[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

PIERRE-ALEXANDRE DU PEYROU

COMMENTAIRE JOINT
A LA LETTRE PRÉCÉDENTE

[12 novembre 1781/20 janvier 1782==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition, t. XV, pp. 569-611.]

[569]

COMMENTAIRE JOINT
A LA LETTRE PRÉCÉDENTE

Je ne sais, Madame, quand a paru le Supplément à l’Essai sur la musique que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer je n’en avois point entendu parler; & cela n’est pas fort étonnant, puisqu’on m’assure qu’à Paris même, où il a été publié, il n’a pas fait la moindre sensation. J’ai lu attentivement la lettre qui le précede, dans laquelle M. D. L. B. vous adresse la parole avec toute l’aménité d’un auteur critiqué, & toute la modération d’un délateur démenti. C’est donc sous ce double rapport qu’il faut apprécier le ton qu’il prend dans cette lettre, ses galanteries, ses assertions, & jusqu’à ses raisonnemens. Puisque vous le permettez, Madame, je vais joindre quelques réflexions sur cette originale lettre, aux pieces originales dont vous me demandez la communication.

La premiere vérité que m’apprend M. D. L. B. c’est qu’une certaine Brochure de quatre-vingt-quinze pages, intitulée: Errata de l’Essai sur la musique, n’a pas été trouvée bonne puisque personne ne lui a fait l’honneur d’en parler.

Assurément, Madame, votre brochure est détestable; cela est démontré. Cependant si vous avez négligé d’en faire hommage à MM. les Journalistes, cette circonstance affoiblit u peu la démonstration. Mais.....je me rappelle un fait qui prouve que je me trompe. Lorsque parut l’Eloge de lord Maréchal d’Ecosse, & que tous les Journaux s’empresserent à l’envi [570] à se faire les échos de toutes les gentillesses attribuées à J.J. Rousseau, M. Pierre Rousseau, le petit Rousseau si légèrement plaisanté par M. de Marignan, M. Rousseau de Toulouse, enfin le Rédacteur du Journal Encyclopédique ne resta pas en arriere; & Rousseau de Geneve traîné dans la fange porta M. d’Alembert aux nues. La scene change. Il paroît une justification de cet infâme J. J. Rousseau: justification sans réplique, puisque c’est lord Maréchal lui-même le héros de M. d’Alembert, qui donne à son panégyriste les démentis les plus formels, & les mieux conditionnés. La brochure est envoyée à tous les Journalistes & spécialement à l’honnête Rédacteur du Journal Encyclopédique. Tous ces échos de diffamation, si ardens à la promulguer, deviennent muets, quand il faut rendre gloire à la vérité. Est-ce parce qu’il n’y a qu’heur & malheur dans ce monde, ou bien parce qu’il faut vivre, être Journaliste, conserver son privilege? &c. &c. Voyez, Madame, il n’appartient pas à un étranger de décider cela. Mais revenons à M. D. L. B.

L’auteur, ajoute-t-il, m’injurie d chaque phrase de son libelle, par un amour effréné pour la réputation de Jean-Jaques.

Mais vraiment, Madame, c’est très-mal à vous, d’être attachée à la réputation de ce Jean-Jaques plutôt qu’à celle de M. D. L. B. Avez-vous donc oublié que,

Mieux valut goujat debout, qu’Empereur enterré?

Et puis, comment voulez-vous ne pas passer pour une bonne vieille avec des maximes surannées qui, dès que vos amis sont calomniés, vous sont un ridicule devoir de repousser la calomnie sur les auteurs? Apprenez qu’il est reçu parmi les gens [571] d’un certain ordre, que la réputation de votre ami Jean-Jaques à l’instant où il fermeroit les yeux, devoit être à la merci du dernier des Scribes; que l’auteur de l’Essai sur la musique a donc usé de son droit quand, pour habiller Jean-Jaques à sa façon, il l’a couvert de boue; que votre brochure de quatre-vingt-quinze pages, ne sauroit être qu’un libelle, puisque-vous avez eu la témérité de prouver à un auteur décoré des honneurs d’un quadruple in-quarto, qu’en tronquant les citations en confondant les dates, en déguisant ou en hasardant les faits, il a sciemment & volontairement déraisonné; le tout pour se donner la réputation d’un grand virtuoso, & réduire Jean-Jaques à celle d’un petit croque-notes, & mieux que cela, d’un infâme coquin.

Or après cette incartade de votre part, vous comprenez bien qu’aux yeux de M. D. B. vous ne sauriez avoir le sens commun; & qu’il faut de toute nécessité que vous ayez servi de modèle à l’héroïne du mauvais roman d’Héloïse. A cette horrible imputation rougissez, Madame, & passez condamnation. Pour moi, je tombe aux genoux de M. D. L. B. ah! M. D. L. B. c’est aussi pousser trop loin le ressentiment. Grace! Grace M. D. L. B.! S’il le faut pour vous appaiser, je conviendrai avec vous que la Nouvelle Héloïse ne peut être qu’un bien mauvais roman pour vous; & que le modele de son héroïne, doit vous paroître bien ridicule comparé à ceux que vous auriez pu fournir à Jean-Jaques, s’il avoir eu le bon sens de vous consulter.* [*M. Du Peyrou occupé d’objets plus essentiels, passe sans s’en appercevoir, sur un endroit assez piquant du texte qu’il commente; & je suis bien sûre qu’il trouvera bon, que pour l’amusement de mes lecteurs, je répare son inadvertance.

M. D. L. B. me dit poliment dans sa lettre à M. l’Abbé Roussier, page 2, «appaisez-vous, la bonne, calmez votre bile incendiée, toutes vos injures sur ma froide compilation empêcheront pas que votre ancien galant.» (J. J Rousseau) «& que l’antique Platon, grands hommes d’ailleurs, n’aient été de médiocres musiciens, & ne passent pour tels dans les siecles futurs» & il a grand soin de mettre ces mots, sur ma froide compilation en lettres italiques, comme si je les avois employés dans l’Errata, seul écrit que je lui aye adressé. Or comme il est impossible qu’on les y trouve, à moins que pour me préserver d’obstructions en donnant à ma bile incendiée une circulation plus facile, M. D. L. B. n’ait eu la sublime générosité de faire, à ses frais, une nouvelle édition de l’Errata, augmentée de ces mots froide compilation. Mais comme cela n’est gueres présumable, je conclus qu’ils ont été adressés à M. D. L. B. par je ne sais quelle personne; & que troublé par je ne sais quel sentiment, il me les attribue. La méprise est excellente, en ce que si elle ne prouve pas invinciblement que d’autres que moi aient eu le malheur de ne pas goûter l’Essai sur la Musique, elle engage fortement à le penser. Au reste, cela commence à le civiliser: M. D. L. B. regimbe, mais il se corrige. Dans son Essai, Jean-Jaques étoit traduit comme un vil plagiaire & un mauvais musicien; dans le Supplément, le voilà grand homme d’ailleurs, & comme musicien monté au rang des médiocres. Si M. D. L. B. écrit une troisieme fois, je ne désespére pas qu’il ne place enfin J. J. Rousseau où il doit l’être. Note de la douce & gentille Dame.]

[572] Mais du bon-sens, en avoit-il ce pauvre Jean-Jaques? Il faut bien avouer que non, puisque vous, Madame, vous-même, son amie lui en refusez: ainsi que M. D. L. B. vous le reproche dans cet accablant passage de sa conséquente lettre.

Mais ce qu’il y a de plus piquant pour vous, & dont vous devez être inconsolable, c’est qu’en tombant sans cesse sur la basse fondamentale, ce chef-d’oeuvre qui a immortalisé Rameau; ce chef-d’oeuvre reconnu pour tel par votre maître, puisque son Dictionnaire n’est fondé que sur cette base, vous [573] renversez tout-d’un-coup son brillant édifice, & vous lui faites en un moment plus de mal que je n’ai pu lui en faire puisque vous lui refusez le bon sens.* [*Grand merci M. D. L. B. vous m’apprenez des choses que j’aurois toujours ignorées sans vous. Oh! Oui; sans vous je n’aurois jamais su qu’on renversât tout-d’un-coup, & dans un moment un édifice sur lequel on tombe sans cesse; ni que les raisons que Rousseau donne d’avoir composé son Dictionnaire sur le systême de la basse-fondamentale, signifiassent qu’il la reconnût pour un chef-d’oeuvre. Note de l’aimable-anonyme]

Voilà, Madame, une accusation bien formelle, & d’autant plus grave que, suivant M. D. L. B., refuser comme vous faites sans vous en douter, le bon-sens à Jean-Jaques, est un outrage à sa mémoire bien plus cruel, plus déshonorant, & qui manifeste bien plus de méchanceté, que de s’en tenir simplement & de plein gré comme a fait M. D. L. B. à l’inculper d’ignorance, de mauvaise soi, d’envie, d’ingratitude, &c. &c. &c.

