JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS DE
J. J. ROUSSEAU.

[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE X. t. XVI, pp. 389-416, t. XVII, pp. 5-40.]

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LIVRE ONZIÈME

Quoique la Julie, qui depuis long-temps étoit sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle commençoit à faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avoit parlé à la Cour, Madame d’Houdetot à Paris. Cette dernière avoit même obtenu de moi pour Saint-L[amber]t la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avoit été enchanté. Duclos, à qui je l’avois aussi fait lire, en avoit parlé à l’académie. Tout Paris étoit dans l’impatience de voir ce roman; les libraires de la rue St. Jacques & celui du Palais-royal étoient assiégés de gens qui en demandoient des nouvelles. Il parut enfin, & son succès, contre l’ordinaire; répondit à l’empressement avec lequel il avoit été attendu. Mde. la Dauphine, qui l’avoit lu des premières, en parla à M. de Luxembourg comme d’un ouvrage ravissant. Les sentimens furent partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n’y eut qu’un avis, & les femmes sur-tout [390] s’enivrèrent & du livre & de l’auteur, au point qu’il y en avoit peu, même dans les hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avois entrepris. J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, & qui, sans avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre oit mieux réussi en France que dans le reste de l’Europe, quoique les Français, hommes & femmes, n’y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, & son plus grand à Paris. L’amitié, l’amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris plus qu’ailleurs? Non, sans doute; mais il y règne encore ce sens exquis qui transporte le coeur à leur image, & qui nous fait chérir dans les autres les sentimens purs, tendres, honnêtes, que nous n’avons plus. La corruption désormois est partout la même: il n’existe plus ni moeurs ni vertus en Europe; mais s’il existe encore quelque amour pour elles, c’est à Paris qu’on doit le chercher. [*J’écrivois ceci en 1769.]

Il faut, à travers tant de préjugés & de passions factices, savoir bien analyser le coeur humain pour y démêler les vrais sentimens de la nature. Il faut une délicatesse de tact qui ne s’acquiert que dans l’éducation du grand monde, pour sentir, si j’ose ainsi dire, les finesses du coeur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de la Princesse de Clèves, & je dis que si ces deux morceaux n’eussent été lus qu’en province, on n’auroit jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s’étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la Cour. Il abonde en [391] traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce qu’on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n’est assurément pas propre à cette sorte de gens d’esprit qui n’ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal, & qui ne voient rien du tout où il n’y a que du bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n’en eût achevé la lecture, & qu’elle seroit morte en naissant.

J’ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de Mde. de Nadaillac. Si jamais ce recueil paroît, on y verra des choses bien singulières, & une opposition de jugement qui montre ce que c’est que d’avoir affaire au public. La chose qu’on y a le moins vue, & qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet & la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands complimens à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux & sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien caractérisés: mais quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages & d’aventures. Il est aisé de réveiller l’attention en présentant incessamment & des événemens inouis & de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la [392] lanterne magique: mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets & sans aventures merveilleuses; cela, certainement, est plus difficile, & si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l’ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs à tant d’autres choses ne sauroient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est mort, cependant, je le sais, & j’en sais la cause; mais il ressuscitera.

Toute ma crainte étoit qu’à force de simplicité, ma marche ne fût ennuyeuse, & que je n’eusse pu nourrir assez l’intérêt pour le soutenir jusqu’au bout. Je fus rassuré par un fait qui, seul, m’a plus flatté que tous les complimens qu’a pu m’attirer cet ouvrage.

Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à Mde. la princesse de Talmont,* [*Ce n’est pas elle, mais une autre Dame dont j’ignore le nom.] un jour de bal de l’Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, & en attendant l’heure, elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu’on mît ses chevaux, & continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étoient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu’elle s’oublioit, vinrent l’avertir qu’il étoit deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque tems après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il étoit. On lui dit qu’il étoit quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal; qu’on ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller & passa le reste de la nuit à lire.

Depuis qu’on me raconta ce trait, j’ai toujours désiré [393] de voir cette Dame, non seulement pour savoir d’elle-même s’il est exactement vrai; mais aussi parce que j’ai toujours cru qu’on ne pouvoit prendre un intérêt si vif à l’Héloise, sans avoir ce sixième sens, ce sens moral dont si peu de coeurs sont doués, & sans lequel nul ne sauroit entendre le mien.

Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles furent que j’avois écrit ma propre histoire, & que j’étois moi-même le héros de ce roman. Cette croyance étoit si bien établie, que Mde. de Polignac écrivit à Mde. de Verdelin pour la prier de m’engager à lui laisser voir le portroit de Julie. Tout le monde étoit persuadé qu’on ne pouvoit exprimer si vivement des sentimens qu’on n’auroit point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l’amour, que d’après son propre coeur. En cela, l’on avoit raison, & il est certain que j’écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases; mais on se trompoit en pensant qu’il avoit fallu des objets réels pour les produire; on étoit loin de concevoir à quel point je puis m’enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse & Mde. d’Houdetot les amours que j’ai sentis & décrits, n’auroient été qu’avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer, ni détruire une erreur qui m’étoit avantageuse. On peut voir dans la préface en dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j’aurois dû déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vais pas ce qui m’y pouvoit obliger, & je crois qu’il y [394] auroit eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.

