JEAN JACQUES ROUSSEAU

[449]

EMILE ET SOPHIE
OU
LES SOLITAIRES

[450]

AVIS DES ÉDITEURS

Sur le Fragment qui suit.

Il faut en convenir, les seuls biens sur lesquels les hommes puissent compter, sont ceux qu’ils ont mis en réserve au fond de leur ame; aussi le moyen, unique peut-être, de pourvoir efficacement à leur bonheur, c’est de leur donner des ressources sûres contre les coups du sort, soit pour les réparer à force de talens, soit pour les supporter à force de vertus. Ce fût le grand objet que M. Rousseau se proposa dans son Traité de l’Education; l’Ouvrage suivant étoit destiné à prouver qu’il l’avoit rempli. En mettant Emile aux prises avec la fortune, en le plaçant dans une suite de situations effrayantes, que le mortel le plus intrépide n’envisageroit pas sans frémir, il vouloit montrer que, les principes dont il fut nourri depuis sa naissance, pouvoient seuls l’élever au-dessus de ces situations. Ce plan étoit beau, l’exécution en auroit été aussi intéressante qu’utile; c’étoit mettre en action la morale d’Emile, la justifier & la faire aimer: mais la mort ne permit pas à M. Rousseau d’élever ce nouveau monument à sa gloire, & de reprendre cet Ouvrage, qu’il avoit interrompu pour ses Confessions:

Nous donnons au Public le seul morceau qu’il en ait écrit & nous le disons sans détour; nous le donnons avec une sorte [451] de répugnance. Plus le tableau qu’il nous présente est empreint du génie de son sublime Auteur, & plus il est révoltant. Emile désespéré, Sophie avilie! Qui pourroit supporter ces odieuses images! J’ai du moins la ressource des larmes, quand je vois la vertu malheureuse gémir; mais que me reste-t-il quand elle est en proie aux remords? Et puis, quelle confiance prendroit-on dans des préceptes qui n’ont abouti qu’à faire une femme adultère? S’il est vrai cependant que les éducations austeres ne font que des hypocrites de vertu, l’éducation seule de Sophie doit faire des filles vertueses; mais des filles vertueuses deviennent-elles des épouses perfides & parjures? Gardons-nous d’imputer à M. Rousseau ces contradictions: Nous le favoris; elles n’existoient point dans son plan. Auroit-il voulu défigurer lui-même son plus bel ouvrage? Sophie fut coupable, elle ne fut point vile, d’imprudentes liaisons firent les fautes & ses malheurs: une femme vicieuse & jalouse de ses vertus, sans altérer son ame pure, surprit sa simplicité: un breuvage empoisonné n’égara ses sens qu’en troublant sa raison; l’infortunée cédoit à son’époux, en se livrant au vil séducteur qui outrageoit son innocence; elle succomba comme Clarisse, & se releva plus sublime qu’elle. Mais si Emile devoit connoître l’excès du malheur, ne faloit-il pas que Sophie fût infidelle? Auprès d’elle pouvoit-il être malheureux? Et qui pouvoit l’en séparer? Les hommes.... La mort... Non: le crime seul de Sophie.

Pourquoi M. Rousseau n’a-t-il pas achevé ces tristes récits? Pourquoi ce long tissu d’objets funestes, de traverses, de calamités, de fautes, de remords, de désespoir & de repentir, [452] ne nous a-t-il pas conduits à ces jours de paix & de gloire, où, vainqueurs du sort, des hommes & d’eux-mêmes, Emile & Sophie, ivres d’amour & brillans de vertus, auroient, loin des humains & dans le calme de l’innocence, retrouvé le bonheur de leurs premiers ans.

Quel coeur flétri par le sentiment de leurs peines, ne se seroit pas ranimé aux doux accens de leur félicite!

Oui, ma Sophie, retraçons le cours fortuné de nos beaux jours, n’en laissons point effacer la mémoire, après les avoir rendus si charmans. Rappellons leurs transports, leurs délices; rappellons jufqu’à leurs traverses, jusqu’à ces tems cruels de ta faute & de mon désespoir. Tems de douleurs & de larmes, que l’amour, les vertus, le bonheur ont si bien rachetés! Oh! qui voudroit à ce prix n’avoir pas souffert, n’avoir pas gémi, n’avoir pas détesté sa vie & n’avoir pas vécu!

Pleurs de douleur & de rage, qu’êtes-vous dans ces torrens de joie & de plaisirs qui vous ont absorbes!

Souvenirs amers & délicieux, ne vous dérobe jamais à nos cours, dont rien ne peut plus troubler la paix.

Tenez-nous lieu de tout maintenant que, bornés à jamais l’un à l’autre, nous sommes seuls sur la terre, & que le genre humain n’est plus rien pour nous.

Sophie, ma chere Sophie, que ne puis-je revivre tous les jours de ma vie dans chacun de ceux que je passe avec toi, je n’en aurois jamais assez pour goûter ma félicité!

[453]

EMILE ET SOPHIE, ou
LES SOLITAIRES.

LETTRE PREMIERE

J’ETOIS libre, j’étois heureux, o mon maître! Vous m’aviez fait un coeur propre à goûter le bonheur, & vous m’aviez donne Sophie. Aux délices de l’amour, aux épanchemens de l’amitié, une famille naissante ajoutoit les charmes de la tendresse paternelle: tout m’annoncoit une vie agréable, tout me promettoit une douce vieillesse & une mort paisible dans les bras de mes enfans. Helas! qu’eft devenu ce tems heureux de jouissance & d’esperance, ou l’avenir embellissoit le présent; ou mon coeur, ivre de sa joie, s’abreuvoit chaque jour d’un siecle de félicite? Tout s’est évanoui comme un songe; jeune encore j’ai tout perdu, femme, enfans, amis tout enfin, jusqu’au commerce de [454] mes semblables. Mon coeur à été déchire par tous ses attachemens; il ne tient plus qu’au moindre de tous, au tiede amour d’une vie sans plaisirs, mais exempte de remords. Si je survis long-tems à mes pertes, mon sort est de vieillir & mourir seul sans jamais revoir un visage d’homme, & la seule Providence me fermera les yeux.

En cet état, qui peut m’engager encore à prendre soin de cette triste vie que j’ai si peu de raison d’aimer? Des souvenirs, & la consolation d’être dans l’ordre en ce monde, en m’y soumettant sans murmure aux décrets éternels. Je suis mort dans tout ce qui m’étoit cher: J’attends sans impatience & sans crainte que ce qui reste de moi rejoigne ce que j’ai perdu.

Mais vous, mon cher maître, vivez-vous? êtes-vous mortel encore sur cette terre d’exil avec votre Emile, ou si déjà vous habitez avec Sophie la patrie des ames justes? Hélas! ou que vous soyez vous êtes mort pour moi, mes yeux ne vous verront plus; mais mon, coeur s’occupera de vous sans cesse. Jamais je n’ai mieux connu le prix de vos soins qu’apres que la dure nécessite m’a si cruellement fait sentir ses coups & m’a tout ôte excepte moi. Je suis seul, j’ai tout perdu, mais je me reste, & le désespoir ne m’a point anéanti. Ces papiers ne vous parviendront pas, je ne puis l’espérer. Sans doute ils périront sans avoir été vus d’aucun homme: , mais n’importe, ils sont écrits, je les rassemble, je les lie, je les continue, & c’est à vous que je les adresse: c’est à vous que je veux tracer ces précieux souvenirs qui nourrissent & navrent mon coeur; c’est à vous [455] que je veux rendre compte de moi, de mes sentimens, de ma conduite, de ce coeur que vous m’avez donne. Je dirai tout, le bien, le mal, mes douleurs, mes plaisirs, mes fautes; mais je crois n’avoir rien à dire qui puisse déshonorer votre ouvrage.

Mon bonheur à été précoce; il commença des ma naissance, il devoit finir avant ma mort. Tous les jours de mon enfance ont été des jours fortunes, passes dans la liberté, dans la joie, ainsi que dans l’innocence: je n’appris jamais à distinguer mes instructions de mes plaisirs. Tous les hommes se rappellent avec attendrissement les de leur enfance, mais je suis le seul peut-être qui ne mêle point à ces doux souvenirs ceux des pleurs qu’on lui fit verser. Hélas! si je fusse mort enfant, j’aurois déjà joui de la vie, & n’en aurois pas connu les regrets!

Je devins jeune homme & ne cessai point d’être heureux. Dans l’âge des passions je formois ma raison par mes sens; ce qui sert à tromper les autres sut pour moi le chemin de la vérité. J’appris à juger sainement des choses qui m’environnoient & de l’intérêt que j’y devois prendre; j’en jugeois sur des principes vrais & simples; l’autorité, l’opinion n’altéroient point mes jugemens. Pour découvrir les rapports des choses entre elles, j’étudiois les rapports de chacune d’elles à moi: Par deux termes connus j’apprenois à trouver le troisieme: Pour connoître l’univers par tout ce, qui pouvoit m’interesser, il me suffit de me connoître; ma place assignée, tout fut trouve.

J’appris ainsi que la premiere sagesse est de vouloir ce qui [456] est, & de régler son coeur sur sa destinée. Voilà tout ce qui dépend de nous, me disiez-vous; tout le reste est de nécessité. Celui qui lutte le plus contre son sort est le moins sage & toujours le plus malheureux; ce qu’il peut changer à sa situation le soulage moins que le trouble intérieur qu’il se donne pour cela ne le tourmente. Il réussit rarement, & ne gagne rien à.réussir. Mais quel être sensible peut vivre toujours sans passions, sans attachemens? Ce n’est pas un homme, c’est une brute ou c’est un Dieu. Ne pouvant donc me garantir de toutes les affections qui nous lient aux choses, vous m’apprîtes du moins à. les choisir, à n’ouvrir mon ame qu’aux plus nobles, à ne l’attacher qu’aux plus dignes objets qui: sont mes semblables, à étendre pour ainsi dire, le moi humain sur toute l’humanité, & à me préserver ainsi des viles passions qui le concentrent.

Quand mes sens éveillés par l’âge me demanderent une compagne, vous épurâtes leur feu par les sentimens; c’est par l’imagination qui les anime que j’appris à les subjuguer. J’aimois Sophie avant même que de la connoître; cet amour préservoit mon coeur des piéges du vice, il y portoit le goût des choses belles & honnêtes, il y gravoit en traits ineffaçables les saintes loix de la vertu. Quand je vis enfin ce digne objet de mon culte, quand je sentis l’empire de ses charmes, tout ce qui peut entrer de doux, de ravissant dans une ame pénétra la mienne d’un sentiment exquis que rien ne peut exprimer. Jours chéris de mes premieres amours, jours délicieux, que ne pouvez-vous recommencer sans cesse & remplir désormais tout mon être! je ne voudrois point d’autre éternité.

[Tableau-5-9]

[457] Vains regrets! souhaits inutiles! Tout est disparu, tout est disparu sans retour...... Après tant d’ardens soupirs, j’en obtins le prix, tous mes voeux surent comblés. Epoux, & toujours amant, je trouvai dans la tranquille possession un bonheur d’une autre espece, mais non moins vrai que dans le délire des desirs. Mon maître, vous croyez avoir, connu cette fille enchanteresse. O combien vous vous trompez! Vous avez connu ma maîtresse, ma femme; mail vous n’avez pas connu Sophie. Ses charmes de toute espece étoient inépuisables, chaque instant sembloit les renouveller, & le dernier jour de sa vie, m’en montra que je n’avois pas connus.

Déjà pere de deux enfans, je partageois mon tems entre une épouse adorée & les chers fruits de sa tendresse; vous m’aidiez à préparer à mon fils une éducation semblable à la mienne, & ma fille, sous les yeux de sa mere, eût appris à lui ressembler. Toutes mes affaires se bornoient au soin du patrimoine de Sophie; j’avois oublié ma fortune pour jouir de ma félicité. Trompeuse félicité! trois fois j’ai senti ton inconstance. Ton terme n’est qu’un point, & lorsqu’on est au comble il faut bientôt décliner. Etoit-ce par vous, pere cruel, que devoit commencer ce déclin? Par quelle fatalité pûtes-vous quitter cette vie paisible que nous menions ensemble, comment mes empressemens vous rebuterent-ils de moi? Vous vous complaisiez dans votre ouvrage; je le voyois, je le sentois, j’en étois sûr. Vous paroissiez heureux de mon bonheur; les tendres caresses de Sophie sembloient flatter votre coeur paternel; vous nous aimiez, vous vous plaisiez [458] avec nous: & vous nous quittâtes! Sans votre retraite je serois heureux encore; mon fils vivroit peut-être, ou d’autres mains n’auroient point fermé ses yeux.. Sa mere, vertueuse & chérie, vivroit elle-même dans les bras de son époux. Retraite funeste, qui m’livre sans retour aux horreurs de mon fort! non, jamais sous vos yeux le crime & ses peines n’eussent approché de ma famille; en. l’abandonnant vous m’avez fait plus de maux que vous ne m’aviez fait de biens en toute ma vie.