Sur ce principe, il n’est plus permis de douter que fier son bon-sens, & se croyant inattaquable, au moins de ce côté votre antagoniste n’ait conçu la plus haute opinion de lui-même. Respectons-la, Madame, & s’il nous réduit à la nécessité d’opter entre sa bonne-soi, & son bon-sens, pour lui faire notre Cour n’hésitons pas. En attendant, saisissons l’occasion qu’il nous fournit dans le passage cité de rendre un double hommage sa bonne-soi, & à son bon-sens, lorsqu’il avoue tout-à-fois & soin intention, & son impuissance de nuire à J.J. Rousseau.

En vérité, Madame, je suis effrayé de l’effet qui doit résulter contre vous de l’accusation que M. D. L. B. vous intente. [574] Comment! sans aucun ménagement il vous prouve que le Dictionnaire de votre maître n’est fondé que sur cette base, savoir, le chef-d’oeuvre qui a immortalisé Rameau; & il vous renvoie aux articles de ce même Dictionnaire systême, & basse-fondamentale, dans lesquels Rousseau dit positivement que ce Dictionnaire a été composé sur le systême de Rameau, que lui Rousseau, a suivi ce systême dans cet ouvrage, &c.

Ma foi, pour le coup, voilà de l’évidence; & vous êtes, Madame, terrassée à ne jamais vous relever, à moins que nous n’appellions à votre secours votre redoutable antagoniste lui-même; que je soupçonne n’être au fond pas à beaucoup près aussi méchant qu’il voudroit bien en affecter la mine. Accourez donc, ô généreux, L. B. mais accourez avec votre Essai sur la musique; voyons comment vous vous y preniez pour prouver à vos lecteurs que Rousseau étoit dévoré de jalousie contre Rameau. Cela est fort intéressant dans ce moment-ci......Ah! le voici. Vous en trouviez la preuve complete dans un certain paragraphe de la préface de son Dictionnaire, dont, même alors, vous aviez la discrétion de ne citer que les premieres lignes; & qu’aujourd’hui vous paroissez n’avoir jamais connu. Pour suppléer M. D. L. B. à ce défaut de votre......je n’ose dire quoi, permettez-moi de vous transcrire ici tout ce paragraphe.

«J’ai traité la partie harmonique dans le systême de la basse-fondamentale, quoique ce systême imparfait & défectueux, à tant d’égards, ne soit point, selon moi, celui de la nature & de la vérité, & qu’il en résulte un remplissage sourd & confus, plutôt qu’une bonne harmonie.» (Voilà une nouvelle [575] façon d’exalter les chefs-d’oeuvre. Il faut l’appliquer à l’Essai sur la musique.) «Mais c’est un systême enfin; c’est le premier, & c’étoit le seul, jusqu’à celui de M. Tartini, où l’on ait lié, par des principes, ces multitudes de regles isolées qui sembloient toutes arbitraires, & qui faisoient de l’art harmonique, une étude de mémoire, plutôt que de raisonnement. Le systême de M. Tartini quoique meilleur, à mon avis.» (Ah! Jean-Jaques, vous n’y pensez pas! Rien n’est plus parfait, ni par conséquent meilleur qu’un chef-d’oeuvre.) «n’étant pas encore aussi généralement connu, & n’ayant pas, du moins en France, la même autorité que celui de M. Rameau, n’a pas dû lui être substitué dans un livre destiné principalement pour la nation Françoise. Je me suis donc contenté d’exposer de mon mieux les principes de ce systême dans un article de mon Dictionnaire; & du reste, j’ai cru devoir cette déférence à la Nation pour laquelle j’écrivois, de préférer son sentiment au mien, sur le fond de la doctrine harmonique. Je n’ai pas dû cependant m’abstenir, dans l’occasion, des objections nécessaires à l’intelligence des articles que j’avois à traiter; c’eût été sacrifier l’utilité du livre au préjugé des lecteurs; c’eût été flatter sans instruire, & changer la déférence en lâcheté.»

Convenez, Madame, que voilà bien le langage d’un jaloux! Mais convenez aussi qu’il est bien heureux pour vous, & même pour Rousseau, qu’il ait tenu ce langage! Combien vous devez l’un & l’autre, de, reconnoissance à ce bon M. D. L. B. Sans cette basse jalousie dont il a fait l’heureuse découverte, vous restiez atteinte & convaincue d’avoir fait à votre maître [576] le plus sanglant des affronts, en lui refusant le bon-sens.

Mais me voici parvenu à un article de la lettre de M. D. L. B. qui me paroît vraiment embarrassant pour vous. C’est sa réponse aux défis que vous lui faites.

1°. De prouver que la notice qu’il a donnée de la vie de Rousseau, soit tirée d’un manuscrit de sa main, & signé par lui.* [*Ce n’est point là le défi que j’ai fait à M. D. L. B. parce que ce n’est point là l’assertion qu’il a avancée dans l’Essai sur la musique. Il y dit, tout ceci est tiré d’une vie de Rousseau que nous avons sous les yeux, faite par lui & écrite de sa main. Voilà ce que je l’ai défié, & ce que je le défie encore de prouver. Il dit dans sa lettre: J’affirme que ce manuscrit est entiérement de sa main & signé par lui. Ceci est autre chose. La premiere version de M. D. L. B. présente l’idée d’un ouvrage aussi complet que peut l’être la vie d’un homme écrite par lui-même; l’idée du récit fidele de tous les événemens auxquels il a eu part, de quelque maniere que ce soit; de l’exposé de sa conduite par rapport aux autres, & de la conduite des autres par rapport à lui; du détail de toutes les circonstances où il s’est trouvé, excepté celles qui ont accompagné ses derniers momens; enfin d’un ouvrage, tel que les Confessions de Jean-Jaques. Voilà ce que j’ai nié, & ce que je nie encore qu’ait M. D. L. B. Sa seconde version, à la dénomination de manuscrit près, qui y est assez mal-à-propos placée, n’annonce qu’une lettre, qui ne rend compte que de quelques particularités relatives à un court espace de la vie de son auteur; & je suis convenue dans l’Errata qu’il étoit possible que M. D. L. B. eût de Rousseau, quelque chose de ce genre. Ainsi M. D. L. B. quoi qu’il en dise, ne répond pas à mon premier défi; il l’élude. Note de l’Auteur-femelle.]

2°. De prouver ce qu’il a aussi avancé dans la même notice, que, tandis que Rousseau prêchoit la vertu, la paix, la charité, &c. il faisoit sourdement tous ses efforts auprès des Genevois pour qu’ils forçassent Voltaire à quitter sa maison des Délices, &c.

[577] Eh bien! Madame, qu’avez-vous à répondre à un homme qui se présente armé de preuves aussi fortes que celle qui suit?

J’affirme que ce manuscrit est entiérement de sa main & signé par lui. J’offre de le faire voir à quiconque en douteroit, même à l’aimable anonyme. Je serois enchanté que cela pût me procurer la douce satisfaction d’être visité par elle.

Le pauvre M. D. L. B.! il ne sait ce qu’il desire. Ou plutôt, il ne feint, Madame, de desirer votre visite, que parce qu’en dépit de la nature, l’usage du monde lui a appris qu’une anonyme de votre espece, ne se montre pas sans conséquence. Mais quand, voulant bien être connue, vous vous détermineriez à aller visiter M. D. L. B. ce qui, comme méchanceté à pure perte, seroit indigne de vous, je pourrois vous en épargner la peine. Car sans avoir jamais vu ni daigné faire voir ce manuscrit, je vais vous dire ce que c’est; & vous mettre à portée d’apprécier la valeur de la dénomination de manuscrit que M. D. L. B. lui donne, & celle de sa prétendue réponse à votre premier défi;* [*On vient de voir que tout cela étoit apprécié d’avance. Note de la bonne-vieille.] & je défie à mon tour M. D. L. B. de produire une autre Vie de Jean-Jaques, que celle dont l’histoire.