A-peu-près dans le même tems parut la Paix perpétuelle, dont l’année précédente j’avois cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d’un journal appelé le Monde, dans lequel il vouloit, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il étoit de la connoissance de M. Duclos, & vint en son nom me presser de lui aider à remplir le Monde. Il avoit oui parler de la Julie, & vouloit que je la misse dans son journal: il vouloit que j’y misse l’Emile; il auroit voulu que j’y misse le Contrat social, s’il en eût soupçonné l’existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extroit de la Paix perpétuelle. Notre accord étoit qu’il s’imprimeroit dans son journal, mais sitôt qu’il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part, avec quelques retranchemens que le censeur exigea. Qu’eût-ce été si j’y avois joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, & qui n’entra point dans notre marché! Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries & le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m’ont dû faire rire, moi qui voyois si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se mêloit de parler.

Au milieu de mes succès, dans le public, & de la faveur des Dames, je me sentois déchoir à l’hôtel de Luxembourg, non pas auprès de M. le Maréchal, qui sembloit même [395] redoubler chaque jour de bontés & d’amitiés pour moi, mais auprès de Mde. la Maréchale. Depuis que je n’avois plus rien à lui lire, son appartement m’étoit moins ouvert, & durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyois plus guères qu’à table. Ma place même n’y étoit plus aussi marquée, à côté d’elle. Comme elle ne me l’offroit plus, qu’elle me parloit peu, & que je n’avois pas, non plus, grand chose à lui dire, j’aimois autant prendre une autre place où j’étois plus à mon aise, sur-tout le soir; car machinalement je prenois peu-à-peu l’habitude de me placer plus près de M. le Maréchal.

A propos du soir, je me souviens d’avoir dit que je ne soupois pas au château, & cela étoit vrai dans le commencement de la connoissance; mais comme M. de Luxembourg ne dînoit point & ne se mettoit même pas à table, il arriva de-là qu’au bout de plusieurs mois, & déjà très-familier dans la maison, je n’avois encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d’en faire la remarque. Cela me détermina d’y souper quelquefois quand il y avoit peu de monde, & je m’en trouvois très-bien, vu qu’on dînoit presque en l’air, & comme on dit sur le bout du banc; au lieu que le souper étoit très-long, parce qu’on s’y reposoit avec plaisir au retour d’une longue promenade, très-bon, parce que M. de Luxembourg aimoit la bon chere, & très-agréable, parce que Mde. de Luxembourg en faisoit les honneurs à charmer. Sans cette explication l’on entendroit difficilement la fin d’une lettre de M. de Luxembourg, [396] où il me dit qu’il se rappelle avec délices nos promenades; sur-tout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la Cour, nous n’y trouvions point de traces de roues de carrosses: c’est que, comme on passoit tous les matins le râteau sur le sable de la Cour pour effacer les ornières, je jugeais, par le nombre de ces traces, du monde qui étoit survenu dans l’après-midi.

Cette année 1761, mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j’avois l’honneur de le voir: comme si les maux que me préparoit la destinée, eussent dû commencer par l’homme pour qui j’avois le plus d’attachement & qui en étoit le plus digne. La premiere année, il perdit sa soeur, Mde. la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa fille, Mde. la princesse de Robeck; la troisième, il perdit dans le duc de Montmorency son fils unique, & dans le comte de Luxembourg son petit-fils, les seuls & derniers soutiens de sa branche & de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son coeur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, & sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue & tragique de son fils dut lui être d’autant plus sensible, qu’elle arriva précisément au moment où le roi venoit de lui accorder pour son fils, & de lui promettre pour son petit-fils, la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur de voir s’éteindre peu à peu ce dernier enfant de la plus grande espérance, & cela par l’aveugle confiance de la mere au médecin, qui fit périr ce pauvre enfant d’inanition, avec des médecines pour toute [397] nourriture. Hélas! si j’en eusse été cru, le grand-père & le petit-fils seroient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n’écrivis-je point à M. le Maréchal, que de représentations ne fis-je point à Mde. de Montmorency, sur le régime plus qu’austère que, sur la foi de son médecin, elle faisoit observer à son fils? Mde. de Luxembourg qui pensoit comme moi, ne vouloit point usurper l’autorité de la mère; M. de Luxembourg, homme doux & foible, n’aimoit point à contrarier. Mde. de Montmorency avoit dans B[ordeu] une foi, dont son fils finit par être la victime. Que ce pauvre enfant étoit aise quand il pouvoit obtenir la permission de venir à Mont-Louis avec Mde. de Boufflers, demander à goûter à Thérèse, & mettre quelque aliment dans son estomac affamé! Combien je déplorois en moi-même les misères de la grandeur, quand je voyois cet unique héritier d’un si grand bien, d’un si grand nom, de tant de titres & de dignités, dévorer avec l’avidité d’un mendiant un pauvre petit morceau de pain! Enfin, j’eus beau dire & beau faire, le médecin triompha, & l’enfant mourut de faim.

