JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.

[113]

LIVRE TROISIEME

Sorti de chez Madame de Vercellis à-peu-près comme j’y étois entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse & j’y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse & l’oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J’étois inquiet, distrait, rêveur; je pleurois, je soupirois, je desirois un bonheur dont je n’avois pas d’idée & dont je sentois la privation. Cet état ne peut se décrire & peu d’hommes même le peuvent imaginer; parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante & délicieuse qui dans l’ivresse du désir donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissoit incessamment mon cerveau de filles & de femmes, mais n’en sentant pas le véritable usage, je les occupois bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; & ces idées tenoient mes sens dans une activité très-incommode, dont par bonheur elles ne m’apprenoient point à me délivrer. J’aurois [114] donné ma vie pour retrouver un quart d’heure une demoiselle Goton. Mais ce n’étoit plus le tems où les jeux de l’enfance alloient-là comme d’eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, étoit venue avec les années; elle avoit accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible, & jamais ni dans ce temps-là ni depuis, je n’ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisois ne m’y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu’elle n’étoit pas scrupuleuse & presque assuré d’être pris au mot.

Mon séjour chez Madame de Vercellis, m’avoit procuré quelques connoissances que j’entretenois dans l’espoir qu’elles pourroient m’être utiles. J’allois voir quelquefois entr’autres un abbé savoyard appellé M. Gaime, précepteur des enfans du comte de Mellarede. Il étoit jeune encore & peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumieres & l’un des plus honnêtes hommes que j’aye connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui m’attiroit chez lui; il n’avoit pas assez de crédit pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie; les leçons de la saine morale & les maximes de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts & de mes idées, j’avois toujours été trop haut ou trop bas; Achille ou Thersite, tantôt héros & tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place & de me montrer à moi-même sans m’épargner ni me décourager. Il me parla très-honorablement de mon naturel & de mes talens; mais il ajouta qu’il en voyoit naître les obstacles qui m’empêcheroient d’en tirer parti, de sorte qu’ils [115] devoient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine dont je n’avois que de fausses idées; il me montra comment dans un destin contraire l’homme sage peut toujours tendre au bonheur & courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n’y a point de vrai bonheur sans sagesse & comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominoient les autres, n’étoient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à la mémoire, c’est que si chaque homme pouvoit lire dans les coeurs de tous les autres, il y auroit plus de gens qui voudroient descendre que de ceux qui voudroient monter. Cette réflexion dont la vérité frappe & qui n’a rien d’outré m’a été d’un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premieres vraies idées de l’honnête, que mon génie ampoulé n’avoit saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes étoit peu d’usage dans la société; qu’en s’élançant trop haut, on étoit sujet aux chutes, que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandoit pas moins de force que les actions héroïques, qu’on en tiroit meilleur parti pour l’honneur & pour le bonheur, & qu’il valoit infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes, que quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l’homme il falloit bien remonter à leur principe. D’ailleurs le pas que je venois de faire & dont mon état présent étoit la suite, nous conduisoit à parler [116] de religion. L’on conçoit déjà que l’honnête M. Gaime est, du moins en grande partie l’original du Vicaire Savoyard. Seulement la prudence l’obligeant à parler avec plus de réserve, il s’expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentimens, ses avis furent les mêmes & jusqu’au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l’ai rendu depuis au public. Ainsi sans m’étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d’abord sans effet, furent dans mon coeur un germe de vertu & de religion qui ne s’y étouffa jamais & qui n’attendoit pour fructifier que les soins d’une main plus chérie.

Quoiqu’alors ma conversion fût peu solide, je ne laissois pas d’être ému. Loin de m’ennuyer de ses entretiens, j’y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité & sur-tout d’un certain intérêt de coeur dont je sentois qu’ils étoient pleins. J’ai l’âme aimante & je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu’ils m’ont fait que de celui qu’ils m’ont voulu, & c’est sur quoi mon tact ne se trompe gueres. Aussi je m’affectionnois véritablement à M. Gaime, j’étois pour ainsi dire son second disciple, & cela me fit pour le moment même l’inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m’entraînoit mon oisiveté.

Un jour que je ne pensois à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. A force d’y aller & de ne pouvoir lui parler, je m’étois ennuyé & je n’y allois plus: je crus qu’il m’avoit oublié, ou qu’il lui étoit resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompois. Il avoit été témoin plus [117] d’une fois du plaisir avec lequel je remplissois mon devoir auprès de sa tante; il le lui avoit même dit & il m’en reparla quand moi-même je n’y songeois plus. Il me reçut bien, me dit que sans m’amuser de promesses vagues il avoit cherché à me placer, qu’il avoit réussi, qu’il me mettoit en chemin de devenir quelque chose, que c’étoit à moi de faire le reste; que la maison où il me faisoit entrer étoit puissante & considérée, que je n’avois pas besoin d’autres protecteurs pour m’avancer, & que, quoique traité d’abord en simple domestique, comme je venois de l’être, je pouvois être assuré que si l’on me jugeoit par mes sentimens & par ma conduite au-dessus de cet état, on étoit disposé à ne m’y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m’avoit données. Quoi! toujours laquais? me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentois trop peu fait pour cette place pour craindre qu’on m’y laissât.

Il me mena chez le Comte de Gouvon premier écuyer de la reine & chef de l’illustre maison de Solar. L’air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l’affabilité de son accueil. Il m’interrogea avec intérêt & je lui répondis avec sincérité. Il dit au Comte de la Roque que j’avois une physionomie agréable & qui promettoit de l’esprit, qu’il lui paroissoit qu’en effet je n’en manquois pas, mais que ce n’étoit pas là tout & qu’il falloit voir le reste. Puis se tournant vers moi; mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencemens sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage & cherchez à plaire ici à tout le monde; [118] voilà quant à présent votre unique emploi. Du reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la Marquise de Breil sa belle-fille & me présenta à elle, puis à l’abbé de Gouvon son fils. Ce début me parut de bon augure. J’en savois assez déjà pour juger qu’on ne fait pas tant de façon à la réception d’un laquais. En effet on ne me traita pas comme tel. J’eus la table de l’Office; on ne me donna point d’habit de livrée, & le Comte de Favria, jeune étourdi, m’ayant voulu faire monter derriere son carrosse, son grand-pere défendit que je montasse derriere aucun carrosse & que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servois à table & je faisois à-peu-près au dedans le service d’un laquais; mais je le faisois en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu’on me dictoit & des images que le Comte de Favria me faisoit découper, j’étois presque le maître de tout mon tems dans la journée. Cette épreuve dont je ne m’appercevois pas étoit assurément très-dangereuse; elle n’étoit pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvoit me faire contracter des vices que je n’aurois pas eus sans cela.

Mais c’est ce qui très-heureusement n’arriva point. Les leçons de M. Gaime avoient fait impression sur mon coeur & j’y pris tant de goût que je m’échappois quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyoient sortir ainsi furtivement ne devinoient gueres où j’allois. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu’il me donna sur ma conduite. Mes commencemens furent admirables; j’étois d’une assiduité, d’une attention, d’un zele qui charmoient tout le [119] monde. L’abbé Gaime m’avoit sagement averti de modérer cette premiere ferveur, de peur qu’elle ne vînt à se relâcher & qu’on n’y prît garde. Votre début, me dit-il, est la regle de ce qu’on exigera de vous: tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins.

Comme on ne m’avoit gueres examiné sur mes petits talens & qu’on ne me supposoit que ceux que m’avoit donné la nature, il ne paroissoit pas, malgré ce que le Comte de Gouvon m’avoit pu dire, qu’on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse & je fus à-peu-près oublié. Le Marquis de Breil, fils du Comte de Gouvon, étoit alors Ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvemens à la Cour, qui se firent sentir dans la famille & l’on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissoit gueres le tems de penser à moi. Cependant jusque-là je m’étois peu relâché. Une chose me fit du bien & du mal, en m’éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs.