Dans sa plus tendre jeunesse, Rousseau se trouvant à Soleure avec un quidam, qui, se disant Archimandrite de Jérusalem, faisoit sa quête en Suisse, & auquel Jean-Jaques s’étant attaché servoit d’interprète, les deux voyageurs se présenterent à l’hôtel de M. le Marquis de Bonac, alors Ambassadeur en Suisse. L’Archimandrite fut interrogé, démasqué, & congédié. L’interpréte [578] à son tour interrogé par M. l’Ambassadeur, lui fit naivement le détail de ses petites aventures. Cette naïveté plut & intéressa. On ne voulut pas qu’il rejoignît son prêtre Grec; & en attendant qu’on vît ce qu’on pourroit faire de lui, on le retint à l’hôtel. Mais laissons parler Rousseau lui-même.

«M. de la Martiniere» (alors secrétaire d’Ambassade) «voulut voir de mon style, & me demanda par écrit le même détail que j’avois fait à M. l’Ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j’apprends avoir été conservée par M. de Marianne qui étoit attaché depuis long-tems au Marquis de Bonac, & qui depuis a succédé à M. de la Martiniere sous l’Ambassade de M. de Courteilles. J’ai prié M, de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l’avoir par lui, ou par d’autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions.»

Voilà donc cette lettre retrouvée, Madame: je ne puis vous dire comment de cascade en cascade elle est tombée entre les mains de M. D. L. B.* [*A titre de dépositaire de la confiance de J. J. Rousseau, M. Du Peyrou sait seulement que vous ne pouvez avoir que la lettre dont il parle. Moi qui vis moins loin de vous, je conçois comment vous pouvez l’avoir; mais je ne veux pas le dire.....M. D. L. B. regardez autour de vous; & convenez que Jean-Jaques mon maître savoit bien former ses écolieres à la modération. Note de la délicate-anonyme.] Mais vous voyez l’usage que l’auteur se proposoit d’en faire, s’il eût pu en recouvrer une copie. S’il vous paroît étrange que M. D. L. B. se montre plus scrupuleux que Jean-Jaques, & qu’au lieu de publier ce manuscrit, il se borne à n’en fournir que des extraits, souvenez-vous que M. D. L. B. ne manque pas de bon--sens. Cela posé, voudriez-vous [579] qu’après avoir affirmé à ses lecteurs dans son Essai sur la musique que, tout ce qu’il dit de Rousseau, est tiré d’une Vie de ce même Rousseau, faite par lui, & écrite de sa main, il allât bêtement leur prouver que cette VIE d’un homme parvenu à l’âge de soixante-six ans, est contenue dans une LETTRE, prophétique sans doute, écrite par ce même homme avant l’age de vingt ans? Cela ne seroit pas raisonnable. Il ne faut ainsi prendre les gens au mot; & quand au lieu de cette Vie de Rousseau, faite par Rousseau, écrite de la main de Rousseau, que vous avoit promise M. D. L. B. & que vous l’avez défié de produire, il vous offre la vue d’une lettre toute écrit de la main de Rousseau (lorsqu’il sortoit à peine de l’adolescence) & dès-là manuscrite, vous ne pouvez rien demander de plus satisfaisant.

C’est un terrible dialecticien que ce M. D. L. B.! Tout bouffi du bon-sens, & de la logique qu’il vient d’étaler dans ce qu’il appelle sa réponse à votre premier défi, le voilà maintenant qui passant au second, va vous administrer aussi, & de même, la preuve de sa seconde assertion. Or cette preuve est une lettre de Voltaire du 5 Janvier 1767 adressée.....dispensez-moi Madame, de vous dire à qui, car M. D. L. B. ne nomme pas ce correspondant. Mais qu’importe? Ce qui importe, c’est cette date du 5 Janvier 1767, qui démontre clairement que piece probante doit servir de suite aux différens écrits du GRANDE-HOMME sur le même sujet; notamment à la lettre du 24 Octobre 1766 à David Hume; à celle au Docteur Pansophe au Poème de la guerre de Geneve; aux sentimens des Citoyens, &c. &c. &c. Ceci bien entendu, vous sentirez, je [580] l’espere, combien M. D. L. B. vous ménage, puisqu’ayant tant de bonnes pièces dans son sac, il veut bien se borner à celle qu’il vous présente; & qu’il faut que je vous représente, quelque choquante qu’elle soit.

A Ferney ce 5 janvier 1767.

«Je vous fais juge, Monsieur, des procédés de Rousseau avec moi. Vous savez que ma mauvaise santé m’avoit conduit à Geneve auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors étoit ami de Rousseau. Je trouvai les environs de cette ville si agréables que j’achetai, d’un Magistrat, quatre-vingts-sept mille livres, une maison de campagne, à condition qu’on m’en rendroit trente-huit mille, lorsque je la quitterois. Rousseau dès-lors conçut le dessein de soulever le peuple de Geneve contre ses Magistrats, & il a eu enfin la funeste & dangereuse satisfaction de voir son projet accompli.

Il écrivit d’abord à M. Tronchin, qu’il ne remettroit jamais les pieds dans Genève, tant que j’y serois. M. Tronchin peut vous certifier cette vérité.

Voici sa seconde démarche:

Vous connoissez le goût de Madame Denis, ma niece, pour les spectacles. Elle en donnoit dans le château de Tournai, & dans celui de Ferney, qui sont sur la frontiere de France, & les Genevois y accouroient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentans, & quelques prédicans qu’on nomme Ministres.

[581] Voilà pourquoi, Monsieur, il prit le parti des Ministres, au sujet de la comédie, contre M. d’Alembert, quoiqu’ensuite il ait pris le parti de M. d’Alembert contre les Ministres, & qu’il ait fini par outrager également les uns & les autres.

Voilà pourquoi il voulut d’abord m’engager dans une petite guerre au sujet des spectacles. Voilà pourquoi en donnant une comédie & un opéra à Paris, il m’écrivit que je corrompois sa République en faisant représenter des tragédies dans mes maisons, par la niece du grand Corneille, que plusieurs Genevois avoient l’honneur de seconder.

Il ne s’en tint pas là, il suscita plusieurs citoyens ennemis de la Magistrature, il les engagea à rendre le Conseil de Geneve odieux, & à lui faire des reproches de ce qu’ils souffroient malgré la loi, un catholique domicilié sur leur territoire, tandis que tout Genevois peut acheter en France des terres seigneuriales, & même y posséder des emplois de finance.* [*Je ne conçois pas comment M. Du Peyrou a pu tenir aux mauvais raisonnemens dont cette lettre fourmille. Mais puisqu’il n’en a rien dit, il faut bien que je m’en taise. Note de la pauvre-imbécille.] Ainsi cet homme qui prêchoit à Paris la liberté de conscience, & qui avoit tant besoin de tolérance pour lui, vouloit établir dans Genève, l’intolérance la plus révoltante, & en même tems la plus ridicule.

M. Tronchin entendit lui-même un citoyen, qui est depuis long-tems le principal boute-feu de la République, dire qu’il falloit absolument exécuter ce que Rousseau vouloit, & me faire sortir de ma maison des Délices qui est [582] aux portes de Geneve. M. Tronchin qui est aussi honnête homme que bon médecin empêcha cette levée de bouclier, & ne m’en avertit que long-tems après. Je prévis alors les troubles qui s’exciteroient bientôt dans la petite république de Geneve. Je résiliai mon bail à vie des Délices; je reçus 38 mille liv., & j’en perdis 49, outre environ

30 mille que j’avois employées à bâtir dans cet enclos.

Ce sont là, Monsieur, les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue avec moi; M. Tronchin peut vous les certifier, & toute la Magistrature de Geneve en est instruite.

Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m’a chargé auprès de Monseigneur le Prince de Conti, & de Madame la Duchesse de Luxembourg, dont il avoit surpris la protection. Vous pouvez d’ailleurs vous informer dans Paris de quelle gratitude il a payé les services de tous ceux qui avoient protégé ses extravagantes bisarreries qu’on vouloit alors faire passer pour de l’éloquence. Le Ministere est aussi instruit de ses projets criminels que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous supplie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu’il m’a suscitées pendant quatre années, ont été le prix de l’offre que je lui avois faite de lui donner, en pur don, une maison de campagne nommée l’Hermitage, que vous avez vue entre Tournai & Ferney. Je vous renvoie pour tout le reste à la lettre que j’ai été obligé d’écrire à M. Hume, & qui étoit d’un style moins sérieux que celle-ci.

Que M. Dorat juge à présent s’il a eu raison de me confondre avec un homme tel que Rousseau & de regarder [583] comme une querelle de bouffon les offenses personnelles que M. Hume, M. d’Alembert & moi, avons été obligés de repousser; offenses qu’aucun homme d’honneur ne pouvoit passer sous silence.