La même confiance aux charlatans qui fit périr le petit-fils, creusa le tombeau du grand-père, & il s’y joignit de plus la pusillanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l’âge. M. de Luxembourg avoit eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l’insomnie & un peu de fièvre. J’osai prononcer le mot de goutte; Mde. de Luxembourg me tança. Le valet-de-chambre, chirurgien de M. le Maréchal, soutint que ce n’étoit pas la goutte, & se mit [398] à panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, & quand elle revint, on ne manqua pas d’employer le même remède qui l’avoit calmée: la constitution s’altéra, les maux augmentèrent, & les remèdes en même raison. Mde. de Luxembourg, qui vit bien enfin que c’étoit la goutte, s’opposa à cet insensé traitement. On se cacha d’elle, & M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s’obstiner à guérir. Mais n’anticipons point de si loin sur les malheurs: combien j’en ai d’autres à narrer avant celui-là!

Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvois dire & faire, sembloit fait pour déplaire à Mde. de Luxembourg, lors même que j’avois le plus à coeur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg éprouvoit coup sur coup ne faisoient que m’attacher à lui davantage, & par conséquent à Mde. de Luxembourg: car ils m’ont toujours paru si sincèrement unis, que les sentimens que l’on avoit pour l’un s’étendoient nécessairement à l’autre. Monsieur le maréchal vieillissoit. Son assiduité à la Cour, les soins qu’elle entraînoit, les chasses continuelles, la fatigue sur-tout du service durant son quartier, auroient demandé la vigueur d’un jeune homme, & je ne voyois plus rien qui pût soutenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devoient être dispersées & son nom éteint après lui, peu lui importoit de continuer une vie laborieuse, dont l’objet principal avoit été de ménager la faveur du prince à ses enfans. Un jour que nous n’étions que nous trois, & [399] qu’il se plaignoit des fatigues de la Cour, en homme que ses pertes avoient découragé; j’osai lui parler de retraite, & lui donner le conseil que Cynéas donnoit à Pyrrhus; il soupira, & ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment où Mde. de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur ce conseil qui me parut l’avoir alarmée. Elle ajouta une chose dont je sentis la justesse, & qui me fit renoncer à retoucher jamais la même corde: c’est que la longue habitude de vivre à la Cour devenoit un vrai besoin, que c’étoit même en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg, & que la retraite que je lui conseillois seroit moins un repos pour lui qu’un exil, où l’oisiveté, l’ennui, la tristesse achèveroient bientôt de le consumer. Quoiqu’elle dût voir qu’elle m’avoit persuadé, quoiqu’elle dût compter sur la promesse que je lui fis & que je lui tins, elle ne parut jamais bien tranquillisée à cet égard, & je me suis rappelé que depuis lors mes tête-à-têtes avec M. le Maréchal avoient été plus rares & presque toujours interrompus.

Tandis que ma balourdise & mon guignon me nuisoient ainsi de concert auprès d’elle, les gens qu’elle voyoit & qu’elle aimoit le plus ne m’y servoient pas. L’abbé de B[ouffler]s sur-tout, jeune homme aussi brillant qu’il soit possible de l’être, ne me parut jamais bien disposé pour moi; & non-seulement il est le seul de la société de Mde. la Maréchale, qui ne m’oit jamais marqué la moindre attention, mais j’ai cru m’appercevoir qu’à tous les voyages qu’il fit à Montmorenci, je perdois quelque chose auprès d’elle, [400] & il est vrai que, sans même qu’il le voulût, c’étoit assez de sa seule présence: tant la grace & le sel de ses gentillesses appesantissoient encore mes lourds spropositi. Les deux premières années, il n’étoit presque pas venu à Montmorenci; &, par l’indulgence de Mde. la maréchale, je m’étois passablement soutenu; mais sitôt qu’il parut un peu de suite, je fus écrasé sans retour. J’aurois voulu me réfugier sous son aile, & faire en sorte qu’il me prît en amitié; mais la même maussaderie qui me faisoit un besoin de lui plaire m’empêcha d’y réussir; & ce que je fis pour cela maladroitement acheva de me perdre auprès de Mde. la maréchale, sans m’être utile auprès de lui. Avec autant d’esprit, il eût pu réussir à tout; mais l’impossibilité de s’appliquer & le goût de la dissipation ne lui ont permis d’acquérir que des demi-talens en tout genre. En revanche, il en a beaucoup, & c’est tout ce qu’il faut dans le grand monde, où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre, & barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s’avisa de vouloir faire le portroit de Mde. de Luxembourg; ce portroit étoit horrible. Elle prétendoit qu’il ne lui ressembloit point du tout, & cela étoit vrai. Le traître d’abbé me consulta; & moi, comme un sot & comme un menteur, je dis que le portroit ressembloit. Je voulois cajoler l’abbé; mais je ne cajolois pas Mde. la maréchale, qui mit ce trait sur ses registres; & l’abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi. J’appris, par ce succès de mon tardif coup d’essai, à ne plus me mêler de vouloir flagorner & flatter malgré Minerve.

[401] Mon talent étoit de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec assez d’énergie & de courage; il falloit m’y tenir. Je n’étois point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des louanges que j’ai voulu donner, m’a fait plus de mal que l’âpreté de mes censures. J’en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont non-seulement fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans toute la postérité.

Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venoit quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j’en sortois. On parla de moi, M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec M. de M[ontaigu] M. de Choiseul dit que c’étoit dommage que j’eusse abandonné cette carrière, & que si j’y voulois rentrer, il ne demandoit pas mieux que de m’occuper. M. de Luxembourg me redit cela; j’y fus d’autant plus sensible que je n’étois pas accoutumé d’être gâté par les ministres, & il n’est pas sûr que, malgré mes résolutions, si ma santé m’eût permis d’y songer, j’eusse évité d’en faire de nouveau la folie. L’ambition n’eut jamais chez moi que les courts intervalles où toute autre passion me laissoit libre; mais un de ces intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de M. de Choiseul, m’affectionnant à lui, accrut l’estime que, sur quelques opérations de son ministère, j’avois conçue pour ses talents, & le pacte de famille en particulier me parut annoncer un homme d’état du premier ordre. Il gagnoit encore dans mon esprit au peu de cas que je faisois de ses prédécesseurs, sans [402] excepter Mde. de P[ompadou]r, que je regardois comme une façon de premier ministre, & quand le bruit courut que, d’elle ou de lui, l’un des deux expulseroit l’autre, je crus faire des voeux pour la gloire de la France, en en faisant pour que M. de Choiseul triomphât. Je m’étois senti de tout temps, pour Mde. de P[ompadou]r, de l’antipathie, même quand, avant sa fortune, je l’avois vue chez Mde. de la Poplinière, portant encore le nom de Mde. d’E[tiole]s. Depuis lors, j’avois été mécontent de son silence au sujet de Diderot & de tous ses procédés par rapport à moi, tant au sujet des fêtes de Ramire & des Muses galantes, qu’au sujet du Devin du village, qui ne m’avoit valu, dans aucun genre de produit, des avantages proportionnés à ses succès; et, dans toutes les occasions, je l’avois toujours trouvée très peu disposée à m’obliger, ce qui n’empêcha pas le chevalier de Lorenzi de me proposer de faire quelque chose à la louange de cette dame, en m’insinuant que cela pourroit m’être utile. Cette proposition m’indigna d’autant plus, que je vis bien qu’il ne la faisoit pas de son chef, sachant que cet homme, nul par lui-même, ne pense & n’agit que par l’impulsion d’autrui. Je sais trop peu me contraindre pour avoir pu lui cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne mon peu de penchant pour la favorite; elle le connoissois, j’en étois sûr, & tout cela mêloit mon intérêt propre à mon inclination naturelle, dans les voeux que je faisois pour M. de Choiseul. Prévenu d’estime pour ses talents, qui étoient tout ce que je connoissois de lui, plein de reconnoissance pour sa bonne volonté; ignorant d’ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts & sa [403] manière de vivre, je le regardois d’avance comme le vengeur du public & le mien; & mettant alors la dernière main au Contrat social, j’y marquai, dans un seul trait, ce que je pensois des précédens ministères & de celui qui commençoit à les éclipser. Je manquai, dans cette occasion, à ma plus constante maxime; & de plus, je ne songeai pas que quand on veut louer ou blâmer fortement dans un même article sans nommer les gens, il faut tellement approprier la louange à ceux qu’elle regarde, que le plus ombrageux amour-propre ne puisse y trouver de qui-pro-quo. J’étois là-dessus dans une si folle sécurité, qu’il ne me vint pas même à l’esprit que quelqu’un pût prendre le change. On verra bientôt si j’eus raison.

Une de mes chances étoit d’avoir toujours dans mes liaisons des femmes auteurs. Je croyois au moins parmi les grands éviter cette chance. Point du tout: elle m’y suivit encore. Mde. de Luxembourg ne fut pourtant jamais, que je sache, atteinte de cette manie; mais Mde. la comtesse de B[ouffler]s le fui. Elle fit une tragédie en prose, qui fut d’abord lue, promenée & prônée dans la société de M. le prince de Conti, & sur laquelle, non contente de tant d’éloges, elle voulut aussi me consulter pour avoir le mien. Elle l’eut, mais modéré, tel que le méritoit l’ouvrage. Elle eut, de plus, l’avertissement que je crus lui devoir, que sa pièce, intitulée l’Esclave généreux, avoit un très grand rapport à une pièce angloise, assez peu connue, mais pourtant traduite, intitulée Oroonoko. Mde. de B[ouffler]s me remercia de l’avis, en m’assurant toutefois que sa pièce ne ressembloit [404] point du tout à l’autre. Je n’ai jamais parlé de ce plagiat à personne au monde qu’à elle seule, & cela pour remplir un devoir qu’elle m’avoit imposé; cela ne m’a pas empêché de me rappeler souvent depuis lors le sort de celui que remplit Gil-Blas près de l’archevêque prédicateur.

