprendroient le dessus. Il fit conduire au Capitole Marius Celsus consul désigné qu’il avoit feint de mettre aux fers pour le sauver de la fureur des soldats, & voulut se donner une réputation de clémence en dérobant à la haine des siens une tête illustre. Celsus par l’exemple de sa fidélité pour Galba, dont il faisoit gloire, montroit à son successeur ce qu’il en pouvoit attendre à son tour. Othon, ne jugeant pas qu’il eût besoin de pardon & voulant ôter toute défiance à un ennemi réconcilié, l’admit au nombre de tes plus intimes amis, & dans la guerre qui suivit bientôt en fit l’un de ses Généraux. Celsus de son côté s’attacha sincérement à Othon, comme si ç’eût été son sort d’être toujours fidele au parti malheureux. Sa conservation fut agréable aux Grands, louée du Peuple, & ne déplut pas même aux soldats, forcés d’admirer une vertu qu’ils haïssoient.

Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins applaudi, par une cause toute différente. Sophonius Tigellinus, né de parens obscurs, souillé dès son enfance, & débauché dans sa vieillesse, avoir, à force de vices, obtenu les présectures [345] de la Police, du Prétoire, & d’autres emplois dus à la vertu, dans lesquels il montra d’abord sa cruauté, puis son avarice & tous les crimes d’un méchant homme. Non content de corrompre Néron & de l’exciter à mille forfaits, il osoit même en commettre à son insu, & finit par l’abandonner & le trahir. Aussi nulle punition ne fut-elle plus ardemment poursuivie, mais par divers motifs, de ceux qui détestoient Néron & de ceux qui le regrettoient? Il avoit été protégé près de Galba par Vinius dont il avoir sauvé la fille, moins par pitié, lui qui commit tant d’autres meurtres. que pour s’étayer du pere au besoin. Car les scélérats, toujours en crainte des révolutions, se ménagent de loin des amis particuliers qui puissent les garantir de la haine publique, & sans s’abstenir du crime, s’assurent ainsi de l’impunité. Mais cette ressource ne rendit Tigellinus que plus odieux, en ajoutant à l’ancienne aversion qu’on avoit pour lui celle que Vinius venoit de s’attirer. On accouroit de tous les quartiers dans la place & dans le Palais: le cirque sur-tout & les théâtres, lieux où la licence du Peuple est plus grande, retentissoient de clameurs séditieuses. Enfin Tigellinus ayant reçu aux eaux de Sinuesse l’ordre de mourir, après de honteux délais cherchés dans les bras des femmes, se coupa la gorge avec un rasoir, terminant ainsi une vie infâme par une mort tardive & déshonnête.

Dans ce même tems on sollicitoit la punition de Galvia Crispinilla; mais elle se tira d’affaire à force de défaites & par une connivence qui ne fit pas honneur au Prince. Elle [347] avoit eu Néron pour éleva de débauche: ensuite ayant passé en Afrique pour exciter Macer à prendre les armes, elle tâcha tout ouvertement d’affamer Rome. Rentrée en grace à la faveur d’un mariage consulaire & échappée aux regnes de Galba, d’Othon & de Vitellius, elle resta fort riche & sans enfans; deux grands moyens de crédit dans tous les tems, bons & mauvais.

Cependant Othon écrivoit à Vitellius lettres sur lettres qu’il souilloit de cajoleries de femmes, lui offrant argent, graces, & tel asyle qu’il voudroit choisir pour y vivre dans les plaisirs. Vitellius lui répondoit sur le même ton; mais ces offres mutuelles, d’abord sobrement ménagées & couvertes des deux côtés d’une sotte & honteuse dissimulation, dégénérerent bientôt en querelles, chacun reprochant à l’autre avec la même vérité ses vices & sa débauche. Othon rappella les députés de Galba & en envoya d’autres au nom du Sénat aux deux armées d’Allemagne, aux troupes qui étoient à Lyon & à la légion d’Italie. Les dépurés resterent auprès de Vitellius, mais trop aisément pour qu’on crût que c’étoit par force. Quant aux Prétoriens qu’Othon avoit joints comme par honneur à ces députés, on se hâta de les renvoyer avant qu’ils se mêlassent parmi les légions. Fabius Valens leur remit des lettres au nom des armées d’Allemagne pour les cohortes de la ville & du prétoire; par lesquelles, parlant pompeusement du parti de Vitellius, on les pressoit de s’y réunir. On leur reprochoit vivement d’avoir transféré à Othon l’empire décerné long-tems auparavant à Vitellius. Enfin osant pour les gagner de [349] promesses & de menaces, on leur parloit comme à des gens à qui la paix n’ôtoit rien & qui ne pouvoient soutenir la guerre: mais tout cela n’ébranla point la fidélité des Prétoriens.

Alors Othon & Vitellius prirent le parti d’envoyer des assassins, l’un en Allemagne & l’autre à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, mêlés dans une si grande multitude d’hommes inconnus l’un à l’autre, ne furent pas découverts, mais ceux d’Othon furent bientôt trahis par la nouveauté de leurs visages parmi des gens qui se connoissoient tous. Vitellius écrivit à Titien, frere d’Othon, que sa vie & celle de ses fils lui répondroient de sa mere & de ses enfans. L’une & l’autre famille fut conservée. On douta du motif de la clémence d’Othon; mais Vitellius, vainqueur, eut tout l’honneur de la sienne.

La premiere nouvelle qui donna de la confiance à Othon lui vint d’Illyrie, d’où il apprit que les légions de Dalmatie, de Pannonie & de la Moesie avoient prêté serment en son nom. Il reçut d’Espagne un semblable avis & donna par édit des louanges à Cluvius Rufus; mais on fut bientôt après que l’Espagne s’étoit retournée du côté de Vitellius. L’Aquitaine que Julius Cordus avoir aussi fait déclarer pour Othon ne lui resta pas plus fidelle. Comme il n’étoit pas question de soi ni d’attachement, chacun se laissoit entraîner çà & là selon sa crainte ou ses espérances. L’effroi fit déclarer de même la Province Narbonnoise en faveur de Vitellius qui, le plus proche & le plus puissant, parut aisément le plus légitime. [351] Les Provinces les plus éloignées & celles que la mer séparoit des troupes resterent à Othon; moins pour l’amour de lui, qu’a cause du grand poids que donnoit à son parti le nom de Rome & l’autorité du Sénat, outre qu’on penchoit naturellement pour le premier reconnu.* [*L’élection de Vitellius avoit précédé celle d’Othon; mais au-delà des mets le bruit de celle-ci avoit provenu le bruit de l’autre, ainsi Othon étoit dans ces régions le premier reconnu.] L’armée de Judée, par les soins de Vespasien, & les légions de Syrie par ceux de Mucianus, prêterent serment à Othon. L’Egypte & toutes les Provinces d’Orient reconnoissoient son autorité. L’Afrique lui rendoit la même obéissance à l’exemple de Carthage, où, sans attendre les ordres du Proconsul Vipsanius Apronianus, Crescens, affranchi de Néron, se mêlant, comme ses pareils, des affaires de la République dans les tems de calamités, avoir en réjouissance de la nouvelle élection donné des fêtes au peuple qui se livroit étourdiment à tout. Les autres villes imiterent Carthage. Ainsi les armées & les provinces se trouvoient tellement partagées que Vitellius avoit besoin des succès de la guerre pour se mettre en possession de l’Empire.

Pour Othon, il faisoit, comme en pleine paix, les fonctions d’Empereur, quelquefois soutenant la dignité de la République, mais plus souvent l’avilissant en se hâtant de régner. Il désigna son frere Titianus, Consul avec lui, jusqu’au premier de mars, & cherchant à se concilier l’armée d’Allemagne, il destina les deux mois suivans à Verginius, auquel il donna Poppaeus Vopiscus pour Collegue, sous prétexte d’une [353] ancienne amitié, mais plutôt, selon plusieurs, pour faire honneur aux Viennois Il n’y eut rien de changé pour les autres Consulats aux nominations de Néron & de Galba. Deux Sabinus, Cœlius & Flave, resterent désignés pour mai & juin, Arius Antonius & Marius Celsus pour juillet & août; honneur dont Vitellius même ne les priva pas après sa victoire. Othon mit le comble aux dignités des plus illustres vieillards, en y ajoutant celles d’Augures & de Pontifes, & consola la jeune noblesse récemment rappellée d’exil en lui rendant le Sacerdoce dont avoient joui ses ancêtres. Il rétablit, dans le Sénat, Cadius Rufus, Pédius Bloesus & Sévinus Promptinus, qui en avoient été chassés sous Claude pour crime de concussion. L’on s’avisa, pour leur pardonner, de changer le mot de rapine en celui de Lése Majesté, mot odieux en ces tems-là & dont l’abus faisoit tort aux meilleures loix.

Il étendit aussi ses graces sur les Villes & les Provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux Colonies d’Hispalis & d’Emérta: il donna le droit de bourgeoisie romaine à toute la province de Langres; à celle de la Bétique les Villes de la Mauritanie; à celles d’Afrique & de Cappadoce de nouveaux droits trop brillans pour être durables. Tous ces soins & les besoins pressans qui les exigeoient ne lui firent point oublier ses amours & il fit rétablir par décret du Sénat les statues de Poppée. Quelques-uns releverent aussi celles de Néron; l’on dit même qu’il délibéra s’il ne lui feroit point une oraison funebre pour plaire à la populace. Enfin le peuple & les soldats bien les croyant bien lui faire honneur crierent durant [355] quelques jours; vive Néron Othon. Acclamations qu’il feignit d’ignorer, n’osant les défendre, & rougissant de les permettre.

Cependant uniquement occupés de leurs guerres civiles les Romains abandonnoient les affaires de dehors. Cette négligence inspira tant d’audace aux Roxolans, peuple Sarmate, que dès l’hiver précédent après avoir défait deux cohortes, ils firent avec beaucoup de confiance une irruption dans la Moesie au nombre de neuf mille chevaux. Le succès; ont à leur avidité leur faisant plutôt songer à piller qu’à combattre, la troisieme Légion jointe aux auxiliaires les surprit épars & sans discipline. Attaqués par les Romains en bataille, les Sarmates dispersés au pillage ou déjà chargés de butin, & ne pouvant dans des chemins glissans s’aider de la vitesse de leurs chevaux, se laissoient tuer sans résistance. Tel est le caractere de ces étranges peuples que leur valeur semble n’être pas en eux. S’ils donnent en escadrons à peine une armée peut-elle soutenir leur choc; s’ils combattent à pied, c’est la lâcheté même. Le dégel & l’humidité qui faisoient alors lister & tomber leurs chevaux, leur ôtoient l’usage de leurs piques & de leurs longues épées à deux mains. Le poids des cataphractes, sorte d’armure faite de lames fer ou d’un cuir très-dur qui rend les chefs & les officiers impénétrables aux coups, les empêchoient de se relever quand le choc des ennemis les avoir renversés, & ils étoient étouffés dans la neige qui étoit molle & haute. Les soldats romains, couverts d’une cuirasse légere, les renversoient [357] à coups de traits ou de lance selon l’occasion, & les perçoient d’autant plus aisément de leurs courtes épées qu’ils n’ont point la défense du bouclier. Un petit nombre échapperent & se sauverent dans les marais où la rigueur de l’hiver & leurs blessures les firent périr. Sur ces nouvelles on donna à Rome une statue triomphale à Marcus Apronianus qui commandoit en Moesie, & les ornemens consulaires à Fulvius Aurelius, Julianus Titius & Numisius Lupus, colonels des Légions. Othon fut charmé d’un succès dont il s’attribuoit l’honneur, comme d’une guerre conduite sous ses auspices & par ses Officiers au profit de l’Etat.

Tout-à-coup il s’éleva sur le plus léger sujet & du côté dont on se défioit le mains, une sédition qui mit Rome à deux doigts de sa ruine. Othon ayant ordonné qu’on fît venir dans la ville la dix-septieme cohorte qui étoit à Ostie, avoit chargé Varius Crispinus, Tribun Prétorien, du soin de la faire armer. Crispinus, pour prévenir l’embarras choisit le tems où le camp étoit tranquille & le soldat retiré, & ayant fait ouvrir l’arsenal, commença dès l’entrée de la nuit à faire charger les fourgons de la cohorte. L’heure rendit le motif suspect, & ce qu’on avoit fait pour empêcher le désordre en produisit un très-grand. La vue des armes donna à des gens pris de vin la tentation de s’en servir. Les soldats s’emportent & traitant de traîtres leurs Officiers; & Tribuns, les acculent de vouloir armer le Sénat contre Othon. Les uns déjà ivres, ne savoient ce qu’ils faisoient; les [359] plus méchans ne cherchoient que l’occasion de piller: la foule se laissoit entraîner pas son goût ordinaire pour les nouveautés, & la nuit empêchoit qu’on ne pût tirer parti de l’obéissance des sages. Le Tribun voulant réprimer la sédition fut tué de même que les plus séveres Centurions, après quoi, s’étant saisis des armes, ces emportés monterent à cheval, &, l’épée à la main, prirent le chemin de la ville & du palais.

Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu’il y avoit de plus grande à Rome dans les deux sexes. Les convives redoutant également la fureur des soldats & la trahison de l’Empereur, ne savoient ce qu’ils devoient craindre le plus, d’être pris s’ils demeuroient, ou d’être poursuivis dans leur fuite; tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur effroi, tous observoient le visage d’Othon, & comme on étoit porté à la défiance, la crainte qu’il témoignoit augmentoit celle qu’on avoir de lui. Non moins effrayé du péril du Sénat que du sien propre, Othon chargea d’abord les Préfets du prétoire d’aller appaiser les soldats & se hâta de renvoyer tout le monde. Les magistrats fuyoient çà & là, jettant les marques de leurs dignités; les vieillards & les femmes dispersés par les rues dans les ténebres se déroboient aux gens de leur suite. Peu rentrerent dans leurs maisons; presque tous chercherent chez leurs amis & les plus pauvres de leurs cliens des retraites mal-assurées.

Les soldats arriverent avec une telle impétuosité qu’ayant forcé l’entrée du palais à ils blesserent le Tribun Julius Martialis [361] & Vitellius Saturninus qui tâchoient de les retenir, pénétrerent jusques dans la salle du festin, demandant à voir Othon. Par-tout ils menaçoient des armes & de la voix, tantôt leurs Tribuns & Centurions, tantôt le corps entier du Sénat: furieux & troublés d’une aveugle terreur, faute de savoir à qui s’en prendre ils en vouloient à tout le monde. Il falut qu’Othon sans égard pour la majesté de son rang, montât sur un sopha, d’où à force de larmes & de prieres, les ayant contenus avec peine, il les renvoya au camp coupables & mal appaisés. Le lendemain les maisons étoient fermées, les rues désertes, le peuple consterné comme dans une ville prise, & les soldats baissoient les yeux moins de repentir que de honte. Les deux préfets Proculus & Firmus parlant avec douceur ou dureté, chacun selon son génie, firent à chaque manipule des exhorations qu’ils conclurent par annoncer une distribution de cinq mille sesterces par tête. Alors Othon ayant hazardé d’entrer dans le camp, fut environné des Tribuns & des Centurions qui, jettant leurs ornemens militaires, lui demandoient congé & sureté. Les soldats sentirent le reproche, & rentrant dans leur devoir, crioient qu’on menât au supplice les auteurs de la révolte.

Au milieu de tous ces troubles & de ces mouvemens divers, Othon voyoit bien que tout homme sage desiroit un frein à tant de licence; il n’ignoroit pas non plus que les attroupemens & les rapines menent aisément à la guerre civile, une multitude avide des séditions qui forcent le gouvernement à la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome & le Sénat, [363] mais jugeant impossible d’exercer tout-d’un-coup avec la dignité convenable un pouvoir acquis par le crime, il tint enfin le discours suivant.

«Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre zele en ma faveur, ni réchauffer votre courage; je sais que l’un & l’autre ont toujours la même vigueur; je viens vous exhorter au contraire à les contenir dans de justes bornes. Ce n’est ni l’avarice ou la haine, causes de tant de troubles dans les armées, ni la calomnie ou quelque vaine terreur, c’est l’excès seul de votre affection pour moi qui a produit avec plus de chaleur que de raison le tumulte de la nuit derniere: mais avec les motifs les plus honnêtes, une conduite inconsidérée peut avoir les plus funestes effets. Dans la guerre que nous allons commencer est-ce le tems de communiquer à tous chaque avis qu’on reçoit, & faut-il délibérer de chaque chose devant tout le monde? L’ordre des affaires ni la rapidité de l’occasion ne le permettroient pas, & comme il y a des choses que le soldat doit savoir, il y en a d’autres qu’il doit ignorer. L’autorité des chefs & la rigueur de la discipline demandent qu’en plusieurs occasions les Centurions & les Tribuns eux-mêmes ne sachent qu’obéir. Si chacun veut qu’on lui rende raison des ordres qu’il reçoit, c’en est fait de l’obéissance & par conséquent de l’Empire. Que sera-ce, lorsqu’on osera courir aux armes dans le tems de la retraite & de la nuit? Lorsqu’un ou deux hommes perdus, & pris de vin, car je ne puis croire qu’une telle frénésie en ait [365] saisi davantage, tremperont leurs mains dans le sang de leurs officiers? Lorsqu’ils oseront forcer l’appartement de leur Empereur?»

«Vous agissiez pour moi, j’en conviens; mais combien l’affluence dans les ténebres & la confusion de toutes choses fournissoient-elles une occasion facile de s’en prévaloir contre moi-même! S’il étoit au pouvoir de Vitellius & de ses satellites de diriger nos inclinations & nos esprits, que voudroient-ils de plus que de nous inspirer la discorde & la sédition, qu’exciter à la révolte le soldat contre le Centurion, le Centurion contre le Tribun, &, gens de cheval & de pied, nous entraîner ainsi tous pêle-mêle à notre perte? Compagnons, c’est en exécutant les ordres des chefs & non en les contrôlant qu’on fait heureusement la guerre, & les troupes les plus terribles dans la mêlée sont les plus tranquilles hors du combat. Les armes & la valeur sont votre partage; laissez-moi le soin de les diriger. Que deux coupables seulement expient le crime d’un petit nombre: que les autres s’efforcent d’ensevelir dans un éternel oubli la honte de cette nuit, & que de pareils discours contre le Sénat ne s’entendent jamais dans aucune armée. Non, les Germains mêmes, que Vitellius s’efforce d’exciter contre nous, n’oseroient menacer ce corps respectable, le chef & l’ornement de l’Empire. Quels seroient donc les vrais enfans de Rome ou de, l’Italie qui voudroient le sang & la mort des membres de cet Ordre, dont la splendeur & la gloire montrent [367] & redoublent l’opprobre & l’obscurité du parti de Vitellius? S’il occupe quelques provinces, s’il traîne après lui quelque simulacre d’armée, le Sénat est avec nous; c’est par lui que nous sommes la République & que nos ennemis le sont aussi de l’Etat. Pensez-vous que la majesté de cette ville consiste dans des amas de pierres & de maisons, monumens sans ame & sans voix qu’on peut détruire ou rétablir à son gré? L’éternité de l’Empire, la paix. des Nations; mon salut & le vôtre, tout dépend de la conservation du Sénat. Institué solemnellement par le premier Pere & fondateur de cette ville pour être immortel comme elle, & continué sans interruption depuis les Rois jusqu’aux Empereurs, l’intérêt commun veut que nous le transmettions a nos descendans tel que nous l’avons reçu de nos ayeux car c’est du Sénat que naissent les successeurs à l’Empire, comme de vous les Sénateurs.»

Ayant ainsi tâché d’adoucir & contenir la fougue des soldats, Othon se contenta d’en faire punir deux: sévérité tempérée qui n’ôta rien au bon effet du discours. C’est ainsi qu’il appaisa, pour le moment, ceux qu’il ne pouvoit réprimer.

Mais le calme n’étoit pas pour cela rétabli dans la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore., & l’on y voyoit l’image de la guerre. Les soldats n’étoient pas attroupés en tumulte, mais déguisés & dispersés par les maisons, ils épioient avec une attention maligne tous ceux que leur rang, leur richesse ou leur gloire exposoient aux discours publics. [369] On crut même qu’il s’étoit glissé dans Rome des soldats de Vitellius, pour sonder les dispositions des esprits. Ainsi la défiance étoit universelle, & l’on se croyoit à peine en sureté renfermé chez soi: mais c’étoit encore pis en public, où chacun craignant de paroître incertain dans les nouvelles douteuses ou peu joyeux dans les favorables, couroit avec une avidité marquée au-devant de tous les bruits. Le Sénat assemblé ne savoit que faire, & trouvoit par-tout des difficultés: se taire étoit d’un rebelle, parler étoit d’un flatteur, & le manege de l’adulation n’étoit pas ignoré d’Othon qui s’en étoit servi si long-tems. Ainsi flottant d’avis en avis sans s’arrêter à aucun, l’on ne s’accordoit qu’à traiter Vitellius de parricide & d’ennemi de l’Etat: les plus prévoyans se contentoient de l’accabler d’injures sans conséquence, tandis que d’autres n’épargnoient pas ses vérités, mais à grands cris, & dans une telle confusion de voix que chacun profitoit du bruit pour l’augmenter sans être entendu.

Des prodiges attestés par divers témoins augmentoient encore l’épouvante. Dans le vestibule du Capitole les rênes du char de la Victoire disparurent. Un spectre de grandeur gigantesque fut vu dans la chapelle de Junon. La statue de Jules César, dans l’isle du Tibre, se tourna par un tems calme & serein d’occident en orient. Un boeuf parla dans l’Etrurie; plusieurs bêtes firent des monstres; enfin l’on remarqua mille autres pareils phénomenes qu’on observoit en pleine paix dans les siecles grossiers, & qu’on ne voit plus aujourd’hui que quand on a peur. Mais ce qui joignit la désolation présente, [371] à l’effroi pour l’avenir, fut une subite inondation du Tibre, qui crût à tel point, qu’ayant rompu le pont Sublicius, les débris dont son lit fut rempli, le firent refluer par toute la ville, même dans les lieux que leur hauteur sembloit garantir d’un pareil danger. Plusieurs furent surpris dans les rues, d’autres dans les boutiques & dans les chambres. A ce désastre se joignit la famine chez le peuple par la disette des vivres & le défaut d’argent. Enfin le Tibre, en reprenant son cours, emporta des isles dont le séjour des eaux avoit ruiné les fondemens. Mais à peine le péril passé laissa-t-il songer à d’autres choses, qu’on remarqua que la Voie Flaminienne & le champ de Mars, par où devoit passer Othon, étoient comblés. Aussi-tôt, sans songer si la cause en étoit fortuite ou naturelle, ce fut un nouveau prodige qui présageoit tous les malheurs dont on étoit menacé.

Ayant purifié la ville, Othon se livra aux soins de la guerre, & voyant que les Alpes Pennines, les Cotiennes, & toutes les autres avenues des Gaules étoient bouchées par les troupes de Vitellius, il résolut d’attaquer la Gaule Narbonnoise avec une bonne flotte dont il étoit sûr: car il avoit rétabli en Légion ceux qui avoient échappés au massacre du pont Milvius & que Galba avoit fait emprisonner, & il promit aux autres Légionnaires de les avancer dans la suite. Il joignit à la même flotte avec les Cohortes urbaines, plusieurs Prétoriens, l’élite des Troupes, lesquels servoient en même tems de conseil & de garde aux chefs. Il donna le commandement de cette expédition aux Primipilaires Antonius Novellus & Suedius [373] Clémens, auxquels il joignit Emilius Pacensis, en lui rendant le Tribunat que Galba lui avoit ôté. La flotte fut laissée aux soins d’Oscus affranchi, qu’Othon chargea d’avoir l’oeil sur la fidélité des Généraux. A l’égard des Troupes de terre, il mit à leur tête Suétonius Paulinus, Marius Celsus & Annius Gallus. Mais il donna sa plus grande confiance à Licinius Proculus, préfet du prétoire. Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais sans expérience à la guerre, blâmant l’autorité de Paulin, la vigueur de Celsus, la maturité de Gallus, tournoit en mal tous les caracteres, &, ce qui n’est pas fort surprenant, l’emportoit ainsi par son adroite méchanceté sur des gens meilleurs & plus modestes que lui.

Environ ce tems-là, Cornelius Dolabella fut relégué dans la ville d’Aquin & gardé moins rigoureusement que surement, sans qu’on eût autre chose à lui reprocher qu’une illustre naissance & l’amitié de Galba. Plusieurs Magistrats & la plupart des Consulaires suivirent Othon par son ordre, plutôt sous le prétexte de l’accompagner que pour partager les soins de la guerre. De ce nombre étoit Lucius Vitellius qui ne fut distingué ni comme ennemi ni comme frere d’un Empereur. C’est alors que les soucis changeant d’objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de crainte. Les premiers du Sénat, chargés d’années & amollis par une longue paix, une noblesse énervée & qui avoit oublié l’usage des armes, des Chevaliers mal exercés, ne faisoient tous que mieux déceler leur frayeur par leurs efforts pour la cacher. Plusieurs, cependant, guerriers à prix d’argent & braves de leurs richesses, étaloient par une imbécille [375] vanité des armes brillantes, de superbes chevaux, de pompeux équipages, & tous les apprêts du luxe & de la volupté pour ceux de la guerre. Tandis que les sages veilloient au repos de la République, mille étourdis sans prévoyance s’énorgueillissoient d’un vain espoir; plusieurs, qui s’étoient mal conduits durant la paix se réjouissoient de tout ce désordre, & tiroient du danger présent leur sureté personnelle.

Cependant le Peuple, dont tant de soins passoient la portée, voyant augmenter le prix des denrées & tout l’argent servir à l’entretien des Troupes, commença de sentir les maux qu’il n’avoit fait que craindre après la révolte de Vindex, tems où la guerre allumée entre les Gaules & les Légions, laissant Rome & l’Italie en paix, pouvoit passer pour externe. Car depuis qu’Auguste eût assuré l’Empire aux Césars, le Peuple Romain avoit toujours porté ses armes au loin & seulement pour la gloire & l’intérêt d’un seul. Les regnes de Tibere & de Caligula n’avoient été que menacés de guerres civiles. Sous Claude les premiers mouvemens de Scribonianus surent aussi-tôt réprimés que connus; & Néron même fut expulsé par des rumeurs & des bruits plutôt que par la force des armes. Mais ici l’on avoir sous les yeux des Légions, des flottes, & ce qui étoit plus rare encore, les Milices de Rome & les Prétoriens en armes. L’Orient & l’Occident avec toutes les forces qu’on laissoit derriere soi, eussent fourni l’aliment d’une longue guerre à de meilleurs Généraux. Plusieurs s’amusant aux présages, vouloient qu’Othon différât son départ jusqu’à ce que les boucliers sacrés fussent prêts. Mais excité par la diligence de Cecina [377] qui avoir déjà passé les Alpes, il méprisa de vains délais dont Néron s’étoit mal trouvé.

Le quatorze de mars il chargea le Sénat du soin de la République, & rendit aux Proscrits rappellés tout ce qui n’avoir point encore été dénaturé de leurs biens confisqués par Néron. Don très-juste & très-magnifique en apparence, mais qui se réduisoit presque à rien par la promptitude qu’on avoir mise à tout vendre. Ensuite dans une harangue publique il fit valoir en sa saveur la majesté de Rome, le consentement du Peuple & du Sénat, & parla modestement du parti contraire, accusant plutôt les Légions d’erreur que d’audace, sans faire aucune mention de Vitellius, soit ménagement de sa part, soit précaution de la part de l’Auteur du discours: car comme Othon consultoit Suétone Paulin & Marius Celsus sur la guerre, on crut qu’il se servoit de Galerius Trachalus dans les affaires civiles. Quelques-uns démêlerent même le genre de cet Orateur, connu par ses fréquens plaidoyers & par son style empoulé propre à remplir les oreilles du Peuple. La harangue fut reçue avec ces cris, ces applaudissemens faux & outrés qui sont l’adulation de la multitude. Tous s’efforçoient à l’envi d’étaler un zele & des vœux digne de la dictature de César ou de l’empire d’Auguste; ils ne suivoient même en cela ni l’amour ni la crainte, mais un penchant bas & servile, & comme il n’étoit plus question d’honnêteté publique, les Citoyens n’étoient que de vils esclaves flattant leur maître par intérêt. Othon en partant, remit à Salvius Titianus son frere, le gouvernement de Rome & le soin de l’Empire.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[379]

TRADUCTION DE L’APOCOLOKINTOSIS
DE SENEQUE,

Sur la mort de l’Empereur Claude.

[Mars 1758/1759; Bibliothèque de Neuchâtel, ms.R.10; le Pléiade édition, t. V. p.p. 1213-1226; Du Peyrou/ Moultou 1780-1789 quarto édition, t. VII, pp. 379-419.]

[381]

TRADUCTION
DE L’APOCOLOKINTOSIS
DE SENEQUE,

Sur la mort de l’Empereur Claude.

Je veux raconter aux hommes ce qui s’est passé dans les Cieux le treize Octobre sous le Consulat d’Asinius Marcellus & d’Acilius Aviola, dans la nouvelle année qui commence cet heureux siecle.* [*Quoique les jeux séculaires eussent été célébrés par Auguste, Claude prétendant qu’il avoit mal calculé, les fit célébrer aussi: ce qui donnoit à rire au Peuple quand le crieur public annonça dans la forme ordinaire, des jeux que nul homme vivant n’avoit vu ni ne reverroit car non-seulement plusieurs personnes encore vivantes avoient v ceux d’Auguste, mais même il y eut des Histrions qui jouerent aux uns & aux autres, & Vitellius n’avoit pas honte de dire à Claude malgré la proclamation; sa’pe facias.] Je ne ferai ni tort ni grace; mais si l’on demande comment je suis si bien instruit? Premiérement je ne répondrai rien, s’il me plaît; car qui m’y pourra contraindre? Ne sais-je pas que me voilà devenu libre par la mort de ce galant-homme qui avoit très-bien vérifié le proverbe, qu’il faut naître ou monarque ou sot?

Que si je veux répondre, je dirai comme un autre tout ce qui me viendra dans la tête. Demanda-t-on jamais caution à un [383] Historien-juré? Cependant, si j’en voulois une, je n’ai qu’à citer celui qui a vu Drusille monter au Ciel; il vous dira qu’il a vu Claude y monter aussi tout clochant. Ne faut-il pas que cet homme voye, bon-gré malgré, tout ce qui se fait là-haut? n’est-il pas inspecteur de la Voie Appienne par laquelle on sait qu’Auguste & Tibere sont allés se faire Dieux? Mais ne l’interrogez que tête-à-tête; il ne dira rien en public; car après avoir juré dans le Sénat qu’il avoit vu l’ascension de Drusille, indigné qu’au mépris d’une si bonne nouvelle personne ne voulût croire à ce qu’il avoir vu, il protesta en bonne forme qu’il verroit tuer un homme en pleine rue qu’il n’en diroit rien. Pour moi je peux jurer par le bien que je lui souhaite qu’il m’a dit ce que je vais publier. Déjà

Par un plus court chemin l’astre qui nous éclaire

Dirigeoit à nos yeux sa course journaliere;

Le Dieu fantasque & brun qui préside au repos,

A de plus longues nuits, prodiguoit ses pavots.

La blafarde Cynthie aux dépens de son frere,

De sa triste lueur éclairoit l’hémisphere,

Et le difforme hiver obtenoit les honneurs

De la saison des fruits & du Dieu des buveurs.

Le vendangeur tardif, d’une main engourdie,

Otoit encor du cep quelque grappe flétrie.

Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en disant que c’étoit le treizieme d’Octobre. A l’égard de l’heure, je ne puis vous la dire exactement, mais il est à croire que là-dessus les [385] Philosophes s’accorderont mieux que les horloges.* [*La mort de Claude fut long-tems cachée au Peuple, jusqu’à ce qu’Agrippine eût pris ses mesures pour ôter l’Empire à Britannicus & l’assurer à Néron. Ce qui fit que le Public n’en savoit exactement ni le jour ni l’heure.] Quoi qu’il en soit, supposons qu’il-étoit entre six & sept, & puisque non contens d’écrire le commencement & la fin du jour, les Poëtes, plus actifs que des manœuvres, n’en peuvent laisser en paix le milieu; voici comment dans leur langue j’exprimerois cette heure fortunée.

Déjà du haut des Cieux le Dieu de la lumiere

Avoit en deux moitiés partagé l’hémisphere,

Et pressant de la main ses Coursiers déjà las,

Vers l’hespérique bord accéléroit leurs pas.

Quand Mercure que la folie de Claude avoit toujours amusé, voyant son ame obstruée de toutes parts chercher vainement une issue, prit à part une des trois Parques, & lui dit: comment une femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un misérable dans des tourmens si longs & si peu mérités? Voilà bientôt soixante-quatre ans qu’il est en querelle avec son ame. Qu’attends-tu donc encore? souffre que les astrologues, qui depuis sou avènement annoncent tous les ans & tous les mois son trépas, disent vrai du moins une fois. Ce n’est pas merveille, j’en conviens, s’ils se trompent en cette occasion: car qui trouva jamais son heure, & qui sait comment il peut rendre l’esprit? Mais n’importe; fais toujours ta charge, qu’il meure & cédé l’Empire au plus digne.

[387] Vraiment, répondit Clotho, je vouloir lui laisser quelques jours pour faire Citoyens-Romains ce peu de gens qui sont encore l’être, puisque c’étoit son plaisir de voir Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons, & tout le monde en toge. Cependant, comme il est bon de laisser quelques étrangers pour graine, soit fait selon votre volonté. Alors elle ouvre une boëte & en tire trois fuseaux: l’un pour Augurinus, l’autre pour Babe, & le troisieme pour Claude; ce sont, dit-elle, trois personnages que j’expédierai dans l’espace d’un an à peu d’intervalle entr’eux, afin que celui-ci n’aille pas tout seul. Sortant de se voir environné de tant de milliers d’hommes, que deviendroit-il abandonné tout d’un coup à lui-même? Mais ces deux camarades lui suffiront.

Elle dit: & d’un tour fait sur un vil fuseau,

Du stupide mortel abrégeant l’agonie,

Elle tranche le cours de sa royale vie.

A l’instant Lachèsis, une de ses deux sœurs

Dans un habit paré de festons & de fleurs,

Et le front couronné des lauriers du permesse,

D’une toison d’argent prend une blanche tresse

Dont sort adroite main forme un fil délicat.

Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat;

De sa rare beauté les sœurs sont étonnées,

Et toutes à l’envi de guirlandes ornées,

Voyant briller leur laine & s’enrichir encor

Avec un fil doré silent le siecle d’or:

De la blanche toison la laine détachée

[389] Et de leurs doigts légers rapidement touchée,

Coule à l’instant sans peine, & file & s’embellit,

De mille & mille tours le fuseau se remplit.

Qu’il passe les longs jours & la trame fertile

Du rival de Céphale & du vieux Roi de Pyle.

Phoebus, d’un chant de joie annonçant l’avenir

De fuseaux toujours neufs s’empresse à les servir,

Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise,

Les trompe heureusement sur le tems qui s’épuise.

Puisse un si doux travail, dit-il, être éternel!

Les jours que vous filez ne sont pas d’un mortel:

Il me sera semblable & d’air & de visage,

De la voix & des chants il aura l’avantage.

Des siecles plus heureux renaîtront à sa voix;

Sa loi sera cesser le silence des loix.

Comme on voit du matin l’étoile radieuse

Annoncer le départ de la nuit ténébreuse;

Ou tel que le soleil dissipant les vapeurs,

Rend la lumiere au monde & l’alégresse aux cœurs;

Tel César va paroître, & la terre éblouie

A ses premiers rayons est déjà réjouie.