Mademoiselle de Breil étoit une jeune personne à-peu-près de mon âge, bien faite, assez belle, très-blanche, avec des cheveux très-noirs & quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon coeur n’a jamais résisté. L’habit de Cour, si favorable aux jeunes personnes, marquoit sa jolie taille, dégageoit sa poitrine & ses épaules & rendoit son teint encore plus éblouissant par le deuil qu’on portoit alors. On dira que ce n’est pas à un domestique de s’appercevoir de ces choses là; j’avois tort, sans [120] doute, mais je m’en appercevois toutefois & même je n’étois pas le seul. Le maître-d’hôtel & les valets-de-chambre en parloient quelquefois à table avec une grossiéreté qui me faisoit cruellement souffrir. La tête ne me tournoit pourtant pas au point d’être amoureux tout de bon. Je ne m’oubliois point; je me tenois à ma place & mes désirs mêmes ne s’émancipoient pas. J’aimois à voir Mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquoient de l’esprit, du sens, de l’honnêteté; mon ambition bornée au plaisir de la servir n’alloit point au-delà de mes droits. A table j’étois attentif à chercher l’occasion de les faire valoir. Si son laquais quittoit un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyoit établi: hors de là je me tenois vis-à-vis d’elle; je cherchois dans ses yeux ce qu’elle alloit demander, j’épiois le moment de changer son assiette. Que n’aurois-je point fait pour qu’elle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot; mais point; j’avois la mortification d’être nul pour elle; elle ne s’appercevoit pas même que j’étois là. Cependant son frere qui m’adressoit quelquefois la parole à table, m’ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine & si bien tournée qu’elle y fit attention & jetta les yeux sur moi. Ce coup d’oeil qui fut court ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l’occasion se présenta d’en obtenir un second & j’en profitai. On donnoit ce jour-là un grand dîné, où pour la premiere fois je vis avec beaucoup d’étonnement le maître-d’hôtel servir l’épée au côté & le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar qui étoit sur la tapisserie avec les armoiries. [121] Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontois ne sont pas pour l’ordinaire consommés dans la langue françoise, quelqu’un trouva dans cette devise une faute d’orthographe & dit qu’au mot fiert il ne falloit point de t.

Le vieux comte de Gouvon alloit répondre, mais ayant jetté les yeux sur moi, il vit que je souriois sans oser rien dire: il m’ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyois pas que le t fût de trop; que fiert étoit un vieux mot françois qui ne venoit pas du mot ferus fier, menaçant; mais du verbe ferit il frappe, il blesse. Qu’ainsi la devise ne me paroissoit pas dire, tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas.

Tout le monde me regardoit & se regardoit sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jetter un second regard qui valoit tout au moins le premier; puis tournant les yeux vers son grand-papa, elle sembloit attendre avec une sorte d’impatience la louange qu’il me devoit & qu’il me donna en effet si pleine & entiere & d’un air si content que toute la table s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces momens trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel & vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, Mademoiselle de Breil levant derechef les yeux sur moi me pria d’un ton de voix aussi timide qu’affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre. Mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement qu’ayant trop rempli le verre je répandis une partie de [122] l’eau sur l’assiette & même sur elle. Son frere me demanda étourdiment pourquoi je tremblois si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer & Mademoiselle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.

Ici finit le roman; où l’on remarquera, comme avec Madame Basile & dans toute la suite de ma vie que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m’affectionnai inutilement à l’antichambre de Madame de Breil; je n’obtins plus une seule marque d’attention de la part de sa fille. Elle sortoit & entroit sans me regarder & moi j’osois à peine jetter les yeux sur elle. J’étois même si bête & si mal-adroit qu’un jour qu’elle avoit en passant laissé tomber son gant; au lieu de m’élancer sur ce gant que j’aurois voulu couvrir de baisers, je n’osai sortir de ma place & je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j’aurois volontiers écrasé. Pour achever de m’intimider, je m’apperçus que je n’avois pas le bonheur d’agréer à Madame de Breil. Non-seulement elle ne m’ordonnoit rien, mais elle n’acceptoit jamais mon service, & deux fois me trouvant dans son antichambre elle me demanda d’un ton fort sec si je n’avois rien à faire? Il fallut renoncer à cette chere antichambre: j’en eus d’abord du regret; mais les distractions vinrent à la traverse & bientôt je n’y pensai plus.

J’eus de quoi me consoler du dédain de Madame de Breil par les bontés de son beau-pere, qui s’apperçut enfin que j’étois là. Le soir du dîné dont j’ai parlé, il eut avec moi un entretien d’une demi-heure, dont il parut content & dont je fus enchanté. Ce bon vieillard quoiqu’homme d’esprit, en avoit moins que Madame de Vercellis, mais il avoit plus d’entrailles & je [123] réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m’attacher à l’abbé de Gouvon son fils, qui m’avoit pris en affection, que cette affection si j’en profitais pouvoit m’être utile & me faire acquérir ce qui me manquoit pour les vues qu’on avoit sur moi. Dès le lendemain matin je volai chez M. l’abbé. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu & m’interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que mon éducation, commencée sur tant de choses, n’étoit achevée sur aucune. Trouvant sur-tout que j’avois peu de latin, il entreprit de m’en enseigner davantage. Nous convînmes que je me rendrois chez-lui tous les matins & je commençai dès le lendemain. Ainsi par une de ces bizarreries qu’on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même tems au-dessus & au-dessous de mon état, j’étois disciple & valet dans la même maison & dans ma servitude j’avois cependant un précepteur d’une naissance à ne l’être que des enfans des Rois.

M. l’abbé de Gouvon étoit un cadet destiné par sa famille à l’épiscopat & dont par cette raison on avoit poussé les études, plus qu’il n’est ordinaire aux enfans de qualité. On l’avoit envoyé à l’université de Sienne, où il avoit resté plusieurs années & dont il avoit rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour être à-peu-près à Turin ce qu’étoit jadis à Paris l’abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l’avoit jetté dans les belles-lettres, ce qui est très-ordinaire en Italie à ceux qui courent la carriere de la prélature. Il avoit bien lu les poetes; il faisoit passablement des vers latins & italiens. En un mot, il avoit le goût qu’il falloit pour former le mien & mettre quelque choix dans le fatras dont je m’étois farci la tête. Mais [124] soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu’il ne pût supporter l’ennui du latin élémentaire, il me mit d’abord beaucoup trop haut, & à peine m’eut-il fait traduire quelques fables de Phedre qu’il me jetta dans Virgile où je n’entendois presque rien. J’étois destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin & à ne le savoir jamais. Cependant je travaillois avec assez de zele & M. l’Abbé me prodiguoit ses soins avec une bonté dont le souvenir m’attendrit encore. Je passois avec lui une partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service: non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée & pour copier, & ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle d’écolier. Non-seulement j’appris ainsi l’Italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature & quelque discernement des bons livres qui ne s’acquéroit pas chez la Tribu & qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul.

Ce tems fut celui de ma vie où sans projets romanesques, je pouvois le plus raisonnablement me livrer à l’espoir de parvenir. M. l’Abbé, très-content de moi, le disoit à tout le monde, & son pere m’avoit pris dans une affection si singuliere que le Comte de Favria m’apprit qu’il avoit parlé de moi au Roi. Madame de Breil elle-même avoit quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins une espece de favori dans la maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils de leur maître, sentoient bien que ce n’étoit pas pour rester long-tems leur égal.

[125] Autant que j’ai pu juger des vues qu’on avoit sur moi par quelques mots lâchés à la volée & auxquels je n’ai réfléchi qu’après coup, il m’a paru que la maison de Solar voulant courir la carriere des ambassades & peut-être s’ouvrir de loin celle du ministere, auroit été bien aise de se former d’avance un sujet qui eût du mérite & des talens & qui dépendant uniquement d’elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance & la servir utilement. Ce projet du Comte de Gouvon étoit noble, judicieux, magnanime & vraiment digne d’un grand seigneur bienfaisant & prévoyant: mais outre que je n’en voyois pas alors toute l’étendue, il étoit trop sensé pour ma tête & demandoit un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchoit la fortune qu’à travers les aventures; & ne voyant point de femme à tout cela, cette maniere de parvenir me paroissoit lente, pénible & triste; tandis que j’aurois dû la trouver d’autant plus honorable & sûre que les femmes ne s’en mêloient pas, l’espece de mérite qu’elles protégent ne valant assurément pas celui qu’on me supposoit.

Tout alloit à merveilles. J’avois obtenu, presque arraché l’estime de tout le monde: les épreuves étoient finies & l’on me regardoit généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance, qui n’étoit pas à sa place & qu’on s’attendoit d’y voir arriver. Mais ma place n’étoit pas celle qui m’étoit assignée par les hommes & j’y devois parvenir par des chemins bien différens. Je touche à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres & qu’il suffit de présenter au lecteur, sans y ajouter de réflexion.