Outre l’abbé de B[ouffler]s, qui ne m’aimoit pas, outre Mde. de B[ouffler]s, auprès de laquelle j’avois des torts que jamais les femmes ni les auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de Mde. la maréchale m’ont toujours paru peu disposés à être des miens, entre autres M. le président Hénault, lequel, enrôlé parmi les auteurs, n’étoit pas exempt de leurs défauts; entre autres aussi Mde. du Deffand & Mademoiselle de Lespinasse, toutes deux en grande liaison avec Voltaire, & intimes amies de d’Alembert, avec lequel la dernière a même fini par vivre, s’entend en tout bien & en tout honneur, & cela ne peut même s’entendre autrement. J’avois d’abord commencé par m’intéresser fort à Mde. du Deffand, que la perte de ses yeux faisoit aux miens un objet de commisération; mais sa manière de vivre, si contraire à la mienne, que l’heure du lever de l’un étoit presque celle du coucher de l’autre; sa passion sans bornes pour le petit bel esprit; l’importance qu’elle donnoit, soit en bien, soit en mal, aux moindres torche-culs qui paraissoient; le despotisme & l’emportement de ses oracles; son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettoit de parler de rien qu’avec des convulsions; ses préjugés incroyables, son invincible obstination, l’enthousiasme de déraison où la portoit l’opiniâtreté de ses jugemens passionnés; [405] tout cela me rebuta bientôt des soins que je voulois lui rendre; je la négligeai, elle s’en aperçut: c’en fut assez pour la mettre en fureur, & quoique je sentisse assez combien une femme de ce caractère pouvoit être à craindre, j’aimai mieux encore m’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié.

Ce n’étoit pas assez d’avoir si peu d’amis dans la société de Mde. de Luxembourg, si je n’avois des ennemis dans sa famille. Je n’en eus qu’un, mais qui, par la position où je me trouve aujourd’hui, en vaut cent. Ce n’étoit assurément pas M. le duc de Villeroy son frère; car, non-seulement il m’étoit venu voir, mais il m’avoit invité plusieurs fois d’aller à Villeroy, & comme j’avois répondu à cette invitation avec autant de respect & d’honnêteté qu’il m’avoit été possible, partant de cette réponse vague comme d’un consentement, il avoit arrangé avec M. & Mde. de Luxembourg un voyage d’une quinzaine de jours, dont je devois être, & qui me fut proposé. Comme les soins qu’exigeoit ma santé ne me permettoient pas alors de me déplacer sans risque, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager. On peut voir par sa réponse que cela se fit de la meilleure grace du monde, & M. le duc de Villeroy ne m’en témoigna pas moins de bonté qu’auparavant. Son neveu & son héritier, le jeune marquis de V[illero]y, ne participa pas à la bienveillance dont m’honoroit son oncle, ni aussi, je l’avoue, au respect que j’avois pour lui. Ses airs éventés me le rendirent insupportable, & mon air froid m’attira son aversion. Il fit même, un soir à table, une incartade, dont je me tirai mal, parce [406] que je suis bête, sans aucune présence d’esprit, & que la colère, au lieu d’aiguiser le peu que j’en ai, me l’ôte. J’avois un chien qu’on m’avoit donné tout jeune, presque à mon arrivée à l’Hermitage, & que j’avois appelé duc. Ce chien, non beau, mais rare en son espèce, duquel j’avois fait mon compagnon, mon ami, & qui certainement méritoit mieux ce titre que la plupart de ceux qui l’ont pris, étoit devenu célèbre au château de Montmorency par son naturel aimant, sensible, & par l’attachement que nous avions l’un pour l’autre. Mais, par une pusillanimité fort sotte, j’avois changé son nom en celui de turc, comme s’il n’y avoit pas des multitudes de chiens qui s’appellent marquis, sans qu’aucun marquis s’en fâche. Le marquis de V[illeroy], qui sut ce changement de nom, me poussa tellement là dessus, que je fus obligé de conter en pleine table ce que j’avois fait. Ce qu’il y avoit d’offensant pour le nom de duc, dans cette histoire, n’étoit pas tant de le lui avoir donné, que de le lui avoir ôté. Le pis fut qu’il y avoit là plusieurs ducs: M. de Luxembourg l’étoit, son fils l’étoit. Le marquis de V[illeroy], fait pour le devenir, & qui l’est aujourd’hui, jouit avec une cruelle joie de l’embarras où il m’avoit mis, & de l’effet qu’avoit produit cet embarras. On m’assura le lendemain que sa tante l’avoit très vivement tancé là-dessus; & l’on peut juger si cette réprimande, en la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder mes affaires auprès de lui.

Je n’avois pour appui contre tout cela, tant à l’hôtel de Luxembourg qu’au Temple, que le seul chevalier de L[orenz]i, qui fit profession d’être mon ami: mais il l’étoit encore plus [407] de d’Alembert, à l’ombre duquel il passoit chez les femmes pour un grand géomètre. Il étoit d’ailleurs le sigisbée, ou plutôt le complaisant de Mde. la comtesse de B[ouffler]s, très-amie elle-même de d’Alembert, & le chevalier de L[orenz]i n’avoit d’existence & ne pensoit que par elle. Ainsi, loin que j’eusse au-dehors quelque contrepoids à mon ineptie, pour me soutenir auprès de Mde. de Luxembourg, tout ce qui l’approchoit sembloit concourir à me nuire dans son esprit. Cependant, outre l’Emile, dont elle avoit voulu se charger, elle me donna dans le même temps une autre marque d’intérêt & de bienveillance, qui me fit croire que, même en s’ennuyant de moi, elle me conservoit & me conserveroit toujours l’amitié qu’elle m’avoit tant de fois promise pour toute la vie.