Ainsi dit Apollon, & la Parque honorant la grande ame de Néron, ajoute encore de son chef plusieurs années à celles qu’elle lui file à pleines mains. Pour Claude, tous ayant opiné que sa trame pourrie fût coupée, aussi-tôt il cracha son ame & cessa de paroître en vie. Au moment qu’il expira il écoutoit des Comédiens; par où l’on voit que si je les crains ce n’est [391] pas sans cause. Après un son fort bruyant de l’organe dont il parloit le plus aisément, son dernier mot fut; soin! je me suis embrené. Je ne sais au vrai ce qu’il fit de lui, mais ainsi faisoit-il toutes choses.

Il seroit superflu de dire ce qui s’est passé depuis sur la terre. Vous le savez tous, & il n’est pas à craindre que le public en perde la mémoire. Oublia-t-on jamais son bonheur? Quant à ce qui s’est passé au Ciel, je vais vous le rapporter, & vous devez s’il vous plaît, m’en croire. D’abord on annonça à Jupiter un Quidam d’assez bonne taille, blanc comme une chevre, branlant la tête & traînant le pied droit d’un air fort extravagant. Interrogé d’où il étoit, il avoit murmuré entre ses dents je ne sais quoi, qu’on ne put entendre, & qui n’étoit ni grec ni latin ni dans aucune langue connue.

Alors Jupiter s’adressant à Hercule qui ayant couru toute la terre en devoit connoître tous les peuples, le chargea d’aller examiner de quel pays étoit cet homme. Hercule, aguerri contre tant de monstres, ne laissa pas de se troubler en abordant celui-ci: frappé de cette étrange face, de ce marcher inusité, de ce beuglement rauque & sourd, moins semblable à la voix d’un animal terrestre qu’au mugissement d’un monstre marin, ah, dit-il, voici mon treizieme travail! Cependant en regardant mieux il crut démêler quelques traits d’un homme. II l’arrête & lui dit aisément en Grec bien tourné.

D’où viens-tu, quel es-tu, de quel pays es-tu?

[393] A ce mot, Claude voyant qu’il y avoit là des beaux-esprits, espéra que l’un d’eux écriroit son histoire, & s’annonçant pour César par un vers d’Homere, il dit;

Les vents m’ont amené des rivages Troyens. mais le vers suivant eût été plus vrai;

Dont j’ai détruit les murs, tué les Citoyens.

Cependant il en auroit imposé à Hercule qui est un assez bon homme de Dieu, sans la fievre qui laissant toutes les autres divinités à Rome, seule avoit quitté son Temple pour le suivre. Apprenez, lui dit-elle, qu’il ne sait que mentir; je puis le savoir, moi qui ai demeuré tant d’années avec lui: C’est un bourgeois de Lyon; il est né dans les Gaules à dix-sept milles de Vienne; il n’est pas Romain, vous dis-je, c’est un franc Gaulois, & il a traité Rome à la Gauloise. C’est un fait qu’il est de Lyon où Licinius a commandé si long-tems. Vous qui avez couru plus de pays qu’un vieux muletier, devez savoir ce que c’est que Lyon, & qu’il y a loin du Rhône au Xante.

Ici Claude enflammé de colere se mit à grogner le plus haut qu’il put. Voyant qu’on ne l’entendoit point, il fit signe qu’on arrêtat la fievre, & du geste dont il faisoit décoller les gens, (seul mouvement que tes deux mains sussent faire), il ordonna qu’on lui coupât la tête. Mais il n’étoit non-plus écouté que s’il eût parlé encore à tes affranchis.* [*On sait combien cet imbécille avoit peu de considération dans sa maison: à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lui daignât obéir. Il est étonnant que Seneque ait osé dire tout cela, lui qui étoit si courtisan; mais Agrippine avoit besoin de lui, & il le savoit bien.]

[395] Oh, oh! L’ami, lui dit Hercule, ne va pas faire ici le sot. Te voici dans un séjour où les rats rongent le fer; déclare promptement la vérité avant que je te l’arrache; puis prenant un ton tragique pour lui en mieux imposer, il continua ainsi:

Nomme à l’instant les lieux où tu reçus le jour,

Ou ta race avec toi va périr sans retour.

De grands Rois ont senti cette lourde massue,

Et ma main dans ses coups ne s’est jamais déçue;

Tremble de l’éprouver encore à tes dépens.

Quel murmure confus entends-je entre tes dents?

Parle, & ne me tiens pas plus long-tems en attente:

Quels climats ont produit cette tête branlante?

Jadis dans l’Hespérie au triple Géryon

J’allai porter la guerre, & par occasion,

De ses nobles troupeaux ravis dans son étable

Ramenai dans Argos le trophée honorable.

En route, aux pieds d’un mont doré par l’orient,

Je vis se réunir dans un séjour riant,

Lé rapide courant de l’impétueux Rhône;

Et le cours incertain de la paisible Saône:

Est-ce là le pays où tu reçus le jour?

Hercule en parlant, de la sorte affectoit plus d’intrépidité qu’il n’en avoit dans l’ame, & ne laissoit pas de craindre la main d’un fou. Mais Claude lui voyant l’air d’un homme résolu qui n’entendoit pas raillerie, jugea qu’il n’étoit pas-là [397] comme à Rome où nul n’osoit s’égaler à lui, & que partout le coq est maître sur son fumier. Il se remit donc à grogner, & autant qu’on put l’entendre il sembla parler ainsi.

J’espérois, ô le plus sort de tous les Dieux! que vous me protégeriez auprès des autres, & que si j’avois eu à me renommer de quelqu’un, c’eût été de vous qui me connoissez si bien. Car souvenez-vous en, s’il vous plaît, quel autre que moi tenoit audience devant votre temple durant les mois de Juillet & d’Août? Vous savez ce que j’ai souffert-là de miseres, jour & nuit à la merci des avocats. Soyez sûr, tout robuste que vous êtes, qu’il vous a mieux valu purger les étables d’Augias que d’essuyer leurs criailleries, vous avez avalé moins d’ordures.* [*Il y a ici très-évidemment une lacune que je ne vois pourtant marquée dans aucune édition.]

Or dites-nous quel Dieu nous serons de cet homme-ci? En serons-nous un Dieu d’Epicure, parce qu’il ne se soucie de personne ni personne de lui? Un Dieu Stoïcien, qui, dit Varron, ne pense ni n’engendre? N’ayant, ni cœur ni tête il semble assez propre à le devenir. Eh. Messieurs! s’il eût demandé cet honneur à Saturne même, dont, présidant à les jeux, il fit durer le mois toute l’année, il ne l’eût pas obtenu. L’obtiendra-t-il de Jupiter qu’il a condamné pour cause d’inceste autant qu’il étoit en lui, en faisant mourir Silanus son gendre, & cela pourquoi? Parce qu’ayant une [399] sœur d’une humeur charmante & que tout le monde appelloit, Vénus, il aima mieux l’appeller Junon. Quel si grand crime est-ce donc, direz-vous, de fêter discrétement sa sœur? La loi ne le permet elle pas à demi dans Athenes, & dans l’Egypte en plein?....* [*On sait qu’il étoit permis en Egypte d’épouser sa sœur de pere & de mere & cela étoit aussi permis à Athenes, mais pour la sœur de mere seulement. Le mariage d’Elpinice & de Cimon en fournit un exemple] A Rome.... oh à Rome ignorez-vous que les rats mangent le fer? Notre sage bouleverse tout. Quant à lui, j’ignore ce qu’il faisoit dans sa chambre, mais le voilà maintenant furetant le Ciel pour se faire Dieu, non content d’avoir en Angleterre un temple où les barbares le servent comme tel.

A la fin, Jupiter s’avisa qu’il faloit arrêter les longues disputes & faire opiner chacun à son rang. Peres Conscripts, dit-il à ses collegues; au lieu des interrogations que je avois permises, vous ne faites que battre la campagne; j entends que la cour reprenne ses formes ordinaires: que penseroit de nous ce postulant tel qu’il soit?

L’ayant donc fait sortir, il alla aux voix, en commençant par le pere Janus. Celui-ci consul d’une après-dînée, désigné le premier Juillet, ne laissoit pas d’être homme à deux envers, regardant à la fois devant & derriere: en vrai pilier de barreau il se mit à débiter fort disertement beaucoup de belles choses que le scribe ne put suivre, & que je ne répéterai pas de peur de prendre un mot pour l’autre. Il s’étendit sur la grandeur des Dieux, soutint qu’ils ne devoient [401] pas s’associer des faquins. Autrefois, dit-il, c’étoit une grande affaire que d’être fait Dieu, aujourd’hui ce n’est plus rien.* [*Je ne saurois me persuader qu’il n’y ait pas encore une lacune entre ces mots; Olim, inquit, magna res erat Deum fieri: & ceux-ci, jam fama nimium fecisti. Je n’y vois ni liaison ni transition, ni aucune espece de sens à les lire ainsi de suite.] Vous n’avez déjà rendu cet homme-ci que trop célebre. Mais de peur qu’on ne m’accuse d’opiner sur la personne & non sur la chose, mon avis est que désormais on ne deifie plus aucun de ceux qui broutent l’herbe des champs ou qui vivent des fruits de la terre. Que si malgré ce sénatus-consulte quelqu’un d’eux s’ingere à l’avenir de trancher du Dieu, soit de fait, soit en peinture, je le dévoue aux larves, & j’opine qu’à la premiere foire sa déité reçoive les étrivieres & soit mise en vente avec les nouveaux esclaves.

Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota désigné consul grippe-sou & qui gagnoit sa vie à grimeliner & vendre les petites villes. Hercule passant donc à celui-ci lui toucha galamment l’oreille & il opina dans ces termes: attendu que le divin Claude est du sang du divin Auguste & du sang de la divine Livie son ayeule, a laquelle il a même confirmé son brevet de déesse; qu’il est d’ailleurs un prodige de science & que le bien public exige un adjoint à l’écot de Romulus; j’opine qu’il soit dès ce jour créé & proclamé Dieu en aussi bonne forme qu’il s’en soit jamais fait, & que cet événement soit ajouté aux métamorphoses d’Ovide.

[403] Quoiqu’il y eût divers avis, i1 paroissoit que Claude l’emporteroit, & Hercule qui sait battre le fer tandis qu’il est chaud, couroit de côté & d’autre, criant: Messieurs, un peu de faveur; cette affaire-ci m’intéresse; dans une autre occasion vous disposerez aussi de ma voix; il faut bien qu’une main lave l’autre.

Alors le divin Auguste s’étant levé, perora fort pompeusement & dit: Peres Conscripts, je vous prends à témoin que depuis que je suis Dieu je n’ai pas dit un seul mot, car je ne me mêle que de mes affaires; mais comment me taire en cette occasion? Comment dissimuler ma douleur que le dépit aigrit encore? C’est donc pour la gloire de ce misérable que j’ai rétabli la paix sur mer & sur terre, que j’ai étouffé les guerres civiles, que Rome est affermie par mes loix & ornée par mes ouvrages? O Peres Conscripts! je ne puis m’exprimer, ma vive indignation ne trouve point de termes; je ne puis que redire après l’éloquent Messala, l’Etat est perdu! Cet imbécille qui paroît ne pas savoir troubler l’eau, tuoit les hommes comme des mouches. Mais que dire de tant d’illustres victimes? Les désastres de ma famille me laissent-ils des larmes pour les malheurs publics? Je n’ai que trop à parler des miens.* [*Je n’ai point traduit ces mots. Etiamsi Phormea Groece nescit, ego scio ENTIKONTONΥKHNΔIHΣ. Senescrit, ou se nescit, parce que je n’y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclaircissement dans les adages d’Erasme, mais je ne suis pas à portée de les consulter.] Ce galant homme que vous voyez protégé par mon nom durant tant d’années, me marqua sa reconnoissance en faisant mourir Lucius Silanus un [405] de mes arrieres-petits-neveux & deux Julies mes arrieres-petites-niéces, l’une par le fer, l’autre par la faim. Grand Jupiter, si vous l’admettez parmi nous, à tort ou non, ce sera surement à votre blâme. Car dit-moi, je te prie, ô divin Claude, pourquoi tu fis tant tuer de gens sans les entendre, sans même t’informer de leurs crimes? C’étoit ma coutume. Ta coutume? On ne la connoît pas ici. Jupiter qui regne depuis tant d’années a-t-il jamais rien fait de semblable? Quand il estropia son fils, le tua-t-il? Quand il pendit sa femme, l’étrangla-t-il? Mais toi n’as-tu pas mis à mort Messaline, dont j’étois le grand oncle ainsi que le tien?* [*Par l’adoption de Drusus, Auguste étoit l’ayeul de Claude, mais il étoit aussi son grand oncle par la jeune Antonia mere de Claude & niece d’Auguste.] Je j’ignore, dis-tu? Misérable! Ne sais-tu pas, qu’il t’est plus honteux de l’ignorer que de l’avoir fait?

Enfin Caius Caligula s’est ressuscité dans son successeur. L’un fait tuer son beau-pere,* [*M. Syllanus] & l’autre son gendre.* [*Pompeius magnus] L’un défend qu’on donne au fils de Crassus le surnom de grand, l’autre le lui rend & lui fait couper la tête. Sans respect pour un sang illustre, il fait périr dans une même maison Scribonie, Tristonie, Assarion, & même Crassus le grand, ce pauvre Crassus si complétement sot qu’il eût mérité de régner: songez Peres Conscripts, quel monstre ose aspirer à siéger parmi nous! Voyez, comment déifier une telle figure, vil ouvrage des Dieux irrités! A quel culte, à [407] quelle foi pourra-t-il prétendre? Qu’il réponde, & je me rend. Messieurs, messieurs, si vous donnez la divinité à de telles gens, qui diable reconnoîtra la vôtre? En un mot, Peres Conscripts, je vous demande pour prix de ma complaisance de ma discrétion de venger mes injures. Voilà mes raisons voici mon avis.

Comme ainsi soit que le divin Claude a tué son beau-pere Appius Silanus, ses deux gendres, Pompeius Magnus & Lucius Silanus, Crassus beau-pere de sa fille, cet home si sobre,* [*Je n’ai gueres besoin, je crois, d’avertir que ce mot est pris ironiquement. Suétone après avoir dit qu’en tout tems, en tout lieu Claude étoit toujours prêt à manger & boire, ajoute qu’un jour ayant senti de son l’odeur du dîné des Saliens, il planta là toute l’audience & courut se mettre à table avec eux.] & en tout si semblable à lui, Scribonie belle-mere de sa fille, Messaline sa propre femme, & mille autres dont les noms ne finiroient point, j’opine qu’il soit sévérement puni, qu’on ne lui permette plus de siéger en justice, qu’enfin banni sans retard il ait à vider l’Olympe en trois jours & le Ciel en un mois.

Cet avis fut suivi tout d’une voix. A l’instant le Cyllénien* [*Mercure] lui tordant le col le tire au séjour

D’où nul, dit-on, ne retourna jamais.

En descendant par la Voie sacrée, ils trouvent un grand contours dont Mercure demande la cause. Parions, dit-il, que c’est sa pompe funebre; & en effet, la beauté du convoi, où [409] l’argent n’avoit pas été épargné, annonçoit bien l’enterrement d’un Dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des instrumens de toute espece & sur-tout de la foule, étoit si grand, que Claude lui-même pouvoit l’entendre. Tout le monde étoit dans l’alégresse; le Peuple Romain marchoit légerement comme ayant secoué ses fers. Agathon & quelques chicaneurs pleuroient tout bas dans le fond du cœur. Les Jurisconsultes maigres, exténués,* [*Un Juge qui n’avoit d’autre loi que sa volonté donnoit peu d’ouvrage a ces Messieurs là.] commençoient à respirer, & sembloient sortir du tombeau. Un d’entr’eux voyant les avocats la tête basse déplorer leur perte, leur dit en s’approchant: ne vous le disois-je pas, que les Saturnales ne dureroient pas toujours?

Claude en voyant ses funérailles comprit enfin qu’il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce chant funebre en jolis vers heptasyllabes.

O cris, ô perte, ô douleurs!

De nos funebres clameurs

Faisons retentir la place:

Que chacun se contrefasse:

Crions d’un commun accord

Ciel! ce grand homme est donc mort!

Il est donc mort ce grand homme!

Hélas! vous savez tous comme,

Sous la force de son bras,

Il mit tout le monde à bas.

[411] Faloit-il vaincre à la course?

Faloit-il jusques sous l’ourse

Des Brétons presque ignorés

Du Cauce aux cheveux dorés

Mettre l’orgueil à la chaîne,

Et sous la hache Romaine

Faire trembler l’Océan;

Faloit-il en moins d’un an

Dompter le Parthe rebelle;

Faloit-il d’un bras fidele

Bander l’arc, lancer des traits

Sur des ennemis défaits,

Et d’une audace guerriere

Blesser le Mede au derriere?

Notre homme étoit prêt à tout;

De tout il venoit à bout.

Pleurons ce nouvel oracle,

Ce grand prononceur d’arrêts;

Ce Minos que par miracle

Le Ciel forma tout exprès.

Ce Phénix des beaux génies

N’épuisoit point les parties

En plaidoyers superflus;

Pour juger sans se méprendre

Il lui suffisoit d’entendre

Une des deux, tout au plus.

Quel autre toute l’année

Voudra siéger désormais i

[413] Et n’avoir, dans la journée,

De plaisir que les procès?

Minos, cédez-lui la place.

Déjà son ombre vous chasse

Et va juger aux enfers.

Pleurez avocats à vendre,

Vos cabinets sont déserts,

Rimeurs, qu’il daignoit entendre,

A qui lirez-vous vos vers?

Et vous, qui comptiez d’avance

Des cornets & de la chance

Tirer un ample trésor,

Pleurez, brelandier célèbre,

Bientôt un bûcher funebre

Va consumer tout votre or.

Claude se délectoit à entendre ses louanges & auroit bien voulu s’arrêter plus long-tems. Mais le Héraut des Dieux lui mettant la main au collet & lui enveloppant la tête de peur qu’il ne fût reconnu, l’entraîna par le champ de Mars, & le fit descendre aux enfers entre le Tibre & la Voie couverte.

Narcisse ayant coupé par un plus court chemin vint frais sortant du bain au-devant de son maître, & lui dit: comment! les Dieux chez les hommes? Allons, allons dit Mercure, qu’on [415] se dépêche de nous annoncer. L’autre voulant s’amuser à cajoler son maître, il le hâta d’aller à coups de caducée, & Narcisse partit sur le champ. La pente est si glissante & l’on descend si facilement, que tout gouteux qu’il étoit, il arrive en un moment à la porte des enfers. A sa vue, le monstre aux cent têtes dont parle Horace, s’agite, hérisse ses horribles crins, & Narcisse accoutumé aux caresses de sa jolie levrette blanche, éprouva quelque surprise à l’aspect d’un grand vilain chien noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans l’obscurité. Il ne laissa pas pourtant de s’écrier à haute voix: voici Claude César. Aussi-tôt une foule s’avance en poussant des cris de joie & chantant.

Il vient, réjouissons-nous.

Parmi eux étoient Caïus Silius Consul désigné, Junius Praetorius, Sextius Trallus, Hellius Trogus, Cotta Tectus, Valens Fabius, Chevaliers Romains que Narcisse avoit tous expédiés. Au milieu de la troupe chantante étoit le pantomime Mnester à qui sa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit que Claude arrivoit parvint jusqu’à Messaline, & l’on vit accourir des premiers au-devant de lui ses affranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphaeus & Peronacte, qu’il avoit envoyés devant pour préparer sa maison. Suivoient les deux préfets Justus Catonius, & Rufus fils de Pompée; puis ses amis Saturnius Luscius, & Pedo Pompeius, & Lupus, & Celer Asinius, Consulaires. Enfin la fille de son frere, la fille de sa sœur, son gendre, son beau-pere, sa belle-mere & presque tous ses parens. Toute cette troupe accourt au-devant de Claude, qui [417] les voyant, s’écria; bon, je trouve par-tout des amis: par quel hazard êtes-vous ici?

Comment, scélérat, dit Pedo Pompeïus, par quel hazard? Et qui nous y envoya que toi même, bourreau de tous tes amis? Viens, viens devant le Juge; ici je t’en montrerai le chemin. Il le mene au tribunal d’Eaque, lequel précisément se faisoit rendre compte de la loi Cornelia sur les meurtriers. Pedo fait inscrire son homme & présente une liste de trente Sénateurs, trois cents quinze Chevaliers Romains, deux cents vingt-un Citoyens & d’autres en nombre infini, tous tués par es ordres.

Claude effrayé tournoit les yeux de tous côtés pour chercher un défenseur, mais aucun ne se présentoit. Enfin, P. Petronius son ancien convive & beau parleur comme lui, requit Vainement d’être admis à le défendre. Pedo l’accuse à grands cris, Pétrone tâche de répondre; mais le juste Eaque le fait taire, & après avoir entendu seulement l’une des parties, condamne l’accusé, en disant:

Il est traité comme il traita les autres.

A ces mots il se fit un grand silence: Tout le monde étonné de cette étrange forme la soutenoit sans exemple; mais Claude la trouva plus inique que nouvelle. On disputa long-tems sur a peine qui lui seroit imposée. Quelques-uns disoient qu’il faloit faire un échange, que Tantale mourroit de soif s’il [419]n’étoit secouru, qu’Ixion avoit besoin d’enrayer, & Sysiphe de reprendre haleine; mais comme relâcher un vétéran c’eût été laisser à Claude l’espoir d’obtenir un jour la même grace, on aima mieux imaginer quelque nouveau supplice qui, l’assujettissant à un vain travail, irritât incessamment sa cupidité par ne espérance illusoire. Eaque ordonna donc qu’il jouât aux dés avec un cornet percé, & d’abord on le vit se tourmenter inutilement à courir après ses dés.

Car à peine agitant le mobile cornet

Aux dés prêts à partir il demande sonnet,

Que malgré tous ses soins entre ses doitgs avides

Du cornet défoncé, panier des Danaïdes,

Il sent couler les dés; ils tombent, & souvent

Sur la table, entraîné par ses gestes rapides,

Son bras avec effort jette un cornet de vent.

* [*J’ai pris la liberté de substituer cette comparaison à celle de Sysiphe, employée par Séneque & trop rebattue depuis cet Auteur.]

Ainsi pour terrasser son adroit adversaire

Sur l’arêne, un Athlete enflammé de colere,

Du cette qu’il élevé espere le frapper;

L’autre gauchit, esquive, a le tems d’échapper,

Et le coup frappant l’air avec toute sa force,

Au bras qui l’a porté donne une rude entorse.

Là-dessus Caligula paroissant tout-à-coup, ses mit à le réclamer comme son esclave. Il produisoit des témoins qui l’avoient vu le charger des soufflets & d’étrivieres. Aussi-tôt il lui fut adjugé par Eaque. Et Caligula le donna à Ménandre son affranchi, pour en faire un de ses gens.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

[421]

OLINDE ET SOPHRONIE TIRE
DU TASSE

TRADITION
DU COMMENCEMENT
DU SECOND CHANT
DE LA JERUSALEM
DÉLIVRÉE,

Contenant l’Histoire d’Olinde & de Sophronie.

[423] Tandis que le tyran se prépare à la guerre, Ismene un jour se présente à lui; Ismene qui de dessous la tombe peut faire sortir un corps mort & lui rendre le sentiment & la parole. Ismene qui peut, au son des paroles magiques, effrayer Pluton, jusqu’en son palais, qui commande aux démons en maître, les emploie à ses œuvres impies & les enchaîne ou délie à son gré.

Chrétien jadis, aujourd’hui mahométan, il n’a pu quitter tout-à-fait ses anciens rites, & les profanant à de criminels usages, mêle & confond ainsi les deux loix qu’il connoît mal. Maintenant du fond des antres où il exerce ses arts ténébreux; vient à son Seigneur dans le danger public, à mauvais Roi, pire conseiller.

[425] Sire, dit-il, la formidable & victorieuse armée arrive. Mais nous, remplissons nos devoirs, le ciel & la terre seconderont notre courage. Doué de toutes les qualités d’un Capitaine & d’un Roi, vous avez de loin tout prévu, vous avez pourvu à tout, & si chacun s’acquitte ainsi de sa charge, cette terre sera le tombeau de vos ennemis.

Quant à moi, je viens de mon côté partager vos périls & vos travaux. J’y mettrai pour ma part les conseils de la vieillesse & les forces de l’art magique. Je contraindrai les anges bannis du ciel à concourir à mes soins. Je veux commencer mes enchantemens par une opération dont il faut vous rendre compte,

Dans le temple des Chrétiens sur un autel souterrain est une image de celle qu’ils adorent, & que leur peuple ignorant fait la mere de leur Dieu, né, mort & enséveli. Le simulacre devant lequel une lampe brûle sans cesse, est enveloppé d’un voile, & entouré d’un grand nombre de vœux suspendus en ordre & que les crédules dévots y portent de toutes parts.

[427] Il s’agit d’enlever de-là cette effigie & de la transporter de propres mains dans votre Mosquée; là j’y attacherai un arme si fort, qu’elle sera tant qu’on l’y gardera, la sauvegarde de vos portes, & par l’effet d’un nouveau mystere, vous conserverez dans vos murs un empire inexpugnable.

A ces mots le Roi persuadé, court impatient à la maison de Dieu, force les Prêtres, enleva sans respect le chaste simulacre de le porte à ce temple impie où. un culte insensé ne fait qu’irriter le Ciel. C’est-là, c’est dans ce lieu profane & sur cette sainte image, que le magicien murmure ses blasphêmes.

Mais le matin du jour suivant, le gardien du temple immonde ne vit plus l’image où elle étoit la veille, & l’ayant cherchée envain de tous côtés, courut avertir le Roi, qui, ne doutant pas que les Chrétiens ne l’eussent enlevée, en fut transporté de colere.

[429] Soit qu’en effet ce fût un coup d’adresse d’une main pieuse, ou un prodige du Ciel indigné que l’image de sa Souveraine soit prostituée en un lieu souillé, il est édifiant, il est juste de faire céder le zele & la piété des hommes, & de croire que le coup est venu d’en-haut.

Le Roi fit faire dans chaque Eglise & dans chaque maison la plus importune recherche, & décerna de grands prix & de grandes peines à qui révéleroit ou recéleroit le vol. Le magicien de son côté, déploya sans succès toutes les forces de son art pour en découvrir l’auteur. Le Ciel, au mépris de ses enchantemens & de lui, tint l’oeuvre secrete, de quelque part qu’elle pût venir.

Mais le tyran, furieux de se voir cacher le délit qu’il attribue toujours aux fideles, se livre contre eux à la plus ardente rage. Oubliant toute prudence, tout respect humain, il veut à quelque prix que ce soit assouvir sa vengeance. «Non, non, s’écrioit-il, la menace ne sera pas vaine: le coupable a beau se cacher, il faut qu’il meure; ils mourront tous, & lui avec eux.»

[431] «Pourvu qu’il n’échappe pas, que le juste, que l’innocent périsse, qu’importe? Mais qu’ai-je dit, l’innocent? Nul ne l’est, & dans cette odieuse race, en est-il un seul qui ne soit notre ennemi? Oui, s’il en est d’exempts de ce délit, qu’ils portent la peine due à tous pour leur haine; que tous périssent, l’un comme voleur & les autres comme Chrétiens. Venez, mes loyaux, apportez la flamme & le fer. Tuez & brûlez sans miséricorde.»

C est ainsi qu’il parle à son peuple. Le bruit de ce danger parvient bientôt aux Chrétiens. Saisis, glacés d’effroi par l’aspect de la mort prochaine, nul ne songe à fuir ni à se défendre; nul n’ose tenter les excuses ni les prieres. Timides, irrésolus, ils attendoient leur destinée, quand ils virent arriver leur salut, d’où ils j’espéroient le moins.

Parmi étoit une, vierge, déjà nubile, d’une aine sublime, d’une beauté d’ange qu’elle néglige ou dont elle ne prend que les soins dont l’honnêteté se pare, & ce qui ajoute au prix de ses charmes, dans les murs d’une étroite enceinte elle les soustrait aux yeux & aux vœux des amans.

[433] Mais est-il des mûrs que ne perce quelque rayon d’une beauté digne de briller aux yeux & d’enflammer les cœurs? Amour! le souffrirois-tu? Non, tu l’as révélée aux jeunes desirs d’un adolescent. Amour! qui, tantôt argus & tantôt aveugle, éclaires les yeux de ton flambeau ou les voiles de ton bandeau, malgré tous les gardiens, toutes les clôtures, jusques dans les plus chastes asyles, tu sçus porter un regard étranger.

Elle s’appelle Sophronie, Olinde est le nom du jeune homme, tous deux ont la même patrie & la même soi. Comme il est modeste autant qu’elle est belle, il desire beaucoup, espere peu, ne demande rien & ne sait ou n’ose se découvrir. Elle, de son côté, ne le voit pas, ou n’y pense pas, ou le dédaigne, & le malheureux perd ainsi ses soins ignorés, mal connus, ou mal reçus.

Cependant on entend l’horrible proclamation & le moment du massacre approche. Sophronie, aussi généreuse qu’honnête forme le projet de sauver son peuple. Si sa modestie l’arrête, son courage l’anime & triomphe, ou plutôt ces deux vertus s’accordent & s’illustrent mutuellement.

[435] La jeune vierge sort seule au milieu du peuple; sans exposer ni cacher ses charmes, en marchant elle recueille ses yeux, resserre son voile, & en impose par la réserve de son maintien. Soit art ou hazard, soit négligence ou parure, tout concourt à rendre sa beauté touchante: le Ciel, la nature & l’amour qui la favorisent, donnent à ses négligences l’effet de l’art.

Sans daigner voir les regards qu’elle attire à son passage, & sans détourner les siens, elle se présente devant le Roi, ne tremble point en voyant sa colere & soutient avec fermeté son féroce aspect. Seigneur, lui dit-elle, daignez suspendre votre vengeance & contenir votre peuple. Je viens vous découvrir & vous livrer le coupable que vous cherchez & qui vous a si fort offensé.

A l’honnête assurance de cet abord, à l’éclat subit de ces chastes & fieres graces, le Roi confus de subjugué, calme sa colere & adoucit son visage irrité. Avec moins de sévérité, lui dans l’ame, elle sur le visage, il en devenoit amoureux. Mais une beauté revêche ne prend point un cœur farouche, & les douces manieres sont les amorces de l’amour.

[437] Soit surprise, attrait ou volupté plutôt qu’attendrissement, le barbare se sentit ému. Déclare-moi tout, lui dit-il; voilà que j’ordonne qu’on épargne ton peuple. Le coupable, reprit-elle, est devant vos yeux; voilà la main dont ce vol est l’oeuvre. Ne cherchez personne autre; c’est moi qui ai ravi l’image; & je suis celle que vous devez punir.

C’est ainsi que se dévouant pour le salut de son peuple, elle détourne courageusement le malheur public sur elle seule. Le Tyran, quelque tems irrésolu, ne se livre pas si-tôt à sa furie accoutumée; il l’interroge: il faut, dit-il, que tu me déclares qui t’a donné ce conseil & qui t’a aidé à l’exécuter.

Jalouse de ma gloire, je n’ai voulu, répond-elle, en faire part à personne. Le projet, l’exécution, tout vient de moi seule, & seule j’ai su mon secret. C’est donc sur toi seule, lui dit le Roi, que doit tomber ma vengeance. Cela’est juste reprend-elle; je dois subir toute la peine, comme j’ai remporté tout l’honneur.

[439] Ici le courroux du Tyran commence à se rallumer. Il lui demande où elle a caché l’image? Elle répond; je ne l’ai point cachée, je l’ai brûlée, & j’ai cru faire une œuvre louable de la garantir ainsi des outrages des mécréans. Seigneur, est-ce le voleur que vous cherchez? il est en votre présence. Est-ce le vol? vous ne le reverrez jamais.

Quoiqu’au reste ces noms de voleur & de vol ne conviennent ni à moi ni à ce que j’ai fait. Rien n’est plus juste que de reprendre ce qui fut pris injustement.

A ces mots, le Tyran pousse un cri menaçant: sa colere n’a plus de frein. Vertu, beauté, courage, n’espérez plus trouver grace devant lui. C’est envain que pour la défendre d’un barbare dépit, l’amour lui fait un bouclier de ses charmes.

On la saisit; rendu à toute sa cruauté, le Roi la condamne à périr sur un bûcher. Son voile, sa chaste mante lui sont arrachés; ses bras délicats sont meurtris de rudes chaînes. Elle se tait; son ame forte, sans être abattue, n’est pas sans émotion, & les roses éteintes sur son visage y laissent la candeur de l’innocence plutôt que la pâleur de la mort.

[441] Cet acte héroïque aussi-tôt se divulgue. Déjà le peuple accourt en foule. Olinde accourt aussi tout alarmé. Le fait étoit sûr, le personne encore douteuse, ce pouvoit être la maitresse de son cœur. Mais si-tôt qu’il apperçoit la belle prisonniere en cet état, si-tôt qu’il voit les ministres de sa mort occupés à leur dur office, il s’élance, il heurte la foule.

Et crie au Roi: non, non; ce vol n’est point de son fait; c’est par folie qu’elle s’en ose vanter. Comment une jeune fille sans expérience pourroit-elle exécuter, tenter, concevoir même une pareille entreprise? Comment a-t-elle trompé les gardes? Comment s’y est-elle prise, pour enlever la sainte image? Si elle l’a fait, qu’elle s’explique. C’est moi, Sire, qui ai fait le coup. Tel fut, tel fut l’amour dont même sans retour il brûla pour elle.

Il reprend ensuite. Je suis monté de nuit jusqu’à l’ouverture par où l’air & le jour entrent dans votre Mosquée, & tentant des routes presques inaccessibles, j’y suis entré par un passage étroit. Que celle-ci cesse d’usurper la peine qui m’est due. J’ai seul mérité l’honneur de la mort: c’est à moi qu’appartiennent ces chaînes, ce bûcher, ces flammes; tout cela n’est destiné que pour moi.

[443] Sophronie leve sur lui les yeux, la douceur, la pitié sont peintes dans ses regards. Innocent infortuné, lui dit-elle, que viens-tu faire ici? Quel conseil t’y conduit? Quelle fureur t’y traîne? Crains-tu que sans toi mon ame ne puisse supporter la colore d’un homme irrité? Non, pour une seule mort, je me suffis à moi seule, & je n’ai pas besoin d’exemple pour apprendre à la souffrir.

Ce discours qu’elle tient à son amant ne le fait point rétracter ni renoncer à son dessein. Digne & grand spectacle! où l’amour entre en lice avec la vertu magnanime, ou la mort est le prix du vainqueur & la vie la peine du vaincu! Mais loin d’être touché de ce combat de confiance & de générosité, le Roi s’en irrite.

Et s’en croit insulté, comme si ce mépris du supplice retomboit sur lui. Croyons-en, dit-il, à tous deux, qu’ils triomphent l’un & l’autre & partagent la palme qui leur est due. Puis il fait signe aux sergens, & dans l’instant Olinde cil dans les fers. Tous deux liés & adossés au même pieu ne peuvent se voir en face.

[445] On arrange autour d’eux le bûcher, & déjà l’on excite la flamme, quand le jeune homme éclatant en gémissemens dit à celle avec laquelle il est attaché: C’est donc-là le lien duquel j’espérois munir à toi pour la vie! C’est donc-là ce feu dont nos cœurs devoient brûler ensemble!

O flammes, ô nœuds qu’un sort cruel nous destine! hélas, vous n’êtes pas ceux que l’amour m’avoit promis! Sort cruel qui nous sépara durant la vie & nous joint plus durement encore à la mort! ah! puisque tu dois la subir aussi funeste, je me console en la partageant avec toi de t’être uni sur ce bûcher, n’ayant pu l’être à la couche nuptiale. Je pleure, mais sur ta triste destinée, & non sur la mienne, puisque je meurs à tes côtés.

O que la mort me sera douce, que les tourmens me seront délicieux, si j’obtiens qu’au dernier moment, tombant l’un sur l’autre, nos bouchés se joignent pour exhaler & recevoir au même instant nos derniers soupirs! Il parle & ses pleurs étouffent ses paroles. Elle le tance avec douceur & le remontre en ces termes.