Bientôt le Ciel cessa de bénir une maison que vous n’habitiez plus. Les maux, les afflictions se succédoient sans relâche. En peu de mais nous perdîmes le pere, la mere de Sophie, & enfin sa fille, sa charmante fille qu’elle avoit tant desirée, qu’elle idolâtroit, qu’elle vouloit suivre. à ce. dernier coup sa constance ébranlée acheva de l’abandonner. Jusqu’à ce tems, contente & paisible dans sa solitude, elle avoit ignoré les amertumes de la vie, elle n’avoit point armé contre. les coups du sort cette ame sensible & facile à s’affecter. Elle sentit ces pertes comme on sent ses premiers malheurs: aussi ne furent-elles que les commencemens des: nôtres. Rien ne pouvoir tarir ses pleurs; la mort de sa fille lui fit sentir plus vivement celle de sa mere: elle appelloit sans cesse l’une ou l’autre en gémissant; elle faisoit retentir de leurs: noms & de ses regrets. tous les lieux où jadis elle avoit reçu leurs innocentes caresses: tous les objets qui les lui rappelloient aigrissoient ses douleurs; je résolus de l’éloigner des affaires & qui n’en avoient jamais été pour moi [459] jusqu’àlors: je lui proposai d’y suivre une amie qu’elle s’étoit faire au voisinage & qui etoit obligée de s’y rendre avec son mari. Elle y consentit pour ne point se séparer de moi, ne pénétrant pas mon motif. Son affliction lui étoit trop chere pour chercher à la calmer. Partager ses regrets, pleurer avec elle, etoit la seule consolation qu’on pût lui donner.

En approchant du la capitale, je me sentis frappé d’une impression funeste que je n’avois jamais éprouvée auparavant. Les plus tristes pressentimens s’élevoient dans mon sein: tout ce que j’avois vu, tout ce que vous m’aviez dit des grandes villes me faisoit trembler sur le séjour de celle-ci. Je m’effrayois d’exposer une union si pure à tant de dangers qui pouvoient l’altérer. Je frémissois en regardant la triste Sophie, de songer que j’entraînois moi-même tant de vertus & de charmes dans ce gouffre de préjugés & de vices ou vont se perdre de toutes parts l’innocence & le bonheur.

Cependant, sur d’elle & de moi, je méprisois cet avis de la prudence que je prenois pour un vain pressentiment; en m’en laissant tourmenter je le traitois de chimere. Hélas! je n’imaginois pas le voir sitôt & si cruellement justifie. Je ne songeois gueres que je n’allois pas chercher le péril dans la capitale, mais qu’il m’y suivoit.

Comment vous parler des deux ans que nous passâmes dans cette fatale Ville, & de l’effet cruel que fit sur mon ame & sur mon sort ce séjour empoisonné? Vous avez trop sçu ces tristes catastrophes dont le souvenir, effacé dans des jours plus heureux, vient aujourd’hui redoubler mes regrets, en me ramenant à leur source. Quel changement produisit en moi [460] ma complaisance pour des liaisons trop aimables, que l’habitude commençoit à tourner en amitié! Comment l’exemple & l’imitation contre lesquels vous aviez si bien armé mon coeur, l’amenerent-ils insensiblement à ces goûts frivoles que, plus jeune, j’avois sçu dédaigner? Qu’il est différent de voir les choses distrait par d’autres objets ou seulement occupé de ceux qui nous frappant! Ce n’étoit plus le tems où mon imagination échauffée ne cherchoit que Sophie, & rebutoit tout ce qui n’étoit pas elle. Je ne la cherchois plus, je la possedois, & son charme embellissoit alors autant les objets qu’il les avoit défigurés dans ma premiere jeuneffe. Mais bientôt ces mêmes objets affoiblirent mes goûts en les partageant. Usé peu-a-peu sur tous ces amusemens frivoles, mon coeur perdoit insensiblement son premier ressort & devenoit incapable de chaleur & de force; j’errois avec inquiétude d’un plaisir à l’autre; je recherchois tout & je m’ennuyois de tout; je ne me plaisois qu’où je n’étois pas, & m’étourdissois pour m’amuser. Je sentois une révolution dont je ne voulois point me convaincre; je ne me laissois pas le tems de rentrer en moi, crainte de ne m’y plus retrouver. Tous mes attachemens. s’étoient relâchés, toutes mes affections s’étoient attiédies: j’avois mis un jargon de sentiment & de morale à la place de la réalité. J’étois un homme galant sans tendresse, un Stoïcien sans vertus, un sage occupé de folies, je n’avois plus de votre Emile que le nom & quelques discours. Ma franchise, ma liberté, mes plaisirs, mes devoirs, vous, mon fils, Sophie elle-même, tout ce qui jadis animoit, élevoit mon esprit & faisoit la plénitude de mon existence, en se [461] détachant peu-à-peu de moi, sembloit m’en détacher moi-même, & ne laissoit plus, dans mon arme affaissée qu’un sentiment importun de vide & d’anéantissement.. Enfin, je n’aimois plus au croyois ne plus aimer. Ce feu terrible, qui paroissoit presque éteint, couvoit sous la cendre, pour éclater bientôt avec plus de fureur que jamais.

Changement cent fois plus inconcevable! Comment celle qui faisoit la gloire & le bonheur de ma vie en fit-elle la honte & le désespoir? Comment décrirois-je un si déplorable égarement? Non jamais ce détail affreux ne sortira de ma plume ni de ma bouche; il est trop injurieux à la mémoire de la plus digne des femmes, trop accablant, trop horrible à mon souvenir, trop décourageant pour la vertu; j’en mourrois cent fois avant qu’il fût achevé. Morale du monde, piégés du vice & de exemple, trahisons d’une fausse-amitié, inconstance & foiblesse humaine, qui de nous est à votre épreuve? Ah! si Sophie à souillé sa vertu, quelle femme osera compter sur la sienne? Mais de quelle trempe unique dût être une ame qui put revenir de si loin à tout ce qu’elle fut auparavant?

C’est de vos enfans régénérés que j’ai à vous parler. Tous leurs égaremens vous ont été connus: je n’en dirai que ce qui tient à leur retour à eux-mêmes & sert à lier les evenemens.

Sophie consolée, ou plutôt distraite par son amie & par les sociétés où elle l’entraînoit, n’avoit plus ce goût décidé pour la vie privée & pour la retraite: elle. avoit oublié ses pertes & presque ce qui lui était resté. Son fils en grandissant [462] alloit devenir moins dépendant d’elle, & déjà la mere apprenoit à s’en passer. Moi-même je n’étois plus son Emile, je n’étois que son mari, & le mari d’une honnête femme dans les grandes Villes, est un homme avec qui l’on garde en public toutes sortes de bonnes manieres, mais qu’on ne voit point en particulier. Long-tems nos coteries furent les mêmes. Elles changerent insensiblement. Chacun des deux: pensoit se mettre son aile loin de la personne qui avoir droit d’inspection sur lui. Nous n’étions plus un, nous étions deux: .le ton du monde nous avoir divisés, & nos coeurs ne se rapprochoient plus. Il n’y avait que nos voisins de Campagne & amis de Ville qui nous réunssent quelquefois. La femme, après m’avoir fait souvent des agaceries auxquelles je ne résistois pas toujours sans peine se rebuta, & s’attachant tout-a-fait à Sophie en devint inséparable. Le mari vivoit sort lié avec son épouse, & par conséquent avec la mienne. Leur conduite extérieure étoit réguliere & décente, mais leurs maximes auroient dû m’effrayer. Leur bon intelligence venoit moins d’un véritable attachement, que d’une indifférence commune sur les devoirs de leur état. Peu jaloux des droits qu’ils avoient l’un sur l’autre, ils prétendoient s’aimer beaucoup plus en se passant tous leurs goûts sans contrainte, & ne s’ossensant point de n’en être pas l’objet. Que mon mari vive heureux, sur toute chose, disoit la femme; que j’aie ma femme pour amie, je suis content, disoit le mari. Nos sentimens, poursuivoient-ils, ne dépendent pas de nous, mais nos procédés en dépendent: chacun me du sien tout ce qu’il peut au bonheur de l’autre. Peut-on mieux [463] aimer ce qui nous est cher, que de vouloir tout ce qu’il desire? On évite la cruelle nécessité de se fuir.

Ce systême ainsi mis à découvert tout d’un coup nous eût fait horreur. Mais on ne fait pas combien: les épanchemens l’amitié sont passer de choses qui révolteroient sans elle; on ne fait pas combien une philosophie si bien adaptée aux vices du coeur humain, une philosophie qui n’offre au lieu des sentimens qu’on n’est plus maître d’avoir, au lieu du devoir caché qui tourmente, & qui ne profite à personne, que soins, procédés, bienféances, attentions, que franchise, liberté, sincérité, confiance; on ne fait pas, dis-je, combien tout ce qui maintient l’union entre les personnes, quand les coeurs ne font plus unis, à d’attrait pour les meilleurs naturels, & devient séduisant sous le masque de la sagesse: la raison même auroit peine à se défendre, si la conscience ne venoit au secours. C’étoit-là ce qui maintenoit entre Sophie & moi, la honte de nous montrer un empressement que nous n’avions plus. Le couple qui nous avoit subjugues s’outrageoit sans contrainte & croyoit s’aimer: mais un ancien respect l’un pour l’autre, que nous ne pouvions vaincre, nous forçoit à nous fuir pour nous outrage. En paroissant nous être mutuellement à charge, nous étions plus prés de nous réunir qu’eux qui ne se quittoient point. Cesser de s’éviter quand on s’offense, c’est être surs de ne se rapprocher jamais.

Mais au moment où l’éloignement entre nous étoit le plus marqué, tout changea de la maniere de la plus bizarre. Tout-a-coup Sophie devint aussi sédentaire & retirée qu’elle avoir été. dissipée jufsqu’alors. Son humeur, qui n’etoit pas toujours [464] égale, devint constamment triste & sombre. Enfermée depuis le matin jusqu’au soir dans sa chambre, sans parler, sans pleurer, sans se soucier de personne, elle ne pouvoit souffrir qu’on l’interrompît. Son amie elle-même lui devint insupportable; elle le lui dit & la reçut mal sans la rebuter: elle me pria plus d’une fois de la délivrer d’elle. Je lui fis la guerre de ce caprice dont j’accusois un peu de jalousie; je le lui dis même un jour en plaisantant. Non, Monsieur, je ne suis point jalouse, me dit-elle d’un air froid & résolu; mais j’ai cette femme en horreur: je ne vous demande qu’une grace; c’est que je ne la revoye jamais. Frappé de ces mots, je voulus savoir la raison de sa haine: elle refusa de répondre. Elle avoit déjà fermé sa porte au mari; je fus obligé de la fermer à la femme, & nous ne les vîmes plus.

Cependant sa tristesse continuoit & devenoit inquiétante. Je commençai de m’en alarmer; mais comment en savoir la cause qu’elle s’obstinoit à taire? Ce n’étoit pas à cette ame fiere qu’on en pouvoit imposer par l’autorité: nous avions cessé depuis si long-tems d’être les confidens l’un de l’autre, que je fus peu surpris qu’elle dédaignât de m’ouvrir son coeur; il faloit mériter cette confiance, & soit que sa couchante mélancolie eût réchauffé le mien, soit qu’il sût moins guéri qu’il n’avoit cru l’être, je sentis qu’il m’en coûtoit peu pour lui rendre des soins avec lesquels j’espérois vaincre enfin son silence.

Je ne la quittois plus: mais j’eus beau revenir à elle, & marquer ce retour par les plus tendres empressemens, je vis avec douleur que je n’avançois rien. Je voulus rétablir les [465] droits d’Epoux, trop négligés depuis long-tems; j’éprouvai la plus invincible résistance. Ce n’étoient plus ces refus agaçans, faits pour donner un nouveau prix à ce qu’on accorde: ce n’étoient pas non plus ces refus tendres, modestes, mais absolus qui m’enivroient d’amour & qu’il faloit pourtant respecter. C’étoient les refus sérieux d’une volonté décidée qui s’indigne qu’on puisse douter d’elle. Elle me rappelloit avec force les engagemens pris jadis en votre présence. Quoi qu’il en soit de moi, disoit-elle, vous devez vous estimer vous-même & respecter à jamais la parole d’Emile. Mes torts ne vous autorisent point à violer vos promesses. Vous pouvez me punir, mais vous ne pouvez me contraindre, & soyez sur que je ne le souffrirai jamais. Que répondre, que faire? sinon tacher de la fléchir, de la toucher, de vaincre son obstination à force de persévérance? Ces vains efforts irritoient à la fois mon amour & mon amour-propre. Les difficultés enflammoient mon coeur, & je me faisois un point d’honneur de les surmonter. Jamais peut-être après dix ans de mariage, après un si long refroidissement, la passion d’un Epoux ne se ralluma si brûlante & si vive; jamais durant mes premieres amours je n’avois tant versé de pleurs à ses pieds: tout fut inutile, elle demeura inébranlable.

J’étois aussi surpris qu’affligé, sachant bien que cette dureté de coeur n’étoit pas dans son caractere. Je ne me rebutai point, & si je ne vainquis pas son opiniâtreté, j’y crus voir moins de sécheresse. Quelques signes de regret & de pitié rempéroient l’aigreur de ses refus, je jugeois quelquefois qu’ils lui coûtoient; ses yeux éteints laissoient tomber sur moi [466] quelques regards non moins tristes, mais moins farouches, & qui sembloient portés à l’attendrissement. Je pensai que la honte d’un caprice aussi outré l’empêchoit d’en revenir, qu’elle le soutenoit faute de pouvoir l’excuser, & qu’elle n’attendoit peut-être qu’un peu de contrainte pour paroître céder à la force ce qu’elle n’osoit plus accorder de bon gré. Frappé d’une idée qui flattoit mes desirs, je m’y livre avec complaisance: c’est encore un égard que je veux avoir pour elle, de lui sauver l’embarras de se rendre après avoir si long-tems résisté.