M. d’Alembert & M. Hume qui sont au rang des premiers écrivains de France, & d’Angleterre, ne sont point des bouffons. Je ne crois pas l’être non plus, quoique je n’approche pas de ces deux hommes illustres.

Il est vrai, Monsieur, que malgré mon âge & mes maladies, je suis très-gai quand il ne s’agit que de sottises de littérature, de prose empoulée, de vers plats, ou de mauvaises critiques; mais on doit être très-sérieux sur les procédés, sur l’honneur, & sur les devoirs de la vie.»* [*C’est bien là le cas de s’écrier avec le zélé Capucin; ECCOLO IL VERO POLICINELLO! Note de la bonne-femme d’une ignorance crasse.]

Eh bien! Madame, qu’avez-vous à objecter à cela? Direz-vous que le grand-homme dans les convulsions de haine & de fureur auxquelles il étoit si su jet, a trop souvent compromis sa mémoire & sa bonne foi, pour être cité dans sa propre cause comme l’oracle de la vérité? Bon! Madame, ce ne sont là que des accès de gentillesse. Pour infirmer son témoigna alléguerez-vous ces fréquens, ces impudens désaveux de tout écrit sorti de sa plume qui pouvoit mettre en risque sa sécurité? Encore moins, Madame, ce sont là des actes de prudence. Opposerez-vous enfin le témoignage de Rousseau à celui de Voltaire? Je doute par de bonnes raisons que cela prenne avec M. D. L. B., mais essayons.

[584] 1°. A l’offre d’une maison de campagne nommée l’Hermitage que dans sa lettre à David Hume, Voltaire prétendoit avoir été faite de sa part à Rousseau en 1759 par M. Marc Chappuis, voici la réponse de Rousseau consignée dans une lettre aussi du 5 janvier 1767.

«Jamais ni en 1759, ni en aucun autre tems, M. Marc Chappuis ne m’a proposé de la part de M. de Voltaire d’habiter une petite maison appellée l’Hermitage. En 1755 M. de Voltaire me pressant de revenir dans ma patrie, m’invitoit d’aller boire du lait de ses vaches. Je lui répondis; sa lettre & la mienne furent publiques. Je ne me souviens pas d’avoir eu de sa part aucune autre invitation.»

Observez en passant, Madame, que ces deux lettres, dont parle ici Rousseau comme ayant été publiques, sont précisément celles que M. D. L. B. va bientôt vous mettre sous les yeux, & vous verrez dans quel but. En attendant continuons d’élever autel contre autel.

2°. Si d’un côté dans la lettre qu’on vous produit vous voyez Voltaire répéter, en d’autres termes, il est vrai, (car le grand-homme a plusieurs versions à ses ordres) mais toujours en italiques, ce qu’il avoit affirmé quelques semaines auparavant à David Hume, savoir que Rousseau ne ses offres qu’en lui écrivant:

MONSIEUR,

«Je ne vous aime point. Vous corrompez ma République, en donnant des spectacles dans votre château de Tournai, &c. &c..»

[585] Voyez d’un autre côté Rousseau qui affirme que cette dont parle Voltaire, n’étoit point une réponse; que lui Rousseau est très-sûr de n’y avoir point parlé du château de Tournai, ni employé ces ridicules mots, vous CORROMPEZ MA RÉPUBLIQUE. Il va même plus loin, il produit la copie de cette lettre dont se plaint Voltaire. Elle est du 17 juin 1760. Mais comme elle roule essentiellement sur l’impression furtive,

& faite sans son aveu, de celle qu’au 18 août 1756 il avoit adressée à Voltaire à l’occasion des deux Poemes sur la Religion naturelle, & sur le tremblement de terre de Lisbonne, vous me permettrez de ne vous en transcrire ici que le dernier article, seul relatif au fait en question. Permis à M. D. L. B. & Consorts de s’inscrire en faux contre cette copie, mais les défiant de produire un original différent.

«Je ne vous’aime point, Monsieur, vous m’avez fait tous les maux qui pouvoient m’être les plus sensibles, à moi, votre disciple, & votre enthousiaste. Vous avez perdu Geneve pour prix de l’asyle que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissemens que je vous ai prodigués parmi eux; c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c’est vous qui me serez mourir en terre étrangere, privé de toutes les consolations des mourans, & jette pour tout honneur dans une voirie; tandis que vivant, ou mort, tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, vous l’avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l’aviez voulu. De tous les sentimens dont mon coeur étoit pénétré [586] pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, & l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect que je leur dois, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur.»

Sous la copie de cette lettre Rousseau ajoute cette apostille.

«On remarquera que depuis près de sept ans que cette lettre est écrite, je n’en ai parlé, ni ne l’ai montrée à ame vivante. Il en a été de même des deux lettres que M. Hume me força l’été dernier de lui écrire, jusqu’à-ce qu’il en ait fait le vacarme que chacun fait. Le mal que j’ai à dire de mes ennemis, je le leur dis en secret à eux-mêmes; pour le bien, quand il y en a, je le dis en public, & de bon coeur.»

Avec de tels procédés, & de pareilles maximes, il n’est pas surprenant que Jean-Jaques soit un homme abominable, & ses détracteurs les plus honnêtes gens du monde:* [*Ni que M. D. L. B. dise que l’on peut tirer d’excellentes choses des écrits de Rousseau, quand on sait les dépouiller des poisons dangereux qui les enveloppent. Il paroîtroit plus naturel d’envelopper d’excellentes choses les poisons pour les faire passer. Mais Jean-Jaques ne fait rien comme les autres. M. D. L. B. a bien aussi ses petites singularités. Cette expression dépouiller de poisons n’offre-t-elle pas une plaisante image? Avec tout cela, il a grandement raison ce M. D. L. B. Jean-Jaques a par fois des opinions si fausses!.... Si dangereuses!.... Ne dit-il pas quelque part, que la femme d’un charbonnier, est plus respectable que la maître se d’un Prince? Il faut être bien entiché de l’Ostogomanie pour mettre au jour une pareille idée; & il n’est pas étonnant que tout ce qu’elle a de dangereux soit apperçu par un homme accoutumé à voir aussi bonne compagnie que M. D. L. B. Ne semble-t-il pas à entendre Jean-Jaques, qu’on ne doive faire cas que de la vertu. Si cette bisarrerie alloit prendre, où en seroient, grand Dieu! les gens qui sont le plus de bruit dans le monde? Mais il faut que M. D. L. B. qui, en écrivant sur la musique, a l’art de ridiculiser la morale, les garantira de ce danger. Note du Modèle de l’héroine du mauvais roman d’Héloïse.] mais poursuivons.

3°. A l’accusation portée contre Rousseau d’avoir excité les citoyens de Geneve contre la Magistrature, & notamment contre Voltaire, opposez, Madame, les lettres de Rousseau [587] à ces mêmes citoyens; & en attendant le recueil qui en va paroître, & qui prouvera combien il étoit coupable au premier chef, contentez vous pour faire voir à M. D. L. B. comment Rousseau s’y prenoit pour enflammer contre Voltaire, l’animosité des Genevois, de lui produire la lettre suivante, adressée à M. d’Ivernois, un des plus zélés représentans.

A Paris le 30 Décembre 1765.

«Je reçois, mon bon ami, votre lettre du 23. Je suis très-fâché que vous n’ayez pas été voir M. de Voltaire. Avez-vous pu penser que cette démarche me seroit de la peine? Que vous connoissez mal mon coeur! Eh! plût à Dieu qu’une heureuse réconciliation entre vous, opérée par les soins de cet homme illustre me faisant oublier tous ses torts me livrât sans mélange à mon admiration pour lui! Dans les tems où il m’a le plus cruellement traité j’ai toujours eu beaucoup moins d’aversion pour lui, que d’amour pour mon pays. Quel soit l’homme qui vous rendra la paix & la liberté; il me sera toujours cher & respectable. Si c’est Voltaire, il pourra du reste me faire tout le mal qu’il voudra, mes voeux constans jusqu’à [588] mon dernier soupir seront pour son bonheur & pour sa gloire.