[447] Ami, le moment où nous sommes exige d’autres soins & d’autres regrets. Ah! pense, pense à tes fautes & au digne prix que Dieu promet aux fideles. Souffre en son nom, les tourmens te seront doux: aspire avec joie au séjour céleste. Vois le Ciel comme il est beau; vois le soleil dont il semble que l’aspect riant nous appelle & nous console.

A ces mots tout le peuple païen éclate en sanglots, tandis que le fidele ose à peine gémir à plus basse voix. Le Roi même, le Roi sent au fond de son ame dure je ne sais quelle émotion prête à l’attendrir. Mais en la pressentant, il s’indigne, s’y refuse, détourne les yeux, & part sans vouloir se laisser fléchir. Toi seule, ô Sophronie, n’accompagne point le deuil général, & quand tout pleure sur toi, toi seule ne pleure pas!

En ce péril pressant survient un guerrier ou paroissant tel, d’une haute & belle apparence, dont l’armure & l’habillement étranger annonçoit qu’il venoit de loin. Le Tigre, fameuse enseigne qui couvre son casque, attira tous les yeux & fit juger avec raison que c’étoit Clorinde.

[449] Dès l’âge le plus tendre, elle méprisa les mignardises de son sexe. Jamais ses courageuses mains ne daignerent toucher le fuseau, l’aiguille & les travaux d’Arachné. Elle ne voulut ni s’amollir par des vêtemens délicats, ni s’environner timidement de clôtures. Dans les camps même, la vraie honnêteté se fait respecter, & par-tout sa force & sa vertu fut sa sauve-garde. Elle arma de fierté son visage & se plut à le rendre sévere; mais il charme tout sévere qu’il est.

D’une main encore enfantine elle apprit à gouverner le mots d’un coursier, à manier la pique & l’épée; elle endurcit son corps sur l’arêne, se rendit légere à la course, sur les rochers, à travers les bois, suivit à la piste les bêtes feroces, se fit guerriere enfin, & après avoir fait la guerre en homme aux lions dans les forêts, combattit en lion dans les camps parmi les hommes.

Elle venoit des contrées Persanes pour résister de toute sa force aux Chrétiens. Ce n’étoit pas la premiere fois qu’ils éprouvoient son courage. Souvent elle avoir dispersé leurs membres sur la poussiere & rougi les eaux de leur sang. L’appareil de mort qu’elle apperçoit en arrivant la frappe; elle pousse son cheval & veut savoir quel crime attire un tel châtiment.

[451] La foule s’écarte & Clorinde en considérant de près les deux victimes attachées ensemble, remarque le silence de l’une & les gémissemens de l’autre. Le sexe le plus foible montre en cette occasion plus de fermeté, & tandis qu’Olinde pleure de pitié plutôt que de crainte, Sophronie se tait, & les yeux fixés vers le Ciel semble avoir déjà quitté le séjour terrestre.

Clorinde encore plus touchée du tranquille silence de l’une que des douloureuses plaintes de l’autre, s’attendrit sur leur fort jusqu’aux larmes; puis se tournant vers un vieillard qu’elle apperçut auprès d’elle; dites-moi, je vous prie, lui demanda-t-elle, qui sont ces jeunes gens, & pour quel crime ou par quel malheur ils souffrent un pareil supplice?

Le vieillard en peu de mots ayant pleinement satisfait y sa demande, elle fut frappée d’étonnement, & jugeant bien que tous deux étoient innocens, elle résolut, autant que le pourroit sa priere ou tes armes, de les garantir de la mort. Elle s’approche, en faisant retirer la flamme pré te à les atteindre; elle parle ainsi à ceux qui l’attisoient.

[453] Qu’aucun de vous n’ait l’audace de poursuivre cette cruelle œuvre jusqu’à ce que j’aye parlé au Roi, je vous promets qu’il ne vous saura pas mauvais gré de ce retard. Frappés de son air grand & noble, les fergens obéirent; alors elle achemina vers le Roi & le rencontra qui venoit au-devant d’elle.

Seigneur, lui dit-elle, je suis Clorinde; vous m’avez peut-être ouï nommer quelquefois. Je viens m’offrir pour défendre avec vous la foi commune & votre trône. Ordonnez, soit en pleine campagne ou dans l’enceinte des murs, quelqu’emploi qu’il vous plaise m’assigner, je l’accepte, sans craindre les plus périlleux ni dédaigner les plus humbles.

Quel pays, lui répond le Roi, est si loin de l’Asie & de route du soleil, où l’illustre nom de Clorinde ne vole pas sur les ailes de la gloire! Non, vaillante guerriere, avec vous n’ai plus ni doute ni crainte, & j’aurois moins de confiance une armée entiere venue à mon secours qu’en votre seule assistance.

[455] Oh que Godefroy n’arrive-t-il à l’instant même! Il vient trop lentement à mon gré. Vous me demandez un emploi? Les entreprises difficiles & grandes sont les seules dignes de vous. Commandez à nos guerriers: je vous nomme leur général. La modeste Clorinde lui rend grace, & reprend ensuite:

C’est un chose bien nouvelle, sans doute, que le salaire précede les services; mais ma confiance en vos bontés me fait demander pour prix de ceux que j’aspire à vous rendre, la grace de ces deux condamnés. Je les demande en pur don, sans examiner si le crime est bien avéré, si le châtiment n’est point trop sévere, & sans m’arrêter aux signes sur lesquels je préjuge leur innocence.

Je dirai seulement que quoiqu’on accuse ici les Chrétiens d’avoir enlevé l’image, j’ai quelque raison de penser autrement. Cette œuvre du magicien fut une profanation de notre loi qui n’admet point d’idoles dans nos temples, & moins encore celles des Dieux étrangers.

[457] C’est donc à Mahomet que j’aime à rapporter le miracle, sans doute il l’a fait pour nous apprendre à ne pas souiller ses temples par d’autres cultes. Qu’Ismene fasse à son gré ses enchantemens, lui dont les exploits sont des maléfices. Pour nous guerriers, manions le glaive; c’est-là notre défense & nous ne devons espérer qu’en lui.

Elle se tait-; &, quoique l’ame colere du Roi ne s’appaise pas sans peine, il voulut néanmoins lui complaire, plutôt fléchi par sa priere & par la raison d’Etat que par la pitié. Qu’ils aient, dit-il, la vie & la liberté: un tel intercesseur peut-il éprouver des refus? Soit pardon, soit justice, innocens je les absous, coupables je leur fais grace.

Ils furent ainsi délivrés, & là fut couronné le sort vraiment aventureux de l’amant de Sophronie. Eh! comment refuseroit-elle de vivre avec celui qui voulut mourir pour elle? Du bûcher ils vont à la noce; d’amant dédaigné, de patient même, il devient heureux époux, & montre ainsi dans un mémorable exemple, que les preuves d’un amour véritable ne laissent point insensible un cœur généreux.

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

DICTIONNAIRE
DES TERMES D’USAGE EN BOTANIQUE

[1771-mai 1774; manuscrit inconnu; le Pléiade édition, t. IV, pp. 1199-1247.=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 459-527.]

[459]

FRAGMENS
POUR UN DICTIONNAIRE
DES TERMES D’USAGE
EN BOTANIQUE.

[460]

AVIS DES EDITEURS.

Il paroit par ces Fragmens, que le projet de M. Rousseau etoit de faciliter l’intelligence des termes usités chez les Botanistes: il est fâcheux qu’il n’ait laisse sur ce sujet intéressant que des brouillons, peut-être aussi incomplets par les articles qu’il a ébauches, que par ceux qu’il n’a point traites. Mais nous avons pense que, malgré leur imperfection, ces Fragmens meritoient de voir le jour, &, quelque défectueux qu’ils puisent être, nous n’avons voulu essayer, ni de suppléer aux articles qui manquent, ni de corriger ou finir ceux qui sont faits; tout au plus avons-nous ose nous permettre de faire disparoitre quelques obscurités, ou quelques défauts de style qui avoient échappe à la premiere composition.

[461]

INTRODUCTION.

Le premier malheur de la Botanique est d’avoir été regardée des sa naissance, comme une partie de la Médecine. Cela fit qu’on ne s’attacha qu’a trouver ou supposer des vertus aux plantes, & qu’on négligea la connoissance des plantes mêmes; car comment se livrer aux courses immenses & continuelles qu’exige cette recherche, & en même tems aux travaux sédentaires du laboratoire & aux traitemens des malades, par lesquels on parvient à s’assurer de la nature des substances végétales, & de leurs effets dans le corps humain. Cette fausse maniere d’envisager la Botanique en à long-tems rétréci l’étude au point de la borner presque aux plantes usuelles, & de réduire. la chaîne végétal à un petit nombre de chaînons interrompus. Encore ces chaînons mêmes ont-ils été très-mal étudies, parce qu’on y regardoit seulement la matiere & non pas l’organisation. Comment se seroit-on beaucoup occupe de la structure organique d’une substance, ou plutôt d’une masse ramifiée qu’on ne songeoit qu’a piler dans un mortier? On ne cherchoit des plantes que pour trouver des remèdes, on ne cherchoit pas, des plantes mais des simples. C’etoit fort. bien fait, dira-t-on; [462] soit. Mais il n’en a. pas moins résulté l’on connoissoit fort bien les remèdes, on ne laissoit pas de connoitre sort mal les plantes; & c’est tout ce que j’avance ici.

La Botanique n’etoit rien, il n’y avoit point d’étude de la Botanique, & ceux qui se piquoient le plus connoitre les plantes n’avoient aucune idée, ni de leur structure, ni de l’économie végétal. Chacun connoissoit de vue cinq ou six plantes de son canton auxquelles il donnoit des noms au hazard enrichis de vertus merveilleuses qu’il lui plaisoit de leur supposer, & chacune de ces plantes changée en panacée universelle suffisoit seule pour immortaliser tout le genre-humain plantes. Ces plantes transformées en beaume & en en emplâtres disparoissoient promptement, & faisoient bientôt place à d’autres auxquelles de nouveaux venus, pour se distinguer, attribuoient les mêmes effets. Tantôt c’etoit une plante nouvelle qu’on décoroit d’anciennes vertus, & tantôt d’anciennes plantes proposées sous de nouveaux noms suffisoient pour enrichir de nouveaux charlatans. Ces plantes a voient des noms vulgaires différens dans chaque canton, & ceux qui les indiquoient pour leurs drogues, ne leur donnoient que des noms connus tout au plus dans le lieu qu’ils habitoient; & quand leurs récipés couroient dans d’autres pays on ne savoit plus de quelle [463] plante il y etoit parle; chacun en substituoit une à sa fantaisie, sans autre soin que de lui donner le même nom. Voilà tout l’art que les Myrepsus, les Hildegardes, les Suardus, les Villanova & les autres Docteurs de ces tems-là mettoient à l’étude des plantes, dont ils ont parle dans leurs livres, & il feroit difficile peut-être au peuple d’en reconnoître une seule sur leurs noms ou sur leurs descriptions.

A la renaissance des Lettres tout disparut pour faire place aux anciens livres; il n’y eut plus rien de bon & de vrai que ce qui etoit dans Aristote & dans Galien. Au lieu d’étudier les plantes sur la terre, on ne les étudioit plus que dans Pline & Dioscoride, & il n’y a rien si fréquent dans les Auteurs de ces tems-là, que d’y voir nier l’existence d’une plante par l’unique raison que Dioscoride n’en a pas parle. Mais ces doctes plantes, il faloit pourtant les trouver en nature, pour les employer selon les préceptes du maître. Alors on s’évertua, l’on se mit a chercher, à observer, à conjecturer & chacun ne manqua pas de faire tous ses efforts pour trouver dans la plante qu’il avoit choisie les caracteres décrits dans son auteur; & comme les traducteurs, les commentateurs, les praticiens s’accordoient rarement sur le choix, on donnoit vingt noms a. la même plante, & a vingt plantes le. mere nom, chacun soutenant que [464] la sienne etoit la véritable, & que toutes les autres n’étant pas celle dont Dioscoride avoit parle devoient être proscrites de dessus la terre. De ce conflit résulterent enfin des recherches, à la vérité, plus attentives & quelques bonnes observations qui mériterent d’être conservées, mais en même tems un tel cahos de nomenclature que les Médecins & les Herboristes avoient absolument cesse de s’entendre entr’eux: il ne pouvoit plus y avoir communication de lumieres, il n’y avoit plus des disputes de mots & de noms, & même toutes les recherches & descriptions utiles etoient perdues faute de pouvoir décider de quelle plante chaque au avoit parle.

Il commença pourtant à se former de vrais Botanistes, tels que Clusius, Cordus, Cesalpin, Gesner, & a se faire de bons livres & instructifs sur cette matiere, dans lesquels même on trouve déjà quelques traces de méthode. Et c’etoit certainement une perte que ces pieces devinssent inutiles & inintelligibles par la seule discordance des noms. Mais de cela même que les auteurs commençoient à réunir les especes & à séparer les genres, chacun selon sa maniere d’observer le port & la structure apparente, il résulta de nouveaux inconvéniens & une nouvelle obscurité, parce que claque auteur réglant sa nomenclature sur sa méthode créoit de nouveaux genres, ou separoit [465] les anciens selon que le requéroit le caractere des siens. De sorte qu’especes & genres, tout etoit tellement mêle, qu’il n’y avoit presque pas de plante qui n’eut autant de noms différens, qu’il y avoit d’auteurs qui l’avoient décrite; ce qui rendort l’étude de la concordance aussi longue & souvent plus difficile celle des plantes même.

Enfin parurent ces deux illustres freres, qui ont plus fait eux seuls pour le progrès de la Botanique, que tous les autres ensemble qui les ont précédés & même suivis jusqu’à Tournefort. Hommes rares, dont le savoir immense & les solides travaux consacres à la Botanique, les rendent dignes de l’immortalité qu’ils leur ont acquise. Car tant que cette science naturelle ne tombera pas dans l’oubli, les noms de Jean & de Gaspard Bauhin vivront avec elle dans la mémoire des hommes.

Ces deux hommes entreprirent, chacun de son cote, une histoire universelle des plantes, & ce qui se rapporte plus immédiatement à cet article, ils entreprirent l’un & l’autre d’y joindre une synonymie, c’est-à-dire, une liste exacte des noms que chacune d’elles portoit dans tous les auteurs qui les avoient précédés. Ce travail devenoit absolument nécessaire pour qu’on put profiter des observations de chacun d’eux; car sans cela il devenoit presque impossible de suivre & démêler chaque plante à travers tant de noms différens.

[466] L’aine a exécute à-peu-près cette entreprise dans les trois volumes in-folio qu’on a imprimes après sa mort, & il y a joint une critique si juste, qu’il s’est rarement trompe dans ses synonymies.

Le plan de son frere etoit encore plus vaste., comme il paroit par le premier volume qu’il en a donne & qui peut faire juger de l’immensité de tout l’ouvrage, s’il eut en le tems de l’exécuter; mais au volume près dont je viens de parler, nous n’avons que les titres du reste dans son pinax, & ce pinax, fruit de quarante de travail est encore aujourd’hui le guide de tous ceux qui veulent travailler sur cette matiere & consulter les anciens auteurs.

Comme la nomenclature des Bauhins n’etoit formée que des titres de leurs chapitres, & que ces titres prenoient ordinairement plusieurs mots, de-la vient l’habitude de n’employer pour noms de plantes que des phrases louches assez longues, ce qui rendoit cet nomenclature non-seulement traînante & embarrassante, mais pédantesque & ridicule. Il y auroit à cela, je l’avoue, quelque avantage, si ces phrases avoient été mieux faites; mais composées indifféremment des noms des lieux d’ou venoient ces plantes, des noms des gens qui les avoient envoyées, & même des noms d’autres plantes avec lesquelles on leur trouvoit quelque similitude, ces phrases [467] etoient des sources de nouveaux embarras & de nouveaux doutes, puisque la connoissance d’une seule plante exigeoit celle de plusieurs autres, auxquelles sa phrase renvoyoit, & dont les noms n’etoient pas plus détermines que le sien.

Cependant les voyages de long cours enrichissoient incessamment la Botanique de nouveaux trésors, & tandis que les anciens noms accabloient déjà la mémoire, il en faloit inventer de nouveaux sans cesse pour les plantes nouvelles qu’on decouvroit. Perdus dans ce labyrinthe immense, les Botanistes forces de chercher un fil pour s’en tirer, s’attachèrent enfin sérieusement à la méthode; Herman, Rivin, Ray, proposèrent chacun la sienne; mais l’immortel Tournefort l’emporta sur eux tous; il rangea le premier systématiquement tout le regne végétal; & reformant en partie la nomenclature, la combina par ses nouveaux genres avec celle de Gaspard Bauhin. Mais loin de la débarrasser de ses longues phrases, ou il en ajouta de nouvelles, ou il chargea les anciennes des additions que sa méthode le forçoit d’y faire. Alors s’introduisit l’usage barbare de lier les nouveaux noms aux anciens par un qui quae quod contradictoire, qui d’une même plante faisoit deux genres tout différens.

Dens Leonis qui pilosella folio minus villoso; Doria quae Jacobaea orientales limonii folio: Titanokeratophyton quod Lithophyton marinum albicans.

[468] Ainsi la nomenclature se chargeoit. Les noms des plantes devenoient non-seulement des phrases mais des périodes. Je n’en citerai qu’un seul de Plukenet qui prouvera que je n’exagère pas. " Gramen myloicophorum carolinianum seu gramen altissimum, panicula maxima speciosa, e specis majoribus compressiusculis utrinque pinnatis blattam molendariam quodam modo referentibus, composita, foliis convolutus mucronatis pungentibus." Almag. 137.

C’en etoit fait de la Botanique si ces pratiques eussent été suivies; devenue absolument insupportable, la nomenclature ne pouvoit plus subsister dans cet etat, & il faloit de toute nécessité qu’il s’y fit une reforme ou que la plus riche, la plus aimable, la plus facile des trois parties de l’Histoire naturelle fut abandonnée.

Enfin M. Linnaeus plein de ton système sexuel & des vastes idées qu’il lui avoit suggérées, forma le projet d’une refonte générale dont tout le monde sentoit le besoin, mais dont nul n’osoit tenter l’entreprise. Il fit plus, il l’exécuta, & après avoir préparé dans son Critica Botanica les regles sur lesquelles ce travail devoit être il conduit, il détermina dans son Genera plantarum ces genres des plantes, ensuite les especes dans son Species; de sorte que gardant tous les anciens noms qui pouvoient s’accorder avec ces nouvelles regles & refondant tous les autres, il établit [469] enfin une nomenclature éclairée, sur les vrais principes de l’art qu’il avoit lui-même exposes. I1 conserva tous ceux des anciens genres qui etoient vraiment naturels, il corrigea, simplifia, réunit ou divisa les autres selon que le requeroient les vrais caracteres. Et dans la confection des noms, il suivoit quelquefois même un peu trop sévèrement ses propres regles.

A l’égard des especes, il faloit bien pour les déterminer des descriptions & des différences; ainsi les phrases restoient toujours indispensables, mais s’y bornant à un petit nombre de mots techniques bien choisis & bien adaptes, il s’attacha à faire de bonnes & brèves définitions tirées des vrais caracteres de la plante, bannissant rigoureusement tout ce qui lui etoit etranger. Il falut pour cela créer, pour ainsi dire, à la Botanique une nouvelle langue qui épargnât ce long circuit de paroles qu’on voit dans les anciennes descriptions. On s’est plaint que les mots de cette langue n’etoient pas tous dans Ciceron. Cette plainte auroit un sens raisonnable, si Ciceron eut fait un traite complet de Botanique. Ces mots cependant sont tous grecs ou latins, expressifs, courts, sonores, & forment même des constructions élégantes par leur extrême précision. C’est dans la pratique journalière de l’art, qu’on sent tout l’avantage de cette nouvelle langue, aussi commode & nécessaite Botanistes qu’est celle de l’Algebre aux Géometres.

[470] Jusque-là M. Linnaeus avoit détermine le plus grand nombre des plantes connues, mais il ne les avoit pas nommées: car ce n’es pas nommer une chose que de la définir; une phrase ne sera jamais un vrai nom & n’en sauroit avoir l’usage. Il pourvut a ce défaut par l’invention des noms triviaux, qu’il joignit à ceux des genres pour distinguer les especes. De cette maniere le nom de chaque plante n’est compose jamais que de deux mots, & ces deux mots seuls choisis avec discernement & appliques avec justesse, sont souvent mieux connoitre la plante que ne faisoient les longues phrases Micheli & de Plukenet. Pour la connoitre mieux encore & plus réguliérement, on a la phrase qu’il faut savoir sans doute, mais qu’on n’a plus besoin de répéter à tout propos lorsqu’il ne faut que nommer l’objet.

Rien n’etoit plus maussade & plus ridicule lorsqu’une femme ou quelqu’un de ces hommes qui leur ressemblent, vous demandoient le nom d’une herbe on d’une fleur dans un jardin, que le nécessité de cracher en réponse une longue enfilade de mots latins qui ressembloient à des évocations magiques; inconvénient suffisant pour rebuter ces personnes frivoles d’une étude charmante offerte avec un appareil aussi pédantesque.

Quelque nécessaire, quelque avantageuse que fut cette reforme, il ne faloit pas moins que le profond savoir de [471] M. Linnaeus pour la faire avec succès, & que la, célébrité de grand naturaliste pour la faire universellement adopter. Elle a d’abord éprouve de la résistance, elle en éprouve encore. Cela ne sauroit être autrement, ses rivaux dans la même carrière regardent cette adoption comme un aveu d’infériorité qu’ils n’ont garde de faire; sa nomenclature paroit tenir tellement à son système, qu’on ne s’avise gueres de l’en séparer. Et les Botanistes du premier ordre, qui se croient obliges par hauteur de n’adopter le système de personne & d’avoir chacun le sien, n’iront pas sacrifier leurs prétentions aux progrès d’un art dont l’amour dans ceux qui le professent est rarement désintéresse.

Les jalousies nationales s’opposent encore à l’admission d’un système etranger. On se croit oblige de soutenir les illustres de son pays, sur-tout lorsqu’ils ont cesse de vivre; car même l’amour-propre qui faisoit souffrir avec peine leur supériorité durant leur vie, s’honore de leur gloire après leur mort.

Malgré tout cela, la grande commodité de cette nouvelle nomenclature & son utilité que l’usage à fait connoitre, l’ont fait adopter presque universellement dans toute Europe plutôt ou plus tard, à la vérité, main enfin àpeu-près par-tout, & même à Paris. M. de Juffeu vient de l’établir au jardin du Roi, préférant ainsi l’utilité [472] publique à la gloire d’une nouvelle refonte que sembloit demander la méthode des familles naturelles dont son illustre oncle est l’auteur. Ce n’est pas que cette nomenclature Linnéene n’ait encore ses défauts & ne laisse de grandes prises à la critique; mais en attendant qu’on en trouve une plus parfaite à qui rien ne manquer, il vaut cent fois mieux adopter celle-la que de n’en avoir aucune, ou de retomber dans les phrases de Tournefort & de Gaspard Bauhin. J’ai même peine à croire qu’une meilleure nomenclature put avoir désormais assez de succès pour proscrire celle-ci, à laquelle les Botanistes de l’Europe sont déjà tout accoutumes, & c’est par la double chaîne de l’habitude & de la. commodité qu’ils y renonceroient avec plus de peine encore qu’ils n’en eurent à l’adopter. Il faudroit, pour opérer ce changement, un auteur dont le crédit effacât celui de M. Linnaeus, & à l’autorité duquel l’Europe entiere voulut se soumettre une seconde fois, ce qui me paroit difficile à espérer. Car si son système, quelque excellent qu’il puisse être, n’est adopte que par une seule nation, il jettera la Botanique dans un nouveau labyrinthe, & nuira plus qu’il ne servira.

La travail même de M. Linnaeus, bien qu’immense, reste encore imparfait, tant qu’il ne comprend pas toutes les plantes connues, & tant qu’il n’est pas adopte par tous les Botanistes sans exception: car les livres de [473] ceux qui ne s’y soumettent pas, exigent de la part des lecteurs, le même travail pour la concordance auquel ils étoient forcés pour les livres qui ont précédé. On a obligation à M. Crantz, malgré sa passion contre M. Linnaeus, d’avoir, en rejettent son système, adopte sa nomenclature. Mais M. Haller, dans son grand & excellent traite des plantes alpines, rejette a. la fois l’un & l’autre, & M. Adanson fait encore plus, il prend une nomenclature toute nouvelle & ne fournit aucun renseignement pour y rapporter celle de M. Linnaeus. M. Haller cite toujours les genres & quelquefois les phrases des especes de M. Linnaeus, mais M. Adanson n’en cite jamais ni genre ni phrases. M. Haller s’attache à une synonymie exacte, par laquelle, quand il n’y joint pas la phrase de M. Linnaeus, on peut du moins la trouver indirectement par le rapport des synonymes. Mais M. Linnaeus & ses livres sont tout-à-fait nuls pour M. Adanson & pour ses lecteurs, il ne laisse aucun renseignement par lequel on s’y puisse reconnoître. Ainsi il faut opter entre M. Linnaeus & M. Adanson qui l’exclud sans miséricorde, & jetter tous les livres de l’un ou de l’autre au feu. Ou bien il faut entreprendre un nouveau travail qui ne sera ni court ni facile pour faire accorder deux nomenclatures, qui n’offrent aucun point de réunion.

De plus, M. Linnaeus n’a point donne une synonymie [474] complete. Il s’est contente pour les plantes anciennement connues de citer les Pauhins & Clusius, & une figure de chaque plante. Pour les plantes exotiques découvertes récemment, il a cite un ou deux auteurs modernes & les figures Rheedi, de Rumphius & quelques autres, & s’en est tenu-là. Son entreprise n’exigeoit pas de lui une compilation plus étendue, & c’etoit assez qu’il donnât un seul renseignement sur pour chaque plante dont il parloit.

Tel est l’etat actuel des choses. Or sur cet expose je demande à tout lecture sensé comment il est possible de s’attacher à l’étude des plantes, en rejettant celle de la nomenclature? c’est comme si l’on vouloit se rendre savant dans une langue sans vouloir en apprendre les mots. Il est vrai que les noms sont arbitraires, que la connoissance des plantes ne tient point nécessairement à celle de la nomenclature, & qu’il est aise de supposer qu’un homme intelligent pourroit être un excellent Botaniste, quoiqu’il ne connut pas une seule plante par son nom. Mais qu’un homme seul, sans livres & sans aucun secours des lumieres communiquées, parvienne à devenir de lui-même un très-médiocre Botaniste, c’est une assertion ridicule à faire & une entreprise impossible à exécuter. Il s’agit de savoir si trois cents ans d’études & d’observations doivent être perdus pour la Botanique, si trois cents [475] volumes de figures & de descriptions doivent être jettes au feu, si les connoissances acquises par tous les savans, qui ont consacre leur bourse, leur vie & leurs veilles à des voyages immenses, coûteux, pénibles & périlleux doivent être inutiles à leurs successeurs, & si chacun partant toujours de zéro pour son premier point, pourra parvenir de lui-même aux mêmes connoissances qu’une longue suite de recherches & d’études à répandues dans la masse du genre-humain. Si cela n’est pas & que la troisieme & plus aimable partie de l’histoire naturelle mérite l’attention des curieux, qu’on me dise comment on s’y prendra pour faire usage des connoissances ci-devant acquises, si l’on ne commence par apprendre la langue des auteurs & par savoir à quels objets se rapportent les noms employés par chacun d’eux. Admettre l’étude de la Botanique & rejetter celle de la nomenclature, c’est donc tomber dans la plus absurde contradiction.

[476]

[477] FRAGMENS POUR UN DICTIONNAIRE DES TERMES D’USAGE EN BOTANIQUE.

ABRUPTE. On donne l’épithete d’Abrupte aux feuilles pintées, au sommet desquelles manque la foliole impaire terminale qu’elles ont ordinairement.

ABRUVOIRS, ou goutieres. Trous qui se forment dans le bois pourri des chicots, & qui retenant l’eau des pluies, pourrissent enfin le reste du tronc.

ACAULIS, sans tige.

AIGRETTE. Touffe de filamens simples ou plumeux qui couronnent les semences dans plusieurs genres de composées & d’autres fleurs. L’Aigrette est ou sessile, c’est-à-dire, immédiatement attachée autour de l’embrion qui les porte, ou pédiculée, c’est-à-dire, portée par un pied appelle en latin Stipes qui la tient élevée au-dessus de l’embrion. L’Aigrette sert d’abord de calice au fleuron, ensuite elle le pousse & le chasse à mesure qu’il se fane pour qu’il ne reste pas sous la semence & ne l’empêche pas de mûrir; elle garantit cette même semence nue à de l’eau de la pluie qui pourroit la pourrir; & lorsque la semence [478] est mure, elle lui sert d’aile pour être portée & disséminée au loin par les vents.

AILÉE. Une feuille composée de deux folioles opposées sur le même pétiole, s’appelle feuille allée.

AISSELLE. Angle aigu ou droit, forme par une branche sur une autre branche ou sur la tige, ou par une feuille sur une branche.

AMANDE. Semence enfermée dans un noyau.

ANDROGYNE. Qui porte des fleurs mâles & des fleurs semelles sur le même pied, Ces mots Androgyne & Monoique signifient absolument la même chose. Excepte que dans le premier on fait plus d’attention au différent sexe des fleurs, & dans le second à leur assemblage sur le même individu.

ANGIOSPERME, à semences enveloppées. Ce terme d’angiosperme convient également aux fruits à capsule & aux fruits à baye.

ANTHERE. Capsule ou boëte portée par le filet de l’étamine, & qui s’ouvrant au moment de la fécondation, répand la poussiere prolifique.

ANTHOLOGIE. Discours sur les fleurs. C’est le titre d’un livre de Pontedera, dans lequel il combat de toute sa force le système sexuel qu’il eut sans doute adopte lui-même, si les ecrits de Vaillant & de Linnaeus avoient précédé le sien.

APHRODITES. M. Adanson donne ce nom à des animaux dont chaque individu reproduit son semblable par le génération, mais sans aucun acte extérieur de copulation ou de fécondation, tels que quelques pucerons, les conques, la plupart des vers sans sexe, les infectes qui se reproduisent sans génération, mais [479] par la section d’une partie de leur corps. En ce sens les plantes qui se multiplient par boutures & par caieux peuvent être appelées aussi Aphrodites. Cette irrégularité si contraire à la marche ordinaire de la nature, offre bien des difficultés à la définition de l’espece: est-ce qu’a proprement parler il n’existeroit point d’especes dans la nature, mais seulement des individus? Mais on peut douter, je crois, s’il est des plantes absolument Aphrodites, c’est-à-dire, qui n’ont réellement point de sexe & ne peuvent se multiplier par copulation. Au reste, il y a cette différence entre ces deux mots Aphrodite & Asexe, que le premier s’applique aux plantes qui n’ayant point de sexe ne laissent pas de multiplier; au lieu que l’autre ne convient qu’a celles qui sont neutres ou stériles & incapables de reproduire leur semblable.

APHYLLE. On pourroit dire effeuillé, mais effeuille signifie dont on a ôte les feuilles, & Aphylle qui n’en a point.

ARBRE. Plante d’une grandeur considérable, qui n’a qu’un seul & principal tronc divise en maîtresses branches.

ARBRISSEAU. Plante ligneuse de moindre taille que l’arbre, laquelle se divise ordinairement des la racine en plusieurs tiges. Les arbres & les arbrisseaux poussent en automne des boutons dans les aisselles des feuilles qui se développent dans le printems s’épanouissent en fleurs. & en fruits; différence qui les distingue des sous-arbrisseaux.

ARTICULE. Tige, racines, feuilles, silique; se dit lorsque quelqu’une de ces parties de la plante se trouve coupée par des nœuds distribues de distance en distance.

AXILLAIRE. Qui sort d’une aisselle.

[480] BALE. Calice dans les graminées.

BAYE. Fruit charnu ou succulent à une ou plusieurs loges.

BOULON. Groupe de fleurettes amassées en tête.

BOURGEON. Germe des feuilles & des branches.

BOUTON. Germe des fleurs.

BOUTURE. Est une jeune branche que l’on coupe à certains arbres moelleux, tels que le figuier, le saule, le coignassier, laquelle reprend en terre sans racine. La réussite des boutures dépend plutôt de leur facilite à produire des racines, que de l’abondance de la moelle des branches; car l’oranger, le buis, l’if & la sabine qui ont peu de moelle, reprennent facilement de bouture.

BRANCHES. Bras plians & élastiques du corps de l’arbre, ce sont elles qui lui donnent la figure; elles sont ou alternes, ou opposées, ou verticillées. Le bourgeon s’étend peu-à-peu en branches posées collatéralement & composées des mêmes parties de la tige, & l’on prétend que l’agitation des branches causée par le vent est aux arbres ce qu’est aux animaux l’impulsion du cœur. On distingue,

1°. Les maîtresses branches, qui tiennent immédiatement au tronc, & d’ou partent toutes les autres.

2°. Les branches à bois, qui étant les plus grosses & pleines de boutons plats, donnent la forme à un arbre fruitier, & doivent le conserver en partie.

3°. Les branches à fruits sont plus foibles & ont des boutons ronds.

4°. Les chiffonnes sont courtes & menues.

5°. Les gourmandes sont grosses, droites & longues.

[481] 6°. Les Veules sont longues & ne promettent aucune fécondité.

7°. La branche aoûtée est celle qui, après le mois d’Août, pris naissance, s’endurcit & devient noirâtre.

8°. Enfin, la branche de faux-bois est grosse à l’endroit ou elle devroit être menue, & ne donne aucune marque de fécondité.

BULBE. Est une racine orbiculaire composée de plusieurs peaux ou tuniques emboîtées les unes dans les autres. Les bulbes sont plutôt des boutons sous terre que des racines; ils sont eux-mêmes de véritables, généralement presque cylindriques & rameuses.

CALICE. Enveloppe extérieure ou soutien des autres parties de la fleur, &c. Comme il y a des plantes qui n’ont point de calice, il y en a aux dont le calice se métamorphose peu-à-peu en feuilles de la plante, & réciproquement il y en a dont les feuilles de la plante se changent en calice: c’est ce qui se voit dans la famille de quelques renoncules, comme l’Anémone, la Pulsatille, &c.

CAMPANIFORME, ou Campanulée. Voyez Cloche.

CAPILLAIRES. On appelle feuilles capillaires dans la famille des mousses celles qui sont déliées comme des cheveux. C’est ce qu’on trouve souvent exprime dans le synopsis de Ray, & dans l’histoire des mousses de Dillen Par le mot grec de Trichodes.

On donne aussi le nom de Capillaires à une branche de la famille des fougeres, qui porte comme elles sa fructification sur le dos des feuilles, & ne s’en distingue que par la stature des plantes qui la composent, beaucoup plus petite dans les capillaires que dans les fougeres.

[482] CAPRIFICATION. Fécondation des fleurs femelles d’une forte de Figuier dioique par la poussiere des étamines de l’individu mâle appelle caprifiguier. Au moyen de cette opération de la nature, aidée en cela de l’industrie humaine, les figues ainsi secondées grossissent, mûrissent & donnent une récolte meilleure & plus abondante qu’on ne l’obtiendroit sans cela.

La merveille de cette opération consiste en ce que, dans le genre du Figuier, les fleurs étant encloses dans le fruit, il n’y a que celles qui sont hermaphrodites ou androgynes qui semblent pouvoir être secondées; car quand les sexes sont tout-à-fait sépares, on ne voit pas comment la poussiere des fleurs mâles pourroit pénétrer sa propre enveloppe & celle du fruit femelle jusqu’aux pistils qu’elle doit seconder, c’est un infecte qui se charge de ce transport. Une sorte de moucheron particuliere au caprifiguier y pond, y éclos., s’y couvre de la poussiere des étamines, la porte par l’œil de la figue à travers les écailles qui en garnissent l’entrée, jusques dans l’intérieur du fruit, & la, cette poussiere ne trouvant plus d’obstacle, se dépose sur l’organe destine à la recevoir.

