[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

JEAN D’ALEMBERT

LETTRE DE M. D’ALEMBERT
A M. ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE

[1759. Publication, Amsterdam, 1759 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 300-343.]

LETTRE
DE M. D’ALEMBERT
A. M. ROUSSEAU,
CITOYEN
DE GENEVE.

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage. LA FONT. L. xii. Fab. xx.

[300] LA lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, Monsieur, sur l’article Geneve de l’Encyclopédie, a eu tout le succès que vous deviez en attendre. En intéressant les Philosophes par les vérités répandues dans votre ouvrage, & les gens de goût par l’éloquence & la chaleur de votre style, vous avez encore su plaire à la multitude par le mépris même que vous témoignez pour elle, & que vous eussiez peut-être marqué davantage en affectant moins de le montrer.

Je ne me propose pas de répondre précisément & votre lettre, mais de m’entretenir avec vous sur ce qui en fait le sujet, & de vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaises: il seroit trop dangereux de lutter contre une plume telle que la vôtre, & je ne cherche point à écrire des choses brillantes, mais des choses vraies.

Une autre raison m’engagé à ne pas demeurer dans le silence; [301] c’est la reconnoissance que je vous dois des égards avec lesquels vous m’avez combattu. Sur ce point seul je me flatte de ne vous point céder. Vous avez donné aux gens de Lettres un exemple digne de vous, & qu’ils imiteront peut-être enfin quand ils connoîtront mieux leurs vrais intérêts. Si la satire & l’injure n’étoient pas aujourd’hui le ton favori de la critique, elle seroit plus honorable à ceux qui l’exercent, & plus utile à ceux qui en sont l’objet. On ne craindroit point de s’avilir en y répondant; on ne songeroit qu’à s’éclairer avec une candeur & une estime réciproque; la vérité seroit connue, & personne ne seroit offensé; car c’est moins la vérité qui blesse, que la maniere de la dire.

Vous avez eu dans votre lettre trois objets principaux; d’attaquer les spectacles pris en eux-mêmes; de montrer que quand la morale pourroit les tolérer, la constitution de Geneve ne lui permettroit pas d’en avoir; de justifier enfin les Pasteurs de votre Eglise sur les sentimens que je leur ai attribués en matiere de religion. Je suivrai ces trois objets avec vous, & je m’arrêterai d’abord sur le premier, comme sur celui qui intéresse le plus grand nombre des lecteurs. Malgré l’étendue de la matiere, je tâcherai d’être le plus court qu’il me sera possible; il n’appartient qu’à vous d’être long & d’être lu, & je ne dois pas me flatter d’être aussi heureux en écarts.

Le caractere de votre Philosophie, Monsieur, est d’être ferme & inexorable dans sa marche. Vos principes posés, les conséquences sont ce qu’elles peuvent, tant pis pour nous si elles sont fâcheuses; mais à quelque point qu’elles le soient, elles ne vous le paroissent jamais assez pour vous forcer à revenir [302] sur les principes. Bien loin de craindre les objections qu’on peut faire contre vos paradoxes, vous prévenez ces objections en y répondant par des paradoxes nouveaux. Il me semble voir en vous (la comparaison ne vous offensera pas sans doute) ce chef intrépide des Réformateurs, qui pour se défendre d’une hérésie en avançoit une plus grave, qui commença par attaquer les Indulgences, & finit par abolir la Messe. Vous avez prétendu que la culture des Sciences & des Arts est nuisible aux moeurs, on pouvoit vous objecter que dans une Société policée cette culture est du moins nécessaire jusqu’à un certain point, & vous prier d’en fixer les bornes; vous vous êtes tiré d’embarras en coupant le noeud, & vous n’avez cru pouvoir nous rendre heureux & parfaits, qu’en nous réduisant à l’état de bêtes. Pour prouver ce que tant d’Opéra François avoient si bien prouvé avant vous, que nous n’avons point de musique, vous avez déclaré que nous ne pouvions en avoir, que si nous en avions une, ce seroit tant pis pour nous. Enfin, dans la vue d’inspirer plus efficacement à vos compatriotes l’horreur de la coméde, vous la représentez comme une des plus pernicieuses inventions des hommes, & pour me servir de vos propres termes, comme un divertissement plus barbare que les combats ces gladiateurs.

Vous procédez avec ordre, & ne portez pas d’abord les grands coups. A ne regarder les spectacles que comme un amusement, cette raison seule vous paroît suffire pour les condamner. La vie est si courte, dites-vous, & le tems si précieux. Qui en doute, Monsieur? Mais même tems la vie [303] est si malheureuse & le plaisir si rare. Pourquoi envier aux hommes, destinés presque uniquement par la nature à pleurer & à mourir, quelques délassemens passagers, qui les aident à supporter l’amertume ou l’insipidité de leur existence? Si les spectacles, considérés sous ce point de vue, ont un défaut à mes yeux, c’est d’être pour nous une distraction trop légere & un amusement trop foible, précisément par cette raison qu’ils se présentent trop à nous sous la seule idée d’amusement, & d’amusement nécessaire à notre oisiveté. L’illusion se trouvant rarement dans les représentations théâtrales, nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laissé presque entiérement à nous. D’ailleurs le plaisir superficiel & momentané qu’elles peuvent produire, est encore affaibli par la nature de ce plaisir même, qui tout imparfait qu’il est, a l’inconvénient d’être trop recherché, &, si on peut parler de la sorte, appelle de trop loin. Il a fallu, ce me semble, pour imaginer un pareil genre de divertissement, que les hommes en eussent auparavant essayé & usé de bien des especes; quelqu’un qui s’ennuyoit cruellement (c’étoit vraisemblablement un Prince) doit avoir eu la premiere idée de cet amusement rafiné, qui consiste à représenter sur des planches les infortunes & les travers de nos semblables pour nous consoler ou nous guérir des nôtres; & à nous rendre spectateurs de la vie, d’acteurs que nous y sommes, pour nous en adoucir le poids & les malheurs. Cette réflexion triste vient quelquefois troubler le plaisir que je goûte au théâtre; à travers les impressions agréables de la scene, j’apperçois de tems en tems, malgré moi & avec une sorte de chagrin, l’empreinte fâcheuse de son [304] origine; sur-tout dans ces momens de repos, où l’action suspendue & refroidie laissant l’imagination tranquille, ne montre plus que la représentation au lieu de la chose, & l’acteur au lieu du personnage. Telle est, Monsieur, la triste destinée de l’homme jusques dans les plaisirs même; moins il peut s’en passer, moins il les goûte; & plus il y met de soins & d’étude, moins leur impression est sensible. Pour nous en convaincre par un exemple encore plus frappant que celui du théâtre, jettons les yeux sur ces maisons décorées la vanité & par l’opulence, que le vulgaire croit un séjour de délices, & où les rafinemens d’un luxe recherché brillent de toutes parts; elles ne rappellent que trop souvent au riche blazé qui les a fait construire, l’image importune de l’ennui qui lui a rendu ces rafinemens nécessaires.

Quoi qu’il en soit. Monsieur, nous avons trop besoin de plaisirs, pour nous rendre difficiles sur le nombre ou sur le choix. Sans doute tous nos divertissemens forcés & factices, inventés & mis en usage par l’oisiveté, sont bien au-dessous des plaisirs si purs & si simples que devroient nous offrir les devoirs de citoyen, d’ami, d’époux, de fils & de pere: mais rendez-nous donc, si vous le pouvez, ces devoirs moins pénibles & moins tristes: ou souffrez qu’après les remplis de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux aussi des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux, & par conséquent les citoyens moins rares, les amis plus sensibles & plus constans, les peres fidelles & plus vraies; nous ne chercherons point alors d’autres plaisirs que ceux qu’on goûte [305] au sein de l’amitié, de la patrie, de la nature & de l’amour. Mais il y a long-tems, vous le savez, que le siecle d’Astrée n’existe plus que dans les fables, si même il a jamais existé ailleurs. Solon disoit qu’il avoir donne aux Athéniens, non les meilleures loix en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent observer. Il en est ainsi des devoirs qu’une saine philosophie prescrit aux hommes & des plaisirs qu’elle leur permet. Elle doit nous supposer & nous prendre tels que nous sommes, pleins de passions & de foiblesses, mécontens de nous-mêmes & des autres, réunissant à un penchant naturel pour l’oisiveté, l’inquiétude & l’activité dans les desirs. Que reste-t-il à faire à la Philosophie, que de pallier à nos yeux par les distractions qu’elle nous offre, l’agitation qui nous tourmente, ou la langueur qui nous consume? Peu de personnes ont, comme vous, Monsieur, la forcé de chercher leur bonheur dans la triste &uniforme tranquillité de la solitude. Mais cette ressource ne vous manque-t-elle jamais à vous-même? N’éprouvez-vous jamais au sein du repos, & quelquefois du travail, ces momens de dégoût & d’ennui qui rendent nécessaires les délassemens ou distractions? La société seroit d’ailleurs trop malheureuse, si tous ceux qui peuvent se suffire ainsi que vous, s’en bannissoient par un exil volontaire. Le sage en fuyant les hommes, c’est-à-dire, en évitant de s’y livrer, (car c’est la seule maniere dont il doit les fuir), leur est au moins redevable de ses instructions & de son exemple; c’est au milieu de ses semblables que l’Etre supreme lui a marqué son séjour, & il n’est pas plus permis aux Philosophes qu’aux Rois d’être hors de chez eux.