Un jour qu’entraîné par mes transports je joignois aux plus tendres supplications les plus ardentes caresses, je la vis émue; je voulus achever ma victoire. Oppressée & palpitante, elle etoit prête à succomber; quand tout-à-coup changeant de ton, de maintien, de visage, elle me repousse avec une promptitude, avec une violence incroyable, & me regardant d’un oeil que la fureur & le désespoir rendoient effrayant, arrêtez, Emile, me dit-elle, & fachez que je ne vous suis plus rien. Un autre à fouillé votre lit, je suis enceinte; vous ne me toucherez de ma vie & sur-le-champ elle s’élance avec impétuosité dans son cabinet, dont elle ferme la porte sur elle.

Je demeure écrasé.....

Mon maître, ce n’est pas ici l’histoire des événemens de ma vie; ils valent peu la peine d’être écrits; c’est l’histoire de mes passions, de mes sentimens, de mes idées. Je dois m’étendre sur la plus terrible révolution que mon coeur éprouva jamais.

Les grandes plaies du corps & de l’ame ne saignent pas [467] à l’instant qu’elles sont faites; elles n’impriment pas sitôt leurs plus vives douleurs. La nature se recueille pour en soutenir toute la violence, & souvent le coup mortel est porté long-tems avant que la blessure se fasse sentir. à cette scène inattendue, à ces mots que mon oreille sembloit repousser, je reste immobile, anéanti; mes yeux se ferment, un froid mortel court dans mes veines; sans être évanoui je sens tous mes sens arrêtés, toutes mes fonctions suspendues; mon âme bouleversée est dans un trouble universel, semblable au cahos de la scène au moment qu’elle change, au moment que tout fuit & va prendre un nouvel aspect.

J’ignore combien de tems je demeurai dans cet état, genoux comme j’étois, & sans oser presque remuer, de peur de m’assurer que ce qui se passoit n’etoit point un songe. J’aurois voulu que cet étourdissement eût duré toujours. Mais enfin réveillé malgré moi, la premiere impression que je sentis fut un saisissement d’horreur pour tout ce qui m’environnoit. Tout-a-coup je me leve, je m’élance hors de la chambre, je franchis l’escalier sans rien voir, sans rien dire à personne, je sors, je marche à grands pas, je m’éloigne avec la rapidité d’un cerf qui croit fuir par sa vîtesse le trait qu’il porte enfoncé dans son flanc.

Je cours ainsi sans m’arrêter, sans ralentir mon pas, jusques dans un jardin public. L’aspect du jour & du Ciel m’étoit à charge; je cherchois l’obscurité sous les arbres; enfin, me trouvant hors d’haleine, je me laissai tomber demi-mort sur un gazon....Ou suis-je? Que suis-je devenu? Qu’ai-je entendu? Quelle catastrophe? Insensé! Quelle chimere as-tu [468] poursuivie? Amour, honneur, foi, vertus, ou étes-vous? La sublime, la noble Sophie n’est qu’une infâme! Cette exclamation que mon transport fit éclater, fut suivie d’un tel déchirement de coeur, qu’oppressé par les sanglots, je ne pouvois ni respirer ni gémir: sans la rage & l’emportement qui succéderont, ce saisissement m’eût sans doute étouffé. O qui pourroit démêler, exprimer cette confusion de sentimens divers que la honte, l’amour, la fureur, les regrets, l’attendrissement, la jalousie, l’affreux désespoir me firent éprouver à la fois? Non, cette situation, ce tumulte ne peut se décrire. L’épanouissement de l’extrême joie, qui, d’un mouvement uniforme semble étendre & raréfier tout notre être, se conçoit, s’imagine aisément. Mais quand l’excessive douleur rassemble dans le sein d’un misérable toutes les furies des enfers; quand mille tiraillemens opposés le déchirent sans qu’il puisse en distinguer un seul; quand il se lent mettre en pièces par cent forces diverses qui l’entraînent en feins contraire, il n’est plus un, il est tout entier à chaque point de douleur, il semble se multiplier pour souffrir. Tel étoit mon état, tel il fut durant plusieurs heures; comment en faire le tableau? Je ne dirois pas en des volumes ce que je sentois à chaque instant. Hommes heureux, qui dans une âme étroite & dans un coeur tiède ne connoissez de revers que ceux de la fortune, ni de passions qu’un vil intérêt, puisiez-vous traiter toujours cet horrible état de chimere & n’éprouver jamais les tourmens cruels que donnent de plus dignes attachemens, quand ils se rompent, aux coeurs faits pour les sentir.

Nos forces sont bornées & tous les transports violens ont [469] des intervalles. Dans un de ces momens d’épuisement ou la nature reprend haleine pour souffrir, je vins tout-à-coup à penser à ma jeunesse, à vous mon maître, à mes leçons; je vins à penser que j’étois homme, & je me demande aussitôt, quel mal ai-je reçu dans ma personne? Quel crime ai-je commis? Qu’ai-je perdu de moi? Si dans cet instant, tel que je fuis, je tombois des nues pour commencer d’exister, ferois-je un être malheureux? Cette réflexion, plus prompte qu’un éclair, jetta dans mon âme un instant de lueur que je reperdis bientôt, mais qui me suffit pour me reconnoître. Je me vis clairement à ma place; & l’usage de ce moment de raison fut de m’apprendre que j’étois incapable de raisonner. L’horrible agitation qui régnoit dans mon âme n’y laissoit à nul objet le tems de faire appercevoir: j’étois hors d’état de rien voir, de rien comparer, de délibérer, de résoudre, de juger de rien. C’étoit donc me tourmenter vainement que de vouloir rêver à ce que j’avoisà faire, c’était sans fruit aigrir mes peines, & mon seul soin devoit être de gagner du tems pour raffermir mes sens & raffeoir mon imagination. Je crois que c’est le seul parti que vous auriez pu prendre vous-même, si vous eussiez été là pour me guider.

Résolu de laisser exhaler la fougue des transports que je ne pouvois vaincre, je m’y livre avec une furie empreinte de je ne sais quelle volupté, comme ayant mis ma douleur à son aise. Je me leve avec précipitation; je me mets à marcher omme auparavant, sans suivre de route déterminée: je cours, j’erre de part & d’autre, j’abandonne mon corps à toute l’agitation de mon coeur; j’en suis les impressions [470] sans contrainte; je me mets hors d’haleine, & mêlant mes soupirs tranchans à ma respiration gênée, je me sentois quelquefois prêt à suffoquer.

Les secousses de cette marche précipitée sembloient m’étourdir & me soulager. L’instinct dans les passions violentes dicte des cris, des mouvemens, des gestes, qui donnent un cours aux esprits & sont diversion à la passion: tant qu’on s’agite, on n’est qu’emporté; le morne repos est plus à craindre, il est voisin du désespoir. Le même soir je sis de cette différence une épreuve presque risible, si tout ce qui montre la folie & la misere humaine devoit jamais exciter à rire quiconque y peut être assujetti.

Après mille tours & retours faits sans m’en être apperçu, je me trouve au milieu de la Ville entouré de carrosses à l’heure des spectacles, & dans une rue où il y en avoir uns. J’allois être écrasé dans l’embarras, si quelqu’un, me tirant par le bras, ne m’eût averti du danger: je me jette dans une porte ouverte; c’étoit un Café. J’y suis accosté par des gens de ma connoissance; on me parle, on m’entraîne je ne fais où. Frappé d’un bruit d’instrumens & d’un éclat de lumieres, je reviens à moi, j’ouvre les yeux, je regarde; je me trouve dans la salle du spectacle un jour de premiere représentation, pressé par la foule, & dans l’impuissance de sortir.

Je frémis; mais je pris mon parti. Je ne dis rien, je me tins tranquille, quelque cher que me coûtât cette apparente tranquillité. On fit beaucoup de bruit, on parloit beaucoup, on me parloit; n’entendant rien, que pouvois-je [471] répondre? Mais un de ceux qui m’avoient amené ayant hazard nommé ma femme, à ce nom funeste je fis un cri perçant qui fut ouï de toute l’assemblée & causa quelque rumeur. Je me remis promptement, & tout s’appaisa.Cependant ayant attiré par ce cri l’attention de ceux qui m’environnoient, je cherchai le moment de m’évader, & m’approchant peu-a-peu de la porte, je sortis enfin avant qu’on eût achevé:

En entrant dans la rue & retirant machinalement ma main, que j’avois tenue dans mon sein durant toute la représentation, je vis mes doigts pleins de sang, & j’en crus sentir couler sur ma poitrine. J’ouvre mon sein, je regarde, je trouve sanglant & déchiré comme le coeur qu’il enfermoit. On peut penser qu’en spectateur tranquille à ce prix, n’etoit pas fort bon juge de la Piece qu’il venoit d’entendre.

Je me hâtai de fuir, tremblant d’être encore rencontre. La nuit favorisant mes courses, je me remis à parcourir les rues, comme pour me dédommager de la contrainte que je venois d’éprouver; je marchai plusieurs heures sans reposer un moment: enfin ne pouvant presque plus me soutenir & me trouvant près de mon quartier, je rentre chez moi, non sans un affreux battement de coeur: je demande ce que fait mon fils; on me dit qu’il dort; je me tais & soupire: mes gens veulent me parler; je leur impose silence; je me jette sur un lit, ordonnant qu’on s’aille coucher. Après quelques heures d’un repos pire que l’agitation de la veille, je me leve avant le jour, & traversant sans bruit les appartemens, j’approche de la chambre de Sophie; la sans [472] pouvoir me retenir, je vais avec la plus détestable lâcheté couvrir de cent baisers & baigner d’un torrent de pleurs le seuil de sa porte, puis m’échappant avec la crainte & les précautions d’un coupable, je sors doucement du logis résolu de n’y rentrer de mes jours.

Ici finit ma vive mais courte folie, & je rentrai dans mon bon sens. Je crois même avoir sait ce que j’avois du faire en cédant d’abord à la passion que je ne pouvois vaincre, pour pouvoir la gouverner ensuite après lui avoir laisse quelque essor. Le mouvement que je venois de suivre m’ayant disposé à l’attendrissement, la rage qui m’avoit transporté jusqu’àlors fit place à la tristesse, & je commençai à lire assez au fond de mon coeur pour y voir gravée en traits ineffaçables la plus profonde affliction. Je marchois cependant, je m’éloignois du lieu redoutable, moins rapidement que la veille, mais aussi sans faire aucun détour. Je sortis de la ville, & prenant le premier grand chemin, je me mis à le suivre d’une démarche lente & mal assurée qui marquoit la défaillance & l’abattement. à mesure que le jour croissant éclairoit les objets, je croyois voir un autre Ciel, une autre Terre, un autre Univers; tout étoit changé pour moi. Je n’étois plus le même que la veille, ou plutôt, je n’étois plus; c’étoit ma propre mort que j’avois à pleurer. O combien de délicieux souvenirs vinrent assiéger mon coeur serré de détresse, & le forcer de s’ouvrir à leurs douces images pour le noyer de vains regrets! Toutes mes jouissances passées venoient aigrir le sentiment de mes pertes, & me rendoient plus de tourmens qu’elles ne n’avoient donné de voluptés.

[473] Ah! qui est-ce qui connoit le contraste affreux de sauter tout d’un coup de l’excès du bonheur à l’excès de la misere, & de franchir cet immense intervalle, sans avoir un moment pour s’y préparer? Hier, hier même, aux pieds d’une épouse adorée, j’étois le plus heureux des êtres; c’étoit l’amour qui m’affervissoit à ses loix, qui me tenoit dan sa dépendance; son tyrannique pouvoir étoit l’ouvrage de ma tendresse, & je jouissois même de ses rigueurs. Que ne rn’étoit-il donné de passer le cours des siècles dans cet état trop aimable, à l’estimer, la respecter, la chérir, à gémir de sa tyrannie, à vouloir la fléchir sans y parvenir jamais, à demander, implorer, supplier, desirer, sans cesse, & jamais ne rien obtenir. Ces tems., ces tems charmans de retour attendu, d’espérance trompeuse, valoient ceux mêmes où je la possédois. Et maintenant haï, trahi, déshonoré, sans espoir, sans ressource, je n’ai pas même la consolation d’oser former des souhaits... Je m’arrêtois, effrayé d’horreur à l’objet qu’il faloit substituer à celui qui rn’occupoit avec tant de charmes. Contempler Sophie avilie & méprisable! Quels yeux pouvoient souffrir cette profanation? Mon plus cruel tourment n’étoit pas de m’occuper de ma misere, c’étoit d’y mêler la honte de celle qui l’avoit causée. Ce tableau désolant étoit le seul que je ne pouvois supporter.

La veille, ma douleur stupide & forcenée m’avoit garanti de cette affreuse idée; je ne songeois à rien qu’à souffrir. Mais à mesure que le sentiment de mes maux s’arrangeoit, pour ainsi dire., au fond de mon coeur, forcé de remonter à leur source, je me retraçois malgré moi ce fatal objet. Les [474] mouvemens qui m’étoient échappés en sortant ne marquoient que trop l’indigne penchant qui m’y ramenoit. La haine que je lui devois me coûtoit moins que le dédain qu’il y faloit joindre, & ce qui me déchiroit le plus cruellement, n’etoit pas tant de renoncer’a elle que d’être forcé de la mépriser.

Mes premieres réflexions sur elle surent ameres. Si l’infidélité d’une femme ordinaire est un crime, quel nom faloit-il donner à la sienne? Les ames viles ne s’abaissent point en faisant des bassesses, elles restent dans leur état; il n’y à point pour elles, d’ignominie parce qu’il n’y à point d’élévation. Les adulteres des femmes du monde ne sont que des galanteries; mais Sophie adultere est le plus odieux de tous les monstres: la distance de ce qu’elle est à ce qu’elle fut est immense; non, il n’y à point d’abaissement, point de crime pareil au sien.