L’histoire de cette opération a été détaillée en premier lieu par Théophraste, le premier, le plus savant ou, pour mieux dire, l’unique & vrai Botaniste de l’antiquité, & après lui par Pline chez les anciens. Chez les modernes par Jean Bauhin, puis par Tournefort fur les lieux mêmes, après lui par Pontedera, & par tous les compilateurs de Botanique & d’Histoire naturelle qui n’ont fait que transcrire la relation de Tournefort.

CAPSULAIRE. Les plantes capsulaires sont celles dont. [483] le fruit est à celles. Ray a fait de cette division sa dix-neuvieme classe. Herba vasculisera.

CAPSULE. Péricarpe sec d’un fruit sec; car on ne donne point, par exemple, le nom de capsule à l’écorce de la Grenade, quoiqu’aussi sèche & dure que beaucoup d’autres capsules, parce qu’elle enveloppe un fruit mou.

CAPUCHON, CALYPTRA. Coeffe pointue qui couvre ordinairement l’une des mousses. Le capuchon est d’abord adhérent à l’urne, mais ensuite il se détache & tombe quand elle approche de la maturité.

CARYOPHYLLEE. Fleur CARYOPHYLLEE ou en œillet.

CAYEUX. Bulbes par lesquelles plusieurs liliacées & autres plantes se reproduisent.

CHATON. Assemblage de fleurs mâles ou femelles spiralement attachées à un axe ou réceptacle commun, autour duquel ces fleurs prennent la figure d’une queue de chat. Il y a plus d’arbres a chatons mâles qu’il n’y en a qui aient aussi des chatons femelles.

CHAUME. (Culmus) Nom particulier dont on distingue la tige graminées de celles des autres plantes, & à qui l’on donne pour caractere propre d’être géniculée & fistuleuse, quoique beaucoup d’autres plantes aient ce même caractere & que les Lêches & divers gramens des Indes ne l’aient pas. On ajoute que le chaume n’est jamais rameux, ce qui néanmoins souffre encore exception dans l’Arundo calamagrostis & dans d’autres.

CLOCHE. Fleurs en cloche ou campaniformes.

COLORE Les calices, les bâles, les écailles, les enveloppes, [484] les parties extérieures des plantes qui sont vertes ou grises, communément sont dites colorées lorsqu’elles ont une couleur plus éclatante & plus vive que leurs semblables, tels sont les calices de la Circée, de la Moutarde, de la Carline; les enveloppes de l’Astrantia: la corolle des Ornithogales blancs & jaunes est verte en dessous & colorée en dessus; les écailles du Xeranthême sont si colorées qu’on les prendroit pour des pétales, & le calice du Polygala, d’abord très-colore, perd sa couleur peu-à-peu, & prend enfin celle d’un calice ordinaire.

CORDON ombilical dans les capillaires & fougeres.

CORNET. Sorte de nectaire infundibuliforme.

CORYMBE. Disposition de fleur qui tient le milieu entre l’ombelle & la panicule; les pédicules sont gradues le long de la tige comme dans la panicule, & arrivent tous à la même hauteur, formant a. leur sommet une surface plane.

Le corymbe diffère de l’ombelle, en ce que les pédicules qui le forment au lieu de partir du même centre, par différentes. hauteurs, de divers points sur le même axe.

CORYMBIFERES. Ce mot sembleroit devoir designer les plantes à fleurs en corymbe, comme celui d’ombelliseres désigne les plantes à fleurs en parasol. Mais l’usage n’a pas autorise cette analogie; l’acception dont je vais parler n’est pas même fort usitée, mais comme elle a été employée par Ray & par d’autres Botanistes; il la faut connoitre pour les entendre.

Les plantes corymbiferes sont donc dans la classe des composées, & dans la section des discoïdes celles qui portent leurs semences nues, c’est-à-dire, sans aigrettes ni filets qui les couronnent; tels sont les Bidens, les Armoises, la Tanaisie, &c. [485] On observera que les demi-fleuronnées à semences nues comme la Lampsane, l’Hyoseris, la Catanance, &c. ne s’appellent pas cependant corymbiferes, parce qu’elles ne sont pas du nombre des discoides.

COSSE. Péricarpe des fruits légumineux. La cosse est composée ordinairement de deux valvules; & quelquefois n’en a qu’une seule.

COSSON. Nouveau sarment qui, croit sur la vigne après qu’elle est taillée.

COTYLEDON. Foliole ou partie de l’embrion dans laquelle s’élaborent & se préparent les sucs nutritifs de la nouvelle plante.

Les Cotyledons, autrement appelles feuilles séminales, sont les premieres parties de la plante qui paroissent hors de terre lorsqu’elle commence à végéter. Ces premieres feuilles sont très-souvent d’une autre forme que celles qui les suivent & qui sont les véritables feuilles de la plante. Car pour l’ordinaire les cotyledons ne tardent pas à se flétrir & à tomber peu après que la plante est levée & qu’elle reçoit par d’autres parties une nourriture plus abondante que celle qu’elle droit par eux de la substance même de la semence.

Il y a des plantes qui n’ont qu’un cotyledon, & qui pour cela s’appellent monocotyledones, tels sont les Palmiers, les liliacées, les graminées & d’autres plantes, le plus grand nombre en ont deux, & s’appellent dicotyledones; si d’autres en ont davantage, elles s’appelleront polycoryledones. Les acotyledones sont celles qui n’ont point de cotyledons, telles les fougeres, les mousses, les champignons & toutes les cryptogames.

[486] Ces différences de la germination ont fourni à Ray, à d’autres Botanistes, & en dernier lieu à Messieurs de Jussieu & Haller la premiere ou plus grande division naturelle du regne végétal.

Mais pour classer les plantes suivant cette méthode, il faut les examiner sortant de terre, dans leur premiere germination, & jusques dans la semence même; ce qui est souvent fort difficile sur-tout pour les plantes marines & aquatiques. Et pour les arbres & plantes étrangeres ou alpines qui refusent de germer & naître dans nos jardins.

CRUCIFERE ou CRUCIFORME, dispose en forme de croix. On donne spécialement le nom de crucifere a. une famille de plantes dont le caractere est d’avoir des fleurs composées de quatre pétales disposes en croix, sur un calice compose d’autant de folioles, & autour du pistil six étamines, dont deux égales entr’elles, sont plus courtes que les quatre autres, & les divisent également.

CUPULES. Sortes de petites calottes ou coupes qui naissant le plus souvent sur plusieurs Lichens & Algues; & dans le creux desquelles on voit les semences naître & se former, sur-tout dans le genre appelle jadis hépatique des fontaines, & aujourd’hui marchantia.

CYME, ou CYMIER. Sorte d’ombelle qui n’a rien de régulier, quoique tous ses rayons partent du même centre; telles sont les fleurs de l’Obier, du Chèvrefeuille, &c.

DEMI-FLEURON. C’est le nom donne par Tournefort, dans les fleurs composées, aux fleurons échancres qui garnissent le disque des lactucées & à ceux qui forment le contour [487] des radiées. Quoique ces deux sortes de demi-fleurons soient exactement de même figure, & pour cela confondues sous le même nom par les Botanistes, ils différent pourtant essentiellement en ce que les premiers ont toujours des étamines & que les autres n’en ont jamais. Les demi-fleurons de même que les fleurons sont toujours supères, & portes par la semence qui est portée à son tour par le disque ou réceptacle de la fleur: Le demi-fleuron est forme de deux parties, l’inférieure qui est un tube ou cylindre très-court, & la supérieure qui est plane, taillée en languette, & à qui l’on en donne le nom.Voyez, Fleuron, Fleur.

DIECIE oui DIOECIE, habitation sépare. On donne le nom de Diecie à une classe de plantes composées de toutes celles qui portent leurs fleurs mâles sur un pied, & leurs fleurs femelles sur un autre pied.

DIGITÉ. Une feuille est digitée lorsque ses folioles partent toutes du sommet de son pétiole comme d’un centre commun. Telle est, par exemple, la feuille du Marronier d’Inde.

DIOIQUES. Toutes les plantes de la Diecie sont Dioiques.

DISQUE. Corps intermédiaire qui tient la fleur ou quelque-unes de ses parties élevées au-dessus du vrai réceptacle.

Quelquefois on appelle disque le réceptacle même comme dans les composées; alors on distingue la surface du réceptacle, ou le disque, du contour qui le borde & qu’on nomme rayon,

Disque est aussi un corps charnu qui se trouve dans quelques genres de plantes, au fond du calice, dessous l’embrion; quelquefois les étamines sont attachées autour de ce disque.

DRAGEONS. Branches enracinées qui tiennent. au pied [488] d’un arbre, ou au tronc, dont on ne peut les arracher sans l’éclater.

ECAILLES ou PAILLETTES. Petites languettes paléacées qui, dans plusieurs genres de fleurs composées, implantées sur le réceptacle, distinguent & séparent les fleurons; quand les paillettes sont de simples filets, on les appelle des poils; mais quand elles ont quelque largeur, elles prennent le nom d’écailles.

Il est singulier dans le Xeranthême à fleur double, que les écailles autour du disque s’alongent, se colorent & prennent l’apparence de vrais demi-fleurons, au. point de tromper à l’aspect, quiconque n’y regarderoit pas de bien près.

On donne très-souvent le nom d’écailles aux calices des chatons & des cônes: on le donne aussi aux folioles des calices imbriques des fleurs en tête, tels que les Chardons, les Jacées, & à celles des calices de substance sèche & scarieuse du Xéranthème & de la Catananche.

La tige des plantes dans quelques especes, est aussi d’écailles: ce sont des rudimens coriaces de feuilles qui quelquefois en tiennent lieu, comme dans l’Orabanche & le Tussillage.

Enfin on appelle encore écailles les enveloppes imbriquées des bâles de plusieurs liliacées, & les bâles ou calices applatis des Schoenus, & d’autres graminacées.

ECORCE. Vêtement ou partie enveloppante du tronc & des branches d’un arbre. L’écorce est moyenne entre l’épiderme à l’extérieur, & le liber à l’intérieur; ces trois enveloppes se réunissent souvent dans l’usage vulgaire sous le nom commun d’écorce.

[489] EDULE, EDULIS, bon à manger. Ce mot est du nombre de ceux qu’il est à désirer qu’on fasse passer du latin dans la langue universelle de la Botanique.

ENTRE-NOEUDS. Ce sont dans les chaumes des graminées les intervalles qui séparent les nœuds d’ou naissent les feuilles. Il y a quelques gramens, mais en bien petit nombre, dont le chaume nud d’un bout à l’autre est sans nœuds, & par conséquent sans entre-noeuds, tel, par exemple, que l’Aira caerulea.

EPERON. Protubérance en forme de cône droit ou recourbe, faite dans plusieurs sortes de fleurs par le prolongement du nectaire. Tels sont les éperons des Orchis, des Linaires, des Ancolies, des Pieds-d’alouettes, de plusieurs Geranium & de beaucoup d’autres plantes.

EPI. Forme de bouquet dans laquelle les fleurs sont attachées autour d’un axe ou réceptacle commun forme par l’extrémité du chaume ou de la tige unique. Quand les fleurs sont pédiculées, pourvu que tous les pédicules soient simples & attaches immédiatement à l’axe, le bouquet s’appelle toujours épi; mais dans l’épi rigoureusement pris, les fleurs sont seffiles.

EPIDERME (l’). Est la peau fine extérieure qui enveloppe les couches corticales; c’est une membrane très fine, transparente, ordinairement sans couleur, clastique & un peu poreuse.

ESPECE. Réunion de plusieurs variétés, ou individus, sous un caractere commun qui les distingue de toutes les autres plantes du même genre.

ETAMINES. Agens masculins de la fécondation; leur forme est ordinairement celle d’un filet qui supporte une tête appelle anthère, ou sommet. Cette anthère est une espece de capsule [490] qui contient la poussiere prolifique. Cette poussiere s’échappe, soit par explosion, soit par dilatation, & va s’introduire dans le stigmate, pour être portée jusqu’aux ovaires qu’elle seconde. Les étamines varient par la forme & par le nombre.

ETENDART. Pétale supérieur des fleurs légumineuses.

ENVELOPPE. Espece de calice qui contient plusieurs fleurs, comme dans le Pied-de-veau, le Figuier, les fleurs à fleurons. Les fleurs garnies d’une enveloppe ne sont pas pour cela dépourvues de calice.

FANE. La fane d’une plante, est l’assemblage des feuilles d’en-bas.

FÉCONDATION. Opération naturelle par laquelle les étamines portent au moyen du pistil jusqu’à l’ovaire, le principe de vie nécessaire à la maturisation des semences & à leur germination.

FEUILLES. Sont des organes nécessaires aux plants pour pomper l’humidité de l’air pendant la nuit, & faciliter la transpiration durant le jour; elles suppléent encore dans les végétaux au mouvement progressif & spontané des animaux, & en donnant prise au vent pour agiter les plantes & les rendre plus robustes. Les plantes alpines sans cesse battues du vent & des ouragans, sont toutes fortes & vigoureuses; au contraire, celles qu’on eleve dans un jardin ont un air trop calme, y prospèrent moins & souvent languissent & dégénerent.

FILET. Pédicule qui soutient l’étamine. On donne, aussi le nom de filets aux poils qu’on voit sur la surface des tiges, des feuilles & même des fleurs de plusieurs plantes.

FLEUR. Si je livrois mon imagination aux doues sensations [491] que ce mot semble appeller, je pourrois faire un article agréable peut-être aux Bergers, mais fort mauvais pour les Botanistes. Ecartons donc un moment les vives couleurs, les odeurs suaves, les formes élégantes, pour chercher premièrement à bien connoitre l’être organise qui les rassemble. Rien ne paroit d’abord plus facile; qui est-ce qui croit avoir besoin qu’on lui apprenne ce que c’est qu’une fleur? Quand on ne me demande pas ce que c’est que le tems, disoit Saint Augustin, je le fais fort bien; je ne le fais plus quand on me le demande. On en pourroit dire autant de la fleur & peut-être de la beauté même, qui, comme elle, est la rapide proie du tems. En effet, tous les Botanistes qui ont voulu donner jusqu’ici des définitions de la fleur ont échoue dans cette entreprise, & les plus illustres, tels que Messieurs Linnaeus, Haller, Adanson, qui sentoient mieux la difficulté que les: autres, n’ont pas même tente de la surmonter & ont laisse la fleur à définir. Le premier a bien donne dans sa philosophie botanique les définitions de Jungins, de Ray, de Tournefort, de Pontedera, de Ludwig, mais sans en adopter aucune, & sans en proposer de son chef.

Avant lui Pontedera avoit bien senti & bien expose cette difficulté, mais il ne put résister à la tentation de la vaincre. Le lecteur pourra bientôt juger du succès. Disons maintenant en quoi cette difficulté consiste, sans néanmoins compter si je tente à mon tour de lutter contr’elle, de réussir mieux qu’on n’a fait jusqu’ici.

On me présente une rose, & l’on me dit; voilà une fleur. C’est me la montrer, je l’avoue, mais ce n’est pas la définir, & [492] cette inspection ne me suffira pas pour décider sur toute autre plante si ce que je vois est ou n’est pas la fleur; car il y a multitude de végétaux qui n’ont dans aucune de leurs parties la couleur apparente que Ray, Tournefort, Jungins sont entrer dans la définition de la fleur, & qui pourtant portent des fleurs non moins réelles que celles du rosier, quoique bien moins apparentes.

On prend généralement pour la fleur la partie colorée de la fleur qui est la corolle, mais on s’y trompe aisément; il a des bractées & d’autres organes autant & plus colores que la fleur même & qui n’en sont point partie; comme on le voit dans l’Ormin, dans le Bled-de-vache, dans plusieurs Amaranthes & Chenopodium; il y a des multitudes de fleurs qui n’ont point du tout de corolle, d’autres qui l’ont sans couleur, si petite & si peu apparente, qu’il n’y a qu’une recherche bien soigneuse qui puisse l’y faire trouver. Lorsque les bleds sont en fleur, y voit-on des pétales colores, en voit-on dans les mousses, dans les graminées? En voit-on dans les chatons du Noyer, du Hêtre & du Chêne, dans l’Aune, dans le Noisetier, dans le Pin, & dans ces multitudes d’arbres & d’herbes qui n’ont que des fleurs à étamines? Ces fleurs néanmoins n’en portent pas moins le nom de fleurs; l’essence de la fleur n’est donc pas dans la corolle.

Elle n’est pas non plus séparément aucune des autres parties constituantes de la fleur, puisqu’il n’y à aucune de ces parties qui ne manque à quelques especes de fleurs. Le calice manque, par exemple, à presque toute la famille des liliacées, & l’on ne dira pas qu’une Tulipe ou un Lis ne sont pas une fleur. S’il y [493] à quelques parties plus essentielles que d’autres à une fleur, ce sont certainement le pistil & les étamines. Or, dans toute la famille des cucurbitacées & même dans toute la classe des monoiques, la moitié des fleurs sont sans pistil, l’autre moitié sans étamines, & cette privation n’empêche pas qu’on ne les nomme & qu’elles ne soient les unes & les autres de véritables fleurs. L’essence de la fleur ne consiste donc ni séparément dans quelques-unes de ses parties dites constituantes, ni même dans l’assemblage de toutes ces parties. En quoi donc consiste proprement cette essence; voilà la question. Voilà la difficulté, & voici la solution par laquelle Pontedera à tache de s’en tirer.

La fleur, dit-il, est une partie dans la plante différente des autres par sa nature & par sa forme, toujours adhérente & utile à l’embrion, si la fleur à un pistil, & si le pistil manque, ne tenant à nul embrion.

Cette définition peche, ce me semble, en ce qu’elle embrasse trop. Car lorsque le pistil manque, la fleur n’ayant plus d’autres caracteres que de différer des autres parties de la plante par sa nature & par sa forme, on pourra donner ce nom aux Bractées, aux Stipules, aux Nectarium, aux Epines & à tout ce qui n’est ni feuilles ni branches. Et quand la corolle est tombée & que le fruit approche de sa maturité, on pourroit encore donner le nom de fleur au calice & au réceptacle, quoique réellement il n’y ait alors plus de fleur. Si donc cette définition convient omni, elle ne convient pas soli, & manque par-là d’une des deux principales conditions requises. Elle laisse d’ailleurs un vide dans l’esprit, qui est le plus grand [494] défaut qu’une définition puisse avoir. Car après avoir assigne l’usage de la fleur au profit de l’embrion quand elle y adhere, elle fait supposer totalement inutile celle qui n’y adhere pas. Et cela remplit mal l’idée que le Botaniste doit avoir da concours des parties & de leur emploi dans le jeu de la machine organique.

Je crois que le défaut général vient ici d’avoir trop considère la fleur comme une substance absolue, tandis qu’elle n’est, ce me semble, qu’un être collectif & relatif, & d’avoir trop rafine sur les idées tandis qu’il faloit se borner à celle qui se presentoit naturellement. Selon cette idée, la fleur ne me paroit être que l’etat passager des parties de la fructification durant la fécondation du germe; de-la suit que quand toutes les parties de la fructification seront réunies, il n’y aura qu’une fleur. Quand elles seront séparées, il y en aura autant qu’il y a de parties essentielles à la fécondation; & comme ces parties essentielles ne sont qu’au nombre de deux, savoir, le pistil & les étamines, il n’y aura par conséquent que deux fleurs, l’une mâle & l’autre femelle qui soient nécessaires à la fructification. On en peut cependant supposer une troisieme qui reuniroit les sexes sépares dans les deux autres. Mais alors si toutes ces fleurs etoient également fertiles, la troisieme rendroit les deux autres superflues, & pourroit seule suffire à l’oeuvre, ou lien il y auroit réellement deux fécondations, & nous examinons ici la fleur que dans une.

La fleur n’est donc que le foyer & l’instrument de la fécondation. Une seule suffit quand elle est hermaphrodite. Quand elle n’est que mâle ou femelle il en faut deux, savoir, une de [495] chaque sexe; & si l’on fait entrer d’autres parties, comme le calice & la corolle dans la composition de la fleur, ce ne peut être comme essentielles, mais seulement comme nutritives & conservatrices de celles qui le sont. Il y a des Fleurs sans calice, il y en a sans corolle. Il y en a même sans & sans l’autre; mais il n’y en a point & il n’y en sautoit avoir qui soient en même tems sans pistil sec sans étamines.

La Fleur est une partie locale & passagere de la plante qui précédé la fécondation du germe, & dans laquelle ou par laquelle elle s’opère.

Je ne m’étendrai pas à justifier ici tous les termes de cette définition qui peut-être n’en vaut pas la peine; je dirai seulement que le mot précédé m’y paroit essentiel, parce que.le plus souvent la corolle s’ouvre & s’épanouit avant que les anthères s’ouvrent à leur tour, & dans ce cas il est incontestable que la Fleur préexiste à l’oeuvre de la fécondation. J’ajoute que cette fécondation s’opère dans elle ou par elle, parce que dans les Fleurs mâles des plantes androgynes & dioiques, il ne s’opère aucune fructification, & qu’elles n’en sont pas moins des Fleurs pour cela.

Voilà, ce me semble, la notion la plus juste qu’on puisse se faire de la Fleur, & la seule qui ne laisse aucune prise aux objections qui renversent toutes les autres définitions qu’on a tente d’en donner jusqu’ici. Il faut seulement ne pas prendre trop strictement le mot durant que j’ai employé dans la mienne. Car même avant que la fécondation du germe soit commencée, on peut dire que la Fleur existe aussi-tôt que les organes sexuels sont en évidence, c’est-à-dire, aussi-tôt que la corolle est épanouie, & d’ordinaire les anthères ne s’ouvrent pas à [496] la poussiere séminale des l’instant que la corelles ouvre aux anthères; cependant la fécondation ne peut commencer avant que les anthères soient ouvertes. De même l’ouvre de la fécondation s’acheve souvent avant que la corolle se flétrisse & tombe: or jusqu’à cette chute on peut dire que la Fleur existe encore. Il faut donc donner nécessairement un peu d’extinction au mot durant pour pouvoir dire que la Fleur & l’oeuvre de la fécondation commencent & finissent ensemble.

Comme généralement la Fleur se fait remarquer par sa corolle, partie bien plus apparente que les autres par le vivacité de ses couleurs, c’est dans cette corolle aussi qu’on fait machinalement consister l’essence de la Fleur, & le Botanistes eux-mêmes ne sont pas toujours exempts de cette petite illusion; car souvent ils emploient le mot de Fleur pour celui de corolle, mais ces petites impropriétés d’inadvertance importent peu, quand elles ne changent rien aux idées qu’on a des choses quand on y pense. De-la ces mots de Fleurs monopétales, polypétales, de Fleurs labiées, personnées, de Fleurs régulières, irrégulières, &c. qu’on trouve fréquemment dans les livres même institutions. Cette petite impropriété etoit non-seulement pardonnable, mais presque forcée à Tournefort & à ses contemporains, qui n’avoient pas encore le mot de corolle, & l’usage s’en est conserve depuis eux par l’habitude sans grand inconvénient. Mais il ne seroit pas permis à moi qui remarque cette incorrection, de l’imiter ici; ainsi je renvoie au mot Corolle à parler de ses formes diverses & de ses divisions.* [*Cet article Corolle, auquel l’Auteur renvoie ici, ne s’est point trouve fait.]

[497] Mais je dois parler ici des Fleurs composées & simples, parce que c’est la Fleur même & non la corolle qui se compose, comme on le va voir après l’exposition des parties de la Fleur simple.

On divise cette Fleur en complete & incomplète. La Fleur complete est celle qui contient toutes les parties essentielles ou concourantes à la fructification, & ces parties sont au nombre de quatre; deux essentielles, savoir, le pistil & l’étamine, ou les étamines; & deux accessoires ou concourantes, savoir, la corolle & le calice, à quoi l’on doit ajouter le disque ou réceptacle qui porte le tout.

La Fleur est complete quand elle est composée de toutes ces parties; quand il lui en manque quelqu’une, elle est incomplète. Or la Fleur incomplets peut, manquer non-seulement de corolle & de calice, mais même de pistil ou d’étamines; & dans ce dernier cas, il y a toujours une autre Fleur, soit sur le même individu, soit sur un différent, qui porte l’autre partie essentielle qui manque à celle-ci; de-la la division en Fleurs hermaphrodites, qui peuvent.être complétés ou ne l’être pas, & en Fleurs purement être complétés ou ne l’être pas, & en Fleurs purement mâles ou femelles, qui sont toujours incomplètes.

La Fleur hermaphrodite incomplète n’en est pas moins parfaite pour cela, puisqu’elle se suffit à elle-même pour opérer la fécondation; mais elle ne peut être appelle complete, puisqu’elle manque de quelqu’une des parties de celles qu’on appelle ainsi. Une Rose, un Oeillet sont, par exemple, des Fleurs parfaits & complétés, parce qu’elles sont pourvues de toutes ces parties. Mais une Tulipe, un Lis, ne sont [498] point des Fleurs complétés, quoique parfaites, parce qu’elles n’ont point de calice; de même la jolie petite Fleur appellée Paronychia est parfaite comme hermaphrodite, mais elle est incomplète, parce que, malgré sa riante couleur, il lui manque une corolle.

Je pourrois, sans sortir encore de la section des Fleurs simples, parler ici des Fleurs régulieres, & des Fleurs appelées irréguliers. Mais comme ceci se rapporte principalement à la corolle, il vaut mieux sur cet article renvoyer le lecteur à ce mot.* [*Voyez la note précédente.] Reste donc à parler des oppositions que peut souffrir ce nom de Fleur simple.

Toute Fleur d’ou résulte une seule fructification est une Fleur simple. Mais si d’une seule Fleur résultent plusieurs fruit, Fleur s’appellera composée, & cette pluralité n’a jamais lieu dans les Fleurs qui n’ont qu’une corolle. Aussi toute Fleur composée à nécessairement non-seulement plusieurs pétales, mais plusieurs corolles; & polir que la Fleur soit réellement composée, & non par une seule agrégation de plusieurs Fleurs simples, il faut que quelqu’une des parties de la fructification soit commune à tous les fleurons composans, & manque à chacun d’eux en particulier.

Je prends, par exemple, une Fleur de Laiteron, la voyant remplie de plusieurs petites fleurettes, & je me demande si c’est une Fleur composée. Pour savoir cela, j’examine toutes les parties de la fructification l’une après l’autre, & je trouve que chaque fleurette à des étamines, un pistil, une corolle, [499] mais qu’il n’y a qu’un seul réceptacle en forme de disque que les reçoit toutes, & qu’il n’y a qu’un seul grand calice qui les environne; d’ou je conclus que la Fleur est composée, puisque deux parties de la fructification savoir, le calice & le réceptacle, sont communes à toutes & manquent à chacun en particulier. `

Je prends ensuite une Fleur de Scabieuse ou je distingue aussi plusieurs fleurettes; je l’examine de même, & je trouve que chacune d’elles est pourvue en son particulier de toutes les parties de la fructification, sans en excepter le calice & même le réceptacle, puisqu’on peut regarder comme tel le second calice qui sert de base à la semence. Je conclus donc que la Scabieuse n’est point une Fleur composée, quoiqu’elle rassemble comme elles plusieurs fleurettes sur un même disque & dans un même calice.

Comme ceci pourtant est sujet à dispute, sur-tout à cause du réceptacle, on tire des fleurettes même un caractere plus sur, qui convient à toutes celles qui constituent proprement une Fleur composée & qui ne convient qu’a elles; c’est d’avoir cinq étamines réunies en tube ou cylindre par leurs anthères autour du style & divisées par leurs cinq filets au bas de la corolle; toute Fleur dont les fleurettes ont leurs anthères ainsi disposée, est donc une Fleur composée, & toute Fleur ou l’on ne voit aucune fleurette de cette espece n’est point une Fleur composée, & ne porte même au singulier qu’improprement le nom de Fleur, puisqu’elle est réellement une agrégation de plusieurs Fleurs.

Ces fleurettes partielles qui ont ainsi leurs anthères réunies, [500] & dont l’assemblage forme une Fleur véritablement composée, sont de deux especes; les unes qui sont régulières & tubulées s’appellent proprement fleurons, les autres qui sont échancrées & ne présentent par le haut qu’une languette plane & souvent dentelée, s’appellent demi-fleurons; & des combinaisons de ces deux especes dans la Fleur totale, résultent trois sortes principales de Fleurs composées, savoir, celles qui ne sont garnies que de fleurons, celles qui ne sont garnies que de demi-fleurons, & celles qui sont mêlées des unes & des autres.

Les Fleurs a fleurons ou Fleurs fleuronnées se divisent encore deux especes, relativement à leur forme extérieure; celles qui présentent une figure arrondie en maniere de tête, & dont le calice approche de la forme hémisphérique, s’appellent Fleurs en tête, Capitati. Tels sont, par exemple, les Chardons, Artichauts, la Chausse-trape.

Celles dont le réceptacle est plus applati, en sorte leurs fleurons forment avec le calice une figure àpeu-près cylindrique, s’appellent Fleurs en disque Discoidei. La Santoline, par-exemple, & l’Eupatoire, offrent des Fleurs en disque ou discoides.

Les Fleurs a demi-fleurons s’appellent demi-fleuronnées & leur figure extérieure ne varie pas allez régulièrement pour offrir une division semblable à la précédente. Le Salsifis, la Scorsonere, le Pissenlit, la Chicorée ont des Fleurs demi-fleuronnées.

A l’égard des Fleurs mixtes, les demi-fleurons ne s’y pas mêlent pas parmi les fleurons en confusion, sans ordre mais les [501] fleurons occupent le centre, du disque, les demi-fleurons en garnissent la circonférence, & forment une couronne à la Fleur, & ces Fleurs ainsi couronnées portent le nom de Fleurs radiées. Les Reines-Marguerites & tous les Asters, le Souci, les Soleils, la Poire-de-terre portent tous des Fleurs radiées..

Toutes ces sections forment encore dans les Fleurs composées, & relativement au sexe des fleurons, d’autres divisions dont il sera parle dans l’article Fleuron.

Les Fleurs simples ont une autre forte d’opposition dans celles qu’on appelle Fleurs doubles ou pleines.

La Fleur double est celle dont quelqu’une des parties est multipliée au-delà de son nombre naturel, mais sans que cette multiplication nuise à la fécondation du germe.

Les Fleurs se doublent rarement par le calice, presque jamais par les étamines. Leur multiplication la plus commune se fait par la corolle. Les exemples les plus frequens en sont dans les Fleurs polypétales, comme Oeillets, Anémones, Renoncules; les Fleurs monopétales doublent moins communément. Cependant on voit assez souvent des Campanules, des Primeveres, des Auricules, & sur-tout des Jacinthes à Fleur double.

Ce mot de Fleur double ne marque pas dans le nombre des pétales une simple duplication, mais une multiplication quelconque. Soit que le nombre des pétales devienne double, triple, quadruple, &c. tant qu’ils ne multiplient pas au point d’étouffer la fructification, la Fleur garde toujours le nom de Fleur double; mais lorsque les pétales trop multiplies font [502] disparoître les étamines & avorter le germe, alors la Fleur perd 1e nom de Fleur double & prend celui de Fleur pleine.

On voit par-la que la Fleur double est encore dans l’ordre de la nature, mais que la Fleur pleine n’y est plus véritable monstre.

Quoique la plus commune plénitude des Fleurs se fasse par les pétales, il y en a néanmoins qui se remplissent par le calice, & nous en avons un exemple bien remarquable dans l’Immortelle appellée Xéranthème. Cette Fleur qui paroit radiée & qui réellement est discoïde, porte ainsi que la Carline un calice imbrique, dont le rang intérieur à ses folioles longues & colorées, & cette Fleur, quoique composée, double & multiplie tellement par ses brillantes folioles qu’on les prendroit, garnissant la plus grande partie du disque, pour autant de demi-fleurons.

Ces fausses apparences abusent souvent les yeux de ceux qui ne sont pas Botanistes: mais quiconque est initie dans l’intime structure des Fleurs, ne peut s’y tromper un moment. Une Fleur demi-fleuronnée ressemble extérieurement à une Fleur polypétale pleine, mais il y a toujours cette différence essentielle, que dans la premiere chaque demi-fleuron est une Fleur parfaite qui a son embrion, son pistil & ses étamines; au lieu que dans la Fleur pleine chaque pétale multiplie n’est toujours qu’un pétale qui ne porte aucune des parties essentielles à la fructification. Prenez l’un après l’autre les pétales d’une Renoncule simple, ou double, ou pleine, vous ne trouverez dans aucun nulle autre chose que le pétale même; mais dans le Pissenlit chaque demi-fleuron garni’d’un style entoure [503] d’étamines, n’est pas un simple pétale, mais une véritable Fleur.

On me présente une Fleur de Nymphéa jaune, & l’on me demande si c’est une, composée ou une Fleur double? Je réponds que ce n’est ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas une composée, puisque les folioles qui l’entourent ne sont pas des demi-fleurons; & ce n’est pas une Fleur double, parce que la duplication n’est l’etat naturel d’aucune Fleur, & que l’etat naturel de la Fleur de Nymphéa jaune est d’avoir plusieurs enceintes de pétales autour de son embrion. Ainsi cette multiplicité n’empêche pas le Nymphéa jaune d’être une Fleur simple.

La constitution commune au plus grand nombre des Fleurs, est d’être hermaphrodites; & cette constitution paroit en effet la plus convenable au rogne végétal, ou les individus dépourvus de tout mouvement progressif & spontané ne peuvent s’aller chercher l’un l’autre quand les sexes sont sépares. Dans les arbres & les plantes ou ils le sont, la nature, qui fait varier ses moyens, à pourvu à cet obstacle: mais il n’en est pas moins vrai généralement que des êtres immobiles doivent, pour perpétuer leur espece, avoir en eux-mêmes tous les instrumens propres à cette fin.

FLEUR MUTILEE. Est celle qui, pour l’ordinaire par défaut de chaleur, perd ou ne produit point la corolle qu’elle devroit naturellement avoir. Quoique cette mutilation ne doive point faire espece, les plantes ou elle a lieu se distinguent néanmoins dans la nomenclature de celles de même espece qui sont complétés, comme on peut le voir dans plusieurs especes de Quamoclit, de Cucuballes, de Tussilages, de Campanules.

[504] FLEURETTE. Petite complete qui entre dans la structure d’une Fleur agrégé.

FLEURON. Petite Fleur incomplète qui entre dans la structure d’une Fleur composée. Voyez Fleur.

Voici quelle est la structure naturelle des fleurons composans.

1. Corolle monopétale tubulée à cinq dents, supere.

2. Pistil alongé, termine par deux stigmates réfléchis.

3. Cinq étamines dont des filets sont sépares par le bas, mais formant par l’adhérence de leurs anthères un tube autour du pistil.

4. Semence nue alongée ayant pour base le réceptacle commun, & servant elle-même par son formant de réceptacle à la corolle.

5. Aigrette de poils ou d’écailles couronnant la semence, & figurant un calice à la base de la corolle. Cette aigrette pousse de bas en haut la corolle, la détache & la fait tomber lorsqu’elle est flétrie, & que la semence accrue approche de sa maturité.

Cette structure commune & générale des fleurons souffre des exceptions dans plusieurs genres de composées, & ces différences constituent même des sections qui forment autant de branches dans cette nombreuse famille.

Celles de ces différences qui tiennent à la structure même des fleurons, ont été ci-devant expliquées au mot Fleur. J’ai maintenant à parler de celles qui ont rapport à la fécondation.

L’ordre commun des fleurons dont je viens de parler est d’être hermaphrodites, & ils se fécondent par eux-mêmes. Mais il y en a d’autres qui ayant des étamines & n’ayant point de germe, portent le nom de mâles; d’autres qui ont un germe [505] & n’ont point d’étamines, s’appellent fleurons femelles; d’autres qui n’ont ni germe ni étamines, ou dont le germe imparfait avorte toujours, portent le nom de neutres.