[306] Je reviens aux plaisirs du théâtre. Vous avez laissé avec raison aux déclamateurs de la chaire, cet argument si rebattu contre les spectacles, qu’ils sont contraires à l’esprit du christianisme, qui nous oblige de nous mortifier sans cessé. On s’interdiroit sur ce principe les délassemens que la religion condamne le moins. Les Solitaires austeres de Port-Royal, grands prédicateurs de la mortification chrétienne, & par cette raison grands adversaires de la comédie, ne se refusoient pas dans leur solitude, comme l’a remarqué Racine, le plaisir de faire des sabots, & celui de tourner les Jésuites en ridicule.

Il semble donc que les spectacles, à ne les considérer encore que du côté de l’amusement, peuvent être accordés aux hommes, du moins comme un jouet qu’on donne à des enfans, qui souffrent. Mais ce n’est pas seulement un jouet qu’on a prétendu leur donner, ce sont des leçons utiles déguisées sous l’apparence du plaisir. Non-seulement on a voulu distraire de leurs peines ces enfans adultes; on a voulu que ce théâtre, où ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer, devint pour eux, sans qu’ils s’en apperçussent, une école de moeurs & de vertu. Voilà, Monsieur, de quoi vous croyez le théâtre incapable; vous lui attribuez même un effet absolument contraire, & vous prétendez le prouver.

Je conviens d’abord avec vous, que les Ecrivains dramatiques ont pour but principal de plaire, & que celui d’être utiles est tout au plus le second: mais qu’importe, s’ils sont en effet utiles, que ce soit leur premier ou leur second objet? Soyons de bonne soi, Monsieur, avec nous-mêmes, & convenons que les Auteurs de théâtre n’ont rien en cela qui [307] des distingue des autres. L’estime publique est le but principal de tout Ecrivain; & la premiere vérité qu’il veut apprendre à ses lecteurs, c’est qu’il est digne de cette estime. En vain effecteroit-il de la dédaigner dans ses ouvrages; l’indifférence se taît, & ne fait point tant de bruit; les injures même dites à une nation ne sont quelquefois qu’un moyen plus piquant de se rappeller à son souvenir. Et le fameux Cynique de la Grece eût bientôt quitté ce tonneau d’où il bravoit les préjugés & les Rois, si les Athéniens eussent passé leur chemin sans le regarder & sans l’entendre. La vraie philosophie ne consiste point à fouler aux pieds la gloire, & encore moins à le dire; mais à n’en pas faire dépendre son bonheur, même en tâchant de la mériter. On n’écrit donc, Monsieur, que pour être lu, & on ne veut être lu que pour être estimé; j’ajoute, pour être estimé de la multitude, de cette multitude même, dont on fait d’ailleurs (& avec raison) si peu de cas. Une voix secrete & importune nous crie, que ce qui est beau, grand & vrai plaît a tout le monde, & que ce qui n’obtient pas le suffrage général, manque apparemment de quelqu’une de ces qualités. Ainsi quand on cherche les éloges du vulgaire, c’est moins comme une récompense flatteuse en elle-même, que comme le gage le plus sur de la bonté d’un ouvrage. L’amour-propre qui n’annonce que des prétentions modérées, en déclarant qu’il se borne à l’approbation du petit nombre, est un amour-propre timide qui se console d’avance, ou un amour-propre mécontent qui se console après coup. Mais quel que soit le but d’un. Ecrivain, soit d’être loué, soit d’être utile, ce but n’importe gueres au public, ce [308] n’est point là ce qui regle son jugement, c’est uniquement le degré de plaisir ou de lumiere qu’on lui a donne. Il honore ceux qui l’instruisent en l’amusant, il applaudit ceux qui l’instruisent en l’amusant. Or, les bonnes pieces de théâtre me paroissent réunir ces deux derniers avantages. C’est la morale mise en action, ce sont les préceptes réduits en exemple; la tragédie nous offre es malheurs produits par les vices des hommes, la comédie les ridicules attachés à leurs défauts; l’une & l’autre mettent sous les yeux ce que la morale ne montre que d’une maniere abstraite & dans une espece de lointain. Elles développent & fortifient par les mouvemens qu’elles excitent en nous, les sentimens dont la nature a mis le germe dans nos ames.

On va, selon vous, s’isoler au spectacle, on y va oublier ses proches, ses concitoyens & ses amis. Le spectacle est au contraire celui de tous nos plaisirs qui nous rappelle le plus aux autres hommes, par l’image qu’il nous présente de la vie humaine, & par les impressions qu’il nous donne & qu’il nous laissé. Un Poete dans son enthousiasme, un Géometre dans ses méditations profondes, sont bien plus isolés qu’on ne l’est au théâtre. Mais quand les plaisirs de la scene nous seroient perdre pour un moment le souvenir de nos semblables, n’est-ce pas l’effet naturel de toute occupation qui nous attache, de tout amusement qui nous entraîne? Combien de momens dans la vie où l’homme le plus vertueux oublie ses compatriotes & ses amis sans les aimer moins; & vous-même, Monsieur, n’auriez-vous renoncé à vivre avec les vôtres que pour y penser toujours?

[309] Vous avez bien de la peine, ajoutez-vous, à concevoir cette regle de la poétique des anciens, que le théâtre purge les passions en les excitant. La regle, ce me semble, est vraie, mais elle a le défaut d’être mal énoncée; & c’est sans doute par cette raison qu’elle a produit tant de disputes, qu’on se seroit épargnées si on avoit voulu s’entendre. Les passions dont le théâtre tend à nous garantir, ne sont pas celles qu’il excite; mais il nous en garantit en excitant en nous les passions contraires: j’entends ici par passion, avec la plupart des Ecrivains de morale, toute affection vive & profonde qui nous attache fortement à son objet. En ce sens la tragédie se sert des passions utiles & louables, pour réprimer les passions blâmables & nuisibles; elle emploie, par exemple, les larmes & la compassion dans Zaire, pour nous précautionner contre l’amour violent & jaloux; l’amour de la Patrie dans Brutus, pour nous guérir de l’ambition; la terreur & la crainte de la vengeance céleste dans Sémiramis, pour nous faire haïr & éviter le crime. Mais si avec quelques Philosophes on n’attache l’idée de passion qu’aux affections criminelles, il faudra pour lors se borner à dire que le théâtre les corrige en nous rappellant aux affections naturelles ou vertueuses, que le Créateur nous a données pour combattre ces mêmes passions.

«Voilà, objectez-vous, un remede bien foible & cherché bien loin: l’homme est naturellement bon; l’amour de la vertu, quoi qu’en disent les Philosophes, est inné dans nous; il n’y a personne, excepté les scélérats de profession, qui avant d’entendre une tragédie ne soit déjà persuadé [310] des vérités dont elle va nous instruire; & à l’égard des hommes plongés dans le crime, ces vérités sont bien inutiles à leur faire entendre, & leur coeur n’a point d’oreilles.» L’homme est naturellement bon, je le veux; cette question demanderoit un trop long examen; mais vous conviendrez du moins que la société, l’intérêt, l’exemple, peuvent faire de l’homme un être méchant. J’avoue que quand il voudra consulter sa raison, il trouvera qu’il ne peut être heureux que par la vertu; & c’est en ce seul sens que vous pouvez regarder l’amour de la vertu comme inné dans nous; car vous ne croyez pas apparemment que le foetus & les enfans à la mamelle ayent aucune notion du juste & de l’injuste. Mais la raison ayant à combattre en nous des passions qui étouffent sa voix, emprunte le secours du théâtre pour imprimer plus profondément dans notre ame les vérités que nous avons besoin d’apprendre. Si ces vérités glissent sur les scélérats décidés, elles trouvent dans le coeur des autres une entrée plus facile; elles s’y fortifient quand elles y étoient déjà gravées; incapables peut-être de ramener les hommes perdus, elles sont au moins propres à empêcher les autres de se perdre. Car la morale est comme la médecine; beaucoup plus sûre dans ce qu’elle fait pour prévenir les maux, que dans ce qu’elle tente pour les guérir.

L’effet de la morale du théâtre est donc moins d’opérer un changement subit dans les coeurs corrompus, que de prémunir contre le vice les ames foibles par l’exercice des sentimens honnêtes, & d’affermir dans ces mêmes sentimens les ames vertueuses. Vous appellez passagers & stériles les mouvemens [311] que le théâtre excite, parce que la vivacité. de ces mouvemens semble ne durer que le tems de la piece; mais leur effet, pour être lent & comme insensible, n’en est pas moins réel aux yeux du Philosophe. Ces mouvemens sont des secousses par lesquelles le sentiment de la vertu a besoin d’être réveillé dans nous; c’est un feu qu’il faut de tems en tems ranimer & nourrir pour l’empêcher de s’éteindre.