Quoiqu’il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de [126] mon espece, je ne les aimois pas & je n’en avois jamais voulu voir aucun. Mais j’avois vu quelques Genevois qui ne l’étoient pas; entr’autres un M. Mussard surnommé tord-gueule, peintre en miniature & un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure chez le Comte de Gouvon & vint m’y voir avec un autre Genevois appellé Bâcle, dont j’avois été camarade durant mon apprentissage. Ce Bâcle étoit un garçon très-amusant, très-gai, plein de saillies bouffonnes que son âge rendoit agréables. Me voilà tout d’un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il alloit partir bientôt pour s’en retourner à Geneve. Quelle perte j’allois faire! J’en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le tems qui m’étoit laissé, je ne le quittois plus, ou plutôt il ne me quittoit pas lui-même, car la tête ne me tourna pas d’abord au point d’aller hors de l’hôtel passer la journée avec lui sans congé: mais bientôt voyant qu’il m’obsédoit entiérement on lui défendit la porte, & je m’échauffai si bien qu’oubliant tout hors mon ami Bâcle, je n’allois ni chez M. l’Abbé ni chez M. le Comte & l’on ne me voyoit plus dans la maison. On me fit des réprimandes que je n’écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte; elle me fit entrevoir qu’il étoit possible que Bâcle ne s’en allât pas seul. Dès-lors je ne vis plus d’autre plaisir, d’autre sort, d’autre bonheur que celui de faire un pareil voyage & je ne voyois à cela que l’ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroît j’entrevoyois Madame de Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à Geneve, c’est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les [127] ruisseaux, les villages se succédoient sans fin & sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet sembloit devoir absorber ma vie entiere. Je me rappelois avec délices combien ce même voyage m’avoit paru charmant en venant. Que devoit-ce être lorsqu’à tout l’attrait de l’indépendance, se joindroit celui de faire route avec un camarade de mon âge, de mon goût & de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d’aller ou rester que comme il nous plairoit? Il falloit être fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets d’ambition d’une exécution lente, difficile, incertaine & qui, les supposant réalisés un jour ne valoient pas dans tout leur éclat un quart-d’heure de vrai plaisir & de liberté dans la jeunesse.

Plein de cette sage fantaisie je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser & en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir comme je rentrois, le maître-d’hôtel me signifia mon congé de la part de M. le Comte. C’étoit précisément ce que je demandois; car sentant malgré moi l’extravagance de ma conduite, j’y ajoutois pour m’excuser l’injustice & l’ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort & me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du Comte de Favria d’aller lui parler le lendemain matin avant mon départ, & comme on voyoit que la tête m’ayant tourné j’étois capable de n’en rien faire, le maître-d’hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu’on m’avoit destiné & qu’assurément j’avois fort mal gagné: car, ne voulant pas me laisser dans l’état de valet on ne m’avoit pas fixé de gages.

Le Comte de Favria, tout jeune & tout étourdi qu’il étoit, [128] me tint en cette occasion les discours les plus sensés & j’oserois presque dire, les plus tendres; tant il m’exposa d’une maniere flatteuse & touchante les soins de son oncle & les intentions de son grand-pere. Enfin, après m’avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiois pour courir à ma perte, il m’offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m’avoit séduit.

Il étoit si clair qu’il ne disoit pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement je sentis toute la bonté de mon vieux maître & j’en fus touché: mais ce cher voyage étoit trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J’étois tout-à-fait hors de sens, je me raffermis, je m’endurcis, je fis le fier & je répondis arrogamment que puisqu’on m’avoit donné mon congé je l’avois pris, qu’il n’étoit plus tems de s’en dédire & que, quoi qu’il pût m’arriver en ma vie, j’étois bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d’une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritois, me mit hors de sa chambre par les épaules & me ferma la porte aux talons. Moi, je sortis triomphant comme si je venois d’emporter la plus grande victoire, & de peur d’avoir un second combat à soutenir, j’eus l’indignité de partir, sans aller remercier M. l’Abbé de ses bontés.

Pour concevoir jusqu’où mon délire alloit dans ce moment, il faudroit connoître à quel point mon coeur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses & avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, [129] les plus fous, viennent caresser mon idée favorite & me montrer de la vraisemblance à m’y livrer. Croiroit-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or écoutez.

L’abbé de Gouvon m’avoit fait présent il y avoit quelques semaines d’une petite fontaine de héron fort jolie & dont j’étois transporté. A force de faire jouer cette fontaine & de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle & moi, que l’une pourroit bien servir à l’autre & le prolonger. Qu’y avoit-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine & là les repas & la bonne chere devoient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un & l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent & que quand ils n’en gorgent pas les passans, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions par-tout que festins & noces, comptant que sans rien débourser que le vent de nos poumons & l’eau de notre fontaine, elle pouvoit nous défrayer en Piémont, en Savoye, en France & par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissoient point & nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes, que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances & l’attente d’une fortune presque assurée, [130] pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale, adieu la Cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles & toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avoit amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine & mon ami Bâcle, la bourse légerement garnie, mais le coeur saturé de joie & ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avois tout à coup borné mes brillans projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étois attendu, mais non pas tout-à-fait de la même maniere; car bien que notre fontaine amusât quelques momens dans les cabarets les hôtesses & leurs servantes, il n’en falloit pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troubloit gueres & nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendroit à nous manquer. Un accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa près de Bramant, & il en étoit tems; car nous sentions sans oser nous le dire qu’elle commençoit à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant & nous rîmes beaucoup de notre étourderie, d’avoir oublié que nos habits & nos souliers s’useroient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allegrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tariffante nous faisoit une nécessité d’arriver.

A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venois de faire: jamais homme ne prit si-tôt ni si bien son parti sur le passé; mais sur l’accueil qui m’attendoit chez Madame [131] de Warens; car j’envisageois exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avois écrit mon entrée chez le Comte de Gouvon; elle savoit sur quel pied j’y étois, & en m’en félicitant elle m’avoit donné des leçons très-sages sur la maniere dont je devois correspondre aux bontés qu’on avoit pour moi. Elle regardoit ma fortune comme assurée si je ne la détruisois pas par ma faute. Qu’alloit-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l’esprit qu’elle pût me fermer sa porte; mais je craignois le chagrin que j’allois lui donner; je craignois ses reproches plus durs pour moi que la misere. Je résolus de tout endurer en silence & de tout faire pour l’appaiser. Je ne voyois plus dans l’univers qu’elle seule: vivre dans sa disgrâce étoit une chose qui ne se pouvoit pas.

Ce qui m’inquiétoit le plus étoit mon compagnon de voyage dont je ne voulois pas lui donner le surcroît & dont je craignois de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la derniere journée. Le drôle me comprit; il étoit plus fou que sot. Je crus qu’il s’affecteroit de mon inconstance; j’eus tort; mon ami Bâcle ne s’affectoit de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu’il me dit; te voilà chez toi, m’embrassa, me dit adieu, fit une pirouette & disparut. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connoissance & notre amitié durerent en tout environ six semaines, mais les suites en dureront autant que moi.

Que le coeur me battit en approchant de la maison de Madame de Warens! mes jambes trembloient sous moi, mes yeux se couvroient d’un voile, je ne voyois rien, je n’entendois [132] rien, je n’aurois reconnu personne; je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer & reprendre mes sens. Etoit-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avois besoin qui me troubloit à ce point? A l’âge où j’étois, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non, je le dis avec autant de vérité que de fierté; jamais en aucun tems de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le coeur. Dans le cours d’une vie inégale & mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asyle & sans pain, j’ai toujours vu du même oeil l’opulence & la misere. Au besoin j’aurois pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie, mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon ame à l’épreuve de la fortune n’a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle, & c’est quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels.

A peine parus-je aux yeux de Madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix, je me précipite à ses pieds & dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avoit su de mes nouvelles, mais je vis peu de surprise sur son visage & je n’y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te revoilà donc? Je savois bien que tu étois trop jeune pour ce voyage; je suis bien [133] aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que j’avois craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue & que je lui fis très-fidelement, en supprimant cependant quelques articles; mais au reste sans m’épargner ni m’excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme-de-chambre. Je n’osois respirer durant cette délibération, mais quand j’entendis que je coucherois dans la maison j’eus peine à me contenir & je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m’étoit destinée, à-peu-près comme St. Preux vit remiser sa chaise chez Madame de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir d’apprendre que cette faveur ne seroit pas passagere, & dans un moment où l’on me croyoit attentif à tout autre chose, j’entendis qu’elle disoit: on dira ce qu’on voudra, mais puisque la providence me le renvoye, je suis déterminée à ne pas l’abandonner.