Ces diverses especes de fleurons ne sont pas indifféremment entremêles dans les Fleurs composées; mais leurs combinaisons méthodiques & régulières sont toujours relatives ou à la plus fécondation, ou a la plus abondante fructification, ou à la plus pleine maturification des graines.

FRUCTIFICATION. Ce mot se prend toujours dans un sens collectif, & comprend non-seulement l’oeuvre de la fécondation du germe & de la maturification du fruit, mais l’assemblage de tous les instrumens naturels destines à cette opération.

FRUIT. Dernier produit de la végétation dans l’individu, contenant les semences qui doivent la renouveller par d’autres individus. La semence n’est ce dernier produit que quand elle est seule & nue. Quand elle ne l’est pas, elle n’est que partie du fruit.

Fruit.Ce mot a dans la Botanique un sens beaucoup plus étendu que dans l’usage ordinaire. Dans les arbres & même dans d’autres plantes, toutes les semences ou leurs enveloppes bonnes à manger, portent en général le nom de fruit. Mais en Botanique ce même nom s’applique plus généralement encore à tout ce qui résulte, après la fleur, de la fécondation du germe. Ainsi le fruit n’est proprement autre chose que l’ovaire féconde, & cela, soit qu’il se mange ou ne se mange pas, que la semence soit déjà mure ou qu’elle ne le soit pas encore.

GENRE. Réunion de plusieurs especes sous un caractere commun qui les distingue de toutes les autres plantes.

[506] GERME, embrion, ovaire, fruit. C’est termes sont si près d’être synonymes, qu’avant d’en parler séparément dans leurs articles, je crois devoir les unir ici.

Le germe est le premier rudiment de la plante, il devient embrion ou ovaire au moment de la fécondation, & ce même embrion devient fruit en mûrissant; voilà les différences exactes. Mais on n’y fait-pas toujours attention dans l’usage & l’on prend souvent ces mots l’un pour l’autre indifféremment.

Il y a deux sortes de germes bien distincts, l’un contenu dans la semence, lequel en se développant devient plante, & l’autre contenu dans la fleur, lequel par la fécondation devient fruit. On voit par quelle alternative perpétuelle chacun de ces deux germes se produit, & en est produit.

On peut encore donner le nom de germe aux rudimens des feuilles enfermées dans les bourgeons, & à ceux des fleurs enfermes dans les boutons.

GERMINATION. Premier développement ces parties de la plante, contenue en petit dans le germe.

GLANDES. Organes qui servent à la sécrétion des sucs de la plante.

GOUSSE. Fruit d’une plante légumineuse. La gousse qui s’appelle aussi légume, est ordinairement composée de deux panneaux nommes cosses, applatis ou convexes, colles l’un sur l’autre par deux futures longitudinales, & qui renferment des semences attachées alternativement par la future aux deux cosses, lesquelles se séparent par la maturité.

GRAPPE, racemus. Sorte d’épi dans lequel les Fleurs ne [507] sont ni sessiles ni toutes attachées à la rape; mais à des pédicules partiels dans lesquels les pédicules principaux se divisent. La grappe n’est autre chose qu’une panicule dont les rameaux sont plus ferres, plus courts,& souvent plus gros que dans la panicule proprement dite.

Lorsque l’axe d’une panicule ou d’un épi pend en bas au lieu & s’élever vers le Ciel, on lui donne alors le nom de grappe; tel est l’épi du groseiller, telle est la grappe de la vigne.

GREFFE. Opération par laquelle on force les sucs d’un arbre à passer par les couloirs d’un autre arbre; d’ou il résulte que les couloirs de ces deux plantes n’étant pas de même figure & dimensions, ni places exactement les uns vis-à-vis des autres, les sucs forces de se subtiliser en se divisant, donnent ensuite des fruits meilleurs & plus savoureux.

GREFFER. Est engager l’œil ou le bourgeon d’une saine branche d’arbre dans l’écorce d’un autre arbre, avec les précautions nécessaires & dans la saison favorable, en forte que ce bourgeon reçoive le suc du second arbre & s’en nourrisse comme il auroit fait de celui dont il a été détache. On donne le nom de Greffe à la portion qui s’unir, & de Sujet à l’arbre auquel il s’unit.

Il y a diverses manieres de greffer. La greffe par approche, en sente, en couronne., en flûte, en écusson.

GYMNOSPERME à semences nues.

HAMPE. Tige sans feuilles destinée uniquement à tenir la fructification élevée au-dessus de la racine.

INFERE, SUPERE. Quoique ces mots soient purement latins, on est-obligé de les employer en françois dans le langage de la Botanique, sous peine d’être diffus, lâche & louche, [508] pour vouloir parler purement. La même nécessité doit être supposée, & la même excuse répétée dans tous les mots latins que je serai force de franciser. Car c’est ce que je ne ferai jamais que pour dire ce que je ne pourrois aussi-bien faire entendre dans un françois plus correct

II y a dans les fleurs deux dispositions différentes du calice & de la corolle, par rapport au germe dont l’expression revient si souvent, qu’il faut absolument créer un mot pour elle. Quand la calice & la corolle portent sur le germe, la fleur est dite supere. Quand le germe porte sur le calice & la corolle, la fleur est dite infere. Quand de la corolle on transporte le mot au germe, il faut prendre toujours l’oppose. Si la corolle est infère, le germe est supere; si la corolle est supere, le germe est infère; ainsi l’on a le choix de ces deux manieres d’exprimer la même chose.

Comme il y a beaucoup plus de plantes ou la fleur est infère, que de celles ou elle est supere, quand cette disposition n’est point exprimée, on doit toujours sous-entendre le premier cas, parce qu’il est le plus ordinaire; & si la description ne parle point de la disposition relative de la corolle & du germe, il faut supposer la corolle infere: car si elle etoit supere, l’auteur de la description l’auroit expressément dit.

LéGUME. Sorte de péricarpe compose de deux panneaux dont les bords sont réunis par deux sutures longitudinales. Les semences sont attachées attachées alternativement à ces deux valves par la future supérieure, l’inférieure est nue. L’on appelle de ce nom en général le fruit des plantes légumineuses.

LéGUMINEUSES Voyez Fleurs, Plantes.

[509] LIBER (le). Est compose de pellicules qui représentent les feuillets d’un livre; elles touchent immédiatement au bois. Le Liber se détache tous les ans des deux autres parties de l’écorce, & s’unissant avec l’aubier, il produit sur la circonférence de l’arbre une nouvelle couche qui en augmente le diamètre.

LIGNEUX. Qui a la consistance de bois.

LILIACéES. Fleurs qui portent le caractere du Lis.

LIMBE. Quand une corolle monopétale régulière s’évase & s’élargit par le haut, la partie qui forme cet évasement s’appelle le Limbe, & se découpe ordinairement en quatre, cinq ou plusieurs segmens. Diverses Campanules, Primeveres, Liserons & autres fleurs monopétales offrent des exemples de ce Limbe, qui est à l’égard de la corolle àpeu-près ce qu’est à l’égard d’une cloche la partie qu’on nomme le pavillon. Le différent degré de l’angle que forme le Limbe avec le tube est ce qui fait donner à la corolle le nom d’infundibuliforme, de campaniforme, ou hypocrateniforme.

LOBES des semences sont deux corps réunis, applatis d’un cote, convexes de l’autre. Ils sont distincts dans les semences légumineuses.

LOBES des feuilles.

LOGE. Cavité intérieure du fruit; il est à plusieurs loges, quand il est partage par des cloisons.

MAILLET. Branche de l’année à laquelle on laisse pour la replanter deux chicots du vieux bois saillans des deux cotes. Cette forte de bouture se pratique seulement sur la vigne & même assez rarement.

MASQUE. Fleur en marque est une Fleur monopétale irrégulière.

[510] MONECIE ou MONOECIE. Habitation commune aux deux sexes. On donne le nom de Monoecie à une classe de plantes composée de toutes celles qui portent des Fleurs mâles & des Fleurs femelles sur le même pied.

MONOÏQUE. Toutes les plantes de la Monoecie sont monoiques. On appelle Plantes monoïques celles dont les Fleurs ne sont pis hermaphrodites, mais séparément mâles & femelles sur le individu. Ce mot, forme de celui de monoecie, vient du grec & signifie ici que les deux sexes occupent bien le même logis, mais sans habiter la même chambre. Le Concombre, le Melon & toutes les cucurbitacées sont des plantes monoiques.

MUFLE (Fleur en) Voyez Masque.

NŒUDS. Sont les articulations des tiges & des racines.

NOMENCLATURE. Art de joindre aux noms qu’on impose aux plantes l’idée de leur classification.

NOYAU. Semence osseuse qui renferme une amande.

NUD. Dépourvu des vêtemens ordinaires à ses semblables.

On appelle graines nues celles qui n’ont point de péricarpe, ombelles nues celles qui n’ont point d’involucre, tiges nues celles qui ne sont point garnies de feuilles, &c.

NUITS-DE-FER. Noctes ferreae. Ce sont, en Suede, celles dont la froide température arrêtant la végétation de plusieurs plantes, produit leur dépérissement insensible, leur pourriture & enfin leur mort. Leurs premieres atteintes avertissent de rentrer dans les serres les plantes étrangères, qui periroient par ces sortes de froids.

(C’est aux premiers gels assez communs au mois d’Août dans [511] les pays froids qu’on donne ce nom, qui, dans des climats temperas, ne peut pas être employé pour les mêmes jours. H.)

ŒIL. Voyez Ombilic. Petite cavité qui se trouve en certains fruits à l’extrémité opposée au pédicule; dans les fruits infères ce sont les divisions du calice qui forment l’ombilic, comme le Coin, la Poire, la Pomme, &c. dans ceux qui sont supères, l’ombilic est la cicatrice laisse par l’insertion du pistil.

ŒILLETONS. Bourgeons qui sont à cote des racines des Artichauts & d’autres plantes, & qu’on détache afin de multiplier ces plantes.

OMBELLE. Assemblage de rayons qui partant d’un même centre, divergent comme ceux d’un parasol. L’ombelle universelle porte sur la tige ou sur une branche, l’ombelle partielle sort d’un rayon de l’ombelle universelle.

OMBILIC. C’est, dans les bayes & autres fruits mous infères, le réceptacle de la Fleur dont, après qu’elle est tombée, la cicatrice reste sur le fruit, comme on peut le voir dans les Airelles. Souvent le calice reste & couronne l’ombilic qui s’appelle alors vulgairement œil. Ainsi l’œil des Poires & des Pommes n’est autre chose que l’ombilic autour duquel le calice persistant s’est desséché.

ONGLE. Sorte de tache sur les pétales ou sur les feuilles, qui à souvent la figure d’un ongle & d’autres figures différentes, comme on peut le voir aux feuilles des Renoncules, des Persicaires, &c.

ONGLET. Espece de pointe crochue par laquelle le pétale de quelques corolles est fixe sur le calice ou sur le réceptacle: [512] l’onglet des Oeillets est plus long que celui

OPPOSéES. Les feuilles opposées sont jusqu’au nombre de deux, placées l’une vis-à-vis de l’autre, des deux cotes de la tige ou des branches. Les feuilles opposées peuvent être pédiculées ou sessiles; s’il y avoit plus de deux feuilles attachées à la même hauteur autour de la tige, alors cette pluralité denatureroit l’opposition & cette disposition des feuilles prendroit un nom différent Voyez Verticillées.

OVAIRE. C’est le nom qu’on donne à l’embrion du fruit, ou c’est le fruit même avant la fécondation. Après la fécondation l’ovaire perd ce nom & s’appelle simplement fruit ou en particulier péricarpe, si la plante est angiosperme; semence ou graine, si la plante est gymnosperme.

PALMÉE. Une feuille est palmée lorsqu’au lieu d’être composée de plusieurs folioles comme la feuille digitée, elle est seulement découpée en plusieurs lobes diriges en rayons vers le sommet du pétiole, mais se réunissant avant que d’y arriver.

PANICULE. épi rameux & pyramidal. Cette figure lui vient de ce que les rameaux du bas étant les plus larges, forment entre eux un plus large espace, qui se rétrécit en montant, à mesure que ces rameaux deviennent plus courts, moins nombreux; en forte qu’une panicule parfaitement régulière se termineroit enfin par une fleur sessile.

PARASITES. Plantes qui naissent ou croissent sur d’autres plantes & se nourrissent de leur substance. La Cuscute, le Gui, plusieurs Mousses & Lichens, sont des plantes parasites.

PARENCHIME. Substance pulpeuse ou tissu cellulaire qui forme corps de la feuille ou du pétal: il est couvert dans l’une & dans l’autre d’un épiderme.

[513] PARTIELLE. Voyez Ombelle.

PARTIES DE LA FRUCTIFICATION. Voyez Etamines,Pistil.

PAVILLON, synonyme d’étendard.

PÉDICULE. Base alongée qui porte le fruit. On dit pedunculus en latin, mais je crois qu’il faut dire pédicule en françois. C’est l’ancien usage, & il n’y a aucune bonne raison pour le changer. Pedunculus sonne mieux en latin & il évite l’équivoque de nom pediculus. Mais le mot pédicule est net & plus doux en françois, & dans le choix des mots, il convient de consulter l’oreille & d’avoir égard à l’accent de la langue.

L’adjectif pédicule me paroit nécessaire par opposition à l’autre adjectif sessile. La Botanique est si embarrassée de termes, qu’on ne sauroit trop s’attacher à rendre clairs & courts ceux qui lui sont spécialement consacres.

Le pédicule est le lien qui attache la fleur ou le fruit à la branche ou à la tige. Sa substance est d’ordinaire plus solide que celle du fruit qu’il porte par un de ses bouts, & moins que celle du bois auquel il est attache par l’autre. Pour l’ordinaire quand le fruit et mur, il se détache & tombe avec son pédicule. Mais quelquefois, & sur-tout dans les plantes herbacées, le fruit tombe & le pédicule reste, comme on peut le voir dans le genre des Rumex. On y peut remarquer encore une autre particularité. C’est que les pédicules qui tout sont verticillés autour de la tige, sont aussi tous articules vers leur milieu. Il semble qu’en ce cas le fruit devroit le détacher à l’articulation, tomber avec une moitié du pédicule & laisser l’autre moitié seulement attachée à la plante. Voilà néanmoins [514] ce qui n’arrive pas. Le fruit se détache & tombe seul. Le pédicule tout entier reste, & il faut une anion expresse pour le diviser en deux au point de l’articulation.

PERFOLIÉES. La feuille perfoliée est celle que la branche enfile & qui entoure celle-ci de tous cotes.

PERIANTHE. Sorte de calice qui touche immédiatement la fleur ou le fruit.

PERRUQUE. Nom donne par Vaillant aux racines garnies d’un chevelu touffu de fibrilles entrelacées comme des cheveux emmêles.

PÉTALE. On donne le nom de pétale à chaque piece entiere de la corolle. Quand la corolle n’est que d’une seule piece, il n’y a aussi qu’un pétale; le pétale & la corolle ne sont alors qu’une seule & même chose, & cette sorte de corolle se désigne par l’épithète de monopétale. Quand la corolle est de plusieurs pieces, ces pieces sont autant de pétales, & la corolle qu’elles composent se désigne par leur nombre tire du grec, parce que le mot de pétale en vient aussi, qu’il convient, quand on veut composer un mot, de tirer les deux racines de la même langue. Ainsi les mots de monopétale, de dipétale, de tripétale, de tetrapetale, de pentaperale, & enfin polypétale, indiquent une corolle d’une seule piece, ou de deux, de trois, de quatre, de cinq, &c. enfin d’une multitude indéterminée de pieces.

PETATOIDE: Qui à des pétales. Ainsi la Fleur petatoide est l’oppose de la Fleur apétale.

Quelquefois ce mot entre comme seconde racine dans la composition d’un autre mot dont la premiere racine est un [515] nom de nombre. Alors il signifie une corolle monopétale profondément divisée en autant de sections qu’en indique la premiere racine. Ainsi la corolle tripétatoide est divisée en trois segmens ou demi-pétales, la pentapétatoide en cinq, &c.

PÉTIOLE. Base alongée qui porte la feuille. Le mot pétiole est oppose à sessile à l’égard des feuilles, comme le mot pédicule l’est à l’égard; des fleurs & des fruit. Voyez Pédicule, Sessile.

PINNEE. Une feuille AILéE à plusieurs rangs s’appelle feuille

PISTIL. Organe femelle de la fleur qui surmonte le germe, & par lequel celui-ci reçoit l’intromission fécondante de la poussiere des anthères: le pistil se prolonge ordinairement par un ou plusieurs styles, quelquefois aussi il est couronne immédiatement par un ou plusieurs stigmates, sans aucun style intermédiaire. Le stigmate reçoit la poussiere prolifique du sommet des étamines, & la transmet par le pistil dans l’intérieur du germe pour féconder l’ovaire. Suivant le système sexuel, la fécondation des plantes ne peut s’opérer que par le concours des deux sexes, & l’acte de la fructification n’est plus que celui de la génération. Les filets des étamines sont les vaisseaux spermatiques, les anthères sont les testicules, la poussiere qu’elles répandent est la liqueur féminale, le stigmate devient la vulve, le style est la trompe ou le vagin & le germe fait l’office d’uterus ou de matrice.

PLACENTA. Réceptacle des semences. C’est le corps auquel elles sont immédiatement attachées. M. Linnaeus n’admet point ce nom de Placenta & emploie toujours celui de réceptacle. [516] Ces mots rendent pourtant des idées fort différentes. Le réceptacle est la partie par ou le fruit tient à la plante. Le placenta est la partie par ou les semences tiennent au péricarpe. Il est vrai que quand les semences sont nues, il n’y a point d’autre placenta que le réceptacle; mais toutes les fois que le fruit est angiosperme, le réceptacle & le placenta sont différens.

Les cloisons (dissepimenta) de toutes les capsules à plusieurs loges sont de véritables placentas, & dans des capsules uniloges, il ne laisse pas d’y avoir souvent des placentas autres que le péricarpe.

PLANTE. Production végétal composée de deux parties principales, savoir, la racine par laquelle elle est attachée à la terre ou à un autre corps dont elle tire sa nourriture, & l’herbe par laquelle elle inspire & respire l’élément dans lequel elle vit. De tous les végétaux connus, la Truffe est presque le seul qu’on puisse dire n’être pas plante.

PLANTES. Végétaux dissémines sur la surface de la terre pour la vêtir & la parer. Il n’y a point d’aspect aussi triste que celui de la terre nue; il n’y en à point d’aussi riant que celui des montagnes couronnées d’arbres, des rivières bordées de bocages, des plaines tapissées de verdure, & des vallons émailles de Fleurs.

On ne peut disconvenir que les plantes ne soient des corps organises & vivans, qui se nourrissent & croissent par intussusception, & dont chaque partie possède en elle-même une vitalité isolée & indépendante des autres, puisqu’elles ont la faculté de se reproduire.* [*Cet article ne paroît pas achevé non plus que beaucoup d’autres, quoiqu’on ait rassemble, dans les trois paragraphes ci-dessus qui composent celui-ci, trois morceaux de l’Auteur tous sur autant de chiffons.]

[517] POILS ou SOYE. Filets plus ou moins solides & fermes qui naissent sur certaines parties des plantes; ils sont quarrés ou cylindriques; droits ou couches, fourches ou simples, subulés ou en hameçons; & ces diverses figures sont des caracteres assez constans pour pouvoir servir à classer ces plantes. Voyez l’ouvrage de M. Guettard, intitule Observations sur les plantes.

POLYGAMIE, pluralité d’habitation. Une classe de plantes porte le nom de Polygamie, & renferme toutes celles qui ont des Fleurs hermaphrodites sur un pied & des Fleurs d’un seul sexe mâles ou femelles sur un autre pied.

Ce mot de Polygamie s’applique encore à plusieurs ordres de la classe des Fleurs composées, & alors on y attache une idée un peu différente.

Les Fleurs composées peuvent toutes être regardées comme Polygames, puisqu’elles renferment toutes plusieurs fleurons qui fructifient séparément, & qui par conséquent ont chacun sa propre habitation, &, pour ainsi dire, sa propre lignée. Toutes ces habitations séparées se conjoignent de différentes manieres, & par-la forment plusieurs sortes de combinaisons,

Quand tous les fleurons d’une Fleur composée sont hermaphrodites, l’ordre qu’ils forment porte le nom de Polygamie égale.

Quand tous ces fleurons composans ne sont pas hermaphrodites, ils forment entr’eux, pour ainsi dire, une Polygamie bâtarde, & cela de plusieurs façons.

1°. Polygamie superflue, lorsque les fleurons du disque étant [518] tous hermaphrodites fructifient, & que les fleurons du contour étant femelles fructifient aussi.

2°. Polygamie inutile, quand les fleurons du disque étant hermaphrodites fructifient, & que ceux de contour sont neutres & ne fructifient point.

3°. Polygamie nécessaire, quand les fleurons du disque étant mâles & ceux du contour étant femelles, ils ont besoin les uns des autres pour fructifier.

4°. Polygamie séparée, lorsque les fleurons composans sont divises entr’eux, soit un à un, soit plusieurs ensemble, par autant de calices partiels renfermes dans de toute le fleur.

On pourroit imaginer encore de nouvelles combinaisons, en supposant, par exemple, des fleurons mâles au contour, & des fleurons hermaphrodites ou femelles au disque; mais cela n’arrive point.

POUSSIERS PROLIFIQUE. C’est une multitude de petits corps sphériques enfermes dans chaque anthère & qui, lorsque celle-ci s’ouvre & les verse dans le stigmate, s’ouvrent à leur tour, imbibent ce même stigmate d’une humeur qui, pénétrant à travers le pistil, va seconder l’embrion du fruit.

PROVIN. Branche de vigne couchée & coudée en terre. Elle pousse des chevelus par les nœuds qui se trouvent enterres. On coupe ensuite le bois qui tient au cep, & le bout oppose qui sort de terre devient un nouveau cep.

PULPE. Substance molle & charnue de plusieurs fruits & racines.

RACINE.Partie de la plante par laquelle elle tient à la [519] terre ou au corps qui la nourrit. Les plantes ainsi attachées par la racine à leur matrice ne peuvent avoir de mouvement local; le sentiment leur seroit inutile, puisqu’elles ne peuvent chercher ce qui leur convient, ni fuir ce qui leur nuit: or la nature ne fait rien en vain.

RADICALES. Se dit des feuilles qui sont les plus près de la racine: ce mot s’étend aussi aux tiges dans le même sens.

RADICULE. Racine naissante.

RADIÉE. Voyez Fleur.

RÉCEPTACLE. Celle des parties de la fleur & du fruit qui sert de siège à toutes les autres & par ou leur sont transmis de la plante les sucs nutritifs qu’elles en doivent tirer.

Il se divise le plus généralement en réceptacle propre, que ne soutient qu’une seule fleur & un seul fruit; & qui, par conséquent, n’appartient qu’aux plus simples, & en réceptacle commun qui porte & reçoit plusieurs fleurs.

Quand la fleur est infère, c’est le même réceptacle qui porte toute la fructification. Mais quand la fleur est supere, le réceptacle propre est double, & celui qui porte la fleur n’est pas le même que celui qui porte le fruit. Ceci s’entend de la construction la plus commune; mais on peut proposer à ce sujet le problème suivant, dans la solution duquel la nature à mis une de ses plus ingénieuses inventions.

Quand la fleur est sur le fruit, comment se peut-il faire que la fleur & le fruit n’aient cependant qu’un seul & même réceptacle?

Le réceptacle commun n’appartient proprement qu’aux [520] fleurs composées, dont il porte & unit, tous les fleurons en une fleur régulière; en forte que le retranchement de quelques-unes causeroit l’irrégularité de tous; mais outre les Fleurs agrégées dont on peut dire à peu dire àpeu-près la même chose, il y a d’autres sortes de réceptacles communs qui méritent encore le même nom, comme ayant le même usage. Tels sont l’Ombelle, l’épi, la Panicule, le Thyrse, la Cyme, le Spadix, dont on trouvera les articles chacun à sa place.

RÉGULIERES (Fleurs). Elles sont symétriques dans toutes leurs parties, comme les Crucifères, les Liliacées, &c.

RÉNIFORME. De la figure d’un rein.

ROSACEE. Polypétale régulière comme est. la Rose.

ROSETTE. Fleur en rosette est une Fleur monopétal dont le tube est nul ou très-court & le lymbe très-applati.

SEMENCE. Germe ou rudiment simple d’une nouvelle plante uni, à une substance propre à sa conservation avant qu’elle germe, & qui la nourrit durant la premiere germination, jusqu’à ce qu’elle puisse tirer son aliment immédiatement de la terre.

SESSILE. Cet adjectif marque privation de réceptacle. II indique que la feuille, la fleur ou le fruit auxquels on l’applique tiennent immédiatement à la plante sans l’entremise d’aucun pétiole ou pédicule.

SEXE. Ce mot a été étendu au regne végétal & y est devenu familier depuis l’établissement du système sexuel.

SILIQUE. Fruit compose de deux panneaux retenus par deux futures longitudinales auxquelles les graines sont attachées des deux cotes.

[521] La Silique est ordinairement biloculaire & partagée par une cloison à laquelle est attachée une partie des graines. Cependant cette cloison ne lui étant pas essentielle ne doit pas entrer dans sa définition, comme on peut le voir dans le Cléome, dans la Chélidoine, &c.

SOLITAIRE. Une fleur solitaire est seule sur son pédicule.

SOUS-ARBRISSEAU. Plante ligneuse ou petit buisson moindre que l’arbrisseau, mais qui ne pousse point en automne de boutons à fleurs ou à fruits. Tels sont le Thym, le Romarin, le Groseiller, les Bruyeres, &c.

SOYES. Voyez Poils.

SPADIX, ou RÉGIME. C’est le rameau floral dans la famille des Palmiers; il est le vrai réceptacle de la fructification, entoure d’un spathe qui lui sert de voile.

SPATHE. Sorte de calice membraneux qui sert d’enveloppe aux fleurs avant leur épanouissement, & se déchire pour leur ouvrir le passage aux approches de la fécondation.

Le Spathe est caractéristique dans 1a. famille des Palmiers & dans celle des liliacées.

SPIRALE. Ligne qui fait plusieurs tours en s’écartant du centre ou en s’en approchant.

STIGMATE. Sommet du pistil qui s’humecte au moment de la fécondation, poux que la poussier prolifique s’y attache.

STIPULE. Sorte de foliole ou d’écailles qui naît à la base du pétiole, du pédicule, ou de la branche. Les Stipules sont ordinairement extérieures à la partie qu’elles accompagnent, & leur servent en quelque maniere de console: mais quelquefois [522] aussi elles naissent a. cote, vis-à-vis, ou au-dedans même de l’angle d’insertion.

M. Adanson dit qu’il n’y a de vraies stipules que sont attachées aux tiges, comme dans les Airelles, les Apocins, les Jujubiers, les Tithymales, les Châtaigniers, les Tilleuls, les Mauves, les Câpriers: elles tiennent lieu de feuilles dans les plantes qui ne les ont pas verticillées. Dans;es plantes légumineuses la situation des stipules varie. Les Rosiers n’en ont pas de vraies, mais seulement un prolongement ou appendice de feuille ou une extension du pétiole. Il y a aussi des stipules membraneuses comme dans l’Espargoute.

STYLE. Partie du pistil qui tient le stigmate eleve au-dessus du germe.

SUC NOURRICIER. Partie de la sève qui est propre à nourrir la plante.

SUPERE. Voyez Infere.

SUPPORTS. Fulera. Dix especes, savoir, la stipule, la bractée, la vrille, l’épine, l’aiguillon, le pédicule, le pétiole, la hampe, la glande & l’écaille.

SURGEON, Surculus. Nom donne aux jeunes branches de l’Oeillet, &c. auxquelles on fait prendre racine en les buttant en terre lorsqu’elles tiennent encore à la tige: cette opération est une espece de Marcotte.

SYNONYMIE. Concordance de divers noms donne par différens auteurs aux mêmes plantes. La Synonymie n’est point une étude oiseuse & inutile.

TALON. Oreillette qui se trouve à la base des feuilles d’Orangers. C’est aussi l’endroit ou tient l’oeilleton qu’on [523] détache d’un pied d’Artichaut, & cet endroit à un peu de racine.

TERMINAL. Fleur Terminale est celle qui vient au sommet de la tige, ou d’une branche.

TERNEE. Une feuille tournée est composée de trois folioles attachées au même pétiole.

TÊTE. Fleur en Tête ou Capitée est une Fleur agrégé ou composée, dont les fleurons sont disposes sphériquement ou àpeu-près.

THIRSE. épi rameux & cylindrique; ce terme n’est pas extrêmement usité, parce que les exemples n’en sont pas frequens.

TIGE. Tronc de la plante d’ou sortent toutes ses autres parties qui sont hors de terre: elle a du rapport avec la cote, en ce que celle-ci est quelquefois unique & se ramifie comme elle, par exemple dans la Fougere: elle s’en distingue aussi en ce qu’uniforme dans son contour, elle n’a ni face, ni dos, ni cote détermines, au lieu que tout cela se trouve dans la cote.

Plusieurs plantes n’ont point de tige, d’autres n’ont qu’une tige nue & sans feuilles qui pour cela change de nom. V. Hampe.

La tige se ramifie en branches des différentes manieres.

TOQUE. Figure de bonnet cylindrique avec une marge relevée en maniere de chapeau. Le fruit du Paliurus à la forme d’une Toque.

TRACER. Courir horisontalement entre deux terres; comme fait le chiendent. Ainsi le mot Tracer ne convient qu’aux racines. Quand on dit donc que le Fraisier trace, on dit mal, il rampe, & c’est autre chose.,

TRACHÉES DES PLANTES. Sont, selon Malpighi, certains vaisseaux formes par les contours spiraux d’une lame [524] mince, plate & assez large, qui, se roulant & contournant ainsi en tire-bourre, forme un tuyau étranglé & comme divise en sa longueur en plusieurs cellules, &c.

TRAINASSE ou TRAINÉE. Longs filets qui dans certaines plantes rampent sur la terre, & qui d’espace en espace ont des articulations par lesquelles elles jettent en terre des radicales qui produisent de nouvelles plantes.

TUNIQUES. Ce sont les peaux ou enveloppe concentriques des Oignons.

VÉGÉTAL. Corps organise doue de vie & prive de sentiment.

On ne me passera pas cette définition, je le fais. On veut que les minéraux vivent, que les végétaux sentent, & que la matiere même informe soit douée de sentiment. Quoi qu’il en soit de cette nouvelle physique, jamais je n’ai pu, je ne pourrai jamais parler d’après les idées d’autrui, quand ces idées ne sont pas les miennes. J’ai souvent vu mort un arbre que je voyois auparavant plein de vie, mais la mort d’une pierre est une idée qui ne sauroit m’entrer dans l’esprit. Je vois un sentiment exquis dans mon chien, mais je n’en apperçois aucun dans un Chou. Les paradoxes de Jean-Jacques sont fort célebres. J’ose demander s’il en avança jamais d’aussi fou que celui que j’aurois à combattre si l’entrois ici dans cette discussion, & qui pourtant ne choque personne. Mais je m’arrête & rentre dans mon sujet.

Puisque les végétaux naissent & vivent, ils se détruisent & meurent, c’est l’irrévocable loi à laquelle tout corps est soumis; par conséquent ils se reproduisent: mais comment se fait cette reproduction? En tout ce qui est soumis à nos sens dans le [525] regne végétal, nous la voyons se faire par la voie de la fructification, & l’on peut présumer que cette loi de la nature est l’également suivie dans les parties du même regne, dont l’organisation échappe à nos yeux. Je ne vois ni fleurs ni fruits dans les Byssus, dans les Conserva, dans les Truffes; mais je vois ces végétaux se perpétuer, & l’analogie sur laquelle je me fonde pour leur attribuer les mêmes moyens qu’aux autres de tendre à la même fin; cette analogie, dis-je, me paroit si sure, que je ne puis lui refuser mon assentiment.

Il est vrai que la plupart des plantes ont d’autres manieres de se reproduire, comme par caieux, par boutures, par drageons enracines. Mais ces moyens sont bien plutôt des supplemens que des principes d’institution; ils ne sont point communs à toutes, il n’y a que la fructification qui le soit & qui ne souffrant aucune exception dans celle qui nous sont bien connues, n’en laisse point supposer dans les autres substances végétales qui le sont moins.

VELU. Surface tapissée de poils.

VERTICILLÉ. Attache circulaire sur le même plan & en nombre de plus de deux autour d’un axe commun.

VIVACE. Qui vit plusieurs années; les arbres, les arbrisseaux, les sous-arbrisseaux sont tous vivaces. Plusieurs herbes même le sont, mais seulement par leurs racines. Ainsi le Chevre-feuille & le Houblon, tous deux vivaces, le sont différemment. Le premier conserve pendant l’hiver ses tiges, en sorte qu’elles bourgeonnent & fleurissent le printems suivant mais le Houblon perd les siennes à la fin de chaque automne & recommence toujours chaque année à en pousser de ton pied de nouvelles.

[526] Les plantes transportées hors de leur climat sont sujettes à varier sur cet article. Plusieurs plantes vivaces dans les pays chauds deviennent parmi nous annuelles, & ce n’est pas la seule altération qu’elles subissent dans nos jardins.

De sorte que la Botanique exotique étudiée en Europe, donne souvent de bien fausses observations.

VRILLES, ou mains. Espece de filets qui terminent les branches dans certaines plantes, & leur fournissent les moyens de s’attacher à d’autres corps. Les Vrilles sont simples ou rameuses; elles prennent, étant libres, toutes fortes de directions, & lorsqu’elles s’accrochent à un corps etranger, elles l’embrassent en spirale.

VULGAIRE. On désigne ordinairement ainsi l’ainsi l’espece principale de chaque genre la plus anciennement connue dont il a tire son nom, & qu’on regardoit d’abord comme une espece unique.

URNE. Boëte au capsule remplie de poussiere que portent la plupart des mousses en fleur. La construction la plus commune de ces Urnes est d’être élevées au-dessus de la plante par un pédicule plus ou moins long, de porter à leur sommet une espece de espece de coeffe ou de capuchon pointu qui les couvre, adhérent d’abord à l’Urne, mais qui s’en détache ensuite & tombe lorsqu’elle est prête à s’ouvrir; de s’ouvrir ensuite aux tiers de leur hauteur, comme une boëte à savonnette, par un couvercle qui s’en détache & tombe à son tour après la chute de la coeffe; d’être doublement ciliée autour de sa jointure, afin que l’humidité ne puisse pénétrer dans l’intérieur de l’Urne tant qu’elle est ouverte; enfin de pencher & se courber en en-bas aux [527] approches de la maturité pour verser à terre la poussiere qu’elle contient.

L’opinion générale des Botanistes sur cet article, est que cette Urne avec son pédicule est une étamine dont le pédicule est le filet, dont l’Urne est l’anthère, & dont la poudre qu’elle contient est qu’elle verse est la poussiere fécondante qui va fertiliser la fleur femelle; en conséquence de ce système on donne communément le nom d’anthère à la capsule dont nous parlons. Cependant comme la fructification des mousses n’est pas jusqu’ici parfaitement connue, & qu’il n’est pas d’une certitude invincible que l’anthère dont nous parlons soit véritablement une anthère, je crois qu’en attendant une plus grande évidence, sans se presser d’adopter un nom si décisif que de plus grandes lumieres pourroient forcer ensuite d’abandonner, il vaut mieux conserver celui d’Urne donne par Vaillant, & qui, quelque système qu’on adopte, peut subsister sans inconvénient.

UTRICULES. Sortes de petites outres percées par les deux bouts, & communiquant successivement de l’une à l’autre par leurs ouvertures comme les aludels d’un alambic. Ces vaisseaux sont ordinairement pleins de sève. Ils occupent les espaces ou mailles ouvertes qui se trouvent entre les fibres longitudinales & le bois.