Sitôt que j’avois cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part, j’avois commencé par soulager mon coeur auprès d’elle de l’aveu de toutes mes fautes, ayant pour maxime inviolable, avec mes amis, de me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur, ni pire. Je lui avois déclaré mes liaisons avec Thérèse, & tout ce qui en avoit résulté, sans omettre de quelle façon j’avois disposé de mes enfans. Elle avoit reçu mes confessions très-bien, trop bien même, en m’épargnant les censures que je méritois, & ce qui m’émut sur-tout vivement, fut de voir les bontés qu’elle prodiguoit à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l’envoyant chercher, l’exhortant à l’aller voir, la recevant avec cent caresses, & l’embrassant très-souvent devant tout le monde. Cette pauvre fille étoit dans des transports de joie & de reconnoissance qu’assurément je partageois bien, les amitiés [408] dont M. & Mde. de Luxembourg me combloient en elle me touchant bien plus vivement encore que celles qu’ils me faisoient directement.

Pendant assez longtemps les choses en restèrent là: mais enfin Mde. la Maréchale poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un de mes enfans. Elle savoit que j’avois fait mettre un chiffre dans les langes de l’aîné; elle me demanda le double de ce chiffre; je le lui donnai. Elle employa pour cette recherche la Roche, son valet de chambre & son homme de confiance, qui fit de vaines perquisitions & ne trouva rien, quoiqu’au bout de douze ou quatorze ans seulement, si les registres des Enfans-trouvés étoient bien en ordre, ou que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n’eût pas dû être introuvable. Quoiqu’il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que je ne l’aurois été si j’avois suivi cet enfant dès sa naissance. Si à l’aide du renseignement on m’eût présenté quelque enfant pour le mien, le doute si ce l’étoit bien en effet, si on ne lui en substituoit point un autre, m’eût resserré le coeur par l’incertitude, & je n’aurois point goûté dans tout son charme le vrai sentiment de la nature: il a besoin, pour se soutenir, au moins durant l’enfance, d’être appuyé sur l’habitude. Le long éloignement d’un enfant qu’on ne connaît pas encore affaiblit, anéantit enfin les sentimens paternels & maternels; & jamais on n’aimera celui qu’on a mis en nourrice comme celui qu’on a nourri sous ses yeux. La réflexion que je fois ici peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c’est en les aggravant dans leur source.

[409] Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que, par l’entremise de Thérèse, ce même la Roche fit connoissance avec Mde. le Vasseur, que G[rimm] continuoit de tenir à Deuil, à la porte de la C[hevrett]e, & tout près de Montmorency.

Quand je fus parti, ce fut par M. la Roche que je continuai de faire remettre à cette femme l’argent que je n’ai point cessé de lui envoyer, & je crois qu’il lui portoit aussi souvent des présens de la part de Mde. la Maréchale; ainsi elle n’étoit sûrement pas à plaindre, quoiqu’elle se plaignît toujours. A l’égard de G[rimm], comme je n’aime point à parler des gens que je dois hair, je n’en parlois jamais à Mde. de Luxembourg que malgré moi; mais elle me mit plusieurs fois sur son chapitre, sans me dire ce qu’elle en pensoit, & sans me laisser pénétrer si cet homme étoit de sa connoissance ou non. Comme la réserve avec les gens qu’on aime, & qui n’en ont point avec nous, n’est pas de mon goût, sur-tout en ce qui les regarde, j’ai depuis lors pensé quelquefois à celle-là; mais seulement quand d’autres événemens ont rendu cette réflexion naturelle.

Après avoir demeuré long-temps sans entendre parler de l’Emile, depuis que je l’avois remis à Mde. de Luxembourg, j’appris enfin que le marché en étoit conclu à Paris avec le libraire Duchesne, & par celui-ci avec le libraire Néaulme d’Amsterdam. Mde. de Luxembourg m’envoya les deux doubles de mon traité avec Duchesne, pour les signer. Je reconnus l’écriture pour être de la même main dont étoient celles des lettres de M. de M[alesherbe]s qu’il ne m’écrivoit pas de sa propre main. Cette certitude que mon traité se faisoit [410] de l’aveu & sous les yeux du magistrat, me le fit signer avec confiance. Duchesne me donnoit de ce manuscrit six mille francs, la moitié comptant, et, je crois, cent ou deux cents exemplaires. Après avoir signé les deux doubles, je les renvoyai tous deux à Mde. de Luxembourg, qui l’avoit ainsi désiré: elle en donna un à Duchesne, elle garda l’autre, au lieu de me le renvoyer, & je ne l’ai jamais revu.

La connoissance de M. & de Mde. de Luxembourg, en faisant quelque diversion à mon projet de retraite, ne m’y avoit pas fait renoncer. Même au tems de ma plus grande faveur auprès de Mde. la Maréchale, j’avois toujours senti qu’il n’y avoit que mon sincère attachement pour M. le Maréchal & pour elle qui pût me rendre leurs entours supportables; & tout mon embarras étoit de concilier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme à mon goût & moins contraire à ma santé, que cette gêne & ces soupers tenoient dans une altération continuelle, malgré tous les soins qu’on apportoit à ne pas m’exposer à la déranger: car sur ce point, comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi loin qu’il étoit possible; et, par exemple, tous les soirs après souper, M. le Maréchal, qui s’alloit coucher de bonne heure, ne manquoit jamais de m’emmener bon gré mal gré, pour m’aller coucher aussi. Ce ne fut que quelque tems avant ma catastrophe qu’il cessa, je ne sais pourquoi, d’avoir cette attention.