Voilà, Monsieur, les fruits naturels de la morale mise en action sur le théâtre; voilà les seuls qu’on en puisse attendre. Si elle n’en a pas de plus marqués, croyez-vous que la morale réduite aux préceptes en produise beaucoup davantage? Il est bien rare que les meilleurs livres de morale rendent vertueux ceux qui n’y sont pas disposés d’avance; est-ce une raison pour proscrire ces livres? Demandez à nos prédicateurs les plus fameux combien ils sont de conversions par an; ils vous répondront qu’on en fait une ou deux par siecle, encore faut-il que le siecle soit bon; sur cette réponse leur défendrez-vous de prêcher, & à nous de les entendre?

«Belle comparaison, direz-vous; je veux que nos prédicateurs & nos moralistes n’ayent pas des succès brillans; au moins ne sont-ils pas grand mal, si ce n’est peut-être celui d’ennuyer quelquefois; mais c’est précisément parce que les Auteurs de théâtre nous ennuyent moins, qu’ils nous nuisent davantage. Quelle morale, que celle qui présente si souvent aux yeux des spectateurs des monstres impunis & des crimes heureux? Un Atrée qui s’applaudit des horreurs qu’il a exercées contre son frere, un Néron qui empoisonne Britannicus pour régner en paix, une Médée [312] qui égorge ses enfans, & qui part en insultant au désespoir de leur pere, un Mahomet qui séduit & qui entraîne tout un peuple, victime & instrument de ses fureurs? Quel affreux spectacle à montrer aux hommes, que des scélérats triomphans?» Pourquoi non, Monsieur, si on leur rend ces scélérats odieux dans leur triomphe même? Peut-on mieux nous instruire à la vertu, qu’en nous montrant d’un côté les succès du crime, & en nous faisant envier de l’autre le fort de la vertu malheureuse? Ce n’est pas dans la prospérité ni dans l’élévation qu’on a besoin d’apprendre à c’est dans l’abjection & dans l’infortuné. Or, sur cet effet du théâtre j’en appelle avec confiance à votre propre témoignage; interrogez les spectateurs l’un après l’autre au sortir de ces tragédies que vous croyez une école de vice & de crime; demandez-leur lequel ils aimeroient mieux être, de Britannicus ou de Néron, d’Atrée ou de Thyeste, de Zopire ou de Mahomet; hésiteront-ils sur la réponse? Et comment hésiteroient-ils? Pour nous borner à un seul exemple, quelle leçon plus propre à rendre le fanatisme exécrable, & à faire regarder comme des monstres ceux qui I’inspirent, que cet horrible tableau du quatrieme acte de Mahomet, où l’on voit Seide, égaré par un zele affreux, enfoncer le poignard dans le sein de son pere? Vous voudriez, Monsieur, bannir cette tragédie de notre théâtre? Plût à Dieu qu’elle y fut plus ancienne de deux cents ans! L’esprit philosophique qui l’a dictée seroit de même date parmi nous, & peut-être eût épargné à la nation Françoise, d’ailleurs si paisible & si douce, les horreurs & les atrocités religieuses auxquelles elle s’est livrée. [313] Si cette tragédie laissé quelque chose à regretter aux sages, c’est de n’y voir que les forfaits causés par le zele d’une fausse religion, & non les malheurs encore plus déplorables, où le zele aveugle pour une religion vraie peut quelquefois entraîner les hommes.

Ce que je dis ici de Mahomet, je crois pouvoir le dire de même des autres tragédies qui vous paroissent si dangereuses. Il n’en est, ce me semble, aucune qui ne laissé dans notre ame après la représentation, quelque grande & utile leçon de morale plus ou moins développée. Je vois dans OEdipe un Prince fort à plaindre sans doute, mais toujours coupable, puisqu’il a voulu, contre l’avis même des Dieux, braver sa destinée; dans Phedre, une femme que la violence de sa passion peut rendre malheureuse, mais non pas excusable, puisqu’elle travaille à perdre un Prince vertueux dont elle n’a pu se faire aimer; dans Catilina, le mal que l’abus des grands talens peut faire au genre-humain; dans Médée &dans Atrée, les effets abominables de l’amour criminel & irrité, de la vengeance & de la haine. D’ailleurs, quand ces pieces ne nous enseigneroient directement aucune vérité morale, seroient-elles pour cela blâmables au pernicieuses? Il suffiroit pour les justifier de ce reproche, de faire attention aux sentimens louables, ou tout au moins naturels, qu’elles excitent en nous; OEdipe & Phedre l’attendrissement sur nos semblables, Atrée & Médée le frémissement & l’horreur. Quand nous irions à ces tragédies, moins pour être instruits que pour être remués, quel seroit en cela notre crime & le leur? Elles seroient pour les honnêtes gens, s’il est permis [314] d’employer cette comparaison, ce que les supplices sont pour le peuple, un spectacle où ils assisteroient par le seul besoin, que tous les homme sont d’être émus. C’est en effet ce besoin & non pas, comme on le croit communément un sentiment d’inhumanité qui fait courir le peuple aux exécutions des criminels. Il voit au contraire ces exécutions avec un mouvement de trouble & de pitié, qui va quelquefois jusqu’à l’horreur & aux larmes. Il faut à ces amen rudes, concentrées & grossieres, des secousses fortes pour les ébranler. La tragédie suffit aux ames plus délicates, & plus sensibles; quelquefois même, comme dans Médée & dans Atrée, l’impression est trop violente pour, elles. Mais bien loin d’être alors dangereuse, elle est au contraire importune;& un sentiment de cette espece peut-il être une source de vices & de forfaits? Si dans ses pieces où l’on exposé le crime à nos yeux, les scélérats ne sont pas toujours punis, le spectateur est affligé qu’ils ne le soient pas: quand il ne peut en accuser le Poete, toujours obligé de se conformer à l’histoire, c’est alors, si je puis parler ainsi, l’histoire elle-même qu’il accuse; & il se dit en sortant.

Faisons notre devoir, & laissons faire aux Dieux.

Aussi dans un spectacle qui laisseroit plus de liberté au Poete, dans notre Opéra, par exemple, qui n’est d’ailleurs ni le spectacle de la vérité ni celui des moeurs, je doute qu’on pardonnât à l’Auteur de laisser à jamais le crime impuni, Je me souviens d’avoir vu autrefois en manuscrit un opéra [315] d’Atrée, où ce monstre périssoit écrasé de la foudre, en criant avec une satisfaction barbare,

Tonnez, Dieux impuissans, frappez, je suis vengé.

Cette situation vraiment théâtrale, secondée par une musique effrayante, eût produit, ce me semble, un des plus heureux dénouemens qu’on puisse imaginer au théâtre lyrique.

Si dans quelques tragédies on a voulu nous intéresser pour des scélérats, ces tragédies ont manqué leur objet; c’est la faute du Poete & non du genre; vous trouverez des historiens même qui ne sont pas exempts de ce reproche; en accuserez-vous l’histoire? Rappellez-vous, Monsieur, un de nos chefs-d’oeuvre en ce genre, la conjuration de Venise de l’Abbé de St. Réal, & l’espece d’intérêt qu’il nous inspire(sans l’avoir peut-être voulu) pour ces hommes qui ont juré la ruine de leur Patrie; ons’afflige presque après cette lecture de voir tant de courage & d’habileté devenus inutiles;on se reproche ce sentiment, mais il nous saisit malgré nous, & ce n’est que par réflexion qu’on prend part au salut de Venise. Je vous avouerai à cette occasion(contre l’opinion assez généralement établie), que le sujet de Venise sauvée me paroît bien plus propre au théâtre que celui de Manlius Capitolinus, quoique ces deux pieces ne différent gueres que par les noms & l’état des personnages; des malheureux qui conspirent pour se rendre libres, sont moins odieux que des sénateurs qui cabalent pour se rendre maîtres.