[Tableau-7-5]

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES ÉLÉMENTAIRES
SUR LA BOTANIQUE,

A MADAME DE L****. [De Lessert]

[1771, 22 août -1773, 11 avril; Bibliothéque publique de la Ville de Neuchâtel, ms. R. 80, ancien 7884. le Pléiade édition, t. IV, pp. 1149-1195.=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 531-588. Melanges II. "Pour leur édition, Du Peyrou et Moultou ont utilisé à la fois les brouillons et les lettres originales. Selon le voeu de Mme Delessert, ils ont supprimé un certain nombre d’alinéas, de caractère personnel...." le Pléiade édition t. IV, p. 1886.]

[531]

LETTRES ÉLÉMENTAIRES
SUR LA BOTANIQUE,

A MADAME DE L***.*

[*Madame de L***. qui a bien voulu nous fournir les originaux de ces Lettres, vouloit qu’on en ôtât tout ce qui la regarde personnellement; mais nous n’avons pas cru devoir supprimer des éloges très-mérités qui auroient honore M. Rousseau lui-même, si cette Dame nous avoit permis de la nommer]

LETTRE PREMIERE

Du 22 Août 1771.

Votre idée d’amuser un peu la vivacité de votre fille & de l’exercer à l’attention sur des objets agréables & varies comme les plantes, me paroit excellente, mais je n’aurois ose vous la proposer, de peur de faire le Monsieur Josse, Puisqu’elle vient de vous, je l’approuve de tout mon cœur, & j’y concourrai de même, persuade qu’à tout âge l’étude de la nature émousse le goût des amusemens frivoles, prévient le tumulte des passions, & porte à l’ame une nourriture qui lui profite en la remplissant du plus digne objet de ses contemplations.

Vous avez commence par apprendre à la Petite les noms d’autant de plantes que vous en aviez de communes sous les yeux: [532] c’etoit précieusement ce qu’il faloit faire. Ce petit nombre de plantes qu’elle connoît de vue sont les pieces de comparaison pour étendre ses connoissances: mais elles ne suffisent pas. Vous me demandez un petit catalogue des plantes les plus connues avec des marques pour les reconnoître. Je trouve à cela quelque embarras. C’est de vous donner par écrit ces marques ou caracteres d’une maniere claire & cependant peu diffuse. Cela me paroit impossible sans employer la langue de la chose, & les termes de cette langue forment un vocabulaire à part que vous ne sauriez entendre, s’il ne vous est préalablement explique.

D’ailleurs ne connoître simplement les plantes que de vue & ne savoir que leurs noms, ne peut être qu’une étude trop insipide pour des esprits comme les vôtres, & il est à présumer que votre fille ne s’en amuseroit pas long-tems. Je vous propose de prendre quelques notions préliminaires de la structure végétale ou de l’organisation des plantes, afin, dussiez-vous ne faire que quelques pas dans le plus beau, dans le plus riche des trois règnes de la nature, d’y marcher du moins avec quelques lumieres. Il ne s’agit donc pas encore de la nomenclature, qui n’est qu’un l’avoir d’herboriste. J’ai toujours cru qu’on pouvoit être un très-grand Botaniste sans connoître une seule plante par son nom; & sans vouloir faire de votre fille un très-grand Botaniste, je crois néanmoins qu’il lui sera toujours utile d’apprendre à bien voir ce qu’elle regarde. Ne vous effarouchez pas au reste de l’entreprise. Vous connoîtrez bientôt qu’elle n’est pas grande. Il n’y a rien de complique ni de difficile à suivre dans ce que j’ai à vous proposer. Il ne s’agit que d’avoir la patience de commencer par le commencement. Après cela on n’avance qu’autant qu’on veut.

[533] Nous touchons à l’arrière-saison, & les plantes dont la structure à le plus de simplicité l’ont déjà passées. D’ailleurs, je vous demande quelque tems pour mettre un peu d’ordre dans vos observations. Mais en attendant que le printems nous mette à portée de commencer & de suivre le cours de la nature, je vais toujours vous donner quelques mots du vocabulaire à retenir.

Une plante parfaite est composée dc racine, de tige, de branches, de feuilles, de fleurs & de fruits, (car on appelle fruit en Botanique, tant dans les herbes que dans les arbres toute la fabrique de la semence). Vous connoissez déjà tout cela, du moins assez pour entendre le mot; mais il y a un partie principale qui demande un plus grand examen; c’est la fructification, c’est-à-dire, la fleur & le fruit. Commençons par la fleur, qui vient la premiere. C’est dans cette partie que la nature a renferme le sommaire de son ouvrage; c’est par elle qu’elle le perpétue, & c’est aussi de toutes les parties du végétal la plus éclatante pour l’ordinaire, toujours la moins sujette aux variations.

Prenez un Lis. Je pense que vous en trouverez encore aisément en pleine fleur. Avant qu’il s’ouvre vous voyez à l’extrémité de la tige un bouton oblong verdâtre, qui blanchit à mesure qu’il est prêt à s’épanouir; & quand il est tout-à-fait ouvert, vous voyez son enveloppe flanche prendre la forme d’un vase divise en plusieurs segmens. Cette partie enveloppante & colorée qui est blanche dans le Lis, s’appelle la corolle, & non pas la fleur comme chez le vulgaire, parce que la fleur est un compose de plusieurs parties dort la corolle est seulement la principale.

[534] La corolle du Lis n’est pas d’une seule piece, comme il est facile à voir. Quand elle se fane & tombe, elle tombe en six pieces bien séparées, qui s’appellent des pétales. Ainsi la corolle du Lis est composée de six pétales. Toute corolle de fleur qui est ainsi de plusieurs pieces, s’appelle corolle polypétale. Si la corolle n’etoit que d’une seule piece, comme par exemple dans le Liseron, appelle clochette des champs, elle s’appelleroit monopétale. Revenons à notre Lis.

Dans la corolle vous trouverez précieusement au milieu une espece de petite colonne attachée tout au fond & qui pointe directement vers le haut. Cette colonne, prise dans son entier, s’appelle le Pistil prise dans ses parties, elle se divise en trois; 1. Sa base renflée en cylindre avec trois angles arrondis tout autour. Cette base s’appelle le Germe. 2. Un filet pose sur le germe. Ce filet s’appelle Style. 3. Le style est couronne par une espece de chapiteau avec trois échancrures. Ce chapiteau s’appelle le Stigmate. Voilà en quoi consiste pistil & ses trois parties.

Entre le pistil & la corolle vous trouvez six autres corps bien distincts, qui s’appellent les Etamines. Chaque étamine est composée de deux parties; savoir, une plus mince par laquelle l’étamine tient au fond de la corolle, & qui s’appelle le Filet. Une plus grosse qui tient à l’extrémité supérieure du filet, & qui s’appelle Anthère. Chaque anthère est une boËte qui s’ouvre quand elle est mure, & verse une poussiere jaune très-odorante, donc nous parlerons dans la suite. Cette poussiere jusqu’ici n’a point de nom françois; chez les Botanistes on l’appelle le Pollen, mot qui signifie poussiere.

[535] Voilà l’analyse grossière des parties de la fleur. A mesure que la corolle se fane & tombe, le germe grossit & devient une capsule triangulaire allongée, dont l’intérieur contient des semences plates distribuées en trois loges. Cette capsule considérée comme l’enveloppe des graines, prend le nom de Péricarpe. Mais je n’entreprendrai pas ici l’analyse du fruit. Ce sera le sujet d’une autre Lettre.

Les parties que je viens de vous nommer se trouvent également dans les fleurs de la plupart des autres plantes, mais à divers degrés de proportion, de situation & de nombre. C’est par l’analogie de ces parties & par leurs diverses combinaisons, que se déterminent les diverses familles du regne végétal. Et ces analogies des parties de la fleur se lient avec d’autres analogies des parties de la plante qui semblent n’avoir aucun rapport à celles-la.. Par exemple, ce nombre de six étamines, quelquefois seulement trois, de six pétales ou divisons de la corolle, & cette forme triangulaire à trois loges de l’ovaire, déterminent toute la famille des liliacées; & dans toute cette même famille qui est très-nombreuse, les racines sont toutes des oignons ou bulbes plus ou moins marquées, & variées quant à leur figure ou, composition. L’oignon du Lis est compose d’écailles en recouvrement; dans l’Asphodèle, c’est une, liasse de navets allongés; dans le Safran, ce sont deux bulbes: l’une sur l’autre; dans la Colchique, à. cote l’une de l’autre mais toujours des bulbes.

Le Lis, que j’ai choisi parce qu’il est de la saison, & aussi à cause de la grandeur de sa fleur & de ses parties qui les rend plus sensibles, manque cependant d’une des parties constitutives [536] d’une fleur parfaite, savoir, le calice. Le calice est cette partie verte & divisée communément en cinq folioles, qui soutient & embrasse par le bas la corolle, & qui l’enveloppe toute entiere avant son épanouissement, comme vous aurez pu le remarquer dans la Rose. Le calice qui accompagne presque toutes les autres fleurs manque à la plupart des liliacées, comme la Tulipe, la Jacinthe, le Narcisse, la Tubéreuse, &c. & même l’Oignon, le Poireau, l’Ail, qui sont aussi de véritables liliacées, quoiqu’elles paroissent sort différentes au premier coup-d’oeil. Vous verrez encore que dans toute cette même famille les tiges sont simples & peu rameuses, tes feuilles entières & jamais découpées; observations qui confirment dans cette famille l’analogie de la fleur & du fruit par celle des autres parties de la plante. Si vous suivez ces détails avec quelque attention, & que vous vous les rendiez familiers par des observations fréquentes, vous voilà déjà en etat de déterminer par l’inspection attentive & suivie d’une plante, si elle est ou non de la famille des liliacées, & cela, sans savoir le nom de cette plante. Vous voyez que ce n’est plus ici un simple travail de la mémoire, mais une étude d’observations & de faits, vraiment digne d’un Naturaliste. Vous ne commencerez pas par dire tout cela à votre fille, & encore moins dans la suite quand vous serez initiée dans les mystérieuse de la végétation; mais vous ne lui développerez par degrés que ce qui peut convenir à son âge & à son sexe, en la guidant pour trouver les choses par elle-même plutôt qu’en les lui apprenant. Bon jour, chere Cousine, si tout ce fatras vous convient; je suis à vos ordres.

[537]

LETTRE II

Du 18 Octobre 1771.

Puisque vous saisissez si bien, chere Cousine, les premiers linéamens des plantes, quoique si légèrement marques, que votre œil clair-voyant sait déjà distinguer un air de famille dans les liliacées, & que notre chere petite Botaniste s’amuse de corolles dc de pétales, je vais vous proposer une autre famille sur laquelle elle pourra derechef exercer son petit savoir; avec un peu plus de difficulté pourtant, je l’avoue, à cause des fleurs beaucoup plus petites, du feuillage plus varie; mais avec le même plaisir de sa part & de la votre; du moins si vous en prenez autant à suivre cette route fleurie que j’en trouve à vous la tracer.

Quand les premiers rayons du printems auront éclaire vos progrès en vous montrant dans les jardins les Jacinthes, les Tulipes, les Narcisses, les Jonquilles à les Muguets dont l’analyse vous est déjà connue, d’autres fleurs arrêteront bientôt vos regards & vous demanderont un nouvel examen. Telles seront les Giroflées ou Violiers; telles les Juliennes ou Girardes. Tant que vous les trouverez doubles, ne vous attachez pas à leur examen; elles seront défigurées, ou, si vous voulez, parées à notre mode, la nature ne s’y trouvera plus: elle refuse de se reproduire par des monstres ainsi mutiles; car si la partie la plus brillante, savoir, la corolle, s’y multiplie, c’est [538] aux dépens des parties plus essentielles qui disparoissent sous cet éclat.

Prenez donc une Giroflée simple, & procédez à l’analyse de sa fleur. Vous y trouverez d’abord une partie extérieure qui manque dans les liliacées, savoir, le calice. Ce calice est de quatre pieces qu’il faut bien appeller feuilles ou folioles, puisque nous n’avons point de mot propre pour les exprimer, comme le mot pétales pour les pieces de la corolle. Ces quatre pieces, pour l’ordinaire, sont inégales de deux en deux: c’est-à-dire, deux folioles opposées l’une à l’autre, égales entr’elles, plus petites; & les deux autres, aussi égales entr’elles & opposées, plus grandes, & sur-tout par le bas ou leur arrondissement fait en dehors une bosse allez sensible.

Dans ce calice vous trouverez une corolle composée de quatre pétales dont je taille à part la couleur, parce qu’elle ne fait point caractere. Chacun de ces pétales est attache au réceptacle ou fond du calice par une partie étroite & pale qu’on appelle l’Onglet, & déborde le calice par une partie plus large & plus colorée, qu’on appelle la Lame.

Au centre de la corolle est un pistil alongé, cylindrique ou à-peu-près, termine par un style très-court, lequel est termine lui-même par un stigmate oblong, bifide, c’est-à-dire partage en deux parties qui se réfléchissent de part & d’autre.

Si vous examinez avec soin la position respective du calice & de la corolle, vous verrez que chaque pétale, au lieu de correspondre exactement à chaque foliole du calice, est pose au contraire entre les deux; de forte qu’il répond à l’ouverture [539] qui les sépare, & cette position alternative a lieu dans toutes les especes de Fleurs qui ont un nombre égal de pétales à la corolle & de folioles au calice.

Il nous reste à parler des étamines. Vous les trouverez dans la Giroflée au nombre de six, comme dans les liliacées, mais non pas de même égales entr’elles, ou alternativement inégales; car vous en verrez seulement deux en opposition l’une de l’autre, sensiblement plus courtes que les quatre autres qui les séparent, & qui en sont aussi séparées de deux en deux.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de leur structure & de leur position: mais je vous préviens que si vous y regardez bien, vous trouverez la raison pourquoi ces deux étamines sont plus courtes que les autres, & pourquoi deux folioles du calice sont plus bossues, ou, pour perler en termes de Botanique, plus gibbeuses & les deux autres plus applaties?

Pour achever l’histoire de notre Giroflée, il ne faut pas l’abandonner après avoir analyse sa fleur, mais il faut attendre que la corolle se flétrisse & tombe, ce qu’elle fait assez promptement, & remarquer alors ce que devient le pistil, compose, comme nous l’avons dit ci-devant, de l’ovaire ou péricarpe, du style & du stigmate. L’ovaire s’alonge beaucoup & s’élargit un peu à mesure que le fruit mûrit. Quand il est mur, cet ovaire ou fruit devient une espece de gousse plate appelée Silique.

Cette silique est composée de deux valvules posées l’une fur l’autre, & séparée par une cloison fort mince appelée Médiastin.

[540] Quand la semence est tout-à-fait mure, les valvules s’ouvrent de bas en haut pour lui donner passage, & restent attachées au stigmate par leur partie supérieure.

Alors on voit des graines plates & circulaires posées sur les deux faces du médiastin, & si l’on regarde avec soin comment elles y tiennent, on trouve que c’est par un court pédicule qui attache chaque graine alternativement à droite & à gauche aux futures du médiastin, c’es-à-dire, à ses deux bords par lesquels il etoit comme cousu avec les valvules avant leur séparation.

Je crains sort, chere Cousine, de vous avoir un peu fatiguée par cette longue description; mais elle etoit nécessaire pour vous donner le caractere essentiel de la nombreuse famille des Crucifères ou Fleurs en croix, laquelle compose une classe entiere dans presque tous les systèmes des Botanistes; & cette description difficile à entendre ici sans figure, vous deviendra plus claire, j’ose l’espérer, quand vous la suivrez avec quelque attention, ayant l’objet sous les yeux.

Le grand nombre d’especes qui composent la famille des Crucifères, à détermine les Botanistes à la diviser en deux sections qui, quant à la fleur, sont parfaitement semblables, mais différent sensiblement quant au fruit.

La premiere section comprend les Crucifères à Silique, comme la Giroflée dont je viens de parler, la Julienne, le Cresson de fontaine, les Choux, les Raves, les Navets, la Moutarde, &c.

La seconde section comprend les Crucifères à Silicule, c’es-à-dire, dont la silique en diminutif est extrêmement courte, [541] presque aussi large que longue, & autrement divise en-dedans; comme entre autres le Cresson alénois, dit Nasitort ou Natou, le Thlaspi appelle Taraspi par les Jardiniers, le Cochléaria, la Lunaire, qui, quoique la gousse en soit fort grande, n’est pourtant qu’une silicule, parce que sa longueur excède peu sa largeur. Si vous ne connoissez ni le Cresson alénois, ni le Cochléaria, ni le Thlaspi, ni la Lunaire, vous connoissez, du moins je le présume, la Bourse-à-pasteur, si commune parmi les mauvaises herbes des jardins. Hé bien, Cousine, la Bourse-à-pasteur est une Crucifere à silicule, dont la silicule est triangulaire. Sur celle-là vous pouvez vous former une idée des autres, jusqu’à ce qu’elles vous tombent sous la main.

Il est tems de vous laisser respirer, d’autant plus que cette Lettre, avant que, la saison vous permette d’en faire usage, sera j’espere suivie de plusieurs autres, ou je pourrai ajouter ce qui reste à dire de nécessaire sur les Crucifères & que je n’ai pas dit dans celle-ci. Mais il est bon peut-être de vous prévenir dès-à-présent que dans cette famille & dans beaucoup d’autres vous trouverez souvent des Fleurs beaucoup plus petites que la Giroflée, & quelquefois si petites que vous ne pourrez gueres examiner leurs parties qu’à la faveur d’une loupe; instrument dont un Botaniste ne peut se passer, non plus que d’une pointe, d’une lancette & d’une paire de bons ciseaux fins à découper. En pensant que votre zele maternel peut vous mener jusques-là, je me fais un tableau charmant de ma belle Cousine empressée avec son verre à éplucher des monceaux de Fleurs, cent fois moins fleuries, moins fraîches & moins agréables qu’elle. Bon jour, Cousine, jusqu’au chapitre suivant.

[542]

LETTRE III

Du 16 Mai 1772.

Je suppose, chere Cousine, que vous avez bien reçu ma précédente réponse, quoique vous ne m’en parliez point dans votre seconde Lettre. Répondant maintenant à celle-ci, j’espere sur ce que vous m’y marquez, que la maman bien rétablie est partie en bon etat pour la Suisse, & je compte que vous, n’oublierez pas de me donner avis de l’effet de ce voyage & des eaux qu’elle va prendre. Comme tante Julie a du partir avec elle, j’ai charge M. G. qui retourne au Val-de-Travers, du petit herbier qui lui est destine, & je l’ai mis à votre adresse afin qu’en son absence vous puissiez le recevoir & vous en servir; si tant est que parmi ces échantillons informes il se trouve quelque chose à votre usage. Au reste, je n’accorde pas que vous ayez des droits sur ce chiffon. Vous en avez sur celui qui sa fait, les plus forts & les plus chers que je connoisse; mais pour l’herbier, il fut promis à votre sœur, lorsqu’elle herborisoit avec moi dans nos promenades à la croix de Vague, & que vois ne songiez à rien moins dans celles ou mon coeur & mes pieds vous suivoient avec grand-Maman en Vaise. Je rougis de lui avoir tenu parole si tard & si mal; mais enfin elle avoir sur vous à cet égard ma parole, & l’antériorité. Pour vous, chere Cousine, si je ne vous promets pas un herbier de ma main, c’est pour vous [543] en procurer un plus précieux de la main de votre fille, si vous continuez à suivre avec elle cette douce & charmante étude qui remplit d’intéressantes observations sur la nature, ces vides du tems que les autres consacrent à l’oisiveté ou à pis. Quant à présent reprenons le fil interrompu de nos familles végétales.

Mon intention est de vous décrire d’abord six de ces familles pour vous familiariser avec la structure générale des parties caractéristiques des plantes. Vous en avez déjà deux; reste à quatre qu’il faut encore avoir la patience de suivre, après quoi laissant pour un tems les autres branches de cette nombreuse lignée, & passant à l’examen des parties différentes de la fructification, nous ferons en sorte que sans, peut-être, connoître beaucoup de plantes, vous ne serez du moins jamais en terre étrangère parmi les productions du regne végétal.

Mais je vous préviens que si vous voulez prendre des livres, suivre la nomenclature ordinaire, avec beaucoup de noms vous aurez peu d’idées, celles que vous aurez se brouilleront & vous ne suivrez bien ni ma marche ni celle des autres, & m’aurez tout au plus qu’une connoissance de mots. Chere Cousine, je fuis jaloux d’être votre seul guide dans cette partie. Quand il en sera tems je vous indiquerai les livres que vous pourrez consulter. En, attendant, ayez la patience de ne lire que dans celui de la nature & de vous en tenir à mes lettres.

Les Pois sont à présent en pleine fructification. Saisissons ce moment pour observer leurs caracteres. Il est un des plus curieux que puisse offrir la Botanique. Toutes les fleurs se divisent généralement [544] en régulières & irrégulières. Les premieres sont celles dont toutes les parties s’écartent uniformément du centre de la fleur, & aboutiroient ainsi par leurs extrémités extérieures a la circonférence d’un cercle. Cette uniformité fait qu’en présentant à l’œil les fleurs de cette espece, il n’y distingue ni dessus ni dessous, ni droite ni gauche; telles sont les deux familles ci-devant examinées. Mais au premier coup-d’oeil vous verrez qu’une fleur de Pois est irrégulière, qu’on y distingue aisément dans la corolle la partie plus longue qui doit être en haut, de la plus courte qui doit être en bas, & qu’on conçoit fort bien, en présentant la fleur vis-à-vis de l’œil, si on la tient dans sa situation naturelle ou si on la renverse. Ainsi toutes les fois qu’examinant une fleur irrégulière, on parle du haut & du bas, c’est en la plaçant dans sa situation naturelle.

Comme les fleurs de cette famille sont d’une construction fort particuliere, non-seulement il faut avoir plusieurs fleurs de Pois & les disséquer successivement, pour observer toutes leurs parties l’une après l’autre, il faut même suivre le progrès de la fructification depuis la premiere floraison jusqu’à la maturité du fruit.

Vous trouverez d’abord un calice monophylle, c’es-à-dire d’une seule piece terminée en cinq pointes bien distinctes, dont deux un peu plus larges sont en haut, & les trois plus étroites en bas. Ce calice est recourbe vers le bas, de même que le pédicule qui le soutient, lequel pédicule est très-délie, très-mobile, en sorte que la fleur suit aisément le courant de l’air & présente ordinairement son dos au vent & à la pluie.

Le calice examine, on l’ôte, en le déchirant délicatement [545] de maniere que le reste de la fleur demeure entier, & alors vous voyez clairement que la corolle est polypétale.

Sa premiere piece est un grand & large pétale qui couvre les autres & occupe la partie supérieure de la corolle, à cause de quoi ce grand pétale à pris le nom de Pavillon. Un l’appelle aussi l’Etendard. Il faudroit se boucher les yeux & l’esprit pour ne pas voir que ce pétale est-là comme un parapluie pour garantir ceux qu’il couvre des principales injures de l’air.

En enlevant le pavillon comme vous avez fait le calice, nous remarquerez qu’il est emboîte de chaque cote par une petite oreillette dans les pieces latérales, de maniere que sa situation ne puisse être dérangée par le vent.

Le pavillon ôte laisse à découvert ces deux pieces latérales auxquelles il etoit adhérent par ses oreillettes; ces pieces latérales s’appellent les Aîles. Vous trouverez en les détachant qu’emboîtées encore plus sortement avec celle qui reste, elles n’en peuvent être séparées sans quelque effort, Aussi les ailes ne sont gueres moins utiles pour garantir les cotes de la fleur que le pavillon pour la couvrir.

Les ailes ôtées vous laissent voir la derniere piece de corolle; piece qui couvre & défend le centre de la fleur, l’enveloppe, sur-tout par-dessous, aussi soigneusement que les trois autres pétales enveloppent le dessus & les cotes. Cette derniere piece qu’a cause de sa forme on appelle la Nacelle, est comme le coffre-fort dans lequel la nature a mis son trésor à l’abri des atteintes de l’air & de l’eau.

Après avoir bien examine ce pétale, tirez-le doucement par-dessous en le pinçant légèrement par la quille, c’es-à-dire, [546] par la prise mince qu’il vous présente, de peur d’enlever avec lui ce qu’il enveloppe. Je suis sur qu’au moment ou ce dernier pétale sera force de lâcher prise & de déceler le mystère qu’il cache, vous ne pourrez en l’appercevant vous abstenir de faire un cri de surprise & d’admiration.

Le jeune fruit qu’enveloppoit la nacelle est construit de cette maniere. Une membrane cylindrique terminée par dix filets bien distincts entoure l’ovaire, c’es-à-dire, l’embrion de la gousse. Ces dix filets sont autant d’étamines qui se réunissent par le bas autour du germe & se terminent par le haut en autant d’anthères jaunes dont la poussiere va seconder le stigmate qui termine le pistil, & qui, quoique jaune aussi par la poussiere fécondante qui s’y attache, se distingue aisément des étamine par sa figure & par sa grosseur. Ainsi ces dix étamines forment encore autour de l’ovaire une derniere cuirasse pour le préserver des injures du dehors.

Si vous y regardez de bien près, vous trouverez que ces dix étamines ne sont par leur base un seul corps qu’en apparence. Car dans la partie supérieure de ce cylindre il y a une piece ou étamine qui d’abord paroit adhérente aux autres, mais qui à mesure que la fleur se fane & que le fruit grossit, se détache & laisse une ouverture en-dessus par laquelle ce fruit grossissant peut s’étendre en entrouvrant & écartant de plus le cylindre qui sans cela le comprimant & l’étranglant tout autour l’empecheroit de grossir & de profiter. Si la fleur n’est pas assez avancée, vous ne verrez pas cette étamine détachée du cylindre; mais passez un camion dans deux petits trous que vous trouverez près du réceptacle à la base [547] de cette étamine, & bientôt vous verrez l’étamine avec son anthère suivre l’épingle & se détacher des neuf autres qui continueront toujours de faire ensemble un seul corps, jusqu’à ce qu’elles se flétrissent & dessèchent quand le germe féconde devient gousse & qu’il n’a plus besoin d’elles.

Cette Gousse dans laquelle l’ovaire se change en mûrissant se distingue de la Silique des crucifères, en ce que dans la Silique les graines sont attachées alternativement aux deux futures, au lieu que dans la Gousse elles ne sont attachées que d’un cote, c’est-à-dire, à une seulement des deux futures, tenant alternativement à la vérité aux deux valves qui la composent, mais toujours du même cote. Vous saisirez parfaitement cette différence, si vous ouvrez en même tems la Gousse d’un Pois & la Silique d’une Giroflée, ayant attention de ne les prendre ni l’une ni l’autre en parfaite maturité, afin qu’après l’ouverture du fruit les graines restent attachées par leurs ligamens à leurs futures & à leurs valvules.

Si je me fuis bien fait entendre, vous comprendrez, chere Cousine, quelles étonnantes précautions ont été cumulées par la nature pour amener l’embrion du Pois à maturité, & le garantir sur-tout, au milieu des plus grandes pluies, de l’humidité qui lui est funeste, sans cependant l’enfermer dans une coque dure qui en eut fait une autre sorte de fruit. Le suprême Ouvrier, attentif à la conservation de tous les êtres, a mis de grands soins à garantir la fructification des plantes des atteintes qui lui peuvent nuire; mais il paroit avoir redouble d’attention pour celles. qui servent à la nourriture de l’homme & des animaux, comme la plupart des légumineuses. [548] L’appareil de la fructification du Pois est, en divises proportions, le même dans toute cette famille. Les fleurs y portent le nom de Papillonacées, parce qu’on a cru y voir quelque chose de semblable à la figure d’un papillon: elles ont généralement un Pavillon, deux Aîles, une Nacelle, ce qui fait communément quatre pétales irréguliers. Mais il y a des genres ou la nacelle se divise dans sa longueur en deux pieces presque adhérentes par la quille, & ces fleurs-là ont réellement cinq pétales: d’autres, comme le Treffle des près, ont toutes leurs parties attachées en une seule piece, & quoique Papillonacées ne laissant pas d’être monopétales.

Les Papillonacées ou légumineuses sont une des familles des plantes les plus nombreuses & les plus utiles. Un y trouve les Fèves, les Genets, les Luzernes, Sainfoins., Lentilles, Veces, Gesses, les Haricots, dont le caractere est d’avoir la nacelle contournée en spirale, ce qu’on prendroit d’abord pour un accident. Il y a des arbres, entre autres celui qu’on appelle vulgairement Acacia, & qui n’est pas le véritable Acacia, l’Indigo, la Réglisse en sont aussi: mais nous parlerons de tout cela plus en détail dans la suite. Bon jour Cousine. J’embrasse tout, ce que vous aimez.

[549]

LETTRE IV

Du 19 Juin 1772.

Vous m’avez tire de peine, chere Cousine, mais il me reste encore de l’inquiétude sur ces maux d’estomac appelles maux de coeur, dont votre maman sent les retours dans l’attitude d’écrire. Si c’est seulement l’effet d’une plénitude de bile, le voyage & les eaux suffiront pour l’évacuer; mais je crains bien qu’il n’y ait à ces accidens quelque cause locale qui ne sera pas si facile à détruire, & qui demandera toujours d’elle un grand ménagement, même après son rétablissement. J’attends de vous des nouvelles de ce voyage, aussi-tôt que vous en aurez; mais j’exige que la maman ne songe à m’écrire que pour m’apprendre son entiere guérison.

Je ne puis comprendre pourquoi vous n’avez pas reçu l’herbier. Dans la persuasion que tante Julie etoit déjà partie, j’avois remis le paquet à M. G. pour vous l’expédier en passant à Dijon. Je n’apprends d’aucun cote qu’il soit parvenu ni dans vos mains ni dans celles de votre sœur, & je n’imagine plus ce qu’il peut être devenu.

Parlons de plantes tandis que la saison de les observer nous y invite. Votre solution de la question que je vous avois faite sur les étamines des Crucifères est parfaitement juste, & me prouve bien que vous m’avez entendu ou plutôt que vous m’avez écoute; car vous n’avez besoin que d’écouter pour entendre. [550] Vous m’avez bien rendu raison de la gibbosité de deux folioles du calice & de la brièveté relative de deux étamines, dans la Giroflée, par la courbure de ces deux étamines. Cependant un pas de plus vous eut mene jusqu’à la cause premiere de cette structure: car si vous recherchez encore pourquoi ces deux étamines sont ainsi recourbées & par conséquent raccourcies, vous trouverez une petite glande implantes sur le réceptacle entre l’examine & le germe, c’est cette glande qui, éloignant l’étamine & la forçant à prendre le contour, la raccourcit nécessairement. Il y a encore sur le même réceptacle deux autres glandes, une au pied de chaque paire des grandes étamines; mais ne leur faisant point faire de contour, elles ne les raccourcissent pas, parce que ces glandes ne sont pas, comme les deux premieres, en dedans; c’es-à-dire, entre l’étamine & le germe; mais en dehors c’es-à-dire entre la paire d’étamines & le calice. Ainsi ces quatre étamines soutenues & dirigées verticalement en droite ligne, débordent celles qui sont recourbées & semblent plus longues parce qu’elles sont plus droites. Ces quatre glandes se trouvent, ou du moins leurs vestiges, plus nu moins visiblement dans presque toutes les fleurs Crucifères, & dans quelques-unes bien plus distinctes que dans la Giroflée. Si vous demandez encore pourquoi ces glandes? Je vous répondrai qu’elles sont un des instrumens destines par la nature à unir le regne végétal au regne animal, & les faire circuler l’un dans l’autre: mais laissant ces recherches un peu trop anticipées, revenons quant-à-présent à nos familles.

Les fleurs que je vous ai décrites jusqu’à présent sont toutes [551] polypétale. J’aurois du commencer peut-être par let monopétales régulières dont la structure est beaucoup plus simple: cette grande simplicité même est ce qui m’en a empêche. Les monpétales régulières constituent moins une famille qu’une grande nation dans laquelle on compte plusieurs familles bien distinctes; en sorte que pour les comprendre toutes sous une indication commune, il faut employer des caracteres si généraux & si vagues que c’est paroître dire quelque chose, en ne disant en effet presque rien du tout. Il vaux mieux se renfermer dans des bornes plus étroites, mais qu’on puisse assigner avec plus de précision.

Parmi les monopétales irrégulieres, il y a une famille dont la physionomie est si marquée qu’on en distingue aisément les membres à leur air. C’est celle à laquelle on donne le nom de fleurs en gueule, parce que ces fleurs sont fendues en deux levres dont l’ouverture; soit naturelle, soit produite par une légere compression des doigts, leur donne l’air d’une gueule béante. Cette famille se subdivise en deux sections ou lignées. L’une des fleurs en levres ou labiées, l’autre des: fleurs en masque ou personnées: car le mot latin persona signifie un masque, nom très-convenable assurément à la plupart des gens qui portent parmi nous celui de personnes. Le caractere commun à toute la famille est non-seulement d’avoir la corolle monopétale, &, comme je l’ai dit, fendue en deux levres ou babines, l’une supérieure appelée casque, l’autre inférieure appelée barbe., mais d’avoir quatre étamines presque sur un même rang distinguées en deux paires, l’une plus longue & l’autre plus courte. L’inspection de l’objet vous expliquera mieux ces caracteres que ne peut faire le discours.

[552] Prenons d’abord les labiées. Je vous en donnerois volontiers pour exemple la Sauge, qu’on trouve dans presque tous les jardins. Mais la construction particuliere & bizarre de ses étamines qui l’a fait retrancher par quelques Botanistes du nombre des labiées, quoique la nature ait semble l’y inscrire, me porte à chercher un autre exemple dans les Orties mortes & particulièrement dans l’espece appelée vulgairement Ortie blanche, mais que les Botanistes appellent plutôt Lamier blanc, parce qu’elle n’a nul rapport à l’Ortie par sa fructification, quoiqu’elle en ait beaucoup par son feuillage. L’Ortie blanche, si commune par-tout, durant très-long-tems en fleur, ne doit pas vous être difficile à trouver. Sans m’arrêter ici à l’élégante situation des fleurs, je me borne à leur structure. L’Ortie blanche porte une fleur monopétale labiée, dont le casque est concave & recourbe en forme de voûte pour recouvrir le reste de la fleur & particulièrement ses étamines qui se tiennent toutes quatre assez ferrées sous l’abri de son toit. Vous discernerez aisément la paire plus longue & la paire plus courte, & au milieu des quatre le style de la même couleur, mais qui s’en distingue en ce qu’il est simplement fourchu par son extrémité au lieu d’y porter une anthère comme sont les étamines. La barbe, c’es-à-dire, la levre inférieure se replie & pend en en-bas, & par cette situation laisse voir presque jusqu’au fond le dedans de la corolle. Dans les Lamiers cette barbe est refendue en longueur dans son milieu, mais cela n’arrive pas de même aux autres labiées.

Si vous arrachez la corolle, vous arracherez avec elle les étamines qui y tiennent par leurs filets, & non pas au réceptacle [553] ou le style restera seul attache. En examinant comment les étamines tiennent à d’autres fleurs, on les trouve généralement attachées à la corolle quand elle est monopétale, & au réceptacle ou au calice quand la corolle est 1 polypétale: en sorte qu’on peut, en ce dernier cas, arracher les pétales sans arracher les étamines. De cette observation l’on tire une regle belle, facile & même assez sure pour savoir si une corolle est d’une seule piece ou de plusieurs, lorsqu’il est difficile, comme il l’est quelquefois, de s’en assurer immédiatement.

La corolle arrachée reste percée à son fond, parce qu’elle etoit attachée au réceptacle, laissant une ouverture circulaire par laquelle le pistil & ce qui l’entoure pénétroit au-dedans du tube & de la corolle. Ce qui entoure ce pistil dans le Lamier & dans toutes les labiées, ce sont quatre embryons qui deviennent quatre graines nues, c’es-à-dire, sans aucune enveloppe; en sorte que ces graines, quand elles sont mures, se détachent & tombent à terre séparément. Voilà le caractere des labiées.