Laissez menacer les Jongleurs; tel fiert qui ne tue pas. Votre sort est presque entre les mains de M. de Voltaire; s’il est pour vous les Jongleurs vous seront fort peu de mal. Je vous exhorte, après que vous l’aurez suffisamment fondé, à lui donner votre confiance. Il n’est pas croyable que pouvant être l’admiration de l’univers, il veuille en devenir l’horreur. Il sent trop bien l’avantage de sa position, pour ne pas la mettre à profit pour sa gloire. Je ne puis penser qu’il veuille en vous trahissant se couvrir d’infamie. En un mot, il est votre unique ressource, ne vous l’ôtez pas. S’il vous trahit, vous êtes perdus, je l’avoue; mais vous l’êtes également s’il ne se mêle pas de vous. Livrez-vous donc à lui rondement & franchement; gâgnez son coeur par cette confiance. Prêtez-vous à tout accommodement raisonnable. Assurez les loix & la liberté, mais sacrifiez l’amour-propre à la paix. Sur-tout aucune mention de moi, pour ne pas aigrir ceux qui me haïssent, & si M. de Voltaire vous sert comme il le doit, s’il entend sa gloire, comblez-le d’honneurs & consacrez à Apollon pacificateur PHOEBO PACATOTI la médaille que vous m’aviez destinée.»

Quel boute-feu que ce J. J. Rousseau!

4°. Quand Voltaire affirme que ce furent les menées de Jean-Jaques, qui le forcerent à quitter sa maison des Délices, répétez, Madame, à M. D. L. B. (car vous le lui avez déjà dit dans le P. S. de l’Errata) qu’il est de notoriété publique à Geneve, que le grand-homme étoit depuis long-tems possesseur & habitant de Tournai, & de Ferney, quand il résilia [589] son bail à vie des Délices, dont il avoit conservé la jouissance; qu’il est plus notoire encore, s’il est possible, que ce furent ses écrits religieux, & ses démarches politiques, qui lui valurent les désagrémens dont il se plaint, & qui le dégoûterent de son domicile aux Délices. Désagrémens dont l’effet fut puissamment renforcé par l’appât de recevoir trente-huit mille livres, contre l’abandon d’une jouissance qui n’étoit pour lui qu’un droit stérile, depuis l’acquisition de Ferney, & la préférence qu’il donnoit à cette nouvelle habitation.

5°. Si contre cette notoriété publique Voltaire, aussi judicieusement que légalement, invoque le témoignage de M. Tronchin, son ami actuel, autrefois celui de Rousseau, ne vous effrayez pas, Madame, M. Tronchin a trop d’esprit pour ne pas apprécier ce que peut valoir son témoignage dans le cas présent; & vous trop d’humanité, pour le blâmer de ce que dans ses relations avec Voltaire, il a cru, comme médecin & comme ami, devoir pousser si loin les égards pour un malade dont le tempérament lui étoit parfaitement connu; & qu’il eût été un barbare de ne pas ménager. Jugez-en vous-même, Madame. Rousseau ayant adressé à M. Tronchin sa belle lettre sur la Providence du 18 Août 1756, pour la remettre à Voltaire, ou pour la supprimer, comme il le jugeroit à propos, voici ce que lui répondit M. Tronchin. Cette lettre, comme bien d’autres, se trouve entre mes mains. Elle est du 1er. Septembre 1756.

«J’ai reçu, mon respectable ami, vos lettres avec l’empressement qui précede & qui suit. tout ce qui vient de vous, & avec le plaisir qui accompagne ce qui est bien. Je voudrois [590] pouvoir vous répondre du même effet sur notre ami, mais qui peut-on attendre d’un homme qui est presque toujours en contradiction avec lui-même, & dont le coeur a toujours été la dupe de l’esprit? Son état moral a été dès sa plus tendre enfance si peu naturel & si altéré, que son être actuel fait un tout artificiel qui ne ressemble à rien. De tous les hommes qui coexistent avec lui, celui qu’il connoît le moins, c’est lui-même; tous les rapports de lui aux autres hommes, & des autres hommes à lui sont dérangés; il a voulu plus de bonheur qu’il n’en pouvoit prétendre: l’excès de ses prétentions l’a conduit insensiblement à cet excès d’injustice que les loix ne condamnent pas, mais que la raison désapprouve. Il n’a pas enlevé le bled de son voisin, il n’a pas pris son boeuf ou sa vache, mais il a fait d’autres rapines pour se donner une réputation que l’homme sage méprise, parce qu’elle est toujours trop chere; peut-être n’a t-il pas été assez délicat sur le choix des moyens.» (J’en demande pardon à M. Du Peyrou, mais je n’ai pas pu m’empêcher de souligner cette phrase. Juste ciel, c’est M. Tronchin qui raisonne ainsi!) «Les louanges & les cajoleries de ses admirateurs ont achevé ce que ses prétentions immodérées avoient commencé, & croyant être le maître, il est devenu l’esclave de ses encenseurs, son bonheur a dépendu d’eux. Ce fondement trompeur y a laissé des vides immenses; il s’est accoutumé aux louanges, & à quoi ne s’accoutume-t-on pas? L’habitude leur a fait perdre un prix imaginaire c’est que la vanité en fait l’estimation, & qu’elle-même compte pour rien ce qu’elle s’approprie, & pour trop ce qu’on lui refuse: d’où il arrive [591] que les injures de la Baumelle sont plus de peine, que les acclamations du parterre n’ont jamais fait de plaisir.

Et que résulte-t-il de tout cela? La crainte de la mort (car on en tremble) n’empêche pas qu’on ne se plaigne de la vie, & ne sachant à qui s’en prendre, on se plaint la Providence, quand on ne devroit être mécontent que soi-même.»

Suivent des réflexions générales sur l’injustice & la mise des hommes; après quoi M. Tronchin continue ainsi.

«A juger du futur par le passé notre ami se roidira contre vos raisons. Lorsqu’il eût fait son Poëme je le conjurai de le brûler: nos amis communs se réunirent pour obtenir même grâce; tout ce qu’on put gagner sur lui fut de l’adoucir; vous verrez la différence en comparant le second Poëme au premier. J’espere pourtant qu’il lira votre belle lettre avec attention; si elle ne produit aucun effet, c’est qu’à soixante ans on ne guérit gueres des maux qui commencent à dix-huit. On l’a gâté, on en gâtera bien d’autres. Plaignons-le & conservons-nous.»

Eh bien! Madame, vous voyez que si l’AMI MALADE se connoissoit bien en témoins, l’AMI TÉMOIN se connoissoit bien aussi en malades. Mais je me lasse de suivre celui-ci, dans l’énumération de ses griefs contre Rousseau. Que répondre effet aux extravagantes bisarreries que l’on vouloit alors faire passer pour de l’éloquence; aux projets criminels dont le Ministere est instruit; aux calomnies dont Rousseau a chargé Voltaire auprès de Monseigneur le Prince de Conti, & de [592] Madame la Duchesse de Luxembourg?* [* Que répondre? Que ces accusations, & toutes celles que Voltaire articule contre Rousseau, ne sont pas moins détruites parle caractere de l’accusateur, que par celui de l’accusé; qu’on prouve suffisamment qu’une chose n’est pas, en prouvant qu’elle ne peut pas être; qu’il est moralement impossible que Rousseau ait imaginé, avancé, soutenu des mensonges calomnieux, ou autres; & que, quand Voltaire, plus que suspect d’avoir sacrifié la vérité à tous les genres d’intérêts dont son ame vaine, envieuse, & cupide étoit susceptible, affirme ce que Rousseau nie, c’est Voltaire qui ment. Note de l’impartiale anonyme.] Comment surtout justifier la lettre de M. D’Alembert sur les spectacles? N’est-il pas évident que le petit Sermon inséré dans l’article Geneve de l’Encyclopédie sur la grande utilité de l’établissement d’un théâtre dans cette Ville, étant un peu de la façon du grand-homme, & tout-à-la-fois un modele de la déférence qui lui étoit due, & que lui portoit M. d’Alembert, le citoyen de Geneve fut un impertinent de ne pas montrer la même déférence, & un sot de préférer ce qu’il croyoit devoir à sa patrie, aux fantaisies du grand-homme, & à l’honneur ainsi mérité d’être placé par lui à côté de M. d’Alembert au rang des premiers écrivains de France.

Croyez, Madame, que M. D, L, B. qui paroît aimer la gloire n’eût pas, comme votre maître, perdu cette belle occasion de devenir un de ces hommes illustres, qui ne sont point des bouffons; & dont Voltaire dit si humblement, & si sincérement que lui-même n’approche pas, quoi qu’il ne crût pas être non plus un bouffon.

Mais puisque voilà M. D. L. B. revenu sur la scene, il est convenable de lui laisser achever son rôle. Il lui sied si bien!