Avant même d’apercevoir le refroidissement de Mde. la Maréchale, je désirais, pour ne m’y pas exposer, d’exécuter mon ancien projet; mais les moyens me manquant pour cela, je fus obligé d’attendre la conclusion du traité de [411] l’Emile, & en attendant je mis la dernière main au Contrat Social, & l’envoyai à Rey, fixant le prix de ce manuscrit à mille francs, qu’il me donna.

Je ne dois peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manuscrit. Je le remis bien cacheté, à Du Voisin, ministre du pays de Vaud, & chapelain de l’hôtel de Hollande, qui me venoit voir quelquefois, & qui se chargea de l’envoyer à Rey, avec lequel il étoit en liaison. Ce manuscrit, écrit en menu caractère, étoit fort petit, & ne remplissoit pas sa poche. Cependant, en passant la barrière, son paquet tomba, je ne sais comment, entre les mains des commis qui l’ouvrirent, l’examinèrent, & le lui rendirent ensuite, quand il l’eut réclamé au nom de l’ambassadeur; ce qui le mit à portée de le lire lui-même, comme il me marqua naivement avoir fait, avec force éloges de l’ouvrage, & pas un mot de critique ni de censure, se réservant sans doute d’être le vengeur du christianisme lorsque l’ouvrage auroit paru. Il recacheta le manuscrit & l’envoya à Rey. Tel fut en substance le narré qu’il me fit dans la lettre où il me rendit compte de cette affaire, & c’est tout ce que j’en ai su.

Outre ces deux livres & mon Dictionnaire de musique, auquel je travaillois toujours de temps en temps, j’avois quelques autres écrits de moindre importance, tous en état de paroître, & que je me proposois de donner encore, soit séparément, soit avec mon recueil général, si je l’entreprenois jamais. Le principal de ces écrits, dont la plupart sont encore en manuscrit, dans les mains de Du P[eyrou], étoit un Essai sur l’origine des langues, que je fis lire à M. [412] de M[alesherbe]s & au chevalier de L[orenz]i qui m’en dit du bien. Je comptois que toutes ces productions rassemblées me vaudroient au moins, tous frais faits, un capital de huit à dix mille francs, que je voulois placer en rente viagère, tant sur ma tête que sur celle de Thérèse; après quoi nous irions, comme je l’ai dit, vivre ensemble au fond de quelque province, sans plus occuper le public de moi, & sans plus m’occuper moi-même d’autre chose que d’achever paisiblement ma carrière en continuant de faire autour de moi tout le bien qu’il m’étoit possible, & d’écrire à loisir les mémoires que je méditais.

Tel étoit mon projet, dont la générosité de Rey, que je ne dois pas taire, vint faciliter encore l’exécution. Ce libraire, dont on me disoit tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j’ai eu affaire, le seul dont j’aye eu toujours à me louer. Nous étions à la vérité souvent en querelle sur l’exécution de mes ouvrages; il étoit étourdi, j’étois emporté. Mais en matière d’intérêt & de procédés qui s’y rapportent, quoique je n’aye jamais fait avec lui de traité en forme, je l’ai toujours trouvé plein d’exactitude & de probité. Il est même aussi le seul qui m’oit avoué franchement qu’il faisoit bien ses affaires avec moi; & souvent il m’a dit qu’il me devoit sa fortune, en m’offrant de m’en faire part. Ne pouvant exercer directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouvernante, à laquelle il fit une pension viagère de trois cents francs, exprimant dans l’acte que c’étoit en reconnoissance des avantages que je lui avois procurés. Il fit cela de lui à moi, sans ostentation, sans prétention, sans bruit, & si je n’en avois [413] parlé le premier à tout le monde, personne n’en auroit rien su. Je fus si touché de ce procédé, que depuis lors je me suis attaché à Rey d’une amitié véritable. Quelque temps après il me désira pour parrain d’un de ses enfans: j’y consentis, & l’un de mes regrets dans la situation où l’on m’a réduit est, qu’on m’oit ôté tout moyen de rendre désormois mon attachement utile à ma filleule & à ses parens. Pourquoi, si sensible à la modeste générosité de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyans empressemens de tant de gens haut huppés, qui remplissent pompeusement l’univers du bien qu’ils disent m’avoir voulu faire, & dont je n’ai jamais rien senti? Est-ce leur faute; est-ce la mienne? Ne sont-ils que vains; ne suis-je qu’un ingrat? Lecteur sensé, pesez, décidez; pour moi, je me tais.

Cette pension fut une grande ressource pour l’entretien de Thérèse, & un grand soulagement pour moi. Mais au reste, j’étois bien éloigné d’en tirer un profit direct pour moi-même, non plus que de tous les cadeaux qu’on lui faisoit.