L’autre lignée ou section, qui est celle des personnées, se distingue des labiées, premièrement par sa corolle dont les deux levres ne sont pas ordinairement ouvertes dc béantes, mais fermées & jointes, comme vous le pourrez voir dans la fleur de jardin appelée Mufflaude ou Muffle de veau, ou bien à son défaut dans la Linaire, cette fleur jaune à éperon, si commune en cette saison dans la campagne. Mais un caractere plus précis & plus sur est qu’au lieu d’avoir quatre graines nues au fond du calice comme les labiées, les personnées y ont toutes une capsule qui renferme les graines & ne s’ouvre [554] qu’a leur maturité pour les répandre. J’ajoute à ces caracteres qu’un grand nombre de labiées sont ou des plantes ou des plantes odorantes & aromatiques, telles que l’Origan, la Marjolaine, le Thym, le Serpolet, le Basilic, la Menthe, l’Hysope, la Lavande, &c, ou des plantes odorantes & puantes, telles que diverses especes d’Orties mortes, Staquis, Crapaudines, Marrube; quelques-unes seulement, telles que le Bugle, la Brunelle, la Toque n’ont pas d’odeur: au lieu que les personnées sont pour la plupart des plantes sans odeur comme la Mufflaude, Linaire, l’Euphraise, la l’Pédiculaire, la Crête de coq, l’Orobanche, la Cymbalaire, la Velvote, la Digitale; je ne connois gueres d’odorantes dans cette branche que la Scrophulaire qui sente & qui que, sans être aromatique. Je ne puis gueres vous citer ici que des plantes qui vraisemblablement ne vous sont pas connues, mais que peu-à-peu vous apprendrez à connoître, & dont au moins à leur rencontre vous pourrez par vous-même déterminer la famille. Je voudrois même que vous tâchassiez d’en déterminer la lignée ou section, par la physionomie, & que vous vous exerçassiez à juger au simple coup-d’oeil, si la fleur en gueule que vous voyez est une labiée, ou une personnée. La figure extérieure de la corolle peut suffire pour vous guider dans ce choix, que vous pourrez vérifier ensuite en ôtant la corolle & regardant au fond du calice; car si vous avez bien juge, la fleur que vous aurez nommée labiée vous montrera quatre graines nues, & celles que vous aurez nommée personnée vous montrera un péricarpe: le contraire vous prouveroit que vous vous êtes trompée, & par un second examen de la même plante [555] vous préviendrez une erreur semblable pour une autre fois. Voilà, chere Cousine, de l’occupation pour quelques promenades. Je ne tarderai pas à vous en préparer pour celles qui suivront.

LETTRE V

Du 16 Juillet 1772.

Je vous remercie, chere Cousine, des bonnes nouvelles que vous m’avez données de la maman. J’avois espere le bon effet du changement d’air, & je n’en attends pas moins des eaux & sur-tout du régime austère prescrit durant leur usage. Je suis touche du souvenir de cette bonne amie, & je vous prie de l’en remercier pour moi. Mais je ne veux pas absolument qu’elle m’écrive durant son séjour en Suisse, & si elle veut me donner directement de ses nouvelles, elle a près d’elle un bon secrétaire* [*La sœur de Madame D. L***. que l’Auteur appelloit tante Julie.] qui s’en acquittera fort bien. Je suis plus charme que surpris qu’elle réussisse en Suisse; indépendamment des grâces de son âge, & de sa gaîté vive & caressante, elle a dans le caractere un fond de douceur & d’égalité, dont je l’ai vu donner quelquefois à la grand’maman l’exemple charmant qu’elle a reçu de vous. Si votre sœur s’établit en Suisse, vous perdrez l’une & l’autre une grande douceur dans la vie, & elle sur-tout, des avantages difficiles à remplacer. Mais [556] votre pauvre maman qui porte-à-porte, sentoit pourtant si cruellement sa séparation d’avec vous, comment supportera-t-elle la sienne à une si grande distance? C’est de vous encore qu’elle tiendra ses dédommagemens & ses ressources. Vous lui en ménagez une bien précieuse en assouplissant dans vos douces mains la bonne & forte étoffe de votre favorite, qui, je n’en doute point, deviendra par vos soins aussi pleine de grandes qualités que de charmes. Ah cousine, l’heureuse mere que la votre!

Savez-vous que je commence à être en peine du petit herbier? Je n’en ai d’aucune part aucune nouvelle, quoique j’en aye eu de M. G. depuis son retour, par sa femme qui ne me dit pas de sa part un seul mot sur cet herbier. Je lui en ai demande des nouvelles; j’attends sa réponse. J’ai grand’peur que ne passant pas à Lyon, il n’ait confie le paquet à quelque quidam, qui sachant que c’etoient des herbes sèches aura pris tout cela pour du soin. Cependant, si comme je l’espere encore, il parvient enfin à votre sœur Julie ou à vous, vous trouverez que je n’ai pas laisse d’y prendre quelque soin. C’est une perte qui, quoique petite, ne me seroit pas facile à réparer promptement, sur-tout à cause du catalogue accompagne de divers petits éclaircissemens ecrits sur-le-champ, & dont je n’ai garde aucun double.

Consolez-vous, bonne Cousine, de n’avoir pas vu les glandes des Crucifères. De grands Botanistes très-bien oculés ne les ont pas mieux vues. Tournefort lui-même n’en fait aucune mention. Elles sont bien claires dans peu de genres, quoiqu’on en trouve des vestiges presque dans tous, & c’est à [557] force d’analyser des fleurs en croix & d’y voir toujours des inégalités au réceptacle, qu’en les examinant en particulier, on a trouve que ces glandes appartenoient au plus grand nombre des genres, & qu’on les suppose par analogie dans ceux mêmes ou on ne les distingue pas.

Je comprends qu’on est fache de prendre tant de peine sans apprendre les noms des plantes qu’on examine. Mais je vous avoue de bonne foi qu’il n’est pas entre dans mon plan de vous épargner ce petit chagrin. On prétend que la Botanique n’est qu’une science de mots qui n’exerce que la mémoire & n’apprend qu’a nommer des plantes. Pour moi, je ne connois point d’étude raisonnable qui ne soit qu’une science de mots; & auquel des deux, je vous prie, accorderai-je le nom de Botaniste, de celui qui fait cracher un nom ou une phrase à l’aspect d’une plante, sans rien connoître à sa structure, ou de celui qui connoissant très-bien cette structure ignore néanmoins le nom très-arbitraire qu’on donne à cette plante en tel ou en tel pays? Si nous ne donnons à vos enfans qu’une occupation amusante, nous manquons la meilleure moitie de notre but qui est, en les amusant, d’exercer leur intelligence & de les accoutumer à l’attention. Avant de leur apprendre à nommer ce qu’ils voient, commençons par leur apprendre à le voir. Cette science oubliée dans toutes les éducations doit faire la plus importante partie de la leur. Je ne le redirai jamais assez; apprenez-leur à ne jamais se payer de mots, & à croire ne rien savoir de ce qui n’est entre que dans leur mémoire.

Au reste, pour ne pas trop faire le méchant, je vous nomme [558] pourtant des plantes sur lesquelles, en vous les faisant montrer, vous pouvez aisément vérifier descriptions. Vous n’aviez pas, je le suppose, sous vos yeux, une Ortie blanche, en lisant l’analyse des labiées; mais vous n’aviez qu’a envoyer chez l’herboriste du coin chercher de l’Ortie blanche fraîchement cueillie, vous appliquiez à sa fleur ma description, & ensuite examinant, les autres parties de la plante de la maniere dont nous traiterons ci-après, vous connoissez l’Ortie blanche infiniment mieux que l’herboriste qui la fournit ne la connoîtra de ses jours; encore trouverons-nous dans peu le moyen de nous passer d’herboriste: mais il faut premiérement achever l’examen de nos famille; ainsi je viens à la cinquieme qui, dans ce moment, est en pleine fructification.

Représentez-vous une longue tige assez droite garnie alternativement de feuilles pour l’ordinaire découpées assez menu, lesquelles embrassent par leur base des branches qui sortent de leurs aisselles. De l’extrémité supérieure de cette tige parent comme d’un centre plusieurs pédicules ou rayons, qui s’écartant circulairement & régulièrement comme les cotes d’un parasol, couronnent cette tige en forme d’un vase plus ou moins ouvert. Quelquefois ces rayons laissent un espace vide dans leur milieu & représentent alors plus exactement le creux du vase; quelquefois aussi ce milieu est fourni d’autres rayons plus courts, qui montant moins obliquement garnissent le vase & forment conjointement avec les premiers la figure à-peu-près d’un demi globe dont la partie convexe est tournée en-diffus.

Chacun de ces rayons ou pédicules est termine à son extrémité, [559] non pas encore par une fleur, mais par un autre ordre de rayons plus petits qui couronnent chacun des premiers précieusement comme ces premiers couronnent la tige.

Ainsi voilà deux ordres pareils & successifs: l’un de grands rayons qui terminent la tige, l’autre de petits rayons semblables, qui terminent chacun des grands.

Les rayons des petits parasols ne se subdivisent plus, mais chacun d’eux est le pédicule d’une petite fleur dont nous parlerons tout à l’heure.

Si vous pouvez former l’idée de la figure que je viens de vous décrire, vous aurez celle de la disposition des fleurs dans la famille des ombellifères ou porte-parasols: car le latin umbella signifie un parasol.

Quoique cette disposition régulière de la fructification soit frappante & assez constante dans toutes les ombelliferes, ce n’est pourtant pas elle qui constitue le caractere de la famille. Ce caractere se tire de la structure même de la fleur, qu’il faut maintenant vous décrire.

Mais il convient pour plus de clarté, de vous donner ici une distinction générale sur la disposition relative de la fleur & du fruit dans toutes les plantes, distinction qui facilite extrêmement leur arrangement méthodique, quelque système qu’on veuille choisir pour cela.

Il y a des plantes, & c’est le plus grand nombre, par exemple l’OEillet, dont l’ovaire est évidemment enferme dans la corolle. Nous donnerons à celles-la le nom de fleurs inferes, parce que les pétales embrassant l’ovaire prennent leur naissance au-dessous de lui.

[560] Dans d’autres plantes en assez grand nombre, l’ovaire se trouve place, non dans les pétales, mais au-dessous d’eux; ce que vous pouvez voir dans la Rose; car le Grate-cu qui en est le fruit, est ce corps verd & renfle que vous voyez au-dessous du calice, par conséquent aussi au-dessous de la corolle qui de cette maniere couronne cet ovaire & ne l’enveloppe pas. J’appellerai celles-ci fleurs superes, parce que la corolle est au-dessous du fruit. On pourroit faire des mots plus francises: mais il me paroit avantageux de vous tenir toujours le plus près qu’il se pourra des termes admis dans la Botanique, afin que sans avoir besoin d’apprendre ni latin ni grec, vous puissiez néanmoins entendre passablement le vocabulaire de cette science, pédantesquement tire de ces deux langues, comme si pour connoître les plantes, faloit commencer par être un savant grammairien.

Tournefort exprimoit la même distinction en d’autres termes: dans le cas de la fleur infere. il disoit que le pistil devenoit fruit: dans le cas de la fleur supere, il disoit que le calice devenoit fruit. Cette maniere de s’exprimer pouvoir être aussi claire, mais elle n’etoit certainement pas aussi juste. Quoi qu’il en soit, voici une occasion d’exercer, quand il en sera tems, vos jeunes élevés à savoir démêler les mêmes idées, rendues par des termes tout differens.

Je vous dirai maintenant que les plantes ombellifères ont 1a fleur supere, ou posée sur le fruit. La corolle de cette fleur est à cinq pétales appelles réguliers, quoique souvent les deux pétales qui sont tournes en-dehors dans les fleurs qui bordent l’ombelle, soient plus grands que les trois autres.

[561] La figure de ces pétales varie selon les genres, mais le plus communément elle est en coeur; l’onglet qui porte sur l’ovaire est fort mince; la lame va en s’élargissant, son bord est émarginé (légèrement échancré), ou bien il se termine en une pointe qui, se repliant en-dessus, donne encore au pétale l’air d’être émarginé, quoiqu’on le vit pointu s’il doit déplie.

Entre chaque pétale est une étamine dont l’anthère débordant ordinairement la corolle, rend les cinq. étamines plus visibles que les cinq pétales. Je ne sais pas ici mention du.calice, parce que les ombellifères n’en ont aucun bien distinct.

Du centre de la fleur partent deux styles garnis chacun de leur stigmate, & assez apparens aussi, lesquels après la chute des pétales & des étamines, restent pour couronner le fruit.

La figure la plus commune de ce fruit est un ovale un peu alonge, qui dans sa maturité s’ouvre par la moitie, & se partage en deux semences nues attachées au pédicule, lequel par un art admirable se divise en deux ainsi que le fruit, & tient les graines séparément suspendues, jusqu’à leur chute.

Toutes ces proportions varient selon les genres, mais en voilà l’ordre le plus commun. Il faut, je l’avoue, avoir l’œil très-attentif pour bien distinguer sans loupe de si petits objets; mais ils sont si dignes; d’attention, qu’on n’a pas regret à sa peine.

Voici donc le caractere propre de la famille des ombellifères: Corolle supere à cinq pétales, cinq étamines, deux [562] styles portes sur un fruit nud disperme, c’es-à-dire, composé de deux graines accolées.

Toutes les fois que vous trouverez ces caracteres réunis dans une fructification, comptez que la plante est une ombelliferes, quand même elle n’auroit d’ailleurs dans son arrangement rien de l’ordre ci-devant marque. Et quand vous trouveriez tout cet ordre de parasols conforme à ma description, comptez qu’il vous trompe, s’il est démenti par l’examen de la fleur.

S’il arrivoit, par exemple, qu’en sortant de lire ma Lettre vous trouvassiez en vous promenant un Sureau encore en fleurs, je suis presque assure qu’au premier aspect vous diriez, voilà une ombelliferes. En y retardant, vous trouveriez grande ombelle, petite ombelle, petites fleurs blanches, corolle supere, cinq étamines: c’est une ombelliferes assurément; mais voyons encore: je prends une fleur.

D’abord, au lieu de cinq pétales, je trouve une corolle à cinq divisions, il est vrai, mais néanmoins d’une seule piece. Or les fleurs des ombellifères ne sont pas monopétales. Voilà bien cinq étamines, mais je ne vois point de styles, &, je vois plus souvent trois stigmates que cieux, plus souvent trois, graines que deux. Or les ombellifères n’ont jamais ni plus ni moins de deux stigmates, ni plus ni moins de deux graines pour chaque fleur. Enfin le fruit du Sureau est une baye molle, & celui des ombellifères est sec & nud. Le Sureau n’est donc pas une ombelliferes.

Si vous revenez maintenant sur vos pas en regardant de plus près à la disposition des fleurs, vous verrez que cette [563] disposition n’est qu’en apparence celle des ombellifères. Les grands rayons, au lieu de partir exactement du même centre prennent leur naissance les uns plus haut, les autres plus bas; les petits naissent encore moins régulièrement: tout cela n’a point l’ordre invariable des ombellifères. L’arrangement des fleurs du Sureau est en Corymbe, ou bouquet plutôt qu’en ombelle. Voilà comment en nous trompant quelquefois, nous finissons par apprendre à mieux voir.

Le Chardon-roland, au contraire, n’a gueres le port d’une ombelliferes, & néanmoins c’en est une, puisqu’il en a tous les caracteres dans sa fructification. Ou trouver, me direz-vous, le Chardon-roland? par toute la campagne. Tous les grands chemins en sont tapisses à droite & à gauche: le premier paysan peut vous le montrer, & vous le reconnoîtriez presque vous-même à la couleur bleuâtre ou verd-de-mer de ses feuilles, à leurs durs piquans & à leur consistance lice & coriace comme du parchemin. Mais on peut laisser une plante aussi intraitable; elle n’a pas assez de beauté pour dédommager des blessures qu’on se fait en l’examinant; & fut-elle cent fois plus jolie, ma petite Cousine avec ses petits doigts sensibles seroit bientôt rebutée de caresser une plante de si mauvaise humeur.

La famille des ombellifères et nombreuse, & si naturelle que ses genres sont très-difficiles à distinguer: ce font des freres que la grande ressemblance fait souvent prendre l’un pour l’autre. Pour aider à s’y reconnoître, on a imagine des distinctions principales qui sont quelquefois utiles, mais sur lesquelles il ne faut pas nom plus trop compter. Le foyer d’ou [564] partent les rayons, tant de la grande que de la petite ombelle; n’est pas toujours nud; il est quelquefois entoure de folioles, comme d’une manchette. On donne a ces folioles le nom d’involucre (enveloppe). Quand la grande ombelle à une manchette, on donne à cette manchette le nom de grand involucres: on appelle petits involucres, ceux qui entourent quelquefois les petites ombelles. Cela donne lieu à trois sections des ombellifères.

1°. Celles qui ont grand involucre & petits involucres.

2°. Celles qui n’ont que les petits involucres seulement.

3°. Celles qui n’ont ni grands ni petits involucres.

Il sembleroit manquer une quatrieme division de celles qui ont un grand involucre & point de petits; mais on ne connoît aucun genre qui soit constamment dans ce cas.

Vos étonnans progrès, chere Cousine, & votre patience m’ont tellement enhardi que, comptant pour rien votre peine, j’ai ose vous décrire la famille des ombellifères sans fixer vos yeux sur aucun modele, ce qui a rendu nécessairement votre attention beaucoup plus fatigante. Cependant j’ose douter, lisant comme vous savez faire, qu’après une ou deux lectures de ma Lettre, une ombelliferes en fleurs échappe à votre esprit en frappant vos yeux, & dans cette saison vous ne pouvez manquer d’en. trouver plusieurs dans les jardins & dans la campagne.

Elles ont la plupart les fleurs blanches. Telles sont la Carotte, le Cerfeuil, le Persil, la CiguË, l’Angélique, la Berce, la Berle, la Boucage, le Chervis ou Girole, la Percepierre, &c.

[565] Quelques-unes, comme le Fenouil, l’Anet, le Panais, sont à fleurs jaunes; il y en a peu à fleurs rougeâtres, & point: d’aucune autre couleur.

Voilà, me direz-vous, une belle notion générale des ombellifères: mais comment tout ce vague savoir une garantira-t-il de confondre la CiguË avec le Cerfeuil & le Persil, que vous venez de nommer avec elle? La moindre cuisinière en saura la-dessus plus que nous avec toute notre doctrine. Vous. avez raison. Mais cependant si nous commençons par les observations de détail, bientôt accables par le nombre, la mémoire nous abandonnera, & nous nous perdrons des les premiers pas dans ce regne immense; au lieu que si nous commençons par bien reconnoître les grandes routes, nous nous égarerons rarement dans les sentiers, & nous nous retrouverons par-tout sans beaucoup de peine. Donnons cependant quelque exception à l’utilité de l’objet, & ne nous exposons pas, tout en analysant le regne végétal, à manger par ignorance une omelette à la CiguË.

La petite CiguË des jardins est une ombelliferes ainsi que, le Persil & le Cerfeuil. Elle a la fleur blanche comme l’un. & l’autre,* [*La fleur du Persil est un peu jaunâtre. Mais plusieurs fleurs d’Ombellifères paroissent jaunes à cause de l’ovaire & des anthères, & ne laissent pas d’avoir les pétales blancs.] elle est avec le dernier dans la section qui a. la petite enveloppe & qui n’a pas la grande; elle leur ressemble assez par son feuillage, pour qu’il ne soit pas aise de vous en marquer par écrit les différences. Mais voici des caracteres: suffisans pour ne vous y pas tromper.

[566] Il faut commencer par voir en fleurs ces diverses plantes; car c’est en cet etat que la CiguË a son caractere propre. C’est d’avoir sous chaque petite ombelle un petit involucre compose de trois petites folioles pointues, assez longues, & toutes trois touillées en dehors, au lieu que les folioles des petites ombelles du Cerfeuil l’enveloppent tout autour, & sont tournées également de tous les cotes. A l’égard du Persil, à peine a-t-il quelques courtes folioles, fines comme des cheveux, & distribuées indifféremment, tant dans la grande ombelle que dans les petites, qui toutes sont claires & maigres.

Quand vous vous serez bien assurée de la CiguË en fleurs, vous vous confirmerez dans votre jugement en froissant légèrement & flairant son feuillage; car son odeur puante & vireuse ne vous la laissera pas confondre avec le Persil ni avec le Cerfeuil, qui tous deux ont des odeurs agréables. Bien sure enfin de ne pas faire de quiproquo, vous examinerez ensemble & séparément ces trois plantes dans tous leurs etats & par toutes leurs parties, sur-tout par le feuillage qui les accompagne plus constamment que la fleur, & par cet examen compare & répète jusqu’à ce que vous ayez acquis la certitude du coup-d’oeil, vous parviendrez à distinguer & connoître imperturbablement la CiguË. L’étude nous mene ainsi jusqu’à la porte de la pratique, après quoi celle-ci fait la facilite du savoir

Prenez haleine, chere Cousine, car voilà une Lettre excédante; je n’ose même vous promettre plus de discrétion dans celle qui doit la suivre; mais après cela nous n’aurons devant nous qu’un chemin borde de fleurs. Vous en méritez une [567] couronne pour la douceur & la constance avec laquelle vous daignez me suivre à travers ces broussailles, sans vous rebuter de leurs épines.

LETTRE VI

Du 2 Mai 1773.

Quoiqu’il vous reste, chere Cousine, bien des choses, à désirer dans les notions de nos cinq premieres familles, & que je n’aye pas toujours su mettre ries descriptions à la portée de notre petite Botanophile, (amatrice de la Botanique), je crois néanmoins vous en avoir donne une idée suffisante, pour pouvoir, après quelques mois d’herborisation, vous familiariser avec l’idée générale du port de chaque famille: en sorte qu’a l’aspect d’une plante, vous puissiez conjecture à-peu-près si est appartient à quelqu’une des cinq familles & à laquelle; sauf à vérifier ensuite par l’analyse de la fructification si vous vous êtes trompée ou non dans votre conjecture. Les ombellifères, par exemple, vous ont jette dans quelque embarras, mais dont vous pouvez sortir quand il vous plaira, au moyen des indications que j’ai jointes aux descriptions: car enfin les Carottes; les Panais, sont choses si. communes, que rien n’est plus aile dans le milieu de l’été que de se faire montrer l’une ou l’autre en fleurs dans potage. Or au simple aspect de l’ombelle & de la plante qui: la porte, on doit prendre une idée si nette des ombellifères, [568] qu’a la rencontre d’une plante de cette famille on s’y trompera rarement au premier coup-d’oeil. Voilà tout ce que j’ai prétendu jusqu’ici; car il ne sera pas question si-tôt des genres & des espèces; & encore une fois, ce n’est pas une nomenclature de perroquet qu’il s’agit d’acquérir, mais une science réelle, & l’une des sciences les plus aimables qu’il soit possible de cultiver. Je passe donc à notre sixieme famille avant de prendre une route plus méthodique. Elle pourra vous embarrasser d’abord autant & plus que les ombellifères. Mais mon but n’est, quant-à-présent, que de vous en donner une notion générale, d’autant plus que nous avons bien du tems encore avant celui de la pleine floraison, & que ce tems bien employé pourra vous applanir des difficultés contre lesquelles il ne faut pas lutter encore.

Prenez une de ces petites fleurs qui, dans cette saison, tapissent les pâturages & qu’on appelle ici pâquerettes, petites Marguerites, ou Marguerites tout court. Regardez-la bien; car à son aspect, je suis sur de vous surprendre en vous disant que cette fleur si petite & si mignone est réellement composée du deux ou trois cents autres fleurs toutes parfaites; c’est-à-dire, ayant chacune sa corolle, son germe, son pistil, ses étamines, sa graine, en un mot aussi parfaite en son espece qu’une fleur de Jacinthe ou de Lis. Chacune de ces folioles blanches en-dessus, rose en-dessous, qui forment comme une couronne autour de la Marguerite, & qui ne vous paroissent tout au plus qu’autant de petits pétales, sont réellement autant de véritables fleurs; & chacun de ces petits brins jaunes que vous voyez dans le centre & que d’abord vous n’avez [569] peut-être pris que pour des étamines, sont encore autant de véritables fleurs. Si vous aviez déjà les doigts exerces aux dissections botaniques, que vous vous armassiez d’une bonne loupe & de beaucoup de patience, je pourrois vous convaincre de cette vérité par vos propres yeux; mais pour le présent il faut commencer, s’il vous plaît, par m’en croire sur ma parole, de peur de fatiguer votre attention sur des atomes. Cependant, pour vous mettre au moins sur la voie, arrachez une des folioles blanches de la couronne; vous croirez d’abord cette foliole plate d’un bout à l’autre; mais regardez-la bien par le bout qui etoit attache à la fleur, vous verrez que ce bout n’est pas plat, mais rond & creux en forme de tube, & que de ce tube sort un petit filet à deux cornes; ce filet est le style fourchu de cette fleur, qui comme vous voyez n’est plate que par le haut.

Regardez maintenant les brins jaunes qui sont au milieu de la fleur & que je vous ai dit être autant de fleurs eux-mêmes; si la fleur est assez avancée vous en verrez plusieurs tout autour, lesquels sont ouverts dans le milieu & même découpes en plusieurs parties. Ce sont des corolles monopétales qui s’épanouisent, & dans lesquelles la loupe vous seroit aisément distinguer le pistil & même les anthères dont il est entoure. Ordinairement les fleurons jaunes qu’on voit au centre sont encore arrondis & non perces. Ce sont des fleurs comme les autres, mais qui ne sont pas encore épanouies; car elles ne s’épanouissent que successivement en avançant des bords vers le centre. En voilà assez pour vous montrer à l’œil la possibilité que tous ces brins tant blancs que [570] jaunes soient réellement autant de fleurs parfaites, & c’est un fait très-constant. Vous voyez néanmoins que toutes ces petites fleurs sont pressées & renfermées dans un calice qui leur est commun, & qui est celui de la Marguerite. En considérant toute la Marguerite comme une seule fleur, ce sera donc lui donner un nom très-convenable, que de l’appeller une fleurir composée. Or il y a un grand nombre d’especes & de genres de fleurs formées comme la Marguerite d’un assemblage d’autres fleurs plus petites, contenues dans un calice commun. Voilà ce qui constitue la sixieme famille dont j’avois à vous parler, savoir celle des fleurs composées.

Commençons par ôter ici l’équivoque du mot de fleur, en restreignant ce nom dans la présente famille à la fleur composée, & donnant celui de fleurons aux petites fleurs qui la composent; mais n’oublions pas que dans la précision du mot ces fleurons eux-mêmes sont autant de véritables fleurs.

Vous avez vu dans la Marguerite deux sortes de fleurons, s’avoir, ceux de couleur jaune qui remplissent le milieu de la fleur, & les petites languettes blanches qui les entourent. Les premiers sont dans leur petitesse assez semblables de figure aux fleurs du Muguet ou de la Jacinthe, & les seconds ont quelque rapport aux fleurs du Chevre-feuille. Nous laisserons aux premiers le nom de fleurons & pour distinguer les autres nous les appellerons demi-fleurons: car en effet ils ont assez l’air de fleurs monopétales qu’on auroit rognées par un cote en n’y laissant qu’une languette qui feroit à peine la moitie de la corolle.

Ces deux sortes de se combinent dans les fleurs [571] composées de maniere à diviser toute la famille en trois sections bien distinctes.

La premiere section est formée de celles qui ne sont composées que de languettes ou demi-fleurons tant au milieu qu’à la circonférence; on les. appelle fleurs demi-fleuronnées, & la fleur entiere dans cette section est toujours d’une seule couleur, le plus souvent jaune. Telle est la fleur appelée Dent-de-lion ou Pissenlit; telles sont les fleurs de Laitues, de Chicorée (celle-ci est bleue), de Scorsonere, de Salsifis, &c.

La seconde section comprend les fleurs fleuronnées, c’es-à-dire, qui ne sont composées que de fleurons, tous pour, l’ordinaire aussi d’une seule couleur. Telles sont les fleurs d’Immortelles, de Bardane, d’Absynthe, d’Armoise, de Chardon, d’Artichaut, qui est un Chardon lui-même dont on mange le calice & le réceptacle encore cri bouton, avant que la fleur soit éclose & même formée. Cette bourre qu’on ôte du milieu de l’Artichaut n’est autre chose que l’assemblage des fleurons qui commencent à se former & qui sont sépares les uns des autres par de longs poils implantes sur le réceptacle.

La troisieme section est celle des fleurs qui rassemblent les deux sortes de fleurons. Cela se fait toujours de maniere que les fleurons entiers occupent le centre de la fleur, & les demi-fleurons forment le contour ou la circonférence, comme vous avez vu dans la Pâquerette. Les fleurs de cette section s’appellent radiées, les Botanistes ayant donne le nom de rayon au contour d’une fleur composée, quand il est forme de languettes ou demi-fleurons. A l’égard de l’aire ou du centre de la fleur occupe par les fleurons, on l’appelle le disque, & on [572] donne aussi quelquefois ce même nom de disque à la surface du réceptacle ou sont plantes tous les fleurons & demi-fleurons. Dans les fleurs radiées, le disque est souvent d’une couleur & le rayon d’une autre; cependant il y a aussi des genres & des especes ou tous les deux sont de la même couleur.

Tachons à présent de bien détermine dans votre esprit l’idée d’une fleur composée. Le Treffle ordinaire fleurit en cette saison; sa fleur est pourpre: s’il vous en tomboit une sous la main, vous pourriez en voyant tant de petites fleurs rassemblées être tentée de prendre le tout pour une fleur compose. Vous vous tromperiez; en quoi? en ce que, pour constituer une fleur composée, il ne suffit pas d’une agrégation de plusieurs petites fleurs, mais qu’il faut de plus qu’une ou deux des parties de la fructification leur soient communes, de maniere que toutes aient part à la même, & qu’aucun n’ait la sienne séparément. Ces deux parties communes sont le calice & réceptacle. Il est vrai que la fleur de Treffle ou plutôt le groupe de fleurs qui n’en semblent qu’une paroit d’abord portée sur une espece de calice; mais écartez un peu ce prétendu calice, & vous verrez qu’il ne tient point à la fleur, mais qu’il est attache au-dessous d’elle au pédicule qui 1a porte. Ainsi ce calice apparent n’en est point un; il appartient au feuillage, & non pas à la fleur; & cette prétendue fleur n’est en effet qu’un assemblage de fleurs légumineuses fort petites, dont chacune à son calice particulier, & qui n’ont absolument rien de commun entre elles que leur attache au même pédicule. L’usage est pourtant de prendre tout cela pour une seule fleur; mais c’est une fausse idée, ou si l’on veut absolument regarder [573] comme une fleur, un bouquet de cette espece, il ne faut pas du moins l’appeller une fleur composée, mais une fleur agrégée ou une tête (flos aggregatus, flos capitatus, capitulum. Et ces dénominations sont en effet quelquefois emploies en ce sens par les Botanistes.

Voilà, chere Cousine, la notion la plus simple & la plus naturelle que je puisse vous donner de la famille, ou plutôt de la nombreuse classe des composées, & des trois sections ou familles dans lesquelles elles se subdivisent. Il faut maintenant vous parler de la structure des fructifications particulieres à cette claire, & cela nous mènera peut-être à en déterminer le caractere avec plus de précision.

La partie la plus essentielle d’une fleur composée est le réceptacle sur lequel sont plantes, d’abord les fleurons & demi-fleurons, & ensuite les graines qui leur succèdent. Ce réceptacle qui forme un disque d’une certaine étendue fait le centre du calice, comme vous pouvez voir dans le Pissenlit que nous prendrons ici pour exemple. Le calice dans toute cette famille est ordinairement découpe jusqu’à la base en plusieurs pieces, afin qu’il puisse se fermer, se rouvrir & se renverser, comme il arrive dans le progrès de la fructification, sans y causer de déchirure. Le calice du Pissenlit est forme de deux rangs de folioles infères l’un dans l’autre, & les folioles du rang extérieur qui soutient l’autre se recourbent & replient en-bas vers le pédicule, tandis que les folioles du rang intérieur restent droites pour entourer & contenir les demi-fleurons qui composent la fleur.

Une forme encore des plus communes aux calices de cette [574] classe est d’être imbriques, c’es-à-dire, formes de plusieurs rangs de folioles en recouvrement, les unes sur les joints des autres, comme les tuiles d’un toit. L’Artichaut, le Bluet, la Jacée, la Scorsonere vous offrent des exemples de calices imbriques.

Les fleurons & demi-fleurons enfermes dans le calice sont plantes sort dru sur son disque ou réceptacle en quinconce ou comme les cases d’un Damier. Quelquefois ils s’entre-touchent à nud sans rien d’intermédiaire, quelquefois ils sont sépares par des cloisons de poils ou de petites écailles qui retient attachées au réceptacle quand les gaines sont tombées. Vous voilà sur la voie d’observer les différences de calices & de réceptacles; parlons à présent de la structure des fleurons & demi-fleurons en commençant par les premiers.

Un fleuron est une fleur monopétale, régulière pour l’ordinaire, dont la corolle se fend dans le haut en quatre ou cinq parties. Dans cette corolle sont attaches à son tube les filets des étamines au nombre de cinq: ces cinq filets se réunissent par le haut en un petit tube rond qui entoure le pistil, & ce tube n’est autre chose que les cinq anthères ou étamines réunies circulairement en un seul corps. Cette réunion des étamines forme aux Botanistes le caractere essentiel des fleurs composées, & n’appartient qu’à leurs fleurons exclusivement à toutes sortes de fleurs. Ainsi vous aurez beau trouver plusieurs fleurs portées sur un même disque, comme dans les Scabieuses & le Chardon-à-foulon; si les anthères ne se réunissent pas en un tube autour du pistil, & si la corolle ne porte pas sur une seule gaine nue, ces fleures ne sont pas [575] des fleurons & ne forment pas une fleur, composée. Au contraire quand vous trouveriez dans une fleur unique les anthères ainsi réunies en un seul corps, & la corolle supere posée sur une seule graine, cette fleur, quoique seule, seroit un vrai fleuron, & appartiendroit à la famille des composées, dont il vaut mieux tirer ainsi le caractere d’une structure précise, que d’une apparence trompeuse.

Le pistil porte un style plus long d’ordinaire que le fleuron au-dessus duquel on le voit s’élever à travers le tube forme par les anthères. Il se termine le plus souvent dans le haut par un stigmate fourchu dont on voit aisément les deux petites cornes. Par son pied le pistil ne porte pas immédiatement sur le réceptacle non plus que le fleuron, mais l’un & l’autre y tiennent par le germe qui leur sert de base, lequel croit & s’alonge à mesure que le fleuron se dessèche, & devient enfin une graine longuette qui reste attachée au réceptacle, jusqu’à ce qu’elle soit mure. Alors elle tombe si elle est nue, ou bien le vent l’emporte au loin si elle est couronnée d’une aigrette de plumes, & le réceptacle reste à découvert tout nud dans des genres, ou garni d’écailles ou de poils dans d’autres.

La structure des demi-fleurons est semblable à celle des fleurons; les étamines, le pistil, & la graine y sont arranges à-peu-près de même: seulement dans les fleurs radiées il y a plusieurs genres ou les demi-fleurons du contour sont sujets à avorter, soit parce qu’ils manquent d’étamines, soit parce que celles qu’ils ont sont stériles, & n’ont pas la force de féconder le germe; alors la fleur ne graine que par les fleurons du milieu.

[576] Dans toue la classe des composées, la graine est toujours sessile, c’es-à-dire, qu’elle porte immédiatement sur le réceptacle sans aucun pédicule intermédiaire. Mais il y a des graines dont le sommet est couronne par une aigrette quelquefois sessile, & quelquefois attachée à la graine par un pédicule. Vous comprenez que l’usage de cette aigrette est d’éparpiller au loin les semences en donnant plus de prise à l’air pour les emporter & semer à distance.