Mais moi, reprenois-je, moi qui l’accuse, & qui n’en ai que trop le droit, puisque c’est moi qu’elle offense, puisque c’est à moi que l’ingrate à donné la mort, de quel droit osé-je la juger si sévérement avant de m’être juge moi-même, avant de savoir ce que je dois me reprocher de ses torts? Tu l’accuses de n’être plus la même! O Emile, & toi n’as-tu point changé? Combien je t’ai vu dans cette grande ville différent prés d’elle de ce que tu fus jadis! Ah! son inconstance est l’ouvrage de la tienne. Elle avoir juré de t’être fidelle; & toi n’avois tu pas jure de l’adorer toujours? Tu l’abandonnes, & tu veux qu’elle te reste; tu la méprises, & tu veux en être toujours honoré! C’est ton refroidissement, [475] ton oubli, ton indifférence qui t’ont arraché de son coeur; il ne faut point cesser d’être aimable quand on veut être toujours aimé. Elle n’a violé ses sermens qu’à ton exemple; il faloit ne la point négliger, & jamais elle ne t’eût trahi.

Quels sujets de plainte t’a-t-elle donnés dans la retraite où tu l’as trouvée, & où tu devois toujours la laisser? Quel attiédissement as-tu remarqué dans sa tendresse? Est-ce elle qui t’a. prié de la tirer de ce lieu fortuné? Tu le sais, elle sa quitté avec le plus mortel regret. Les pleurs qu’elle y versoit lui étoient plus doux que les solâtres jeux de la Ville. Elle y passoit son innocente vie. à faire le bonheur de la tienne: mais elle t’aimoit mieux que sa propre tranquillité; après t’avoir voulu retenir, elle quitta tout pour te suivre: c’est toi qui du sein de la paix & de la vertu l’entraînas dans l’abyme de vices & de miseres où tu t’es toi-même précipité. Hélas! il n’a tenu qu’à toi seul qu’elle ne sût toujours sage, qu’elle ne te rendît toujours heureux.

O Emile! tu l’as perdue, tu dois te haïr & la plaindre; mais quel droit as-tu de la mépriser? Est-tu resté toi-même irréprochable? Le monde n’a-t-il rien pris sur tes moeurs? Tu n’as point partagé son infidélité, mais ne l’as-tu pas excusée, en cessant d’honorer sa vertu? Ne l’as-tu pas excitée en vivant dans des lieux où tout ce qui est honnête est en dérision, où les femmes rougiroient d’être chastes, où le seul prix des vertus de leur sexe est la raillerie & l’incrédulité? La soi que tu n’as point violée a-t-elle été exposée aux mêmes risques? As-tu reçu comme elle ce tempérament de [476] feu qui fait les grandes foiblesses, ainsi que les grandes vertus? As-tu ce corps trop formé par l’amour, trop exposé aux périls par ses charmes & aux tentations par ses sens? O que le sort d’une telle femme est à plaindre! Quels combats n’a-t-elle point à rendre, sans relâche, sans cesse, contre autrui, contre elle-même? Quel courage invincible, quelle opiniâtre résistance, quelle héroïque fermeté lui sont nécessaires! Que de dangereuses victoires n’a-t-elle pas à remporter tous les jours sans autre témoin de ses triomphes que le Ciel & son propre coeur? Et après tant de belles années ainsi passées à souffrir, combattre & vaincre incessamment, un instant de foiblesse, un seul instant de relâche & d’oubli souille à jamais cette vie irréprochable, & déshonore tant de vertus. Femme infortunée!. hélas! un moment d’égarement fait tous tes malheurs & les miens. Oui, son coeur est resté pur, tout me. l’assure; il m’est trop connu pour pouvoir m’abuser. Eh qui sait dans quels piéges adroits les perfides ruses d’une femme vicieuse & jalouse de ses vertus à pu surprendre son innocente simplicité? N’ai-je pas vu ses regrets, son repentir dans ses yeux? N’est-ce pas sa tristesse qui m’ramené moi-même à ses pieds? N’est-ce pas sa touchante douleur qui m’rendu toute ma tendresse? Ah! ce n’est pas là la conduite artificieuse d’une. infidelle, qui trompe son mari & qui se complaît dans sa trahison!

Puis venant ensuite à réfléchir plus, en détail sur sa conduite & sur son étonnante déclaration., que ne sentois-je point en voyant cette femme timide & modeste vaincre la honte par la franchise, rejetter une estime démentie par son coeur, [477] dédaigner de conserver ma confiance & sa réputation en cachant une saute que rien ne la forçoit d’avouer, en la couvrant des caresses qu’elle à rejettées, & crainte d’usurper ma tendresse de pere pour un enfant qui n’étoit pas de mon sang? Quelle force n’admirois-je pas dans cette invincible hauteur de courage qui, même au prix de l’honneur & de la vie, ne pouvoit s’abaisser à la fausseté & portoit jusques dans le crime l’intrépide audace de la vertu? Oui, me disois-je avec un applaudissement secret, au sein même de l’ignominie, cette ame sorte conserve encore tout son ressort; elle est coupable. sans être vile; elle à pu commettre un crime, mais non pas une lâcheté.

C’est ainsi que peu-à-peu le penchant de mon coeur me ramenoit en sa faveur à des jugemens plus doux & plus supportables. Sans la justifier je l’excusois; sans pardonner ses outrages, j’approuvois ses bons procédés. Je me complaisois dans ces sentimens. Je ne pouvoir me défaire de tout mon amour, il eût été trop cruel de le conserver sans estime. Sitôt que je crus lui en devoir encore, je sentis un soulagement inespéré. L’homme est trop foible pour pouvoir conserver: long-tems des mouvements extrêmes. Dans l’excès même du désespoir la Providence nous ménage des consolations. Malgré l’horreur de mon sort, je sentois une sorte de joie à me représenter Sophie estimable & malheureuse; j’aimois à fonder ainsi l’intérêt que je ne pouvois cesser de prendre à elle. Au lieu de la seche douleur qui me consumoit auparavant, j’avois la douceur de m’attendrir jusqù’aux larmes. Elle est perdue à jamais pour moi, je le sais, me disois-je; mais du moins [478] j’oserai penser encore à elle, j’oserai la regretter; j’oserai quelquefois encore gémir & soupirer sans rougir.

Cependant j’avois poursuivi ma route, &, distrait par ces idées, j’avois marché tout le jour sans m’en appercevoir, jusqu’à ce qu’enfin revenant à moi & n’étant plus soutenu par l’animosité de la veille, je me sentis d’une lassitude d’un épuisement qui demandoient de la nourriture & du repos. Graces aux exercices de ma jeunesse j’étois robuste & fort, je ne craignois ni la faim ni la fatigue; mais mon esprit malade avoir tourmenté mon corps, & vous m’aviez bien plus garanti des passions violentes qu’appris à les supporter. J’eus peine à gagner un village qui étoit encore à une lieue de moi. Comme il y avoit près de trente-six heures que je n’avois pris aucun aliment, je soupai, même avec appétit: je me couchai délivré des fureurs qui m’avoient tant tourmenté, content d’oser penser à Sophie, & presque joyeux de l’imaginer moins défigurée & plus digne de mes regrets que je n’avois espéré.

Je dormis paisiblement jusqu’au matin. La tristesse & l’infortune respectent le sommeil & laissent du relâche à l’ame; il n’y à que le remords qui n’en laissent point. En me levant je me sentis l’esprit assez calme & en état de délibérer sur ce que j’avois à faire. Mais c’étoit ici la plus mémorable ainsi que la plus cruelle époque de ma vie. Tous mes attachmens étoient rompus ou altérés, tous mes devoirs étoient charges; je ne tenois plus à rien de la même maniere qu’auparavant, je devenois, pour ainsi dire, un nouvel être. Il étoit important de peser mûrement le parti [479] que j’avois à prendre. J’en pris un provisionnel pour me donner le loisir d’y réfléchir. J’achevai le chemin qui restoit à faire jusqu’à la Ville la plus prochaine; j’entrai chez maître, & je me mis à travailler de mon métier, en attendant que la fermentation de mes esprits fut tout-a-fait appaisée, & que je pusse voir les objets tels qu’ils étoient.

Je n’ai jamais mieux senti la force de l’éducation que dans cette cruelle circonstance. Né avec une ame foible, tendre à toutes les impressions, f acile à troubler, timide à me résoudre, après les premiers momens cédés à la nature, je me trouvai maître de moi-même & capable de sidérer ma situation avec autant de sang-froid que celle d’un autre. Soumis à la loi de la nécessité je cessai mes murmures, je pliai ma volonté sous l’inévitable joug, je regardai le passé comme étranger à moi, je me supposai commencer de maître, & tirant de mon état présent les regles de ma conduite, en attendant que j’en fusse assez instruit, je me mis paisiblement à l’ouvrage, comme si j’eusse été le plus content des hommes.

Je n’ai rien tant appris de vous dès mon enfance, qu’a être toujours tout entier où je suis, à ne jamais faire une chose & rêver à une autre; ce qui proprement est ne rien & n’être tout entier nulle part. Je n’étois donc attentif qu’à mon travail durant la journée: le soir je reprenois réflexions, & relayant ainsi l’esprit & le corps l’un par l’autre, j’en tirois le meilleur parti qu’il m’étoit possible, sans jamais fatiguer aucun des deux.

Dès le premier soir, suivant le fil de mes idées de la [480] veille, j’examinai si peut-être je ne prenois point trop à coeur le crime d’une femme, & si ce qui me paroissoit une catastrophe de ma vie n’étoit point un événement trop commun pour devoir être pris si gravement. Il est certain, me disois-je, que par-tout où les moeurs sont en estime, les infidélités des femmes déshonorent les maris: mais il est sûr aussi que dans toutes les grandes Villes, & par-tout ou les hommes, plus corrompus, se croient plus éclairés, on tient cette opinion pour ridicule & peu sensée. L’honneur d’un homme, disent-ils, dépend-il de sa femme? Son malheur doit-il faire sa honte, & peut-il être déshonore des vices d’autrui? L’autre morale à beau être sévere, celle-ci paroît plus conforme à la raison.

D’ailleurs, quelque jugement qu’on portât de mes procédés, n’étois-je pas par mes principes au-dessus de l’opinion publique? Que m’importoit ce qu’on penseroit de moi, pourvu que dans mon propre coeur je ne cessasse point d’être bon, juste, honnête? Etoit-ce un. crime d’être miséricordieux? Etoit-ce une lâcheté de pardonner une offense? Sur quels devoirs allois-je donc me régler? Avois-je si long-tems dédaigné le préjugé des hommes pour lui sacrifier enfin mon bonheur?

Mais quand ce préjugé seroit sondé, quelle influence peut-il avoir dans un cas si différent des autres? Quel rapport d’une infortunée au désespoir à qui le remords seul arrache l’aveu de son crime, à ces perfides qui couvrent le leur du mensonge & de la fraude, ou qui mettent l’effronterie à la place de la. franchise & se vantent de leur déshonneur? [481] Toute femme vicieuse, toute femme qui méprise encore plus son devoir qu’elle ne l’offense, est indigne de ménagement; c’est partager sort infamie que la tolérer. Mais celle à qui l’on reproche plutôt une saute qu’un vice, & qui l’expie par ses regrets, est plus digne de pitié que de haine; on peut la plaindre & la pardonner sans honte; le malheur même qu’on lui reproche est garant d’elle pour l’avenir, Sophie restée estimable jusques dans le crime, sera respectable dans son repentir; elle sera d’autant plus fidelle que son coeur fait pour la vertu à senti ce qu’il en coûte l’offenser; elle aura tout à la fois la fermeté qui la conserve & la modestie qui la rend aimable; l’humiliation du remords adoucira cette ame orgueilleuse & rendra moins tyrannique l’empire que l’amour lui donna sur moi; elle en plus soigneuse & moins fiere; elle n’aura commis une faute que pour se guérir d’un défaut..

Quand les passions ne peuvent nous vaincre à visage découvert, elles prennent le masque de la sagesse pour nous surprendre, & c’est en imitant le langage de la raison qu’elles nous y sont renoncer. Tous ces sophismes ne m’en imposoient que parce qu’ils flattoient mon penchant. J’aurois voulu pouvoir revenir à Sophie infidelle, & j’écoutois avec complaisance tout ce qui sembloit autoriser ma lâcheté. Mais j’eus beau faire, ma raison moins traitable que mon coeur ne put adopter ces folies. Je ne pus me dissimuler que je raisonnois pour m’abuser, non pour m’éclairer. Je me disois avec douleur, mais avec force, que les maximes du monde ne font point loi pour qui veut vivre pour soi-même, & [482] que préjugés pour préjugés ceux des bonnes moeurs en ont un de plus qui les favorise: que c’est avec raison qu’on impute à un mari le désordre de sa femme, soit pour l’avoir mal choisie, soit pour la mal gouverner; que j’étois moi-même un exemple de la justice de cette imputation, & que, si Emile eût été toujours sage, Sophie n’eût jamais failli; qu’on à droit de présumer que celle qui ne se respecte pas elle-même, respecte au moins son mari s’il en est digne, & s’il sait conserver son autorité; que le tort de ne pas prévenir le dérèglement d’une femme est aggravé par l’infamie de le souffrir; que les conséquences de l’impunité sont effrayantes, & qu’en pareil cas cette impunité marque dans!’offensé une indifférence pour les moeurs honnêtes, & une bassesse d’ame indigne de tout honneur.