Elle a toujours disposé de tout elle-même. Quand je gardois son argent, je lui en tenois un fidèle compte, sans jamais en mettre un liard dans notre commune dépense, même quand elle étoit plus riche que moi: Ce qui est à moi est à nous, lui disois-je; & ce qui est à toi est à toi. Je n’ai jamais cessé de me conduire avec elle, selon cette maxime, que je lui ai souvent répétée. Ceux qui ont eu la bassesse de m’accuser de recevoir par ses mains ce que je refusois dans les miennes, jugeoient sans doute de mon coeur par les leurs, & me connoissoient bien mal. Je mangerois volontiers avec elle le pain qu’elle auroit gagné, jamais celui [414] qu’elle auroit reçu. J’en appelle sur ce point à son témoignage, & dès à présent, & lorsque, selon le cours de la nature, elle m’aura survécu. Malheureusement elle est peu entendue en économie à tous égards, peu soigneuse & fort dépensière, non par vanité ni par gourmandise, mais par négligence uniquement. Nul n’est parfait ici-bas; & puisqu’il faut que ses excellentes qualités soient rachetées, j’aime mieux qu’elle oit des défauts que des vices, quoique ces défauts nous fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j’ai pris pour elle, comme jadis pour maman, de lui accumuler quelque avance qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables; mais ce furent toujours des soins perdus.

Jamais elles n’ont compté ni l’une ni l’autre avec elles-mêmes, & malgré tous mes efforts, tout est toujours parti à mesure qu’il est venu. Quelque simplement que Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour se niper, que je n’y aye encore suppléé du mien chaque année. Nous ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être jamais riches, & je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.

Le Contrat Social s’imprimoit assez rapidement. Il n’en étoit pas de même de l’Emile, dont j’attendois la publication, pour exécuter la retraite que je méditais. Duchesne m’envoyoit de tems à autre des modèles d’impression pour choisir: quand j’avois choisi, au lieu de commencer, il m’en envoyoit encore d’autres. Quand enfin nous fûmes bien déterminés sur le format, sur le caractère, & qu’il avoit déjà plusieurs feuilles d’imprimées, sur quelques légers changemens que je fis à une épreuve, il recommença tout, & [415] au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés que le premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l’ouvrage s’imprimoit en France ainsi qu’en Hollande, & qu’il s’en faisoit à la fois deux éditions. Que pouvais-je faire? je n’étois plus maître de mon manuscrit. Loin d’avoir trempé dans l’édition de France, je m’y étois toujours opposé; mais enfin puisque cette édition se faisoit bon gré malgré moi, & puisqu’elle servoit de modèle à l’autre, il falloit bien y jeter les yeux & voir les épreuves, pour ne pas laisser estropier & défigurer mon livre. D’ailleurs l’ouvrage s’imprimoit tellement de l’aveu du magistrat, que c’étoit lui qui dirigeoit en quelque sorte l’entreprise, qu’il m’écrivoit très-souvent, & qu’il me vint voir même à ce sujet, dans une occasion dont je vais parler à l’instant.

Tandis que Duchesne avançoit à pas de tortue, Néaulme, qu’il retenoit, avançoit encore plus lentement. On ne lui envoyoit pas fidèlement les feuilles à mesure qu’elles s’imprimoient. Il crut appercevoir de la ruse dans la manœuvre de Duchesne, c’est-à-dire, de Guy, qui faisoit pour lui; & voyant qu’on n’exécutoit pas le traité, il m’écrivit lettres sur lettres pleines de doléances & de griefs, auxquels je pouvois encore moins remédier qu’à ceux que j’avois pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyoit alors fort souvent, me parloit incessamment de ce livre, mais toujours avec la plus grande réserve. Il savoit & ne savoit pas qu’on l’imprimoit en France, il savoit & ne savoit pas que le magistrat s’en mêlât: en me plaignant des embarras qu’alloit me donner ce livre, il sembloit m’accuser d’imprudence, sans vouloir jamais dire en quoi elle consistoit; il biaisoit & [416] tergiversoit sans cesse: il sembloit ne parler que pour me faire parler. Ma sécurité, pour lors, étoit si complète, que je riois du ton circonspect & mystérieux qu’il mettoit à cette affaire, comme d’un tic contracté chez les ministres & les magistrats, dont il fréquentoit assez les bureaux. Sûr d’être en règle à tous égards sur cet ouvrage, fortement persuadé qu’il avoit non seulement l’agrément & la protection du magistrat, mais même qu’il méritoit & qu’il avoit de même la faveur du ministre, je me félicitois de mon courage à bien faire, & je riois de mes pusillanimes amis, qui paraissoient s’inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nombre, & j’avoue que ma confiance en sa droiture & en ses lumières eût pu m’alarmer à son exemple, si j’en avois eu moins dans l’utilité de l’ouvrage & dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis que l’Emile étoit sous presse; il m’en parla. Je lui lus la Profession de foi du vicaire savoyard; il l’écouta très paisiblement, et, ce me semble, avec grand plaisir. Il me dit, quand j’eus fini: Quoi, citoyen, cela fait partie d’un livre qu’on imprime à Paris? - Oui! lui dis-je, & l’on devroit l’imprimer au Louvre, par ordre du roi.- J’en conviens, me dit-il; mais faites-moi le plaisir de ne dire à personne que vous m’ayez lu ce morceau.

Cette frappante manière de s’exprimer me surprit sans m’effrayer. Je savois que Duclos voyoit beaucoup M. de M[alesherbe]s. J’eus peine à concevoir comment il pensoit si différemment que lui sur le même objet.

Fin du premier Volume.

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