A ces descriptions informes & tronquées, je dois ajouter que les calices ont pour l’ordinaire la propriété de s’ouvrir quand la fleur s’épanouit, de se refermer quand les fleurons se sèment tombent afin de contenir la jeune graine, & l’empêcher du se répandre avant sa maturité, enfin de se rouvrir & de se renverser tout-à-fait pour offrir dans leur centre une aire plus large aux graines qui grossissent en mûrissant. Vous avez du souvent voir le Pissenlit dans cet etat, quand les enfans le cueillent pour souffler dans ses aigrettes qui forment un globe autour du calice renverse.

Pour bien connoître cette classe, il faut en suivre les fleurs des avant leur épanouissement jusqu’à la pleine maturité du fruit, & c’est dans cette succession qu’on voit des métamorphoses & un enchaînement de merveilles qui tiennent tout esprit sain qui les observe, dans une continuelle admiration, Une fleur commode pour ces observations est celle des Soleils qu’on rencontre fréquemment dans les vignes & dans les jardins. Le Soleil, comme vous voyez, est une radiée. La reine-Marguerite, qui dans l’automne fait l’ornement des parterres [577] terres en est une aussi. Les Chardons* [*Il faut prendre garde de n’y pas mêler le Chardons-à-foulon ou des bonnetiers qui n’est pas un vrai Chardon.] sont des fleuronnées; j’ai déjà dit que la Scorsonere & le Pissenlit sont des demi-fleuronnées. Toutes ces fleurs sont assez grosses pour pouvoir être disséquées & étudiées à l’œil nud sans le fatiguer beaucoup.

Je ne vous en dirai pas davantage aujourd’hui sur la famille ou classe des composées. Je tremble déjà d’avoir trop abuse de votre patience par des détails que j’aurois rendus plus clairs si j’avois su les rendre plus courts; mais il m’est impossible de sauver la difficulté qui naît de la petitesse des objets. Bonjour, chere Cousine.

LETTRE VII

Sur Les Arbres Fruitiers.

J’attendons de nouvelles, chere Cousine, sans impatience, parce que M..T. que j’avois vu depuis la réception de votre précédente Lettre m’avoit dit avoir laisse votre maman & toute votre famille en bonne santé. Je me réjouis d’en avoir la confirmation par vous-même, ainsi que des bonnes & fraîches nouvelles que vous me donnez de ma tante Gonceru. Son souvenir cet sa bénédiction ont épanoui de joie un coeur à qui depuis long-tems on ne suit plus gueres éprouver [578] de ces sortes de mouvemens. C’est par elle que je tiens encore à quelque chose de bien précieux sur la terre, & tant que je la conserverai, je continuerai, quoiqu’on fasse, à aimer la vie. Voici le tems de profiter de vos bontés ordinaires pour elle & pour moi; il me semble que ma petite offrande prend un prix réel en passant par vos mains. Si votre cher epoux vient bientôt à Paris, comme vous me le faites espérer, je le prierai de vouloir bien se charger de mon tribut annuel; mais s’il tarde un peu, je vous prie de me marquer à qui je dois le remettre, afin qu’il n’y ait point de retard & que vous n’en fassiez pas l’avance comme l’année derniere, ce que je fais que vous faites avec plaisir, mais à quoi je ne dois pas consentir sans nécessité.

Voici, chere Cousine, les noms plantes que vous m’avez envoyées en dernier lieu. J’ai ajoute un point d’interrogation à ceux dont je suis en doute, parce que vous n’avez pas eu soin d’y mettre des feuilles avec la fleur, & que le feuillage est souvent nécessaire pour déterminer l’espece à un aussi mince Botaniste que moi. En arrivant à Fourriere, vous trouverez la plupart des arbres fruitiers en fleurs, & je nie souviens que vous aviez désire quelques directions sur cet article. Je ne puis en ce moment vous tracer là-dessus que quelques mots très à la hâte, étant très-presse, & afin que vous ne perdiez pas encore une saison pour cet examen.

Il ne faut pas, chere amie, donner à la Botanique une importance qu’elle n’a pas; c’est une étude de pure curiosité & qui n’a d’autre utilité réelle que celle peur tirer un être pensant & sensible de l’observation de la nature, & des [579] merveilles de l’Univers. L’homme a dénature beaucoup de choses pour les mieux convertir à son usage; en cela il n’est point à blâmer; mais il n’en est pas moins vrai qu’il les a souvent défigurées, & que, quand dans les œuvres de ses mains, il croit étudier vraiment la nature, il se trompe. Cette erreur a lieu sur-tout dans la société civile, elle a lieu de même dans les jardins. Ces fleurs doubles qu’on admire dans les parterres, sont des monstres dépourvus de la faculté de produire leur semblable dont la nature a doue tous tes êtres organises. Les arbres fruitiers sont à-peu-près dans le même cas par la greffe; vous aurez beau planter des pépins de Poires & de Pommes des meilleures especes, il n’en naîtra jamais que des sauvageons. Ainsi pour connoître la Poire & 1a Pomme de nature, il faut les chercher non dans les potagers, mais dans les forets. La chair n’en est pas si grosse & si succulente, mais les semences en mûrissent mieux, en multiplient davantage, & les arbres en sont infiniment plus grands & plus vigoureux. Mais j’entame ici un article qui me meneroit trop loin: revenons à nos potagers.

Nos arbres fruitiers, quoique greffés, gardent dans leur fructification tous les caracteres botaniques qui les distinguent, & c’est par l’étude attentive de ces caracteres, aussi-bien que par les transformations de la greffe, qu’on s’assure qu’il n’y a, par exemple, qu’une seule espece de Poire sous mille noms divers, par lesquels la forme & la saveur de leurs fruits les a fait distinguer en autant de prétendues especes qui ne sont au fond que des variétés. Bien plus, la Poire & la Pomme ne sont que deux especes du même genre, & leur unique différence [580] bien caractéristique, est que le pédicule de la Pomme entre dans un enfoncement du fruit, & celui de la Poire tient à un prolongement du fruit un peu alonge. De même toutes les sortes de Cerises, Guignes, Griottes, Bigarreaux, ne sont que des variétés d’une même espece; toutes les Prunes ne sont qu’une espece de Prunes; le genre de la Prune contient trois especes principales, savoir la Prune proprement dite, la Cerise, & l’Abricot qui n’est aussi qu’une espece de Prune Ainsi quand le savant Linnaeus divisant le genre dans ses especes à dénomme la Prune Prune, la Prune Cerise, & la Prune Abricot, les ignorans se sont moques de lui; mais les observateurs ont admire la justesse de ses réductions, &c. Il faut courir, je me hâte.

Les arbres fruitiers entrent presque tous dans une famille nombreuse, dont le caractere est facile à saisir, en ce que les étamines, en grand nombre, au lieu d’être attachées au réceptacle sont attachées au calice, par les intervalles que laissent les pétales entre eux; toutes leurs fleurs sont polypétales & à cinq communément. Voici les principaux caracteres génériques.

Le genre de la Poire, qui comprend aussi la Pomme & le Coin. Calice monophylle à cinq pointes. Corolle à cinq pétales attaches au calice, une vingtaine d’étamines toutes attachées au calice. Germe ou ovaire infère; c’es-à-dire au-dessous de la corolle, cinq styles. Fruits charnus à cinq logettes, contenant des graines, &c.

Le genre de la Prune, qui comprend l’Abricot, la Cerise, & le Laurier-cerise. Calice, corolle & anthères à-peu-près [581] comme la Poire. Mais le germe est supere, c’es-à-dire, dans la corolle, & il n’y a qu’un style. Fruit plus aqueux que charnu contenant un noyau, &c.

Le genre de l’Amande, qui comprend aussi la Peche. Presque comme la Prune, si ce n’est que le germe est velu, & que le fruit, mou dans la Peche, sec dans l’Amande, contient un noyau dur, raboteux, parsemé de cavités, &c

Tout ceci n’est que bien grossièrement ébauche, mais c’en est assez pour vous amuser cette année. Bonjour, chere Cousine.

LETTRE VIII

Du 11 Avril 1773.

SUR LES HERBIERS.

Grace au ciel, chere Cousine, vous voilà rétablie. Mais ce n’est pas sans que votre silence & celui de M. G. que j’avois instamment prie de m’écrire un mot à son arrivée, ne m’ait cause bien des alarmes. Dans des inquiétudes de cette espece rien n’est plus cruel que le silence, parce qu’il fait tout porter au pis. Mais tout cela est déjà oublie & je ne sers plus que le plaisir de votre rétablissement. Le retour de la belle saison, la vie moins sédentaire de Fourriere, &: le plaisir de remplir avec succès la plus douce, ainsi que la plus respectable des fonctions, acheveront bientôt de l’affermir, & vous en sentirez moins tristement l’absence passagere de votre mari, au milieu [582] des chers gages de son attachement & des continuels qu’ils vous demandent.

La terre commence à verdir, les arbres à bourgeonner, les fleurs à s’épanouir; il y en a de je de passées; un moment de retard pour la Botanique, nous reculeront d’une année entiere: ainsi j’y passe sans autre préambule.

Je crains que nous ne l’ayons traitée jusqu’ici d’une maniere trop abstraite, en n’appliquant point nos idées sur des objets déterminés: c’est le défaut dans lequel je suis tombe, principalement à l’égard des ombellifères. Si j’avois commence par vous en mettre une sous les yeux, je vous aurois épargné une application très-fatigante sur un objet imaginaire, & à moi des descriptions difficiles, auxquelles un simple coup-d’oeil auroit supplée. Malheureusement, à la distance ou la loi de la nécessité me tient de vous, je ne suis pas à portée de vous montrer du doigt les objets; mais si chacun de notre cote nous en pouvons avoir sous les yeux de semblables, nous nous entendrons très-bien l’un l’autre en parlant de ce que nous voyons. Toute la difficulté est qu’il faut que l’indication vienne de vous; car vous envoyer d’ici des plantes seches, seroit ne rien faire. Pour rien reconnoître une plante, il faut commencer par la voir sur pied. Les Herbiers servent de mémoratifs pour celles qu’on a déjà connues; mais ils sont mal connoître celles qu’on n’a pas vues auparavant. C’est donc à vous de m’envoyer des plantes que vous voudrez connoître & que vous aurez cueilles sur pied; & c’est à moi de vous les nommer, de les classer, de les décrire; jusqu’à ce que par des idées comparatives, devenues familières à vos [583] yeux & à votre esprit, vous parveniez à classer, ranger & nommer vous-même celles que vous verrez pour la premiere fois; science qui seule distingue le vrai Botaniste de Herboriste ou Nomenclateur. Il s’agit donc ici d’apprendre à préparer, dessécher & conserver les plantes ou échantillons de plantes, de maniere à les rendre faciles à reconnoître & à déterminer. C’est, en un mot, un Herbier que je vous propose de commencer. Voici une grande occupation qui de loin se prépare pour notre petite amatrice: car quant-à-présent & pour quelque tems encore, il faudra que l’adresse de vos doigts supplée à la foiblesse des siens.

Il y a d’abord une provision à faire; savoir, cinq ou six mains de papier gris, & à-peu-près autant de papier blanc, de même grandeur, assez fort & bien colle, sans quoi les plantes se pourriroient dans le papier gris, ou du moins les fleurs y perdroient leur couleur, ce qui est une des parties qui les rendent reconnoissables, & par lesquelles un Herbier est agréable à voir. Il seroit encore à désirer que vous eussiez une presse de la grandeur de votre papier, ou du moins deux bouts de planches bien unies, de maniere qu’en plaçant vos feuilles entre deux, vous les y puissiez tenir pressées par les pierres ou autres corps pesans dont vous chargerez la planche supérieure. Ces préparatifs faits, voici ce qu’il faut observer pour préparer vos plantes de maniere à les conserver & les reconnoître.

Le moment a choisir pour cela est celui ou la plante est en pleine fleur, & ou même quelques fleurs commencent à tomber pour faire place au fruit qui commence à paroître. [584] C’est dans ce point ou toutes les parties de la fructification sont sensibles, qu’il faut tacher de prendre la plante pour la dessécher dans cet etat.

Les petites plantes se prennent toutes entières avec leurs racines qu’on a soin de bien nettoyer avec.une brosse, afin qu’il n’y reste point de terre. Si la terre est mouillée on la laisser sécher pour la brosser, ou bien on lave la racine; mais il faut avoir alors la plus grande attention de la bien essuyer, & dessécher avant de la mettre entre les papiers, sans quoi elle s’y pourriroit infailliblement & communiqueroit sa pourriture aux autres plantes voisines. Il ne faut cependant s’obstiner à conserves les racines qu’autant qu’elles ont quelques singularités remarquables; car dans le plus nombre, les racines ramifiées & fibreuses ont des formes si semblables que ce n’est pas la peine de les conserves. La nature qui a tant fait pour l’élégance & l’ornement dans la figure & la codeur des plantes en ce qui frappe les yeux, à destine les racines uniquement aux fonctions utiles, puisqu’étant cachées dans la terre, leur donner une structure agréable, eut été cacher la lumière sous le boisseau.

Les arbres & toutes les grandes plantes ne se prennent que par échantillon. Mais il faut que cet échantillon soit si bien choisi, qu’il contienne toutes les parties constitutives du genre & de l’espece, afin qu’il puisse suffire pour reconnoître & déterminer la plante qui sa fourni. Il ne suffit pas que toutes les parties de la fructification y soient sensibles, ce qui ne serviroit, qu’a distinguer le genre, i1 faut qu’on y voye bien le caractere de la foliation & de la ramification; c’es-à-dire, [585] la naissance & la forme des feuilles & des branches, & même autant qu’il se peut, quelque portion de la tige; car, comme vous verrez dans la suite, tout cela sert à distinguer les especes différentes des mêmes genres qui sont parfaitement semblables par la fleur & le fruit. Si les branches sont trop épaisses, on les amincit avec un couteau ou canif, en diminuant adroitement par-dessous de leur épaisseur autant que cela se peut sans couper & mutiler les feuilles. II y a des Botanistes qui ont la patience de fendre l’écorce de la banche & d’en tirer adroitement le bois, de façon que l’écorce rejointe paroit vous montrer encore la branche entiere, quoique le bois n’y sois plus. Au moyen de quoi l’on n’a point entre les papiers des épaisseurs & bosses trop considérables, qui gâtent, défigurent l’Herbier, & sont prendre une mauvaise forme aux plantes..Dans les plantes ou les. fleurs & les feuilles ne viennent pas en même tems, ou naissent trop loin les unes des autres, on prend une petite branche à fleurs & une petite branche à feuilles, & les plaçant.ensemble dans le même papier, on offre ainsi à l’œil les diverses parties de la même plante, suffisantes pour la faire reconnoître. Quant aux plantes ou l’on ne trouve que des feuilles, & dont la fleur n’est pas encore venue ou est déjà passée, il les faut laisser, & attendre, pour les reconnoître, qu’elles montrent leur visage, Une plante n’est pas plus surement reconnoissable à son feuillage, qu’un homme à son habit.

Tel est le choix qu’il faut mettre dans ce qu’on cueille: il en faut mettre aussi dans le moment qu’on prend pour cela. Les plantes cueillies le matin à la rosée, ou le soir à l’humidité, [586] ou le jour durant la pluie, ne se conservent point. Il faut absolument choisir un tems sec, & même dans ce tems-là, le moment le plus sec & le plus chaud de la journée, qui est en été entre onze heures du matin & cinq au six heures du soir. Encore alors, si l’on y trouve la moindre humidité, faut-il les laisser; car infailliblement elles ne se conserveront pas.

Quand vous avez cueilli vos échantillons, vous les apportez au logis toujours bien au sec pour les placer & arranger dans vos papiers. Pour cela vous faites votre premier lit de deux feuilles au moins de papier gris, sur lesquelles vous placez une feuille de papier blanc, & sur cette feuille, vous arrangez votre plante, prenant grand soin que toutes ses parties, sur-tout les feuilles & les fleurs soient bien ouvertes, & bien étendues dans leur situation naturelle. La plante un peu flétrie, mais sans l’être trop, se prête mieux pour l’ordinaire à l’arrangement qu’on lui donne sur le papier avec le police & les doigts. Mais il y en a de rebelles qui se grippent d’un cote, pendant qu’on les arrange de l’autre. Pour prévenir cet inconvénient, j’ai des plombs, de gros sous, des liards, avec lesquels j’assujettis les parties que je viens d’arranger, tandis que j’arrange les autres ce façon que quand j’ai fini ma plante se trouve presque toute couverte de ces pieces, qui la tiennent en etat. Après cela on pose une seconde feuille blanche sur la premiere, & on la presse avec la main afin de tenir la plante assujettie dans la situation qu’on lui a donnée, avançant ainsi la main gauche qui presse à mesure qu’on retire avec la droite les plombs & les gros [587] sous qui sont entre les papiers; on met ensuite deux autres feuilles de papier gris sur la seconde feuille blanche, sans cesser un seul moment de tenir la plante assujettie de peur qu’elle ne perde la situation qu’on lui a donnée; sur ce papier gris on met une autre feuille blanche, sur cette feuille une plante qu’on arrange & recouvre comme ci-devant; jusqu’à ce qu’on ait place toute la moisson qu’on a apportée, & qui ne doit pas être nombreuse pour chaque fois; tant pour éviter la longueur du travail, que de peur que durant la dessiccation des plantes, le papier ne contracte quelque humidité par leur grand nombre; ce qui gâteroit infailliblement vos plantes, si vous ne vous hâtiez de les changer de papier avec les mêmes attentions; & c’est même ce qu’il faut faire de tems en tems, jusqu’à ce qu’elles aient bien pris leur pli, & qu’elles soient toutes assez seches.

Votre pile de plantes & de papiers ainsi arrangée, doit être mise en presse, sans quoi les plantes se gripperoient; il y en a qui veulent être plus presses, d’autres moins; l’expérience vous apprendra cela, ainsi qu’a les changer de papier à propos, & aussi souvent qu’il faut, sans vous donner un travail inutile. Enfin quand vos plantes seront bien seches, vous les mettrez bien proprement chacune dans une feuille de papier, les unes sur les autres, sans avoir besoin de papiers intermédiaires, & vous aurez ainsi un Herbier commence, qui s’augmentera sans cesse avec vos connoissances, & contiendra enfin l’histoire de toute la végétation du pays: au reste, il faut toujours tenir un Herbier bien serre, & un peu en presse; sans quoi les plantes, quelque seches qu’elles fussent, [588] attireroient. l’humidité de l’air, & se gripperoient encore.

Voici maintenant l’usage de tout ce travail pour parvenir à la connoissance particuliere des plantes, & à nous bien entendre lorsque nous en parlons.

Il faut cueillir deux échantillons de chaque plante; l’un plus grand pour le garder, l’autre plus petit pour me l’envoyer. Vous les numéroterez avec soin, de façon que le grand le petit échantillons de chaque espece aient toujours le même numéro. Quand vous aurez une douzaine ou deux d’especes ainsi desséchées, vous me les enverrez dans un petit cahier par quelque occasion. Je vous enverrai le nom & la description des. mêmes plantes; par le moyen des numéros, vous les reconnoitrez dans votre Herbier, & de-la sur la terre, ou je suppose que vous aurez commence de les bien examiner. Voilà un moyen sur de faire des progrès aussi surs & aussi rapides qu’il est possible loin de votre guide.

N. B. J’ai oublie de vous dire que le mêmes papiers peuvent servir plusieurs fois, pourvu qu’on ait soin de les bien aérer & dessécher auparavant, Je dois ajouter aussi que l’Herbier doit être tenu dans le lieu le plus sec de la maison, & plutôt au premier qu’au rez-de-chaussée.

[Tableau-7-6]

FIN.


JEAN JACQUES ROUSSEAU

DEUX LETTRES A M. DE M***.
Sur la formation des Herbiers

[1771, décembre; 1782 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 589-598. Melanges II.]

[589]

DEUX LETTRES
A M. DE M***.

Sur la formation des Herbiers.

PREMIERE LETTRE.
Sur le format des Herbiers
& sur la Synonymie

Si j’ai tarde si long-tems, Monsieur, q répondre en détail à la Lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire le 3 Janvier, c’a été d’abord dans l’idée du voyage dont vous n’aviez prévenu, & auquel je n’ai appris que dans la suite que vous aviez renonce; & ensuite par mon travail journalier qui m’est venu tout d’un coup en si grande abondance, que pour ne rebuter personne j’ai été force de m’y livrer tout entier, ce qui a fait à 1a Botanique une diversion de plusieurs mois. Mais enfin voilà la saison revenue, & je me préparé à recommencer rues courses champêtres, devenues par une longue habitude nécessaires à mon humeur & à ma santé.

En parcourant ce qui me restoit en plantes seches, je n’ai gueres trouve, hors de mon Herbier auquel je ne veux pas toucher, que quelques doubles de ce crue vous avez déjà reçu, & cela ne valant pas la peine d’être rassemble pour un premier envoi, je trouverois convenable de faire durant [590] cet été de bonnes fournitures; de les préparer, coller & ranger durant l’hiver, après quoi je pourrai continuer de même d’année en année jusqu’à ce que j’eusse épuise tout ce que je pourrois fournir. Si cet arrangement vous convient, Monsieur, je m’y conformerai avec exactitude, & des-à-présent je commencerai mes collections. Je desirerois seulement savoir quelle forme vous préférez. Mon idée seroit de faire le fond de chaque Herbier sur du papier à lettre, tel que celui-ci; c’est ainsi que j’en ai commence un pour mon usage, & je sens chaque jour mieux que la commodité de ce format compense amplement l’avantage qu’ont de plus les grands Herbiers. Le papier sur lequel sont les plantes que je vous ai envoyées vaudroit encore mieux, mais je ne puis retrouver du même, & l’impôt sur les papiers à tellement dénature leur fabrication, que je n’en puis plus trouver pour noter qui ne perce pas. J’ai le projet aussi d’une forme de petits herbiers à mettre dans la poche pour les plantes en miniature qui ne sont pas les moins curieuses, & je n’y ferois entrer néanmoins que des plantes qui pourvoient y tenir entières, racines & tout; entre autres, la plupart des Mousses, les Glaux, Peplis, Montia, Sagina, Passe-pierre, &c. Il me semble que ces Herbiers minons pourroient devenir charmans & précieux en même tems. Enfin il y a des plantes: d’une certaine grandeur qui ne peuvent conserver leur port dans un petit espace, & des échantillons si parfaits que ce seroit dommage de les mutiler. Je destine à ces belles plantes du papier grand & sort, & j’en ai déjà quelques-unes qui font un fort bel effet dans cette forme.

[591] Il y a long-tems que j’éprouve les difficultés de la nomenclature, & j’ai souvent été tente d’abandonner tout-à-fait cette partie. Mais il faudroit en même tems renoncer aux livres & profiter des observations d’autrui, & il me semble qu’un des plus grands charmes de la Botanique est, après celui de voir par soi-même, celui de vérifier ce qu’ont vu les autres; donner sur le témoignage de mes propres yeux mon assentiment aux observations fines & justes d’un auteur, me paroit une véritable jouissance; au lieu que quand je ne trouve pas ce qu’il dit, je suis toujours en inquiétude si ce il n’est point moi qui vois mal. D’ailleurs ne pouvant voir par moi-même que si peu de chose, il faut bien sur le reste me fier à ce que d’autres ont vu, & leurs différentes nomenclatures me forcent pour cela de percer de mon mieux le cahos de la synonymie. Il a falu, pour ne pas m’y perdre, tout rapporter à une nomenclature particuliere, & j’ai choisi celle de [Charles] Linnaeus, tant par la préférence que j’ai donnée son système, que parce que ses noms composes seulement de deux mots me délivrent des longues phrases des autres. Pour y rapporter sans peine celles de [Joseph] Tournefort, il me faut très-souvent recourir à l’auteur commun que tous deux citent assez constamment, savoir Gaspard Bauhin. C’est dans son Pinax que je cherche leur concordance. Car [Charles] Linnaeus me paroit faire une chose convenable & juste, quand [Joseph] Tournefort n’a fait que prendre la phrase de [Gaspard] Bauhin, de citer l’auteur original & non pas celui qui l’a transcrit, comme on fait très injustement en France. De forte que, quoique presque toute la nomenclature de [Joseph] Tournefort soit tirée mot à mot du [592] Pinax, on croiroit, à lire les Botanistes François, qu’il n’a jamais existe ni [Gaspard] Bauhin ni Pinax au monde, & pour comble ils sont encore un crime à [Charles] Linnaeus de n’avoir pas imite leur partialité. A l’égard des plantes dont [Joseph] Tournefort n’a pas tire les noms du Pinax, on en trouve aisément la concordance dans les auteurs François Linnaeistes, tels que [Francois] Sauvage, Gouan, [John] Gérard, [Jacques-Etienne] Guettard, & d’Alibard qui l’a presque toujours suivi.

J’ai fait cet hiver une seule herborisation dans le bois de Boulogne, & j’en ai rapporte quelques Mousses. Mais il ne faut pas s’attendre qu’on puisse compléter tous les genres, même par une espece unique. Il y en a de bien difficiles à mettre dans un Herbier, & il y en a de si rares qu’ils n’ont jamais passe & vraisemblablement ne passeront jamais sous mes yeux. Je crois que dans cette famille & celle des Algues, il faut se tenir aux genres dont on rencontre assez souvent des especes pour avoir le plaisir de s’y reconnoître, & négliger ceux dont la vue ne nous reprochera notre ignorance, ou dont la figure extraordinaire nous sera faire effort pour la vaincre. J’ai la vue fort courte, mes yeux deviennent mauvais, & je ne puis plus espérer de recueillir que ce qui présentera fortuitement dans les lieux à-peu-près ou je saurai qu’est ce que je cherche. A l’égard de la maniere de chercher, j’ai suivi M. de Jussieu dans sa derniere herborisation, & je la trouvai si tumultueuse, & si peu utile pour moi, que quand il en auroit encore fait j’aurois renonce à l’y suivre. J’ai accompagne son neveu l’année derniere, moi vingtieme, à Montmorenci, & j’en ai rapporte quelques jolies plantes, [593] entr’autres la Lysimachia Tenella, que je crois vous avoir envoyée. Mais j’ai trouve dans cette herborisation que les indications de [Joseph] Tournefort & de [Sebastien] Vaillant sont très-fautives, ou que depuis eux, bien des plantes ont change de sol. J’ai cherche entr’autres, & j’ai engage tout le monde à chercher avec soin, le Plantago Monanthos à la queue de l’Etang de Montmorenci & dans tous les endroits ou [Joseph] Tournefort & [Sebastien] Vaillant l’indiquent, & nous n’en avons pu trouver un seul pied; en revanche j’ai trouve plusieurs plantes de remarque & même tout pris de Paris, dans des lieux ou elles ne sont point indiquées. En général j’a toujours été malheureux en cherchant d’après les autres. Je trouve encore mieux mon compte à chercher de mon chef.

J’oubliois, Monsieur, de vous parler de vos livres. Je n’ai fait encore qu’y jetter les yeux, & comme ils ne sont pas de taille à porter dans la poche, & que je ne lis gueres l’été dans la chambre, je tarderai peut-être jusqu’à la fin de l’hiver prochain à vous rendre ceux dont vous n’aurez pas à faire avant ce tems-là. J’ai commence de lire l’Anthologie de [Guilio] Pontevera, & j’y trouve contre le système sexuel des objections qui me paroissent bien fortes, & dont je ne sais pas comment Linnaeus s’est tire. Je suis souvent tente d’écrire dans cet auteur & dans les autres les noms de [Charles] Linnaeus à cote des leurs pour me reconnoître. J’ai déjà même cède à cette tentation pour quelques-unes, n’imaginant à cela rien que d’avantageux pour l’exemplaire. Je sens pourtant que c’est une liberté que je n’aurois pas du prendre sans votre agrément, & je l’attendrai pour continuer.

[594] Je vous dois des remercîmens, Monsieur, pour l’emplacement que vous avez la bonté de m’offrir pour la dessication des plantes: mais quoique ce soit un avantage dont je sens bien la privation, la nécessité de les visiter souvent l’éloignement des lieux qui me seroit consumer beaucoup de tems en courses, m’empêchent de me prévaloir de cette offre.

La fantaisie m’a pris de faire une collection de fruits, & de graines de toute espece, qui devroient avec un Herbier faire la troisieme partie d’un cabinet d’Histoire naturelle. Quoique j’aye encore acquis très-peu. de chose, & que je ne puisse espérer de rien acquérir que très-lentement & par hazard, je sens déjà pour cet objet le défade place, mais le plaisir de parcourir & visiter incessamment ma petite collection peut seul me payer la peine de la faire, & si je la tenois loin de mes yeux, je cesserois d’en jouir. Si par hazard vos gardes & jardiniers trouvoient quelquefois sous leurs pas des Faînes de Hêtres, des fruits d’Aunes, d’Erables, de Bouleau, & généralement de tous les fruits secs des arbres des forets ou. d’autres, qu’ils en, ramassassent en passant quelques-uns dans leurs poches, & que vous voulussiez bien m’en faire parvenir quelques échantillons par occasion, j’aurois un double plaisir d’en orner ma collection naissante

Excepte l’histoire des Mousses par Dillenius, j’ai a moi les autres livres de Botanique dont vous m’envoyez la note. Mais quand je n’en aurois aucun, je me garderois assurément de consentir à vous priver, pour mon agrément, du moindre des amusemens qui sont à votre portée. Je vous prie, Monsieur, d’agréer mon respect.

[595]

SECONDE LETTRE.
Sur les mousses

A Paris le 19 Décembre 1771.

Voici, Monsieur, quelques échantillons de Mousses que j’ai rassemblées à la hâte, pour vous mettre à portée au moins de distinguer les principaux genres avant que la saison de les observer soit passée. C’est une étude à laquelle j’employai délicieusement l’hiver que j’ai passe à Wootton, ou je me trouvois environne de montagnes, de bois & de rochers tapisses de Capillaires & de Mousses les plus curieuses. Mais depuis lors j’ai si bien perdu cette famille de vue, que nia mémoire éteinte ne me fournit presque plus rien de ce que j’avois acquis en ce genre, & n’ayant point l’ouvrage de [Johan] Dillenius, guide indispensable dans ces recherches, je ne suis parvenu qu’avec beaucoup d’effort & souvent avec doute à déterminer les especes que je vous envoyé. Plus je m’opiniâtre à vaincre les difficultés par moi-même & sans le secours de personne, plus je me confirme dans l’opinion que la Botanique, telle qu’on la cultive, est une science qui ne s’acquiert que par tradition; on montre la plante, on la nomme; sa figure & son nom se gravent ensemble dans la mémoire. Il y a peu de peine à retenir ainsi la nomenclature d’un grand nombre de plantes, mais quand on se croit pour cela Botaniste, on se trompe, on n’est qu’Herboriste, & quand il s’agit de déterminer par [596] soi-même & sans guide les plantes qu’on n’a jamais vues; c’est alors qu’on se trouve arrête tout court, & qu’on est au bout de sa doctrine. Je suis reste plus ignorant encore en prenant la route contraire. Toujours seul & sans autre maître que la nature, j’ai mis des efforts incroyables à de très-foibles progrès. Je suis parvenu à pouvoir en bien travaillant, déterminer à-peu-près les genres; mais pour les especes, dont les différences sont souvent très-peu marquées par la nature, & plus mal énoncées par les auteurs, je n’ai pu parvenir à en distinguer avec certitude qu’un très-petit nombre, sur-tout dans la famille des Mousses, & sur-tout dans les genres difficiles, tels que les Hypnum, les Jungermannia, les Lichens. Je crois pourtant être sur de celles que je vous envoyé, à une ou deux près que j’ai désignées par un point interrogant, afin que vous puissiez vérifier dans Vaillant & dans [Johan] Dillenius, si je me suis trompe ou non. Quoi qu’il en soit, je crois qu’il faut commencer à connoître empyriquement un certain nombre d’especes pour parvenir à déterminer les autres, & je crois que celles que je vous envoyé peuvent suffire, en les étudiant bien, à vous, familiariser avec la famille, & à en distinguer au moins les genres au premier coup-d’oeil par le facies propre à chacun d’eux. Mais il y a. une autre difficulté; c’est que les Mousses ainsi disposées par brins n’ont point sur le papier le même coup-d’oeil qu’e1les ont sur la terre rassemblées par touffes ou gazons ferres. Ainsi l’on herborise inutilement dans un Herbier & sur-tout dans un Moussier, si l’on n’a commence par herboriser sur la terre. Ces sortes de recueils doivent servir seulement de mémoratifs, mais non pas d’instruction premiere. [597] Je doute cependant, Monsieur, que vous trouviez aisément le tems & la patience de vous appesantir à l’examen de chaque touffe d’herbe ou de Mousse que vous trouverez en votre chemin. Mais voici le moyen qu’il me semble que vous pourriez prendre pour analyser avec succès toutes les productions végétales de vos environs, sans vous ennuyer à des détails minutieux, insupportables pour les esprits accoutumes à généraliser les idées, & à regarder toujours les objets en grand. Il faudroit inspirer à quelqu’un de vos laquais, garde ou garçon jardinier, un peu de goût pour l’étude des plantes, & le mener à votre suite dans vos promenades, lui faire cueillir les plantes que vous ne connoîtriez pas, particulièrement les Mousses & les graminées, deux familles difficiles & nombreuses. Il faudroit qu’il tachât de les prendre dans l’etat de floraison ou leurs caracteres déterminans sont les plus marque. En prenant deux exemplaires de chacun, il en mettroit un à part pour me l’envoyer, sous le même numéro que le semblable qui vous resteroit, & sur lequel vous seriez mettre ensuite le nom de la plante, quand je vous l’aurois envoyé. Vous vous éviteriez ainsi le travail de cette détermination, & ce travail ne seroit qu’un plaisir pour moi qui en ai l’habitude, & qui m’y livre avec passion. Il me semble, Monsieur, que, de cette maniere vous auriez fait en peu de tems le relève des productions végétales de vos terres & des environs, & que vous livrant sans fatigue au plaisir d’observer, vous pourriez encore, au moyen d’une nomenclature assurée, avoir celui de comparer vos observations avec celles des auteurs. Je ne me fais pourtant pas fort de tout déterminer. Mais la longue [598] habitude de fureter des campagnes m’a rendu familières la plupart des plantes indigenes. Il n’y a que les jardins & productions exotiques ou je me trouve en pays perdu. Enfin ce que je n’aurai pu déterminer sera pour vous, Monsieur, un objet de recherche & de curiosité qui rendra vos amusemens plus piquans. Si cet arrangement vous plaît, je suis à vos ordres, & vous pouvez être sur de me procurer un amusement très-intéressant pour moi.

J’attends la note que vous m’avez promise pour travailler la remplir autant qu’il dépendra de moi. L’occupation de travailler à des Herbiers remplira très-agréablement mes beaux jours d’été. Cependant je ne prévois pas d’être jamais bien riche en plantes étrangères, &, selon moi, le plus grand agrément de la Botanique est de pouvoir étudier & connoître la nature autour de soi plutôt qu’aux Indes. J’ai été pourtant assez heureux pour pouvoir inférer dans le petit recueil que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, quelques plantes curieuses, & entr’autres le vrai papier, qui jusqu’ici n’etoit point connu en France, pas même de M. de Jussieu. Il est vrai que je n’ai pu vous envoyer qu’un brin bien misérable, mais c’en est assez pour distinguer ce rare & précieux souchet. Voilà bien du bavardage, mais la Botanique m’entraîne, & j’ai le plaisir d’en parler avec vous: accordez-moi, Monsieur, un peu d’indulgence.

Je ne vous envoyé que de vieilles Mousses; j’en ai vainement cherche de nouvelles dans la campagne. Il n’y en aura gueres qu’au mois de Février, parce que l’automne a été trop sec. Encore faudra-t-il les chercher au loin. On n’en trouve gueres autour de Paris que les mêmes répétées.

FIN.


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