En réfléchissant sur cette lettre de Voltaire, il lui vient un [593] petit scrupule, il croit s’appercevoir d’après cette lettre, que non-seulement il a pu dire ce qu’il a dit, (sur le compte Jean-Jaques s’entend), mais qu’il en a infiniment peu dit; & comme il n’eût pas homme à s’en tenir à si peu, il va y ajouter quelques petites choses, savoir, la maniere basse & respectueuse dont Rousseau avoit écrit à Voltaire, dans le tems où il croyoit avoir besoin de lui, & où il espéroit en ses bontés.* [*Après avoir, dans l’Essai sur la musique, imputé les plus honteuses bassesses à Rousseau, ce pauvre M. D. L. B. croit bonnement ajouter quelques petites choses à cela, en disant que Rousseau a écrit à Voltaire d’une maniere basse & respectueuse. (Qu’il apprenne en passant M. D. L. B. que les ames basses craignent, & ne respectent point). Il fait bien mieux, il va appuyer ce beau dire sur des lettres de Rousseau, qui expriment la franche admiration que produit dans les ames élevées la supériorité des talens. Sentiment dont Voltaire n’étoit pas capable: témoins ses Commentaires sur Corneille, qu’il affecte de mettre au-dessous de Racine, à qui cependent il est aisé de sentir qu’il se préfére intérieurement. M. D. L. B. s’entend assez mal en additions; & cela est surprenant: mais ce qui l’est encore davantage, c’est qu’il ne s’entende pas, mieux en bassesses: car enfin on est encore plus près de son caractere que de son état. Note de la grêle machine en décadence.] Mais pour qu’on ne l’accuse pas lui M. D. L. B. de rien CHANGER OU RETRANCHER, il rapportera la lettre que Voltaire écrivit à Rousseau, en remercîment de ce qu’il lui avoit envoyé son ouvrage de l’inégalité des conditions, & ensuite la réponse de Jean-Jaques.

Pour nous conformer à la marche tracée par M. D. L. B. voyons d’abord cette lettre de remercîment. J’ai, Madame, deux copies à vous offrir; l’une d’après l’imprimé de M. D. L. B. l’autre d’après l’original de Voltaire. Il ne faut pas que vous vous scandalisiez des différences qui existent entre [594] ces deux copies: mais comme il faut que vous les connoissiez, j’ai tâché de vous les rendre sensibles, en employant des guillemets pour les additions; des italiques pour les changemens; avec des renvoiss en notes pour le texte original.

LETTRE de Voltaire à Rousseau d’après l’imprime de M. D. L. B

J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre-humain; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, & vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance & notre foiblesse se promettent tant de consolations.* [*Douceurs.] On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre partes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre; je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous & moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les Sauvages du Canada; premiérement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, & que je ne trouverois pas les mêmes ressources chez les Missouris:* [*Auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire.] secondement parce que la guerre est portée dans ce pays-là, & que [595] les exemples de nos Nations ont rendu les Sauvages presqu’aussi méchans que nous. Je me borne à être un Sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous êtes tant desiré.* [*Devriez être.]

Je conviens* [*J’avoue.] avec vous que les Belles-Lettres & les Sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les du ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante & dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre; & ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligerent à se rétracter. Vous savez quelles traverses vos amis essuyerent quand ils commencerent cet ouvrage aussi utile qu’immense, de l’Encyclopédie, auquel vous avez tant contribué.* [*Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire Encyclopédique, ceux qui osoient être leurs rivaux les traiterent de Déistes, d’Athées, & même de Jansénistes.]

Si j’osois me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous serois voir des gens* [*Une troupe de misérables.] acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d’OEdipe, une bibliothéque de calomnies* [*»Ridicules.»] imprimées contre moi; un homme qui m’avoit des obligations assez connues, me payant de mes services par vingt libelles, un autre beaucoup* [*Un prêtre ex-jésuite que j’avois sauvé du dernier supplice, me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avois rendu, un homme.] plus coupable encore, faisant imprimer mon propre ouvrage du siecle de Louis XIV, avec des notes dans lesquelles la plus crasse ignorance vomit les plus infâmes impostures;* [*A la plus crasse ignorance débite les calomnies les plus effrontées.] [596] un autre qui vend à un Libraire «quelques chapitres» d’une prétendue histoire universelle sous mon nom; le Libraire assez avide* [*»Ou assez sot.»] pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits & de noms estropiés, & enfin des hommes assez injustes* [*Assez lâches ou assez méchans.] pour m’imputer «la publication de» cette rapsodie. Je vous serois voir la société infectée de ce «nouveau» genre d’hommes inconnus à toute l’antiquité, qui ne pouvant embrasser une profession honnête, soit de manœuvre, soit de laquais, & sachant malheureusement lire & écrire, se sont courtiers de littérature, «vivent de nos ouvrages» volent des manuscrits, les défigurent & les vendent. Je pourrois me plaindre que «des fragmens» d’une plaisanterie faite il y a près de trente ans, sur le même sujet que Chapelain eut la bêtise de traiter sérieusement courent* [*Court.] aujourd’hui le monde par l’infidélité & l’* [*«Infâme.»] avarice de ces malheureux, qui ont mêlé leurs grossiéretés à ce badinage, qui en ont rempli les vides* [*L’ont défigurée.] avec autant de sottise que de malice, & qui «enfin» au bout de trente ans, vendent par-tout en manuscrit ce qui n’appartient qu’à eux, & qui n’est digne que d’eux.* [*Cet ouvrage lequel certainement n’est plus le mien, & qui est devenu le leur.] J’ajouterois qu’en dernier lieu on a volé une partie des matériaux que j’avois rassemblés dans les archives publiques, pour servir à l’histoire de la guerre de 1741,* [*Osé fouiller dans les archives les plus respectables, & y voler une partie des mémoires que j’y avois mis en dépôt.] lorsque j’étois historiographe de France; [597] qu’on a vendu à un Libraire ce fruit de mon travail:* [*A un Libraire «de Paris» le fruit de mes travaux.] «qu’on se saisit à l’envi de mon bien comme si j’étois déjà mort, & qu’on le dénature pour le mettre l’encan.» Je vous peindrois l’ingratitude, l’imposture & la rapine me poursuivant, «depuis quarante ans» jusqu’au pied des Alpes, & jusqu’aux bords de mon tombeau. «Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations? Que je ne dois pas me plaindre; que Pope, Descartes Bayle, le Camoëns, & cent autres ont essuyé les mêmes injustices, & de plus grandes; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits.»

«Avouez en effet, Monsieur, que ce sont-là de ces petits malheurs particuliers dont à peine la société s’apperçoit. Qu’importe au genre-humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles? Les gens de lettres sont grand bruit de toutes ces petites querelles; le reste du monde les ignore, ou en rit.»

De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les* [*Mais, Monsieur, avouez aussi que ces] épines attachée à la littérature, & à un peu de* [*La] réputation, ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout tems inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrece, ni Virgile, ni Horace n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius étoit un ignorant, le barbare Sylla, le craleux [598] Antoine, l’imbécille Lépide, lisoient peu Platon & Sophocle; & pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin, que dans le tems où il fut privé de la société des gens de lettres.* [*Ne furent les auteurs des proscriptions de Marius, de Sylla, de ce débauché d’Antoine, de cet imbécille Lépide, de ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste.]

«Avouez que Pétrarque & Bocace ne firent pas naître les troubles de l’Italie.» Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la St. Barthélemy, & que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles* [*Guerres.] de la fronde. Les grands crimes n’ont «gueres» été commis que par de célebres ignorans; ce qui fait & sera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité & l’indomptable orgueil des hommes; depuis Thamas-Kouli-kan qui ne savoit pas lire jusqu’à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourissent l’ame, la rectifient, la consolent; elles vous servent, Monsieur;* [*Font même votre gloire.] dans le tems que vous écrivez contr’elles; vous êtes comme Achille qui s’emporte contre la gloire, & comme le Pere Mallebranche, dont l’imagination brillante écrivoit contre l’imagination.

«Si quelqu’un doit se plaindre des lettres, c’est moi; puisque dans tous les tems, & dans tous les lieux, elles ont servi à me persécuter. Mais il faut les aimer, malgré l’abus qu’on en fait; comme il faut aimer la société, dont tant d’hommes méchans corrompent les douceurs; comme il [599] faut aimer sa patrie, quelques injustices qu’on y essuye.»* [*A la place du paragraphe qui termine cette lettre produite par M. D. L. B., on lit dans l’original le paragraphe très-remarquable qui suit. «M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise; il faudroit la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, & brouter nos herbes.

Je suis très-philosophiquement & avec la plus tendre estime, Monsieur, votre &c..»]