Mais ce qui paroît, Monsieur, vous avoir choqué le plus, dans nos pieces, c’est le rôle qu’on y fait jouer à l’amour. [316] Cette passion, le grand mobile des actions des hommes; est en effet le ressort presque unique du théâtre François; & rien ne vous paroît plus contraire à la saine morale que de réveiller par des peintures & des situations séduisantes un sentiment si dangereux. Permettez-moi de vous faire une question avant que de vous répondre. Voudriez-vous bannir l’amour de la société? Ce seroit, je crois, pour elle un grand bien &un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette passion dans les hommes; il ne paroît pas d’ailleurs que votre dessein soit de la leur interdire, du moins, si on en jugé parles descriptions intéressantes que vous en, faites, & auxquelles toute l’austérité de votre philosophie n’a pu se refuser. Or, si on ne peut, & si on ne doit peut-être pas étouffer l’amour dans le coeur des hommes, que reste-t-il à faire, sinon de le diriger vers une fin honnête, & de nous montrer dans des exemples illustres ses fureurs & ses foiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir? Vous convenez que c’est l’objet de nos tragédies; mais vous prétendez que l’objet est manqué par les efforts même que l’ou fait pour le remplir, que l’impression du sentiment reste, & que la morale est bientôt oubliée. Je prendrai,Monsieur, pour vous répondre, l’exemple même que vous apportez de la tragédie de Bérénice, où Racine a trouvé l’art de nous intéresser pendant cinq actes avec ces seuls mots, je vous aime, vous êtes Empereur & je pars; & où ce grand Poete a sa réparer par les charmes de son style le défaut d’action & la monotonie de son sujet. Tout spectateur sensible, je l’avoue, sort de cette tragédie le coeur affligé, partageant en quelque [317]maniere le sacrifice qui coûte si cher à Titus, & le désespoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce spectateur regarde au fond de son ame, & approfondit le sentiment triste qui l’occupe, qu’y apperçoit-il, Monsieur? Un retour affligeant sur le malheur de la condition humaine, qui nous oblige presque toujours de faire céder nos passions à nos devoirs. Cela est si vrai, qu’au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice, le bonheur du monde attaché au sacrifice de Titus, nous rend inexorables sur la nécessité de ce sacrifice même dont nous le plaignons; l’intérêt que nous prenons à sa douleur, en admirant sa vertu, se changeroit en indignation s’il succomboit à sa foiblesse. En vain Racine même, tout habile qu’il étoit dans l’éloquence du coeur, eût essayé de nous représenter ce Prince, entre Bérénice d’un côté & Rome de l’autre, sensible aux prieres d’un peuple qui embrasse ses genoux pour le retenir, mais cédant aux larmes de sa maîtresse; les adieux les plus touchans de ce Prince à ses sujets ne le rendroient que plus méprisable à nos yeux; nous n’y verrions qu’un monarque vil, qui pour satisfaire une passion obscure, renonce à faire du bien aux hommes, & qui va dans les bras d’une femme oublier leurs pleurs. Si quelques chose au contraire adoucit à nos yeux la peine de Titus, c’est le spectacle de tout un peuple devenu heureux par le courage du Prince: rien n’est plus propre à consoler de l’infortuné, que le bien qu’on fait à ceux qui souffrent, & l’homme vertueux suspend le cours de ses larmes en essuyant celles des autres. Cette tragédie, Monsieur, a d’ailleurs un autre avantage, c’est de nous rendre plus grands à nos propres [318] yeux en nous montrant de quels efforts la vertu nous rend capables. Elle ne réveille en nous la plus puissante & la plus douce de toutes les passions, que pour nous apprendre à la vaincre, en la faisant céder, quand le devoir l’exige, à des intérêts plus pressans & plus chers. Ainsi elle nous flatte & nous éleve tout à la fois, par l’expérience douce qu’elle nous fait faire de la tendresse de notre âme, & par le courage qu’elle nous inspire pour réprimer ce sentiment dans ses effets, en conservant le sentiment même.

Si donc les peintures qu’on fait de l’amour sur nos théâtres étoient dangereuses, ce ne pourroit être tout au plus que chez une nation déjà corrompue, à qui les remedes même serviroient de poison: aussi suis-je persuadé, malgré l’opinion contraire où vous êtes, que les représentations théâtrales sont plus utiles à un peuple qui a conservé ses moeurs, qu’à celui qui auroit perdu les siennes. Mais quand l’être présent de nos moeurs pourroit nous faire regarder la tragédie comme un nouveau moyen de corruption, la plupart de nos pieces me paroissent bien propres à nous rassurer à cet égard. Ce qui devroit, ce me semble, vous déplaire le plus dans l’amour que nous mettons si fréquemment sur nos théâtres, ce n’est pas la vivacité avec laquelle il est peint, c’est le rôle froid & subalterne qu’il y joue presque toujours. L’amour, si on en croit la multitude, est l’âme de nos tragédies; pour moi, il m’y paroît presque aussi rare que dans le monde. La plupart des personnages de Racine même ont à mes yeux moins de passion que de métaphysique, moins de chaleur que de galanterie. Qu’est-ce que l’amour dans Mithridate, dans lphigénie, [319] dans Britannicus, dans Bajazet même, & dans Andromaque, si on en excepte quelques traits des rôles de Roxane & d’Hermione? Phedre est peut-être le seul ouvrage de ce grand homme, où l’amour soit vraiment terrible & tragique; encore y est-il défiguré par l’intrigue obscure d’Hippolite &d’Aricie. Arnaud l’avoit bien senti, quand il disoit à Racine: pourquoi cet Hippolite amoureux? Le reproche étoit moins d’un casuiste que d’un homme de goût; on sait la réponse que Racine lui fit: eh, Monsieur, sans cela qu’auroient dit les petits-maîtres? Ainsi c’est à la frivolité de la nation que Raine a sacrifié la perfection de sa piece. L’amour dans Corneille est encore plus languissant & plus déplacé: son génie semble s’être épuisé dans le Cid à peindre cette passion, & il n’y a presqu’aucune de ses autres tragédies que l’amour ne dépare & ne refroidisse. Ce sentiment exclusif & impérieux, si propre à nous consoler de tout, ou à nous rendre tout insupportable, à nous faire jouir de notre existence, ou à nous la faire détester, veut être sur le théâtre comme dans nos coeurs, y régner seul & sans partage. Par-tout où il ne joue pas le premier rôle, il est dégradé par le second. Le seul caractere qui lui convienne dans la tragédie, est celui de la véhémence, du trouble & du désespoir: ôtez-lui ces qualités, ce n’est plus, si j’ose parler ainsi, qu’une passion commune &bourgeoise. Mais, dira-t-on, en peignant l’amour de la sorte, il deviendra monotone, &toutes nos pieces se ressembleront. Et pourquoi s’imaginer, comme ont fait presque tous nos Auteurs, qu’une piece ne puisse nous intéresser sans, amour? Sommes-nous plus difficiles ou plus insensibles que [320] les Athéniens? & ne pouvons-nous pas trouver à leur exemple une infinité d’autres sujets capables de remplir dignement le théâtre, les malheurs de l’ambition, le spectacle d’un héros dans l’infortuné, la haine de la superstition & des tyrans, l’amour de la patrie, la tendresse maternelle? Ne faisons point à nos Françoises l’injure de penser que l’amour seul puisse les émouvoir, comme si elles n’étoient ni citoyennes ni meres. Ne les avons-nous pas vues s’intéresser à la mort de César, & verser des larmes à Mérope?

Je viens, Monsieur, à vos objections sur la comédie. Vous n’y voyez qu’un exemple continuel de libertinage, de perfidie & de mauvaises moeurs; des femmes qui trompent leurs maris, des enfans qui volent leurs peres, d’honnêtes bourgeois dupés par des fripons de Cour. Mais je vous prie de considérer un moment sous quel point de vue tons ces vices nous sont représentés sur le théâtre. Est-ce pour les mettre en honneur? Nullement; il n’est point de spectateur qui s’y méprenne; c’est pour nous ouvrir les yeux sur la source de ces vices; pour nous faire voir dans nos propres défauts (dans des défauts qui en eux-mêmes ne blessent point l’honnêteté), une des causes les plus communes des actions criminelles que nous reprochons aux autres. Qu’apprenons-nous dans George Dandin? que le déréglement des femmes est la suite ordinaire des mariages mal assortis où la vanité a présidé; dans le Bourgeois Gentilhomme? qu’un bourgeois qui veut sortir de son état, avoir une femme de la Cour pour maîtresse, & un grand Seigneur pour ami, n’aura pour maîtresse qu’une femme perdue, & pour ami qu’un honnête voleur; dans les [321] scenes d’Harpagon & de son fils? que l’avarice des peres produit la mauvaise conduite des enfans; enfin dans toutes, cette vérité si utile, que les ridicules de la société y sont une source de désordres. Et quelle maniere plus efficace d’attaquer nos ridicules, que de nous montrer qu’ils rendent les autres méchans à nos dépens? En vain diriez-vous que dans la comédie nous sommes plus frappés du ridicule qu’elle joue, que des vices dont ce ridicule est la source. Cela doit être, puisque l’objet naturel de la comédie est la correction de nos défauts par le ridicule, leur antidote le plus puissant, & non la correction de nos vices qui demande des remedes d’un autre genre. Mais son effet n’est pas pour cela de nous faire préférer le vice au ridicule; elle nous suppose pour le vice cette horreur qu’il inspire à toute ame bien née: elle se sert même de cette horreur pour combattre nos travers; & il est tout simple que le sentiment qu’elle suppose nous affect moins (dans le moment de la représentation) que celui qu’elle cherche à exciter en nous, sans que pour cela elle nous fasse prendre le change sur celui de ces deux sentimens qui doit dominer dans notre ame. Si quelques comédies en petit nombre s’écartent de cet objet louable & sont presque uniquement une école de mauvaises moeurs, on peut comparer leurs Auteurs à ces hérétiques, qui pour débiter le mensonge, ont abusé quelquefois de la chaire de vérité.