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de coeur qui nous fait vraiment jouir de nous soit l’ouvrage de la nature & peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très-sensible ne sentiroit rien & mourroit sans avoir connu son être. Tel à-peu-près j’avois été jusqu’àlors & tel j’aurois toujours été peut-être, si je n’avois jamais connu Madame de Warens, ou si même l’ayant connue, je n’avois pas vécu assez long-tems auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentimens affectueux qu’elle [134] m’inspira. J’oserai le dire; qui ne sent que l’amour ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connois un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour & qui souvent en est séparé. Ce sentiment n’est pas non plus l’amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre; je n’imagine pas qu’il puisse agir pour quelqu’un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut & je ne l’éprouvai jamais près d’aucun de mes amis. Ceci n’est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentimens ne se décrivent bien que par leurs effets.

Elle habitoit une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle piece de réserve dont elle fit sa chambre de parade & qui fut celle où l’on me logea. Cette chambre étoit sur le passage dont j’ai parlé où se fit notre premiere entrevue, & au-delà du ruisseau & des jardins on découvroit la campagne. Cet aspect n’étoit pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’étoit depuis Bossey, la premiere fois que j’avois du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n’avois eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible & douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisois de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chere patronne: il me sembloit qu’elle l’avoit mis là tout exprès pour moi; je m’y plaçois paisiblement auprès d’elle; je la voyois par-tout entre les fleurs & la verdure; ses charmes & ceux du printems se confondoient à mes yeux. Mon coeur jusqu’àlors comprimé se trouvoit plus au large dans cet espace & mes soupirs s’exhaloient plus librement parmi ces vergers.

[135] On ne trouvoit pas chez Madame de Warens la magnificence que j’avois vue à Turin, mais on y trouvoit la propreté, la décence & une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s’allie jamais. Elle avoit peu de vaisselle d’argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l’une & l’autre étoient bien garnies au service de tout le monde & dans des tasses de fayance elle donnoit d’excellent café. Quiconque la venoit voir, étoit invité à dîner avec elle ou chez elle, & jamais ouvrier, messager ou passant ne sortoit sans manger ou boire. Son domestique étoit composé d’une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d’un valet de son pays appellé Claude Anet dont il sera question dans la suite, d’une cuisiniere & de deux porteurs de louage quand elle alloit en visite, ce qu’elle faisoit rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela, dans un pays où la terre est très-bonne & l’argent très-rare. Malheureusement l’économie ne fut jamais sa vertu favorite; elle s’endettoit, elle payoit; l’argent faisoit la navette & tout alloit.

La maniere dont son ménage étoit monté étoit précisément celle que j’aurois choisie; on peut croire que j’en profitois avec plaisir. Ce qui m’en plaisoit moins étoit qu’il falloit rester très-long-tems à table. Elle supportoit avec peine la premiere odeur du potage & des mets. Cette odeur la faisoit presque tomber en défaillance & ce dégoût duroit long-tems. Elle se remettoit peu à peu, causoit & ne mangeoit point. Ce n’étoit qu’au bout d’une demi-heure qu’elle essayoit le premier [136] morceau. J’aurois dîné trois fois dans cet intervalle: mon repas étoit fait long-tems avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençois de compagnie; aussi je mangeois pour deux & ne m’en trouvois pas plus mal. Enfin je me livrois d’autant plus au doux sentiment du bien-être que j’éprouvois auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouissois n’étoit mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires, je les supposois en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai retrouvé les mêmes agrémens dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle & voyant qu’ils anticipoient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à pure perte: je n’ai jamais pu l’éviter.

Dès le premier jour la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom, Maman fut le sien, & toujours nous demeurâmes Petit & Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manieres & sur-tout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la plus tendre des meres qui jamais ne chercha son plaisir mais toujours mon bien; & si les sens entrerent dans mon attachement pour elle, ce n’étoit pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une Maman jeune & jolie qu’il m’étoit délicieux de caresser; je dis, caresser au pied de la lettre; car jamais elle n’imagina de m’épargner [137] les baisers ni les plus tendres caresses maternelles & jamais il n’entra dans mon coeur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espece; j’en conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire à la fois.

Le coup-d’oeil de notre premiere entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu’elle m’oit jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n’alloient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu’un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n’avois ni transports ni désirs auprès d’elle; j’étois dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurois ainsi passé ma vie & l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-têtes étoient moins des entretiens qu’un babil intarissable qui pour finir avoit besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il falloit plutôt m’en faire une de me taire. A force de méditer ses projets elle tomboit souvent dans la rêverie. Hé bien, je la laissois rêver; je me taisois, je la contemplois & j’étois le plus heureux des hommes. J’avois encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchois sans cesse & j’en jouissois avec une passion qui dégénéroit en fureur, quand des importuns venoient le troubler. Si-tôt que quelqu’un arrivoit, homme ou femme, il n’importoit pas, je sortois en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle. J’allois compter les minutes dans son antichambre, [138] maudissant mille fois ces éternels visiteurs & ne pouvant concevoir ce qu’ils avoient tant à dire, parce que j’avois à dire encore plus.

Je ne sentois toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyois pas. Quand je la voyois je n’étois que content; mais mon inquiétude en son absence alloit au point d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnoit des élans d’attendrissement qui souvent alloient jusqu’aux larmes. Je me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle étoit à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le coeur plein de son image & du désir ardent de passer mes jours auprès d’elle. J’avois assez de sens pour voir que quant à présent cela n’étoit pas possible & qu’un bonheur que je goûtois si bien seroit court. Cela donnoit à ma rêverie une tristesse qui n’avoit pourtant rien de sombre & qu’un espoir flatteur tempéroit. Le son des cloches qui m’a toujours singulierement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses & champêtres dans lesquelles je plaçois en idée notre commune demeure, tout cela me frappoit tellement d’une impression vive, tendre, triste & touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux tems & dans cet heureux séjour où mon coeur possédant toute la félicité qui pouvoit lui plaire, la goûtoit dans des ravissemens inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m’être élancé jamais dans l’avenir avec plus de force & d’illusion que je fis alors; & ce qui m’a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie quand elle s’est réalisée, [139] c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avois imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours & les ans & la vie entiere s’y passoient dans une inaltérable tranquillité, au lieu qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe. Son accomplissement fut presque à l’instant suivi du réveil.

Je ne finirois pas si j’entrois dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chere Maman me faisoit faire, quand je n’étois plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avoit couché, mes rideaux, tous les meubles de ma chambre en songeant qu’ils étoient à elle, que sa belle main les avoit touchés, le plancher même sur lequel je me prosternois en songeant qu’elle y avoit marché. Quelquefois même en sa présence il m’échappoit des extravagances que le plus violent amour seul sembloit pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu’elle avoit mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu; elle rejette le morceau sur son assiette, je m’en saisis avidement & l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus passionné il n’y avoit qu’une différence unique, mais essentielle & qui rend mon état presque inconcevable à la raison.

J’étois revenu d’Italie, non tout-à-fait comme j’y étois allé; mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avois rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avois senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s’étoit enfin déclaré & sa premiere éruption très-involontaire, [140] m’avoit donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avois vécu jusqu’àlors. Bientôt rassuré j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature & sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur & quelquefois de leur vie. Ce vice que la honte & la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives; c’est de disposer pour ainsi dire à leur gré de tout le sexe & de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage je travaillois à détruire la bonne constitution qu’avoit rétablie en moi la nature & à qui j’avois donné le tems de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente; logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon coeur, la voyant sans cesse dans la journée; le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulans! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire; ce qui devoit me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un tems. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente je voyois toujours en elle une tendre mere, une soeur chérie, une délicieuse amie & rien de plus. Je la voyois toujours ainsi, toujours la même & ne voyois jamais qu’elle. Son image toujours présente à mon coeur n’y laissoit place à nulle autre; elle étoit pour moi la seule femme qui fût au monde, & l’extrême douceur des sentimens qu’elle m’inspiroit ne laissant pas à mes sens le tems de s’éveiller [141] pour d’autres, me garantissoit d’elle & de tout son sexe. En un mot, j’étois sage parce que je l’aimois. Sur ces effets que je rends mal, dise qui pourra de quelle espece étoit mon attachement pour elle. Pour moi tout ce que j’en puis dire est que s’il paroît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paroîtra beaucoup plus.