Je sentois sur-tout en mon fait particulier, que ce qui rendoit Sophie encore estimable en étoit plus désespérant pour moi: car on peut soutenir ou renforcer une ame foible, & celle que l’oubli du devoir y sait manquer, y peut être ramenée par la raison; mais comment ramener celle qui garde en péchant tout son courage, qui sait avoir des vertus dans le crime & ne sait le mal que comme il lui plaît? Oui, Sophie est coupable parce qu’elle à voulu l’être. Quand cette ame hautaine à pu vaincre la honte, elle à pu vaincre toute autre passion; il ne lui en eût pas plus coûté pour m’être fidelle que pour me déclarer son forfait.

En vain je reviendrois à mon épouse, elle ne reviendroit plus à moi. Si celle qui m’tant aimé, si celle qui m’étoit si chere à pu m’outrager, si ma Sophie à pu rompre les [483] premiers noeuds de sou coeur, si la mere de mon fils à pu violer la foi conjugale encore entiere, si les feux d’un amour que rien n’avoit offensé, si le noble orgueil d’une vertu que rien n’avoit altérée n’ont pu prévenir sa premiere faute, qu’est-ce qui préviendroit des rechutes qui ne coûtent plus rien? Le premier pas vers le vice est le seul pénible; on poursuit sans même y songer. Elle n’a plus ni amour, ni vertu, ni estime à ménager; elle n’a plus rien à perdre en m’offensant, pas même le regret de m’offenser. Elle connoit mon coeur, elle m’rendu tout aussi malheureux que je puis l’être; il ne lui en coûtera plus rien d’achever.

Non, je connnois le sien; jamais Sophie n’aimera un homme à qui elle ait donné droit de la mépriser.... Elle ne m’aime plus.... l’ingrate ne l’a-t-elle pas dit elle-même? Elle n m’aime plus, la perfide! Ah! c’est-là son plus grand crime: j’aurois pu tout pardonner, hors celui-là.

Hélas! reprenois-je avec amertume, je parle toujours de pardonner, sans songer que souvent l’offensé pardonne, mais que l’offenseur ne pardonne jamais. Sans doute elle me veut tout le mal qu’elle m’sait. Ah! combien elle doit me haïr!

Emile, que tu t’abuses quand tu juges de l’avenir sur le passé! Tout est changé. Vainement tu vivrois encore avec elle; les jours heureux qu’elle t’a donnés ne reviendront plus. Tu ne retrouverois plus ta Sophie, & Sophie ne te retrouveroit plus. Les situations dépendent des affections qu’on y porte: quand les coeurs changent tout change; tout à beau demeurer le même, quand on n’a plus les [484] mêmes yeux on ne voit plus rien comme auparavant.

Ses moeurs ne sont point désespérées, je le sais bien: elle peut être encore digne d’estime, mériter toute ma tendresse; elle peut me rendre son coeur, mais elle ne peut n’avoir point failli, ni perdre & m’ôter le souvenir de sa saute. La fidélité, la vertu, l’amour, tout peut revenir, hors la confiance, & sans la confiance il n’y à plus que dégoût, tristesse, ennui dans le mariage; le délicieux charmé de l’innocence est évanoui. C’en est sait, c’en est fait, ni prés, ni loin, Sophie ne peut plus être heureuse, & je ne puis être heureux que de son bonheur. Cela seul me décide; j’aime mieux souffrir loin d’elle crue par elle: j’aime mieux la regretter que la tourmenter..

Oui, tous nos liens sont rompus, ils le sont par elle. En violant ses engagemens elle m’affranchit des miens. Elle ne m’est plus rien, ne l’a-t-elle pas dit encore? Elle n’est plus ma femme: la reverrois-je comme étrangere? Non, je ne la réverrai jamais. Je suis libre; au moins je dois l’être: que mon coeur ne l’est-il autant que ma soi!

Mais quoi! mon affront restera-t-il. impuni? Si l’infidelle en aime un autre, quel mal lui fais-je en la délivrant de moi? C’est moi que je punis & non pas elle: je remplis ses voeux à mes dépens. Est-ce là le ressentiment de l’honneur outragé? Ou est la justice, où est la vengeance?

Eh! malheureux, de qui veux-tu te venger? De celle que ton plus grand désespoir est de ne pouvoir plus rendre heureuse: Du moins ne sois pas la victime de ta vengeance. Fais-lui, s’il se peut, quelque mal que tu ne sentes pas. Il est des [485] crimes qu’il faut abandonner aux remords des coupables; c’est presque les autoriser que les punir. Un mari cruel mérite-t-il une femme fidelle? D’ailleurs, de quel droit la punir, à quel titre? Es-tu son juge, n’étant même plus son époux? Lorsqu’elle à violé ses devoirs de femme, elle ne s’en est point conservé les droits. Dès l’instant qu’elle à formé d’autres noeuds elle à brisé les tiens & ne s’en il point cachée; elle ne s’est point parée à tes yeux d’une fidélité qu’elle n’avoit plus; elle ne t’a ni trahi, ni menti; en cessant d’être a: toi seul elle à déclaré ne t’être plus rien: quelle autorité peut te rester sur elle? S’il t’en redoit tu devrois l’abdiquer pour ton propre avantage. Crois-moi, sois bon par sagesse & clément par vengeance. Défie-toi de la colere; crains qu’elle ne te ramené à ses pieds..

Ainsi tenté par l’amour qui me rappelloit ou par le dépit qui vouloit me séduire, que j’eus de combats à rendre avant d’être bien déterminé; & quand je crus l’être, une réflexion nouvelle ébranla tout. L’idée de mon fils m’attendrit pour sa mere plus que rien n’avoit sait auparavant. Je sentis que ce point de réunion l’empêcheroit toujours de m’etre étrangere, que les enfans forment un noeud vraiment indissoluble entre ceux qui leur ont donné l’être, & une raison naturelle & invincible contre le divorce. Des objets si chers, dont aucun des deux ne peut s’éloigner, les rapprochent nécessairement; c’est un intérêt commun si tendre qu’il leur tiendroit lieu de société, quand ils n’en auroient point d’autre. Mais que devenoit cette raison, qui plaidoit pour la mere de mon sils, appliquée à celle d’un enfant qui n’étoit pas à moi? Quoi! [486] la nature elle-même autorisera le crime, & ma femme, en partageant sa tendresse à ses deux fils, sera forcée à partager son attachement aux deux peres! Cette idée, plus horrible qu’aucune qui m’eût passe dans l’esprit m’embrasoit d’une rage nouvelle; toutes les furies revenoient déchirer mon coeur en songeant cet affreux partage. Oui, j’aurois mieux aimé voir mon fils mort que d’en voir à Sophie un d’un autre pere. Cette imagination m’aigrit plus, m’aliéna plus d’elle que tout ce qui m’avoit tourmenté jusqa’alors. Des cet instant je me décidai sans retour, & pour ne laisser plus de prise au doute, je cessai de délibérer.

Cette résolution bien formée éteignit tout mon ressentiment. Morte pour moi je ne la vis plus coupable; je ne la vis plus qu’estimable & malheureuse, & sans penser à ses torts, je me rappellois avec attendrissement tout ce qui me la rendoit regrettable. Par une suite de cette disposition, je voulus mettre à ma démarche tous les bons procédés qui peuvent consoler une femme abandonnée; car, quoique j’eusse affecté d’en penser dans ma colere, & quoi qu’elle en eût dit dans son désespoir, je ne doutois pas qu’au fond du coeur elle n’eût encore de l’attachement pour moi, & qu’elle ne sentît vivement ma perte. Le premier effet de notre séparation devoit être de lui ôter mon fils. Je frémis seulement d’y songer, & après avoir été en peine d’une vengeance, je pouvois à peine supporter l’idée de celle-là. J’avois beau me dire en m’irritant que cet enfant seroit bientôt remplacé par un autre, j’avois beau appuyer avec toute la force de la jalousie sur ce cruel supplément; tout cela ne tenoit point devant l’image de Sophie [487] au désespoir en se voyant arracher son enfant. Je me vainquis toutefois; je formai, non sans déchirement, cette résolution barbare, & la regardant comme une suite nécessaire de la premiere où j’étois sûr d’avoir bien raisonné, je l’aurois certainement exécuté malgré ma répugnance, si un événement imprévu ne m’eût contraint à la mieux examiner.

Il me restoit à faire une autre délibération que je comptois pour peu de chose, après celle dont je venois de me tirer. Mon parti était pris par rapport à Sophie, il me restoit à le prendre par rapport à moi, & à voir ce que je voulois devenir me retrouvant seul. Il y avoir long-tems que je n’étois plus un être isolé sur la terre: mon coeur tenoit, comme vous me l’aviez prédit, aux attachemens qu’il s’étoit donnés, il s’étoit accoutumé à ne faire qu’un avec ma famille; il faloit l’en détacher, du moins en partie, & cela même était plus pénible que de l’en détacher tout-a-fait. Quel vide il se fait en nous, combien on perd de son existence quand on à tenu à tant de choses, & qu’il faut ne tenir plus qu’a soi, ou qui pis est, à ce qui nous fait sentir incessamment le détachement du reste. J’avois a chercher si j’étois cet homme encore, qui fait remplir sa place dans son espece, quand nul individu ne s’y intéresse plus.

Mais où est-elle cette place pour celui dont tous les rapports sont détruits ou changés? Que faire, que devenir, ou porter mes pas, à quoi employer une vie qui ne devoit plus faire mon bonheur ni celui de ce qui m’étoit cher, & dont le sort m’ôtoit jusqu’à l’espoir de contribuer au bonheur [488] de personne? car si tant d’instrumens préparés pour le n’avoient fait que ma misere, pouvois-je espérer d’être heureux pour autrui que vous ne l’aviez été pour moi? Non, j’aimois mon devoir encore, mais je ne le voyois plus. En rappeller les principes & les regles, les appliquer à mon nouvel état, n’étoit pas l’affaire d’un moment, & mon esprit fatigué avoit besoin d’un peu de. relâché pour se livrer à de nouvelles méditations.

J’avois fait un grand pas vers le repos. Délivré de l’inquiétude de l’espérance, & sûr de perdre ainsi peu-a-peu celle du desir, en voyant que le passé ne m’étoit plus rien, je tâchois de me mettre tout-a-fait dans l’état d’un homme qui commence à vivre. Je me disois qu’en effet nous ne faisons jamais que commencer, & qu’il n’y à point d’autre liaison dans notre existence qu’une succession de momens présens, dont le premier est toujours celui qui est en acte. Nous mourons & nous naissons chaque instant de notre vie, & quel intérêt la mort peut-elle nous laisser? S’il n’y à rien pour nous que ce qui sera, nous ne pouvons être heureux ou malheureux que par l’avenir, & se tourmenter du passe c’est tirer du néant les sujets de notre misere. Emile, sois un homme nouveau, tu d’auras pas plus à te plaindre du sort que de la nature. Tes malheurs font nuls, l’abyme du néant les à tous engloutis; mais ce qui est réel, ce est existant pour toi, c’est ta vie, ta santé, ta jeunesse, ta raison, tes talens, tes lumieres, tes vertus, enfin, si tu le veux, & par conséquent ton bonheur.

Je repris mon travail, attendant paisiblement que mes idées [489] s’arrangeassent assez dans ma tête pour me montrer ce que j’avois à faire, & cependant en comparant mon état à celui qui l’avoit précédé, j’étois dans le calme; c’est l’avantage que procure indépendamment des événemens toute conduite conforme à la raison. Si l’on n’est pas heureux malgré la fortune, quand on sait maintenir son coeur dans l’ordre, on est tranquille au moins en dépit du fort. Mais que cette tranquillité tient à peu de chose dans une ame sensible! Il est bien aisé de se mettre dans l’ordre, ce qui est difficile c’est d’y rester. Je faillis voir renverser toutes mes résolutions au moment que je les croyois le plus affermies.

J’étois entré chez le maître sans m’y faire beaucoup remarquer. J’avois toujours conservé dans mes vêtemens la simplicité que vous m’aviez fait aimer; mes maniérés n’étoient pas plus recherchées, & l’air aisé d’un homme qui se sent par-tout à sa place, étoit moins remarquable chez un menuiser qu’il ne l’eût été chez un Grand. On voyoit pour-tant bien que mon équipage n’étoit pas celui d’un ouvrier; mais à ma maniere de me mettre à l’ouvrage on jugea que je l’avois été, & qu’ensuite avancé à quelque petit poste j’en étois déchu pour rentrer dans mon premier état. Un petit parvenu retombé n’inspire pas une grande considération, & l’on me prenoit à peu près au mot sur l’égalité où je m’étois mis. Tout-à-coup je vis changer avec moi le ton de toute la famille. La familiarité prit plus de réserve, on me regardoit au travail avec une forte d’étonnement; tout ce que je faisois dans l’attelier (& j’y faisois tout mieux [490] que le maître) excitoit l’admiration; l’on sembloit épier tous mes mouvemens, tous mes gestes. On tâchoit d’en user avec moi comme à l’ordinaire; mais cela ne se faisoit plus sans effort, & l’on eut dit que c’étoit par respect qu’on s’abstenoit de m’en marquer davantage, les idées dont j’étois préoccupé rn’empêcherent de m’appercevoir de ce changement aussi-tôt que j’aurois fait dans un autre tems: mais mon habitude en agissant d’être toujours à la chose, me ramenant bientôt à ce qui se faisoit autour de moi, ne me laissa pas long-tems ignorer que j’étois devenu pour ces bonnes gens un objet de curiosité qui les intéressoit beaucoup.