Vous ne vous en tenez pas a des imputations générales. Vous attaquez, comme une satire cruelle de la vertu, le Misanthrope de Moliere, ce chef-d’oeuvre de notre théâtre comique; si néanmoins le Tartuffe ne lui est pas encore supérieur, [322] soit par la vivacité de l’action, soit par les situations théâtrales, soit enfin par la variété & la vérité des caracteres. Je ne sais, Monsieur, ce que vous pensez de cette derniere piece, elle étoit bien faite pour trouver grâce devant vous, ne fût-ce que par l’aversion dont on ne peut se défendre pour l’espece d’hommes si odieuse que Moliere y a joués & démasqués. Mais je viens au Misanthrope. Moliere, selon vous, a eu dessein dans cette comédie de rendre la vertu ridicule, Il me semble que le sujet & les détails de la piece, que le sentiment même qu’elle produit en nous, prouvent le contraire. Moliere a voulu nous apprendre, que l’esprit & la vertu ne suffisent pas pour la société, si nous, ne savons compâtir aux foiblesses de nos semblables, & supporter leurs vices même; que les hommes sont encore plus bornés que méchans, & qu’il faut les mépriser sans le leur dire. Quoique le Misanthrope divertisse les spectateurs, il n’est pas pour cela ridicule à leurs yeux: il n’est personne au contraire qui ne l’estime, qui ne soit porté même à l’aimer & à le plaindre. On rit de sa mauvaise humeur, comme de celle d’un enfant bien né & de beaucoup d’esprit. La seule chose que j’oserois blâmer dans le rôle du Misanthrope, c’est qu’Alceste n’a pas toujours tort d’être en colere contre l’ami raisonnable & philosophe, que Moliere a voulu lui opposer comme un modele de la conduite qu’on doit tenir avec les hommes. Philinte m’a toujours paru, non pas absolument, comme vous le prétendez, un caractere odieux, mais un caractere mal décidé, plein de sagesse dans ses maximes & de fausseté dans sa conduite. Rien de plus sensé que ce qu’il dit au Misanthrope dans [323] la premiere scene sur la nécessité de s’accommoder aux travers des hommes; rien de plus foible que sa réponse aux reproches dont le Misanthrope l’accable sur l’accueil affecté qu’il vient de faire à un homme dont il ne fait pas le nom. Il ne disconvient pas de l’exagération qu’il a mise dans cet accueil, & donne par-là beaucoup d’avantage au Misanthrope. Il devoit répondre au contraire, que ce qu’Alceste avoit pris pour un accueil exagéré, n’étoit qu’un compliment ordinaire & froid, une de ces formules de politesse dont les hommes sont convenus de se payer réciproquement lorsqu’ils n’ont rien à se dire. Le Misanthrope a encore plus beau jeu dans la scene & du sonnet. Ce n’est point Philinte qu’Oronte vient consulter, c’est Alceste; & rien n’oblige Philinte de louer comme il fait le sonnet d’Oronte à tort & à travers, & d’interrompre même la lecture par ses fades éloges. Il devoit attendre qu’Oronte lui demandât son avis, & se borner alors à des discours généraux, & à une approbation foible, parce qu’il sent qu’Oronte veut être loué, & que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la vérité qu’à ses amis, encore faut-il qu’ils ayent grande envie ou grand besoin qu’on la leur dise. L’approbation foible de Philinte n’en eût pas moins produit ce que vouloit Moliere, l’emportement d’Alceste, qui se pique de vérité dans les choses les plus indifférentes, au risque de blesser ceux à qui il la dit. Cette colere du Misanthrope sur la complaisance de Philinte n’en eût été que plus plaisante, parce qu’elle eût été moins fondée; & la situation des personnages eût produit un jeu de théâtre d’autant plus grand, que Philinte eût été partagé entre l’embarras de contredire [324] Alceste & la crainte de choquer Oronte. Mais je m’apperçois; Monsieur, que je donne des leçons à Moliere.

Vous prétendez que dans cette scene du sonnet, le Misanthrope est presque un Philinte, & ses je ne dis pas cela répétés avant que de déclarer franchement son avis, vous paroissent hors de son caractere. Permettez-moi de n’être pas de votre sentiment. Le Misanthrope de Moliere n’est pas un homme grossier, mais un home vrai; ses je ne dis pas cela, sur-tout de l’air dont il les doit prononcer, sont suffisamment entendre qu’il trouvé le sonnet détestable; ce n’est que quand Oronte le presse & le pousse à bout, qu’il doit lever le masque & lui rompre en visiere. Rien n’est, ce me semble, mieux ménagé & gradué plus adroitement que cette scene; & je dois rendre cette justice à nos spectateurs modernes, qu’il en est peu qu’ils écoutent avec plus de plaisir. Aussi je ne crois pas que ce chef-d’oeuvre de Moliere (supérieur peut-être de quelques années à son siecle) dût craindre aujourd’hui le sort équivoque qu’il eût à sa naissance; notre parterre, plus fin & plus éclairé qu’il ne l’étoit il y a soixante ans, n’auroit plus besoin du Médecin malgré lui pour aller au Misanthrope. Mais je crois en même tems avec vous, que d’autres chefs-d’oeuvre du même poete & de quelques autres, autrefois justement applaudis, auroient aujourd’hui plus d’estime que de succès, notre changement de goût en est la cause; nous voulons dans la tragédie plus d’action, & dans la comédie plus de finesse. La raison en est, si je ne me trompé, que les sujets communs sont presqu’entiérement épuisés sur les deux théâtres; & qu’il faut d’un côté plus de mouvement pour [325] nous intéresser à des héros moins connus, &de l’autre plus de recherche & plus de nuance pour faire sentir des ridicules moins apparens.

Le zele dont vous êtes animé contre le comédie, ne vous permet pas de faire grace à aucun genre, même à celui où l’on se propose de faire couler nos larmes par des situations intéressantes, & de nous offrir dans la vie commune des modeles de courage & de vertu; autant vaudroit, dites-vous, aller au sermon. Ce discours me surprend dans votre bouche. Vous prétendiez un moment auparavant, que les leçons de la tragédie nous sont inutiles, parce qu’on n’y met sur le théâtre que des héros, auxquels nous ne pouvons nous flatter de ressembler; & vous blâmez à présent les pieces où l’on n’exposé à nos yeux que nos citoyens & nos semblables; ce n’est plus comme pernicieux aux bonnes moeurs, mais comme insipide & ennuyeux que vous attaquez ce genre. Dites, Monsieur, si vous le voulez, qu’il est le plus facile de tous; mais ne cherchez pas à lui enlever le droit de nous attendrir; il me semble au contraire qu’aucun genre de pieces n’y est plus propre; &, s’il m’est permis de juger de l’impression des autres par la mienne, j’avoue que je suis encore plus touché des scenes pathétiques de l’Enfant prodigue, que des pleurs d’Andromaque & d’Iphigénie. Les Princes & les Grands sont trop loin de nous, pour que nous prenions à leurs revers le même intérêt qu’aux nôtres. Nous ne voyons, pour ainsi dire, les infortunes des Rois qu’en perspective; & dans le tems même où nous les plaignons, un sentiment confus semble nous dire pour nous consoler, que ces infortunes sont le prix de la [326] grandeur suprême, & comme les degrés par lesquels la nature rapproche les Princes des autres hommes. Mais les malheurs de la vie privée n’ont point cette ressource à nous offrir; ils sont l’image fidelle des peines qui nous affligent ou qui nous menacent; un Roi n’est presque pas notre semblable, & le sort de nos pareils a bien plus de droits à nos larmes.

Ce qui me paroît blâmable dans ce genre, ou plutôt chat la maniere dont sont traité nos Poetes, est le mélange bizarre qu’ils y ont presque toujours fait du pathétique & du plaisant; deux sentimens si tranchans & si disparates ne sont pas faits pour être voisins; & quoiqu’il y ait dans la vie quelques circonstances bizarres où l’on rit & où son pleure à la fois, je demande si toutes les circonstances de la vie sont propres à être représentées sur le théâtre, & si le sentiment trouble & mal décidé qui résulte de cet alliage des ris avec les pleurs, est préférable au plaisir seul de pleurer, ou même au plaisir seul de rire? Les hommes sont tous de fer! s’écrie l’Enfant prodigue, après avoir fait à son valet la peinture odieuse de l’ingratitude & de la dureté de les anciens amis; & les femmes? lui répond le valet, qui ne veut que faire rire le parterre; j’ose inviter l’illustre Auteur de cette piece à retrancher ces trois mots, qui ne sont là que pour défigurer un chef-d’oeuvre. Il me semble qu’ils doivent produire sur tous les gens de goût le même effet qu’un son aigre & discordant qui se seroit entendre tout-à-coup au milieu d’une musique touchante.