Ces différences comme vous voyez, Madame, ne sont presque rien à la question, la plupart n’offrant que des additions des changemens fort permis à un auteur qui se fait imprimer; il est tout simple de faire une toilette plus recherchée pour se présenter au Public, que pour rendre une visite particuliere. Passons donc à Voltaire, & à M. D. L. B. les variantes en additions, mais demandons-leur raison de celles en soustractions.

Il y en a une de ce dernier genre sur laquelle il est bon de s’expliquer avec le candide M. D. L. B.; c’est la soustraction du paragraphe qui termine la lettre de Voltaire, & que je viens Madame, de vous rapporter.

Permettez-vous M. D. L. B. qu’on vous demande par quel excès de discrétion, ou de prudence, & au risque d’encourir cette accusation que vous paroissiez tant redouter, de rien changer ou retrancher, vous faites sans pitié main-basse sur cette queue de la lettre que vous produisez? Auriez-vous par hasard apperçu que tout, jusqu’au nom de M. Chappuis, indique cette invitation si simple de la part de Voltaire, de venir boire du lait de les vaches, comme le vrai, le seul texte original des offres faites à Rousseau: texte qu’a su embellir des plus riches variantes la brillante & poétique imagination du grand-homme; [600] & dès-là auriez-vous craint en produisant cette queue, de faire mentir l’ancien adage A LA QUEUE LE VENIN? Vous auriez eu grand tort; car avec votre admirable logique, étayée de votre incomparable bon-sens, il vous étoit aisé de prouver que l’invitation que fait ici Voltaire à Rousseau, de venir pour rétablir sa santé, boire du lait de ses vaches & brouter ses herbes, emporte nécessairement avec elle l’offre de la propriété d’une maison de campagne nommée l’hermitage, où sans doute Voltaire tenoit ses vaches; puisqu’il est clair comme le jour, que toutes les fois que l’on offre du vin de son crû, on est censé offrir le vignoble qui l’a produit. Enfin, quel parti ne pouviez-vous pas encore tirer du nom de M. Chappuis qui se trouvant dans cette offre, l’identifie avec celle dont Voltaire fit la confidence à David Hume le 14 Octobre 1766?

Mais Madame, si M. D L. B. paroît ici ne pas faire valoir tous les avantages que lui fournissoit la lettre de Voltaire, c’est qu’en homme qui ne veut pas manquer son coup, il recule pour mieux sauter: car le voilà, qui, la réponse de Rousseau à la main, va vous prouver la maniere basse & respectueuse dont il écrit à Voltaire. Lisez donc bien attentivement cette réponse qui est du 10 Septembre 1755.

LETTRE de Rousseau à Voltaire

«C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards en vous offrant l’ébauche de mes trilles rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir, & vous rendre un hommage que nous vous devons tous, comme à notre chef. Sensible d’ailleurs à l’honneur que [601] vous faites à ma patrie, je partage la reconnoissance de mes concitoyens, & jespere qu’elle ne sera qu’augmenter encore lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l’asyle que vous avez choisi: éclairez un peuple digne de vos leçons; & vous qui savez si bien peindre les vertus & la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire.

Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup pour ma part, le peu que j’en ai perdu. A votre égard, Monsieur, ce retour seroit un miracle, si grand à la fois & si nuisible, qu’il n’appartiendroit qu’à Dieu de le faire, & qu’au diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes; personne au monde n’y réussiroit moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds, pour cesser de vous tenir sur les vôtres.

Je conviens de toutes les disgraces qui poursuivent les hommes célebres dans les lettres; je conviens même de tous les maux attachés à l’humanité, & qui semblent indépèndans de nos vaines connoissances. Les hommes ont ouvert sur eux-mêmes, tant de sources de misere, que quand le hasard en détourne quelqu’une, ils n’en sont gueres moins inondés. D’ailleurs il y a dans le progrès des choses, des liaisons cachées que le vulgaire n’apperçoit pas, mais qui n’échapperont point à l’oeil du sage quand il y voudra réfléchir. Ce n’est ni Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni Séneque, ni Tacite; ce ne sont ni les Savans ni les Poëtes qui ont produit les malheurs de [602] Rome, & les crimes des Romains: mais sans le poison lent & secret qui corrompoit peu-à-peu le plus vigoureux gouvernement dont l’histoire ait fait mention, Cicéron, ni Lucrèce, ni Salluste n’eussent point existé, ou n’eussent point écrit. Le siecle aimable de Lélius & de Térence amenoit de loin le siecle brillant d’Auguste & d’Horace, & enfin les siecles horribles de Séneque & de Néron, de Domitien & de Martial. Le goût des lettres & des arts naît, chez un peuple, d’un vice intérieur qu’il augmente, & s’il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l’espece, ceux de l’esprit & des connoissances, qui augmentent notre orgueil & multiplient nos égaremens, accelerent bientôt nos malheurs. Mais il vient un tems où le mal est tel, que les causes mêmes qui l’ont fait naître sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter; c’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant. Quant à moi, si j’avois suivi ma premiere vocation, & que je n’eusse ni lu, ni écrit, j’en aurois sans doute été plus heureux. Cependant, si les lettres étoient maintenant anéanties, je serois privé du seul plaisir qui me reste. C’est dans leur sein que je me console de tous mes maux: c’est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l’amitié, & que j’apprends à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis; je leur dois même l’honneur d’être connu de vous mais consultons l’intérêt dans nos affaires, & la vérité dans nos écrits. Quoiqu’il faille des philosophes, des historiens, des savans, pour éclairer le monde & conduire ses aveugles habitans, si le sage Memnon m’a dit vrai, je ne connois rien de si fou qu’un peuple de sages.

[603] Convenez-en, Monsieur, s’il est bon que de grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions: si chacun se mêle d’en donner, qui les voudra recevoir? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps; & aux exercices de l’esprit les ames boiteuses. Mais en ce siecle savant, on ne voit que des boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, & non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille; les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent dans les Journaux, les quais sont couverts de leurs écrits; & j’entends critiquer l’Orphelin* [*Tragédie de M. de Voltaire que l’on jouoit alors.] parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud si peu capable d’en voir les défauts, qu’a peine en sent-il les beautés.

Recherchons la premiere source des désordres de la société: nous trouverons que tous les maux des homme leur viennent de l’erreur, bien plus que de l’ignorance, & que ce nous ne savons point, nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir: or quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout? Si l’on n’eût prétendu savoir que la terre ne tournoit pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournoit; si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l’Encyclopédie n’eût point eu de persécuteurs. Si cent myrmidons n’aspiroient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins, vous n’auriez que des rivaux dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables [604] des fleurs qui couronnent les grands talens. Les injures de vos ennemis sont les acclamations satiriques qui suivent le cortege des triomphateurs. C’est l’empressement du Public pour tous vos écrits, qui produit les vols dont vous je vous plaignez: mais les falsifications n’y sont pas faciles; car le fer, ni le plomb ne s’allient point avec l’or. Permettez-moi de vous le dire par l’intérêt que je prends à votre repos, & à notre instruction: méprisez de vaines clameurs, par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal, qu’à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées: & qui vous oseroit attribuer des écrits que vous n’aurez pas faits, tant que vous n’en serez que d’inimitables.

Je suis sensible à votre invitation; & si cet hiver me laisse en état d’aller au printems habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerois mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches; & quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le Lotos qui n’est pas la pâture des bêtes, & le Moly qui empêche les hommes de le devenir.

Je suis de tout mon coeur & avec respect, &c..»

A Paris le 10 Septembre 1755.