Je passois mon tems le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisoient le moins. C’étoient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c’étoient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venoient des foules de passans, de mendians, de visites de toute espece. Il falloit entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frere lay. Je pestois, je grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle qui prenoit tout en gaieté, mes fureurs la faisoient rire aux larmes, & ce qui la faisoit rire encore plus étoit de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvois moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avois le plaisir de grogner étoient charmans, & s’il survenoit un nouvel importun durant la querelle, elle en savoit encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite & me jetant des coups-d’oeil pour lesquels je l’aurois volontiers battue. Elle avoit peine à s’abstenir d’éclater en me voyant contraint & retenu par la bienséance lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon coeur & même en dépit de moi, je trouvois tout cela très-comique.

Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusoit pourtant, parce [142] qu’il faisoit partie d’une maniere d’être qui m’étoit charmante. Rien de ce qui se faisoit autour de moi, rien de tout ce qu’on me faisoit faire n’étoit selon mon goût, mais tout étoit selon mon coeur. Je crois que je serois parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n’eût fourni des scenes folâtres qui nous égayoient sans cesse: c’est peut-être la premiere fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendois connoître à l’odeur un livre de médecine, & ce qu’il y a de plaisant est que je m’y trompois rarement. Elle me faisoit goûter des plus détestables drogues. J’avois beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma résistance & mes horribles grimaces, malgré moi & mes dents; quand je voyois ces jolis doigts barbouillés s’approcher de ma bouche, il falloit finir par l’ouvrir & sucer. Quand tout son petit ménage étoit rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir & crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu’on y jouoit quelque farce & non pas qu’on y faisoit de l’opiat ou de l’élixir.

Mon tems ne se passoit pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J’avois trouvé quelques livres dans la chambre que j’occupois: le Spectateur, Puffendorff, St. Evremond, la Henriade. Quoique je n’eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désoeuvrement je lisois un peu de tout cela. Le Spectateur sur-tout me plut beaucoup & me fit du bien. M. l’abbé de Gouvon m’avoit appris à lire moins avidement & avec plus de réflexion; la lecture me profitoit mieux. Je m’accoutumois à réfléchir sur l’élocution, sur les constructions élégantes; je m’exerçois à discerner le françois pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d’une faute d’orthographe [143] que je faisois avec tous nos Genevois par ces deux vers de la Henriade.

Soit qu’un ancien respect pour le sang de leurs maîtres,

Parlât encore pour lui dans le coeur de ces traîttres.

Ce mot parlât qui me frappa, m’apprit qu’il falloit un t à la troisieme personne du subjonctif; au lieu qu’auparavant je l’écrivois & prononçois parla comme le présent de l’indicatif.

Quelquefois je causois avec Maman de mes lectures; quelquefois je lisois auprès d’elle; j’y prenois grand plaisir; je m’exerçois à bien lire & cela me fut utile aussi. J’ai dit qu’elle avoit l’esprit orné. Il étoit alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s’étoient empressés à lui plaire & lui avoient appris à juger des ouvrages d’esprit. Elle avoit, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parloit que de Bayle & faisoit grand cas de St. Evremond, qui depuis long-tems étoit mort en France. Mais cela n’empêchoit pas qu’elle connût la bonne littérature & qu’elle n’en parlât fort bien. Elle avoit été élevée dans des sociétés choisies, & venue en Savoye encore jeune, elle avoit perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays, ce ton maniéré du pays de Vaud où les femmes prennent le bel esprit pour l’esprit du monde & ne savent parler que par épigrammes.

Quoiqu’elle n’eût vu la Cour qu’en passant, elle y avoit jetté un coup-d’oeil rapide qui lui avoit suffi pour la connoître. Elle s’y conserva toujours des amis & malgré de secretes jalousies, malgré les murmures qu’excitoient sa conduite & ses dettes, elle n’a jamais perdu sa pension. Elle avoit l’expérience [144] du monde & l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’étoit le sujet favori de ses conversations & c’étoit précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avois le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyere: il lui plaisoit plus que la Rochefoucault, livre triste & désolant, principalement dans la jeunesse où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand elle moralisoit, elle se perdoit quelquefois un peu dans les espaces; mais en lui baisant de tems en tems la bouche ou les mains je prenois patience & ses longueurs ne m’ennuyoient pas.

Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je le sentois & l’inquiétude de la voir finir étoit la seule chose qui en troubloit la jouissance. Tout en folâtrant Maman m’étudioit, m’observoit, m’interrogeoit & bâtissoit pour ma fortune force projets dont je me serois bien passé. Heureusement que ce n’étoit pas le tout de connoître mes penchants, mes goûts, mes petits talens, il falloit trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti & tout cela n’étoit pas l’affaire d’un jour. Les préjugés même qu’avoit conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculoient les momens de le mettre en oeuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens; enfin tout alloit au gré de mes désirs, grace à la bonne opinion qu’elle avoit de moi; mais il en fallut rabattre & dès-lors, adieu la tranquillité. Un de ses parens appellé M. d’Aubonne la vint voir. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s’y ruinoit pas, une espece d’aventurier. Il venoit de proposer au Cardinal de Fleury un plan de lotterie très-composée, qui n’avoit pas été goûté. Il [145] alloit le proposer à la Cour de Turin où il fut adopté & mis en exécution. Il s’arrêta quelque tems à Annecy & y devint amoureux de Madame l’Intendante, qui étoit une personne fort aimable, fort de mon goût & la seule que je visse avec plaisir chez Maman. M. d’Aubonne me vit, sa parente lui parla de moi, il se chargea de m’examiner, de voir à quoi j’étois propre & s’il me trouvoit de l’étoffe, de chercher à me placer.

Madame de Warens m’envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission & sans me prévenir de rien. Il s’y prit très-bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu’il étoit possible, me parla de niaiseries & de toutes sortes de sujets. Le tout sans paroître m’observer, sans la moindre affectation & comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J’étois enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que malgré ce que promettoient mon extérieur & ma physionomie animée, j’étois, sinon tout-à-fait inepte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très-borné en un mot à tous égards & que l’honneur de devenir quelque jour Curé de village étoit la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu’il rendit de moi à Madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisieme fois que je fus ainsi jugé; ce ne fut pas la derniere & l’arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé.

La cause de ces jugemens tient trop à mon caractere, pour n’avoir pas ici besoin d’explication: car en conscience, on sent bien que je ne puis sincérement y souscrire & qu’avec toute [146] l’impartialité possible, quoiqu’aient pu dire Mrs. Masseron, d’Aubonne & beaucoup d’autres, je ne les saurois prendre au mot.

Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la maniere. Un tempérament très-ardent, des passions vives, impétueuses & des idées lentes à naître, embarrassées & qui ne se présentent jamais qu’après-coup. On diroit que mon coeur & mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment plus prompt que l’éclair vient remplir mon ame, mais au lieu de m’éclairer il me brûle & m’éblouit. Je sens tout & je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sais de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende; je fais d’excellens impromptus à loisir; mais sur le tems je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferois une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un Duc de Savoye qui se retourna, faisant route, pour crier, à votre gorge, marchand de Paris, je dis, me voilà.

Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul & quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté. Elles y circulent sourdement; elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations; & au milieu de toute cette émotion je ne vois rien nettement; je ne saurois écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’appaise, [147] ce chaos se débrouille; chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement & après une longue & confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie? Dans les changemens de scene il regne sur ces grands théâtres un désordre désagréable & qui dure assez long-tems: toutes les décorations sont entre-mêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine; on croit que tout va renverser. Cependant peu-à-peu tout s’arrange, rien ne manque & l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à-peu-près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avois su premiérement attendre & puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’Auteurs m’auroient surpassé.

De-là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d’une table & de mon papier: c’est à la promenade au milieu des rochers & des bois, c’est la nuit dans mon lit & durant mes insomnies que j’écris dans mon cerveau, l’on peut juger avec quelle lenteur, sur-tout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale & qui de la vie n’a pu retenir six vers par coeur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée & retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De-là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail, qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légéreté, [148] comme les lettres; genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton & dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir, ma lettre est un long & confus verbiage; à peine m’entend-on quand on la lit.

Non-seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J’ai étudié les hommes & je me crois assez bon observateur. Cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle & je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénetre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient: je me rappelle le lieu, le tems, le ton, le regard, le geste, la circonstance, rien ne m’échappe. Alors sur ce qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, & il est rare que je me trompe.

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois & sur le champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle: car à chaque mot il faudroit passer en revue tous les gens qui sont là: il faudroit connoître tous leurs caracteres, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus surs [149] de ce qu’ils disent: encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues! il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire; la nécessité de parler toujours. Quand on vous parle, il faut répondre, & si l’on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ & toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement.

Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plutôt ma dette j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer.

Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger: d’autant plus malheureux que ma physionomie & mes yeux promettent davantage & que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail qu’une occasion particuliere a fait naître n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire & qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerois la société comme un autre, si je n’étois sûr de m’y [150] montrer non-seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire & de me cacher est précisément celui qui me convenoit. Moi présent on n’auroit jamais su ce que je valois, on ne l’auroit pas soupçonné même; & c’est ce qui est arrivé à Madame Dupin, quoique femme d’esprit & quoique j’aye vécu dans sa maison plusieurs années. Elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce tems-là. Au reste, tout ceci souffre des exceptions & j’y reviendrai dans la suite.

La mesure de mes talens ainsi fixée, l’état qui me convenoit ainsi désigné, il ne fut plus question pour la seconde fois que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n’avois pas fait mes études & que je ne savois pas même assez de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque tems. Elle en parla au supérieur; c’étoit un lazariste appellé M.Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel & le moins pédant lazariste que j’aye connu; ce qui n’est pas beaucoup dire à la vérité.

Il venoit quelquefois chez Maman qui l’accueilloit, le caressoit, l’agaçoit même & se faisoit quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeoit assez volontiers. Tandis qu’il étoit en fonction, elle couroit par la chambre de côté & d’autre faisoit tantôt ceci tantôt cela. Tiré par le lacet Monsieur le Supérieur suivoit en grondant & disant à tout moment; mais Madame, tenez-vous donc. Cela faisoit un sujet assez pittoresque.

M. Gros se prêta de bon coeur au projet de Maman. Il se [151] contenta d’une pension très-modique & se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du consentement de l’Evêque, qui non-seulement l’accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque, jusqu’à ce qu’on pût juger par un essai du succès qu’on devoit espérer.

Quel changement! Il fallut m’y soumettre. J’allai au séminaire comme j’aurois été au supplice. La triste maison qu’un séminaire; sur-tout pour qui sort de celle d’une aimable femme. J’y portai un seul livre que j’avois prié Maman de me prêter & qui me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c’étoit: un livre de musique. Parmi les talens qu’elle avoit cultivés la musique n’avoit pas été oubliée. Elle avoit de la voix, chantoit passablement & jouoit un peu du clavecin. Elle avoit eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant, & il fallut commencer de loin, car à peine savois-je la musique de nos pseaumes. Huit ou dix leçons de femme & fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier ne m’apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j’avois une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m’exercer seul. Le livre que j’emportai n’étoit pas même des plus faciles; c’étoient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application & mon obstination, quand je dirai que sans connoître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer & chanter sans faute le premier récitatif & le premier air de la cantate d’Alphée & Aréthuse; & il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.

[152] Il y avoit au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit & qui me fit prendre en horreur le latin qu’il vouloit m’enseigner. Il avoit des cheveux plats, gras & noirs, un visage de pain d’épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire étoit sardonique; ses membres jouoient comme les poulies d’un mannequin: j’ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante & doucereuse m’est restée & j’ai peine à me la rappeller sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de Cour!

Si j’étois resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n’y auroit pas résisté. Mais le bon M. Gros qui s’aperçut que j’étois triste, que je ne mangeois pas, que je maigrissois, devina le sujet de mon chagrin; cela n’étoit pas difficile. Il m’ôta des griffes de ma bête & par un autre contraste encore plus marqué me remit au plus doux des hommes. C’étoit un jeune abbé Faucigneran, appellé M. Gâtier qui faisoit son séminaire & qui par complaisance pour M. Gros & je crois, par humanité, vouloit bien prendre sur ses études le tems qu’il donnoit à diriger les miennes. Je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il étoit blond & sa barbe tiroit sur le roux. Il avoit le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui sous une figure épaisse cachent tous beaucoup d’esprit; mais ce qui se marquoit vraiment en lui étoit une ame sensible, affectueuse, [153] aimante. Il y avoit dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse & de tristesse, qui faisoit qu’on ne pouvoit le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyoit sa destinée & qu’il se sentoit né pour être malheureux.

Son caractere ne démentoit pas sa physionomie. Plein de patience & de complaisance, il sembloit plutôt étudier avec moi que m’instruire. Il n’en falloit pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avoit rendu cela très-facile. Cependant malgré tout le tems qu’il me donnoit, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l’un & l’autre & quoiqu’il s’y prît très-bien, j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec assez de conception je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon pere & M. Lambercier. Le peu que je sais de plus, je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espece de joug ne peut s’asservir à la loi du moment. La crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif. De peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre; il va en avant & je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.

Le tems des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnoissance. Je fis pour lui des voeux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse il avoit fait un enfant à une fille, la seule dont avec un coeur très-tendre il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale [154] effroyable dans un diocese administré très-sévérement. Les Prêtres, en bonne regle, ne doivent faire des enfans qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le sentiment de son infortune profondément gravé dans mon coeur me revint quand j’écrivis l’Emile, & réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l’original du Vicaire Savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré ses modeles.

Pendant que j’étois au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. M***[Intendant] s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’étoit faire comme le chien du jardinier; car quoique Madame***[Corvezi] fût aimable, il vivoit fort mal avec elle: & il la traitoit si brutalement qu’il fut question de séparation. M *** [Corvezi] étoit un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette & qui à force de vexations, finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons; M. d’Aubonne se vengea du sien par une comédie: il envoya cette piece à Madame de Warens qui me la fit voir. Elle me plut & me fit naître la fantaisie d’en faire une pour essayer si j’étois en effet aussi bête que l’auteur l’avoit prononcé: mais ce ne fut qu’à Chambéri que j’exécutai ce projet en écrivant l’Amant de lui-même. Ainsi quand j’ai dit dans la préface de cette piece que je l’avois écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quelques années.

C’est à-peu-près à ce tems-ci que se rapporte un événement [155] peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites & qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avois oublié. Toutes les semaines j’avois une fois la permission de sortir, je n’ai pas besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étois chez Maman, le feu prit à un bâtiment des Cordeliers attenant à la maison qu’elle occupoit. Ce bâtiment où étoit leur four étoit plein jusqu’au comble de fascines seches. Tout fut embrasé en très-peu de tems. La maison étoit en grand péril & couverte par les flammes que le vent y portoit. On se mit en devoir de déménager en hâte & de porter les meubles dans le jardin, qui étoit vis-à-vis mes anciennes fenêtres & au-delà du ruisseau dont j’ai parlé. J’étois si troublé que je jettois indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tomboit sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre qu’en tout autre tems j’aurois eu peine à soulever: j’étois prêt à y jetter de même une grande glace, si quelqu’un ne m’eût retenu. Le bon Evêque qui étoit venu voir Maman ce jour-là ne resta pas, non plus, oisif. Il l’emmena dans le jardin où il se mit en prieres avec elle & tous ceux qui étoient là, en sorte qu’arrivant quelque tems après je vis tout le monde à genoux & m’y mis comme les autres. Durant la priere du saint homme le vent changea, mais si brusquement & si à propos que les flammes qui couvroient la maison & entroient déjà par les fenêtres furent portées de l’autre côté de la cour & la maison n’eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confreres commencerent à recueillir les pieces qui pouvoient servir à sa béatification. A la priere du P. Boudet je joignis à [156] ces pieces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J’avois vu l’Evêque en priere & durant sa priere j’avois vu le vent changer & même très-à propos: voilà ce que je pouvois dire & certifier: mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre, voilà ce que je ne devois pas attester, parce que je ne pouvois le savoir. Cependant autant que je puis me rappeller mes idées, alors sincerement catholique, j’étois de bonne foi. L’amour du merveilleux si naturel au coeur humain, ma vénération pour ce vertueux Prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aiderent à me séduire, & ce qu’il y a de sûr est que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prieres, j’aurois bien pu m’en attribuer ma part.

Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment & en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte étoit heureuse & l’à-propos me parut à moi-même très-plaisant.

J’étois destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu’il lui fût possible, on voyoit qu’ils n’étoient pas proportionnés à mon travail & cela n’étoit pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l’Evêque & le Supérieur se rebuterent-ils & on me rendit à Madame de Warens comme un sujet qui n’étoit pas même bon pour être prêtre; au reste assez bon garçon, disoit-on & point vicieux; ce qui fit que malgré tant de préjugés rebutans sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.