Je remarquai sur-tout que l’a femme ne me quittoit pas des yeux. Ce sexe à une sorte de droits sur les aventuriers qui les lui rend en quelque sorte plus intéressans. Je ne poussois pas un coup d’échope qu’elle ne parût effrayée, & je la voyois toute surprise de ce que je ne m’étois pas blessé. Madame, lui dis-je une fois, je vois que vous vous défiez de mon adresse; avez-vous peur: que je ne sache pas mon métier? Monsieur, me dit-elle, je vois que vous savez bien. le nôtre; on diroit que vous n’avez sait que cela toute votre vie. à ce mot je vis que j’étois connu: je voulus savoir comment je l’étois. Après bien des mysteres, j’appris qu’une jeune Dame étoit venue, il y avoit deux jours, descendre à lai porte du maître, que sans permettre qu’on m’avertît, elle avoit voulu me voir, qu’elle s’etoit arrêtée derriere une porte vitrée d’où elle pouvoit m’appercevoir au fond, de l’attelier, qu’elle s’étoit mise à genoux à cette porte [491] ayant à côté d’elle un petit enfant qu’elle serroit avec transport dans ses bras par intervalles, poussant de longs sanglots à demi étouffés, versant des torrens de larmes, & donnant divers signes d’une douleur dont tous les témoins avoient été vivement émus: qu’on l’avoit vue plusieurs sois sur le point de s’élancer dans l’attelier, qu’elle avoit paru ne se retenir que par de violens efforts sur elle-même: qu’enfin après m’avoir considéré long-terris avec plus d’attention & de recueillement elle s’étoit levée tout d’un coup, &, collant le visage de l’enfant sur le sien, elle s’étoit écriée à demi-voix; non, jamais il ne voudra t’ôter ta mere; viens nous n’avons rien à faire ici. à ces mots elle étoit sortie avec précipitation; puis après avoir obtenu qu’on ne parleroit de rien, remonter dans son carrosse & partir comme un éclair n’avoit été pour elle que l’affaire d’un instant.

Ils ajouterent que le vis intérêt dont ils ne pouvoient se défendre pour cette aimable Dame, les avoit rendus fideles à la promesse qu’ils lui avoient faite & qu’elle avoit exigée avec tant d’instances, qu’ils n’y manquoient qu’à regret, qu’ils voyoient aisément à son équipage & plus encore à sa figure que c’étoit une personne d’un haut rang, & qu’ils pouvoient présumer autre chose de sa démarche & de son discours sinon que cette femme étoit la mienne, car il étoit impossible de la prendre pour une fille entretenue.

Jugez de ce qui se passoit en moi durant ce récit! Que de choses tout cela supposoit! Quelles inquiétudes n’avoit pas salu avoir, quelles recherches n’avoit-il point salu faire [492] pour retrouver ainsi mes traces! Tout cela est-il de crie quelqu’un qui n’aime plus? Quel voyage! quel motif l’avoir pu faire entreprendre! dans quelle occupation elle m’avoit surpris! Ah! ce n’etoit pas la premiere fois: mais alors elle n’étoit pas à genoux, elle ne fondoit pas en larmes. O tems, tems heureux! Qu’est devenu cet ange du Ciel?.....Mais que vient donc faire ici cette femme..... elle amené son fils....mon fils.... & pourquoi?....Vouloit-elle me voir, me parler? Pourquoi s’enfuir?.... me braver?.... Pourquoi ces larmes? Que nie veut-elle, la perfide? vient-elle insulter à ma misère? A-t-elle oublié qu’elle ne m’est plus rien? Je cherchois en quelque sorte à m’irriter de ce voyage pour vaincre l’attendrissement qu’il me causoit, pour résister aux tentations de courir après l’infortunée qui m’agitoient malgré moi. Je demeurai néanmoins. Je vis que cette démarche ne prouvoit autre chose sinon que j’étois encore aimé, & cette supposition même étant entrée dans ma délibération ne devoit rien changer au parti qu’elle m’avoir sait prendre.

Alors examinant plus posément toutes les circonstances de ce voyage, pesant sur-tout les derniers mots qu’elle avoir prononcés en partant, j’y crus démêler le motif qui l’avoit amenée & celui qui l’avoir fait repartir tout-d’un-coup sans s’être laissé voir. Sophie parloit simplement; mais tout ce qu’elle disoit portoit dans mon coeur des traits de lumiere, & c’en fut un que ce peu de mots. II ne t’ôtera pas ta mer, avoit-elle dit. C’étoit donc la crainte qu’on ne la lui ôtât qui l’avoit amenée, & c’étoit la persuasion que cela n’arriveroit pas qui. l’avoit fait repartir; & d’ou la tiroit-elle, cette [493] persuasion? qu’avoit-elle vu? Emile en paix, Emile au travail. Quelle preuve pouvoir-elle tirer de cette vue, sinon qu’Emile en cet état n’étoit point subjugué par ses passions & ne formoit que résolutions raisonnables? Celle de la séparer de son fils ne l’etoit donc pas selon elle, quoi qu’elle le fut selon moi: lequel avoir tort? Le mot de Sophie décidoit encore ce point, & en effet en considérant le seul intérêt de l’enfant, cela pouvoit-il même être mis en doute? Je n’avois envisagé que l’enfant ôté à la mere, & il faloit envisager la mere ôtée à l’enfant. J’avois donc tort. Oter une mere à son fils, c’est lui ôter plus qu’on ne peut lui rendre sur-tout à cet âge; c’est sacrisier l’enfant pour se venger de la mere: c’est un acte de passion, jamais de raison, à moins que mere ne soit folle ou dénaturée. Mais Sophie est celle qu’il faudroit desirer à mon sils quand il en auroit une autre. Il faut que nous l’élevions elle ou moi ne pouvant plus l’élever ensemble, ou bien pour contenter ma colere il saut le rendre orphelin. Mais que serai-je d’un enfant dans l’état ou je suis? J’ai assez de raison pour voir ce que je puis ou ne puis faire, non pour faire ce que je doit. Traînerai-je un enfant de cet âge en d’autres contrées, ou le tiendrai-je ous les yeux sa mere, pour braver une femme que je dois fuir? Ah! pour ma sureté je ne serai jamais assez loin d’elle! Laissons-lui l’enfant de peur qu’il ne lui ramene à la fin le pere. Qu’il 1ui reste seul pour ma vengeance; que chaque jour de sa vie il rappelle à l’infidelle le bonheur dont il fut le gage & l’époux qu’elle s’est ôté.

Il est certain que la résolution d’ôter mon fils à si mere [494] avoir été l’effet de ma colore. Sur ce seul point la passion m’avoir aveuglé, & ce fut le seul point aussi sur lequel je changeai de résolution. Si ma famille eût suivi mes intentions, Sophie eût élevé cet enfant, & peut être vivroit-il encore; mais peut-être aussi des-lors Sophie étoit-elle morte pour moi, consolée dans cette chere moitié de moi-même, elle n’eût plus songé à rejoindre l’autre, & j’aurois perdu les plus beaux jours de ma vie. Que de douleurs devoient nous faire expier nos fautes avant que notre réunion nous les fît oublier!

Nous nous connoissions si bien mutuellement qu’il ne me falut pour deviner le motif de sa brusque retraite que sentir qu’elle avoir prévu ce qui seroit arrivé si nous nous fussions revus. J’étois raisonnable mais, foible, elle le savoit; & je savois encore mieux combien cette ame sublime & fiere conservoit d’inflexibilité jusques dans ses fautes. L’idée de Sophie rentrée en grace lui étoit insupportable. Elle sentoit que son crime étoit de ceux qui ne peuvent s’oublier; elle aimoit mieux être punie que pardonnée: un tel pardon n’étoit pas fait pour elle; la punition même l’avilissoit moins à son gré. Elle croyoit ne pouvoir effacer sa faute qu’en l’expiant, ni s’acquitter avec la justice qu’en souffrant tous les maux qu’elle avoir mérités. C’est pour cela qu’intrépide & barbare dans sa franchise elle dit son crime à vous, à toute ma famille, taisant en même tems ce qui l’excusoit, ce qui la justisioit peut-être, le cachant, dis-je, avec une telle obstination, qu’elle ne m’en à jamais dit un mot à moi-même, & que je ne l’ai sçu qu’après sa mort.

D’ailleurs, rassurée sur la crainte de perdre son fils elle [495] n’avoit plus rien à desirer de moi pour elle-même. Me fléchir eut été m’avilir, & elle étoit d’autant plus jalouse de mon honneur qu’il ne lui en restoit point d’autre. Sophie pouvoir être criminelle, mais l’époux qu’elle s’étoit choisi devoit être au-desssus d’une lâcheté. Ces rafinemens de son amour-propre ne pouvoient convenir qu’à elle, & peut-être n’appartenoit-il qu’a moi de les pénétrer.

Je lui eus encore cette obligation, même après m’etre séparé d’elle, de m’avoir ramené d’un parti peu raisonné que la vengeance m’avoit fait prendre. Elle s’étoit trompée en ce point dans la bonne opinion qu’elle avoir de moi, mais cette erreur n’en sut plus une aussi-tôt que j’y eus pense; en ne considérant que l’intérêt de mon fils je vis qu’il faloit le laisser à sa mere, & je m’y déterminai. Du reste, confirmé dans mes sentimens, je résolus d’éloigner son malheureux pere des risques qu’il venoit de courir. Pouvois-je être assez loin d’elle, puisque je ne devois plus m’en rapproche? C’étoit elle encore, c’étoit son voyage qui venoit de me donner cette sage leçon; il m’importoit pour la suivre de ne pas rester dans le cas de la recevoir deux sois.

Il faloit fuir; c’étoit-là ma grande affaire, & la conséquence de tous mes précédens raisonnemens. Mais où fuir? C’étoit à cette délibération que j’en étois demeuré, & je n’avois pas vu que rien n’étoit plus indifférent que le choix du lieu pourvu que je m’éloignasse.. à quoi bon tant balancer sur ma retraite, puisque par-tout je trouverois à vivre mourir, & que c’étoit tout ce qui me restoit à faire? Quelle bêtise de l’amour-propre de nous montrer toujours toute la [496] nature intéresse aux petits evenemens de notre vie? N’eût-on pas dit à me voir délibérer sur mon séjour qu’il importoit beaucoup au genre humain que j’allasse habiter un pays plutôt qu’un autre, & que le poids de mon corps alloit rompre l’équilibre du globe? Si je n’estimois mon existence que ce qu’elle vaut pour mes semblables, je m’inquiéterois moins d’aller chercher des devoirs à remplir, comme s’ils ne me suivoient pas en quelque lieu que je fusse, & qu’il ne s’en présentât pas toujours autant qu’en peut remplir celui qui les aime; je me dirois qu’en quelque lieu que je vive, en quelque situation que je sois, je trouverai toujours à faire ma tâche d’homme, & que nul n’auroit besoin des autres si chacun vivoit convenablement pour foi.

Le sage vit au pour la journée, & trouve tous ses devoirs quotidiens autour de lui. Ne tentons rien au-delà de nos forces & ne nous portons point en avant de notre existence. Mes devoirs d’aujourd’hui sont ma seule tâche, ceux de demain ne sont pas encore venus. Ce que je dois faire à présent est de m’éloigner de Sophie, & le chemin que je dois choisir est celui qui m’en éloigne le plus directement. Tenons-nous en là.

Cette résolution prise, je mis l’ordre qui dépendoit de moi à tout ce que je laissois en arriere; je vous écrivis, j’écrivis à ma famille, j’écrivis à Sophie elle-même. Je réglai tout, je n’oubliai que les soins qui pouvoient regarder ma personne; aucun ne m’étoit nécessaire, & sans valet, sans argent, sans équipage, mais sans desirs & sans soins je partis seul & à pied. Chez les Peuples où j’ai vécu, sur les mers que j’ai [497] parcourues, dans les déserts que j’ai traversés, errant durant tant d’années, je n’ai regretté qu’une seule chose, & c’étoit celle que j’avois à fuir. Si mon coeur m’eût laissé tranquille, mon corps n’eût manqué de rien.

LETTRE II

J’ai bu l’eau d’oubli; le passé s’efface de ma mémoire & d’univers s’ouvre devant moi. Voilà ce que je me disois en quittant ma Patrie dont j’avois à rougir, & à laquelle je ne devois que le mépris & la haine, puisqu’heureux & digne d’honneur par moi-même, je ne tenois d’elle & de ses vils habitans que les maux dont j’étois la proie, & l’opprobre ou j’etois plongé. En rompant des noeuds qui m’attachoient à mon pays, je l’étendois sur toute la terre, & j’en devenois d’autant plus homme en cessant d’être Citoyen.

J’ai remarqué dans mes longs voyages qu’il n’y à que l’éloignement du terme qui rende le trajet difficile. Il ne l’’est jamais d’aller à une journée du lieu où l’on est, & pour quoi vouloir faire plus, si de journée en journée on peut aller au bout du monde? Mais en comparant les extrêmes on s’effarouche de l’intervalle; il semble qu’on doive le franchir tout d’un faut; au lieu qu’en le prenant par parties on ne fait que des promenades & l’on arrive. Les voyageurs, s’environnant toujours de leurs usages; de leurs habitudes, de leurs préjugés, de tous leurs besoins factices, ont, pour ainsi dire, une atmosphere qui les sépare des lieux où ils sont, comme d’autant d’autres mondes différens du leur. Un [498] François voudroit porter avec lui toute la France; sitôt que quelque chose de ce qu’il avoit lui manque, il compte pour rien les équivalens, & se croit perdu. Toujours comparant ce qu’il trouve à ce qu’il à quitté, il croit être mal quand il n’est pas de la même maniere, & ne sauroit dormir aux Indes si son lit n’est fait tout comme à Paris.