Oh! Pour cette lettre, Madame, elle est de toute fidélité; rien n’y manque, pas même l’article responsif à l’invitation de Voltaire, & qu’il vous paroîtra peut-être mal-adroit d’avoir laissé subsister, après la soustraction de l’article des offres [605] de Voltaire. Pas si mal-adroit, Madame; c’est une finesse qui fait infiniment d’honneur à l’esprit de M. D. L. B. Ne voyez-vous pas que présenter Rousseau remerciant Voltaire pour des offres qui ne paroissent pas lui avoir été faites, c’est le placer dans la posture basse & respectueuse d’un gueux* [*Ce que M. Du Peyrou dit ici, n’est point en contradiction avec ce que j’ai dit plus haut. Les ames basses n’ont pas le sentiment du respect; non, je le répete: mais elles en affectent les démonstrations toutes les fois que leur intérêt l’exige. Note de la doucereuse anonyme.] qui pour provoquer la générosité, étale d’avance sa reconnoissance pour les bontés qu’il sollicite; & que pour qu’on trouvât de la bassesse dans la réponse de Rousseau, il falloit bien que M. D. L. B, y en mît. Car pour moi qui ai lu, & relu cette réponse du 10 Septembre 1755, j’avoue de bonne foi, que je n’y trouve aucune autre preuve de la maniere d’écrire de Rousseau basse & respectueuse. J’y trouve il est vrai des éloges directs,* [*Oui, Rousseau a donné à Voltaire des éloges directs; mais ils étoient sinceres, puisqu’il ne les a jamais démentis: car la flatterie foule aux pieds l’objet de ton culte, dès qu’elle n’en espere plus rien. Dans le fragment de la lettre du 17 Juin 1760 que M. Du Peyrou vient de rapporter, où Rousseau dit à Voltaire: je vous hais, enfin, vous l’avez voulu; ce qui n’est pas je pense le langage de la bassesse, il proteste encore de son admiration pour le beau génie, de son amour pour les écrits, du respect qu’il doit aux talens de Voltaire; & s’engage à ne jamais manquer aux procédés que ce respect exige. Bien plus généreux que César, ce n’est pas un ennemi abattu qu’il plaint, c’est un ennemi triomphant qu’il loue. Note de l’auteur-femelle.] mais j’y trouve aussi des avis indirects donnés par un connoisseur au plus brillant génie, au plus varié, au plus célébre des Ecrivains de ce siecle, à celui à qui l’Europe entiere accorde le plus d’esprit & de goût. Si c’est là ce que M. D. L. B. [606] appelle une maniere d’écrire basse & respectueuse, il faut que ce M. D. L. B. soit un homme bien fier, ou bien scrupuleux pour être le seul en Israël qui n’ait jamais fléchi le genou devant l’idole. Peut-être aussi est-ce dans la contemplation, & dans l’admiration de ses quatre in-quarto qu’il s’est fâché contre Rousseau d’avoir loué Voltaire, qui n’a rien su produire de comparable à l’Essai sur la musique. Quoi qu’il en soit, cette bassesse de Rousseau tient si sort coeur à M. D. L. B., que peu content de la preuve du 10 Septembre 1755, il en produit une autre du 18 Août 1756 qu’il faut encore que je transcrive ici; vous en verrez la raison, Madame.

«Je ne puis m’empêcher, Monsieur de remarquer à ce propos une opposition bien singuliere entre vous & moi, dans le sujet que je traite ici: Rassasié de gloire & désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance; bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’ame; & si le corps ou le coeur souffre vous avez Tronchin pour médecin & pour ami: vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, obscur, pauvre & tourmenté d’un mal sans remede, je médite avec plaisir dans ma retraite, & je trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes? Vous l’avez vous-même expliqué; vous jouissez, moi j’espere, & l’espérance embellit tout.

J’ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre que vous en aurez à l’achever. Pardonnez-moi grand-homme, un zele peut-être indiscret, mais qui ne s’épancheroit pas avec vous si je vous estimois moins. A Dieu ne plaise que [607] je veuille offenser celui de mes contemporains dont j’honore le plus les talens, & dont les écrits parlent le mieux à mon coeur! Mais il s’agit de la cause de la Providence dont j’attends tout, &c..»

Ici la plume tombe des mains de M. D. L. B. Tant il est impatienté de tant de tant bassesse, & par un honnête & commode &c. sur-tout commode &c. Il laisse à`l’imagination à deviner la fin de cette lettre. Pour moi, qui ne veux pas, Madame, que votre imagination fasse la moindre grace à Rousseau, je vais traduire l’et cœtera de M. D. L. B.

«Après avoir si long tems puisé dans vos leçons des consolations, & du courage, il m’est dur que vous m’ôtiez maintenant tout cela, pour ne m’offrir qu’une espérance incertaine & vague, plutôt comme un palliatif actuel, que comme un dédommagement à venir.»

Qui croiroit, Madame, qu’après avoir écrit (notez bien en 1755 & 1756), d’une maniere si basse, si respectueuse à Voltaire, Rousseau ait osé huit ou dix ans après, se plaindre des tracasseries que lui suscitoit ce même Voltaire; & ne pas s’extasier de tous ces charmans pamphlets, ces petits chefs-d’oeuvre qui ont signalé la vieillesse du grand-homme? J’en suis fâché pour vous; mais l’inconséquence de votre maître saute aux yeux. Quand on a une fois admiré un homme, à cause des talens qu’on reconnoît en lui, & des vertus qu’on lui suppose, quelques vices qu’il décelé durant le cours d’une longue vie, il faut admirer toujours, non-seulement ses talens, (comme a fait Rousseau) mais encore toutes les mechancetés qu’il peut faire.

[608] Graces au Ciel! me voilà parvenu à la péroraison de M. D. L. B. N’êtes-vous pas tentée, Madame, d’admirer avec lui, la réflexion de M. Palissot sur l’indulgence du Public pour Rousseau,* [*M. Palissot parler de l’indulgence du Public pour Rousseau, après ce qu’il doit à l’indulgence de Rousseau!.....Cela seroit pitié, si cela ne faisoit horreur. Note de la sempiternelle] & sa sévérité pour Voltaire? Elle a du moins cela de bon, qu’elle termine l’oraison de M. D. L. B. contre vous & contre vôtre ami Jean-Jaques.

Si les preuves que je lui oppose ne sont ni aussi ingénieuses, ni aussi recherchées que les siennes, elles ont du moins le mérite de reposer sur des titres originaux qui existent entre mes mains; & que je suis prêt à produire à qui desirera les constater, Car il est possible que parmi ces titres, il s’en trouve qui ne soient pas destinés à paroître dans la Collection actuellement sous presse des Ecrits de J. J. Rousseau: mais que les attaques de ses ennemis, forceront tôt ou tard ses amis à exposer au grand jour.

Je suis effrayé de la longueur de cette lettre, Madame. Remarquez pourtant qu’elle releve, non toutes les exécrations vomies contre Rousseau dans l’Essai sur la musique, & si victorieusement démenties dans votre Errata de cet Essai, mais simplement celles dont M. D. L. B. se disoit en état d’administrer la preuve. Et c’est ainsi, comme le savent très-bien tous ces Messieurs, qu’une petite calomnie, en une seule ligne, même de la façon d’un BAZILE, nécessitant vingt pages de réfutation, laisse toujours sa cicatrice.

[609] Permettez, Madame, que je vous offre ici les assurances mon dévouement & de mon respect.

DU PEYROU.

M. Du Peyrou, ainsi que vous l’avez vu, Monsieur, m’a laissée la maîtresse de prendre, pour enrichir la réponse vous destinois, tout ce qui me conviendroit dans ce Commentaire. J’ai cru bien faire pour le Public, pour J. J. Rousseau, & pour moi, de l’employer en entier. La gloire de Jean-Jaques m’est trop chere pour que je ne céde pas avec transport l’honneur de la défendre, à un homme que tout invite à se nommer, & de qui le nom prévient tous les doutes. Mais comme il ne pouvoit pas tout dire, je me suis permis de mettre en notes, quelques réflexions qui m’ont paru ne pas contraster avec les siennes; & que j’espere qu’il ne désapprovera pas. Au surplus, persuadée qu’on ne peut à l’avenir accuser Jean-Jaques de rien, dont, en prouvant la fausseté des accusations déjà portées contre lui, je ne l’aye disculpé d’avance, je vous déclare, Monsieur, que je pose la plume pour ne la plus reprendre. Si l’on doit dire la vérité à ceux qui l’ignorent & la respectent, c’est la profaner que de la répéter à ceux qui la savent & la méprisent: ainsi vous pouvez respirer.

Ce 12 Novembre 1781.

P. S. Mes lecteurs jugeront par la date de la lettre de M. Du Peyrou, que le Commentaire qu’il m’a fourni a été fait [610] quelque tems auparavant la mort de M. Tronchin, arrivée le 30 Novembre dernier, & que j’aurois bien souhaité qui ne précédât pas la publication de ma réponse. L’incertitude de la vie est pour les amis de J. J. Rousseau, le plus grand des inconvéniens attachés à la difficulté de publier tout écrit qui a sa défense pour objet: difficulté que je n’ose encore me promettre de vaincre. Combien j’ai tremblé pour les jours de MM. d’Alembert, Diderot, D. L. B., &c. &c.! Graces à Dieu, ce ne sera plus que par humanité que je desirerai leur conservation!

Ce 20 Janvier 1782.

FIN.

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