[157] Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique dont j’avois tiré si bon parti. Mon air d’Alphée & Aréthuse étoit à-peu-près tout ce que j’avois appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien. L’occasion étoit commode. On faisoit chez elle au moins une fois la semaine de la musique & le maître de musique de la cathédrale qui dirigeoit ce petit concert venoit la voir très-souvent. C’étoit un Parisien nommé M. le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au demeurant très-bon homme. Maman me fit faire sa connoissance; je m’attachois à lui, je ne lui déplaisois pas: on parla de pension; l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui & j’y passai l’hiver d’autant plus agréablement que la maîtrise n’étant qu’à vingt pas de la maison de Maman, nous étions chez elle en un moment & nous y soupions très-souvent ensemble.

On jugera bien que la vie de la maîtrise toujours chantante & gaie, avec les musiciens & les enfans de choeur, me plaisoit plus que celle du séminaire avec les peres de St. Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n’en étoit pas moins égale & réglée. J’étois fait pour aimer l’indépendance & pour n’en abuser jamais. Durant six mais entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez Maman ou à l’église & je n’en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme & que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis affecté comme si [158] j’y étois encore. Non-seulement je me rappelle les tems, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnans la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là & dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétoit à la maîtrise, tout ce qu’on chantoit au choeur, tout ce qu’on y faisoit, le bel & noble habit des Chanoines, les chasubles des Prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouoit de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouoit du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée M. le Maître endossoit par-dessous son habit laique & le beau surplis fin dont il en couvroit les loques pour aller au choeur: l’orgueil avec lequel j’allois, tenant ma petite flûte à bec m’établir dans l’orchestre à la tribune, pour un petit bout de récit que M. le Maître avoit fait exprès pour moi: le bon dîné qui nous attendoit ensuite, le bon appétit qu’on y portoit; ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant & plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme syderum qui marche par jambes; parce qu’un dimanche de l’Avent j’entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette Eglise-là. Mlle. Merceret femme-de-chambre de Maman savoit un peu de musique: je n’oublierai jamais un petit mottet afferte que M. le Maître me fit chanter avec elle & que sa maîtresse écoutoit avec tant de plaisir. Enfin tout jusqu’à la bonne servante Perrine qui étoit si bonne fille & que les enfans de [159] choeur faisoient tant endêver, tout dans les souvenirs de ces tems de bonheur & d’innocence revient souvent me ravir & m’attrister.

Je vivois à Annecy depuis près d’un an sans le moindre reproche; tout le monde étoit content de moi. Depuis mon départ de Turin je n’avois point fait de sottise & je n’en fis point tant que je fus sous les yeux de Maman. Elle me conduisoit & me conduisoit toujours bien; mon attachement pour elle étoit devenu ma seule passion & ce qui prouve que ce n’étoit pas une passion folle c’est que mon coeur formoit ma raison. Il est vrai qu’un seul sentiment absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettoit hors d’état de rien apprendre; pas même la musique, bien que j’y fisse tous mes efforts. Mais il n’y avoit point de ma faute; la bonne volonté y étoit tout entiere, l’assiduité y étoit. J’étois distrait, rêveur, je soupirois; qu’y pouvois-je faire? Il ne manquoit à mes progrès rien qui dépendît de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies, il ne falloit qu’un sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses & comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.

Un soir du mais de Février qu’il faisoit bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre: un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d’un air aisé & fait à M. le Maître un compliment court & bien tourné, se donnant pour un musicien françois que le mauvais état de ses finances forçoit de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien françois le coeur tressaillit au bon le [160]Maître; il aimoit passionnément son pays & son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte dont il paroissoit avoir grand besoin & qu’il accepta sans beaucoup de façon. Je l’examinai tandis qu’il se chauffoit & qu’il jasoit en attendant le souper. Il étoit court de stature mais large de quarrure; il avoit je ne sais quoi de contrefait dans sa taille sans aucune difformité particuliere; c’étoit pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu’il boitoit un peu. Il avoit un habit noir plutôt usé que vieux & qui tomboit par pieces, une chemise très-fine & très-sale, de belles manchettes d’effilé, des guêtres dans lesquelles il auroit mis les deux jambes & pour se garantir de la neige un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avoit pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentoit pas; sa physionomie avoit de la finesse & de l’agrément, il parloit facilement & bien, mais très-peu modestement. Tout marquoit en lui un jeune débauché qui avoit eu de l’éducation & qui n’alloit pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu’il s’appeloit Venture de Villeneuve, qu’il venoit de Paris, qu’il s’étoit égaré dans sa route, & oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu’il alloit à Grenoble voir un parent qu’il avoit dans le parlement.

Pendant le soupé on parla de musique & il en parla bien. Il connoissoit tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célebres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu’on disoit il paroissoit au fait; mais à peine un sujet étoit-il entamé qu’il brouilloit l’entretien par quelque polissonnerie qui faisoit rire & [161] oublier ce que l’on avoit dit. C’étoit un samedi; il y avoit le lendemain musique à la cathédrale. M. le Maître lui propose d’y chanter; très-volontiers; lui demande quelle est sa partie? la Haute-contre, & il parle d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à prévoir; il n’y jetta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maître: vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne soit pas une note de musique. J’en ai grand’peur, lui répondis-je. Je les suivis très-inquiet. Quand on commença, le coeur me battit d’une terrible force; car je m’intéressois beaucoup à lui.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse & tout le goût imaginables & qui plus est avec une très-jolie voix. Je n’ai gueres eu de plus agréable surprise. Après la messe M. Venture reçut des complimens à perte de vue des chanoines & des musiciens, auxquels il répondoit en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. le Maître l’embrassa de bon coeur; j’en fis autant: il vit que j’étois bien aise & cela parut lui faire plaisir.

On conviendra je m’assure, qu’après m’être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n’étoit qu’un manan, je pouvois m’engouer de M. Venture qui avoit de l’éducation, des talens, de l’esprit, de l’usage du monde & qui pouvoit passer pour un aimable débauché. C’est aussi ce qui m’arriva & ce qui seroit arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus facilement encore qu’il auroit eu un meilleur tact pour sentir le mérite & un meilleur goût pour s’y attacher: car Venture en avoit, sans contredit, & il en avoit sur-tout un bien rare à son âge, celui de n’être point pressé de montrer [162] son acquis. Il est vrai qu’il se vantoit de beaucoup de choses qu’il ne savoit point; mais pour celles qu’il savoit & qui étoient en assez grand nombre, il n’en disoit rien: il attendoit l’occasion de les montrer; il s’en prévaloit alors sans empressement & cela faisoit le plus grand effet. Comme il s’arrêtoit après chaque chose sans parler du reste, on ne savoit plus quand il auroit tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours & ne riant jamais, il disoit du ton le plus élégant les choses les plus grossieres & les faisoit passer. Les femmes même les plus modestes s’étonnoient de ce qu’elles enduroient de lui. Elles avoient beau sentir qu’il falloit se fâcher, elles n’en avoient pas la force. Il ne lui falloit que des filles perdues; & je ne crois pas qu’il fût fait pour avoir de bonnes fortunes, mais il étoit fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avoient. Il étoit difficile qu’avec tant de talens agréables, dans un pays où l’on s’y connoît & où on les aime, il restât borné long-tems à la sphere des musiciens.

Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif & plus durable que celui que j’avois pris pour M. Bâcle. J’aimois à le voir, à l’entendre, tout ce qu’il faisoit me paroissoit charmant, tout ce qu’il disoit me sembloit des oracles: mais mon engouement n’alloit pas jusqu’à ne pouvoir me séparer de lui. J’avois à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D’ailleurs trouvant ses maximes très-bonnes pour lui, je sentois qu’elles n’étoient pas à mon usage; il me falloit une autre sorte de volupté dont il n’avoit pas l’idée & dont je n’osois [163] même lui parler, bien sûr qu’il se seroit moqué de moi. Cependant j’aurois voulu allier cet attachement avec celui qui me dominoit. J’en parlois à Maman avec transport; le Maître lui en parloit avec éloges. Elle consentit qu’on le lui amenât: mais cette entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse; elle le trouva libertin, & s’alarmant pour moi d’une aussi mauvaise connoissance, non-seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courois avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m’y livrer, &, très-heureusement pour mes moeurs & pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.

M. le Maître avoit les goûts de son art; il aimoit le vin. A table, cependant il étoit sobre; mais en travaillant dans son cabinet il falloit qu’il bût. Sa servante le savoit si bien que sitôt qu’il préparoit son papier pour composer & qu’il prenoit son violoncelle, son pot & son verre arrivoient l’instant d’après & le pot se renouveloit de tems à autre. Sans jamais être absolument ivre, il étoit toujours pris de vin, & en vérité c’étoit dommage, car c’étoit un garçon essentiellement bon & si gai que Maman ne l’appeloit que petit-chat. Malheureusement il aimoit son talent, travailloit beaucoup & buvoit de même. Cela prit sur sa santé & enfin sur son humeur; il étoit quelquefois ombrageux & facile à offenser. Incapable de grossiéreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfans de choeur. Mais il ne falloit pas non plus lui manquer & cela étoit juste. Le mal étoit qu’ayant peu d’esprit il ne discernoit pas les tons & les caracteres & prenoit souvent la mouche sur rien.