Après avoir dit tant de mal des spectacles, il ne vous restoit plus, Monsieur, qu’à vous déclarer aussi contre les personnes qui les représentent & contre qui, selon [327] vous, nous y attirent; & c’est de quoi vous vous êtes pleinement acquitté par la maniere dont vous traitez les comédiens & les femmes. Votre philosophie n’épargne personne, & on pourroit lui appliquer ce passage de l’Ecriture, & manus ejus contra omnes. Selon vous, l’habitude où sont les comédiens de revêtir un caractere qui n’est pas le leur, les accoutume à la fausseté. Je ne saurois croire que ce reproche soit sérieux. Vous feriez le procès sur le même principe; à tous les Auteurs de pieces de théâtre, bien plus obligés encore que le comédien, de se transformer dans les personnages qu’ils ont à faire parler sur la scene. Vous ajoutez qu’il est vil de s’exposer aux sifflets pour de l’argent; qu’en faut-il conclure? Que l’état de comédien est celui de tous où il est le moins permis d’être médiocre. Mais en récompense, quels applaudissemens plus flatteurs que ceux du théâtre? C’est-là, où l’amour-propre ne peut se faire illusion ni sur les succès, ni sur les chûtes; & pourquoi refuserions-nous à un acteur accueilli & desiré du public le droit si juste & si noble de tirer de son talent sa subsistance? Je ne dis rien de ce que vous ajoutez (pour plaisanter sans doute) que les valets en s’exerçant à voler adroitement sur le théâtre, s’instruisent à voler dans les maisons & dans les rues.

Supérieur, comme vous l’êtes, par votre caractere& par vos réflexions, à toute espece de préjugés, étoit-ce là, Monsieur, celui que vous deviez préférer pour vous y soumettre & pour le défendre? Comment n’avez-vous pas senti, que si ceux qui représentent nos pieces mériteroient aussi de l’être; & qu’ainsi [328] en élevant les uns & en avilissant les autres, nous avons été tout à la fois bien inconséquens & bien barbares? Les Grecs sont été moins que nous, & il ne faut point chercher d’autres causes de l’estime où les bons comédiens étoient parmi eux. Ils considéroient Esopus par la même raison qu’ils admiroient Euripide & Sophocle. Les Romains, il est vrai, ont pensé différemment; mais chez eux la comédie étoit jouée par des esclaves; occupés de grands objets, ils ne vouloient employer que des esclaves à leurs plaisirs.

La chasteté des comédiennes, j’en conviens avec vous, est plus exposée que celle des femmes du monde; mais aussi la gloire de vaincre en doit être plus grande: il n’est pas rare d’en voir qui résistent long-tems, & il seroit plus commun d’en trouver qui résistassent toujours, si elles n’étoient comme découragées de la continence par le peu de considération réelle qu’elles en retirent. Le plus sur moyen de vaincre les passions, est de les combattre par la vanité: qu’on accorde des distinctions aux comédiennes sages, & ce sera, j’ose le prédire, l’ordre de l’Etat le plus sévere dans ses moeurs. Mais quand elles voient que d’un coté on ne leur sait aucun gré de se priver d’amans, & que de l’autre il est permis aux femmes du monde d’en avoir, sans en être moins considérées, comment ne chercheroient-elles pas leur consolation dans des plaisirs qu’elles s’interdiroient en pure perte?

Vous êtes du moins, Monsieur, plus juste ou plus conséquent que le public; votre sortie sur nos actrices en a valu une très-violente aux autres femmes. Je ne sais si vous êtes du petit nombre des sages qu’elles ont su quelquefois rendre [329] malheureux, & si par le mal que vous en dites, vous avez voulu leur restituer celui qu’elles vous ont fait. Cependant je doute que votre éloquente censure vous fasse parmi elles beaucoup d’ennemies; on voit percer à travers vos reproches le goût très-pardonnable que vous avez conservé pour elles, peut-être même quelque chose de plus vif; ce mélange de sévérité & de foiblesse (pardonnez-moi ce dernier mot) vous sera aisément obtenir grace; elles sentiront du moins, & elles vous en sauront gré, qu’il vous en a moins coûté pour déclamer contre elles avec chaleur, que pour les voir & les juger avec une indifférence philosophique. Mais comment allier cette indifférence avec le sentiment si séduisant qu’elles inspirent? Qui peut avoir le bonheur ou le malheur de parler d’elles sans intérêt? Essayons néanmoins, pour les apprécier avec justice, sans adulation comme sans humeur, d’oublier en ce moment combien leur société est aimable &dangereuse; relisons Epictete avant que d’écrire, & tenons-nous fermes pour être austeres & graves.

Je n’examinerai point, Monsieur, si vous avez raison de vous écrier, où trouvera-t-on une femme aimable, vertueuse? comme le Sage s’écrioit autrefois, où trouvera-t-on une femme forte? Le genre-humain seroit bien à plaindre, si l’objet le plus digne de nos hommages étoit en effet aussi rare que vous le dites. Mais si par malheur vous aviez raison, quelle en seroit la triste cause? L’esclavage & l’espece d’avilissement ou nous avons mis les femmes; les entraves que nous donnons à leur esprit & à leur ame; le jargon futile, & humiliant pour elles & pour nous, auquel nous avons réduit notre [330] commerce avec elles, comme si elles n’avoient pas une raison à cultiver, ou n’en étoient pas dignes; enfin l’éducation funeste, je dirois presque meurtriere, que nous leur prescrivons, sans leur permettre d’en avoir d’autre; éducation où elles apprennent presque uniquement à se contrefaire sans cessé, à n’avoir pas un sentiment qu’elles n’étouffent, une opinion qu’elles ne cachent, une pensée qu’elles ne déguisent. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons dans nos jardins, nous cherchons à l’orner en l’étouffant. Si la plupart des nations ont agi comme nous à leur égard, c’est que par-tout les hommes ont été les plus forts, & que par-tout le plus fort est l’oppresseur & le tyran du plus foible. Je ne sais si je me trompé, mais il me semble que l’éloignement où nous tenons les femmes de tout ce qui peut les éclairer & leur élever l’ame, est bien capable, en mettant leur vanité à la gêne, de flatter leur amour-propre. On diroit que nous sentons leurs avantages, & que nous voulons les empêcher d’en profiter. Nous ne pouvons nous dissimuler dans les ouvrages de goût & d’agrément, elles réussiroient mieux que nous, sur-tout dans ceux dont le sentiment & le tendresse doivent être l’âme; car quand vous dites qu’elles ne savent ni décrire, ni sentir l’amour même, il faut que, vous n’avez jamais lu les lettres d’Héloise, ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poete qui les aura gâtées. J’avoue que ce talent de peindre l’amour au naturel, talent propre à un tems d’ignorance, où la nature seule donnoit des leçons, peut s’être affoibli dans notre siecle, & que les femmes, devenues à notre exemple plus coquettes que passionnées, sauront bientôt [331] aimer aussi peu que nous & le dire aussi mal; mais sera-ce la faute de la nature? A l’égard des ouvrages de génie & de sagacité, mille exemples nous prouvent que la foiblesse du corps n’y est pas un obstacle dans les hommes; pourquoi donc une éducation plus solide & plus mâle ne mettroit-elle pas les femmes à portée d’y réussir? Descartes les jugeoit plus propres que nous à la Philosophie, & une Princesse malheureuse a été son plus illustre disciple. Plus inexorable pour elles, vous les traiterez, Monsieur, comme ces peuples vaincus, mais redoutables, que leurs conquérans désarment; & après avoir soutenu que la culture de l’esprit est pernicieuse à la vertu des hommes, vous en conclurez qu’elle le seroit encore plus à celle des femmes. Il me semble au contraire que les hommes devant être plus vertueux à proportion qu’ils connoîtront mieux les véritables sources de leur bonheur, le genre-humain doit gagner à s’instruire. Si les siecles éclairés ne sont pas moins corrompus que les autres, c’est que la lumiere y est trop inégalement répandue; qu’elle est resserrée & concentrée dans un trop petit nombre d’esprits; que les rayons qui s’en échappent dans le peuple ont assez de forcé pour découvrir aux ames communes l’attrait & les avantages du vice, & non pour leur en faire voir les dangers & l’horreur: le grand défaut de ce siecle philosophe est de ne l’être; pas encore assez. Mais quand la lumière sera plus libre de se répandre, plus étendue & plus égale, nous en sentirons alors les effets bienfaisans; nous cesserons de tenir les femmes sous le joug & dans l’ignorance, & elles de séduire, de tromper & de gouverner leurs maîtres. L’amour sera peur lors entre [332] les deux sexes, ce que l’amitié la plus douce & la plus vraie est entre les hommes vertueux; ou plutôt ce sera un sentiment plus délicieux encore, le complément & la perfection de l’amitié, sentiment qui dans l’intention de la nature, devoit nous rendre heureux, & que pour notre malheur nous avons su altérer & corrompre.