Pour moi, je suivois la direction contraire à l’objet que j’avois à fuir, comme autrefois j’avois suivi l’opposé de l’ombre dans la forêt de Montmorenci. La vîtesse que je ne mettois pas à mes courses se compensoit par la ferme résolution de ne point rétrograder. Deux jours de marche avoient déjà fermé derriere moi la barriere en me laissant le tems de réfléchir durant mon retour, si jeusse été tenté d’y songer. Je respirois en m’éloignant, & je marchois plus à mon aise, à mesure que j’échappois au danger. Borné pour tout projet à celui que j’exécutois, je suivois le même air de vent pour toute regle; je marchois tantôt vite, & tantôt lentement selon ma commodité, ma sauté, mon humeur, mes forces. Pourvu, non avec moi, mais en moi, de plus de ressources que je n’en avois besoin pour vivre, je n’étois embarrassé ni de ma voiture, ni de ma subsistance. Je ne craignois point les voleurs; ma bourse & mon passe-port étoient dans mes bras: mon vêtement formoit toute ma garde-robe; il étoit commode & bon pour un ouvrier. Je le renouvellois sans peine à mesure qu’il s’usoit. Comme je ne marchois ni avec l’appareil ni avec l’inquiétude d’un voyageur, je n’excitois l’attention de personne; je passois par-tout pour un homme du pays. Il étoit rare qu’on m’arrêtât sur des frontieres, & quand [499] cela rn’arrivoit, peu m’importoit; je restois-là sans impatience, j’y travaillois tout comme ailleurs; j’y aurois sans peine passé ma vie si l’on m’y eût toujours retenu, & mon peu d’empressement d’aller plus loin m’ouvroit enfin tous les passages. L’air affairé & soucieux est toujours suspect, mais un homme tranquille inspire de la confiance; tout le monde me laissoit libre en voyant qu’on pouvoir disposer de moi sans me fâcher.

Quand je ne trouvois pas à travailler de mon métier, ce qui étoit rare, j’en faisois d’autres. Vous m’aviez fait acquérir l’instrument universel. Tantôt paysan, tantôt artisan, tantôt artiste, quelquefois même homme à talens, j’avois par-tout quelque connoissance de mise, & je me rendois maître de leur usage par mon peu d’empressement à les montrer. Un des fruits de mon éducation étoit d’être pris au mot sur ce que je me donnois pour être, & rien de plus; parce que j’étois simple en toute chose, & qu’en remplissant un poste je n’en briguois pas un autre. Ainsi, j’étois toujours à ma place l’on m’y laissoit toujours.

Si je tombois malade, accident bien rare à un homme de mon tempérament qui ne fait excès ni d’alimens, ni de soucis, ni de travail, ni de repos, je restois coi sans me tourmenter de guérir, ni m’effrayer de mourir. L’animal malade jeûne, reste en place, & guérit ou meurt; je faisois de même, & je m’en trouvois bien. Si je me fusse inquiété de mon état, si j’eusse importuné les gens de mes craintes & de mes plaintes, ils se seroient ennuyés de moi, j’eusse inspiré moins d’intérêt & d’empressement que n’en donnoit ma patience. Voyant [500] que je n’inquiétois personne, que je ne me lamentois point, on me prévenoit par des soins qu’on m’eût refusés peut-être si je les eusse implorés.

J’ai cent sois observé que plus on veut exiger des autres, plus on les dispose au refus; ils aiment agir librement, & quand ils sont tant que d’être bons, ils veulent en avoir tout le mérite. Demander un bienfait c’est y acquérir une espece de droit, l’accorder est presque un devoir, & l’amour-propre aime mieux faire un don gratuit que paye une dette.

Dans ces pélerinages, qu’on eût blâmés dans le monde comme la vie d’un vagabond, parce que je ne les faisois pas avec le faste d’un voyageur opulent, si quelquefois je me demandois; que fais-je? où vais-je? quel est mon but? Je me répondois; qu’ai-je fait en naissant que commencer un voyage qui ne doit finir qu’à ma mort? Je sais ma tâche, je reste à ma place, j’use avec innocence & simplicité cette courte vie, je fais toujours un grand bien par le mal que je ne sais pas parmi mes semblables, je pourvois à mes besoins en pourvoyant aux leurs, je les sers sans jamais leur nuire, je leur donne l’exemple d’être heureux & bons sans soins & sans peine: j’ai répudié mon patrimoine, & je vis; je ne sais rien d’injuste, & je vis; je ne demande point l’aumône & je vis. Je suis donc utile aux autres en proportion de ma subsistance: car les hommes ne donnent rien, pour rien.

Comme je n’entreprends pas l’histoire de mes voyages, je passe tout ce qui n’est qu’événement. J’arrive à Marseille: [501] pour suivre toujours la même direction je m’embarque pour Naples; il s’agit de payer mon passage; vous y aviez pourvu en me faisant apprendre la manœuvre: elle n’est pas plus difficile sur la Méditerranée que sur l’Océan, quelques mots changés en font toute la différence. Je me fais matelot. Le Capitaine du bâtiment, espece de Patron renforcé, étoit un renégat qui s’étoit rapatrié. Il avoir été pris depuis lors par les Corsaires, & disoit s’être échappe de leurs mains sans avoir été reconnu. Des machands Napolitains lui avoient confié un autre vaisseau & il faisoit sa seconde couse depuis ce rétablissement. Il contoit sa vie à qui vouloit l’entendre, & savoit si bien se faire valoir qu’en amusant il donnoit de la confiance. Ses goûts étoient aussi bizarres que ses aventures. Il ne songeoit qu’a divertir son équipage: il avoit sur son bord deux méchons pierriers qu’il tirailloit tout le jour; toute la nuit il tiroit des fusées; on n’a jamais vu Patron de navire aux gai.

Pour moi, je m’amusois à m’exercer dans la marine, & quand je n’étois pas de quart, je n’en demeurois pas moins à la manœuvre ou au gouvernail. L’attention me tenoit lieu d’expérience, & je ne tardai pas à juger que nous derivions beaucoup à l’ouest. Le compas étoit pourtant au rumb convenable; mais le cours du soleil & des étoiles sembloit contrarier si fort sa direction qu’il faloit, selon moi, que l’aiguille déclinât prodigieusement. Je le dis au Capitaine; il battit la campagne en se moquant de moi, & comme la mer devint haute, & le tems nébuleux, il ne nie fut pas possible de vérifier mes observations. Nous eûmes un veut [502] forcé qui nous jetta en pleine mer; il dura deux jours: le troisieme nous apperçûmes la terre à notre gauche. Je demandai au Patron ce que c’étoit. Il me dit, terre de l’Eglise. Un matelot soutint que c’étoit la côte de Sardaigne; il fut hué, & paya de cette façon sa bienvenue; car quoique vieux matelot, il étoit nouvellement sur ce bord, ainsi que moi.

II ne m’importoit gueres où que nous fussions; mais ce qu’avoit dit cet homme ayant ranimé ma curiosité, je me mis à fureter autour de l’habitacle, pour voir si quelque fer mis là par mégarde ne faisoit point décliner l’aiguille. Quelle fut ma surprise de trouver un gros aimant caché dans un coin! En l’ôtant de sa place, je vis l’aiguille en mouvement reprendre sa direction. Dans le même instant quelqu’un cria; Voile. Le Patron regarda avec sa lunette, & dit que c’étoit un petit bâtiment françois; comme il avoit le cap sur nous & que nous ne l’évitions pas, il ne tarda pas d’être à pleine vue, & chacun vit alors que c’étoit une voile barbaresque. Trois marchands Napolitains que nous avions à bord avec tout leur bien, pousserent des cris jusqu’au Ciel. L’énigme alors me devint claire. Je m’approchai du Patron, & lui dis à l’oreille: Patron, si nous sommes pris, tu es mort; compte la-dessus. J’avois paru si peu ému, & je lui tins ce discours d’un ton si posé, qu’il ne s’en alarma gueres & feignit même de ne l’avoir pas entendu.

Il donna quelques ordres pour la défense, mais il ne se trouva pas une arme en état, & nous avions tant brûlé.de poudre, que quand on voulut charger les pierriers, à peine [503] en resta-t-il pour deux coups. Elle nous eût même été inutile; sitôt que nous fûmes à portée, au lieu de daigne sur nous on nous cria d’amener, & nous fûmes abordés presque au même instant. Jusqu’àlors le Patron, sans en semblant, m’observoit avec quelque défiance: mais qu’il vit les Corsaires dans notre bord, il cessa de faire attention à moi & s’avança vers eux sans précaution. En ce moment je me crus juge, exécuteur, pour venger mes pagnons d’esclavage, en purgeant le genre humain traître & la mer d’un de ses monstres. Je courus à lui, & lui criant; je te l’ai promis, je te tiens parole, d’un sabre dont je m’étois saisi je lui fis voler la tête. à l’instant, voyant le chef des barbaresques venir impétueusement à moi, je l’attendis de pied ferme, & lui presentant le sabre par la poignée, tiens, Capitaine, lui dis-je en langue franque, je viens de faire justice; tu peux la faire à ton tour. Il prit le sabre, il le leva sur ma tête; j’attendis le coup en silence: il sourit, & me tendant la main, il défendit qu’on me mît aux fers avec les autres, mais il ne me parla point de l’expédition qu’il m’avoit vu faire; ce qui me confirma qu’il en savoit assez la raison. Cette distinction, au reste, ne dura que jusqu’au port d’Alger, & nous fumes envoyés au bagne en débarquant, couplés comme des chiens de chasse.

Jusqu’àlors, attentif à tout ce que je voyois, je m’occupois peu de moi. Mais enfin la premiere agitation cesse me laissa réfléchir sur mon changement d’état, & le sentimentt qui m’occupoit encore dans toute sa force me fit dire [504] en moi-même avec une sorte de satisfaction. Que m’ôtera cet événement? Le pouvoir de faire une sottise. Je suis plus libre qu’auparavant. Emile esclave! reprenois-je, eh dans quel sens? Qu’ai-je perdu de ma liberté primitive? Ne naquis-je pas esclave de la nécessité? Quel nouveau joug peuvent m’imposer les hommes? Le travail? ne travaillois-je pas quand j’étois libre? La faim? combien de fois je l’ai soufferte volontairement! La douleur? toutes les forces humaines ne m’en donneront pas plus que ne m’en fit fable. La contrainte? sera-t-elle plus rude que celle de mes premiers fers? & je n’en voulois pas sortir. Soumis par ma naissance aux passions humaines, que leur joug me soit imposé par un autre ou par moi, ne faut-il pas toujours le porter, & qui sait de quelle part il me sera plus supportable? J’aurai du moins toute ma raison pour les modérer dans un autre, combien de fois ne m’a-t-elle pas abandonné dans les miennes? Qui pourra me faire porter deux. chaînes? N’en portois-je pas une auparavant? II n’y à de servitude réelle que celle de la nature. Les hommes n’en sont que les instrumens. Qu’un maître m’assomme ou qu’un rocher ni m’écrase, c’est le même événement a mes yeux, & tout ce qui peut m’arriver de pis dans l’esclavage est de ne pas plus fléchir un tyran qu’un caillou. Enfin si j’avois ma liberté, qu’en serois-je? Dans l’état ou je suis, que puis-je vouloir? Eh! pour ne pas tomber dans l’anéantissement, j’ai besoin d’être animé par la volonté d’un autre au défaut de la mienne.

Je tirai de ces réflexions la conséquence que mon changement [505] d’état étoit plus apparent que réel; que, si la liberté consistoit à faire ce qu’on veut, nul homme ne seroit libre; que tous sont foibles, dépendans des choses, de la dure nécessité; que celui qui fait le mieux vouloir tout ce qu’elle ordonne est le plus libre, puisqu’il n’est jamais forcé de faire ce qu’il ne veut pas.

Oui, mon père, je puis le dire; le tems de ma servitude fut celui de mon regne, & jamais je n’eus tant d’autorité sur moi que quand je portai les fers des barbares. Soumis à leurs passions sans les partager, j’appris à mieux connoître les miennes. Leurs écarts furent pour moi des instructions plus vives que n’avoient été vos leçons, & je fis sous ces rudes maîtres un cours de Philosophie encore plus utile que celui que j’avois fait prés de vous.

Je n’éprouvai pas pourtant dans leur servitude toutes les rigueurs que j’en attendois. J’effuyai de mauvais traitemens, mais moins, peut-être, qu’ils n’en eussent essuyés parmi nous, & je connus que ces noms de Maures & de Pirates portoient avec eux des préjugés dont je ne m’étois pas à défendu. Ils ne sont pas pitoyables, mais ils sont justes, & s’il saut n’attendre d’eux ni douceur ni clémence, on n’en doit craindre non plus ni caprice ni méchanceté. Ils veulent qu’on fasse ce qu’on peut faire, mais ils n’exigent rien de plus, & dans leurs châtimens ils ne punissent jamais l’impuissance, mais seulement la mauvaise volonté. Les Negres seroient trop heureux en Amérique, si l’Européen traitoit avec la même équité; mais comme il ne voit dans ces malheureux que des instrumens de travail, sa conduite [506] envers eux dépend uniquement de l’utilité qu’il en tire; il mesure sa justice sur sou profit.

Je changeai plusieurs fois de Patron: l’on appelloit cela me vendre, comme si jamais on pouvoit vendre un homme. On vendoit le travail de mes mains; mais ma volonté, mon entendement, mon être, tout ce par quoi j’étois moi & non pas un autre, ne se vendoit assurément pas; & la preuve de cela est que la premiere fois que je voulus le contraire de ce que vouloit mon prétendu maître, ce fut moi qui sus le vainqueur. Cet événement mérite d’être raconté.