[164] L’ancien chapitre de Geneve où jadis tant de Princes & d’Evêques se faisoient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne, & s’il est un orgueil pardonnable après celui qui se tire du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance. D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les chanoines traitoient souvent le pauvre le Maître. Le chantre sur-tout, appellé M. l’abbé de Vidonne, qui, du reste étoit un très-galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avoit pas toujours pour lui les égards que méritoient ses talens, & l’autre n’enduroit pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîné de regle que l’Evêque donnoit aux chanoines & où le Maître étoit toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit & lui dit quelque parole dure, que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s’enfuir la nuit suivante, & rien ne put l’en faire démordre, quoique Madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n’épargnât rien pour l’appaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans, en les laissant dans l’embarras aux fêtes de Pâques, tems où l’on avoit le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l’embarrassoit lui-même étoit sa musique qu’il vouloit emporter, ce qui n’étoit pas facile. Elle formoit une caisse assez grosse & fort lourde, qui ne s’emportoit pas sous le bras.

Maman fit ce que j’aurois fait & ce que je ferois encore à [165] sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout ce qui dépendoit d’elle. J’ose dire qu’elle le devoit. Le Maître s’étoit consacré, pour ainsi dire à son service. Soit en ce qui tenoit à son art, soit en ce qui tenoit à ses soins, il étoit entierement à ses ordres & le coeur avec lequel il les suivoit, donnoit à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisoit donc que rendre à un ami dans une occasion essentielle ce qu’il faisoit pour elle en détail depuis trois ou quatre ans; mais elle avoit une ame qui pour remplir de pareils devoirs n’avoit pas besoin de songer que c’en étoient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. le Maître au moins jusqu’à Lyon & de m’attacher à lui aussi long-tems qu’il auroit besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le désir de m’éloigner de Venture étoit entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet son fidele domestique pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à Annecy une bête de somme qui nous feroit infailliblement découvrir, il falloit quand il seroit nuit porter la caisse à bras jusqu’à une certaine distance & louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu’à Seyssel, où étant sur terres de France nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi: nous partîmes le même soir à sept heures & Maman, sous prétexte de payer ma dépense grossit la petite bourse du pauvre petit-chat d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier & moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier village, où un âne nous relaya, & la même nuit nous nous rendîmes à Seyssel.

[166] Je crois avoir déjà remarqué qu’il y a des tems où je suis si peu semblable à moi-même, qu’on me prendroit pour un autre homme de caractere tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet curé de Seyssel étoit chanoine de St. Pierre, par conséquent de la connoissance de M. le Maître & l’un des hommes dont il devoit le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d’aller nous présenter à lui & lui demander gîte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le Maître goûta cette idée qui rendoit sa vengeance moqueuse & plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très-bien. Le Maître lui dit qu’il alloit à Bellay à la priere de l’Evêque diriger sa musique aux fêtes de Pâques, qu’il comptoit repasser dans peu de jours, & moi à l’appui de ce mensonge j’en enfilai cent autres si naturels que M. Reydelet me trouvant joli garçon, me prit en amitié & me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés, M. Reydelet ne savoit quelle chere nous faire; & nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrêter plus long-tems au retour. A peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire, & j’avoue qu’ils me reprennent encore en y pensant; car on ne sauroit imaginer une espiéglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant toute la route, si M. le Maître qui ne cessoit de boire & de battre la campagne, n’eût été attaqué deux ou trois fois d’une atteinte à laquelle il devenoit très-sujet & qui ressembloit fort à l’épilepsie. Cela me jetta dans des embarras qui m’effrayerent & dont je pensai bientôt à me tirer comme je pourrois.

[167] Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques comme nous l’avions dit à M. Reydelet; & quoique nous n’y fussions point attendus, nous fûmes reçus du maître de musique & accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. le Maître avoit de la considération dans son art & la méritoit. Le maître de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages & tâcha d’obtenir l’approbation d’un si bon juge: car outre que le Maître étoit connoisseur, il étoit équitable, point jaloux & point flagorneur. Il étoit si supérieur à tous ces maîtres de musique de province & ils le sentoient si bien eux-mêmes, qu’ils le regardoient moins comme leur confrere, que comme leur chef.

Après avoir passé très-agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous en repartîmes & continuâmes notre route, sans aucun accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon nous fûmes loger à Notre-Dame de pitié & en attendant la caisse, qu’à la faveur d’un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le Maître alla voir ses connoissances, entre autres le Pere Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite & l’Abbé Dortan, comte de Lyon. L’un & l’autre le reçurent bien, mais ils le trahirent, comme on verra tout à l’heure; son bonheur s’étoit épuisé chez M. Reydelet.

Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut surpris d’une de ses atteintes & celle-là fut si violente que j’en fus saisi d’effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge & suppliai qu’on l’y fît porter; puis tandis qu’on s’assembloit & s’empressoit autour d’un homme tombé sans [168] sentiment & écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne songeoit à moi, je tournai le coin de la rue & je disparus. Grace au Ciel j’ai fini ce troisieme aveu pénible; s’il m’en restoit beaucoup de pareils à faire, j’abandonnerois le travail que j’ai commencé.

De tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux où j’ai vécu; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque entierement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie & il est heureux qu’elles n’oient pas plus mal fini. Mais ma tête montée au ton d’un instrument étranger étoit hors de son diapason; elle y revint d’elle-même, & alors je cessai mes folies, ou du moins j’en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai l’idée la plus confuse. Rien presque ne s’y est passé d’assez intéressant à mon coeur pour m’en retracer vivement le souvenir, & il est difficile que dans tant d’allées & venues, dans tant de déplacemens successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de tems ou de lieu. J’écris absolument de mémoire, sans monumens, sans matériaux qui puissent me la rappeller. Il y a des événemens de ma vie qui me sont aussi présens que s’ils venoient d’arriver; mais il y a des lacunes & des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois & j’en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu’au tems où j’ai de moi des renseignemens plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet je suis assuré d’être exact & fidele, comme je tâcherai [169] toujours de l’être en tout: voilà sur quoi l’on peut compter.

Si-tôt que j’eus quitté M. le Maître ma résolution fut prise & je repartis pour Annecy. La cause & le mystere de notre départ m’avoient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite; & cet intérêt m’occupant tout entier avoit fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappeloit en arriere: mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattoit, rien ne me tentoit, je n’avois de désir que pour retourner auprès de Maman. La tendresse & la vérité de mon attachement pour elle avoit déraciné de mon coeur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l’ambition. Je ne voyois plus d’autre bonheur que celui de vivre auprès d’elle & je ne faisois pas un pas sans sentir que je m’éloignois de ce bonheur. J’y revins donc aussi-tôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt & mon esprit si distrait que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n’ai pas le moindre souvenir de celui-là. Je ne m’en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon & mon arrivée à Annecy. Qu’on juge sur-tout si cette derniere époque a dû sortir de ma mémoire! en arrivant je ne trouvai plus Madame de Warens: elle étoit partie pour Paris.

Je n’ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l’auroit dit, j’en suis très-sûr, si je l’en avois pressée; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis. Mon coeur uniquement occupé du présent en remplit toute sa capacité, tout son espace &, hors les plaisirs passés qui font désormois mes uniques jouissances, il n’y reste pas un coin de [170] vide pour ce qui n’est plus. Tout ce que j’ai cru entrevoir dans le peu qu’elle m’en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l’abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d’être oubliée & voulut, à la faveur des intrigues de M. d’Aubonne, chercher le même avantage à la Cour de France, où elle m’a souvent dit qu’elle l’eût préféré; parce que la multitude des grandes affaires fait qu’on n’y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu’à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage & qu’elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu’elle avoit été chargée de quelque commission secrete, soit de la part de l’Evêque qui avoit alors des affaires à la Cour de France, où il fut lui-même obligé d’aller, soit de la part de quelqu’un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu’il y a de sûr, si cela est, est que l’ambassadrice n’étoit pas mal choisie & que, jeune & belle encore, elle avoit tous les talens nécessaires pour se bien tirer d’une négociation.

Fin du troisieme Livre.

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