Enfin ne nous arrêtons pas seulement, Monsieur, aux avantages que la société pourroit tirer de l’éducation des femmes; avons de plus l’humanité & la justice de ne pas leur refuser ce qui peut leur adoucir la vie comme à nous. Nous avons éprouvé tant de fois combien la culture de l’esprit & l’exercice des talens sont propres à nous distraire de nos maux, & à nous consoler dans nos peines: pourquoi refuser à la plus aimable moitié du genre-humain destinée à partager avec nous le malheur d’être, le soulagement le plus propre à le lui faire supporter? Philosophes que la nature a répandus sur la surface de la terre, c’est à vous à détruire, s’il vous est possible, un préjugé si funeste; c’est à ceux d’entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d’être peres, d’oser les premiers secouer le joug d’un barbare usage, en donnant à leurs filles la même éducation qu’à leurs autres enfans. Qu’elles apprennent seulement de vous, en recevant cette éducation précieuse, à la regarder uniquement comme un préservatif contre l’oisiveté, un rempart contre les malheurs; & non comme l’aliment d’une curiosité vaine, & le sujet d’une ostentation frivole. Voilà tout ce que vous devez &tout ce qu’elles doivent à l’opinion publique, qui peut les condamner à paroître ignorantes, mais non pas les forcer à l’être. On vous a vus si souvent, pour [333] des motifs très-légers, par vanité ou par humeur, heurter de front les idées de votre siecle; pour quel intérêt plus grand pouvez-vous le braver, que pour l’avantage de ce que vous devez avoir de plus cher au monde, pour rendre la vie moins amere à ceux qui la tiennent de vous, & que la nature a destinés à vous survivre & à souffrir; pour leur procurer dans l’infortuné, dans les maladies, dans la pauvreté, dans la vieillesse, des ressources dont notre injustice les a privées! On regarde communément, Monsieur, les femmes comme très-sensibles & très-foibles; je les crois au contraire ou moins sensibles ou moins foibles que nous. Sans forcé de corps sans talens, sans étude qui puisse les arracher à leurs peines, & les leur faire oublier quelques momens, elles les supportent néanmoins, elles les dévorent, & savent quelquefois les cacher mieux que nous; cette fermeté suppose en elles, ou une ame peu susceptible d’’impressions profondes, ou un courage dont nous n’avons pas l’idée. Combien de situations cruelles aux quelles les hommes ne résistent que parle tourbillon d’occupation qui les entraîné? Les chagrins des femmes seroient-ils moins pénétrans & moins vifs que les nôtres? Ils ne devroient pas l’être. Leurs peines viennent ordinairement du coeur, les nôtres n’ont souvent pour principe que la vanité & l’ambition. Mais ces sentimens étrangers, que l’éducation a portés dans notre ame, que l’habitude y a gravés, & que l’exemple y fortifie, deviennent (à la honte de l’humanité) plus puissans sur nous que les sentimens naturels; la douleur fait plus périr de Ministres déplacés que d’amans malheureux.

Voilà, Monsieur, si j’avois à plaider la cause des femmes, [334] ce que j’oserois dire en leur saveur; je les défendrois moins sur ce qu’elles sont que sur ce qu’elles pourroient être. Je ne les louerois point en soutenant avec vous que la pudeur leur est naturelle; ce seroit prétendre que la nature ne leur a donne ni besoins, ni passions; la réflexion peut réprimer les desirs, mais le premier mouvement (qui est celui de la nature) porte toujours à s’y livrer. Je me bornerai donc à convenir que la société & les loix ont rendu la pudeur nécessaire aux femmes; & si je fais jamais un livré sur le pouvoir de l’éducation, cette pudeur en sera le premier chapitre, Mais en paroissant moins prévenu que vous pour la modestie de leur sexe, je serai plus favorable à leur conservation; & malgré la bonne opinion que vous avez de la bravoure d’un régiment de femmes, je ne croira pas que le principal moyen de les rendre utiles, soit de les destiner à recruter nos troupes.

Mais je m’apperçois, Monsieur, & je crains bien de m’en appercevoir trop tard, que le plaisir de m’entretenir avec vous, l’apologie des femmes, & peut-être cet intérêt secret qui nous séduit toujours pour elles, m’ont entraîné trop loin & trop long-tems hors de mon sujet. En voilà donc assez, & peut-être trop, sur la partie de votre lettre qui concerne les spectacles en eux-mêmes, & les dangers de toute espece dont vous les rendez responsables. Rien ne pourra plus leur nuire, si votre Ecrit n’y réussit pas; car il faut avouer qu’aucun de nos prédicateurs ne les a combattus avec autant de forcé & de subtilité que vous. Il est vrai que la supériorité de vos talens ne doit pas seule en avoir l’honneur. La plupart de nos [335] Orateurs chrétiens en attaquant la comédie, condamnent ce qu’ils ne connoissent pas; vous avez au contraire étudié, analysé, composé vous-même pour en mieux juger les effets, le poison dangereux dont vous cherchez à nous préserver; & vous décriez nos pieces de théâtre avec l’avantage non-seulement d’en avoir vu, mais d’en avoir fait. Néanmoins cet avantage même forme contre vous une objection incommode, que vous paroissez avoir sentie en n’osent vous la faire, & à laquelle vous avez indirectement tâché de répondre. Les spectacles, selon vous, sont nécessaires dans une ville aussi corrompue que celle que vous avez habitée long-tems; & c’est apparemment pour ses habitans pervers, (car ce n’est pas certainement pour votre patrie) que vos pieces ont été composées. C’est-à-dire, Monsieur, que vous nous avez traité comme ces animaux expirans, qu’on acheve dans leurs maladies de peur de les voir trop long-tems souffrir. Assez d’autres sans vous auroient pris ce soin; & votre délicatesse n’aura-t-elle rien à se reprocher à notre égard? Je le crains d’autant plus, que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de si heureux essais, comme musicien & comme poete, est du moins aussi propre à faire aux spectacles des partisans, que votre éloquence à leur en enlever. Le plaisir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre; & vous aurez long-tems la douleur de voir le Devin du village détruire tout le bien que vos Ecrits contre la comédie auroient pu nous faire.

Il me reste à vous dire un mot sur les deux autres articles de votre lettre, & en premier lieu sur les raisons que vous apportez contre l’établissement d’un théâtre de comédie à Geneve. Cette [336] partie de votre ouvrage, je dois l’avouer, est celle qui a trouvé à Paris le moins de contradicteurs. Très-indulgent envers nous-mêmes, nous regardons les spectacles comme un aliment nécessaire à notre frivolité; mais nous décidons volontiers que Geneve ne doit point en avoir, pourvu que nos riches oisifs aillent tous les jours pendant trois heures se soulager au théâtre du poids du tems qui les accable, peu leur importe qu’on s’amuse ailleurs; parce que Dieu, pour me servir d’une de vos plus heureuses expressions, les a doués d’une douceur très-méritoire à supporter l’ennui des autres. Mais je doute que les Genevois, qui s’intéressent un peu plus que nous à ce qui les regarde, applaudissent de même à votre sévérité. C’est d’après un desir qui m’a paru presque général dans vos concitoyens, que j’ai proposé l’établissement d’un théâtre dans leur ville, & j’ai peine à croire qu’ils se livrent avec autant de plaisir aux amusemens que vous y substituez. On m’assure même que plusieurs de ces amusemens, quoiqu’en simple projet, alarment déjà vos graves Ministres: qu’ils se récrient sur-tout contre les danses que vous voulez mettre à la place de la comédie; & qu’il leur paroît plus dangereux encore de se donner en spectacle que d’y aider.

Au reste, c’est à vos compatriotes seuls à juger de ce qui peut en ce genre leur être utile ou nuisible. S’ils craignent pour leurs moeurs les effets & les suites de la comédie, ce que j’ai déjà dit en sa faveur ne les déterminera point à la recevoir, comme tout ce que vous dites contr’elle ne la leur, sera pas rejetter, s’ils imaginent qu’elle puisse leur être de quelque avantage. Je me contenterai donc d’examiner en peu [337] de mots les raisons que vous apportez contre l’établissement d’un théâtre à Geneve, & je soumets cet examen au jugement & à la décision des Genevois.

Vous nous transportez d’abord dans les montagnes du Valais, au centre d’un petit pays dont vous faites une description charmante; vous nous montrez ce qui ne se trouvé peut-être que dans ce seul coin de l’univers; des peuples tranquilles & satisfaits au sein de leur famille & de leur travail; & vous prouvez que la comédie ne seroit propre qu’à troubler le bonheur dont ils jouissent. Personne, Monsieur, ne prétendra le contraire; des hommes assez heureux pour se contenter des plaisirs offerts par la nature, ne doivent point y en substituer d’autres; les amusemens qu’on cherche sont le poison lent des amusemens simples; & c’est une loi générale de ne pas entreprendre de changer le bien en mieux: qu’en conclurez-vous pour Geneve? L’état présent de cette république est-il susceptible de l’application de ces regles? Je veux croire qu’il n’y a rien d’exagéré ni de romanesque dans la description de ce canton fortuné du Valais, où il n’y a ni haine, ni jalousie, ni querelles, & où il y a pourtant des hommes. Mais si l’âge d’or s’est réfugié dans les rochers voisins de Geneve, vos citoyens en sont pour le moins à l’âge d’argent; & dans le peu de tems que j’ai passé parmi eux, ils m’ont paru assez avancés, ou, si vous voulez assez pervertis, pour pouvoir entendre Brutus & Rome sauvée sans avoir à craindre d’en devenir pires.