Je fus d’abord assez doucement traité; l’on comptoit sur mon rachat, & je vécus plusieurs mois dans une inaction qui m’eût ennuyé, si je pouvois connoître l’ennui. Mais enfin voyant que je n’intriguois point auprès des Consuls Européens & des Moines, que personne ne parloit de ma rançon & que je ne paroissois pas y songer moi-même, on voulut tirer parti de moi de quelque maniere, & l’on me fit travailler. Ce changement ne me surprit ni ne me fâcha. Je craignois peu les travaux pénibles, mais j’en aimois mieux de plus amusans. Je trouvai le moyen d’entrer dans un attelier dont le maître ne tarda pas à comprendre que j’étois le sien dans son métier. Ce travail devenant plus lucratif pour mon Patron que celui qu’il me faisoit faire, il m’établir pour son compte & s’en trouva bien.

J’avois vu disperser presque tous mes anciens camarades du bagne, ceux qui pouvoient être rachetés l’avoient été. Ceux qui ne pouvoient l’être avoient eu le même fort que [507] moi, mais tous n’y avoient pas trouvé le même adoucissement. Deux chevaliers de Malte entre autres avoient été délaissés. Leurs familles étoient pauvres. La Religion ne rachete point ses captifs, & les Peres ne pouvant racheter tout le monde, donnoient ainsi que les Consuls, une préférence fort naturelle & qui n’est pas inique à ceux dont la reconnoissance leur pouvoit être plus utile. Ces deux chevaliers, l’un jeune & l’autre vieux, étoient instruits & ne manquoient pas de mérite; mais ce mérite étoit perdu dans leur situation présente. Ils savoient le génie, la tactique, le latin, les belles-lettres. Ils avoient des talens pour briller, pour commander, qui n’étoient pas d’une grande ressource à des esclaves. Pour surcroît, ils portoient fort impatiemment leurs fers, & la philosophie dont ils se piquoient extrêmement, n’avoit point appris à ces fiers gentilshomme à servir de bonne grave des pieds-plats & des bandits; car ils n’appelloient pas autrement leurs maîtres. Je plaignois ces deux pauvres gens; ayant renoncé par leur noblesse à leur état d’hommes, à Alger ils n’étoient plus rien; même ils étoient moins que rien. Car parmi les corsaires, un corsaire ennemi fait esclave est ort au-dessous du néant. Je ne pus servir le vieux que de mes conseils qui lui etoient superflus, car p-lus savant que moi, du moins de cette science qui s’étale, il savoit à fond toute la morale, & ses préceptes lui étoient très-familiers; il n’y avoit que la pratique qui lui manquât, & l’on ne sauroit porter de plus mauvaise grace le joug de la nécessité. Le jeune encore plus impatient, mais ardent, actif, intrépide, se perdoit [508] en projets de révoltes & de conspirations impossibles a exécuter, & qui toujours découverts ne faisoient qu’aggraver sa misere. Je tentai de l’exciter à s’évertuer à mon exemple & à tirer parti de ses bras pour rendre son état plus supportable, mais il. méprisa mes conseils & me dit fiérement qu’il savoit mourir. Monsieur, lui dis-je, il vaudroit encore mieux savoir vivre. Je parvins pourtant à lui procurer quelques soulagemens qu’il reçut de bonne grace, & en. ame noble & sensible; mais qui ne lui firent pas goûter mes vues. Il continua ses trames pour se procurer, la liberté par un coup hardi, mais son esprit remuant lassa la patience de son maître qui étoit le mien. Cet homme se défit de lui & de moi, nos liaisons lui avoient paru suspectes, & il crut que j’employois à l’aider dans ses manœuvres les entretiens par lesquels je tâchois de l’en détourner. Nous fumes vendus à un entrepreneur d’ouvrages publics, & condamnés à travailler sous les ordres d’un surveillant barbare, esclave comme nous, mais qui pour se faire valoir à son maître nous accabloit de plus de travaux, que la force humaine n’en pouvoit porter.

Les premiers jours ne furent pour moi que des jeux.. Comme on nous partageoit également le travail & que j’étois plus robuste & plus ingambe que tous mes camarades, j’avois fait ma. tâche avant eux, après quoi j’aidois les plus foibles & les allégeois d’une partie de la leur. Mais notre piqueur ayant remarqué ma diligence & la supériorité de mes forces, m’empêcha de les employer pour d’autres en doublant ma tâche, &, toujours augmentant par degrés, finit par [509] me surcharger à tel point & de travail & de coups, que malgré ma vigueur, j’étois menacé de succomber bientôt sous le faix; tous mes compagnons, tant forts que foibles, mal nourris & plus maltraités dépérissoient sous l’excès du travail.

Cet état devenant tout-a-fait insupportable, je résolus m’en délivrer à tout risque, mon jeune chevalier à qui je communiquai ma résolution la partagea vivement. Je le connoissois homme de courage, capable de constance pourvu qu’il fût sous les yeux des hommes, & dès qu’il s’agissoit d’actes brillans & de vertus héroïques, je me tenois sûr de lui. Mes ressources néanmoins étoient toutes en moi-même & je n’avois besoin du concours de personne pour exécuter mon projet; mais il étoit vrai qu’il. pouvoit avoir un effet beaucoup plus avantageux, exécuté de concert mes compagnons de miseres, & je résolus de le leur proposer, conjointement avec le chevalier.

J’eus peine à obtenir de lui que cette proposition se feroit simplement & sans intrigues préliminaires. Nous primes le tems du repas où nous étions plus rassemblés & moins surveillés. Je m’adressai d’abord dans ma langue à une douzaine de compatriotes que j’avois-là, ne voulant pas leur parler en langue franque de peur d’être entendu des gens du pays. Camarades, leur dis-je, écoutez-moi. Ce qui me reste de force ne peut suffire à quinze jours encore du travail dont on me surcharge, & je suis un des plus robustes de la troupe; il faut qu’une situation si violente prenne une prompte fin, soit par un épuisement total, soit par une résolution qui prévienne. Je choisis le dernier parti, & je suis détermine à [510] me refuser dès demain à tout travail au péril de ma vie, & de tous les traitenmens que doit m’attirer ce refus. Mon choix est une affaire de calcul. Si je reste comme je suis, il faut périr infailliblement en très-peu de ce tems & sans aucune ressource; je m’en ménage une par ce sacrifice de peu de jours. Le parti que je prends peut effrayer notre inspecteur & éclairer son maître sur son véritable intérêt. Si cela n’arrive pas, mon fort quoiqu’accéleré ne sauroit être empiré. Cette ressource seroit tardive & nulle quand mon corps épuisé ne seroit plus capable d’aucun travail, alors en me ménageant ils n’auroient rien à gagner, en m’achevant ils ne seroient qu’épargner ma nourriture. Il me convient donc de choisir le moment où ma perte en est encore une pour eux. Si quelqu’un d’entre vous trouve mes raisons bonnes, & veut, à l’exemple de cet homme de courage prendre le même parti que moi, notre nombre sera plus d’effet & rendra nos tyrans plus traitables. Mais fussions-nous seuls lui & moi, nous n’en sommes pas moins résolus à persister dans notre refus, & nous vous prenons tous à témoins de la façon dont il sera soutenu.

Ce discours simple & simplement prononcé, fut écouté sans beaucoup d’émotion. Quatre ou cinq de la troupe me dirent cependant de compter sur eux & qu’ils feroient comme moi. Les autres ne dirent mot & tout resta calme. Le chevalier mécontent de cette tranquillité parla aux siens dans sa langue avec plus de véhémence, leur nombre étoit grand, il leur fit à haute voix des descriptions animées de l’état où nous étions réduits & de la cruauté de nos bourreaux. Il excita leur indignation par la peinture de notre avilissement, & leur [511] ardeur par l’espoir de la vengeance: enfin il enflamma tellement leur courage par l’admiration de la force d’ame qui sait braver les tourmens & qui triomphe de la puissance même, qu’ils l’interrompirent par des cris, & tous jurerent de nous imiter & d’être inébranlables jusqu’à la mort.

Le lendemain, sur notre refus de travailler, nous fûmes, comme nous nous y étions attendus, très-maltraités les uns & les autres, inutilement toutefois quant à nous deux & à mes trois ou quatre compagnons de la veille, à qui nos bourreaux n’arracherent pas même un seul cri. Mais l’oeuvre du chevalier ne tint pas si bien. La constance de ses bouillans compatriotes fut épuisée en quelques minutes, & bientôt à coups de nerf de boeuf, on les ramena tous au travail, doux comme des agneaux. Outré de cette lâcheté, le chevalier tandis qu’on le tourmentoit lui-même, les chargeoit de reproches & d’injures qu’ils n’écoutoient pas. Je tâchai de l’appaiser sur une désertion que j’avois prévue & que je lui avois prédite. Je savois que les effets de l’éloquence sont vifs ruais momentanées Les hommes qui se laissent si facilement émouvoir se calment avec la même facilité. Un raisonnement froid & fort ne fait point d’effervescence, mais quand il prend il pénetre, & l’effet qu’il produit ne s’efface plus.

La foiblesse de ces pauvres gens en produisit un autre auquel je ne m’étois pas attendu, & que j’attribue à une rivalité nationale plus qu’à l’exemple de notre fermeté. Ceux de mes compatriotes qui ne m’avoient point imité les voyant revenir au travail, les huerent, le quitterent à leur tour, & comme pour insulter à leur couardise, vinrent se ranger autour [512] de moi, cet exemple en entraîna d’autres & bientôt la révolte devint si générale que le maître attiré par le bruit & les cris, vint lui-même pour y mettre ordre.

Vous comprenez ce que notre inspecteur pur lui dire pour s’excuser & pour l’irriter contre nous. Il ne manqua pas de me désigner comme l’auteur de l’émeute, comme un chef de mutins qui cherchoit à se faire craindre par le trouble qu’il vouloir exciter. Le maître me regarda & me dit; c’est donc toi qui débauches mes esclaves? Tu viens d’entendre l’accusation. Si tu as quelque chose à répondre, parle. Je fus frappé de cette modération dans le premier emportement d’un homme âpre au gain menace de sa ruine; dans un moment où tout maître Européen, touché jusqu’au vis par son intérêt, eut commencé sans vouloir m’entendre, par me condamner à mille tourmens. Patron, lui dis-je en langue franque; tu ne peux trous haïr; tu ne nous connois pas même; nous ne te haissons pas non plus, tu n’es pas l’auteur de nos maux, tu les ignores. Nous savons porter le joug de la nécessite qui nous à soumis à toi. Nous ne refusons point d’employer nos forces pour ton service, puisque le sort nous y condamne; mais en les excédant ton esclave nous les ôte & va te ruiner par notre perte. Crois-moi, transporte à un homme plus sage l’autorité dont il abuse à ton préjudice. Mieux distribué ton ouvrage ne se sera pas moins, & tu conserveras des esclaves laborieux dont tu tireras avec le tems un profit beaucoup plus grand que celui qu’il te veut procurer en nous accablant. Nos plaintes sont justes; nos demandes sont modérées. Si tu ne les écoutes pas, notre parti est pris; ton [513] homme vient d’en faire l’épreuve; tu peux la faire à ton tour.

Je me tus; le piqueur voulut répliquer. Le Patron lui imposa silence. Il parcourut des yeux mes camarades dont le teint hâve & la maigreur attestoient la vérité de mes plaintes, mais dont la contenance au surplus n’annonçoit point du tout des gens intimidés. Ensuite m’ayant considéré derechef. Tu parois, dit-il, un homme sensé: je veux savoir ce qui en est. Tu tances la conduite de cet esclave; voyons la tienne à sa place; je te la donne & le mets à la tienne. Aussi-tôt il ordonna qu’on m’ôtât mes fers & qu’on les mit à notre chef; cela fut fait à l’instant.

Je n’ai pas besoin de vous dire comment je me conduisis dans ce nouveau poste, & ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Mon aventure fit du bruit, le soin qu’il prit de la repandre fit nouvelle dans Alger: le Dey même entendit parler de moi & voulut me voir. Mon Patron m’ayant conduit à lui & voyant que je lui plaisois lui fit présent de ma personne. Voilà votre Emile esclave du Dey d’Alger.

Les regles sur lesquelles j’avois à me conduire dans ce nouveau poste, découloient de principes qui ne m’étoient pas inconnus. Nous les avions discutés durant mes voyages, & leur application bien qu’imparfaite & trés-en petit, dans le cas où je me trouvois, étoit sûre & infaillible dans ses effets. Je ne vous entretiendrai pas de ces menus détails, n’est pas de cela qu’il s’agit entre vous & moi. Mes succès m’attirerent la considération de mon Patron.

Assem Oglou étoit parvenu à la suprême puissance par la route la plus honorable qui puisse y conduire: car de [514] simple matelot passant par tous les grades de la marine & de la milice, il s’étoit successivement élevé aux premières places de l’Etat, & après la mort de ton prédécesseur il fût élu pour lui succéder par les suffrages unanimes des Turcs & des Maures, des gens de guerre & des gens de loi. Il y avoit douze ans qu’il. remplissoit avec honneur ce poste difficile, ayant à gouverner un peuple indocile & barbare, une soldatesque inquiète & mutine, avide de désordre & de trouble, qui, ne sachant ce qu’elle desiroit elle-même, ne vouloit que remuer & se soucioit peu que les choses allassent mieux pourvu qu’elles allassent autrement: On ne pouvoit pas se plaindre de son administration, quoiqu’elle ne répondit pas à l’espérance qu’on en avoit conçue.. Il avoit maintenu sa régence assez tranquille: tout étoit en meilleur état qu’auparavant, le commerce & l’agriculture alloient bien, la marine étoit en vigueur, le peuple avoit du. pain. Mais on n’avoit point de ces opérations éclatantes.....

FIN.

public domain mark