La plus forte de toutes vos objections contre l’établissement d’un théâtre à Geneve, c’est l’impossibilité de supporter [338] cette dépense dans une petite ville. Vous pouvez néanmoins vous souvenir, que des circonstances particulieres ayant obligé vos Magistrats il y a quelques années de permettre dans la ville même de Geneve un spectacle public, on ne s’apperçut point de l’inconvénient dont il s’agit, ni de tous ceux que vous faites craindre. Cependant, quand il seroit vrai que la recette journaliere ne suffiroit pas à l’entretien du spectacle je vous prie d’observer que la ville de Geneve est, à proportion de son étendue, une des plus riches de l’Europe; & j’ai lieu de croire que plusieurs citoyens opulens de cette ville, qui desireroient d’y avoir un théâtre, fourniroient sans peine à une partie de la dépense; c’est du moins la disposition où plusieurs d’entr’eux m’ont paru être, & c’est en conséquence que j’ai hasardé la proposition qui vous alarme. Cela supposé, il seroit aisé de répondre en deux mots à vos autres objections. Je n’ai point prétendu qu’il y eût à Geneve un spectacle tous les jours; un ou deux jours de la semaine suffiroient à cet amusement, & on pourroit prendre pour un de ces jours celui où le peuple se repose; ainsi d’un côté le travail ne seroit point ralenti, de l’autre la troupe pourroit être moins nombreuse, & par conséquent moins à charge à la ville; on donneroit l’hiver seul à la comédie, l’été aux plaisirs de la campagne, & aux exercices militaires dont vous parlez. J’ai peine à croire aussi qu’on ne pût remédier par des loix séveres aux alarmes de vos Ministres sur la conduite des comédiens, dans un Etat aussi petit que celui de Geneve, où l’oeil vigilant des Magistrats peut s’étendre au même instant d’une frontiere à l’autre, où la législation embrasse à la fois toutes les parties; [339] ou elle est enfin si rigoureuse & si bien exécutée contre les désordres des femmes publiques, & même contre les désordres secrets. J’en dis autant des loix somptuaires, dont il est toujours facile de maintenir l’exécution dans un petit Etat: d’ailleurs la vanité même ne sera gueres intéressée à les violer, parce qu’elles obligent également tous les citoyens, & qu’à Geneve les hommes ne sont jugés ni par les richesses, ni par les habits. Enfin rien, ce me, semble, ne souffriroit clans votre Patrie de l’établissement d’un théâtre, pas même l’ivrognerie des hommes & la médisance des femmes, qui trouvent l’une & l’autre tant de faveur auprès de vous. Mais quand la suppression de ces deux derniers articles produiroit, pour parler votre langage, un affoiblissement d’Etat, je serois d’avis qu’on se consolât de ce malheur. Il ne falloit pas moins qu’un philosophe exercé comme vous aux paradoxes, pour nous soutenir qu’il y a moins de mal à s’enivrer & à médire, qu’à voir représenter Cinna & Polyeucte. Je parle ici d’après la peinture que vous avez faite vous-même de la vie journaliere de vos citoyens; & je n’ignore pas qu’ils se récrient fort contre cette peinture: le peu de séjour, disent-ils, que vous avez fait parmi eux, ne vous a pas laissé le tems de les connoître, ni d’en fréquenter assez les differens états; & vous avez représenté comme l’esprit général de cette sage République, ce qui n’est tout au plus que le vice obscur & méprisé de quelques sociétés particulieres.

Au reste vous ne devez pas ignorer, Monsieur, que depuis deux ans une troupe de comédiens s’est établie aux portes de Geneve, & que Geneve & les comédiens s’en trouvent à merveille. [340] Prenez votre parti avec courage, la circonstance est urgente &le cas difficile. Corruption pour corruption, celle qui laissera aux Genevois leur argent dont ils ont besoin, est préférable à celle qui le fait sortir de chez eux.

Je me hâte de finir sur cet article dont la plupart de nos lecteurs ne s’embarrassent gueres, pour en venir à un autre qui les intéresse encore moins, & sur lequel par cette raison je m’arrêterai moins encore. Ce sont les sentimens que j’attribue à vos Ministres en matiere de religion. Vous savez, & ils le savent encore mieux que vous, que mon dessein n’a point été de les offenser; & ce motif seul suffiroit aujourd’hui pour me rendre sensible à leurs plaintes, & circonspect dans ma justification. Je serois très-affligé du soupçon d’avoir violé leur secret, sur-tout si ce soupçon venoit de votre part permettez-moi de vous faire remarquer que l’énumération des moyens par lesquels vous supposez que j’ai pu juger de leur doctrine, n’est pas complete. Si je me suis trompé dans l’exposition que j’ai faite de leurs sentimens (d’après leurs ouvrages, d’après des conversations publiques où ils ne m’ont pas paru prendre beaucoup d’intérêt à la Trinité ni à l’Enfer, enfin d’après l’opinion de leurs concitoyens, &des autres Eglises réformées) tout autre que moi, j’ose le dire, eût été trompé de même. Ces sentimens sont d’ailleurs une suite nécessaire des principes de la religion Protestante; & si vos Ministres ne jugent pas à propos de les adoptes ou de les avouer aujourd’hui, la logique que je leur connois doit naturellement les y conduire, ou les laissera à moitié chemin. Quand ils ne seroient pas Sociniens, il [341] faudroit qu’ils le devinssent, non pour l’honneur de leur religion, mais pour celui de leur Philosophie. Ce mot de Sociniens ne doit pas vous effrayer: mon dessein n’a point été de donner un nom de parti à des hommes dont j’ai d’ailleurs fait un juste éloge; mais d’exposer par un seul mot ce que j’ai cru être leur doctrine, & ce qui sera infailliblement dans quelques années leur doctrine publique. A l’égard de leur Profession de foi, je me borne à vous y renvoyer & à vous en faire jugé; vous avouez que vous ne l’avez pas lue, c’étoit peut-être le moyen le plus sur d’en être aussi satisfait que vous me le paroissez. Ne prenez point cette invitation pour un trait de satire contre vos Ministres; eux-mêmes ne doivent pas s’en offenser; en matiere de Profession de foi, il est permis à un catholique de se montrer difficile, sans que des chrétiens d’une communion contraire puissent légitimement en être blessés. L’Eglise Romaine a un langage consacré sur la divinité du Verbe, & nous oblige à regarder impitoyablement comme Ariens tous ceux qui n’emploient pas ce langage. Vos Pasteurs diront qu’ils ne reconnoissent pas l’Eglise Romaine pour leur jugé, mais ils souffriront apparemment que je la regarde comme le mien. Par cet accommodement nous serons réconciliés les uns avec les autres, & j’aurai dit vrais ans les offenser. Ce qui m’étonne, Monsieur, c’est que des hommes qui se donnent pour zélés défenseurs des vérités de la religion Catholique, qui voient souvent l’impiété & le scandale où il n’y en a pas même l’apparence, qui se piquent sur ces matieres d’entendre finesse & de n’entendre point raison, & qui ont lu cette Profession [342] de foi de Geneve, en ayent été aussi satisfaits que vous, jusqu’à se croire même obligés d’en faire l’éloge. Mais il s’agissoit de rendre tout à la fois ma probité & ma religion suspectes; tout leur a été bon dans ce dessein, & ce n’étoit pas aux Ministres de Geneve qu’ils vouloient nuire. Quoi qu’il en soit, je ne fais si les Ecclésiastiques Genevois que vous avez voulu justifier sur leur croyance, seront beaucoup plus contens de vous qu’ils l’ont été de moi, & si votre mollesse à les défendre leur plaira plus que ma franchise. Vous semblez m’accuser presque uniquement d’imprudence à leur égard; vous me reprochez de ne les avoir point loués à leur maniere, mais à la mienne; & vous marquez d’ailleurs assez d’indifférence sur ce Socinianisme dont ils craignent tant d’être soupçonnés. Permettez-moi de douter que cette maniere de plaider leur cause, les satisfasse. Je n’en serois pourtant point étonné, quand je vois l’accueil extraordinaire que les dévots, ont fait à votre ouvrage. La rigueur de la morale que vous prêchez les a rendus indulgens sur la tolérance que vous professez avec courage & sans détour. Est-ce à eux qu’il faut en faire honneur, ou à vous, ou peut-être aux progrès inattendus de la Philosophie dans les esprits même qui en paroissoient les moins susceptibles? Mon article Geneve n’a pas reçu de leur part le même accueil que votre lettre; nos Prêtres m’ont presque fait un crime des sentimens hétérodoxes que j’attribuois à leurs ennemis. Voilà ce que ni vous ni moi n’aurions prévu; mais quiconque écrit, doit s’attendre à ces légeres injustices: heureux quand il n’en essuye point de plus graves.

[343] Je suis, avec tout le respect que méritent votre vertu & vos talens, & avec plus de vérité que le Philinte de Moliere,

MONSIEUR,

Votre très-humble &très-obéissant serviteur,

D’ALEMBERT.

FIN.

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